N° 1479

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 mai 2025.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE concernant

l’organisation des élections en France,

 

 

 

 

Président

M. Thomas CAZENAVE

 

Rapporteur

M. Antoine LÉAUMENT

Députés

 

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TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

 

 

 


La commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France, est composée de : M. Thomas Cazenave, président ; M. Antoine Léaument, rapporteur ; Mme Farida Amrani ; Mme Léa Balage El Mariky ; M. Erwan Balanant ; M. Bruno Bilde ; Mme Manon Bouquin ; M. Xavier Breton ; M. Pierre-Yves Cadalen ; Mme Colette Capdevielle ; Mme Eléonore Caroit ; M. Jean-Victor Castor ; M. Vincent Caure ; Mme Sophia Chikirou ; Mme Nicole Dubré-Chirat ; M. Emmanuel Duplessy ; Mme Agnès Firmin Le Bodo ; Mme Martine Froger ; Mme Pascale Got ; M. Guillaume Gouffier Valente ; M. Thomas Ménagé ; M. Maxime Michelet ; M. Frédéric Petit ; M. Kévin Pfeffer ; M. Stéphane Rambaud ; M. Emeric Salmon ; M. Thierry Tesson ; Mme Céline Thiébault-Martinez.

 


SOMMAIRE

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Pages

1. Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Garrigou, professeur émérite de science politique à l’université de Paris X-Nanterre, ancien membre de la commission des sondages (jeudi 16 janvier 2025)

2. Audition commune, ouverte à la presse, de M. Tristan Haute, maître de conférences à l’Université de Lille et chercheur au Centre d’Études et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales (CERAPS), et de Mme Marie Neihouser, maîtresse de conférences à l'Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, chercheuse associée à l’École européenne de science politique et sociale (ESPOL-Lab) (jeudi 16 janvier 2025)

3. Audition, ouverte à la presse, de Mme Clémentine Beauvais, universitaire en sciences de l’éducation à l’Université de York (Royaume-Uni), romancière et essayiste (jeudi 23 janvier 2025)

4. Audition, ouverte à la presse, de M. François Xavier Arnoux, docteur en droit, auteur d’une thèse sur l’histoire du vote blanc et de l’abstention (jeudi 23 janvier 2025)

5. Audition, ouverte à la presse, de M. Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes M. Emmanuel Glimet, président de section, et M. Olivier Fombaron, conseiller référendaire (jeudi 23 janvier 2025)

6. Audition, ouverte à la presse, de M. Roch-Olivier Maistre, président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) (jeudi 30 janvier 2025)

7. Audition, ouverte à la presse, de Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), et de M. Lionel Espinasse, responsable des répertoires de personnes (jeudi 30 janvier 2025)

8. Audition, ouverte à la presse, de M. Guy Geoffroy, vice-président de l’Association des Maires de France (AMF) (jeudi 30 janvier 2025)

9. Audition, ouverte à la presse, de Mme Véronique Cortier et M. Pierrick Gaudry, informaticiens, directeurs de recherche au sein du Laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications (Loria-CNRS/Université de Lorraine/Inria), contributeurs à la conception du logiciel de vote électronique code source ouvert Belenios (jeudi 6 février 2025)

10. Audition, ouverte à la presse, de représentants de l’Association des villes pour le vote électronique (AVVE) : M. Didier Gonzales, président, maire de Villeneuve-le-Roi, M. Guillaume Boudy, maire de Suresnes, et M. Etienne Béranger, adjoint au maire d’Issy-les-Moulineaux (jeudi 6 février 2025)

11. Audition, ouverte à la presse, de Mme Céline Braconnier et M. JeanYves Dormagen, professeurs de science politique, coauteurs de La démocratie de l’abstention (jeudi 6 février 2025)

12. Audition, ouverte à la presse, de représentants du ministère de l’intérieur : Mme Fabienne Balussou, directrice du management de l’administration territoriale et de l’encadrement supérieur (DMATES), Mme Sylvie Calvès, cheffe du service des élections, de la lutte contre la fraude et de l’innovation numérique, M. Alex Gadré, chef du bureau des élections politiques, M. Christophe Kirgo et Mme Mariam Pontoni, adjoints au chef du bureau des élections politiques (mercredi 12 février 2025)

13. Audition, ouverte à la presse, de Mme Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique (DINUM), M. Florian Delezenne, chef du département opérateur des produits interministériels, Mme Linda Debernardi, cheffe du pôle Fédération d’identité des citoyens-FranceConnect (mercredi 12 février 2025)

14. Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne Duclos-Grisier, directrice de l’information légale et administrative (DILA), Mme Florence Martini, responsable du pôle vie publique et Mme Karine Letrouit, responsable du département des systèmes d’information de l’administration numérique

15. Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Wahl, président directeur général du groupe La Poste, et M. Philippe Dorge, directeur général adjoint (jeudi 20 février 2025)

16. Audition, ouverte à la presse, de représentants du ministère de l’Europe et des affaires étrangères : Mme Pauline Carmona, directrice des Français à l'étranger et de l'administration consulaire, M. François Penguilly, chef du service des Français à l’étranger, et M. Gérard Fromageot, chef du bureau des élections et du droit électoral (jeudi 20 février 2025)

17. Audition, ouverte à la presse, d’anciens représentants des personnels de la société Milee (ex-Adrexo) (mercredi 5 mars 2025)

18. Audition, ouverte à la presse, de M. Vincent Strubel, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) (mercredi 5 mars 2025)

19. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Pierre Sueur, ancien ministre, ancien sénateur, co-rapporteur en 2010, avec M. Hugues Portelli, d’une mission d’information du Sénat sur le thème : “Sondages et Démocratie : pour une législation respectueuse de la sincérité du débat politique” (mercredi 12 mars 2025)

20. Audition commune, ouverte à la presse, de M. Alexandre Dézé, professeur de science politique à l’université de Montpellier, et de M. Luc Bronner, grand reporter au journal Le Monde (mercredi 12 mars 2025)

21. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean Gaeremynck, président de la commission des sondages, et de M. Stéphane Hoynck, secrétaire général (jeudi 13 mars 2025)

22. Audition, ouverte à la presse, de représentants du Service d’information du gouvernement : M. Michaël Nathan, directeur, M. Gaspard Tafoiry, secrétaire général, et Mme Tiphaine Bonnier, cheffe de cabinet (jeudi 13 mars 2025)

23. Audition, ouverte à la presse, de M. Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) (Mardi 18 mars 2025)

24. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les dirigeants des instituts de sondage implantés en France, produisant des études d’opinion sur des sujets liés au débat électoral (mercredi 26 mars 2025)

25. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) (mercredi 2 avril 2025)

26. Audition, ouverte à la presse, réunissant les responsables de l’information de BFMTV, CNews, LCI, et Franceinfo (jeudi 3 avril 2025)

27. Audition, ouverte à la presse, de représentants du ministère de la justice : M. Roland de Lesquen, adjoint au directeur des services judiciaires (DSJ), M. Clément Henry, chef du bureau du droit constitutionnel et du droit public général de la direction des affaires civiles et du sceau (DACS), et M. Adrien Tanné, rédacteur au bureau du droit constitutionnel et du droit public général de la direction des affaires civiles et du sceau (mercredi 9 avril 2025)

28. Audition, ouverte à la presse, de représentants de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) : Mme Laurence Franceschini, membre du collège, chargée de la vie politique et citoyenne, M. Mathias Moulin, secrétaire général adjoint, M. Antoine Gaume, ingénieur expert au service de l’expertise technologique, et Mme Chirine Berrichi, conseillère pour les questions parlementaires et institutionnelles (mercredi 9 avril 2025)

29. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Jacob, directeur général des outre-mer, et Mme Marie Grosgeorge, directrice de cabinet (mercredi 9 avril 2025)

30. Table-ronde, ouverte à la presse, réunissant des représentants en France des entrreprises Google, Meta, Snap.Inc., TikTok et X (jeudi 17 avril 2025)

31. Audition, ouverte à la presse, de représentants de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP) (jeudi 17 avril 2025)

32. Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Sananès, président d’Elabe, et de M. Vincent Thibault, directeur études-opinion (mardi 29 avril 2025)

33. Audition, ouverte à la presse, de M. Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos, et M. Jean-François Doridot, directeur général Public Affairs France (mardi 29 avril 2025)

34. Table-ronde, ouverte à la presse, réunissant des représentants des entreprises Bilendi, Dynata et Toluna (mardi 29 avril 2025)

35. Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Rérolle, directeur général de Périclès (mardi 6 mai 2025)

36. Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop, et M. François Kraus, directeur des études politiques de l’Ifop (mercredi 7 mai 2025)

37. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Yves Dormagen, président de Cluster17 (mercredi 7 mai 2025)

38. Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre-Édouard Stérin (mercredi 14 mai 2025)

39. Audition, à huis clos, de M. Lorenzo Andreozzi, expert chargé de la sécurité de la plateforme TikTok (mercredi 14 mai 2025)

40. Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre-Édouard Stérin (mardi 20 mai 2025)

41. Audition, ouverte à la presse, de M. François-Noël Buffet, ministre auprès du ministre d’État, ministre de l’Intérieur (mardi 20 mai 2025)

 


  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Garrigou, professeur émérite de science politique à l’université de Paris X-Nanterre, ancien membre de la commission des sondages (jeudi 16 janvier 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Mes chers collègues, pour la première audition de la commission d’enquête, nous avons le plaisir d’accueillir M. Alain Garrigou, professeur émérite de science politique à l’université de Paris X-Nanterre et ancien membre de la commission des sondages, entre 2017 et 2023.

En tant qu’universitaire, monsieur Garrigou, vous avez consacré de nombreux travaux aux questions du vote, du suffrage universel et de leur histoire, notamment l’ouvrage Le vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs, publié en 1992. Vous y posez d’emblée une bonne question : savons-nous ce que nous faisons quand nous votons ? Vos années à la commission des sondages vous donnent une expérience sur un autre sujet qui est au cœur de cette commission d’enquête. Vous avez développé un regard assez critique sur l’usage que nous en faisons.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Alain Garrigou prête serment.)

M. Alain Garrigou, professeur émérite de science politique à l’université de Paris X-Nanterre, ancien membre de la commission des sondages. Votre invitation me conduit à revenir sur le sujet du vote, auquel j’ai consacré une quarantaine d’années. Si je m’y suis autant intéressé, c’est que c’est une question centrale en sciences politiques ; or, à l’époque, elle était insuffisamment traitée et il y avait beaucoup à en dire. J’avais été inspiré par un article de Jean-Paul Sartre dans Les temps modernes en 1973, dont le titre a connu une large postérité : « Élections, piège à cons ». Il y considérait que les électeurs trahissaient leur classe – la classe ouvrière – dans l’isoloir. Scientifiquement fausse, cette réflexion était plutôt une manifestation de « l’esprit littéraire » dénoncé par Tocqueville – quand on préfère les belles phrases aux vérités. Il y avait toutefois une intuition intéressante dans l’idée que séparer les électeurs de leur monde pour en faire des individus n’est pas qu’une question de droit, mais change les relations sociales et donne une dimension structurante à la politique.

Néanmoins, Sartre se trompait. Si la désocialisation était bien réelle, il ne s’agissait pas tant de celle des ouvriers – encore qu’en 1848, on a vu des cortèges d’ouvriers se diriger vers les bureaux de vote – que de celle des villages : dans la France rurale, individualiser les personnes revenait à casser les relations sociales de tout le village. L’objectif était de les affranchir des influences des notables qui, bien plus que dans le monde ouvrier, exerçaient une « autorité sociale évidente » – pour reprendre les mots d’André Siegfried – sur les électeurs.

Désocialiser supposait par ailleurs un autre mode de socialisation que refusait de voir Sartre : la socialisation politique. Quel était le nouveau type de relations sociales, qui étaient les acteurs des relations instituées par ce simple instrument ? L’Université se fichait de cette question, à laquelle les meilleurs manuels ne consacraient pas plus d’une ligne.

J’ai donc souhaité mener l’enquête, à partir de 1983-1984. Étant avant tout chercheur en sciences sociales, historien et politiste, j’ai dès lors dû m’affranchir de mes prédécesseurs. J’ai longtemps consulté des archives que personne n’ouvrait jamais, certaines datant du XIXe siècle – dont des dossiers de l’Assemblée nationale. Je me suis intéressé à la réalité des élections, à la façon dont elles se faisaient, à la manière dont les choses étaient disputées, à ce que l’on considérait comme légitime dans la conquête des voix. J’ai découvert des choses finalement assez évidentes et j’ai écrit l’article « Le secret de l’isoloir » en 1988, puis l’ouvrage Le vote et la vertu.

L’économie du vote constituait un vaste champ de recherche. Faire campagne, par exemple, est une pratique qui apparaît seulement en 1881, parce qu’il fallait bien présenter le programme des candidats. Le recueil des professions de foi, dit le « Barodet », du nom d’un député radical, apparaît à cette époque. Mais les notables qui régnaient sur les campagnes n’en voyaient pas l’intérêt, parce que tout le monde les connaissait ! Loin d’être anecdotiques, ces éléments illustrent la relation avec les électeurs et la manière d’obtenir leur vote. Il a fallu aller sur les marchés, faire du porte-à-porte – ou canvassing, qui a été inventé en Angleterre. Encore aujourd’hui, certains députés disent apprécier aller sonner aux portes pour faire leur campagne, même si chacun sait que ce n’est pas ainsi qu’on gagne des voix, comme chacun sait que les professions de foi ne sont pas forcément lues par les électeurs. Il s’agit aujourd’hui davantage de rituels qui permettent de manifester une sorte de foi démocratique – ne pas le faire, c’est enfreindre les principes démocratiques.

Ce qui se joue alors, c’est l’invention de l’électeur – et celle des candidats. Or ce qui a été historiquement construit peut être déconstruit. Permettez-moi de citer la conclusion du Vote et la vertu : « Il est douteux que l’épilogue soit écrit, que la rationalité imposée par l’apprentissage électoral – une opinion s’exprime par un bulletin de vote – ne soit jamais menacée et d’abord par sa propre érosion. » Puis : « Nous vivons sur un legs dont on ne sait s’il est toujours neuf ou déjà ancien tout en étant apparemment moins contesté que jamais. Faute d’autre chose ? » En 1992, j’avais l’intuition d’une crise profonde de l’économie du vote, du système de représentation mentale et d’organisation du vote qui est aujourd’hui le nôtre. Manquait juste l’échéance : vingt, trente, quarante ans ?

J’ai donc, en attendant, préféré laisser le terrain à de plus jeunes que moi, qui l’ont intensément labouré, notamment le concept de « participation parcimonieuse » que j’avais avancé. Je me suis lancé dans le journalisme, activité plus gratifiante à court terme – alors qu’un ouvrage de fond prend dix ans de votre vie… Je me suis intéressé à la question de la mort avec Mourir pour des idées, la vie posthume d’Alponse Baudin, l’un de vos prédécesseurs, mort sur une barricade et panthéonisé. Sans le vouloir, j’ai également continué à m’intéresser au sujet du vote, sous un autre angle, grâce à mon activité en matière de sondages.

Je m’étais en effet aperçu que le discours des sondeurs ne tenait pas debout. Selon eux, les personnes interrogées par téléphone répondaient avec enthousiasme aux questions – le spontanéisme démocratique. J’avais pourtant constaté que les centres d’appels avaient du mal à obtenir des réponses. En 2001, j’ai publié dans Le Monde diplomatique un article intitulé « Les sondés ne veulent plus parler ». On m’a invité sur les plateaux, et cela s’est très mal passé. J’avoue que j’en ai été un peu surpris. Quoi qu’il en soit, c’est à cette occasion que j’ai reçu le plus beau compliment de ma vie, lorsqu’un sondeur en colère m’a dit : « Moi je brasse des millions, je ne me ferai pas intimider par un petit prof de fac ! » Cela m’a fait sourire, mais cela ouvre des réflexions intéressantes sur les rapports de force.

Les problèmes des sondages ne se limitaient pas au nombre de réponses : vraiment, cela n’allait pas du tout. En 2006, dans le contexte de la campagne présidentielle de 2007, j’ai publié un petit livre, L’ivresse des sondages, qui m’a aussi valu des relations assez tendues avec les professionnels. L’Observatoire des sondages, que j’avais fondé avec mon ami Richard Brousse, a été confronté à des tricheries caractérisées – dont, pardon, la commission des sondages ne s’occupait pas. Avant les élections européennes de 2009, j’avais par exemple repéré un sondage parfaitement truqué sur la popularité de Nicolas Sarkozy, où il apparaissait comme la deuxième personnalité européenne la plus populaire après Angela Merkel – sauf qu’il était le seul à ne pas avoir été testé dans son propre pays ; or les chiffres réalisés en France auraient fait baisser significativement ses résultats. En outre, les chiffres avaient été obtenus en faisant la moyenne des pourcentages de chaque pays, ce qui est une aberration statistique. Ainsi, deux pays comme l’Espagne et l’Allemagne, qui a le double de population, étaient mis à égalité.

Puis il y a eu l’affaire des sondages de l’Élysée, à l’occasion de laquelle j’ai d’ailleurs apporté de manière officieuse mon expertise aux députés qui m’ont sollicité. Cette affaire m’a valu des ennuis car il est ressorti d’une interview donnée à Libération que, selon moi, Patrick Buisson était soit un escroc, soit un financier de la campagne de M. Sarkozy. Je précise que j’ai utilisé cette formule, qui a été reprise dans l’article, pour essayer de convaincre au téléphone le journaliste de la justesse de mon propos, en ayant recours à un raisonnement hypothético-déductif. Le journaliste m’a prévenu la veille de la publication et je n’ai pas pu relire l’article. Patrick Buisson a porté plainte pour diffamation. Il a perdu en première instance, de nouveau en appel, et a été condamné aux dépens. L’affaire n’était même pas terminée que j’héritais d’une deuxième plainte en diffamation, cette fois de la société Fiducial. C’était cousu de fil blanc, cela s’appelle une procédure bâillon. Ces affaires ont duré de 2009 à 2015.

Cette expérience m’a appris beaucoup de choses, et j’ai parfois pu regretter un peu les archives. Mais tout cela m’a amené à conseiller MM. Sueur et Portelli sur leur proposition de loi sur les sondages visant à mieux garantir la sincérité du débat politique et électoral, adoptée à l’unanimité au Sénat et recalée à l’Assemblée nationale – certaines mesures n’étaient pas acceptables pour les sondeurs, notamment la fin des sondages par internet.

J’ai finalement été nommé à la commission des sondages par le Président de l’Assemblée nationale. J’y ai siégé pendant cinq ans. J’ai démissionné pour des raisons de principe dans les derniers mois, parce que le dernier rapport d’activité mettait en cause les scientifiques. Il reprenait exactement les propos d’un sondeur bien connu déclarant qu’on ne voyait pas les scientifiques dans les instituts de sondage – autrement dit qu’on ne faisait pas bien notre boulot. Que la commission puisse reprendre ce propos en dit long sur les rapports que j’ai pu y avoir pendant cinq ans.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pour ma part, je ne brasse pas des millions, mais je suis très heureux et fier de recevoir un professeur que j’ai lu durant mes études universitaires. Puisqu’il s’agit de notre première audition, je rappellerai le cadre de notre commission d’enquête. La Constitution dispose que le principe de la République est le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » et que « aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Si une partie du peuple ne participe pas aux élections, s’abstient, la question de sa représentation se pose, que ce soit dans les élections locales ou nationales. Or chacun d’entre nous, citoyen ou élu, souhaite que la représentation du peuple soit la plus exacte possible, afin que la République soit fidèle à ses principes.

Nous vous avons convié car vous disposez d’une double casquette, chercheur spécialiste des élections et ancien membre de la commission des sondages. Vos propos sur les sondages renvoient d’ailleurs à des sujets d’actualité, notamment leur influence possible sur les élections. On peut en effet raisonnablement penser que les sondages construisent des gagnants et des perdants potentiels et induisent dès lors des comportements électoraux qui s’apparentent à des paris, selon le principe du vote utile – on ne vote pas selon ses propres convictions, mais pour celui qui a le plus de chances de l’emporter.

Ma première série de questions porte sur les différents types de vote qui existent : vote électronique, par bulletin, par correspondance… Leurs caractéristiques ont-elles des effets sur la participation, y compris dans sa dimension sociale ? Autrement dit, certains participent-ils plus à certains scrutins qu’à d’autres ? La distance par rapport au bureau de vote ou le système électoral lui-même ont-ils une influence ? Quels sont les différents types d’électeurs et quelles sont leurs caractéristiques sociales ? Qu’est-ce qui caractérise les personnes qui ne participent à aucune élection ? Existe-t-il des électeurs intermittents, qui participent à certaines élections mais pas à d’autres ? Comment la science électorale analyse-t-elle cela : est-ce lié à la campagne électorale, à la situation politique ? Pour quelles raisons la participation a-t-elle très fortement augmenté lors des dernières élections législatives ?

Sur les sondages ensuite, vous vous montrez très critique. Il est vrai que, pour reprendre votre expression, que j’aime beaucoup, ce qu’ils racontent ne tient pas debout. Par exemple, juste après la censure du gouvernement Barnier, en décembre 2024, un sondage a fait état d’une augmentation de 11 points de la confiance des sympathisants « insoumis » envers l’action d’Emmanuel Macron. Ce que j’ai observé autour de moi me pousse à trouver cela un peu suspect. J’aimerais d’abord que vous nous parliez des sondages électoraux et du fait que les instituts de sondage demandent aux gens pour qui ils ont l’intention de voter parfois très longtemps à l’avance, voire sans que l’on connaisse les candidats. Autre question qui a de l’influence sur la vie politique, celle des sondages dits de personnalités, du type « quelles sont vos personnalités politiques préférées ? » Selon un récent sondage commandé par un journal d’extrême-droite, par exemple, seules des personnalités politiques d’extrême-droite figuraient, comme par hasard, parmi les personnalités préférées des Français…

Étant donné qu’une commission est censée en vérifier la fiabilité, comment est-il possible que des sondages commandés par des journaux d’extrême droite donnent des résultats d’extrême-droite et que d’autres donnent des résultats totalement différents, voire parfois lunaires ? Si les sondages ont un caractère scientifique, ne devraient-ils pas tous donner des résultats comparables ? Si je comprends bien, la commission des sondages ne peut exiger que les notices des sondages portant sur les élections, et les redressements sont donnés pour le panel et non pour les résultats du sondage. Quels sont les réels pouvoirs de contrôle et d’enquête de cette commission ?

M. Alain Garrigou. En matière de vote, il y a longtemps que les électeurs calculent, mais les sondages ont beaucoup accentué pour eux la dimension stratégique et tactique. Ils peuvent parfois faire diminuer la participation : certains électeurs considèrent que ce n’est pas la peine de se déplacer pour aller voter, non parce qu’ils ne trouvent pas de candidats qui leur conviennent dans l’offre électorale, mais parce que ces candidats n’ont aucune chance d’être élus. Disons que les sondages donnent une base statistique, juste ou fausse, à ces calculs d’anticipation et que cela ne favorise pas la participation.

Je voudrais toutefois mettre en garde contre la tentation d’aborder la question en termes techniques – de se demander par exemple quels éléments permettraient de favoriser la participation. Je vais prendre un exemple de l’autre côté de l’Atlantique, où le vote n’est plus le même après M. Trump.

Aux États-Unis, tout un ensemble de dispositions techniques ont été prises pour favoriser la participation. Face à ce qu’on appelle un « obstacle morphologique », les bureaux de vote étant très espacés sur ce très grand territoire, ils ont mis en place le vote par correspondance. Comme le jour du vote n’est pas favorable non plus, traditionnellement le mardi après le premier lundi de novembre – parce que, dans la société rurale et très croyante dans lequel le système a été conçu, le vote ne pouvait pas avoir lieu le dimanche – ils ont instauré le vote anticipé. Puis est venu le vote en ligne. Bref, puisqu’ils ne voulaient pas modifier leur Constitution, avec laquelle ils entretiennent un rapport sacré, les Américains ont ajouté des éléments techniques dont le résultat a été incontestablement une augmentation régulière de la participation ; je pourrai vous en communiquer les chiffres.

Sauf que M. Trump a contesté toutes ces dispositions, accusant ses adversaires d’avoir truqué le vote par correspondance et le vote anticipé. La société Dominion, qui produisait les machines à voter en ligne, a été abondamment attaquée par Fox News, au point d’ailleurs que la chaîne a finalement dû lui payer 787 millions de dollars pour éviter un procès. Cependant, que les accusations soient vraies ou fausses n’a aucune importance : le soupçon est là. Cela contrevient au principe de transparence. Quand on peut recompter des bulletins papier, chacun peut constater qu’il existe des preuves matérielles, mais c’est beaucoup plus difficile en ligne. Je ne pense pas que la société Dominion ait triché, car elle n’y avait pas d’intérêt, mais cela n’empêche pas la diffusion de fake news.

Le terme de fake news est l’exacte traduction des « fausses nouvelles », lesquelles, en France au XIXe siècle, étaient un motif d’invalidation du scrutin. Il s’agissait d’informations fantaisistes et de rumeurs diffusées par tous les camps, mais dans un cadre local et une société orale, ce qui fait qu’elles étaient très difficiles à démontrer. Les parlementaires, à qui revenait à cette époque le contrôle de la régularité des élections – dont ils ont été privés par la Ve République – ont donc abandonné cette incrimination, d’autant que les électeurs étaient censés être libres et souverains et que, de toute façon, s’ils ne l’étaient pas assez, l’instruction publique y remédierait. Aujourd’hui, la capacité de l’instruction publique à produire des individus informés, compétents et intéressés par la politique suscite quelques doutes. En revanche, il existe des moyens considérables pour alimenter les fake news dans l’offre politique.

À l’époque, les professeurs évitaient déjà autant que possible de dispenser cette « éducation civique » dans leurs écoles. La situation n’est guère plus facile aujourd’hui. Cette instruction se fait désormais largement par les réseaux sociaux – des bulles cognitives qui ne permettent aucune éducation au débat et à la contradiction, car on se rend toujours, par confort, sur les sites qui disent ce que qu’on a envie d’entendre. C’est une plaie, un mal très difficile à combattre car le système de « conquête des voix », selon la vieille expression, a été profondément déséquilibré. On voit de moins en moins les candidats qui font leur campagne de terrain et de plus en plus les chaînes en continu, qui ont besoin d’informations, quelles qu’elles soient. De plus en plus souvent, des puissances privées indépendantes contrôlent les réseaux sociaux et les moyens d’information, menant ce que Gramsci appelait la guerre des idées – sachant que cette guerre des idées est en grande partie matérielle, la question étant de savoir quels moyens consacrer pour arracher les suffrages et les victoires électorales.

En France, quelqu’un a commencé à adopter cette démarche : Patrick Buisson, qui n’aimait pas que l’on mette au jour certaines de ses méthodes. Je précise que je m’exprime sans aucun présupposé partisan et que je ne fais que mon travail de politiste et de défenseur de la démocratie – car, et j’assume ce point de vue corporatiste, la démocratie, c’est la liberté de recherche. Patrick Buisson parlait donc de guerre des idées, se présentant comme un gramscien de droite. Il s’agissait alors d’une entreprise assez artisanale, reposant sur certaines tricheries – je vous dirai exactement lesquelles si vous me posez la question – et qui est plutôt, de mon point de vue, une guerre « aux » idées. Cette expression est d’ailleurs le titre d’un livre que je devais publier cette année chez Dalloz, sauf qu’il semble que les directeurs de la collection se heurtent à la maison d’édition, qui craint une attaque en diffamation, même si je ne vois pas pourquoi.

