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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIEME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 mai 2025
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES SUR LE PROJET DE LOI, adopté par le Sénat, autorisant l’approbation de l’avenant à la convention entre la France et la Suisse du 9 septembre 1966 modifiée, en vue d’éliminer les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune et de prévenir la fraude et l’évasion fiscales,
(procédure accélérée)
PAR Mme Dominique Voynet
Députée
——
AVEC
LE TEXTE DE LA COMMISSION
DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Voir les numéros :
Assemblée nationale : 1257.
Sénat : 706 (2023-2024), 480, 481 et T.A 98 (2024-2025).
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Pages
I. Un cadre fiscal bilatÉral en dÉcalage avec les rÉalitÉs du XXiÈme siècle
A. Un régime fiscal hÉtÉrogÈne et vieillissant
2. Des dispositifs de compensation inégalement répartis qui creusent les fractures territoriales
B. L’urgence d’une modernisation
3. Un impact croissant sur les finances publiques et les équilibres environnementaux locaux
II. Un avenant qui marque un progrÈs mais appelle à la vigilance
1. L’encadrement du télétravail transfrontalier
2. Une compensation fiscale formalisée
3. L’adoption de standards internationaux de lutte contre la fraude
B. Une ratification sous conditions
1. Des mécanismes de compensation trop peu transparents et inégalement répartis
2. Des règles de mise en œuvre rigides et peu adaptées à la diversité des pratiques professionnelles
3. Une mise en conformité partielle avec les standards internationaux qui appelle des garanties
4. Une évaluation incomplète qui ignore les dimensions environnementales et sociales
ANNEXE 1 : TEXTE DE LA COMMISSION des affaires ÉtrangÈres
ANNEXE 2 : LISTE DES PERSONNES auditionnÉes PAR La RAPPORTEURe
La convention fiscale entre la France et la Suisse, signée en 1966, constitue depuis plus d’un demi-siècle le socle des règles applicables en matière d’imposition des revenus du travail pour les résidents des deux pays. Elle a été partiellement complétée par l’accord du 11 avril 1983 sur les travailleurs frontaliers, ainsi que par des arrangements spécifiques à certains cantons, notamment Genève. Toutefois, cette architecture juridique, fondée sur des logiques anciennes, n’est plus adaptée à la réalité des mobilités professionnelles, aux exigences de transparence fiscale, ni aux impératifs d’équité territoriale.
Dans ce contexte, l’avenant signé à Paris le 27 juin 2023 vise à moderniser ce cadre bilatéral. Il apporte des avancées notables. Pour la première fois, le télétravail transfrontalier fait l’objet d’un encadrement fiscal pérenne, permettant de sécuriser les situations des travailleurs tout en garantissant une juste répartition de l’impôt entre États. Par ailleurs, l’avenant introduit des instruments de lutte contre l’évasion fiscale, inspirés des standards de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et améliore la coopération administrative entre les autorités fiscales françaises et suisses.
Ces progrès, bien réels, ne sauraient occulter les limites du texte. L’architecture du télétravail retenue créée des effets de seuil qui pourraient fragiliser certaines situations individuelles. Le mécanisme de compensation fiscale, bien que salutaire dans son principe, reste imprécis dans sa mise en œuvre et ne prévoit ni transparence territoriale ni redistribution vers les collectivités concernées. Surtout, le texte n’apporte aucune réponse aux déséquilibres anciens liés à la concentration des flux frontaliers sur certains territoires français, notamment autour de Genève, ni aux fractures environnementales et sociales engendrées par un modèle de mobilité devenu difficilement soutenable.
Dès lors, si la ratification de l’avenant apparaît justifiée au regard des avancées qu’il introduit, elle doit s’accompagner d’une vigilance soutenue. La mise en œuvre du texte devra faire l’objet d’un suivi rigoureux, impliquant les collectivités locales, afin que cette réforme partielle ne perpétue pas les déséquilibres du passé sous une forme nouvelle.
Le régime fiscal applicable aux travailleurs français exerçant une activité salariée en Suisse repose sur une architecture conventionnelle complexe, fruit d’une superposition de textes négociés à différentes périodes et avec des logiques hétérogènes. Ce morcellement génère des situations d’imposition différenciées selon le canton suisse concerné, au détriment de la cohérence et de la lisibilité du cadre bilatéral.
Deux textes principaux coexistent et s’appliquent selon les cantons.
D’une part, la convention fiscale du 9 septembre 1966, qui retient en principe une imposition des revenus dans l’État d’exercice de l’activité. Ce régime s’applique à dix-huit cantons suisses, dont Genève, principal bassin d’emploi frontalier.
D’autre part, l’accord du 11 avril 1983, qui déroge à ce principe pour huit cantons (Berne, Soleure, Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Vaud, Valais, Neuchâtel et Jura), en prévoyant une imposition dans l’État de résidence du travailleur.
Ce double régime a des conséquences concrètes importantes. Deux travailleurs résidant dans le même département français mais employés dans des cantons différents peuvent ainsi être soumis à des règles d’imposition distinctes, voire opposées. La logique de l’accord de 1983, probablement justifiée alors par des flux migratoires aujourd’hui inversés, aboutit à ce que la France perçoive l’impôt sur les revenus de travailleurs exerçant leur activité hors de son territoire, tandis que la Suisse n’est compensée que de façon partielle, ce qui alimente des tensions périodiques entre les deux pays.
Ainsi, à rebours du principe d’unité fiscale défendu par l’OCDE, le cadre actuel constitue une véritable mosaïque juridique, peu lisible pour les contribuables et difficilement soutenable dans la durée. L’origine cantonale du revenu, et non la nature ou la localisation réelle de l’activité (notamment en cas de télétravail partiel), est aujourd’hui le déterminant premier du traitement fiscal applicable, au risque de multiplier les cas limites et les contentieux.
L’hétérogénéité des régimes fiscaux applicables aux travailleurs frontaliers et transfrontaliers se double d’un système de compensation financière asymétrique entre la France et la Suisse, qui renforce les inégalités territoriales entre les collectivités françaises concernées.
Dans le cadre de l’accord de 1983, la France prélève auprès des résidents une compensation financière de 4,5 % de la masse brute salariale des frontaliers au profit de l’État d’exercice, c’est-à-dire les huit cantons concernés. Ce versement, effectué par la France, s’élève à environ 377 millions d’euros pour les revenus de l’année 2022. Il vise à compenser le manque à gagner fiscal pour les cantons suisses qui ne perçoivent pas l’impôt sur ces travailleurs, tout en maintenant l’imposition à la résidence.
Dans le cas du canton de Genève, un accord budgétaire distinct, signé le 29 janvier 1973, organise une compensation inverse. Genève, relevant du régime de la convention de 1966 avec une imposition à la source, verse une compensation aux départements français de l’Ain et de la Haute-Savoie, à hauteur de 3,5 % de la masse salariale brute des résidents frontaliers. Ce montant atteint plus de 380 millions d’euros en 2023. Il a une vocation exclusivement budgétaire et finance les services publics locaux mobilisés par les frontaliers.
Ce système, né d’arrangements bilatéraux successifs, engendre aujourd’hui une répartition très inégalitaire des ressources entre collectivités françaises. Tandis que l’Ain et la Haute-Savoie disposent de marges de manœuvre financières significatives grâce à la compensation genevoise, d’autres départements – pourtant eux aussi concernés par d’importants flux de frontaliers, comme le Doubs, le Haut‑Rhin ou la Savoie – ne perçoivent aucune contrepartie directe, que ce soit au titre de l’accord de 1983 ou d’un dispositif spécifique.
Cette absence de mutualisation ou de péréquation à l’échelle nationale alimente un sentiment d’injustice territoriale, d’autant que les collectivités concernées font face à des charges croissantes : pression foncière, besoin accru en infrastructures, congestion des transports, services publics sur-sollicités.
La croissance continue du nombre de travailleurs frontaliers dans le bassin genevois accentue encore cette fracture. En 2024, plus de 114 000 frontaliers français travaillaient dans le canton de Genève, soit près de la moitié du total des frontaliers en Suisse. Pourtant, l’accord budgétaire de 1973 n’a jamais été actualisé pour tenir compte de l’élargissement de l’aire résidentielle autour de Genève (Doubs, Savoie, Isère, Rhône, etc.).
Dans ce contexte, la situation genevoise constitue une anomalie de plus en plus difficile à justifier, tant du point de vue de l’équité que de la lisibilité de l’action publique. De nombreuses collectivités et élus locaux appellent à une révision de l’accord de 1973, voire à la mise en place d’un mécanisme national de répartition des ressources fiscales liées au travail frontalier, afin de mieux prendre en compte les réalités territoriales actuelles.
Le nombre de résidents français exerçant une activité professionnelle en Suisse connaît une croissance soutenue depuis plus d’une décennie. Selon les chiffres communiqués par les autorités françaises, 236 219 travailleurs français étaient employés en Suisse fin 2024, soit une hausse de 86 % depuis 2010 et une progression de 5,3 % pour la seule année 2024.
Cette augmentation s’inscrit dans un mouvement plus large de développement de l’aire transfrontalière franco-suisse, notamment autour de Genève, Bâle et Lausanne. Les facteurs explicatifs sont multiples : différentiel de salaires, dynamisme du marché suisse de l’emploi, qualité des infrastructures et essor de l’habitat dans les zones périurbaines françaises limitrophes.
Cette dynamique exerce une pression croissante sur les équilibres fiscaux et budgétaires des territoires concernés. Les collectivités françaises voient leur population augmenter sans percevoir les recettes fiscales afférentes aux revenus du travail, qui, selon le régime applicable, restent partiellement ou totalement captées par les cantons suisses. Dans les zones relevant de la convention de 1966, aucune imposition n’est perçue par la France, si ce n’est des compensations ponctuelles, comme à Genève. Ailleurs, comme dans les huit cantons relevant de l’accord de 1983, l’impôt est perçu par la France mais doit être en partie reversé à la Suisse.
Cette situation de déséquilibre croissant est accentuée par la concentration géographique des flux. Le canton de Genève accueille près de 50 % des frontaliers français en Suisse, soit plus de 114 000 personnes, tandis que les départements de Haute-Savoie, du Haut-Rhin, du Doubs et de l’Ain regroupent à eux seuls plus des deux-tiers des résidents concernés.
La hausse continue du nombre de frontaliers s’accompagne d’une hausse des coûts des services publics dans les communes françaises limitrophes, sans que les recettes fiscales ne suivent. Elle génère également des déséquilibres de développement territorial, avec des territoires ruraux fragilisés confrontés à des tensions foncières et sociales.
Sans réforme structurelle, ce modèle risque de devenir intenable à moyen terme, tant pour les finances locales que pour la coopération bilatérale. Il appelle à une redéfinition des principes de répartition de la charge fiscale, en lien avec l’usage réel des services publics et les nouvelles formes de mobilité professionnelle.
L’essor du télétravail au sein de nombreuses professions constitue l’un des bouleversements majeurs du monde professionnel de ces dernières années, amplifié par la crise sanitaire de 2020, mais désormais largement pérennisé. Cette évolution remet en cause les fondements même des conventions fiscales traditionnelles, reposant sur le lieu « physique » d’exercice de l’activité et non sur la réalité souvent hybride des modalités de travail actuelles.
Or, le cadre conventionnel franco-suisse a longtemps ignoré cette évolution, au prix de nombreuses incertitudes juridiques pour les contribuables. Jusqu’en 2020, aucune disposition de la convention de 1966 ni de l’accord de 1983 ne permettait de traiter spécifiquement le cas du télétravail, conduisant à des situations de double imposition potentielle, d’absence de clarté sur les obligations déclaratives ou encore de conflits entre employeurs et administrations fiscales.
Face à ces difficultés, la France et la Suisse ont conclu, à compter de 2020, des accords amiables temporaires visant à neutraliser les effets fiscaux du télétravail pour les travailleurs frontaliers et transfrontaliers. Ces accords ont permis de maintenir les régimes fiscaux habituels tant que la part de télétravail n’excédait pas un certain seuil, généralement 40 % du temps de travail, soit deux jours par semaine.
La croissance soutenue du nombre de travailleurs frontaliers, conjuguée à l’inadéquation des mécanismes fiscaux de répartition, engendre des effets de plus en plus lourds sur les finances publiques locales et sur les équilibres environnementaux des territoires concernés.
Sur le plan budgétaire, les collectivités françaises frontalières supportent un surcoût structurel lié à l’accueil, direct ou indirect, de dizaines de milliers de résidents actifs travaillant en Suisse : besoins accrus en logement, en crèches, en infrastructures de transport, en établissements de santé, mais aussi en équipements culturels et sportifs. Or, ces collectivités ne perçoivent pas toujours les ressources fiscales proportionnelles à cette charge. La concentration des dispositifs de compensation sur un nombre limité de départements crée une inégalité de traitement criante au détriment d’autres territoires, parfois tout aussi sollicités mais exclus des dispositifs existants.
Cette tension budgétaire est exacerbée par les effets d’aubaine immobilière générés par la présence de travailleurs à hauts revenus : flambée des prix du foncier et du logement, développement de lotissements en zone périurbaine ou rurale, accroissement des distances domicile-travail. Ces dynamiques nourrissent des fractures territoriales, des conflits d’usage et une pression croissante sur les sols agricoles et les zones naturelles.
Sur le plan environnemental, la faiblesse des infrastructures de transport collectif transfrontalier et le modèle résidentiel fondé sur le périurbain alimentent un trafic automobile massif, particulièrement aux heures de pointe. Les travailleurs frontaliers génèrent quotidiennement des dizaines de milliers de trajets entre la France et la Suisse, contribuant à la congestion routière, à la pollution atmosphérique et aux émissions de gaz à effet de serre, notamment dans les vallées alpines. Ce phénomène est d’autant plus paradoxal que la fiscalité sur les revenus perçus en Suisse ne finance que marginalement les infrastructures françaises empruntées quotidiennement par ces mêmes frontaliers.