La guerre aux idées se mène avec des appareils. Nous en avons eu un aperçu en France ; Cambridge Analytica a fait mieux en Angleterre, et les États-Unis font encore mieux aujourd’hui, quand les personnages les plus puissants engagent dans les élections des sommes inimaginables. Tout le monde ne dispose pas de Fox News – qui appartient certes à Murdoch mais qui fonctionne en coordination tacite –, une chaîne qui peut aussi bien abreuver le public de fake news aussi énormes les unes que les autres que payer des amendes faramineuses. J’y ai été confronté : heureusement que la 17e chambre du tribunal de Paris est magnanime avec les intellectuels ! Mais si M. Trump peut qualifier des ministres britanniques d’ordures ou de pédocriminels, je me demande si je ne ferais pas l’objet d’une plainte en diffamation si je gratifiais M. Musk des mêmes qualificatifs sur X. Et personne n’a envie d’engager une plainte en diffamation contre l’homme le plus riche du monde, tandis que celui-ci peut facilement faire la réciproque.

C’est la raison pour laquelle, en 2017, j’avais appelé l’attention du secrétariat d’État à la recherche sur cette question et qu’ont été adoptées des mesures de protection fonctionnelle permettant de s’exprimer sans trop de craintes.

Dans ce domaine entrent donc en scène des machines très riches, et votre commission touche forcément à la question très délicate de la montée des puissances privées indépendantes.

L’importance de l’opinion en matière de fake news m’amène à votre deuxième sujet : les sondages. Je précise d’emblée que je suis hostile aux sondages sur les intentions de vote, qui devraient carrément être supprimés. C’était d’ailleurs une mesure de la proposition de loi Portelli-Sueur, qui, je crois, n’a pas plu.

Revenons aux bases : ce qu’on demande aux gens, c’est ce qu’ils voteraient si les élections avaient lieu dimanche prochain. Or elles n’auront pas lieu dimanche prochain. On place donc les citoyens dans une situation de fiction. On ne connaît pas les candidats, on propose des noms de personnes qui ne seront peut-être pas candidates – et parfois qui étaient totalement inconnues trois mois plus tôt et qui ont été introduites dans le débat par des sondages de popularité. Les exemples sont connus. Ainsi, Mme Ségolène Royal n’aurait jamais été candidate si elle n’avait pas commencé à un moment à figurer dans les cotes de popularité, et M. Zemmour n’aurait pas atteint un score de 17 % – bien entendu, ces choses ne se font pas toutes seules. On peut certes dire qu’il s’agit d’information. C’est d’ailleurs ce que défendent les sondeurs, selon lesquels il revient aux électeurs de faire la part des choses. C’est leur accorder beaucoup trop de compétences, car tout le monde ne peut pas passer sa carrière à étudier ces questions techniques.

Les sondages sur les intentions de vote mettent donc les gens dans des situations fictives, et ils le font aujourd’hui en ligne. Si vous avez déjà répondu à des sondages en ligne, vous aurez constaté que lorsqu’on réfléchit trop longtemps avant de répondre, on est déconnecté – car cela fait suspecter l’intervention d’une tierce personne, alors que le vote, ou l’opinion, sont individuels. En d’autres termes, si vous réfléchissez sérieusement à un choix politique, votre opinion ne compte pas : c’est le monde à l’envers ! Or plus des trois quarts des sondages se font aujourd’hui en ligne : c’est plus rapide, on trouve plus facilement des personnes qui répondent – parfois pour gagner des appareils ménagers, comme cette enseignante présentée dans un reportage de l’émission « Cash investigation », qui répondait aux sondages pour faire des cadeaux à toute sa famille. C’est une belle illustration de la raison pour laquelle je parle de « guerre aux idées » : si on se met à réfléchir, ça ne marche pas ; il faut entrer dans la case, et vite, sinon c’est terminé !

Le journaliste Luc Bronner a montré dans Le Monde qu’on pouvait tricher – ce que nous savions déjà à l’Observatoire des sondages, mais on nous écoute moins que Le Monde. Il l’a fait lui-même en répondant plusieurs fois à des sondages, ce que niaient les sondeurs et les panélistes – spécialité apparue quand les sondeurs ont externalisé une partie du travail. Cette enquête a donné lieu à des auditions de la commission des sondages, qui a invité, comme de juste, tous les sondeurs… mais pas le journaliste qui avait, je le sais, des choses désagréables à dire.

Les intentions de vote sont un artefact dont profitent ceux qui sont les mieux armés pour en profiter, c’est-à-dire ceux qui ont des moyens de communication et de l’argent. C’est un progrès de la ploutocratie – et je ne parle même pas des États-Unis : j’imagine que chacun ici est choqué qu’Elon Musk donne chaque semaine un chèque d’un million de dollars, ce qui, chez nous, serait quand même un motif d’invalidation de l’élection. Toujours est-il qu’en France, la situation ne s’améliore pas.

Vous avez cité un sondage. À l’occasion du nouvel an, le Journal du dimanche (JDD) a publié son sondage sur les personnalités les plus appréciées des Français. Vient toujours en tête le chanteur Jean-Jacques Goldman, qui ne chante plus depuis longtemps – j’aurais pour ma part suggéré aux sondeurs de proposer les noms de personnes décédées : je suis sûr que certaines auraient obtenu un bon score ! Et, comme par hasard, arrivent ensuite les noms de certaines personnalités.

Le 4 décembre dernier, un sondage CSA pour le JDD, Europe 1 et CNews donnait Michel Barnier censuré et Jordan Bardella favori des Français pour le poste de Premier ministre. Le 26 décembre, un sondage CSA pour le JDD, Europe 1 et CNews affirmait que 62 % des Français estimaient que la justice était partiale. Le 6 janvier 2025, un sondage CSA pour le JDD, Europe 1 et CNews révélait que 94 % des Français réclamaient l’expulsion des influenceurs algériens menaçants. Or CSA appartient à M. Bolloré ; le JDD, Europe 1 et CNews aussi.

Il faut être réaliste : voilà le genre de dispositif de guerre aux idées qui est en train d’être organisé en France. Ce dispositif menace chacun. Il marginalise les partis politiques. Les sondages ont largement remplacé les partis, et même les primaires, dans la sélection du personnel politique. Je m’étais demandé pourquoi M. Bolloré achetait CSA, institut de sondage connu qui a arrêté son activité dès qu’il a été acheté. Nous avons maintenant la réponse, et encore la France est-elle très en retard sur les États-Unis, car elle n’a pas de Fox News et de M. Musk – et il n’y a pas qu’eux !

Il faut donc prendre la mesure des choses. Les réformes ponctuelles sont justement ponctuelles. Améliorer la participation ne suffit pas si elle est largement déterminée par les réseaux sociaux, si l’offre est déterminée par les sondages parce que les partis ont été dépossédés de leur fonction de sélection des candidats. Il s’agit bien d’une crise du suffrage universel, et les mesures de contrôle ne sont pas assez assumées. Les incriminations pour fausses informations ont été abandonnées dans les années 1880 ; comment combattre aujourd’hui les fake news ? Il faut revoir à peu près tout le dispositif institutionnel.

Il va sans dire que la proposition d’interdire les sondages d’intentions de vote ne plaît pas à certains. Mais c’est tout le système de contrôle de régularité qu’il faut revoir. Confié jusqu’en 1958 aux assemblées parlementaires, il l’est aujourd’hui à des administrations. Je pense qu’il faut que le contrôle – c’est-à-dire l’étude des cas, la vérification de la régularité des élections, de la liberté d’expression et de la sincérité du vote, la faculté de prononcer des invalidations – soit de nouveau associé aux corrections, c’est-à-dire au travail de réforme incombant au législateur.

Je pense en effet que les plus compétents pour apprécier la régularité et donc pour proposer des réformes sont ceux qui sont au contact du vote, et non pas des hauts fonctionnaires – même pas le Conseil constitutionnel, et encore moins le Conseil d’État ou la Cour des comptes. Avec tout le respect que j’ai pour les membres ces institutions, mon expérience à la commission des sondages me force à dire que ce n’est carrément pas leur truc ! J’ai entendu des énormités. Mais le pire était le silence dans des cas où la commission aurait dû intervenir. Quand je demandais, on me répondait que de toute façon, quand on saisissait le procureur, il classait sans suite… Mais alors, à quoi sert la commission ?

Il faut donc reconsidérer le contrôle de régularité. Je serais, pour ma part, favorable au retour à un contrôle de régularité républicain qui associerait deux compétences : celle des praticiens, les parlementaires, et celle des réformateurs, les législateurs, qui sont les mieux placés pour changer les choses face à la réalité qu’ils observent.

M. le président Thomas Cazenave. Pour rester dans le champ de nos travaux : vous parlez de retrouver un contrôle républicain sur le processus électoral, mais quel est votre regard sur l’organisation des élections dans notre pays ? Pour le grand spécialiste que vous êtes, qui a certainement observé aussi les autres processus électoraux, quelles sont les grandes failles et les potentielles irrégularités qui apparaissent dans le processus conduisant au vote ?

Par ailleurs, vous disiez à propos du système américain que l’élargissement des possibilités offertes pour voter s’était traduit par une augmentation de la participation. Le vote par correspondance est-il transposable dans notre pays ? Quel est votre point de vue sur le vote obligatoire ?

Enfin, pouvez-vous entrer dans les détails s’agissant du fonctionnement concret de la commission des sondages ?

M. Alain Garrigou. De nombreux pays connaissent des problèmes en matière d’organisation des élections. La France doit être l’un des mieux rodés, avec des employés municipaux habitués à tenir les bureaux de vote et qui sont d’ailleurs payés pour le faire, puisqu’ils y sacrifient leur dimanche. Il y a certes toujours des contestations, des petits filous qui veulent priver les autres listes de bulletins, mais c’est devenu un peu folklorique, même si c’est désagréable pour ceux qui y sont confrontés. Par comparaison avec un lointain passé, les bureaux de vote français sont particulièrement calmes. La procédure d’invention de l’électeur a réussi à le « domestiquer » – terme sociologique qui n’a rien de péjoratif ; Tocqueville avait lui-même employé l’excellente expression d’apprivoisement du suffrage universel. Un manuel de science politique qui vient de connaître sa troisième édition emploie d’ailleurs cette formule, sur ma contribution personnelle.

Les électeurs savent donc incontestablement se tenir selon les principes de la démocratie représentative, et le personnel est expérimenté. Par rapport à il y a cent ans, il n’y a pas beaucoup d’incidents – détrompez-moi si je ne les ai pas vus. Il me semble ainsi que, du point de vue procédural, l’institution fonctionne. Les menaces viennent d’ailleurs.

Vous vous demandez comment augmenter la participation, mais il faut aussi poser la question de la qualité. Cela rejoint le problème de la corruption, qui est en perte de vitesse : rappelez-vous les rastels d’antan, pendant lesquels on abreuvait les électeurs d’alcool et de cigares… Cette pratique a disparu il y a un peu plus d’un siècle. On imagine mal aujourd’hui acheter des voix d’une façon aussi rudimentaire – le problème, c’est qu’on en achète encore, mais d’une manière plus indirecte et beaucoup plus coûteuse.

Les électeurs qui se déplacent pour voter sont des gens politisés, qui s’intéressent un tant soit peu à la compétition politique et ont des préférences. Cela me permet de répondre à votre question sur l’obligation de vote, un principe qui s’accorde mal avec la liberté d’expression puisqu’il s’agit en réalité d’une « obligation d’expression ». Cette règle existe notamment en Belgique, où elle est très mal appliquée car aucune amende n’est infligée aux contrevenants. Par ailleurs, elle donne de l’État une image coercitive qui ne me semble pas souhaitable.

Pour augmenter la participation donc, d’autres moyens existent. Je pense notamment au vote par correspondance, qui a existé avant d’être supprimé en 1973, en raison de fraudes massives dans certaines régions de France que je ne citerai pas. A-t-il favorisé la participation électorale ? C’est possible, mais vraiment à la marge. Les gens qui veulent aller voter seraient capables de traverser la France pour cela – on est convaincu ou on ne l’est pas. Je ne pense pas que de telles modifications, de l’ordre du détail, permettraient de résoudre le problème de la participation.

Plus importante est la question du vote en ligne. L’économie numérique nous donne les moyens de la démocratie directe. En poussant le raisonnement au bout, il n’y aurait alors plus besoin de Parlement ! Il suffirait d’interroger les citoyens en direct sur n’importe quel sujet. Pourquoi ne le fait-on pas ? C’est un vaste sujet de réflexion. On peut imaginer le bazar, le doladoli que cela provoquerait. On n’a rien trouvé de mieux que le régime représentatif !

Il n’empêche que le vote en ligne, depuis le domicile de l’électeur, est parfaitement envisageable. Mais, d’abord, ce procédé n’apporterait aucune garantie quant au caractère individuel du vote. Certes, nous n’en avons pas toujours dans le système actuel, car des personnes du troisième âge se font parfois accompagner dans l’isoloir, mais cette pratique reste marginale. Surtout, depuis que M. Trump, Fox News et d’autres ont accusé de tricheries les sociétés chargées d’organiser le vote en ligne, celui-ci est devenu impossible. Déconsidéré, il jetterait le soupçon sur le vote des citoyens ordinaires, car il n’existe pas de preuve matérielle, visible, que tel ou tel suffrage a été émis. En attendant que l’on me donne des arguments convaincants en faveur du vote en ligne, je n’appelle absolument pas à une réforme en ce sens, qui serait infiniment périlleuse.

S’agissant enfin du fonctionnement de la commission des sondages, un amendement du sénateur Sueur a prévu la présence en son sein de trois personnalités extérieures, respectivement nommées par le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée nationale. C’est à ce titre que j’en ai été membre. Je ne crois pas que l’on m’ait nommé par hasard : on a sans doute voulu y faire entrer une voix critique. Je l’ai immédiatement compris, puisqu’on m’a demandé de respecter le devoir de réserve… Un critique des sondages était donc neutralisé dès son intégration dans la commission des sondages. Je ne pense pas que cela ait été l’intention du Président de l’Assemblée nationale quand il m’a nommé.

Pour ne rien vous cacher, cette expérience a été un peu difficile. J’ai résisté pendant cinq ans. Lors de la première séance, nous avons évoqué une lettre du sénateur Sueur, qui recommandait plus ou moins à la commission des sondages de faire correctement son travail. Le secrétaire général, lui, considérait que l’institution accomplissait tout à fait bien sa tâche : je lui ai donc suggéré de répondre tout simplement au sénateur ; on m’a rétorqué qu’on ne parlait pas comme cela à un sénateur. Puis j’ai commencé à faire mon travail normal, critique, puisque j’avais été nommé pour cela. Au bout d’un moment, une conseillère d’État, excédée, m’a lancé que les sondages n’avaient jamais été aussi bons qu’aujourd’hui, grâce à la commission ; je lui ai répondu que j’étais désolé, mais que je travaillais sur les sondages depuis quelques années et qu’ils n’avaient jamais été aussi mauvais. L’entrée en matière était sympathique, comme vous pouvez le voir, et les moments un peu tendus se sont succédé ensuite, dans une atmosphère parfaitement courtoise entre gens qui ont une bonne éducation et savent ne pas s’insulter.

J’ai donc observé, puisqu’après tout, c’était mon travail. Je n’ai pas abdiqué, j’ai répondu à un certain nombre de choses. La dernière année, j’ai encore été rappelé par lettre au devoir de réserve. J’ai répondu très sèchement, d’autant que j’avais réduit mon activité de critique, ne serait-ce que parce qu’il faut savoir passer à autre chose et ne pas s’enferrer dans une obsession.

J’ai demandé à plusieurs membres de la commission à quoi servait leur travail. Lorsque la justice est saisie, l’affaire est classée sans suite. Mais le travail de contrôle a tout de même un aspect utile, puisqu’un rapport d’activité est rédigé, reprenant le résultat de tous les sondages publiés ayant un rapport direct ou indirect avec le vote. Cela garantit peut-être par anticipation que les sondeurs font plus attention, mais cet effet n’est pas mesurable. En tout cas, il est clair que l’existence de la commission offre une légitimité aux instituts de sondage.

Mais ce n’est pas suffisant. Un jour, nous avons discuté d’un sondage financé par une association absolument inconnue. Me doutant que c’était un prête-nom, j’ai demandé qui était le financeur réel. Le secrétaire permanent de la commission m’a répondu qu’on n’était pas des flics ! J’ai répliqué que c’était pourtant bien l’intention du législateur, et que je le savais pour avoir été consulté sur le texte chargeant la commission d’identifier l’origine des financements. Ce à quoi le secrétaire général de l’époque a rétorqué : « Ah, je m’en doutais ! »

La commission n’applique donc même pas la loi… Bien sûr qu’il est important de savoir qui paie les sondages : ce sont parfois des journaux, des médias, mais dans un certain nombre de cas, le financeur n’est pas identifié.

J’ai donc tenu bon jusqu’à un mois avant le terme de mon mandat. Quand j’ai annoncé ma démission, on m’a téléphoné pour me dire qu’on allait changer la conclusion du rapport d’activité. J’ai répondu que c’était trop tard.

M. Frédéric Petit (Dem). Comme vous, je considère que les questions posées dans le cadre de cette commission d’enquête ne sont pas nouvelles : on en débattait déjà dans les années 1970, quand je suis devenu électeur, et dans les années 1980. Il convient donc effectivement d’élargir notre loupe.

En tant que député des Français de l’étranger, j’ai été élu avec le vote par internet, et cela s’est très bien passé. J’aimerais toutefois apporter une précision très technique mais non moins importante : les machines Dominion ne font pas du vote à distance, mais du vote par internet à l’intérieur d’un bureau de vote. Il faut bien distinguer le vote à distance, effectué depuis le domicile de l’électeur, des machines à voter.

L’utilisation d’internet ne pose pas forcément de problème : lors des cinq années que j’ai passées en Égypte, je faisais des virements sécurisés de 20 000 euros depuis mon bureau. Du reste, le vote par internet qui a permis l’élection des députés des Français de l’étranger est tout aussi sécurisé et contrôlé par les citoyens que le vote traditionnel ; il n’est d’ailleurs pas fait appel à des fabricants de machines, mais à des prestataires de sécurité informatique.

Ayant une formation scientifique, j’aimerais vous poser une question assez précise sur le fonctionnement de la commission des sondages. Prenons l’exemple des associations de chasse, qui procèdent par sondages pour dénombrer les animaux avant d’établir les plans de chasse : elles comptent toujours les animaux dans la même parcelle, si bien que quand elles disent qu’il y a 1 000 chevreuils dans le Doubs, cela signifie en réalité que 1 000 chevreuils sont passés à l’endroit du sondage.

Il faut donc bien distinguer deux choses. La vérité scientifique – le panel interrogé, les réponses apportées – me semble inattaquable ; nous aurions d’ailleurs bien du mal à empêcher quiconque de demander à des électeurs pour qui ils voteraient s’il y avait un scrutin demain. L’utilisation des résultats du sondage, en revanche, peut poser problème. La commission fait-elle cette différence ? Elle affirme contrôler la vérité scientifique, autrement dit la méthode de comptage –  ainsi, le calcul que vous avez évoqué à propos de M. Sarkozy relevait de la faute ou du mensonge scientifique – mais s’intéresse-t-elle aussi aux financeurs des sondages et à la façon dont ces derniers sont utilisés et commentés ? Cela conduirait les législateurs et contrôleurs que nous sommes à se pencher sur l’organisation et le financement des campagnes électorales. Mais vos premiers témoignages m’ont donné le sentiment que la commission était peu encline à se saisir de ces sujets.

M. Alain Garrigou. Le secrétaire permanent de la commission reçoit les notices techniques de tous les sondages ayant un rapport direct ou indirect avec une élection. Je ne pense pas que cela pose problème : il s’agit là d’un travail de documentation. Ce secrétaire permanent peut saisir le secrétaire général ou le président, tous deux conseillers d’État, de certains aspects techniques qui paraissent discutables. Je ne me souviens pas d’avoir participé à une séance au cours de laquelle la question de l’usage médiatique d’un sondage aurait été posée. Cela pourrait pourtant susciter de longues discussions !

Ainsi, l’activité de la commission ne paraît pas adaptée. L’organisme s’intéresse aux statistiques, sans pouvoir les vérifier ; au demeurant, les sondeurs se sont améliorés puisqu’ils publient désormais des marges d’incertitude. Mais la question du commanditaire n’est jamais posée. Autrement dit, la curiosité de la commission n’est pas immense, ce qui peut avoir des conséquences fâcheuses.

Je prendrai l’exemple d’un sondage concernant les chances de réélection de M. Sarkozy – je ne lui en veux pas du tout ! Simplement, la justice s’est prononcée sur le système qu’il a contribué à monter. Trois mois avant le scrutin de 2012, les sondages d’intentions de vote le donnaient perdant au second tour, à 40 % des voix. Les spécialistes savaient bien que ce n’était pas sérieux. Comme par hasard, on a découvert au lendemain du meeting de Villepinte, qui a marqué son entrée en campagne, qu’il était passé en tête : les courbes s’étaient inversées. Or, pour les sondeurs, lorsqu’un deuxième prend la première place, c’est qu’il a gagné l’élection.

Certes, il arrive qu’après un meeting relayé par tous les médias, les intentions de vote pour un candidat augmentent, mais de là à prédire la victoire finale de M. Sarkozy… C’est pourtant ce qu’a fait l’Agence France-Presse (AFP) dans une dépêche. J’ai appelé mon correspondant à l’AFP, qui était spécialiste des sondages, pour m’étonner qu’il n’ait pas vu la tricherie : le sondage avait été réalisé pour moitié en ligne, pour moitié au téléphone, en se basant sur un baromètre à la date inexacte… Il s’est avéré que mon correspondant était en congés lors de la publication de la dépêche et qu’il a corrigé le lendemain. Par la suite, l’auteur du sondage sur cette inversion des courbes a minimisé les choses en expliquant qu’on y avait accordé bien trop d’importance, mais si sa prédiction s’était réalisée, il aurait été très fier de son coup !

La commission des sondages n’a réagi ni au fait que le sondage était biaisé, ni à la couverture médiatique qui lui a été réservée – car cette opération était évidemment totalement planifiée ; je présume même que les titres étaient déjà prêts ! Bref, vous le voyez, les sondeurs sont bien tranquilles.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Les sondages ne sont que des photographies de l’opinion à un moment donné ; ils ne sont pas l’alpha et l’oméga d’une campagne, ni l’élément qui influence le plus le corps électoral. Que peut-on faire pour les remettre à leur juste place ? Faut-il les encadrer, dans les campagnes électorales, en termes de volumes ou de délais ?

Je m’interroge également sur les panels sélectionnés, qui témoignent d’un parti pris des sondeurs. Le choix des personnes interrogées et la visibilité qu’ont les enquêteurs sur le profil de celles-ci ont incontestablement une influence sur les résultats d’un sondage, et donc sur les comportements électoraux. Quel encadrement peut-on proposer ?

M. Alain Garrigou. Il convient de distinguer les sondages politiques, notamment ceux qui ont un rapport direct ou indirect avec le vote, de tous les autres sondages, qui, d’une certaine manière, ne nous regardent pas. Ce sont les sondages politiques qui posent problème, parce que tous les élus sont persuadés qu’ils ont des effets performatifs sur le vote – et il suffit de le croire pour que cela soit vrai ! Ils doivent donc être encadrés. Les autres sondages peuvent toujours donner lieu à des poursuites pénales ou à des plaintes pour diffamation, quand il ne suffit pas de s’en remettre au discernement des citoyens.

Parmi les sondages politiques, il faut encore distinguer ceux qui portent sur les intentions de vote et, à ce titre, interviennent directement dans le processus institutionnel. On peut considérer que ces sondages sont devenus, de fait, des institutions, dans la mesure où ils participent à la sélection du personnel politique. Ce sont des instruments non constitutionnels, livrés au marché et évidemment à bon nombre de manœuvres. Les autres sondages politiques revêtent un enjeu moindre : après tout, on a bien le droit d’interroger l’opinion sur la popularité de certaines personnalités politiques, en mettant M. Goldman au milieu !

Il serait bon que la critique des sondages se développe un peu plus et qu’elle ne repose pas uniquement sur un petit nombre d’universitaires qui vont au charbon et s’attirent des ennuis. Certains collègues m’ont dit : « À ta place, j’en crèverais. » Les poursuites en diffamation, cela fait peur. Mais on s’y habitue.

Ne mélangeons donc pas tout : la question de la régulation se pose pour les sondages d’intentions de vote. Pour autant, ces derniers procèdent aussi d’une croyance démocratique fondée sur la liberté d’expression et la nécessité du débat. Nous devons nous en occuper car ils ont des effets de plus en plus marquants sur l’activité politique et la légitimité des élus.

M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). La question des sondages est effectivement décisive. J’aimerais vous interroger en partant de deux cas concrets.

Le premier est d’une actualité brûlante, puisqu’il concerne la motion de censure sur laquelle l’Assemblée nationale est appelée à se prononcer cet après-midi. Si j’en crois un sondage Elabe, 62 % des Français ne souhaitent pas que le Gouvernement Bayrou soit censuré. Voici le commentaire qu’en fait BFM TV : « Le gouvernement de Michel Barnier avait obtenu exactement le même score début octobre au lendemain de son discours de politique générale. Il a tout de même été censuré en décembre, à la satisfaction de 54 % des Français ». Les Français seraient tout de même bien inconstants ! Ce qui m’amène à penser qu’un sondage ne peut pas prétendre être une photographie. Sinon, que photographie-t-il ? Les opinions argumentées et raisonnables censées fonder une démocratie représentative ne sont pas une succession d’instantanés, mais une construction intellectuelle qui s’étale dans le temps. C’est cela, la République des Lumières !

Deuxième cas concret, l’élection présidentielle de 2022. J’ai repris tous les sondages de la semaine précédant le premier tour. Le seul candidat pour lequel les instituts se sont trompés est Jean-Luc Mélenchon. Globalement, les autres candidats ont obtenu le score qu’on leur avait prédit, à l’exception d’Éric Zemmour, qui a fait un peu moins. Harris Interactive, l’institut qui s’est le moins trompé, a estimé le résultat de Jean-Luc Mélenchon 4 points en dessous de son score réel, qui a finalement été de 22 %. Quant à Ipsos, le 5 ou le 7 avril, il le donnait à 16,5 %. Cela pose un problème démocratique grave car Jean-Luc Mélenchon était le candidat de gauche le mieux placé et qu’il a pâti de la théorie du vote utile, certains électeurs ayant préféré un autre candidat en croyant qu’il n’avait aucune chance d’accéder au second tour.

Les sondages ont donc présenté une image de l’opinion complètement faussée ; or le choix effectué par les électeurs au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 nous engage encore aujourd’hui. Quel jugement portez-vous sur le poids des sondages dans ce genre de moment politique décisif ? Quel est le lien entre cet écart si important et le biais sociologique lié à la constitution des panels ? Comme vous l’avez dit, certaines personnes sont très motivées pour répondre à des sondages, tandis que d’autres se sentent plus à distance. Trouvez-vous que les panels assurent une bonne représentation du corps électoral ? Comment garantir leur bon fonctionnement ?

Enfin, vous avez évoqué tout à l’heure Donald Trump et Elon Musk. En France, l’institut CSA appartient à Vincent Bolloré, dont on connaît l’agenda politique d’extrême droite et le soutien à une politique fasciste ou néofasciste. Cela a-t-il selon vous des implications politiques ?

M. Alain Garrigou. Prenons garde que notre critique des sondages ne porte pas uniquement sur ceux qui ne nous plaisent pas. Que voulez-vous signifier, que les sondages que vous avez cités étaient truqués ? Certes, ils sont en partie faits au doigt mouillé, dans la mesure où les sondeurs s’accordent des petits aménagements, mais l’absence de truquage est garantie par leur caractère collectif. Les instituts ne comptent pas qu’une seule personne.