Le télétravail, en forte progression depuis 2020, constitue à cet égard une opportunité de rééquilibrage, qui pourrait permettre de réduire le nombre de trajets quotidiens ou, il faut l’espérer, freiner l’augmentation constante du trafic routier.
Enfin, la fragmentation actuelle du cadre fiscal limite la capacité des territoires frontaliers à s’engager dans des politiques de transition écologique intégrées, en partenariat avec les collectivités suisses. Faute de cadre budgétaire clair et partagé, les initiatives transfrontalières en matière de mobilité durable, d’urbanisme ou de préservation des espaces naturels restent fragiles, ponctuelles et sous-financées.
Pour faire face à ces défis croissants, une modernisation structurelle du cadre conventionnel s’impose. Elle doit intégrer pleinement les enjeux environnementaux et territoriaux dans la répartition des ressources fiscales, en cohérence avec les engagements pris par la France et la Suisse en matière de développement durable.
L’article 4 de l’avenant complète l’article 17 de la convention en y insérant un paragraphe 5, qui renvoie à un protocole additionnel spécifique sur le télétravail. Ce protocole, annexé à l’avenant (article 10), institue une règle de neutralisation fiscale du télétravail pour les travailleurs transfrontaliers.
Concrètement, lorsque le télétravail n’excède pas 40 % du temps de travail annuel, les rémunérations restent imposables dans l’État de situation de l’employeur, comme si l’ensemble de l’activité avait été exercé sur place. En revanche, dès que ce seuil est dépassé, les revenus relatifs aux jours télétravaillés basculent intégralement sous l’imposition de l’État de résidence, conformément au droit commun de l’article 17, §1.
Le dispositif prévoit une exception spécifique pour le canton de Genève : la compensation fiscale évoquée plus loin ne s’applique qu’aux rémunérations issues du télétravail représentant entre 15 % et 40 % du temps de travail annuel. Cette exception vise à préserver les équilibres budgétaires instaurés par l’accord du 29 janvier 1973.
L’article 6 de l’avenant crée un nouvel article 28 ter dans la convention. Il oblige l’État d’exercice de l’activité, c’est-à-dire l’État de l’employeur, à verser à l’État de résidence du salarié une compensation égale à 40 % de l’impôt prélevé sur les rémunérations correspondant aux jours télétravaillés.
Cet article prévoit également un échange automatique d’informations fiscales nominatives, transmises en format électronique avant le 30 novembre de l’année suivant celle de la perception des revenus. Ces données incluent notamment l’identité du salarié, le nombre de jours de télétravail et le montant de la rémunération brute correspondante.
Le paragraphe 3 de l’article 28 ter précise que les informations sont échangées directement entre les administrations fiscales nationales – administration fédérale des contributions suisses et direction générale des finances publiques françaises – sans passer par une procédure multilatérale.
Ce mécanisme d’échange automatique fait l’objet d’un renvoi explicite au paragraphe XII du protocole additionnel par l’article 8 de l’avenant, qui confirme son application aux revenus couverts par l’accord du 11 avril 1983. Est ainsi garantie l’uniformisation des obligations déclaratives, même en dehors du champ strict de la convention de 1966.
L’article 5 de l’avenant modifie l’article 27 de la convention, relatif à la procédure amiable. Il renforce les droits du contribuable en permettant à toute personne s’estimant lésée par une mesure d’imposition non conforme aux stipulations conventionnelles de saisir l’autorité compétente de l’un ou l’autre État, indépendamment des voies de recours internes. Le paragraphe 3 révisé impose aux deux États de résoudre par accord amiable les différends d’interprétation ou d’application de la convention.
L’article 7 de l’avenant introduit un nouvel article 29 bis, qui consacre une clause anti-abus générale, conforme au standard dit du Principal Purpose Test (PPT) élaboré par l’OCDE dans le cadre du projet BEPS ([1]). Cette disposition prévoit qu’un avantage fiscal ne sera accordé que si l’octroi de cet avantage n’a pas été l’un des objectifs principaux d’un montage ou d’une transaction, sauf si l’on peut démontrer que cet avantage est conforme à l’objet et au but de la convention.
Enfin, l’article 9 ajoute un paragraphe XIII au protocole additionnel de la convention. Celui-ci affirme que les États contractants peuvent librement appliquer leur droit interne pour mettre en œuvre les règles du Pilier 2 de l’OCDE
– c’est‑à‑dire l’imposition minimale des entreprises à 15 % – sans que cela contrevienne à la convention.
Si l’avenant du 27 juin 2023 représente une avancée appréciable dans la modernisation de la convention fiscale franco-suisse, il n’en demeure pas moins que plusieurs limites substantielles en fragilisent la portée effective.
Le principe de compensation introduit par l’avenant – selon lequel l’État de l’employeur reverse 40 % de l’impôt prélevé sur les revenus issus du télétravail – constitue une innovation salutaire, en ce qu’il reconnaît l’usage des services publics dans l’État de résidence. Mais plusieurs fragilités compromettent la lisibilité et l’équité de ce mécanisme.
D’abord, la méthode de calcul de la compensation repose sur des données transmises par les employeurs à leurs administrations nationales, puis échangées entre États. Ce circuit complexe soulève des questions de fiabilité, de contrôle et de calendrier, d’autant que les premières données ne seront disponibles qu’à partir de 2026. D’ici là, aucun montant prévisionnel ne sera transmis aux collectivités territoriales, ce qui prive les acteurs locaux de toute visibilité.
Ensuite, le régime spécifique appliqué au canton de Genève – où la compensation ne porte que sur la fraction de télétravail comprise entre 15 % et 40 % du temps de travail annuel – crée une distorsion peu justifiée au regard des efforts déjà consentis par les départements français voisins, notamment l’Ain et la Haute‑Savoie, pour accueillir les frontaliers.
Enfin, aucun mécanisme de redistribution nationale n’est prévu. Les montants versés à la France seront perçus par l’État central, sans garantie de réaffectation territoriale. Ce défaut d’affectation risque de renforcer les déséquilibres actuels entre les départements bénéficiaires de la compensation genevoise et les autres, qui resteront sans ressources nouvelles malgré l’intensité du télétravail transfrontalier sur leur territoire.
Le niveau de 40 % du temps de travail annuel retenu comme limite maximale de télétravail pour bénéficier du régime fiscal dérogatoire constitue un progrès par rapport à l’absence de cadre antérieur. Néanmoins, ce plafond reste rigide et source d’effets de seuil disproportionnés.
Ainsi, un salarié qui dépasse de quelques jours cette limite verra la totalité de ses jours télétravaillés fiscalement requalifiés, avec des conséquences immédiates sur l’imposition, la déclaration et les cotisations sociales afférentes. Cette absence de proportionnalité introduit un risque d’instabilité fiscale pour les salariés comme pour les employeurs, notamment dans les secteurs où les conditions de travail sont évolutives.
Par ailleurs, le texte ne traite que partiellement les situations hybrides : travailleurs en multi-sites, missions ponctuelles à l’étranger, ou accords transnationaux d’employeurs.
De même, la règle des dix jours maximum de mission temporaire assimilés à du télétravail (au-delà desquels l’imposition bascule) reste difficile à appliquer pour certains secteurs professionnels comme les consultants, les techniciens itinérants ou les commerciaux, par exemple.
Cette complexité est susceptible d’entraver la fluidité des mobilités professionnelles, voire d’inciter à des stratégies de contournement ou à une sous‑déclaration du télétravail effectif, avec des effets contreproductifs pour la coopération fiscale bilatérale.
L’intégration dans la convention des instruments développés dans le cadre du projet BEPS – notamment la clause anti-abus, le renforcement de la procédure amiable et la prise en compte du Pilier 2 – va dans le bon sens. Mais la mise en œuvre de ces dispositions reste en partie théorique, faute de mécanismes contraignants ou de précisions sur leur application concrète.
De plus, la convention franco-suisse conserve plusieurs spécificités, notamment en matière de définition de l’établissement stable ou d’agent dépendant, qui l’éloignent encore des standards OCDE et pourraient alimenter des divergences d’interprétation. Ce point justifie que la France renforce le dialogue technique avec l’administration fiscale suisse pour s’assurer d’une application homogène et conforme à l’esprit de l’avenant.
Enfin, la France devra veiller à ce que le nouveau droit à la saisine unilatérale d’une autorité compétente introduit à l’article 27 soit effectivement garanti aux contribuables et ne fasse pas l’objet de restrictions procédurales ou de délais excessifs.
L’étude d’impact annexée au projet de loi présente de nombreuses lacunes, notamment s’agissant des montants attendus au titre de la compensation fiscale, de leur répartition entre les territoires ou de leurs effets sur l’équilibre global des finances publiques.
En outre, aucune évaluation environnementale n’a été conduite, alors même que le télétravail transfrontalier est susceptible de contribuer à une réduction significative des flux automobiles et des émissions associées. Cet angle mort est regrettable dans un contexte de transition écologique accélérée.
De la même manière, les implications sociales de l’avenant ne font l’objet d’aucune analyse. Pourtant, les basculements d’un régime fiscal à un autre peuvent entraîner des modifications profondes de la situation individuelle des travailleurs frontaliers.
Dans ce contexte, la ratification de l’avenant doit s’accompagner d’un mécanisme pérenne de suivi et d’évaluation, associant les administrations, les élus locaux et les partenaires sociaux. À défaut, la réforme risque de reproduire les déséquilibres du passé sous une forme nouvelle.
Le 28 mai 2025, la commission examine le projet de loi autorisant la ratification de l’avenant à la convention entre la France et la Suisse du 9 septembre 1966 modifiée, en vue d’éliminer les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune et de prévenir la fraude et l’évasion fiscales.
M. Alain David, président. Mes chers collègues, je vous prie tout d’abord d’excuser l’absence du président Bruno Fuchs, qui doit intervenir au Forum d’Astana, au Kazakhstan.
S’agissant du projet de loi soumis à notre examen aujourd’hui, je soulignerai tout d’abord que les règles d’imposition des rémunérations des travailleurs entre la France et la Suisse sont précisées par deux textes principaux : la convention fiscale du 9 septembre 1966, qui prévoit une imposition dans l’État d’exercice de l’activité, et l’accord du 11 avril 1983, applicable à huit cantons. Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères recense un peu plus de 236 000 travailleurs français transfrontaliers en Suisse.
L’avenant à la convention fiscale de 1966 que nous examinons ce matin poursuit un double objectif.
Le premier est de pérenniser la neutralisation des effets fiscaux du télétravail, prévue par des accords temporaires conclus depuis 2020. Il s’agit concrètement de reconduire le principe de l’imposition dans l’État de situation de l’employeur si le travail effectué à distance n’excède pas 40 % du temps de travail, tout en ajoutant une compensation fiscale au profit de l’État de résidence des transfrontaliers télétravailleurs, ce qui devrait bénéficier à la France.
Le second objectif vise à intégrer les dernières avancées en matière de lutte contre les pratiques d’optimisation et de fraude fiscales, s’inscrivant en cela dans le cadre du projet de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) contre l’érosion de la base d’imposition et transfert des bénéfices, dit « Base Erosion and Profit Shifting » (BEPS).
Bien loin des fantasmes que pourrait susciter tout texte relatif aux régimes fiscaux convenus entre la France et la Suisse, l’avenant qui nous est soumis est utile. Il revêt une portée concrète pour nos concitoyens travaillant en Suisse et sera budgétairement plus avantageux pour notre pays.
Mme Dominique Voynet, rapporteure. Ce projet de loi autorise la ratification de l’avenant à la convention fiscale du 9 septembre 1966 entre la France et la Suisse. Cet avenant, signé à Paris le 27 juin 2023, vise à moderniser un cadre bilatéral devenu obsolète à l’heure où les mobilités transfrontalières s’intensifient et où les pratiques professionnelles évoluent profondément.
Depuis des décennies, les relations fiscales entre la France et la Suisse sont marquées par une forme de complexité institutionnelle. Ainsi – et encore n’évoquerons-nous que la fiscalité des revenus du travail –, en fonction du canton dans lequel un Français exerce, il peut relever d’un régime d’imposition à la source, par exemple à Genève, ou d’un régime d’imposition dans son État de résidence, comme à Neuchâtel ou à Vaud. Ce système hérité de compromis anciens et d’accords spécifiques génère des traitements inégaux pour des situations pourtant similaires : deux habitants de la même commune française peuvent être soumis à des règles fiscales différentes selon qu’ils franchissent la frontière à l’Est ou à l’Ouest.
S’y ajoute un déséquilibre territorial préoccupant entre départements français : tandis que l’Ain et la Haute-Savoie bénéficient de compensations financières substantielles, d’autres tout aussi concernés par les flux de frontaliers restent privés de redistribution, comme le Doubs, la Savoie et le Haut-Rhin, dont les collectivités doivent répondre à des besoins croissants en termes d’infrastructures, de services publics ou de logement sans disposer des recettes fiscales associées.
La pression exercée sur ces territoires est devenue considérable. Le nombre de travailleurs frontaliers français en Suisse ne cesse d’augmenter : ils sont aujourd’hui près de 236 000, en hausse de 86 % depuis 2010, le canton de Genève concentrant près de la moitié de ces flux. La dynamique économique helvétique, combinée au différentiel de salaires, continue d’attirer massivement les actifs français. Nos collectivités locales doivent alors faire face à un afflux démographique, à une flambée des prix de l’immobilier et à une congestion des infrastructures sans être dotées des moyens financiers correspondants.