Il est vrai que les résultats des sondages peuvent dissuader certains électeurs de voter pour tel ou tel candidat, mais chacun connaît la règle du jeu : il appartient à ceux qui sont lésés de tirer les ficelles qu’il faut pour mobiliser leurs électeurs. Le problème est que cela remet en cause la légitimité du vote. Remarquez au passage que, si l’abstention augmentait considérablement, les sondages apparaîtraient plus représentatifs de l’état de l’opinion que le suffrage universel – j’ouvre là une perspective apocalyptique !

Nous connaissons le fonctionnement des boîtes de sondages, car ceux qui y travaillent sont souvent nos anciens étudiants, qui font fuiter certaines informations ; le reproche que l’on nous fait de ne pas visiter les instituts n’est donc pas très loyal. Ainsi, nous savons que les sondeurs ne sont pas toujours d’accord, et qu’ils se contrôlent de manière minimale – j’ai en tête quelques anecdotes confidentielles à ce propos.

Il faut se pencher sur les conditions dans lesquelles les gens sont interrogés. Dans un sondage en ligne, ils n’ont pas le temps de réfléchir : ne nous étonnons donc pas de constater certaines variations ! Quand le chronomètre tourne et que le temps imparti approche du terme, les sondés choisissent la première réponse qui vient. Voilà pourquoi M. Goldman est toujours en tête du classement des personnalités préférées des Français – il en disparaîtra progressivement, du fait de la mortalité naturelle des membres du panel.

Qu’est-ce qu’un panel ? Nous devons ce terme à Jacques Chirac qui, aux alentours de l’an 2000, a parlé de « panel » pour désigner le contenu du panier de la ménagère. On l’utilise maintenant pour à peu près tout, notamment dans les enquêtes de consommation.

Un panel, c’est beaucoup de monde : des centaines de milliers de personnes, voire un ou deux millions, dont on prend une partie pour l’interroger en ligne. Au départ, ce panel est aléatoire et il faut le rendre représentatif, en fonction de variables lourdes. Auparavant, pour les sondages par téléphone, on appelait les personnes et c’est seulement si elles correspondaient à la catégorie que l’on cherchait, par exemple un ouvrier âgé de 30 à 55 ans, qu’on les interrogeait. À la fin de l’enquête, on avait déjà pléthore de retraités et on chassait la perle rare ! D’ailleurs les enquêteurs, qui étaient payés à la pièce, trafiquaient un peu le panel pour obtenir un échantillon représentatif.

Aujourd’hui, on établit le panel représentatif à la fin. Or qui cela intéresse-t-il de faire partie d’un panel ? D’abord des personnes qui ont besoin de s’occuper un peu pendant la journée – c’est une sorte de jeu, et elles perçoivent une gratification mineure –, et celles qui sont politisées et à l’affût des sondages. Or comment rendre le panel représentatif en fonction des variables lourdes, comme avant, alors que l’entrée dans l’enquête en ligne a déjà filtré les « clients » ? Cela pose un problème. Par conséquent, il ne faut pas accorder trop d’importance à ce type de sondage. Mais les sondages par téléphone, auxquels les gens refusent de répondre, sont devenus très rares et très coûteux.

On parle de science en matière de sondage, ce qui est parfaitement abusif. Ce sont les technologies de la science qui sont utilisées depuis le XIXe siècle. La représentativité est une notion qui est apparue au début du XXe siècle mais dont on tient désormais moins compte – on prend ses aises, parce que d’autres intérêts entrent en jeu. Je ne remets aucunement en question l’existence des sondages : c’est un bon moyen d’évaluer les choses, et on ne pourrait pas le faire autrement. Mais les sondages comportent une marge d’erreur parfaitement acceptable, ce qui n’est pas le cas du vote. Il ne faut jamais oublier la manière dont la cuisine est faite. La méthode utilisée doit être à la hauteur de ce qu’on fait dire aux sondages.

M. Vincent Caure (EPR). Une fois n’est pas coutume, j’appuie les propos du rapporteur : je pense que personne ici ne brasse de millions, en tout cas pas moi, ce qui dissipe tout soupçon de connivence qui pourrait perdurer. Et, autre point commun, je suis très heureux de vous entendre, professeur, après vous avoir connu par le truchement de vos ouvrages pendant mes études.

J’en reviens aux modalités d’organisation du vote et à la longue conquête de l’économie du scrutin. Comme le disait Frédéric Petit, lors des dernières élections législatives, qui ont été organisées dans un calendrier très resserré, le vote en ligne a offert à des milliers de personnes vivant à l’étranger et éloignées des consulats ou des emprises françaises la possibilité de voter depuis chez elles. S’agissant de la distance entre les bureaux de vote et le domicile, la situation des Français de l’étranger se rapproche plus de celle des Américains que de celle des Français de l’Hexagone. En Europe du Nord, dans ma circonscription, 80 % des électeurs ont ainsi voté en ligne.

Vous avez mené une réflexion sur la pacification du vote et vous avez établi que le lieu et les modalités du vote peuvent faciliter la participation et l’organisation des élections. En Europe du Nord, par exemple, diverses modalités sont offertes aux citoyens. En Scandinavie, on peut voter durant plusieurs jours pour certaines élections, et dans une grande diversité de lieux. On peut déposer des bulletins dans des tiers-lieux – il y a par exemple des urnes chez des marchands de journaux. C’est impensable dans notre tradition républicaine : tous les systèmes se construisent en fonction de la morphologie nationale.

Vous avez indiqué qu’en France l’organisation des élections était bien rodée. Dans le cadre d’une analyse comparée, quelles améliorations pourrait-on tout de même apporter aux modalités d’organisation des élections, le dimanche, en France ? Voter durant plusieurs jours serait-il possible et permettrait-il d’augmenter la participation ?

Changer les règles du vote, avec la proportionnelle ou le panachage par exemple, conduirait-il à augmenter la participation ? Ou alors cela introduirait-il de la complexité, rejetant hors du moment électoral les personnes qui s’intéressent moins à la politique ?

M. Alain Garrigou. Il faut faire preuve de pragmatisme. Je ne suis pas hostile par principe au vote en ligne, et il est évident que les Français de l’étranger ne vont pas se rendre dans leur village de naissance pour déposer leur bulletin dans l’urne. L’essentiel est de faire en sorte que les personnes puissent accomplir ce geste citoyen.

S’agissant de l’organisation du scrutin, une réforme d’ampleur nuirait à la lisibilité du système. Modifier le statu quo pourrait désorienter les citoyens. Or il est important qu’ils comprennent le scrutin. Par analogie, un sport obéit à un certain nombre de règles qui ne doivent pas être modifiées trop souvent, au risque que personne ne s’y retrouve.

Par ailleurs, il me semble important que les citoyens se retrouvent physiquement dans des lieux – les seuls où l’on peut en quelque sorte toucher le peuple. Le vote en ligne est une dématérialisation qui a un coût. Il est très facile de concevoir un vote en ligne généralisé – sauf que chacun reste chez soi.

Pour le reste, le choix du dimanche, par exemple, est un sujet qui vous appartient. Le dimanche est un jour moins dysfonctionnel que le mardi pour organiser des élections – d’autant que les Français vont moins à la messe. Il est possible de modifier plusieurs modalités de ce genre à condition de respecter un principe supérieur, celui de la participation à la vie démocratique.

Quelle était votre dernière question ?

M. Vincent Caure (EPR). De nouvelles modalités de vote comme le panachage pourraient-elles donner le sentiment aux citoyens que leur vote est mieux respecté ?

M. Alain Garrigou. J’ai été étonné que la question du mode de scrutin intervienne si tard dans cette audition.

Dans le sport, les règles permettent de croire au jeu ; c’est ce qu’on appelle l’illusion. Il en va de même pour les élections. C’est pourquoi j’insiste sur la question du soupçon.

Le mode de scrutin est un sujet classique en sciences politiques. Il existe deux modes de scrutin, majoritaire et proportionnel, avec des variantes. Ils doivent assurer l’équilibre de la « compétition » et chacun d’entre eux a des avantages et des inconvénients. Le grand économiste Joseph Schumpeter, dont le livre Capitalisme, socialisme et démocratie fut un ouvrage de référence durant longtemps, préférait le scrutin majoritaire car, selon lui, c’est celui qui permettait d’accoucher d’un gouvernement. Cela s’est vérifié pendant de nombreuses années, même si cela peut vous faire sourire dans la situation actuelle !

Le scrutin majoritaire est également plus lisible : davantage de gens comprennent son fonctionnement. Le mode de scrutin proportionnel est moins lisible, sans même parler d’entrer dans les détails des variantes – répartition des sièges à la plus forte moyenne, au plus fort reste… En revanche, il est plus juste et démocratique. En effet, il garantit une représentation plus conforme à l’état de l’opinion. Au passage, pour en revenir à une intervention précédente, les sondages ne sont pas une photographie de l’opinion car ils photographient un objet qui n’existe pas.

Ce scrutin proportionnel, plus juste, favorise probablement la participation. Avec lui, le vote devient utile, dans un autre sens : il sert à quelque chose. Le scrutin majoritaire, surtout avec les sondages, désincite un certain nombre d’électeurs à se rendre aux urnes lorsque leur candidat n’a aucune chance. Quoi qu’il en soit, en matière politique, le seul moyen de savoir si un système fonctionne est d’en faire l’expérience – et les résultats peuvent être inattendus, voire contre-intuitifs. Aux États-Unis, l’augmentation de la participation s’est accompagnée de contestations mettant en cause le caractère universel du suffrage. On peut se demander si les mauvaises conséquences ne sont pas plus importantes que les bonnes.

Le Général de Gaulle évoquait souvent les « bonnes institutions », expression qu’il avait trouvée chez Polybe – qui expliquait par les bonnes institutions la suprématie de Rome sur le bassin méditerranéen. J’ai pour ma part tendance à penser que les institutions sont forcément mauvaises, étant donné la complexité des situations qu’elles doivent gérer. En revanche, certaines institutions, créées en faisant preuve de raison et de pragmatisme, sont moins mauvaises que les autres. Ainsi, je comprends bien que les Français de l’étranger votent en ligne. Néanmoins, c’est renoncer à la mise en scène du peuple qui fait la queue sans se disputer et qui accepte volontiers la discipline de vote.

Quant aux machines à voter électroniques, elles allègent le travail des scrutateurs. C’est un système un peu prosaïque qui oblige les électeurs à voter. Mais ce qui changerait les choses, c’est la généralisation du vote en ligne depuis le domicile, en se disant qu’après tout les citoyens sont assez grands pour décider tout seuls.

M. Vincent Caure (EPR). En l’état du droit et des discussions entre le Quai d’Orsay et le ministère de l’intérieur, pour les élections législatives, locales et consulaires, les citoyens français résidant à l’étranger ont le choix entre voter en ligne, sur leur téléphone portable ou leur ordinateur, ou voter à l’urne – solution encore retenue par 20 % des électeurs. Pour les élections où il existe une circonscription unique, telles l’élection présidentielle ou les élections européennes, ils ne peuvent que se rendre dans un des bureaux de vote installés par les autorités diplomatiques.

Les électeurs vivent pleinement le moment républicain que constitue le vote, qui commence par le fait de faire la queue. Lors des élections européennes en 2024 et de la présidentielle, dans les villes où il existe une importante communauté française, certaines files d’attente dépassaient une heure et demie, malgré la multiplication des bureaux de vote, ce qui est inimaginable pour un habitant de Bordeaux, Paris, Roubaix ou Marseille.

M. Alain Garrigou. Dans la plupart des bureaux de vote de France métropolitaine, ce n’est effectivement pas aussi long. Aux États-Unis, il y a des heures d’attente.

C’est une bonne illustration que la domestication des électeurs n’est pas qu’une formule : les gens ont intériorisé des normes d’autodiscipline qui sont des normes « civilisées », au sens donné à ce terme par Norbert Elias. Dans certains pays, les files d’attente, hommes séparés des femmes, n’existent que parce que les policiers sont là pour rétablir l’ordre à coups de matraque.

La facilitation du vote est un progrès. Plus de personnes participent, ce qui fait baisser les coûts – car c’est cela le grand critère des mesures techniques destinées à favoriser la participation. Par définition, le vote est un coût, même si plusieurs économistes le nient.

Les machines à voter se sont déployées aux États-Unis à partir des années 1920, ce qui n’est pas un hasard compte tenu du niveau d’industrialisation du pays. Néanmoins, leur utilisation a été source de problèmes, comme en Floride en 2000. Mais la question n’est pas, une fois que les personnes se sont déplacées, de savoir si elles votent sur une machine ou à l’urne ; il s’agit de savoir si elles peuvent voter en ligne, ce qui peut sembler justifié par les contraintes qui pèsent sur les personnes votant à l’étranger, mais aussi pour les cas où il existe des heures d’attente.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Merci pour toutes vos réponses, qui ont fait émerger plusieurs sujets d’intérêt général.

Nous avons davantage abordé la question des sondages. Selon vous, on peut penser que ce qui s’est produit aux États-Unis pourrait advenir en France, et que quelqu’un comme M. Bolloré ne rachète pas par hasard un institut de sondage ou un journal. Il existe une forme de continuum entre les sondages réalisés et les articles publiés, en vue d’influencer au moins l’opinion publique, voire, au bout du compte, le résultat des élections. C’est assez inquiétant.

Vous avez beaucoup parlé des dangers des sondages relatifs aux élections, qui ne sont pas des outils démocratiques ou constitutionnels et qui n’apportent pas grand-chose à la vie démocratique. Vous êtes favorable à leur interdiction. Mais d’autres types de sondage peuvent avoir une forte influence, par exemple ceux qui se substituent aux partis politiques dans le choix du personnel politique, ou ceux que Pierre Bourdieu appelait des artefacts – on pose des questions que les gens ne se posaient pas pour en déduire ce qu’ils pensent. Aujourd’hui, le JDD titrait que 54 % des Français étaient favorables aux statistiques ethniques, sur le fondement d’un sondage réalisé par CSA. Demain, il s’agira d’immigration ou de sécurité. Ces outils, qui sont aux mains de personnes ayant des intentions politiques, pourraient-ils devenir un danger pour les choix électoraux de nos compatriotes ?

M. Alain Garrigou. Ce n’est pas la peine d’utiliser le conditionnel : nous y sommes. Le danger ploutocratique est déjà là.

Je suis influencé par la pensée de Norbert Elias. L’apparition de puissances privées indépendantes n’est pas un phénomène nouveau. Elle date des lois anti-cartels appliquées aux États-Unis au début du XXe siècle, lorsque les grandes sociétés ont été fractionnées.

Il y a des fortunes qui permettent d’envisager beaucoup de choses. Qui est capable d’offrir chaque semaine 1 million de dollars pour inciter les gens à voter pour un candidat ? Or ces personnes, si elles concurrencent l’État, qui détient le monopole de la violence physique légitime, dépendent aussi beaucoup de lui. Certains pensaient que les milliardaires pouvaient ne pas adopter de position politique et n’étaient guidés que par le profit, ce qui par ailleurs est normal. Pour ma part, je n’ai jamais pensé qu’ils pouvaient négliger la dimension politique, compte tenu de tout ce qui est en jeu – droits de douane, subventions, etc.

Tout cela est très menaçant. Les anciennes méthodes employées pour peser sur le vote sont caduques. Aujourd’hui, on recourt aux bulles cognitives, ce qui fait disparaître les gate keepers, autrement dit les portiers, tels les journalistes qui filtraient les informations. Nous cherchons tous à conforter nos passions – certains plus que d’autres car ils n’ont pas le temps et sélectionnent les informations. D’une certaine manière, la liberté fait qu’on fait toujours les mêmes choses. C’est un paradoxe – et dans le type de société dans lequel nous vivons, nous devons prêter une attention particulière aux paradoxes.

M. le président Thomas Cazenave. Merci d’avoir ouvert si largement le champ du débat en partageant avec nous le fruit de plusieurs décennies de travaux.

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  1.   Audition commune, ouverte à la presse, de M. Tristan Haute, maître de conférences à l’Université de Lille et chercheur au Centre d’Études et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales (CERAPS), et de Mme Marie Neihouser, maîtresse de conférences à l'Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, chercheuse associée à l’École européenne de science politique et sociale (ESPOL-Lab) (jeudi 16 janvier 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Je souhaite la bienvenue, à distance, à M. Tristan Haute, maître de conférences à l’université de Lille et chercheur au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps), ainsi qu’à Mme Marie Neihouser, maîtresse de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheuse associée à l’École européenne de science politique et sociale (Espol-Lab).

Vous avez tous les deux contribué à un ouvrage collectif, Extinction de vote ?, paru il y a quatre ans et qui entre en résonance avec nos travaux. Nous nous intéressons en effet aux conditions d’inscription sur les listes électorales, mais aussi de participation et de tenue du processus électoral. Vous travaillez sur le vote et le non-vote, l’abstention, la participation, les nouvelles modalités de vote – électronique, à distance, notamment par internet. Ces sujets de recherche rejoignant nos préoccupations, vous pourrez utilement éclairer nos travaux.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Tristan Haute et Mme Marie Neihouser prêtent successivement serment.)

M. Tristan Haute, maître de conférences à l’université de Lille et chercheur au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps). Merci de nous auditionner ; c’est une preuve de l’intérêt que la représentation nationale accorde aux résultats des recherches publiques menées en sciences politiques. Nous aborderons le phénomène de non-vote et ses raisons plurielles, puis nous explorerons les apports et les limites de l’évolution de la pratique électorale à partir de deux exemples : la procuration, pratiquée en France, et le vote par internet.

Le non-vote est un phénomène social à la fois répandu, inégalitaire et complexe.

Il est répandu car il ne concerne pas uniquement une minorité d’individus : selon l’enquête de l’Insee sur la participation électorale, seuls 37 % des Françaises et Français inscrits sur les listes électorales ont voté aux quatre tours de scrutin des élections présidentielle et législatives de 2022. La participation constante ne concerne donc qu’un gros tiers de la population inscrite sur les listes électorales, c’est-à-dire une part minoritaire.

Le non-vote est inégalitaire parce qu’il n’est pas uniformément répandu dans la société. La participation constante croît avec le niveau de diplôme : les diplômés du supérieur sont 43 % à avoir voté de manière constante, contre 29 % des personnes sans diplôme. Elle croît aussi avec le niveau de revenu : seules 30 % des personnes appartenant au quartile inférieur de revenus ont voté de manière constante en 2022, contre 48 % des personnes qui appartiennent au quartile supérieur. Elle varie aussi en fonction de la position professionnelle puisque la moitié des cadres ont participé de manière constante en 2022 contre, respectivement, 33 % et 31 % des employés et ouvriers non qualifiés, et 27 % des personnes n’ayant jamais travaillé. Les données de l’Insee montrent également que l’expérience du chômage et de la précarité de l’emploi multiplie par deux les risques de ne pas voter. Il en est de même de la précarité économique et de l’isolement social que peuvent provoquer, par exemple, des situations de monoparentalité ou de handicap.

Loin de se résorber, ces inégalités de participation se creusent. Toujours grâce aux données de l’Insee, nous avons pu estimer que les écarts de participation selon le niveau de diplôme ou la situation professionnelle ont quasiment doublé en vingt ans, entre 2002 et 2022. Outre la position sociale, l’âge et la génération ont une influence sur la participation : celle-ci croît avec l’âge jusqu’à 85 ans, pour reculer très fortement ensuite. La participation constante ne concerne que 16 % des 18-24 ans, 21 % des 90 ans et plus, mais 53 % des 75-79 ans.

Le non-vote est enfin complexe parce qu’il recouvre différents phénomènes : non-inscription, abstention constante ou intermittente. La non-inscription concerne 5 % du corps électoral potentiel, une catégorie que l’on néglige trop souvent en parlant uniquement en pourcentage des inscrits – ce que j’ai d’ailleurs fait depuis le début de cette intervention. L’abstention constante, qui consiste à ne jamais voter, a été le fait de 16 % des personnes inscrites sur les listes électorales en 2022. L’abstention intermittente, qui consiste à ne voter que lors de certains scrutins, est très répandue : elle a concerné 47 % des personnes inscrites sur les listes électorales en 2022.

Complexe, le non-vote est néanmoins connu parce qu’il a été étudié de longue date par les chercheuses et les chercheurs en sciences politiques. À cet égard, la France peut s’enorgueillir de disposer, grâce à l’Insee notamment, d’outils particulièrement robustes tels que l’enquête sur la participation électorale ou les fonds de carte des bureaux de vote désormais mis à notre disposition. Il faut veiller à pérenniser ces outils, à faire en sorte que les chercheuses et les chercheurs puissent s’en emparer, tout en développant d’autres instruments plus qualitatifs, plus attentifs, par exemple, aux attitudes politiques des Françaises et des Français.

Comment expliquer le non-vote ? Du fait de son caractère massif, il ne peut plus être considéré comme une faute morale ou une contingence. On peut évidemment mettre en avant des facteurs politiques, mais ce raisonnement risque d’être circulaire : si le non-vote est alimenté par une distance, voire une défiance à l’égard de la politique, quels sont les facteurs de cette distance et de cette défiance ?

Le premier ensemble de facteurs liés au non-vote est sans doute un affaiblissement des cadres favorisant les rappels à l’ordre électoraux : celui des partis politiques, identifié de longue date par la science politique ; celui des organisations syndicales, qui ont vu leurs ancrages sociaux se réduire alors qu’elles favorisaient la participation, notamment au sein des classes populaires, ce qui permettait en quelque sorte de compenser les inégalités sociales. Ce n’est pas seulement une question d’organisations : bien qu’individuel, le vote a lieu grâce à des échanges collectifs. Quand on est isolé socialement, dans son quartier, dans son travail, en raison de la précarité et de l’absence de relations professionnelles stables, on est mécaniquement moins exposé aux rappels à l’ordre participationnistes.

Très pertinente, cette explication reste insuffisante car elle ne permet pas, par exemple, d’expliquer les écarts selon l’âge. De nos jours, la participation électorale ne va plus de pair avec l’entrée dans la vie active, l’installation familiale ou l’accession à la propriété comme c’était le cas auparavant – on parlait d’ailleurs de moratoire électoral.

Autre facteur explicatif : le phénomène de dévalorisation du vote comme pratique de participation politique efficace. Non seulement les jeunes générations – et même jusqu’à 45 ans – estiment que le vote est plus un droit qu’un devoir, mais elles le jugent moins efficace que d’autres pratiques de participation politique vers lesquelles elles se tournent de plus en plus, même si c’est dans une moindre mesure que vers le vote : boycott, pétitionnement, pratique manifestante.

Tendance plus inquiétante encore : la non-participation politique, quelle que soit la forme de participation, notamment des fractions populaires et moins diplômées des jeunes générations. Un certain nombre de chercheuses et chercheurs l’explique par l’apprentissage d’une forme de passivité, notamment au travail. Avec plusieurs collègues, j’ai constaté un lien négatif entre la participation électorale et politique et le manque d’autonomie dans le travail à un moment où se sont développés en France les emplois qualifiés, mais aussi les emplois non qualifiés, comme l’a très bien montré Camille Peugny.

Cette dévalorisation du vote a d’autant plus d’effets que la pratique électorale est parfois coûteuse. Quand près d’un tiers de la population déménage entre deux scrutins présidentiels, nombre d’électeurs et d’électrices sont contraints de se réinscrire. Ceux qui ne le font pas sont radiés ou mal inscrits – toujours inscrits à leur ancienne adresse, ces électeurs mobiles risquent fort de ne pas voter, en particulier quand ils appartiennent aux classes populaires car la saisie des dispositifs de réinscription est socialement située.

Mme Marie Neihouser, maîtresse de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse associée à l’École européenne de science politique et sociale (Espol-Lab). Deux pratiques pourraient a priori permettre de lutter à la fois contre la stagnation de la participation et les inégalités sociales du vote : le vote par procuration et le vote à distance par internet.

S’agissant du vote par procuration, les recherches de Baptiste Coulmont, qui a beaucoup travaillé sur le sujet en France, nous mettent en garde contre certains de ses effets. Lors de l’élection présidentielle de 2017, 10 % du corps électoral a été impliqué dans le vote par procuration en tant que mandant ou mandataire. On se dit spontanément que ce chiffre est une bonne chose dans la mesure où la pratique contribue sans doute à lutter contre l’abstention, mais cette impression masque d’autres enjeux.

Tout d’abord, le vote par procuration est une procédure coûteuse, pour l’État – en 2012, elle représentait 11 % de la dépense liée à l’organisation des élections – et surtout pour les citoyens qui l’utilisent, qu’ils soient mandants ou mandataires. Il faut s’y prendre à l’avance, remplir un formulaire, puis obtenir le visa d’un officier de police ou de gendarmerie ; en définitive, cela revient quasiment plus cher que de se rendre physiquement dans un bureau de vote. Ce coût du vote en temps, en déplacement, en démarches à réaliser peut avoir un effet sur la participation, surtout sur celle des citoyens les moins enclins à voter.

Ensuite, sans donner dans la provocation, on pourrait dire que le vote par procuration augmente encore les inégalités de participation. Ceux qui votent par procuration sont ceux qui ont le plus de ressources économiques, culturelles ou sociales. Au contraire, les plus pauvres, les moins aisés, les moins éduqués et même les plus âgés, dont on aurait pu penser que la procuration leur permettrait de participer malgré leurs difficultés à se déplacer, n’utilisent quasiment pas ce procédé. Ainsi, le vote par procuration permet peut-être à certains individus bien dotés culturellement, économiquement ou socialement de participer alors qu’ils n’auraient pas été en état de se rendre physiquement aux urnes, mais, ce faisant, il accroît encore les écarts de participation entre catégories sociales.

Enfin, les effets du vote par procuration sont mitigés pour les personnes mobiles, notamment les étudiants qui restent inscrits dans la commune de leurs parents alors qu’ils n’y vivent plus. On pourrait trouver intéressant que leurs parents puissent être leurs mandants, mais Baptiste Coulmont souligne deux éléments. Tout d’abord, le recours à la procuration est très inégal et dépend du niveau économique et social des familles. Ensuite et surtout, il faut veiller à ce que cette pratique ne constitue pas une étape vers la sortie de la participation pour les jeunes électeurs : donner délégation aux parents introduirait l’habitude de ne pas se déplacer en personne au bureau de vote le jour du scrutin.

En résumé : le vote par procuration ne diminue pas l’abstention, surtout dans les catégories les plus éloignées du vote ; il augmente même les écarts de participation entre catégories sociales ; il pose la question de la distance vis-à-vis du vote, notamment chez les jeunes électeurs. Cela étant, il permet tout de même à certains individus, plutôt issus des catégories sociales favorisées et plutôt intéressés par la politique, de participer alors qu’ils n’ont pas la possibilité de se rendre physiquement aux urnes. Le problème est que son coût est lourd pour le citoyen en temps et en organisation. Peut-être faudrait-il penser à une procédure entièrement dématérialisée, qui permettrait de désigner un mandant sans avoir à se rendre dans un commissariat ou dans un tribunal.

J’en viens au vote par internet. Comme il n’est pas généralisé en France, les études sur lesquelles nous nous appuyons ont pour la plupart été menées en Estonie et en Suisse, où il est en vigueur. Elles font ressortir trois constats intéressants.

Premier constat : le vote par internet a des effets négligeables sur la participation globale, un peu comme le vote par procuration.

Deuxième constat : il affecte peu les inégalités de participation entre catégories sociales, donc il ne les réduit pas. Les études montrent certes que les jeunes, les hommes plus que les femmes ou encore les électeurs dits occasionnels ont tendance à se saisir du vote en ligne, mais pas dans des proportions suffisantes pour avoir un effet sur la participation globale. De même, on constate que les personnes se situant au centre ou à droite de l’échiquier politique sont plus favorables à cette modalité de vote que celles se situant à l’extrême droite.