À ces enjeux budgétaires s’ajoutent désormais des enjeux environnementaux : les trajets domicile-travail transfrontaliers génèrent un trafic automobile dense, avec son lot de pollution, d’émissions de CO2 et de saturation des axes routiers. En l’absence de transports collectifs suffisants ou de mécanismes fiscaux redistributifs adaptés, cette situation devient de plus en plus difficile à justifier.
Dans ce contexte, l’avenant que nous examinons représente une étape utile, bien que petite. Il apporte une réponse attendue à un bouleversement du monde du travail provoqué ou amplifié par la pandémie de covid-19, celui du télétravail, dont aucun des textes existants ne tient compte. Dans certains secteurs d’activité, cette situation a créé de nombreuses incertitudes pour les salariés comme pour les employeurs, qui demandent des solutions concrètes. Les administrations fiscales se trouvent souvent dans l’embarras pour leur répondre.
L’avenant sécurise cette pratique en prévoyant que la fiscalité reste celle de l’État de l’employeur jusqu’à 40 % de télétravail par an et que, au-delà, les revenus des jours télétravaillés sont imposés dans l’État de résidence du salarié. Cette règle claire limite les effets de seuil tout en reconnaissant que les jours travaillés depuis la France mobilisent aussi les services publics français.
La véritable avancée réside dans la mise en place d’un mécanisme de compensation fiscale. Désormais, la Suisse s’engage à reverser à la France 40 % de l’impôt perçu sur les revenus correspondant aux jours télétravaillés effectués depuis notre territoire. Cette innovation importante est une reconnaissance du fait que la fiscalité doit refléter l’usage réel des services publics.
Plusieurs zones d’ombre subsistent toutefois. D’abord, cette compensation, qui transite par les administrations centrales, ne fait l’objet d’aucune affectation territoriale claire : rien ne garantit que les collectivités locales concernées par le télétravail percevront une part des ressources générées. Ensuite, l’exception genevoise, qui limite la compensation à une fourchette comprise entre 15 % et 40 % de télétravail, est difficilement justifiable, surtout au regard des efforts consentis depuis des années par l’Ain et la Haute-Savoie.
Les modalités de mise en œuvre interrogent également. Ni les collectivités, ni les parlementaires ne disposent d’estimations fiables sur les montants en jeu car les données nécessaires ne seront pas disponibles avant 2026. Sur ce sujet, le silence et le manque de précision de l’étude d’impact du projet de loi sont éloquents. Enfin, le seuil de 40 % de télétravail reste rigide : quelques jours supplémentaires seront suffisants pour basculer dans un autre régime fiscal, avec toutes les conséquences que cela entraîne sur les déclarations, les cotisations ou les conventions d’entreprise. Cette rigidité pourrait avoir des effets contreproductifs, voire inciter certains employeurs à limiter artificiellement le télétravail.
L’avenant introduit par ailleurs des clauses de lutte contre l’évasion fiscale en conformité avec les recommandations de l’OCDE. Il renforce les droits des contribuables, améliore la coopération entre les administrations fiscales et permet une sécurisation juridique. Ces avancées sont utiles et nécessaires pour accompagner la complexité croissante des flux économiques transfrontaliers
L’absence d’une évaluation plus large est cependant regrettable. Les impacts environnementaux ne sont pas pris en compte, bien que le télétravail puisse contribuer à contenir l’augmentation constante des déplacements et donc des gaz à effet de serre. Les effets sociaux de la réforme n’ont pas non plus été analysés, alors que certains contribuables verront leur situation bouleversée par un changement de régime fiscal qui n’a pas été anticipé. Les services fiscaux seront mis à l’épreuve dans leur capacité à contrôler, informer et accompagner les changements à venir.
Dans ces conditions, si la ratification de l’avenant est justifiée, sa mise en œuvre doit impérativement être accompagnée, évaluée et corrigée si nécessaire. Les élus locaux, les représentants des usagers et les partenaires sociaux devront s’associer pour s’assurer que les bénéfices de la réforme fassent l’objet d’une redistribution équitable, afin de soutenir les collectivités dans lesquelles habitent ou par où transitent les transfrontaliers.
Le texte ouvre des perspectives en tenant compte des réalités territoriales et des pratiques professionnelles actuelles mais il ne règle pas tout : le chemin vers une fiscalité transfrontalière équitable, lisible et adaptée aux enjeux de notre temps est encore long.
Tout en saluant les avancées contenues dans cet avenant et en vous appelant à le voter, je souhaite donc que nous restions vigilants, afin qu’il ne vienne pas reproduire sous une forme nouvelle les déséquilibres du passé.
M. Alain David, président. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
M. Jean-François Portarrieu (HOR). Le nombre de résidents français ayant une activité professionnelle en Suisse enregistre une croissance ininterrompue depuis plus d’une décennie : près de 236 000 travailleurs sont concernés, soit une hausse de 86 % depuis 2010 et une progression de 5,3 % pour l’année 2024. C’est considérable.
Certains élus locaux y voient un phénomène positif et considèrent avantageux de maintenir des résidents étrangers dans leur commune, même s’ils travaillent ailleurs. Vous relevez cependant que cette augmentation du nombre de frontaliers s’accompagne d’une hausse sensible des coûts des services publics dans les communes françaises limitrophes, notamment liés aux déplacements, sans recette fiscale associée.
Le phénomène accentue de manière préoccupante certains déséquilibres de développement territorial : des territoires ruraux fragilisés sont confrontés à des tensions foncières et sociales. Avez-vous une estimation des montants concernés et des propositions pour en limiter les effets pervers ?
Mme Dominique Voynet, rapporteure. Comme je l’ai évoqué dans mon propos liminaire, nous ne disposons quasiment d’aucun chiffre.
Il se trouve que je mène par ailleurs une mission d’information scientifique sur le projet de nouveau collisionneur du CERN, l’organisation européenne pour la recherche nucléaire, pour l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Je me suis donc rendue à plusieurs reprises dans les zones concernées et connais la réalité des communes riveraines des installations du CERN à Meyrin, en Suisse.
Les communes ont fait des efforts considérables, notamment en termes de logements, de services publics ou d’écoles. Bien qu’elles fassent partie de celles qui touchent des compensations financières, comme c’est le cas de Ferney-Voltaire et de Crozet, elles ont le sentiment de toujours subir la situation. Et dans le Doubs, des usagers exigent la mise à deux fois deux voies de la route nationale pour aller travailler en Suisse alors qu’il n’y a aucune retombée pour le département !
Nous n’avons pas de chiffres, l’étude d’impact est muette sur la question et nos questions à l’administration fiscale n’ont fait émerger qu’une certaine gêne. Pourtant la commission des affaires étrangères a déjà étudié le sujet, notamment par le biais du rapport d’information de Brigitte Klinkert sur les problématiques rencontrées par les Français vivant en zone transfrontalière dans l’Hexagone. Se contenter de rectifier de micro-briques de l’édifice ne suffit plus : il faudra bien un jour que le gouvernement soit capable de remettre à plat les conditions d’échange entre la Suisse et la France dans un monde ouvert.
M. Alain David, président. Savez-vous comment l’Allemagne et l’Italie traitent le problème avec la Suisse ?
Mme Dominique Voynet, rapporteure. C’est une question piège ! Je n’en ai pas la moindre idée. Les problèmes doivent être exactement les mêmes, par exemple pour l’Italie entre le Haut-Adige et la Suisse, mais je ne connais pas les conditions fiscales.
M. Laurent Mazaury (LIOT). Le groupe LIOT votera en faveur de ce texte qui marque une avancée significative dans l’adaptation du cadre bilatéral franco-suisse aux réalités économiques actuelles, en particulier à l’essor du télétravail et aux exigences de la lutte contre l’évasion fiscale.
Nous saluons la logique de continuité de cet avenant qui modernise une convention ancienne sans toutefois la déstabiliser. Il clarifie les règles fiscales applicables à plus de 230 000 travailleurs frontaliers dont bon nombre résident dans des territoires ruraux et montagnards soumis à des contraintes spécifiques d’aménagement, territoires que notre groupe défend avec constance.
L’instauration d’un plafond de 40 % de télétravail sans remise en cause du régime fiscal est une réponse pragmatique et équilibrée. Le mécanisme de compensation entre États, inhabituel et rare, garantit une juste répartition des ressources fiscales. Nous accueillons favorablement cette nouvelle dimension de solidarité territoriale dans un contexte de relations transfrontalières denses et en expansion.
Une évaluation chiffrée de l’impact financier de ces mesures sur les territoires frontaliers aurait été utile pour en apprécier les effets concrets : cette démarche reste à mener, dans un souci de clarté et de pilotage des politiques publiques à l’échelle locale.
Nous nous félicitons également de l’intégration de principes de l’OCDE, tels que la clause générale anti-abus et l’ouverture au Pilier 2, c’est-à-dire au modèle de règles globales anti-érosion de la base d’imposition, même si son effet restera certainement limité à court terme.
Mme Dominique Voynet, rapporteure. Je partage tous vos propos, à l’exception de ceux concernant les territoires ruraux et montagnards.
Il y a quelques décennies, les mouvements se faisaient plutôt de la Suisse vers la France, notamment pour des travailleurs agricoles ou en microtechniques. La tendance s’est inversée. Surtout, de plus en plus de salariés vivant dans des pôles urbains parcourent quotidiennement des distances considérables pour aller travailler.
Dans le Doubs, la zone d’attraction de la Suisse s’étend jusqu’à Besançon. La quasi-totalité des élèves formés en soins infirmiers ou en secrétariat médical à Besançon se voient offrir des postes en Suisse, où le secteur de la santé est très attractif et bien payé. Une première expérience professionnelle rémunératrice est avantageuse pour ces jeunes salariés, d’autant plus qu’ils sont logés sur place. De notre côté, nous avons beaucoup de difficultés à pourvoir les places dans les établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et dans les hôpitaux.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Vos explications sur les retours fiscaux vers les départements et communes qui font vivre un territoire me rendent dubitatif. À ma connaissance, l’impôt sur le revenu dont nous parlons revient à l’État ! C’est donc plutôt à l’échelon de notre pays que nous devrions régler la redistribution de cet impôt rendu à l’État, sous la forme d’une péréquation au profit des territoires concernés, et non dans le cadre d’un accord international. Une étude d’impact aurait sans doute permis de faire le point sur le sujet et de poser les vrais enjeux d’aménagement du territoire.
Les communistes ont toujours défendu l’idée que l’impôt soit payé là où la richesse est produite. Par exemple, peu importe que le siège d’une raffinerie de mon département se trouve dans le quartier d’affaires de la Défense : nous voulons que l’impôt soit payé sur le territoire de la raffinerie, même si certains espéraient déplacer cet impôt ou les taxes d’apprentissage vers le siège. Cette lutte permanente qu’il faut mener est bien présentée dans votre rapport.
L’avenant est intéressant mais le dispositif global ne nous convient pas encore totalement. Nous nous abstiendrons donc.
Mme Dominique Voynet, rapporteure. L’intérêt majeur que j’ai trouvé à la préparation de ce rapport a été de mettre au jour un dispositif globalement insatisfaisant.
Il existe deux régimes différents. La convention fiscale de 1966 retient comme principe l’imposition des revenus dans l’État d’exercice de l’activité. Elle concerne dix-huit cantons, dont Genève, qui est le principal bassin d’emploi frontalier.
En 1983, on a dérogé à ces règles pour huit cantons : les travailleurs frontaliers exerçant dans les cantons de Berne, Soleure, Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Vaud, Valais, Neuchâtel et Jura sont imposés dans leur État de résidence, moyennant une compensation financière compliquée dont personne ne mesure vraiment l’impact. Les questions que nous avons adressées aux services fiscaux n’ont pas permis de nous éclairer.
Dans ce cadre, la négociation entre départements et régions pour une redistribution solidaire n’est pas du tout, comme vous le souligniez, à l’ordre du jour.
M. Michel Guiniot (RN). En préambule, il serait intéressant d’avoir un éclairage complémentaire sur la question qu’a posée M. le président Alain David tout à l’heure.
Nos près de 240 000 transfrontaliers voient leurs habitudes de travail et leur fiscalité particulière évoluer avec les apports du télétravail. Cet avenant a pour but de pérenniser les multiples accords temporaires de 2020 et d’apporter une stabilité juridique aux travailleurs transfrontaliers et aux entreprises qui ont un usage constant du télétravail. Il porte à 40 % du temps de travail, soit un peu plus de deux jours par semaine, le temps pouvant être télétravaillé sans entraîner de fiscalité pénalisante.
Selon les dernières enquêtes de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, ce pourcentage est la norme pour les salariés français qui peuvent télétravailler. Et contrairement à l’accord fiscal que nous avons dernièrement examiné concernant le Luxembourg, il existe dans l’avenant qui nous est soumis aujourd’hui une clause de compensation pour que les États à qui profitent les recettes fiscales financent les services publics qui bénéficient aux travailleurs transfrontaliers.
Cet avenant prévoit la mise à jour des multiples dispositions en vigueur depuis 1966. L’article 7 prévoit la création d’une clause anti-abus qui permet à un État de refuser, sous condition, le bénéfice d’un avantage prévu par la convention de 1966 au titre d’un élément de revenu ou de fortune, pour éviter les montages fiscaux ou les transactions discutables. L’article 10 contient une particularité pour le canton de Genève, qui affiche une franchise de 15 %, soit trente-quatre jours de télétravail, lui permettant de bénéficier d’une part des recettes fiscales en complément de celles perçues par l’administration fiscale française.