Troisième constat : une fois que les personnes ont adopté le vote en ligne, elles ne reviennent pas au vote physique. Or quand on vote en ligne, de chez soi, l’acte électoral est moins dissocié des autres activités quotidiennes que lorsque l’on doit se rendre dans l’isoloir d’un bureau de vote. Un peu comme le vote par procuration, cette pratique pourrait entraîner un retrait physique des urnes.

Les études relèvent aussi trois points d’attention. Tout d’abord, le vote en ligne ne réduit pas les coûts administratifs et d’organisation des élections puisqu’il faut maintenir les modalités physiques de vote – bureaux de vote, personnels. Ensuite, le contexte national est à prendre en considération. Ainsi, le vote par internet est plus facile à mettre en place dans des pays comme la France où le vote par correspondance ou par anticipation existe déjà. Enfin et surtout, les enjeux de sécurité et de transparence des élections. À cet égard, les études insistent sur la nécessité de publiciser les codes sources utilisés, de réglementer strictement le processus électoral et de bien réfléchir aux implications de la potentielle entrée d’entreprises privées dans ce dernier. Cela étant, les études réalisées en Estonie démontrent que le vote en ligne y est plus sécurisé que le vote par correspondance.

En conclusion, nous souhaitons revenir sur une étude que nous avons menée, Tristan Haute et moi-même, avec d’autres collègues, à l’occasion de la présidentielle de 2022 auprès d’un échantillon représentatif d’électeurs. Nous les avons interrogés sur leur position au sujet de l’éventuelle entrée en vigueur du vote en ligne pour l’élection présidentielle. Nous leur avons demandé s’ils seraient prêts à voter en ligne et pourquoi. Résultat : 60 % des personnes interrogées se disent favorables à la possibilité de voter en ligne pour l’élection présidentielle et déclarent qu’elles utiliseraient cette modalité si elle existait, alors que 30 % des personnes y sont défavorables et n’y recourraient pas. Parmi celles et ceux qui sont favorables au vote en ligne, 47 % donnent pour motif le gain de temps, 46 % le fait qu’internet est déjà beaucoup utilisé dans les démarches quotidiennes et administratives, et 43 % le confort du processus électoral. Parmi ceux qui sont défavorables à cette option, 60 % invoquent la sécurité du vote et 20 % le fait qu’ils n’ont jamais voté en ligne et qu’ils n’en ont donc pas l’habitude.

Le vote en ligne reste donc une solution uniquement technique, qui peut permettre à certains individus d’alléger le coût de leur vote, mais ne semble favoriser ni l’augmentation générale de la participation ni la baisse des inégalités sociales en matière de vote. Pour viser ces derniers objectifs, il vaut peut-être mieux réfléchir, comme l’indiquait mon collègue, à des outils qui permettraient de lutter contre la non-inscription et surtout contre la mal-inscription.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous êtes parmi les premiers auditionnés de notre commission d’enquête et nous comptons sur vous pour nous donner une vue d’ensemble de la participation électorale, des modes de scrutin, des raisons pour lesquelles les gens participent ou non aux élections. Vos propos introductifs ont permis de bien débroussailler le paysage.

Pour augmenter la participation électorale, le moyen le plus efficace est de s’attaquer à la non-inscription et surtout à la mal-inscription, avez-vous conclu, madame. A priori, j’aurais eu tendance à attribuer la non-participation à une distance vis-à-vis de l’élection, à une absence d’envie. C’est lorsque je me suis intéressé aux travaux de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen dans la perspective des élections européennes de 2024 que j’ai réalisé l’importance de la mal-inscription. Pour ces deux chercheurs, celle-ci est l’un des principaux facteurs – sinon le principal – de la non-participation, en raison du coût que représente alors le fait d’aller voter. Vous avez parlé du coût en temps, mais il y a aussi l’argent. Les étudiants, qui font partie des plus précaires financièrement, vivent souvent dans des villes universitaires assez éloignées des lieux d’habitation de leurs parents, où ils sont inscrits sur les listes électorales. Prendre le train pour aller voter représente souvent un coût exorbitant pour eux. À la lecture de l’ouvrage collectif auquel vous avez participé, on voit qu’ils recourent volontiers aux procurations, mais leur niveau de participation reste plus faible que celui d’autres types d’électeurs, ce qui est probablement lié à la mal-inscription.

Quelles mesures recommanderiez-vous pour faire baisser la mal-inscription et la non-inscription ? Pourrions-nous nous inspirer de modèles étrangers plus efficaces ? Il me semble que l’inscription sur les listes électorales se fait de manière automatique dans la plupart des pays, contrairement à ce qui se passe notamment en France et aux États-Unis, où il faut faire une demande pour s’inscrire sur une nouvelle liste. Ne pourrait-on pas envisager un système simplifié ? L’information de l’électeur pourrait se faire à la faveur de la déclaration d’impôt, par exemple, ou de l’abonnement à un fournisseur d’électricité ou d’accès à internet lors d’un déménagement. Auriez-vous des conseils à donner à la représentation nationale pour faire évoluer le droit sur ce sujet ?

Ma deuxième série de questions a un caractère plus hypothétique car elle se réfère à des événements récents. Selon les personnes qui font de la sociologie électorale, ce qui était mon cas avant que je devienne député, les élections législatives de 2024 ont complètement percuté les modèles électoraux préexistants. Non seulement l’augmentation de la participation a été assez considérable, mais les jeunes et les milieux populaires ont contribué à cette hausse. Ces deux catégories ont plus participé que lors des élections législatives précédentes, ce qui a infléchi, sans totalement la corriger, une tendance décrite dans la sociologie électorale. Pensez-vous que ces élections législatives resteront un cas particulier ? Estimez-vous au contraire qu’elles pourraient marquer un changement, votre ouvrage collectif insistant sur l’importance du premier vote et sa capacité à induire une participation suivie aux scrutins ultérieurs ? À votre avis, que nous apprennent ces élections législatives ?

J’aborderai ensuite un thème étudié par M. Haute : le lien entre le vote et les collectifs de travail. L’ubérisation de la société a-t-elle un effet sur la participation électorale ? Je vise notamment les autoentrepreneurs, prestataires de très grandes entreprises, considérés récemment par l’Union européenne comme des salariés déguisés. La parcellisation des tâches et le morcellement du travail collectif conduisent-ils à un détachement vis-à-vis de la participation électorale ? Cette question a-t-elle été étudiée par la science électorale ? Notons au passage que ceux qui font ces travaux pénibles n’ont pas toujours la nationalité française et, dans ce cas, ne peuvent tout simplement pas participer au scrutin.

Ma dernière série de questions se rapporte au vote en ligne. Dans Extinction de vote ?, vous écrivez des choses très intéressantes sur la manière dont le rituel électoral peut être affecté par le vote en ligne, envisagé pour améliorer le taux de participation.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître de la part d’un député, j’avoue que je n’avais jamais réfléchi à ce moment du vote où se produit ce que vous décrivez dans l’introduction comme un « sentiment d’appartenance nationale ». Un peu plus loin, à la page 35, il est question de « réaffirmer [l’]identité et [l’]attachement à un ou des groupes » (français, partisan, de droite ou de gauche), « acceptant les équipes alternatives et la stabilité du système politique ». L’acte de vote en lui-même, qui passe par la présence dans le bureau de vote et par un rituel, produit quelque chose de la définition du peuple français comme nation et peuple souverain.

De ce fait, le vote en ligne ne présente-t-il pas un risque ? Je ne m’étais jamais posé cette question car, pour moi, il permettait forcément à davantage de personnes de participer en réduisant le coût électoral. Mais il est vrai qu’elles ne se rendraient plus dans un bureau de vote, ce qui instaurerait une différence dans ce qui est donné à voir de notre société et dans le rapport avec les autres électeurs. L’isoloir numérique ne nous isolerait-il pas littéralement de nos concitoyens ?

M. Tristan Haute. Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen et leurs collègues ont montré que la probabilité de s’abstenir est multipliée par deux en cas de mal-inscription et même par quatre quand on est inscrit en dehors de son département de résidence. Voter entraîne alors évidemment un coût en temps et en argent. Cela explique pourquoi la mal-inscription a des effets désastreux sur la participation, en particulier lors des scrutins les moins mobilisateurs – ce qui est généralement le cas des élections législatives quand elles ne sont pas associées à une élection présidentielle.

Il convient donc, en effet, de mieux informer les électeurs sur les procédures en cas de changement d’adresse – tout particulièrement en les avertissant lorsqu’ils sont radiés – et d’automatiser les procédures d’inscription, par exemple en s’appuyant sur les données dont dispose l’administration fiscale. Le système d’inscription sur les listes électorales est désormais relié à FranceConnect, ce qui permet d’envisager des interconnexions.

La participation a augmenté lors des élections législatives de 2024 par rapport au précédent scrutin législatif, mais reste inférieure à celle observée lors de la dernière élection présidentielle, alors même que l’enjeu était de choisir une majorité. On sait que les élections législatives qui suivent une présidentielle sont plutôt des scrutins de confirmation. En l’occurrence, le schéma était un peu différent, d’où la hausse de la participation par rapport aux précédentes législatives.

On a pour l’instant peu d’éléments sur les inégalités sociales en matière de participation, notamment parce que nous ne disposons pas des données de l’Insee. Ses enquêtes couvrent habituellement les séquences électorales formées par une élection présidentielle et des élections législatives, et je ne sais même pas si une telle enquête a été organisée pour 2024. Les données qui y sont fournies sont très robustes car elles s’appuient sur les listes d’émargement. Cela supprime les biais d’autosélection et de déclaration inhérents aux enquêtes par sondage. Les premiers éléments recueillis grâce à ces dernières ne sont pas aussi positifs que vous l’avez estimé en ce qui concerne la réduction des inégalités de participation. Celles-ci ont certes diminué par rapport aux précédentes législatives, mais pas dans les proportions observées à l’occasion de l’élection présidentielle.

J’en viens à votre question sur les conséquences de l’ubérisation.

Il n’y a pas d’étude centrée sur la population concernée, qui fait l’objet d’assez peu d’analyses quantitatives. Nous convenons entre collègues que c’est un domaine sur lequel il faudrait davantage travailler, notamment parce que la catégorie des indépendants comprend des populations de plus en plus hétérogènes et ne correspond plus nécessairement au schéma du petit commerçant ou du petit artisan.

On peut faire l’hypothèse qu’il n’y a pas ici d’effet de statut, lié au fait d’être indépendant ou salarié, mais que les travailleurs dits ubérisés sont soumis à une déstabilisation des relations de travail, puisqu’ils ont des contacts peu réguliers avec leurs collègues et que certains de ces derniers n’ont pas le droit de vote. Cela peut avoir des conséquences sur les rappels à l’ordre électoraux.

En outre, ces travailleurs disposent d’une faible autonomie dans leur travail, ce qui contribue à une forme d’apprentissage de la passivité. Telle est l’hypothèse proposée par mon collègue économiste Thomas Coutrot, selon qui ce phénomène pourrait conduire à une démobilisation politique des travailleurs en dehors du travail.

Mme Marie Neihouser. Je suis entièrement d’accord avec Tristan Haute au sujet de la mal-inscription et de la non-inscription, notamment s’agissant des perspectives d’amélioration imaginables grâce à FranceConnect.

Le calendrier d’inscription sur les listes électorales reste quand même un problème car les opérations interviennent assez longtemps avant les échéances électorales.

Lors d’une enquête commune menée à Roubaix lors de l’élection présidentielle, on a constaté que des gens revenaient voter après s’être longtemps abstenus mais qu’ils n’étaient pas au courant des changements de bureau de vote. Ils prenaient assez mal le fait de s’être trompés et, surtout, renonçaient à se rendre dans le bon bureau. Il faudrait donc informer davantage les électeurs pour qu’ils sachent mieux quel est leur bureau de vote et comment s’y rendre.

En ce qui concerne le vote en ligne, historiquement, le fait de passer par un isoloir permettait d’une certaine manière à chaque citoyen de se dépouiller de ses oripeaux sociaux pour devenir le citoyen universel pensé par les Lumières. C’était aussi une façon de mettre en scène et de sacraliser l’acte électoral. On peut se demander si permettre aux citoyens de voter chacun dans leur coin et sans forcément interrompre leurs activités quotidiennes ne poserait pas un problème à cet égard.

D’un autre côté, une étude menée par des chercheurs finlandais sur le vote en ligne – en vigueur dans leur pays – montre que le fait que les opérations soient assurées par un organisme gouvernemental et non par un organisme privé permet de légitimer cette modalité de vote, considérée dès lors par la population comme un acte servant la communauté nationale.

M. le président Thomas Cazenave. Vous avez cité de nombreux travaux à visée de comparaison internationale. Quel regard portez-vous sur la complétude, l’efficacité et la robustesse du processus électoral français par rapport à celui d’autres pays ? Selon vous, y a-t-il des faits marquants dans la manière dont nous organisons le vote ?

Vous avez mentionné des travaux réalisés en Estonie et en Suisse qui montrent de manière un peu contre-intuitive que le vote par internet n’améliore en fait pas significativement la participation. Compte tenu des changements d’habitudes et du fait qu’une partie de la population est très à l’aise avec les outils numériques, on aurait pu imaginer que davantage de personnes profiteraient de cette possibilité de voter depuis chez elles – notamment parce que cela leur permet de ne plus sacrifier du temps personnel, même pour des rites républicains. J’étais persuadé – mais c’est tout l’intérêt de nos travaux que de nous permettre d’en débattre –que cela accroîtrait le taux de participation et la mobilisation citoyenne, sans que l’on doive pour autant supprimer la possibilité de se rendre dans un bureau de vote – il faut s’adapter à des besoins et attentes différents.

Pourriez-vous revenir sur la manière dont cette étude concernant deux pays a été réalisée ? Le taux de participation y était-il élevé avant l’introduction du vote par internet ? Y a-t-il un avant et un après le vote par internet ?

C’est une question d’autant plus fondamentale qu’Alain Garrigou, que nous avons reçu avant vous, a estimé qu’aux États-Unis la mise en place de méthodes complémentaires – vote anticipé et vote par correspondance – avait permis d’augmenter la participation.

Toujours dans la perspective d’accroître le nombre de votants, y a-t-il des réflexions sur le moment du vote ? Est-il plus facile de voter le dimanche plutôt qu’un jour où l’on travaille ?

Comment intégrez-vous l’objet même du scrutin dans vos réflexions ? Le taux de participation est très différent selon les élections. Il est fort pour l’élection présidentielle et reste significatif pour les législatives. Mais pourquoi est-il seulement de 30 % lors des élections régionales et départementales ? L’objet du vote a bien un impact sur le taux de participation. Comment expliquez-vous que ces scrutins locaux attirent aussi peu de monde ? Le taux de participation dépend-il d’autres facteurs que les biais que vous avez détaillés, ou bien ces derniers sont-ils encore renforcés selon la nature de l’élection ?

Mme Marie Neihouser. S’agissant de l’organisation du processus électoral, on peut relever que des problèmes sont apparus pour distribuer la propagande électorale lors des dernières élections. Cela nous ramène d’ailleurs au sujet de la participation plus ou moins directe d’entreprises privées aux opérations.

Il faudra aussi se préoccuper de l’inégalité d’accès aux élections pour les Français installés à l’étranger, notamment du fait des coûts pour les intéressés. Nous avons tous entendu parler des files d’attente dans les bureaux de vote ouverts à leur intention ; c’est typiquement pour ces citoyens que l’on pourrait envisager de mettre en place des mécanismes de vote à distance.

Si certains problèmes de mal-inscription pourraient être réglés par une réinscription directe sur les listes électorales en cas de déménagement, il faudra aussi veiller à bien informer les citoyens de l’adresse de leur bureau de vote. Et il faudra le faire au moment où ces citoyens, y compris ceux qui participent le moins, sont intéressés par la campagne électorale. Il convient de ne pas s’y prendre trop tôt et de profiter de l’intensité politique qui précède immédiatement le scrutin pour informer au bon moment.

Le fait que le vote par internet n’augmente pas significativement le taux de participation n’est pas forcément contre-intuitif, car ce sont ceux qui votaient déjà le plus qui sont les plus susceptibles d’utiliser cette nouvelle faculté. Cela explique les faibles changements que l’on observe en matière de participation.

La comparaison avec les États-Unis me semble relativement osée dans la mesure où nos traditions électorales ainsi que la réglementation des scrutins – notamment en matière de financement des campagnes – sont beaucoup plus proches de celles de pays comme l’Estonie ou la Suisse, voire de tout autre pays européen, que d’un pays comme les États-Unis. Je m’en tiendrai là car je n’ai pas connaissance d’une enquête chiffrée concluant à une augmentation de la participation grâce au vote par internet.

Enfin, par-delà les variables sociales et politiques, il faut aussi prendre en compte la perception de l’utilité du vote pour l’électeur. Elle peut expliquer le repli des électeurs lors de certaines élections.

M. Tristan Haute. Le processus électoral français est caractérisé par une forme de robustesse mais aussi parfois d’inertie, laquelle peut conduire à des effets paradoxaux, notamment lors des radiations. Les procédures pour s’inscrire de nouveau sur les listes électorales sont en effet assez complexes.

On pourrait envisager de distribuer la propagande électorale de manière numérique plutôt que sous forme imprimée. Cela améliorerait l’accès à ces documents – sujet qui me tient à cœur car je suis moi-même en situation de handicap. Il faudra le faire suffisamment en amont, tout en profitant de l’intensité du moment politique pour diffuser l’information sur les procédures d’inscription sur les listes électorales.

En ce qui concerne le vote en ligne, il faut toujours, quand on conçoit un outil numérique, analyser finement les compétences numériques. Malheureusement – et beaucoup d’élus en sont conscients –, ce n’est pas parce que des personnes font un usage massif d’un réseau social comme TikTok qu’elles effectuent pour autant des démarches administratives en ligne. Le risque de ne pas atteindre toutes les populations existe aussi pour le vote en ligne.

La réflexion sur le jour du vote est très intéressante parce que le dimanche a de plus en plus tendance à se désingulariser. C’est un jour consacré à un nombre croissant d’activités, y compris professionnelles, ce qui le rend moins propice au rituel électoral. On pourrait dès lors envisager d’étaler le vote sur plusieurs jours, ce qui est le cas chez certains de nos voisins, par exemple en Italie. On a constaté que la possibilité de voter pendant deux jours a permis d’y augmenter la participation lors des élections régionales.

Vous avez tout à fait raison, monsieur le président : on a tendance à se focaliser sur les modes de scrutin, de liste ou uninominaux, mais ils comptent moins que la perception des enjeux du vote et que la mobilisation liée à la campagne. Le fait de rencontrer les candidats – y compris en ligne, même s’il ne faut pas exagérer l’effet des interactions sur les réseaux sociaux – et l’intensité médiatique jouent un rôle important. On voit que les élections municipales, régionales et plus encore départementales bénéficient d’une couverture médiatique beaucoup moins forte. On considère que cela intéresse moins les gens donc on les informe moins, ce qui alimente une forme de cercle vicieux.

Au-delà des partis et des candidats, les collectivités concernées et les médias doivent jouer un rôle mobilisateur, ce qui n’est pas simple et relève d’un travail à long terme. On ne va pas changer les choses en quelques années, ce qui est l’une des difficultés des travaux sur l’abstention et des préconisations pour y remédier.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Si les personnes âgées n’utilisent guère le vote par procuration, c’est avant tout parce qu’elles ont l’habitude de se déplacer au bureau de vote et y accordent de l’importance – en tout cas celles qui ont plus de 75 ans. Quant aux étudiants et aux jeunes travailleurs en début de carrière, il leur est parfois plus facile de conserver leur adresse principale chez leur parents en attendant de se fixer.

Ces observations complètent votre constat, lequel relativise certaines de nos appréciations tout en en confortant d’autres.

Alors que l’on dit souvent qu’il faut s’occuper des non-inscrits, je suis assez étonnée par leur nombre car il représente un pourcentage relativement limité de la population – même si c’est toujours trop.

Je suis préoccupée par la situation des mal-inscrits ; il faudrait associer l’inscription à une démarche administrative habituelle au lieu d’en faire une procédure particulière.

Je suis d’accord avec vous s’agissant des erreurs en matière de distribution de la propagande électorale. Mais il faut aussi être prudent sur sa diffusion numérique, car 20 % de la population n’ont pas accès au numérique pour différentes raisons.

Mme Marie Neihouser. Je me suis probablement mal exprimée sur le vote par procuration. Ce système est effectivement utile pour certaines populations, dont les étudiants. Mais ce sont souvent des individus issus des catégories sociales, économiques et culturelles les plus favorisées qui vont y recourir – notamment parce qu’ils pourront confier leur procuration à leurs parents, qui eux-mêmes votent. Je n’ai pas dit que le vote par procuration ne servait à rien. Mon propos visait plutôt à souligner qu’il ne permettait pas forcément à de nouveaux publics de participer.

De même, je parlais plutôt des personnes très âgées, celles de plus de 85 ans. On vote beaucoup jusqu’à cet âge, puis la participation décline pour des raisons liées à l’état physique et à l’isolement social. On ne se tourne pas vers le vote par procuration à cet âge-là.

Pour le reste, je suis tout à fait d’accord avec vous : le vote par procuration peut être un outil très intéressant. Mais, encore une fois, il est surtout utilisé par des individus qui ont l’habitude d’aller aux urnes et qui, pour des raisons diverses, ne peuvent pas le faire ponctuellement.

M. Tristan Haute. Notre idée n’est évidemment pas d’abandonner la propagande électorale imprimée, mais de la compléter par une diffusion numérique. En effet, outre le problème du défaut d’accès au numérique, une partie de la population, comme l’a très bien montré Dominique Pasquier, utilise peu celui-ci pour s’informer – y compris au sein des jeunes générations, dont on surestime parfois le degré de connexion, en particulier dans un but informatif. Pour ces personnes, la propagande papier reste très importante.

Le phénomène de non-inscription a reculé. Pour les jeunes, on est passé avec l’inscription automatique de 10 % de non-inscrits en 2012 à 5 % en 2022. Ce problème concerne tout de même près de 2,5 millions de personnes. Il ne faut pas oublier que la non-inscription et la mal-inscription s’interpénètrent : lorsque vous êtes mal inscrit depuis longtemps, vous finissez par être radié des listes électorales.

La non-inscription reste minoritaire, mais concerne des populations plutôt d’âge moyen et peu diplômées, qui ont subi des changements de résidence et n’ont pas effectué les démarches nécessaires. Leur capital économique et culturel est plutôt faible. Ce sont des éléments qu’il faut garder à l’esprit lorsque l’on souhaite non seulement augmenter le nombre des votants, mais aussi réduire les inégalités de participation afin d’améliorer la représentativité du corps électoral. La combinaison de ces deux éléments peut accroître la légitimité des élus, tant à l’échelle nationale que territoriale.

M. le président Thomas Cazenave. Pour résumer, l’essentiel de vos travaux portent sur les biais sociaux en matière de vote. Au fond, seule une mesure imposant le vote obligatoire conduirait à les supprimer. Quel est votre avis sur cette proposition qui a été régulièrement mise en avant et qui permettrait peut-être de trouver une solution définitive à la question ?

M. Tristan Haute. Le rituel électoral tel qu’il a été conçu sous la IIIe République engendrait une forme d’obligation sociale qui n’était évidemment pas uniforme, mais dont les effets pouvaient être supérieurs à ceux d’une obligation juridique.

Mais quelle serait l’effectivité du vote obligatoire ? Même dans les pays qui l’ont instauré, une partie de la population ne se rend pas aux urnes. Une telle mesure pourrait évidemment avoir un effet, mais il ne serait sans doute pas immédiat. Comme toujours, il faut articuler le droit avec la manière dont il s’applique en pratique au sein de la société, ce qui est toujours complexe.

C’est la raison pour laquelle je suis toujours prudent lorsque l’on me demande si le vote obligatoire réglerait le problème. Cela peut contribuer à sa solution, mais ce n’est pas un remède miracle – en tout cas pas du tout à court terme.

M. Antoine Léaument, rapporteur. À l’occasion des dernières élections, on a constaté des radiations surprenantes de la part de certaines municipalités qui avaient manifestement décidé brusquement de faire le ménage dans leurs listes électorales. Certaines personnes qui n’avaient pas participé aux scrutins depuis longtemps, soit parce qu’elles ne le souhaitaient pas, soit parce qu’elles avaient déménagé, ont découvert leur radiation sans en avoir été informées au préalable. Ne pourrait-on pas prévenir ces situations, par exemple en décidant qu’une personne ne peut être radiée des listes électorales de sa commune que si elle est inscrite ailleurs ?

Je disais plus tôt que le vote est un moment où l’on fait nation, celui où l’on se définit comme peuple. Or on constate, étude universitaire après étude universitaire, que la distance vis-à-vis du vote est avant tout une distance sociale et qu’il s’agit par ailleurs d’un phénomène cumulatif : plus on a de difficultés sociales, plus on reste à distance de l’élection.

Cela m’amène à vous interroger sur les personnes qui subissent le racisme au quotidien en raison de leur couleur de peau, de leur origine ou de leur religion, réelle ou supposée. Des enquêtes sociologiques qualitatives ont-elles été menées sur leur rapport aux élections ? J’émets l’hypothèse que la discrimination produit une mise à distance de la nation en envoyant le message que ces spécificités empêchent de considérer ces personnes comme des citoyens à part entière, ce qui se traduit par une prise de distance vis-à-vis de la participation électorale. En République, ce qui fait la nation, c’est la participation au vote de citoyens égaux dans leur capacité à faire la loi, une personne étant égale à une voix, du moins en théorie – vos travaux démontrent cependant que certaines personnes, en votant davantage, pèsent plus lourd que d’autres.

Existe-t-il des disparités de participation en fonction du lieu d’habitation, par exemple entre les petits villages et les grandes agglomérations ? Ces effets sont-ils dus à la géographie ou à des éléments sociaux ? On sait, par exemple, que la population des départements ruraux est plus âgée et que les personnes âgées participent davantage aux élections.

Enfin, les machines de vote électronique ont-elles un impact sur la participation ou sur la confiance dans les élections ? Y a-t-il une différence avec le scrutin traditionnel, à l’urne ?

M. Tristan Haute. Je m’interroge sur la pertinence de certaines radiations. On pourrait envisager un maintien de l’inscription ou une proposition de réinscription automatique par la commune en cas de déménagement intracommunal. On pourrait aussi, plus généralement, subordonner la radiation à une réinscription. En tout état de cause, il est nécessaire de mieux informer, par tous les canaux, les électeurs sur la radiation et la procédure de réinscription.

Les enquêtes sur la discrimination en cours sont surtout des enquêtes qualitatives, lesquelles saisissent mieux le phénomène que les enquêtes quantitatives. On constate que le sentiment de discrimination favorise la mobilisation électorale quand la question est perçue comme un enjeu du scrutin, c'est-à-dire quand il existe un clivage entre les candidats sur le traitement des discriminations. On remarque en parallèle que, dans un cercle vicieux, la mise à distance de la communauté nationale est un frein à la participation, celle-ci étant perçue comme une réaffirmation de l’appartenance à la communauté nationale. C’est particulièrement vrai quand cette mise à distance est vécue comme inéluctable et non clivée politiquement, quand on a l’impression que le problème n’est pas traité. Elle peut être renforcée par des difficultés administratives, certes moindres en France que dans d’autres pays : aux États-Unis, les procédures de vote, variables selon les Etats fédérés, sont souvent plus complexes pour les populations noires ou issues de l’immigration, ou encore pour les personnes transgenres.

Du lieu d’habitation dépendent de nombreuses caractéristiques sociales, mais aussi des sociabilités favorisant ou freinant la participation électorale. On a longtemps considéré que le survote villageois s’expliquait par l’existence d’une communauté aux sociabilités plus fortes qu’en ville, vue comme un lieu d’anomie sociale. Sébastien Vignon, de l’université de Picardie, a montré que malheureusement les structures villageoises se sont beaucoup modifiées : certains villages sont devenus, notamment pour les classes populaires qui ne peuvent plus habiter dans le périurbain proche, des territoires de relégation sociale, où la sociabilité villageoise est en fort déclin. Ces villages-dortoirs sont une juxtaposition de petits réseaux familiaux ou amicaux, parfois très faibles. Ils deviennent des lieux d’isolement social, ce qui favorise peu la participation. Il y a donc une forte hétérogénéité de la participation, tant au sein du monde rural que du monde urbain.

Mme Marie Neihouser. En ce qui concerne les disparités géographiques en matière de participation, qu’il ne faut pas trop essentialiser, il y a des exceptions : en Corse et dans certains territoires ultramarins, l’éloignement du champ politique national et de l’action publique a un effet sur la participation électorale ; les scrutins locaux peuvent mobiliser davantage que les scrutins nationaux et attirer des profils différents.

Les machines à voter impliquent de se rendre au bureau de vote ; leur principal avantage est d’accélérer le dépouillement et de mobiliser moins de ressources humaines. Néanmoins, cette solution technique ne réglera pas tous les problèmes et elle peut être associée à des croyances négatives – on pense aux problèmes rencontrés aux États-Unis lors de l’élection présidentielle de 2000. Le sujet mérite une réflexion approfondie.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour ces échanges enrichissants. Nous sommes à votre disposition si vous souhaitez nous transmettre des éléments complémentaires au questionnaire que nous vous avons adressé.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Clémentine Beauvais, universitaire en sciences de l’éducation à l’Université de York (Royaume-Uni), romancière et essayiste (jeudi 23 janvier 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous accueillons aujourd’hui, en visioconférence, Mme Clémentine Beauvais, universitaire en sciences de l’éducation à l’Université de York, essayiste et romancière, notamment à destination du jeune public.

Vous avez publié en septembre 2024 aux éditions Gallimard un manifeste intitulé Pour le droit de vote dès la naissance. Cette proposition originale, voire provocatrice, alimente notre réflexion sur l’acte de vote, ses modalités et les influences extérieures, sujets au cœur des travaux de la commission d’enquête.

Dans un instant, je vous donnerai la parole pour une intervention liminaire, afin de préciser ces différents points et d’évoquer les sujets liés à vos travaux qui pourraient éclairer le travail de la commission. Ensuite, une phase de questions/réponses s’engagera avec les membres de la commission d’enquête.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Clémentine Beauvais prête serment.)

Mme Clémentine Beauvais, universitaire en sciences de l’éducation à l’Université de York (Royaume-Uni), romancière et essayiste. Pour commencer, je tiens à préciser que ma proposition du droit de vote dès la naissance, bien qu’elle puisse prêter à sourire, est sérieuse. Cette idée circule depuis longtemps dans les milieux anglo-saxons des childhood studies (études de l’enfance). Je l’ai moi-même découverte par le biais d’un livre de John Wall de l’Université Rutgers, lui-même inspiré par John Holt, un auteur des années 70, et Janusz Korczak avant lui. Tous évoquent le problème que constitue l’exclusion des personnes mineures de la possibilité de choisir leurs représentants. Ce mouvement pour le droit de vote des enfants est global et actif.

J’ai choisi d’écrire ce livre, car j’ai été surprise par l’absence de ce débat en France, particulièrement dans les milieux de la gauche radicale. En effet, à une époque où d’autres formes d’injustices sociales font l’objet de nombreuses discussions, le fait que les enfants restent un point aveugle de la démocratie me perturbait beaucoup.

Le droit de vote dès la naissance correspond à un concept de suffrage véritablement universel, soutenu par des arguments à la fois négatifs et positifs. En négatif, on peut s’interroger sur les raisons de l’exclusion des enfants. En positif, il s’agit d’examiner les bénéfices potentiels pour tous si les enfants étaient inclus dans l’exercice démocratique.

Les arguments négatifs me semblent évidents. Pour pouvoir voter, les adultes doivent uniquement posséder leurs droits civiques et la nationalité française. Aucune compétence n’est exigée : ni test de citoyenneté, ni diplôme ou QI minimal. Or, les enfants sont exclus du processus sur la base d’une idée non formulée selon laquelle ils seraient moins compétents, capables ou raisonnables. Ce point de vue montre que nous avons tendance à nous focaliser sur les aspects où les enfants manquent de compétences par rapport aux adultes. Il existe pourtant tellement de domaines dans lesquels ils surpassent les adultes, comme l’apprentissage des langues, la maîtrise des nouvelles technologies ou la capacité de mémorisation.

En outre, la question de la compétence ne devrait pas être déterminante, car les adultes ont le droit de voter qu’ils soient ou non en état d’ébriété, qu’ils aient ou non lu les programmes des candidats, qu’ils connaissent ou non les implications de l’élection en cours. Il s’agit du principe même de démocratie. Le fait d’inclure 18 % de la population dans la participation au scrutin me paraît une question de justice sociale.

Quant aux arguments positifs, ils comprennent la prise en compte des droits des enfants et la reconnaissance symbolique que cela constituerait pour la jeune piopulation. De plus, cela pourrait corriger le paradoxe selon lequel les personnes qui votent le plus vivront le moins longtemps avec les conséquences de leurs décisions, tandis que celles qui sont privées du droit de vote ou l’exercent très peu, c’est-à-dire les jeunes, subiront effectivement les conséquences de ces décisions.

Par ailleurs, il faut souligner que les droits des enfants englobent des sujets autres que l’éducation ou la famille. Le sujet de la fin de vie, par exemple, concerne éminemment les enfants, qui constateront l’impact de ces décisions sur leurs parents et leurs grands-parents. Les enfants sont des êtres politiques dont la vie est régie par des décisions prises par d’autres. Des questions cruciales concernant les enfants, comme les abus sexuels et les violences envers les mineurs, pourraient être mieux prises en compte si les enfants étaient considérés comme des citoyens à part entière. En outre, le retard pris sur les questions environnementales qui affecteront le futur des enfants provoque des effets de cliquet particulièrement dangereux pour les jeunes. Il ne paraît pas raisonnable de demander aux enfants d’attendre leur majorité pour se prononcer sur ces thèmes.

Enfin, cette mesure permettrait de repenser l’éducation politique. Actuellement, les exercices de démocratie proposés aux enfants (parlements des enfants, élections des délégués, consultations) s’apparentent à des jeux, sans réelle implication dans l’agentivité, c’est-à-dire le fait d’avoir la certitude que nos décisions seront suivies d’effets. Ce sujet concerne également les adultes qui sont régulièrement consultés, mais dont les opinions sont finalement ignorées.

Cette proposition favoriserait la création de liens transversaux entre personnes partageant des identités ou des intérêts communs, indépendamment de l’âge, par exemple, entre adultes et enfants adoptés.

Le fait d’accorder le droit de vote aux enfants permettrait également de réfléchir à des moyens de rendre la politique plus accessible. Dans mon tract, je cite l’exemple de documents en FALC (français facile à lire et à comprendre) disponibles sur le site du Gouvernement. Cette forme de français permet d’expliquer des mots compliqués et de décortiquer des messages politiques complexes. L’utilisation du FALC bénéficierait à tout le monde, y compris aux adultes. Des exemples de vulgarisation et de simplification des messages politiques existent déjà, comme le journal Mon quotidien, le magazine Topo ou la chaîne Hugo Décrypte. Ces médias permettent de mieux appréhender certaines questions de géopolitique. L’inclusion des enfants dans le processus démocratique nous obligerait à prendre en compte les questions relatives à l’éducation politique et à la connaissance des institutions tout au long de la vie, et aboutirait à une citoyenneté mieux informée.

La mise en place d’un tel système nécessiterait une réflexion approfondie sur la sécurité des enfants, notamment pour éviter les tensions au sein des familles ou de l’institution scolaire. Une implémentation graduelle, accompagnée d’études universitaires, serait nécessaire. Toutefois, les bénéfices potentiels semblent largement supérieurs aux risques.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le sujet du droit de vote des enfants s’avère particulièrement intéressant car il vient percuter, au sens positif, l’idée républicaine. Nous formons un peuple de citoyens dont l’égalité citoyenne se définit par notre rapport au vote, notre capacité à créer la loi et notre devoir de la respecter. Vous soulignez que les enfants doivent respecter des lois décidées par d’autres personnes.

Cette réflexion sur la définition du peuple citoyen de la république s’inscrit dans une logique d’élargissement continu du suffrage pour qu’il devienne réellement universel. Je partage cette idée. Historiquement, nous sommes passés du suffrage censitaire au suffrage dit universel mais uniquement masculin, puis au suffrage universel à partir de 21 ans. Il est important de rappeler que la Constitution de la Ve République a été votée par des personnes nées en 1937 ou avant, ce qui soulève des questions sur la représentativité démocratique.

Mon mouvement politique propose l’abaissement du droit de vote à 16 ans pour augmenter la participation. En outre, nous constatons que des jeunes, dès 10-13 ans, s’impliquent dans la vie politique du pays, notamment par le biais des réseaux sociaux. On observe un rajeunissement des militants politiques qui s’engagent très tôt, faisant parfois des choix indépendants de ceux leurs parents.

Votre réflexion soulève des questions fondamentales sur la majorité, le peuple et la citoyenneté. Elle nous amène à nous demander si un bébé pourrait voter. Un citoyen doit disposer d’une réflexion libre et éclairée pour pouvoir prendre des décisions qui impactent toute la société. Or, les enfants dépendent, tout naturellement, des principes inculqués par leurs parents. De ce fait, ils ne sont pas des citoyens pleinement libres. Comment cette contradiction peut-elle être résolue ? À quel moment un être humain est-il capable d’agir avec un libre arbitre éclairé ?

Vous avez évoqué les capacités cognitives exceptionnelles des enfants. En effet, les enfants surprennent par leur capacité à comprendre et reproduire des actions observées une seule fois. Les recherches sur ce sujet nous éclairent-elles sur la question du libre arbitre et du moment où les enfants peuvent effectuer leurs propres choix ? Aux alentours de deux ans, ils commencent à dire « non », ce qui pourrait marquer le début de l’apprentissage du libre arbitre. De plus, les très jeunes enfants peuvent maîtriser une partie du langage des signes avant même de parler. Notre langage parlé serait-il inadapté à l’intelligence des tout-petits ?

Concernant vos travaux, j’ai l’impression qu’ils n’ont pas suscité un grand débat en France, malgré le caractère explosif de la proposition. Pouvez-vous nous parler des débats qui ont eu lieu au Royaume-Uni ?

Par ailleurs, si de nombreux enfants ne participaient pas au système électoral, cela ne réduirait-il pas la légitimité de l’élection en augmentant de facto le taux d’abstention ?

Enfin, comment gérer la capacité limitée des enfants à maîtriser l’ensemble du débat politique, notamment en termes de complexité et de langage, même si celle-ci n’est effectivement pas attendue des adultes ?

M. le président Thomas Cazenave. Je me demande si votre idée n’aboutirait pas, au delà du fait de voter, à l’abolition de la distinction entre minorité et majorité. Je n’ai pas lu votre essai mais, pour être concret, à quel âge préconisez-vous d’accorder le droit de vote ? Car vote dès la naissance soulève des questions pratiques. S’agit-il d’un débat sur l’âge approprié pour voter ou proposez-vous un système plus radical ? Il me semble nécessaire de fixer un âge, mais peut-être que je me trompe.

Mme Clémentine Beauvais. Le droit de vote s’appliquerait dès la naissance, mais cela ne signifie pas qu’un nouveau-né recevrait une carte d’électeur et irait voter à la sortie de la maternité. L’idée vise à abolir l’âge comme restriction au droit de vote. N’importe qui, à n’importe quel âge, pourrait décider de voter s’il se sent prêt. Certains voteront pour la première fois à 14 ans, d’autres à 8 ans, à 18 ans, ou jamais.

Les bébés ne voteront évidemment pas. Le monde intérieur d’un bébé est trop éloigné de celui des décisions politiques. Je ne considère pas le droit de vote comme une obligation, mais comme une possibilité. Cela m’évoque le cas d’une supérette de mon quartier qui affiche « Les femmes allaitantes sont les bienvenues ». Bien que l’endroit ne me semble pas idéal pour allaiter, le fait que ce soit autorisé apporte une valeur symbolique importante. En outre, il existe des enfants de 4 ou 5 ans capables de réflexion politique, bien que ce soit rare. John Wall, dans son essai, suggère que la seule différence entre un électeur et un non-électeur réside dans le fait de voter. Seuls les enfants qui le désirent voteront.

Il ne faudrait pas considérer un taux d’abstention élevé comme un signe de désengagement ou une délégitimation du gouvernement élu. Les enfants ou les adolescents qui ne votent pas ne devraient pas être culpabilisés. Il suffirait de s’attendre à un taux élevé d’abstention et de s’y préparer.

Concernant la majorité et la minorité, je rappelle que nous avons deux devoirs cruciaux envers les enfants : l’éducation et la protection. Lorsque nous prenons des décisions les concernant, il convient de s’assurer qu’elles ne nuisent pas à leur protection physique et mentale ni à leur éducation. Accorder le droit de vote aux enfants ne compromet pas ces devoirs. Au contraire, cela contribue à leur éducation. En termes de protection, certaines limites existent. Les restrictions d’âge dans d’autres domaines, comme l’interdiction des relations sexuelles entre adultes et enfants, l’interdiction de fumer ou de conduire pour les mineurs, de même que les restrictions concernant les écrans sont justifiées par le devoir de protection. Le droit de vote dès la naissance n’impliquerait pas de supprimer ces restrictions d’âge protectrices. De plus, la notion de majorité ne signifie plus grand-chose. En effet, elle ne s’applique pas dans de nombreux domaines (emprisonnement, mariage, éligibilité au Sénat, etc.).

La question de la liberté et du libre arbitre reste complexe pour tous. Les études montrent que les adultes votent souvent comme leurs parents. Par conséquent, il est probable que les enfants agiraient de même, à l’exception peut-être des adolescents par esprit de contradiction. Cela ne constitue pas forcément un problème. La plupart des parents veulent le meilleur pour leurs enfants et prennent en compte leur avenir dans leurs choix électoraux. Ils peuvent avoir convaincu leurs enfants de la légitimité de leurs choix. Il faut distinguer l’influence démocratique de la manipulation. L’influence des parents et de l’école sur les enfants paraît naturelle et pas nécessairement négative. Par définition, tout acte démocratique est influencé. La manipulation, en revanche, implique le mensonge ou les fausses promesses. La limite entre ces deux notions est subtile, d’où l’importance d’une mise en place graduelle du droit de vote des enfants, accompagnée d’études pour prévenir les manipulations. D’ailleurs, les adultes font l’objet de manipulations de grande ampleur, notamment par le biais des réseaux sociaux et des médias.

Quant à l’âge auquel un enfant peut procéder à des choix éclairés, il est intéressant de noter que la société accepte que les enfants deviennent des consommateurs dès leur plus jeune âge, souvent influencés par la publicité et les médias, sans que cela soulève de débat. Pourtant, ces choix peuvent avoir des impacts environnementaux et sociétaux importants. Il paraît paradoxal de refuser aux enfants la capacité de faire des choix pour le bien commun tout en acceptant qu’ils effectuent des choix monétaires.

La question du libre arbitre se pose autant pour les enfants que pour les adultes et nécessite un débat général. Il faut réfléchir à la différence entre influence et manipulation, et à la façon dont l’empathie joue un rôle dans l’influence démocratique. L’enjeu principal consiste à déterminer comment s’assurer que les enfants et les adultes soient en mesure d’exercer leur libre arbitre. Cela passe par des actions menées par les professeurs dans les classes. Une méthode, inspirée des travaux de Bruno Latour, consiste à encourager les enfants à s’envisager dans les réseaux dont ils dépendent au quotidien. En partant de questions simples sur leurs objets du quotidien (par exemple, « où ai-je acheté ce produit ? »), ils peuvent progressivement, avec l’aide d’un adulte, aborder des enjeux plus larges, économiques et géopolitiques. Cette approche pédagogique progressiste et expérientielle permet aux enfants, dès le CP, de développer des raisonnements élaborés si on leur explique les choses de manière factuelle à partir d’exemples concrets. Il ne s’agit pas d’imposer une vision idéologique, mais de leur donner les outils pour comprendre le monde.

Concernant la complexité et le langage, il existe de nombreuses manières de faire comprendre des concepts à des enfants très jeunes, à partir de 6 ou 7 ans. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que les adultes ne disposent pas tous des capacités cognitives nécessaires à la compréhension des enjeux politiques. Notre compréhension peut être affectée par diverses expériences de vie, quel que soit notre âge. Il me paraît donc injuste d’exiger des enfants ce qui ne l’est pas des adultes.

Quant aux débats à la suite de mon tract, j’ai été agréablement surprise par les réactions suscitées. Il existe un mouvement croissant pour inclure les questions liées à l’enfance dans les réflexions sur la justice sociale. J’ai donc reçu de nombreux messages de la part d’élus locaux et de personnes issues du milieu associatif. Ainsi, je participerai prochainement à une rencontre dans le Grand Est avec une metteuse en scène de théâtre immersif qui organise une démocratie participative avec les enfants.

Dans le monde anglo-saxon, une initiative originale a été lancée : des universitaires, dont je fais partie, ont signé un pledge dans lequel ils s’engagent à demander à un enfant pour quel candidat il souhaiterait voter et à voter en son nom lors des prochaines élections. Cette démarche présente un caractère discutable, mais vise à montrer jusqu’où il faut aller pour donner quelques voix aux enfants. Bien que purement symbolique, elle a fait l’objet de quelques articles dans la presse et a suscité une certaine hostilité. Elle présente l’intérêt de nous forcer à réfléchir sur les raisons de l’exclusion des jeunes du processus démocratique. Certes, certains pays ont abaissé l’âge minimal pour voter, mais aucun ne l’a jamais aboli.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Je m’interroge sur l’accompagnement nécessaire à un éventuel abaissement de l’âge du droit de vote. Au-delà de l’accompagnement familial et scolaire, il existe des initiatives comme les conseils municipaux d’enfants, les classes parlements ou la participation d’enfants à certains budgets. Même si l’influence des parents semble inévitable, il faut permettre aux jeunes de développer leur libre arbitre grâce à une éducation politique minimale.

Je souhaite également soulever la question du référendum, peu utilisé en France, particulièrement au niveau national et auquel les adultes eux-mêmes ne sont souvent pas préparés. En effet, ceux-ci confondent parfois la question posée avec celui qui la pose. Ainsi, une éducation à l’utilisation du référendum bénéficierait à tous les citoyens.

Mme Clémentine Beauvais. Cette question cruciale nécessite un large débat démocratique impliquant notamment de nombreux acteurs de l’enfance et de la jeunesse.

Il faut d’abord prendre conscience de la variété des enseignements déjà présents dans les écoles, collèges et lycées qui comprennent des composants d’éducation politique dans tous les cours. Par exemple, les cours de français abordent des thèmes comme la ville, l’empathie, les mondes utopiques et dystopiques, qui comportent une portée politique évidente. Les méthodes d’éducation progressistes, basées sur l’apprentissage par l’expérience, sont également très importantes. Je ne nie pas la valeur des conseils d’enfants, des parlements des enfants et des élections de délégués. Toutefois, leur impact demeure limité, car ils restent dans le domaine du jeu et ne sont pas suivis d’effets concrets. Par conséquent, à partir d’un certain âge, les enfants s’en lassent, car ils ont le sentiment de ne pas être pris au sérieux. La notion d’apprentissage par l’expérience existe déjà dans les collèges et les lycées. Il faudrait donc s’appuyer sur le savoir des professeurs qui pratiquent ces méthodes.

En outre, il conviendrait évidemment de mettre en place des garde-fous pour éviter l’intrusion d’intérêts politiques dans les écoles. Les meetings politiques pourraient, par exemple, y être interdits.

Concernant les types de scrutin, Laelia Benoit, que j’ai interrogée pour préparer mon tract, évoque des types de référendums extrêmement simples, où une question est posée avec une présentation neutre et factuelle des enjeux et conséquences, à l’exemple de la votation suisse. D’autres méthodes, à mi‑chemin entre l’élection et le tirage au sort, restent à inventer.

L’ouverture du droit de vote aux enfants nous obligerait à repenser nos modes de prise de décision à tous les niveaux. Une fois la décision prise, elle ne pourrait plus être ignorée. De ce fait, si un parti politique décidait de ne pas s’adresser aux jeunes électeurs, cela constituerait de facto une prise de position politique.

M. le président Thomas Cazenave. Je m’interroge sur la manière dont il faudrait s’adresser à ces électeurs potentiels. En effet, vous avez évoqué une interdiction des meetings politiques à destination des enfants et une communication neutre sur les conséquences des différents choix possibles. Mais qui serait en mesure de fournir cette information de manière parfaitement neutre ? Dans un débat politique, ce sont les partis et les candidats qui s’adressent aux électeurs. Il faudrait donc que les enfants reçoivent des tracts adaptés et puissent rencontrer des candidats, ce qui implique potentiellement des meetings politiques.

Il semble difficile de garantir une protection totale contre l’influence politique tout en permettant aux enfants de voter.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous avons fait l’expérience de la convention citoyenne pour le climat, où des citoyens tirés au sort ont produit des propositions politiques d’intérêt général, après avoir été informés par des experts. Ces propositions auraient ensuite pu faire l’objet d’un vote de l’ensemble des citoyens. Néanmoins, il s’agissait là de produire des propositions, ce qui diffère d’un vote sur des options déjà existantes. Dans le cas d’un référendum ou d’une élection, on ne peut pas produire de nouvelles solutions à partir d’un débat d’experts. Par conséquent, le seul moyen de se forger une opinion pour les électeurs reste la confrontation des différentes idées des mouvements politiques. Des meetings devraient donc, pour aller au bout de la logique, se tenir face aux enfants, avec une égalité du temps de parole entre les candidats. Toutefois, les enfants seraient ainsi exposés à des positions politiques qui pourraient les impacter sur le plan cognitif.

Mme Clémentine Beauvais. Je me suis peut-être mal exprimée en évoquant des meetings politiques. Dans tous les cas, l’accès des personnes politiques aux écoles devrait être très encadré. En revanche, je m’oppose fermement au relativisme. Bien que la neutralité totale soit impossible, cela ne signifie pas que toutes les opinions se valent. Par exemple, dans le cas du climat, il faudrait expliquer aux enfants que 97 % des scientifiques estiment qu’un danger existe à long terme, avec une marge d’erreur, tandis que 3 % pensent différemment. Il faut continuer à présenter les faits scientifiques comme importants. Le fact-checking reste essentiel, que ce soit dans les écoles ou ailleurs. Il est primordial de ne pas tomber dans le relativisme total. Certaines choses sont avérées, d’autres non. On peut également présenter des arguments de manière calme, honnête et non manipulatrice, même s’ils proviennent de mouvements politiques opposés. Les enfants peuvent comprendre qu’ils doivent prendre une décision basée sur différents arguments. La politique ne se résume pas à une question d’opinion, sinon elle n’aurait pas de raison d’être.

M. le président Thomas Cazenave. Je partage votre point de vue. Cependant, les questions se posent rarement de manière aussi simple. Même si tout le monde s’accorde sur la nécessité de lutter contre le réchauffement climatique, le débat politique se focalisera sur les moyens d’y parvenir. Comment aborder ces détails ? Ce débat stimulant nous pousse à réfléchir sur la manière d’approfondir votre proposition.

M. Thierry Tesson (RN). Deux entrées me semblent importantes : l’âge et l’espace d’expression des enfants. Une approche holistique pourrait être envisagée. Ainsi, les enfants s’exprimeraient sur tous les sujets et partout.

Dans les années 70-80, la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury permettait aux élèves de définir leurs propres règles collectives dans l’espace scolaire. Cette expérience consistait à créer une règle pour gérer un problème de gestion collective. Les règles évoluaient au fil de l’année pour devenir cohérentes et acceptées par tous.

En tant qu’ancien enseignant, je porte un regard parfois critique sur les conseils municipaux d’enfants actuels, car il me semble que la politique leur est présentée sous son aspect le moins intéressant. Dans le cas d’une approche holistique, les enfants devraient pouvoir s’exprimer sur tous les sujets. Or, un cadre et des sujets leur sont imposés, ce qui me semble contradictoire avec l’objectif visé. Je m’inquiète toujours quand des adultes veulent absolument que les enfants s’expriment, car il existe un risque d’influence, voire de manipulation.

Enfin, il est très complexe de trouver un système politique avec une représentation parfaite et un mode de désignation de représentants le plus équitable possible. Les Grecs ont tout essayé, et comme nous, ils n’ont jamais atteint la perfection. Cependant, il existe un côté mystérieux, presque magique et sacré, dans la manière dont le peuple s’exprime par ses représentants pour mettre en œuvre une politique.

Votre approche est intéressante, voire stupéfiante, mais je la regarde avec une certaine inquiétude.

Mme Clémentine Beauvais. J’aurais effectivement pu évoquer les écoles autogérées et la mise en pratique de mes préconisations au sein d’une institution que les enfants fréquentent quotidiennement. Certaines familles se réunissent également lors de conseils de famille pour prendre les décisions en commun. Toutefois, ces initiatives concernent souvent des enfants de milieux privilégiés ou très informés.

Par ailleurs, les expériences démocratiques avec les enfants ont souvent lieu dans des espaces où ceux-ci sont encouragés à adopter la rhétorique et l’argumentation d’adultes d’un certain niveau d’études et d’un certain niveau social. Ainsi, seuls les enfants qui imitent le mieux le discours politique des adultes dominants parviennent à se faire entendre. Il serait intéressant d’observer ce qu’il adviendrait si les enfants pouvaient eux-mêmes décider de la façon d’agir en politique, sans nécessairement recourir aux formes canoniques du discours politique adulte (harangues, débats publics, etc.). Ils pourraient découvrir des moyens moins conflictuels pour parvenir à des accords. Je souhaiterais que les enfants et les adolescents se frayent un chemin avec leur propre sensibilité.

Le fait que les adultes échafaudent ces expériences et en contrôlent les aboutissements constitue un énorme problème. Les méthodes d’apprentissage, où les enfants ont l’illusion d’accomplir quelque chose eux-mêmes alors qu’ils sont guidés par les adultes, s’avèrent très utiles dans de nombreux domaines, mais pas en politique.

Concernant les sujets sur lesquels les enfants pourraient s’exprimer, une mise en place graduelle pourrait être établie, en commençant par leur accorder le droit de vote au niveau municipal ou pour certains types de référendums. Cela permettrait d’évaluer les effets et les risques du vote avant d’étendre éventuellement l’expérience. Il serait également possible de démarrer par une région ou de baisser progressivement l’âge du droit de vote.

Enfin, je concède que cette proposition semble utopique. Cependant, elle ne me semble pas radicale si l’on considère son faible impact en termes de voix supplémentaires dans les urnes. La vraie radicalité réside dans sa puissance symbolique : considérer les enfants comme des citoyens à part entière, chez eux dans notre société, et non plus simplement tolérés ou accueillis.

M. le président Thomas Cazenave. Je note que dans votre dernière intervention, vous évoquez la question de bornes d’âge pour la mise en œuvre.

Mme Clémentine Beauvais. J’ai évoqué la possibilité de descendre progressivement l’âge du droit de vote, mais je n’y adhère pas personnellement.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je souhaite aborder la question de l’élection des enfants. En tant que citoyens à part entière, ils devraient pouvoir être élus. Des enfants sont déjà élus dans des conseils municipaux d’enfants, participant parfois à l’élaboration de politiques publiques. J’ai moi-même été conseiller municipal enfant. Peut-être cela crée-t-il des vocations. Existe-t-il des études sur la pratique de la démocratie par les enfants ?

Mme Clémentine Beauvais. Je n’ai pas abordé la question de l’élection des enfants, mais il faudrait s’y pencher. Ce sujet soulève d’autres problématiques, notamment liées au droit du travail et à la protection des enfants. Comment concilier le statut d’élu avec la scolarité ? Certains enfants travaillent déjà, notamment dans le domaine artistique, avec des aménagements spécifiques.

Je reconnais qu’il est impossible d’envisager l’élargissement du droit de vote sans statuer sur cette question.

Concernant la participation des enfants aux conseils municipaux, je suis certaine qu’il existe des études, mais je n’ai pas approfondi ce sujet.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Il serait intéressant d’évaluer l’impact à long terme de la participation des enfants aux conseils municipaux sur leur citoyenneté et leur engagement politique.

Par ailleurs, lors d’une discussion sur les budgets participatifs dans un conseil municipal au sein de ma circonscription, une proposition d’abaisser l’âge de participation à 16 ans a suscité un vif débat. Malgré des désaccords initiaux, la proposition a finalement été adoptée.

Mme Clémentine Beauvais. La plupart des gens rejettent de façon épidermique l’idée d’inclure les enfants, même à 16 ans, dans les processus décisionnels. Il faut donc aborder la question calmement, en examinant les arguments et en confrontant les personnes sur leurs préjugés.

J’ai été agréablement surprise par les réactions positives à mon travail, notamment de la part de personnes plus âgées et peu politisées, qui n’avaient jamais réfléchi à cette question. Beaucoup ont trouvé l’idée logique et intéressante, même si elles ne sont pas nécessairement prêtes à la mettre en œuvre immédiatement. Cette réflexion permet de développer de l’empathie envers les enfants et de les considérer comme des citoyens à part entière. Je suis peut-être candide mais pense que, dans quelques décennies, on s’étonnera que les enfants n’aient pas été inclus plus tôt dans ces décisions.

M. le président Thomas Cazenave. Merci beaucoup pour cette audition stimulante et disruptive. Cette réflexion sur la démocratie soulève de nombreuses questions et a nourri utilement notre réflexion.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. François Xavier Arnoux, docteur en droit, auteur d’une thèse sur l’histoire du vote blanc et de l’abstention (jeudi 23 janvier 2025)

Mme Eléonore Caroit, présidente. Nous accueillons M. François Xavier Arnoux, docteur en histoire du droit et de la pensée politique, enseignant à l’université catholique de Lyon, auteur d’une thèse de doctorat intitulée Histoire du vote blanc et de l’abstention : analyse juridique d’un refus (apparent) de choisir. Des travaux plus récents l’ont amené à porter un regard comparatif sur les élections européennes de 2024 sous l’angle de l’abstention, dont nous sous-estimerions la dimension contestataire.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. François Xavier Arnoux prête serment.)

M. François Xavier Arnoux, docteur en droit, auteur d’une thèse sur l’histoire du vote blanc et de l’abstention. Pour moi qui ai longtemps rôdé dans les couloirs des Archives nationales, où j’ai parcouru les vieux discours des députés et les comptes rendus des travaux législatifs sur l’écriture de la loi électorale, c’est un honneur d’être ici et peut-être, un jour, de finir moi-même dans un cahier oublié à Pierrefitte-sur-Seine !

Ne nous y trompons pas : l’étude de l’histoire juridique permet de comprendre l’écriture du droit actuel pour mieux préparer les réformes de l’avenir. Or l’histoire de l’abstention et du vote blanc est largement méconnue : si les sociologues et les historiens s’y sont penchés, je suis le premier juriste à m’être intéressé à l’écriture de la loi et aux fondements historiques de la théorie du droit ayant conduit à exclure les abstentions et, plus largement, toutes les voix contestataires. Pourtant, c’est d’autant plus important que nous traversons une crise de la démocratie représentative, et que les pouvoirs publics et les élus cherchent sinon à réenchanter la vie démocratique, du moins à ramener les électeurs dans les bureaux de vote – votre commission d’enquête en est l’illustration.

Dans un contexte de tensions sociales émerge l’idée qu’il serait possible, à travers les élections et la participation à la vie électorale, de neutraliser une violence qui, sinon, s’exprimerait hors les urnes. En 1848, Jean Macé écrivait ceci : « Si tous ne votent pas, la volonté de tous ne sera pas représentée, et si la représentation nationale n’est pas l’expression fidèle du vœu public, elle pourra se trouver un jour en désaccord avec lui, ce qui est un cas de guerre civile. » Deux ans plus tard, Victor Hugo déclarait à la tribune de l’Assemblée nationale : « […] le côté profond, efficace, politique, du suffrage universel, ce fut d’aller chercher dans les régions douloureuses de la société, dans les bas-fonds, comme vous dites, l’être courbé sous le poids des négations sociales, l’être froissé qui, jusqu’alors, n’avait eu d’autre espoir que la révolte, et de lui apporter l’espérance sous une autre forme, et de lui dire : Vote ! ne te bats plus. […] C’est […] le droit d’insurrection aboli par le droit de suffrage. » Tout est dans cette formule : en légalisant une forme de contestation et en soutenant la participation à la vie politique, on désamorce, à travers les élections, une contestation qui, sans quoi, trouverait forcément d’autres biais d’expression, parfois plus malheureux pour la stabilité de l’État.

Toutefois, pour le pouvoir politique, il est difficile d’accepter que les suffrages puissent ne pas se porter sur les candidats, et dès 1789, les révolutionnaires cherchent à neutraliser toutes les voix contestataires, notamment les abstentionnistes – les royalistes et les ultras qui souhaitent délégitimer l’action de l’Assemblée nationale nouvellement proclamée en n’y participant pas. Talleyrand et Sieyès construisent alors la théorie du régime représentatif, devenu le b.a.-ba du droit constitutionnel. Telle est la première raison qui explique pourquoi les abstentions ne sont pas prises en compte.

Chargé de neutraliser les membres des États généraux issus de la noblesse et du clergé qui ne soutiennent pas la Révolution française, Talleyrand théorise ensuite le principe du mandat représentatif. Les délibérations et votes des élus de l’Assemblée devaient jusque-là répondre aux revendications inscrites dans les cahiers de doléances. En 1789, le roi, refusant que les députés de la noblesse se servent de ces cahiers pour faire obstacle au vote de la réforme électorale, s’était bien gardé de rendre les mandats impératifs. Ils n’auraient en effet guère de sens, explique Talleyrand : le pointeur le moins habile connaîtrait l’issue du vote avant même la délibération, et toute abstention serait vaine. Tout l’intérêt d’une assemblée délibérante est précisément de délibérer, c’est-à-dire de confronter puis harmoniser les points de vue pour que chacun s’exprime. Pour cela, il faut que les élus soient libres.

Toutefois, confier l’action politique à l’élu, et non plus à l’électeur, entraîne un transfert de pouvoir : la souveraineté ne réside plus dans le peuple mais dans la nation, une entité abstraite qui s’exprime à travers une assemblée. Le mandat représentatif conduit donc à neutraliser la volonté politique de l’électeur. Cette notion est si importante qu’elle est consacrée à l’article 27 de notre Constitution : « Tout mandat impératif est nul ». Dès lors que la volonté politique réside dans les acteurs politiques, et que ces derniers ne sont pas les électeurs, peu importe qu’il y ait un ou mille électeurs : la légitimité politique appartient aux élus, pas à ceux qui les choisissent. C’est la délibération qui légitime l’action publique ; l’élection, au contraire, n’est qu’un outil de neutralisation de la volonté politique. Il n’y a donc aucun intérêt à prendre en compte les abstentions, comme l’explique Bruno Daugeron dans sa thèse sur l’apport du droit électoral en droit constitutionnel.

Tous ces éléments se retrouvent dans notre droit positif : l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » – la nation, donc, et non le peuple. En écho, l’article 3 de la Constitution dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants […] ».

Le pouvoir politique appartenant aux élus, l’abstention est donc sans effet. Tous les régimes électoraux – royaliste, impérial, républicain, socialiste ou conservateur, peu importe – se fondent sur le régime représentatif. L’Empire a même renforcé l’idée de l’élection comme désignation, qui privilégie la finalité du choix, par opposition à celle de sélection où le choix, plus large, est avant tout un processus de réflexion. L’élection n’est donc pas un acte de gouvernance mais une simple désignation parmi un panel de candidats choisis – n’oublions pas que jusqu’en 1795, les candidatures sont interdites. Le terme de suffrage exprimé, qui sert à ignorer les votes blancs et l’abstention, n’est inscrit dans la loi qu’en 1817 – en l’occurrence la loi Lainé, sous la Restauration. Inspirés par Edmund Burke et Joseph de Maistre, les monarchistes ont d’abord érigé l’abstention en moyen d’opposition mais une fois revenus au pouvoir, ils se sont empressés de conceptualiser la notion de suffrage exprimé, c’est-à-dire le suffrage qui désigne. La mention du bulletin blanc considéré comme nul n’apparaît dans la loi que le 15 mars 1849, juste après l’avènement du suffrage universel.

À l’époque, les bulletins sont manuscrits, donc parfois illisibles : comment les interpréter ? Notons d’ailleurs que dans la plupart des cas, les bulletins nuls portent la mention « ni l’un, ni l’autre » ; le sens de ce vote est beaucoup plus clair.

Dernier point : pendant longtemps, les députés vérifiaient eux-mêmes les élections, validaient les mandats de leurs pairs et arbitraient les contestations. C’est donc dans la jurisprudence des parlementaires eux-mêmes qu’on trouve les définitions pratiques de ce qui constitue un bulletin blanc et de ce qu’il faut considérer ou non comme un bulletin exprimé.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous soulignez à juste titre que la délibération destinée à trancher le débat doit amener chacun à prendre position en fonction de l’intérêt général – comme le voudrait du moins la théorie républicaine. Dans les premières assemblées parlementaires, il existait des députés qui n’étaient rattachés à aucun groupe politique – on parlait alors du « marais » – et pouvaient faire basculer le vote en faveur de l’un ou l’autre des blocs aux positions plus structurées. Or, dans la situation politique actuelle, il est rarissime que les interventions conduisent les députés à changer d’avis et à adopter une position différente de celle de leur groupe. Selon vous, au regard de ce système d’organisation des partis, les assemblées de la Ve République peuvent-elles toujours être considérées comme des assemblées délibératives ?

La Constitution de 1793 – celle de la Ire République, vous connaissez mon intérêt pour Robespierre et les révolutionnaires de cette époque – consacrait le droit à l’insurrection et en faisait même un devoir : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

Un mot sur l’intéressante distinction entre peuple et nation : selon la théorie républicaine, la nation, c’est le peuple, c’est-à-dire l’assemblée des citoyens qui participent à la prise de décision politique et détiennent la souveraineté. Ajoutons qu’à l’époque révolutionnaire, le peuple rassemblait tous les habitants du pays, indépendamment de leur nationalité – car, en 1793, était citoyen de la République française toute personne née sur le sol de la République ou toute personne qui avait épousé un citoyen français ou travaillait sur le sol de la République depuis au moins un an ; l’accès à la citoyenneté était bien plus rapide qu’aujourd’hui.

Pour Victor Hugo, nous dites-vous, le suffrage universel abolit le droit d’insurrection. Comme nous le montre une gravure de 1848, on délaisse peu à peu le fusil – réservé à « l’ennemi du dehors » – pour lui préférer le bulletin de vote car c’est ainsi que se combattent loyalement les « adversaires du dedans ». Mais il arrive qu’un gouvernement, même élu au suffrage universel, aille à l’encontre des droits et de la volonté du peuple, en particulier en cas de forte abstention. La réforme des retraites, par exemple, a été massivement rejetée, mais les citoyens n’avaient aucun moyen d’intervenir. Le référendum d’initiative citoyenne pourrait-il permettre de concilier démocratie représentative et démocratie directe ? D’autres outils pourraient-ils permettre aux citoyens d’exercer leur droit à l’insurrection et de renverser le gouvernement de manière pacifique et démocratique – par exemple une pétition insurrectionnelle, que nous préférons appeler référendum d’initiative citoyenne révocatoire et qui prendrait effet au-delà de cinq millions de signataires ?

Enfin, pensez-vous que rendre le vote obligatoire permettrait de faire reculer l’abstention ? La prise en compte du vote blanc vous semble-t-elle de nature à encourager la participation électorale ? On pourrait par exemple imaginer qu’une élection est nulle si aucun des deux candidats n’obtient plus de 50 % des voix en raison du nombre de bulletins blancs visant à exprimer un non-choix entre deux options qui semblent insatisfaisantes – le fameux « ni l’un, ni l’autre » dont vous avez parlé. L’évocation de Robespierre me stimule particulièrement…

M. François Xavier Arnoux. Robespierre avait une position un peu particulière sur l’abstention : sous la Terreur, est considéré comme ennemi du peuple quiconque n’agit pas activement pour la République. L’abstention est donc assimilée à un acte répréhensible qui attente directement à l’État. C’est sans doute l’une des raisons qui expliquent que les élections ont alors été suspendues.

Peut-on considérer que l’Assemblée nationale est aujourd’hui encore une assemblée délibérante ? La Constitution est conçue de telle manière que les députés délibèrent librement puisque tout mandat impératif – d’où qu’il provienne – est nul. En théorie, donc, ils peuvent s’affranchir des consignes de vote de leur groupe – même si, en l’espèce, la pratique diffère souvent.

Jusqu’à récemment, la Chambre des représentants des États-Unis était une excellente illustration de ce que peut être une assemblée délibérative : les députés votaient très librement, indépendamment de la position du bloc en faveur duquel ils s’étaient déclarés lors des élections. Mais les discours sont devenus plus radicaux, moins tolérants, si bien qu’à force de caricaturer l’autre camp, d’en faire le parti des « méchants », il devient plus difficile d’expliquer aux électeurs qu’on vote comme lui. À trop vouloir démonter l’adversaire pendant la campagne, on finit par oublier tout ce qui peut faire consensus.

J’en viens au droit à l’insurrection. C’est précisément pour justifier l’insurrection du parlement anglais, qui vient d’écarter un roi catholique intransigeant au profit d’un roi plus conciliant, que John Locke l’a théorisé dans son Deuxième traité du gouvernement civil, expliquant que le législateur a pour mission fondamentale de protéger les droits et libertés civils des citoyens. Cette mission repose sur un trust, un contrat assorti de clauses résolutoires qui, si elles ne sont pas respectées, entraînent le renversement du pouvoir.

S’agissant de la lutte contre l’abstention, aucune des réformes techniques menées depuis 1789 afin de favoriser la participation électorale n’a eu d’effet concret. En revanche, dès lors que l’enjeu politique est important et que les électeurs y sentent un intérêt viscéral, ils vont voter. Pour redonner du sens à l’élection, il faut donc donner de véritables moyens d’action à l’élu. Si l’électeur a l’impression que l’Assemblée nationale est une simple chambre d’enregistrement “gouvernementale”de la législation européenne ou nationale, il n’a que peu d’intérêt à participer aux élections législatives – ce qui explique que la participation soit plus importante à l’élection présidentielle.

Comment contrôler l’action de l’élu ? Le référendum d’initiative citoyenne permettrait certainement aux citoyens de reprendre leur place dans la vie politique. Le premier à l’avoir théorisé est Condorcet qui, dès 1785, voyait – à raison – dans les élections et la participation du peuple au pouvoir un moyen de pacifier la vie politique.

On peut aussi envisager des moyens de récuser les élus ne respectant pas les engagements pris devant leurs électeurs sans contrecarrer la logique du mandat représentatif. L’élection révocatoire existe déjà aux États-Unis – ce sont les recall elections qui ont souvent lieu à mi-mandat – et dans plusieurs pays d’Amérique latine. En effet, pourquoi le pouvoir exécutif aurait-il seul un droit de regard sur la façon dont les parlementaires exercent leur mandat ? Les électeurs eux aussi pourraient être fondés à faire ainsi valoir leur bon sens politique. Cette piste, bien qu’intéressante, est toutefois très éloignée de la tradition française et n’a jamais été envisagée lors des révisions constitutionnelles.

Il y a enfin le droit à l’insurrection. Au fond, le vote blanc permet de donner corps à une insurrection passive. Pierre-Joseph Proudhon fut le premier à théoriser le vote blanc, une forme d’insurrection passive qui signifie le refus de cautionner la loi a priori et exprime tout à la fois l’avertissement que l’électeur adresse à l’État pour lui signifier qu’il ne lui donne aucun blanc-seing et qu’il a repéré une anomalie, mais aussi le signal qu’il envoie aux autres électeurs pour faire savoir qu’il conteste le choix proposé. Autrement dit, le vote blanc permet de manifester légalement sa désapprobation du système ou des candidats en présence. Précisons que Proudhon écrit cette analyse dans un manifeste paru en 1863, sous un gouvernement qui maîtrise complètement les élections grâce au système de la candidature officielle qui, en favorisant les candidats approuvés par Napoléon III, donne lieu à un choix tronqué.

Dès lors que le suffrage universel ne permet pas de procéder à un choix véritable, il faut, selon Proudhon, le désamorcer pacifiquement, en vidant les élections de leur sens par une contestation visible. Concrètement, il s’agit de déposer un papier blanc dans l’enveloppe. Autrement dit, voter blanc est une forme d’abstention, étant entendu que l’abstention est toujours contestataire – même s’il en existe d’autres formes. Or, encore une fois, elle est d’autant plus faible que l’enjeu est important, ce qui démontre qu’elle est aussi faite de désintérêt.

Le vote blanc peut être un moyen de donner un fondement à l’insurrection. Faut-il annuler une élection si la proportion de bulletins blancs est supérieure à un certain seuil, par exemple 50 % ? Il existe déjà des seuils relatifs ou absolus, par exemple deux tiers des inscrits ou 10 000 électeurs – au Pérou par exemple. Reste à déterminer le seuil au-delà duquel on considère que la contestation est trop vigoureuse pour permettre de valider l’élection des candidats en présence.

J’ai la conviction – qui se fortifie au fil de mes recherches – que l’État a tout intérêt à reconnaître le vote blanc, parce que ce faisant, il légalise les voix contestataires et, ainsi, renforce la légitimité de l’élu et du système représentatif. L’élu, en effet, exerce alors le pouvoir malgré le vote des abstentionnistes ; nul ne peut plus agiter l’épouvantail d’une légitimité contestable au motif que certains citoyens ne se sont pas exprimés. La prise en compte du vote blanc permet de réduire la pression, comme une cocotte-minute celle de la vapeur d’eau.

Le vote obligatoire est un tout autre débat. En France, il ne s’applique qu’aux élections sénatoriales. Il me semble que, s’agissant d’un droit, il faut conserver une certaine liberté et s’en tenir à la coutume constitutionnelle établie en 1792 par un décret de la Convention selon laquelle les présents délibèrent valablement pour les absents.

L’audition est suspendue de douze heures dix à douze heures trente.

Mme Eléonore Caroit, présidente. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Avez-vous relevé une évolution des raisons de l’abstention au cours de l’histoire ? La nature des élections est-elle en cause, comme cela semble être le cas ? Vous avez travaillé sur les élections européennes de 2024. Pouvez-vous nous donner des précisions à ce sujet ?

S’agissant de la possibilité de récuser les élus ne respectant pas les engagements pris, dont nous avons débattu à plusieurs reprises, elle complique la représentativité qui est censée être la nôtre. Que faire si les citoyens optent pour la déchéance d’un élu ? Faut-il procéder à une nouvelle élection, sachant que nous vivons une période caractérisée par la prédominance des réseaux sociaux où l’argumentation est souvent binaire et limitée ?

Faut-il tenir compte du vote blanc à l’identique au premier et au second tours ? Que faire si un vote visant à départager deux personnes aboutit à une majorité de votes blancs ?

M. François Xavier Arnoux. S’agissant de l’évolution de l’abstention, il est difficile, dans la mesure où il y a eu une évolution du corps électoral, de comparer 1789 et 2024. On peut toutefois distinguer des tendances.

Pendant la période révolutionnaire et ensuite, l’abstention est très forte, de l’ordre de 80 % du corps électoral. La participation enthousiaste du peuple aux élections mise en regard du désenchantement actuel, présenté comme inédit, est un mythe. Au reste, lorsque les premières études sur l’abstention, notamment celle d’Alain Lancelot, ont été publiées dans les années 1980, le discours selon lequel l’abstention allait s’aggravant a faibli.

Ce qui est sûr, c’est que les pics de participation sont étroitement corrélés à des enjeux politiques clairs, importants et bien compris. Pour inciter les citoyens à voter, sans doute faut-il travailler dans cette direction plutôt que chercher à réduire l’abstention par des solutions techniques, qui n’ont que peu d’impact sur la participation. Prenons l’exemple des élections européennes, qui présentent l’intérêt de faire voter simultanément des pays aux législations électorales diverses : les électeurs n’ont pas toujours les clés nécessaires pour en comprendre l’enjeu. Ainsi, lors des récentes élections européennes, c’est en Estonie – où le vote électronique existe – que l’abstention a été parmi les plus élevées, même si elle s’explique aussi en partie par un facteur particulier, la pression russe.

La possibilité de récuser une élection est intéressante mais il faut se garder de toute forme de bashing irréfléchi. La procédure devrait être soumise à conditions – par exemple un seuil d’électeurs inscrits – et encadrée par un organe de contrôle et des délais. Aux États-Unis, les scrutins révocatoires sont souvent concomitants des élections de mi-mandat. Au demeurant, cette possibilité existait d’une certaine manière en France avant l’inversion du calendrier électoral. Peut-être faudrait-il envisager le retour à la situation antérieure.

J’en viens à la prise en compte des votes blancs. Selon le Conseil constitutionnel et la doctrine, elle soulève plusieurs difficultés d’ordre juridique.

Le premier argument est facile à écarter : c’est celui de la tradition jurisprudentielle. Le Conseil constitutionnel rappelle « l’ancienneté de la règle » : puisqu’on a toujours fait ainsi, il n’y a pas de raison de changer de pratique. Certes, le premier avis rendu par le Conseil d’État à ce sujet, sollicité par Napoléon Ier et par son ministre de l’intérieur, date de 1807. Toutefois, il n’est pas surprenant que le juge applique la loi. Si la loi est pensée pour exclure les votes blancs et les abstentions, le juge, qui ne fait pas de politique, ne peut faire autrement que les exclure.

Le deuxième argument repose sur l’ambiguïté d’interprétation des bulletins blancs, l’abstention pouvant revêtir plusieurs formes. Avec le recul historique, il apparaît clairement que l’obstacle est aisé à surmonter : il suffirait que les bulletins de vote portent non seulement les noms des candidats mais aussi une mention excluant explicitement l’un et l’autre, ce qui permettrait de signifier clairement une contestation non du système mais des élus en présence.

Intégrer la contestation dans le système permet de déporter la contestation sur les élus et pas sur le système en lui-même, qui s’en trouve conforté. En Inde, le bulletin de vote comporte une case « Aucun des choix en présence ». Il suffit de concevoir le bulletin blanc par-delà sa réalité matérielle d’enveloppe vide ou de papier vierge, en lui donnant une visibilité juridiquement explicite.

La tradition et l’ambiguïté étant écartées, nous en venons aux difficultés techniques selon la nature de l’élection. Dans un scrutin proportionnel, la prise en compte des votes blancs serait complexe et pourrait même aboutir à la situation absurde où tous les sièges ne seraient pas pourvus. Pourtant l’Espagne, qui utilise ce mode de scrutin, prend en compte les bulletins blancs, ce qui a pour seul effet d’accroître la difficulté, pour chaque parti, à atteindre le quotient électoral en fonction duquel les sièges lui sont attribués, donc de conforter le système, à tout le moins d’en renforcer la stabilité, en favorisant les partis les plus solides et l’émergence de majorités. Si, en France, la volonté politique était de favoriser la stabilité au sein de l’Assemblée nationale en dégageant une majorité forte, comme c’était l’objectif des constituants de 1958 qui ont préféré le scrutin majoritaire, alors intégrer le vote blanc en adoptant le scrutin proportionnel offrirait un correctif supplémentaire favorisant l’émergence de majorités. Au demeurant, la participation est nettement plus élevée en Espagne qu’en France. Nous avons connu aux élections de 2024 un taux d’abstention historiquement bas de 33 % ; ce même chiffre, en Espagne, est historiquement haut. Ainsi, la prise en compte des bulletins blancs, dans un pays où les élections ont lieu au scrutin proportionnel, offre une voie de contestation.

S’agissant du scrutin majoritaire, il faut distinguer plusieurs cas. Première hypothèse : le second tour pourrait être compliqué si aucun candidat ne recueille la majorité des suffrages exprimés, bulletins blancs compris. Tel n’aurait pas été le cas aux élections présidentielles de 2017 et 2022 : dans les deux cas, l’actuel Président de la République aurait recueilli plus de la moitié des suffrages exprimés même en tenant compte des bulletins blancs et le résultat n’aurait donc pas été modifié.

Toutefois, depuis que les bulletins blancs sont décomptés à part, il est clair que leur part au sein des bulletins nuls est très majoritaire. Leur prise en compte, introduite par la loi du 21 février 2014 visant à reconnaître le vote blanc aux élections et appliquée depuis 2017, permet de les distinguer plus nettement des autres bulletins nuls – ceux qui comportent des ratures, des insultes, des dessins et mille autres choses intéressantes, tous étant conservés aux Archives nationales.

Présidence de M. Pierre-Yves Cadalen.

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Ce qui, à mes yeux, ressort de votre propos liminaire, est la tension fondamentale entre le régime représentatif – qui, à l’origine, exclut le peuple – et la démocratie. Or, si elle trouve sa résolution historique grâce à l’adoption du suffrage universel accordé d’abord aux hommes puis son extension aux femmes en 1944, elle traverse toujours nos sociétés et nos institutions.

Notre rapporteur apprécie Robespierre ; moi Karl Marx – qui n’a pas davantage perdu son potentiel subversif. Opposant souveraineté du peuple et souveraineté du monarque, il écrit ceci dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel : « L’État est un abstrait ; seul le peuple est le concret ». Une tension traverse, me semble-t-il, la Révolution française, entre ceux qui comptent remplacer le roi par l’abstrait de la nation et ceux qui considèrent qu’il appartient désormais au peuple de gouverner et de maîtriser son destin – tension qui ne me semble avoir été résolue dans aucun texte de droit.

Rapportons cette tension des souverainetés à la question du vote : vous nous apportez une première réponse précieuse en affirmant que nos concitoyens votent davantage s’ils estiment que leur vote est crucial pour leur existence et peut déterminer le changement – bref s’il a du sens. Mais à quelles conditions cela peut-il se produire ?

Dans son roman La Lucidité, qui illustre fort bien cette tension entre souveraineté de l’État et souveraineté du peuple, José Saramago met en scène une ville où le gouvernement est saisi de panique et décrète l’état de siège au motif que les votes blancs y sont plus nombreux que les suffrages exprimés. Autre exemple, plus récent : les manifestations de Sainte-Soline, à propos desquelles je viens de publier un article dans une revue, ont opposé la souveraineté de l’État, incarnée par Gérald Darmanin considérant qu’il avait affaire à des éco-terroristes, à la souveraineté populaire des manifestants qui disaient défendre l’intérêt général et la planète, bien au-delà du seul champ restreint des lois et des normes.

La question fondamentale est donc celle de l’interaction entre la société et les institutions – sur laquelle votre éclairage d’historien du droit est utile.

Autre question, qui est liée : en tant que députés de gauche, nous sommes particulièrement concernés par la question de l’abstention différentielle. Comme le montrent les travaux de Julia Cagé et Thomas Piketty, c’est souvent quand les citoyens pensent massivement que la politique peut changer la vie que la gauche gagne, parce que l’électorat des communes populaires se mobilise autant qu’ailleurs – mais ce n’est pas toujours le cas. Quel regard l’historien du droit porte-t-il sur l’abstention différentielle ?

M. François Xavier Arnoux. En fait, il faut redonner du sens à la loi électorale. L’État s’égare s’il s’intéresse à l’abstention seulement dans le but de conforter sa légitimité. Le vote obligatoire est un leurre, car il y a un vice du consentement si l’on force quelqu’un à voter. Croire que la vie politique serait facilitée en augmentant la participation de cette manière est une illusion. D’où mes réticences s’agissant du vote obligatoire. Au reste, la Belgique se garde bien de reconnaître le vote blanc alors que le vote y est obligatoire – sans pour autant que cela ait abouti à une stabilité politique enviable. Le vote obligatoire n’est pas une solution magique. L’Autriche et l’Italie ont d’ailleurs fini par y renoncer, car cela créait des situations politiquement intenables.

Redonner du sens aux élections implique plus largement de réfléchir à la manière de donner du pouvoir aux représentants – ce qui est valable pour les députés mais aussi pour le président de la République.

On a évoqué la possibilité de révoquer les élus, mais nous n’avons pas parlé des seuils minimums. Ils sont prévus pour les élections départementales et les élections législatives. Pour être élu au premier tour, il faut obtenir la majorité absolue des suffrages exprimés et un nombre de suffrages au moins égal au quart des électeurs inscrits. C’est un mécanisme intéressant car il oblige le candidat à tenir aux électeur un discours pertinent afin de recueillir suffisamment de suffrages pour être valablement élu. On trouve aussi très souvent des règles de seuils en droit des sociétés, notamment pour déterminer la validité des délibérations d’un conseil d’administration.

Ce sujet avait déjà été abordé par Condorcet, à qui l’on revient toujours, lequel considérait qu’un candidat devait parvenir à attirer à lui suffisamment de votants pour être élu. Il ne s’agit donc pas de forcer l’électeur à voter mais d’inciter le candidat à réfléchir à ce qu’il propose.

Pourquoi ne pas généraliser les seuils qui sont en vigueur lors des élections départementales ? Certes, il faut obtenir 12,5 % des inscrits pour pouvoir se présenter au deuxième tour des élections législatives, mais c’est un seuil très faible. N’aurait-on pas intérêt à combiner des éléments de seuils et de vote blanc ?

Enfin, le vote blanc est souvent reconnu au premier tour alors que s’appliquent aussi des conditions de seuils, tandis qu’au deuxième tour on peut être élu seulement avec une majorité relative, ce qui permet de désigner les élus et d’éviter l’inconvénient – si du moins c’en est un – d’organiser un troisième tour. Il vaut mieux que la contestation ait lieu au cours de la campagne électorale plutôt que dans la rue après l’élection. Encore une fois, le vote est une manière d’institutionnaliser l’insurrection.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Reconnaître le vote blanc lors d’un scrutin à la proportionnelle, dites-vous, aurait pour effet d’élever la barre à franchir pour obtenir des élus, mais on pourrait aussi envisager d’autres modalités. Comme voter blanc revient à ne pas choisir entre les différents candidats – et d’une certaine manière à critiquer l’ensemble de l’offre politique disponible –, au pourcentage obtenu par le vote blanc correspondrait une part de sièges pourvus par tirage au sort parmi tout ou partie du corps électoral. Cela permettrait de donner à la représentativité des assemblées délibérantes une dimension sociologique plus que politique. Mon groupe politique propose notamment de rendre possible le vote pour qu’une partie des députés puisse être désignée par tirage au sort. Une telle mesure permettrait-elle d’augmenter la participation aux élections ?

Un mot sur l’insurrection. La violence lors des manifestations connaît une baisse tendancielle – contrairement à ce qu’on entend parfois – et, quoi qu’il en soit, notre mouvement politique a toujours été clair sur la question de la violence dans les manifestations. Vous avez utilisé l’image de la cocotte-minute : l’histoire et l’actualité montrent pourtant, en France comme à l’étranger, que lorsqu’on n’est pas capable de fournir des solutions politiques convaincantes, ça explose. Or l’une des fonctions de la démocratie représentative et du système électoral consiste précisément à faire en sorte que ça n’explose pas, ou du moins sans violence à l’égard des personnes et des biens.

Dans l’hypothèse où le vote blanc deviendrait majoritaire, dites-vous, il permettrait une forme d’insurrection pacifique – ce qu’un certain nombre d’entre nous appellent de leurs vœux. Serait-il envisageable, par exemple, d’imposer, si les votes blancs dépassent 50 % des suffrages, la convocation d’une assemblée constituante pour changer le système électoral ? Cela permettrait aux citoyens de faire savoir que la Constitution ne leur convient plus. Rappelons que la Constitution de 1793, qui m’est chère, consacre comme droit naturel et imprescriptible « le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution », car « [u]ne génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » Comment faire ? Actuellement, les électeurs n’ont d’autre option, pour exprimer leur désaccord avec la Constitution, que de choisir un candidat qui propose d’en changer – mais dans un cadre constitutionnel qu’ils réprouvent.

Enfin, puisque vous avez étudié les travaux des assemblées parlementaires dans l’histoire, pourriez-vous me dire quels sont, selon vous, les pouvoirs du rapporteur d’une commission d’enquête ? Son pouvoir de contrôle sur pièces et sur place est-il illimité ? Comment a-t-il été utilisé dans le passé ?

M. François Xavier Arnoux. Dans son ouvrage éclairant intitulé Contre les élections, David Van Reybrouck décrit les expériences historiques de tirage au sort, en faveur duquel il plaide.

Comme l’ont expliqué Aristote puis Montesquieu, le tirage au sort est d’essence démocratique tandis que l’élection est d’essence aristocratique puisqu’elle permet à une élite de gouverner.

Quel serait l’intérêt du tirage au sort pour désigner des membres de l’Assemblée nationale ou du Sénat ? Si l’objectif est d’améliorer leur représentativité, alors le tirage au sort est la solution la plus radicale et appropriée. S’il s’agit de s’assurer que les représentants soient les plus capables pour prendre des décisions et faire la loi, mieux vaut alors affermir les conditions d’éligibilité – ce à quoi les révolutionnaires avaient d’ailleurs travaillé ; Condorcet a beaucoup insisté sur l’importance de la présélection.

À mon sens, il faut trouver un équilibre entre ces deux objectifs, représentativité et compétence. On ne peut nier que l’action politique nécessite certaines aptitudes, mais il faut également ne pas perdre de vue qu’elle doit s’exercer au service de l’intérêt général, autrement dit du peuple.

L’idée de pourvoir par tirage au sort une partie des sièges non pourvus du fait du vote blanc est intellectuellement séduisante ; il faut y réfléchir.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Que se passe-t-il si ceux qui sont tirés au sort ne veulent pas être parlementaires ?

M. François Xavier Arnoux. Alors que le mot démocratie ne figure pas dans la Constitution américaine, Alexis de Tocqueville définit ce régime comme démocratique uniquement parce qu’il y a des élections. Le glissement sémantique associant démocratie et élections s’amorce dans les années 1820 et il est parachevé lors de la publication de De la démocratie en Amérique en 1835. Or Tocqueville est assez favorable au tirage au sort car il considère que c’est un moyen de responsabiliser le peuple et de lui montrer qu’il n’est pas si facile de prendre des décisions, pour que, forts de cette expérience, les citoyens tirés au sort comprennent mieux en quoi consiste l’action politique. Cette solution est donc intéressante, même s’il faut la pondérer par d’autres mécanismes.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Notre assemblée est structurée en groupes politiques qui défendent chacun des orientations économiques et politiques cohérentes, même si elles sont très différentes. Mais c’est en effet une forme d’élite produite par le système électoral qui gouverne. Je nuancerai la notion de déconnexion par rapport aux aspirations populaires en préférant citer Robespierre : « Je suis du peuple, je n’ai jamais été que cela, je ne veux être que cela ; je méprise quiconque a la prétention d’être quelque chose de plus ».

L’avantage immense du tirage au sort est qu’il placerait à l’intérieur d’une assemblée dans laquelle existent des groupes aux orientations politiques arrêtées des gens dont les positions sont moins tranchées. Peut-être arrivera-t-il qu’un militant politique soit tiré au sort par hasard, auquel cas il siègera au sein d’un groupe existant, mais la plupart des tirés au sort – qu’ils soient abstentionnistes, électeurs votant blanc par refus du système représentatif, voire monarchistes, pourquoi pas – se réjouiront d’avoir été désignés et pour enfin avoir voix au chapitre dans des institutions dont ils estiment qu’elles ne les représentaient pas. Ils joueraient alors un rôle charnière entre les différents groupes politiques et ramèneraient les autres élus à des réalités dont ils se sont parfois éloignés. Au reste, les États généraux étaient bien composés de trois blocs, le tiers état ayant la moitié des sièges de députés ; il a fini par l’emporter sur tous les autres. Tout a commencé par la vérification par les représentants du peuple de la validité des mandats de leurs pairs.

Imaginons qu’on ajoute 577 députés tirés au sort aux 577 qui sont élus : ce serait une façon intéressante de renouveler le personnel politique de l’Assemblée nationale.

M. François Xavier Arnoux. L’idée d’un contrepoids au sein d’une même assemblée est intéressante mais il faut s’interroger sur la responsabilité du gouvernement dans un tel régime parlementaire. Dans le cadre actuel, chaque vote serait l’occasion de remettre en cause le gouvernement, ce qui mettrait la stabilité gouvernementale en péril. En revanche, il pourrait être intéressant d’envisager un contrepoids dans une autre chambre. La lucidité populaire y serait représentée – je dis cela sans condescendance aucune – par des personnes qui ne connaissent pas les affaires publiques et qui voteraient de manière plus indépendante. Cela permettrait d’instaurer un dialogue entre des députés qui proposent un projet politique et des répondants qui y réagissent ; on pourrait ainsi démocratiser le débat parlementaire.

Je ne peux qu’abonder dans votre sens s’agissant de la diminution historique des violences. Les premières élections en 1790 ont été très violentes. Il y a même des morts et le roi intervient. C’est là qu’est né un droit de police électorale spécifique qui impose notamment de déposer les armes avant d’entrer dans les assemblées électorales et confie à leur président des pouvoirs de police. Les élections sont devenues plus pacifiques, ce dont on ne peut que se féliciter.

Quant aux pouvoirs du rapporteur d’une commission d’enquête, je ne peux dire que ceci : il a un pouvoir non négligeable puisqu’il rédige le rapport – c’est donc sa parole qu’on retient.

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Bien souvent, une décision peut être effective tant qu’elle ne trouve pas de juge – Emmanuel Macron en a apporté la preuve récemment. Notre commission peut donc se rendre où elle le souhaite ; les parlementaires ne sont pas des sous-fifres. Les commissions ont une grande histoire qui repose non seulement sur leurs pouvoirs de contrôle mais aussi sur leurs initiatives.

M. François Xavier Arnoux. Votre commission d’enquête souhaite se pencher sur des problèmes tels que l’information insuffisante sur l’accès aux bureaux de vote, le coût de l’organisation des élections pour les communes et les difficultés de recrutement des assesseurs. Un autre sujet mérite d’être évoqué : le vote par correspondance. Il a été pratiqué en France, mais dans de très mauvaises conditions. Le sénateur Éric Kerrouche a déposé une proposition de loi visant à instaurer ce mode de vote. Par-delà le dispositif technique proposé, l’exposé des motifs est intéressant parce qu’il analyse les causes de l’échec précédent. Le vote par correspondance a entraîné une forte hausse de la participation aux États-Unis et surtout en Allemagne, où il constitue une part considérable du vote. C’est une solution pour alléger la charge de l’organisation des opérations de vote par les communes, soulager leur budget et, surtout, faciliter le vote.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes M. Emmanuel Glimet, président de section, et M. Olivier Fombaron, conseiller référendaire (jeudi 23 janvier 2025)

Mme Léa Balage El Mariky, présidente. Nous recevons cet après-midi M. Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes, M. Emmanuel Glimet, président de section, et M. Olivier Fombaron, conseiller référendaire, au titre d’un rapport que la Cour a rendu public à l’automne 2024, consacré à l’organisation des élections en France sur la période 2017-2023.

Les travaux de la Cour visaient initialement l’organisation des élections politiques des années 2017 à 2022 ; des actualisations pour 2023, une année sans élections, ainsi que pour 2024, ont été apportées. Nous comptons sur vous pour nous préciser le périmètre exact de votre rapport, sous-titré : « Un dispositif robuste, des évolutions nécessaires ». Vous y faites plusieurs propositions, que je vous laisserai présenter.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Christian Charpy, M. Emmanuel Glimet et M. Olivier Fombaron prêtent successivement serment.)

M. Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes. Je vous remercie de votre invitation qui nous permet de présenter quelques éléments du rapport que nous avons publié le 20 novembre dernier, L’organisation des élections : un dispositif robuste, des évolutions nécessaires. Je répondrai dans mes propos introductifs à quelques points du questionnaire que vous nous avez envoyé, afin d’en venir plus rapidement à vos préoccupations de fond. Je préciserai également la genèse et le périmètre de cette enquête, menée par M. Olivier Fombaron sous le contrôle de M. Emmanuel Glimet.

Nous avons inscrit cette enquête au programme 2023 de la chambre, compte tenu des enjeux qui s’attachent à l’organisation des élections politiques.

Des enjeux démocratiques d’abord, parce que l’organisation des élections doit garantir la sincérité du scrutin, de manière à conforter la confiance des citoyens dans ses résultats. Il faut aussi que les processus électoraux facilitent le plus largement possible la participation des citoyens – je sais que c’est l’une de vos préoccupations.

Un enjeu budgétaire ensuite : nous avons estimé le coût des élections à 414 millions d’euros en 2022, année qui a vu à la fois une présidentielle et des législatives. Suivant les périodes, les dépenses varient, mais ne sont jamais nulles.

Enfin, le dernier enjeu est environnemental, compte tenu de l’importance de la consommation de papier occasionnée par l’organisation des élections.

Nous avions prévu initialement de contrôler la période 2017-2022, mais nous avons ajouté l’année 2023, au cours de laquelle n’étaient prévues que des élections sénatoriales, qui ne sont pas les plus coûteuses. Concernant 2024, nous avons procédé à quelques actualisations, mais sans prendre en considération le coût des élections européennes et législatives anticipées.

S’agissant du périmètre, notre contrôle n’a pas porté sur les règles de financement de la vie politique, bien que nous ayons examiné l’articulation entre le remboursement des dépenses de propagande officielle et les dépenses retracées dans les comptes de campagne vérifiés par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). Nous n’avons pas non plus examiné les élections organisées à l’étranger pour les Français établis hors de France, qui présentent de nombreuses particularités et font intervenir des acteurs différents. En d’autres termes, nous nous sommes concentrés sur les élections politiques, sur le financement de leur organisation, et sur les élections ayant lieu en France, aussi bien en métropole qu’outre-mer.

Je vais vous présenter quelques éléments de constat et nos principales recommandations, en lien avec les centres d’intérêt de la présente commission.

La première partie du rapport porte sur la gestion des listes électorales et son impact sur la participation – un sujet qui se trouve au cœur de vos préoccupations. Cette gestion a été marquée par une réforme importante : la création du répertoire électoral unique (REU) en 2019, qui a globalement été un succès – nous ne faisons pas de constats si positifs tous les jours. Ce répertoire a accru la fiabilité des listes électorales, notamment en empêchant les doubles inscriptions. Il a contribué à développer la participation électorale, puisqu’il est désormais possible de s’inscrire sur une liste électorale jusqu’à six semaines avant un scrutin au lieu du 31 décembre de l’année précédente, ce qui constitue un vrai changement.

La période a également été marquée par la création ou le développement de téléservices pour les électeurs : vérification de la situation électorale, inscription en ligne, demande de procuration en ligne. Nous avons constaté une croissance des inscriptions volontaires en vue de l’élection présidentielle de 2022.

Même si le constat est positif, nous préconisons quelques mesures d’amélioration. Premièrement, il faut essayer de lutter contre la mal-inscription, soit le fait de rester inscrit sur la liste électorale d’une commune où l’on ne réside pas. Nous nous sommes interrogés sur l’instauration d’une inscription automatique, comme cela existe dans d’autres pays. C’est difficile, notamment du fait de l’absence de registre central de la population dans les communes, duquel on basculerait directement sur les listes électorales. Par ailleurs, le code électoral permet aux électeurs détenteurs d’une résidence secondaire de choisir dans quelle commune s’inscrire sur les listes électorales. Quoi qu’il en soit, il faut poursuivre les réflexions sur ce sujet.

À défaut d’une inscription automatique, la démarche qui nous a semblé la plus efficace consisterait à informer systématiquement les personnes déclarant un changement de domicile sur les changements d’inscription sur les listes électorales. C’est ce que pratiquent l’Agence nationale des titres sécurisés et la direction de l’information légale et administrative. Nous recommandons de proposer systématiquement aux citoyens déclarant un changement d’adresse à l’administration publique leur changement d’inscription sur les listes électorales.

Deuxièmement, nous nous sommes intéressés aux radiations des listes électorales, en particulier celle des personnes qui n’ont plus de lien avec la commune dans laquelle ils sont inscrits. La radiation relève des pouvoirs du maire, ce qui nous semble logique dans la mesure où une personne durablement absente de la commune n’a pas de véritable raison d’y rester inscrite.

Cependant, nous avons considéré que les modalités d’exercice de ce droit de radiation devaient être ajustées, notamment en suspendant les radiations entre la date limite d’inscription en vue d’une élection nationale et la tenue de cette élection. En d’autres termes, personne ne doit être radié six semaines avant la tenue d’élections sans pouvoir s’inscrire sur une autre liste électorale. De même, il nous paraît fâcheux que les personnes radiées ne soient pas informées. Il semble difficile de leur envoyer un courrier, puisqu’elles ne sont plus domiciliées dans la commune ; c’est pourquoi nous proposons d’enrichir le REU des adresses électroniques, afin de pouvoir prévenir les électeurs, et aussi de leur envoyer la propagande électorale – j’y reviendrai. À ce jour, seuls 24 % des électeurs inscrits au REU ont renseigné une adresse électronique. Enfin, nous avons formulé quelques recommandations complémentaires qui sont moins pertinentes pour cette commission d’enquête.

La seconde partie du rapport porte sur la propagande officielle écrite. La question est récurrente : faut-il ou non envoyer la propagande au domicile des électeurs ? Trois éléments plaident pour la suppression de cet envoi : son coût financier, son coût environnemental et le doute quant à son utilité – cette propagande est-elle véritablement lue ? En raison de la forte opposition de la représentation nationale, il nous semble difficile d’envisager une suppression totale, mais nous proposons d’instaurer un système d’opt-out : les personnes qui le souhaitent pourraient signifier qu’elles ne veulent pas recevoir la propagande électorale, ou qu’elles préfèrent la recevoir par voie électronique. Bien évidemment, ceci ne serait pertinent qu’accompagné d’une promotion active du site internet sur lequel elle est présentée.

Par ailleurs, la présence des bulletins de vote dans ces envois nous semble dépourvue d’intérêt ; pourquoi ajouter du papier et compliquer les envois alors que ces bulletins sont disponibles dans les bureaux de vote ? Nous recommandons de les supprimer.

Nous avons également examiné l’articulation entre les deux régimes de financement des dépenses électorales : la propagande officielle et les comptes de campagne. Depuis l’avis du Conseil d’État du 11 octobre 2022 obligeant à repenser leur distinction, rien n’avait changé. Nous recommandons d’intégrer les dépenses de la campagne officielle dans les dépenses électorales retracées dans les comptes de campagne. Il appartiendra ensuite au ministère de l’intérieur de déterminer le plafond de ces dépenses : soit un plafond unique regroupant l’ensemble des dépenses, soit deux plafonds distincts. Il nous semble nécessaire de lever les ambiguïtés quant à ces dispositifs.

Pour conclure, je voudrais insister sur deux points. Tout d’abord, il est de plus en plus difficile de trouver des assesseurs pour tenir les bureaux électoraux. Nous avons envisagé la possibilité d’autoriser les maires à désigner des assesseurs extérieurs à leur commune. Le ministère de l’intérieur, que nous avons consulté, nous a fait part de son avis très défavorable, pour des raisons qui nous ont paru assez convaincantes : le risque d’interférence politique est réel. Il faut donc maintenir le principe actuel d’appartenance des assesseurs à la commune, en en appelant au civisme des citoyens.

Deuxième point, il nous apparaît essentiel de conforter la présence des magistrats dans les commissions électorales, aux travaux desquelles ils apportent une garantie d’indépendance. C’est pourquoi nous recommandons de faire en sorte qu’ils disposent des moyens de remplir leurs missions.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Merci beaucoup pour ces propos introductifs, qui reprennent effectivement plusieurs des questions que nous vous avions transmises. Je vais revenir sur certains sujets et approfondir surtout la troisième partie de votre rapport, consacrée aux influences pouvant s’exercer sur les élections, que je trouve passionnante.

S’agissant des radiations des listes électorales, il vous semble normal que ce pouvoir appartienne au maire. Or, pour les élections législatives anticipées de 2024, dans plusieurs endroits, des gens qui étaient restés longtemps éloignés des urnes ont découvert en allant voter qu’ils avaient été radiés. Cela montre bien la limite de la configuration actuelle, qui permet de radier des gens même après la date limite d’inscription sur les listes électorales. Certains électeurs qui pensent être inscrits ne le sont en réalité nulle part – alors même que l’ambition est que chacun soit inscrit sur une liste électorale. Radier des électeurs, même s’ils sont très éloignés de la commune, revient à les priver de la possibilité d’aller voter alors qu’ils étaient décidés à faire plusieurs centaines de kilomètres pour cela. Ma proposition consisterait à conditionner la radiation à une réinscription sur une autre liste électorale : que pensez-vous de cette solution ?

Vous évoquez dans le rapport la protection des données. Compte tenu des menaces d’ingérence étrangère, la protection du grand fichier que constitue le répertoire électoral unique ne constitue-t-elle pas un enjeu ? Pourriez-vous détailler cette dimension ?

L’inscription automatique sur les listes électorales revêt une certaine complexité, puisqu’actuellement, ces listes sont rattachées aux communes. Idéalement, il faudrait pouvoir voter dans sa commune, son département ou sa région pour les élections locales, et voter dans n’importe quelle commune pour les élections nationales. Cet aspect pourrait être un élément de réflexion, bien qu’il suppose des dispositifs techniques complexes. Avez-vous envisagé une telle possibilité ?

En 2021, des dysfonctionnements ont perturbé la distribution du matériel électoral. C’est un sujet crucial, d’autant que des acteurs privés étaient à l’origine de ces problèmes. Avez‑vous enquêté sur les raisons de la défaillance d’Adrexo, et que pensez-vous de l’utilité réelle du recours au cabinet de conseil Sémaphores ?

La troisième partie de votre rapport semble ne pas concerner directement notre commission d’enquête, mais plus on creuse, plus on en vient à s’interroger sur ce qui peut influencer les élections. Vous estimez que « la mission de l’Arcom est compliquée par l’affaiblissement de la frontière entre personnes engagées dans la vie politique et personnels des médias, par exemple lorsque des personnalités politiques deviennent animateurs de télévision. » L’inverse se produit également : on compte des personnalités médiatiques dans plusieurs groupes parlementaires à l’Assemblée nationale et au Parlement européen. Comment analysez-vous ce phénomène et que pensez-vous de l’influence qu’il peut avoir sur des élections ? Considérez-vous qu’il existe une forme de neutralité absolue des journalistes, qui les exempte de tout soupçon d’influence sur les élections ? Ou alors certains tentent-ils d’exercer une influence sur les élections tout en se présentant comme neutres et objectifs ?

Vous écrivez aussi que « le fort investissement dans les médias d’un petit nombre d’industriels, qui peuvent être dans une logique de recherche ou de promotion d’une orientation politique particulière et la tendance spontanée des médias à aller vers ce qui fait de l’audience rendent indispensable le maintien d’un cadre de régulation visant à assurer le pluralisme politique dans les médias audiovisuels. » Considérez-vous que des industriels cherchent à prendre le contrôle de certains médias pour influencer les élections ? Je pense notamment à M. Bolloré, qui affiche clairement une orientation politique favorable à l’extrême droite et qui s’est rendu propriétaire du Journal du dimanche, de la chaîne de télévision CNews et de l’institut de sondage CSA. Pensez-vous que cette démarche témoigne d’une volonté d’influencer les élections et les lignes éditoriales de ces différents médias ? Avez-vous la possibilité d’apporter des réponses à cette interrogation ?

Vous évoquez également dans cette troisième partie les réseaux sociaux, dont le fonctionnement est particulier, notamment en raison des bulles de filtre et des logiques algorithmiques. Vous avez une formule intéressante : la désagrégation de l’espace civique. Différents mondes coexistent, sans aucune relation puisque les bulles de filtre confortent les opinions politiques des utilisateurs, qui ne sont plus confrontés à des opinions opposées aux leurs. Imaginez-vous des moyens de corriger ou de résoudre ce problème ? Confirmez-vous devant cette commission d’enquête votre suggestion de doter l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) de pouvoirs coercitifs à l’encontre des réseaux sociaux ?

Enfin, vous évoquez l’interdiction de la publicité politique en période électorale. Il est en effet interdit aux candidats de faire de la publicité sur les réseaux sociaux pendant les six mois précédant une élection – ceux qui en ont les moyens ne peuvent donc pas utiliser l’algorithme d’un réseau pour inciter les utilisateurs à voter. Mais les médias, eux, peuvent continuer à faire de la publicité politique sur les réseaux sociaux. Lors de la campagne pour la dernière élection présidentielle, on a ainsi vu Les Échos faire de la publicité pour un article critiquant un candidat. La loi permet donc à un média de faire la publicité de l’un de ses articles très défavorable à un candidat, alors que les candidats eux-mêmes n’y ont pas droit. N’y a-t-il pas là une forme de contradiction ?

M. Christian Charpy. Je pourrai répondre à toutes les questions relatives au rapport, non à celles qui en appellent à une opinion personnelle.

J’entends vos remarques relatives à la question des radiations. C’est vrai, pour des élections nationales comme la présidentielle ou les élections au Parlement européen, le lien avec la commune d’inscription sur les listes électorales a sans doute moins d’importance, puisque les listes sont désormais nationales – cela n’a pas toujours été le cas. Mais pour les autres élections, communales, départementales et régionales, le lien avec la commune est important et doit être maintenu, sans quoi on pourrait voter pour un maire qui n’a rien à voir avec l’endroit où l’on vit. De ce fait, la Cour n’estime pas illégitime que le maire puisse considérer que telle personne, n’ayant plus de lien avec sa commune, n’a pas à figurer sur les listes électorales. Cependant, les règles de précaution qui entourent les radiations sont insuffisantes. Ainsi, si on n’a pas été prévenu de sa radiation, on peut se retrouver à parcourir des centaines de kilomètres pour rien : ce n’est pas normal.

Tout en recommandant de maintenir le pouvoir de radiation du maire, nous préconisons donc d’observer des précautions, en particulier d’informer les intéressés – d’où l’intérêt de disposer d’une adresse électronique – et de le faire suffisamment tôt pour qu’ils puissent s’inscrire sur une autre liste – cela se fait désormais rapidement sur internet. Il faut prévoir un cadre qui protège l’électeur potentiel.

Quant à votre proposition de ne radier qu’en contrepartie d’une inscription ailleurs, je pense que les listes électorales doivent recouvrir la réalité de la commune, sans quoi la participation à la vie citoyenne est inexistante. Permettez-moi d’évoquer le système créé pour le vote des prisonniers, reposant sur un bureau électoral unique situé place Vendôme. Les prisonniers qui le souhaitaient ont pu y voter pour l’élection présidentielle. Mais, pour les élections municipales, ils ne vont pas voter place Vendôme, pour des candidats parisiens, alors qu’ils sont en prison ailleurs et ont leurs attaches encore dans une autre commune ! Il nous semble important d’avoir une attache avec la commune dans laquelle on vote.

Nous abordons dans notre rapport le sujet de la protection des données lors de l’inscription sur les listes électorales. La Commission nationale de l’informatique et des libertés rencontrait des difficultés concernant la téléprocédure de vérification de la situation électorale, qui ont cependant été réglées depuis qu’il est possible de procéder à cette inscription en s’authentifiant par FranceConnect. Le dispositif est identique pour les impôts, la caisse d’allocations familiales et l’assurance maladie en ligne. Par ailleurs, jusqu’au début de l’année 2024, l’électeur accédait aux informations le concernant en renseignant son nom de naissance, ses prénoms, son sexe, sa date de naissance, son consulat ou sa commune. Depuis, le dispositif a été considérablement renforcé.

Nous avons largement instruit la question de la diffusion de la propagande électorale en 2021. Il est clair que les conditions dans lesquelles le marché a été passé, avec une délégation à deux entreprises, l’une publique, l’autre privée, n’ont pas été parfaites. Plusieurs problèmes se sont accumulés. Tout d’abord, Adrexo n’avait ni l’expérience ni le réseau nécessaire pour effectuer cette distribution dans de bonnes conditions, malgré ses efforts ; la Poste l’a suppléée dans certaines zones. Ensuite, un problème de partage des tâches est survenu entre les préfectures, qui mettaient sous pli, et les entreprises chargées des envois. Lors des élections suivantes, Adrexo a été sortie du dispositif : seule la Poste est désormais chargée de la distribution. Une partie des tâches dévolues aux prestataires ont été reprises par les préfectures, dans des conditions que nous n’avons pas toujours trouvées formidables. En définitive, l’entreprise qui avait repris Adrexo a été liquidée il y a quelques semaines. Nous avons cherché à la faire réagir à notre rapport d’observation, mais les liquidateurs judiciaires n’ont pas souhaité répondre à nos questions.

Nous considérons que l’expérience de 2021 a donné au ministère de l'intérieur la conscience accrue qu’il était nécessaire de faire appel à un opérateur disposant des effectifs et d’une expérience de terrain permettant de mener à bien une telle opération.

Nous considérons que la question qui soulève désormais le plus de risques est celle de la chaîne d’envoi de la propagande électorale – imprimeur, routeur, acheminement –, surtout en cas d’élections anticipées organisées dans un calendrier court. Notre enquête s’est terminée avant les législatives de 2024, mais je suppose que leur organisation a été particulièrement compliquée. De même, la logistique est plus simple pour les élections présidentielles que pour les élections municipales et législatives, pour lesquelles le délai entre les deux tours est d’une semaine seulement.

Notre rapport était achevé au moment où le Conseil d’État a rendu une décision complexe sur les conditions dans lesquelles l’Arcom devait vérifier l’équilibre des positions politiques des personnes intervenant dans les médias, en incluant non seulement les hommes politiques et les partis, mais aussi les personnalités dites “engagées”. L’Arcom avait pris connaissance de cette décision mais n’avait pas encore établi sa doctrine ni son mode d’emploi ; elle l’a fait quelques semaines plus tard. Il est évident que se limiter aux seuls partis politiques pour juger de l’équilibre des prises de position dans les médias n’est pas la bonne solution ; cependant, élargir ce qui était pris en compte a été complexe pour l’Arcom. Je crois savoir que les nouvelles conditions ont été respectées pour les dernières élections présidentielles, législatives et européennes. Il faudrait interroger l’Arcom pour en savoir plus.

Notre rapport insiste sur l’importance de maintenir un cadre de régulation pour s’assurer de l’équilibre des positions adoptées dans les médias, s’appuyant en cela sur la position de l’Arcom. Toutefois, il est de notoriété publique que plusieurs médias – presse écrite, radio, chaîne de télévision – appartiennent à des entrepreneurs ou à des industriels ; cela tient en partie au fait qu’ils sont peu rentables et qu’il faut bien les financer. Nous n’allons pas au-delà de ce constat, sauf pour inciter à vérifier que l’équilibre et l’objectivité sont réunis, ce qui est le rôle de l’Arcom.

Nous faisons la même analyse en matière de réseaux sociaux. Les algorithmes jouent un rôle important dans l’expression et la confrontation des partis politiques ; on le voit en France et, de manière encore plus nette, aux États-Unis. Il est donc nécessaire de disposer d’un organe de veille et de régulation des réseaux sociaux, en l’occurrence l’Arcom. Toutefois, le sujet de la régulation des réseaux sociaux et des géants du numérique se joue plus largement, au niveau européen.

S’agissant de la publicité politique, en 1974, on voyait encore d’énormes affiches en 4x3 dans les rues. Un jour, cela s’est arrêté. Je considère que l’interdiction de la publicité politique est plutôt une bonne chose, contrairement à ce que font par exemple les États-Unis. Quant aux réseaux sociaux, j’entends vos propos, mais un média a le droit de diffuser des informations concernant un article qu’il a publié et qui correspond à des opinions politiques. Je ne vois pas comment il serait possible de réguler cela.

Le principe de limitation de la prise en charge des dépenses électorales, et surtout la fixation d’un plafond de dépenses, est une bonne chose. Lors d’un colloque organisé hier au Conseil constitutionnel par la CNCCFP, le président Fabius a rappelé que, par le passé, il n’existait pas de plafond de dépenses et que personne ne pensait pouvoir faire autrement. Désormais, nous faisons autrement, et c’est mieux.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Si un média décide de publier un article, y compris exprimant une opinion politique, je n’ai rien à y redire ; c’est la liberté de la presse. En revanche, il y a un problème quand ce média fait de la publicité en ligne – ce qui est interdit aux candidats – pour des articles qui ont une influence dans la campagne. En période électorale, un article qui dit que tel candidat est nul et que tel autre est exceptionnel n’est pas neutre, surtout quand, contrairement à l’image d’Épinal selon laquelle le journaliste objectif dirait la vérité pure et parfaite, on assiste à la multiplication de médias d’opinion à la ligne politique parfois très orientée. Voilà le problème que pose la publicité numérique en période électorale. Ces articles auront une audience importante et il est rentable pour les journaux d’en faire la publicité. C’est un impensé de notre réflexion sur la publicité numérique.

M. Christian Charpy. La publicité numérique, c’est quand des journaux comme Les Échos ou La Tribune mettent leurs articles en ligne gratuitement sur Instagram. Ils ne paient pas pour cela.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je parle justement de la sponsorisation des publications.

M. Christian Charpy. Je ne suis pas certain que ces médias aient plus de portée que les influenceurs qui communiquent leurs opinions à des centaines de milliers d’abonnés sur Instagram ou sur TikTok. Ou alors, il faudrait interdire aux hommes politiques de diffuser des informations en ligne en période électorale. De plus, il me semble que les algorithmes sont bien plus puissants que la sponsorisation pour mettre en avant certaines publications.

Mme Léa Balage El Mariky, vice-présidente. La différence tient au fait que la sponsorisation permet de cibler des personnes – par commune, par âge, par centre d’intérêt – de manière très précise. C’est différent du fonctionnement habituel d’un média.

M. Christian Charpy. Nous n’avons pas étudié le sujet dans le détail. Il faudrait plutôt interroger l’Arcom.

M. Thomas Ménagé (RN). Je partage l’inquiétude du rapporteur concernant la sponsorisation par certains médias d’articles à charge contre des candidats. La liberté éditoriale fait que chaque camp peut souffrir de l’influence de certains hommes d’affaires. Je citerai pour ma part M. Pigasse, qui a indiqué sa volonté de servir l'extrême gauche dans son combat politique grâce à ses parts dans plusieurs médias. Nous devons nous demander pourquoi la sponsorisation des publications, interdite aux politiques en période électorale, reste permise pour des articles de presse qui peuvent influencer le vote de nombreux électeurs.

S’agissant des listes électorales, c’est peut-être une question naïve mais ne pourrait-on pas envisager une inscription automatique liée à la résidence fiscale, avec la possibilité d’y déroger pour s’inscrire dans une autre commune ?

Je n’ai pas bien compris quelles ambiguïtés étaient liées au fait d’intégrer les dépenses liées à la propagande dans les comptes de campagne.

S’agissant des nombreux électeurs qui ont découvert, une fois arrivés au bureau de vote, qu’ils avaient été radiés des listes électorales, outre la proposition du rapporteur d’interdire les radiations sans réinscription, ne pourrait-on pas envisager une amélioration de l’information, pour leur laisser le temps de se retourner ?

Certains pays interdisent les sondages plusieurs semaines avant le jour de l’élection. En France, la campagne s’arrête seulement le vendredi soir précédant le scrutin. Quelle est l’influence des sondages sur les résultats électoraux en France ?

Enfin, que pensez-vous de l’idée d’utiliser les nouveaux moyens techniques pour envoyer des notifications rappelant les dates des élections sur les téléphones portables de toute la population en vue d’augmenter le taux de participation, sur le modèle du dispositif FR-Alert, qui permet d’envoyer des informations d’urgence ?

M. Christian Charpy. La Cour des comptes a justement ouvert une enquête visant à évaluer l’efficacité du dispositif FR-Alert en cas de catastrophe. Ce serait évidemment le dévoyer que d’y recourir pour rappeler les dates des élections. Surtout, compte tenu du nombre d’émissions qui y sont consacrées et de la visibilité de l’affichage électoral, je ne suis pas certain que beaucoup de gens manquent l’information – sauf pour les élections partielles : à Grenoble, le week-end dernier, on a compté seulement 38 % de participation.

L’inscription sur les listes électorales en fonction de la résidence fiscale se heurte à deux obstacles. Premièrement, tous les jeunes n’ont pas nécessairement de résidence fiscale : certains sont encore rattachés au domicile de leurs parents, même s’ils vivent ailleurs. De plus, certaines personnes ont une résidence fiscale principale mais votent dans la commune de leur résidence secondaire.

M. Olivier Fombaron. Nous avions commencé notre enquête dans l’idée de trouver un moyen de rendre obligatoire l’inscription sur les listes électorales. Cependant, il n’existe pas de registre informatisé permettant d’établir avec certitude le domicile d’une personne dans les conditions définies par le code électoral : il existe des bases de données, mais qui n’indiquent pas la nationalité ou correspondent à des conditions de domiciliation différentes – sans compter que le code électoral permet une certaine liberté, comme l’a évoqué M. Charpy, concernant les jeunes et les résidences secondaires. En outre, une inscription automatique obligerait les jeunes de moins de 26 ans à reconfirmer leur choix de voter dans la commune de leurs parents à chaque déménagement, ce qui inverserait la difficulté sans la faire disparaître. C’est pourquoi nous n’avons pas émis de recommandation en ce sens. Mais la réflexion doit être approfondie pour trouver une solution.

Un rappel historique permet d’expliquer les deux plafonds de dépense prévus par le code électoral. Au commencement, l’État remboursait les dépenses d’affichage et d’envoi de propagande au domicile des électeurs sous certaines conditions, notamment celle d’atteindre un certain taux de vote. S’y est ajouté en 1990 le remboursement des comptes de campagne, lequel permettait de financer les dépenses autres que la propagande officielle, avec une distinction claire entre ces deux régimes. Un jour, un afficheur a demandé aux candidats de payer un supplément par rapport au tarif réglementé de remboursement par l’État. La position de la CNCCFP était de refuser les suppléments tarifaires mais, comme de nombreux candidats étaient confrontés à cette difficulté, l’affaire est allée au contentieux. Le Conseil d’État a finalement considéré que les suppléments tarifaires pouvaient être pris en charge dans le cadre des comptes de campagne et que les dépenses de propagande officielle devaient figurer dans le compte tenu par le mandataire. Cela a brouillé la frontière entre les deux dispositifs et oblige à prendre des mesures de clarification.

C’est une question techniquement complexe : je ne jette pas la pierre au ministère de l'intérieur et à la CNCCFP pour ne pas avoir encore trouvé de solution, et cela nécessitera une concertation avec les différents partis politiques. Dans le rapport, nous recommandons l’intégration des dépenses de propagande officielle dans les comptes de campagne, sur laquelle tous nos interlocuteurs s’accordent. Il reste le choix entre deux options : soit un plafond unique – ce serait un grand soir ! – qui donnerait aux candidats une plus grande liberté dans l’utilisation des crédits mais aurait des effets sur l’égalité entre les candidats, soit des plafonds distincts entre la propagande officielle et les comptes de campagne, ce qui ne serait pas loin de la situation actuelle.

M. Christian Charpy. S’agissant des sondages, à une époque, on interdisait leur publication huit jours avant les élections, mais il était possible d’avoir les résultats des sondages publiés en Belgique et en Suisse. La différence entre la France et d’autres pays, dont les États-Unis, tient à l’existence de la Commission des sondages, chargée de vérifier que ceux-ci sont correctement réalisés ; un sondage qui ne s’appuierait sur rien serait rapidement sanctionné.

Les sondages ont-ils une influence sur le vote ? Il serait difficile de prétendre le contraire, mais nous n’avons pas quantifié cette influence. Quand une élection est annoncée comme serrée, les passions peuvent inciter les gens à aller voter, dans un sens ou dans l’autre.

Mme Léa Balage El Mariky, vice-présidente. Y a-t-il une spécificité des territoires ultramarins concernant la mal-inscription et les radiations des listes électorales ? Le rapport ne mentionne que la Nouvelle-Calédonie.

Le rapport mentionne également la difficulté d’accéder aux adresses mail des personnes radiées. Pourrait-on envisager une campagne nationale d’information invitant les électeurs à vérifier leur situation électorale, voire une notification dans les espaces FranceConnect des personnes concernées ? Est-ce techniquement possible, compte tenu des différents systèmes informatiques impliqués ?

Pouvez-vous donner un horizon pour la dématérialisation des procurations ? Quelles difficultés la généralisation de cette procédure pourrait-elle poser ?

Je comprends que la création d’un plafond unique de dépenses électorales risquerait de créer une rupture d’égalité entre les candidats, surtout quand ils sont nombreux, comme aux élections législatives, mais poserait aussi des difficultés d’accès au financement. Avez-vous étudié la possibilité d’une subrogation de paiement pour les prestataires sollicités dans le cadre de l’article R. 39 du code électoral ?

Concernant la difficulté de recruter des assesseurs, je tiens à partager le témoignage d’un premier agent que j’ai rencontré lundi soir en réunion publique, qui me disait que la rémunération de premier agent ne permettait pas de cotiser pour la retraite, bien qu’elle soit soumise aux prélèvements obligatoires. C’est d’autant plus dommageable que les premiers agents peuvent être impliqués depuis de nombreuses années.

M. Christian Charpy. La spécificité de la Nouvelle-Calédonie tient au fait que le territoire est compétent pour l’état civil et ne souhaite pas communiquer les informations correspondantes à l’Insee, pour des raisons sans doute liées à la comptabilisation du nombre de personnes présentes sur le territoire au moment des accords de Nouméa. Le répertoire électoral unique ne s’y applique pas.

M. Olivier Fombaron. Nous n’avons pas identifié de problème particulier dans les autres territoires ultramarins.

M. Christian Charpy. Une campagne d’information régulière incitant les électeurs à compléter leur dossier électoral en renseignant leur adresse de messagerie électronique serait une excellente idée. Actuellement, seulement 24 % des inscrits ont indiqué une adresse ; il serait souhaitable d’atteindre 70 % ou 80 %. Cela servirait pour les radiations ainsi que pour la propagande électorale.

Le nouveau système de procurations préremplies sur internet est bien meilleur que l’ancien. Pour aller jusqu’au bout, c'est-à-dire dispenser les gens de passer au commissariat ou à la gendarmerie, il faudrait que les demandeurs disposent d’un document d’identité électronique et aient activé leur adresse électronique, ce qui ne concerne qu’environ 100 000 personnes à ce stade. Cependant, même inabouti, ce dispositif a permis de récolter près de 2 millions de procurations pour les élections européennes, ce qui est considérable.

M. Olivier Fombaron. S’agissant des dépenses, depuis les élections européennes, le ministère de l'intérieur a tiré les conséquences de l’avis du Conseil d’État en imposant d’inclure les dépenses de propagande dans les comptes du mandataire et en instaurant un mécanisme de subrogation de paiement pour ces dépenses. Le ministère semble conscient de l’importance de maintenir ce dispositif.

M. Christian Charpy. À propos des premiers agents, je suppose que ceux qui passent toute la journée du dimanche dans le bureau de vote sont rémunérés en heures supplémentaires ?

Mme Léa Balage El Mariky, vice-présidente. Pour certains, oui ; les autres sont vacataires. Dans tous les cas, j’ai entendu qu’ils ne cotisent pas pour la retraite.

M. Christian Charpy. Pour les agents payés en heures supplémentaires, il ne me semble pas y avoir de difficulté particulière. Je ne sais pas ce qu’il en est pour les vacataires. Toutefois, si cela ne concerne que six journées au maximum par an, ce n’est pas énorme.

Mme Léa Balage El Mariky, vice-présidente. Certains assurent ces missions depuis plus de vingt ans.

M. Olivier Fombaron. Les fonctionnaires cotisent pour la retraite sur la base de leur traitement et d’une petite partie de leurs indemnités. C’est sans doute la même règle qui s’applique dans ce cas, mais nous n’avons pas examiné cette situation spécifique.

M. Christian Charpy. Je ne pense pas que cela joue de manière significative sur le niveau de vie à la retraite, mais nous allons regarder cela.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Votre rapport mentionne la détection par Viginum (le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères) de soixante phénomènes inauthentiques sur les plateformes numériques lors des élections présidentielles et législatives de 2022, dont douze ont fait l’objet d’investigations approfondies à des fins de caractérisation, et cinq ont finalement été caractérisés comme réunissant les critères de définition d’une ingérence numérique étrangère. Cela fait quand même beaucoup. Viginum a-t-il indiqué la provenance de ces ingérences et mesuré leur ampleur et leur impact sur les élections ? Une petite publication n’aura pas le même impact que de très forts mouvements.

Vous avez aussi parlé de grand soir : j’aime les grands soirs ! Viendra-t-il pour le financement des élections ? Une des questions qui se pose est celle de la capacité de participation aux élections quand les financements se tarissent. Devant le refus de prêt des banques nationales, certains peuvent être amenés à se tourner vers des banques étrangères, ce qui pose la question de l’ingérence étrangère.

Peut-on envisager un système de banque publique chargée d’accorder des prêts pour les élections, à laquelle pourraient avoir accès les candidats remplissant certains critères déterminés par la loi ? Dans une telle banque, on ouvrirait un compte sur lequel seraient versés les remboursements prévus par l’article R. 39 du code électoral, dont une partie est fixe. Cela me semble préférable au système de subrogation où l’État paye directement l’imprimeur, ce qui complexifie les choses.

Enfin, vous avez dit que les liquidateurs judiciaires de Milee, précédemment Adrexo, n’avaient pas souhaité répondre à vos questions. Pourtant, de fortes interrogations commencent à émerger sur cette société. Blast a ainsi publié une enquête approfondie sur une potentielle fraude au chômage partiel. Avez-vous eu vent de cette histoire ? La Cour des comptes a-t-elle vocation à enquêter sur une entreprise qui ne remplit pas ses obligations, et à laquelle aucun remboursement n’est demandé ? Je rappelle qu’on parle ici d’élections et d’information des électeurs, et peut-être donc de fraude. On a l’impression qu’avec une liquidation judiciaire, c’est fini, plus personne ne demande de comptes.

M. Christian Charpy. J’en profite pour répondre à votre question précédente sur Sémaphores. Dans notre travail préparatoire, nous avons fait de nombreux déplacements et la quasi-totalité des préfectures que nous avons interrogées nous ont dit que les prestations de Sémaphores n’avaient pas servi à grand-chose et qu’elles étaient capables de faire le travail sans Sémaphores. Je renvoie à un rapport de la Cour des comptes, établi à la demande d’une plateforme citoyenne, sur le recours aux consultants extérieurs par l’administration, qui est complémentaire des travaux du Sénat et de l’Assemblée nationale. Lors de nos contrôles, nous recommandons souvent de ne pas externaliser ce qu’un organisme peut faire lui-même.

Je rappelle que Viginum a été créé après les élections de 2017, qui ont donné lieu à de nombreuses ingérences étrangères. Nous avons reçu le patron de Viginum en 2022, après l’élection présidentielle, dans un cadre différent de celui de cette enquête. Il s’était dit surpris qu’il y ait eu moins d’ingérence qu’en 2017 ou dans des élections récentes d’autres pays.

Viginum ne désigne jamais les pays originaires des ingérences supposées ou avérées. L’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information ne le fait pas non plus pour les cyberattaques, sauf dans de rares cas, comme pour les deux ou trois attaques très violentes que nous avons récemment subies. On utilise plutôt des moyens diplomatiques pour avertir les pays concernés qu’on les a vus, et qu’on est capable de remonter assez loin. Je ne peux pas en dire plus sur l'ampleur du phénomène car, si Viginum n’est par un service de renseignement, ils n’en sont pas loin et restent très discrets dans leur manière de procéder.

Je ne suis pas sûr d’être un fanatique des grands soirs, mais j’observe que M. Bayrou a récemment proposé la mise en place d’une banque de la démocratie. Cette question n’est pas simple car le remboursement des frais prévus par l’article R. 39 et le financement des partis sont soumis à des critères de résultats minimums aux élections. Dans ces conditions, la banque prêtera-t-elle indépendamment de la notoriété, de la capacité à obtenir un bon score électoral ? Puisque certains candidats ne seront pas remboursés en raison de leurs trop faibles résultats, comment la banque peut-elle s’assurer que le candidat est solvable ?

Je tiens à appeler aussi votre attention sur la question de l’assurance, notamment celle des permanences électorales, qui peuvent faire l’objet de dégradations. Nous ne sommes pas encore dans la situation de la Californie, mais un parlementaire peut avoir du mal à trouver un assureur pour sa permanence.

Sur Adrexo, je me suis mal exprimé et je m'en excuse. Nos procédures de contradiction se déroulent en deux phases : lors de la première, nous envoyons le rapport provisoire de notre enquête aux personnes concernées pour recueillir leurs réponses ; lors de la seconde, nous envoyons à ces mêmes personnes le rapport définitif afin d’insérer leur éventuel droit de réponse dans le rapport publié.

Milee avait répondu de façon assez approfondie à nos questions, qui ne concernaient que le dispositif d’envoi de la propagande électorale – le rôle de la Cour n’est pas de réaliser des contrôles fiscaux ou sociaux. Toutefois, l’envoi du rapport définitif s’est fait après la décision de liquidation judiciaire et les mandataires sociaux n’ont pas demandé à répondre. Nous avons également interrogé La Poste, dont le président-directeur général, Philippe Wahl, nous a adressé, comme à son habitude, une réponse très complète.

Je rappelle enfin que, puisque les services n’avaient pas été complètement réalisés, une partie des sommes – à hauteur de 9 millions – dues par l’administration à Adrexo en application du contrat n’ont pas été réglées, ce qui a bien sûr eu une influence sur leur situation financière. Je vous renvoie pour le détail à la page 48 de notre rapport.

Mme Léa Balage El Mariky, vice-présidente. Je vous remercie.

 

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Roch-Olivier Maistre, président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) (jeudi 30 janvier 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir ce matin M. Roch-Olivier Maistre, président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pour une audition dans le cadre de notre commission d’enquête sur l’organisation des élections. Il est accompagné par Monsieur Alban de Nervaux, directeur général de l’Arcom et Monsieur Albin Soares-Couto, directeur des publics, du pluralisme et de la cohésion sociale.

L’Arcom, comme cela était le cas du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), joue un rôle important, lors des périodes d’élections, dans le contrôle du respect des temps de parole des personnalités politiques représentant les différentes sensibilités. Cela vaut notamment pour la période de six mois précédant une élection et plus encore pendant les périodes de campagne officielle.

Une décision du Conseil d’État rendue le 13 février 2024 a fait l’objet de nombreux commentaires, s’agissant de l’objectif d’assurer le pluralisme de l’information et la diversité des courants de pensée et d’opinion. J’imagine que nous y reviendrons lors de cette audition, de la même manière que nous évoquerons aussi probablement le versant numérique de votre mission et les enjeux liés au traitement de l’information via les plateformes ou les médias sociaux.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Maistre prête serment.)

M. Roch-Olivier Maistre, président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique. Je vous remercie pour votre invitation à évoquer un sujet qui est en réalité au cœur des missions historiques du régulateur. En effet, la question du respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale posées par la loi de 1986, s’inscrit réellement au cœur au cœur des missions de l’Arcom.

Le fil rouge de la régulation française réside dans le respect du pluralisme des courants de pensée et d’opinion. Ce dispositif est assez singulier en réalité, puisque ce contrôle du pluralisme, élargi après la décision du Conseil d’État du 13 février 2024 ne se retrouve pas dans les autres pays européens. Cette clause sur le pluralisme a été introduite à la veille de la privatisation de TF1, à l’époque où il n’existait qu’une poignée de chaînes de télévision. J’étais alors un jeune conseiller au cabinet du ministre François Léotard. Le poids de TF1, la grande chaîne que regardaient les Français à l’époque, était tel en termes d’audience que le législateur, dans sa sagesse, a imposé cette obligation de respect du pluralisme dans ses programmes.

Quarante ans plus tard, la loi de 1986 a bien résisté au temps, alors que le paysage médiatique est radicalement différent, . Il existe désormais 25 chaînes de TNT nationales, une cinquantaine de télévisions locales, 350 services de médias à la demande et les postes de télévision sont pratiquement tous connectés à internet. Nous comptons également 1 000 radios, 4 chaînes de télévision d’information en continu en concurrence frontale. Le paysage est donc nettement plus ouvert, même si des problèmes de concentration d’une autre nature peuvent se poser.

Cette règle du pluralisme s’impose aux médias dans notre pays, en période ordinaire comme en période électorale. Tout au long de l’année, les médias sont tenus de nous communiquer chaque mois la liste des personnalités politiques qu’ils reçoivent, ainsi que leur temps de parole. L’Autorité dresse chaque trimestre un bilan de la répartition de ces temps de parole au regard du poids politique que chaque famille politique représente dans notre débat public – à la lumière des résultats aux élections de manière prioritaire – et, le cas échéant, intervient pour corriger les éventuels déséquilibres. À ma connaissance, aucun autre pays ne dispose d’un régime de contrôle du pluralisme aussi étroit, qui s’est d’ailleurs fortement accentué avec la décision du Conseil d’État.

En parallèle de ce pluralisme ordinaire que nous contrôlons tout au long de l’année et dont les groupes politiques sont informés, nous exerçons une mission particulière en période électorale. Sous mon mandat qui se termine, nous avons connu une élection présidentielle, deux élections européennes, des élections législatives et des élections locales. Le dispositif en la matière est double. Il vise à assurer l’équité entre les candidats de manière générale, pour faire en sorte que les candidats soient tous traités de manière équitable par les médias audiovisuels, avec une contrainte plus particulière pour l’élection présidentielle. En effet, durant la période de campagne officielle, c’est-à-dire les quinze jours qui précèdent le scrutin, la règle de l’égalité stricte entre les candidats s’applique,

L’équité s’apprécie sur un faisceau d’indices, principalement les résultats de l’élection précédente, mais aussi les élections intermédiaires qui ont pu intervenir entre ces deux scrutins, pour établir une mesure la plus fine possible du poids politique de chacun des candidats. Nous prenons en compte les sondages d’opinion, mais également l’animation de la campagne et la dynamique des différentes listes. Ces éléments permettent d’obtenir une pondération à peu près juste pour apprécier la représentation et la manière dont les candidats sont traités.

Les médias sont très rompus à ce dispositif, depuis quarante ans. J’imagine que vous les auditionnerez et qu’à cette occasion, certains se plaindront sans doute du contrôle tatillon du régulateur. Mais un régulateur