Le Rassemblement national votera en faveur de cet avenant. Je m’interroge toutefois sur le point 3 de l’article 10, qui inclut dans la convention les missions temporaires effectuées dans des pays étrangers, dans une limite de dix jours. Cela ne risque-t-il pas d’être pénalisant pour des professions qui y consacrent beaucoup de temps, comme dans les domaines de la recherche ou de l’audit ?
L’étude d’impact n’apporte pas de données claires sur les conséquences fiscales de cet avenant. Pourriez-vous nous indiquer les montants de compensation prévus par le point 1. b) de l’article 10 ?
Enfin, l’article 6 liste les nombreux éléments qui doivent être communiqués entre administrations pour le suivi des données fiscales mais les tâches de contrôle ne sont pas précisées. Comment les administrations pourront-elles vérifier ces éléments déclaratifs pour éviter la fraude fiscale ?
Mme Dominique Voynet, rapporteure. Concernant la question du président, on m’indique l’existence d’un forfait fiscal entre l’Italie et la Suisse, qui prend en compte le nombre important de salariés franchissant la frontière chaque jour. Je n’ai pas d’information pour l’Allemagne, sinon que les distorsions de revenus avec la Suisse sont beaucoup moins importantes que pour ce qui est des départements français. Ce point reste à creuser.
Pour le reste, j’ai clairement indiqué que l’étude d’impact est inexistante et que nous aurons besoin de plus d’éléments. L’avenant a été signé en juin 2023 ; or nous sommes en juin 2025 et les informations de base sur les circuits financiers n’arriveront pas avant 2026. Il serait raisonnable que les services fiscaux procèdent à une évaluation pour rendre compte des difficultés rencontrées, afin que nous puissions éventuellement adapter une fois encore les dispositions de la convention. Les années d’expérience après le covid-19 ont permis une expérimentation grandeur nature mais nous aurons besoin de données chiffrées pour nous assurer de procéder correctement.
Mme Marie-Ange Rousselot (EPR). Le texte qui nous est soumis est très attendu de part et d’autre de la frontière. La relation entre la France et la Suisse est riche d’une longue histoire commune mais aussi d’échanges quotidiens dynamiques. L’avenant vise à réguler la partie fiscale de ces échanges et à instaurer des règles claires et partagées.
Il a pour but de pérenniser l’accord sur le télétravail transfrontalier signé en juin 2023, qui autorise jusqu’à 40 % de temps de télétravail par année civile en maintenant l’imposition dans l’État de situation de l’employeur. Cette pérennisation correspond aux nouvelles habitudes des travailleurs et des entreprises héritées de la crise sanitaire de 2020. Le texte intègre par ailleurs une mise en conformité avec les règles de l’OCDE visant à lutter contre l’optimisation fiscale, la fraude et l’évasion fiscale.
Cet avenant permet à nos concitoyens d’éviter les doubles impositions et il réforme la procédure de différend avec les administrations en cas de recours des administrés. La France et la Suisse font également en sorte de faciliter les relations bilatérales grâce à un mécanisme d’échange automatique de renseignements. Nous pouvons nous réjouir de ces nouvelles stipulations, qui soulageront les citoyens comme les administrations.
Cependant, nous devons rester vigilants sur certains points. Il est important de nous assurer que l’administration française instaure les mécanismes de surveillance et de contrôle nécessaires pour que les objectifs soient atteints et que les obligations de chacun soient respectées. Je pense aussi bien à la bonne tenue de nos finances publiques, de l’assurance chômage, de l’assurance maladie et de l’administration fiscale qu’à la sécurité juridique et fiscale de nos concitoyens, qu’il faudra rétablir, puis maintenir.
Le groupe Ensemble pour la République votera en faveur de ce texte sans la moindre réserve. Nous appelons l’Exécutif à multiplier ce type d’accords, qui favorisent l’intégration régionale et européenne de notre pays, le plaçant ainsi à l’avant-garde des bonnes pratiques internationales en matière de fiscalité et de revenus transnationaux.
Mme Dominique Voynet, rapporteure. Je partage vos encouragements à mener une surveillance et un contrôle efficaces. De nombreux salariés sont plus mobiles qu’il n’y semble, avec des missions à l’étranger, par exemple, ou dans plusieurs cantons, quand leur entreprise dispose de plusieurs installations. D’autres se trouvent structurellement à cheval entre la France et la Suisse et gérer cette mobilité fait partie de leur travail.
Je crois que les dispositions régissant la fiscalité du travail entre la France et la Suisse devront être revues de manière plus profonde. Les situations sont très diverses et il n’y a rien de commun entre un cadre des services financiers, un ingénieur du CERN et une personne employée dans un Ehpad, tenue de se déplacer chaque jour, avec les frais de transport et les problèmes de garde d’enfant que cela engendre. Nous devrons creuser le sujet avec les gens qui connaissent bien le terrain dans les instances de travail territoriales que nous avons en commun avec la Suisse.
M. Aurélien Taché (LFI-NFP). Le projet qui nous est soumis comporte de nombreuses bonnes dispositions, à commencer par un régime clair pour l’imposition des heures de télétravail qui met fin à une incertitude juridique, et surtout un système de rétrocession fiscale en faveur de la France. Ces mécanismes de compensation sont très attendus et le groupe La France insoumise souhaite de longue date que toutes les conventions soient dotées de dispositions similaires.
Les régions d’origine des travailleurs transfrontaliers sont souvent transformées en cités-dortoirs, voire en zones sinistrées. Elles ont donc peu de moyens pour financer leurs services publics et beaucoup d’usagers, tandis que les impôts des télétravailleurs partent ailleurs, la plupart du temps en Suisse ou au Luxembourg.
Nous sommes donc favorables au principe de cet avenant. Toutefois, les mécanismes instaurés sont très incomplets : la rétrocession ne s’applique qu’aux heures effectuées en télétravail et les recettes fiscales reviendront à l’État sans qu’aucun système ne permette de les allouer au financement des services publics des collectivités concernées. Nous nous abstiendrons donc sur ce texte.
Mme Dominique Voynet, rapporteure. J’ai rencontré beaucoup d’élus locaux frontaliers qui seraient scandalisés d’entendre qualifier leurs communes de « cités-dortoirs » alors qu’ils déploient beaucoup d’efforts pour les garder dynamiques.
Par ailleurs, j’ai été frappée par l’ampleur des protestations portant sur l’aspect foncier de la question. Les dispositions de protection de l’environnement sont beaucoup plus exigeantes en Suisse qu’en France. Nous nous retrouvons donc à construire des bâtiments, des lotissements, des quartiers de piètre qualité dans un contexte foncier contraint alors que, de l’autre côté de la frontière, des paysages magnifiques sont préservés. C’est tout à fait désolant pour de très nombreux élus, qui ne sont d’ailleurs pas forcément écolos.
M. Stéphane Hablot (SOC). Il est question ici d’adapter une convention datant de près de soixante ans qui concerne presque 240 000 Français travaillant en Suisse, afin de moderniser un cadre bilatéral devenu obsolète et de simplifier ce qui était compliqué. Les objectifs sont la redistribution fiscale pour de nombreux territoires, la clarification des règles d’imposition, notamment pour éviter les doubles impositions, et la lutte contre l’évasion fiscale.
Nous voterons en faveur de ce texte, bien qu’il ne représente qu’un petit pas ; mais qui connaît les territoires transfrontaliers sait que les enjeux sont beaucoup plus larges. J’ai eu l’occasion de questionner les maires de communes frontalières, comme Saint-Jean-de-Luz près de l’Espagne, Mondorf-les-Bains au Luxembourg ou d’autres communes limitrophes de la Belgique ou de l’Allemagne : ils ne parlent plus de cités-dortoirs mais de relations bilatérales avec des coopérations en matière de transport, de construction, de logement et de services. Là sont les véritables défis.
Cette réforme n’est donc que le début d’un grand chantier de la coopération entre nos pays. Dès lors, comment comptez-vous évaluer ses effets, présents et à venir ?
Mme Dominique Voynet, rapporteure. L’évaluation est prévue aux alentours de 2028 mais la Cour des comptes a souligné à plusieurs reprises que les conventions fiscales avec les pays riverains sont mal évaluées. À l’occasion de la prochaine discussion budgétaire, nous suggérerons, en commission des finances, de réfléchir à une amélioration de la situation pour l’ensemble des conventions.
Mme Maud Petit (Dem). L’avenant dont il nous est demandé d’autoriser la ratification a été adopté par le Sénat ainsi que par l’Assemblée fédérale suisse le 14 juin 2024. Il vise à créer un nouveau régime d’imposition en matière de télétravail et à intégrer dans la convention les derniers standards internationaux développés par l’OCDE dans le cadre du projet de lutte contre l’érosion des bases d’imposition et le transfert des bénéfices.
L’objet de la convention fiscale de 1966 était de fixer les règles de partage des impositions entre la France et la Suisse en ce qui concerne l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les sociétés, la taxe sur les salaires et l’impôt sur la fortune immobilière. Son article 17 prévoit un principe d’imposition dans le pays où le salarié exerce son activité.
La pandémie de covid-19 a entraîné le développement du télétravail, qui n’est pas sans conséquence sur l’imposition des personnes résidant en France mais travaillant pour un employeur situé en Suisse : l’État de résidence devient de facto l’État d’exercice de l’activité. Face à cette situation, la France et la Suisse ont conclu divers accords amiables. L’un d’entre eux, temporaire, prévoit de maintenir l’imposition des travailleurs transfrontaliers dans l’État de l’employeur si l’activité de télétravail effectuée depuis l’État de résidence n’excède pas 40 % du temps de travail. Cet avenant vise à intégrer ces modalités dans la convention de 1966.
Les Démocrates voteront en faveur de ce texte, qui présente plusieurs avantages principaux pour la France. D’abord, il lui est favorable car il introduit une compensation fiscale au profit de l’État de résidence des travailleurs transfrontaliers. Il renforce la sécurité juridique à leur profit et simplifie les règles applicables en matière d’imposition des rémunérations. Il contribue aussi à une réduction du trafic routier, qui ne cesse de croître, en même temps que le nombre de travailleurs transfrontaliers. Enfin, l’avenant modernise le cadre de nos relations fiscales bilatérales au regard des derniers standards internationaux.
Toutefois, l’étude d’impact est incomplète quant aux conséquences de l’avenant sur nos recettes fiscales. Quels sont les mécanismes de surveillance et de contrôle qui accompagnent ces stipulations ?
Mme Dominique Voynet, rapporteure. Je m’interroge en effet beaucoup sur les modalités de mise en œuvre de la convention : les données nécessaires à un début d’évaluation de l’efficacité du dispositif ne seront pas disponibles avant fin 2026. Par ailleurs, ni les collectivités locales, ni les parlementaires, ni les services fiscaux ne disposent d’estimations fiables sur les montants en jeu. Les informations que nous obtiendrons au fur et à mesure nous permettront de rectifier le tir si le dispositif s’avère insatisfaisant.
Quant aux moyens du contrôle, il s’agit de deux mécanismes : les échanges d’informations entre les services fiscaux français et suisse, ainsi que les services des cantons concernés, et les déclarations des salariés.
M. Alain David, président. Je cède à présent la parole à un collègue qui désire s’exprimer à titre individuel.
M. Jérôme Buisson (RN). Dans mon département de l’Ain, frontalier de la Suisse – et plus particulièrement du canton de Genève –, de nombreux compatriotes passent la frontière pour travailler. Les liens entre les Français et les Suisses sont forts.
J’appelle toutefois votre attention sur la double imposition qui peut exister en cas de succession, suite au rejet par la partie helvétique de la convention applicable en la matière. Un concitoyen s’est ainsi retrouvé dans la situation ubuesque de devoir payer 115 % de droits sur la succession d’un cousin : 55 % en Suisse et 60 % en France. J’ai alerté plusieurs collègues, ainsi que le ministre de l’économie, mais rien ne semble avoir évolué.
Cet avenant à la convention fiscale contient-il un volet concernant les successions qui permettrait d’éviter ce type de situations ?
Mme Dominique Voynet, rapporteure. Non, l’avenant concerne exclusivement la pérennisation des dispositifs transitoires qui avaient été adoptés après la pandémie de covid pour clarifier la situation des télétravailleurs.
*
Article unique : (autorisation de l’approbation de l’avenant à la convention entre la France et la Suisse du 9 septembre 1966 modifiée, en vue d’éliminer les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune et de prévenir la fraude et l’évasion fiscales (ensemble un protocole), signé à Paris le 27 juin 2023)
La commission adopte l’article unique non modifié.
L’ensemble du projet de loi est ainsi adopté.
ANNEXE 1 :
TEXTE DE LA COMMISSION des affaires ÉtrangÈres
Article 1er
(Non modifié)
Article unique : (autorisation de l’approbation de l’avenant à la convention entre la France et la Suisse du 9 septembre 1966 modifiée, en vue d’éliminer les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune et de prévenir la fraude et l’évasion fiscales (ensemble un protocole), signé à Paris le 27 juin 2023)
ANNEXE 2 : LISTE DES PERSONNES auditionnÉes
PAR La RAPPORTEURe
Ministère de l’Europe et des affaires étrangères
– M. Antoine Starcky, chef de la mission de l’Allemagne et de l’Europe alpine et adriatique, sous-direction Europe 1, direction de l’Union européenne ;
– M. Florian Veaudecrenne, rédacteur Suisse, mission de l’Allemagne et de l’Europe alpine et adriatique, Direction de l’Union européenne ;
– Mme Claire Giroir, conseillère juridique, mission des accords et traités, direction des affaires juridiques.
Ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique
– M. Florian De Filippo, chef du bureau E1, direction de la législation fiscale ;
– M. Jason Prescott, rédacteur, direction de la législation fiscale.
([1]) Base erosion and profit shifting, soit l’érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices.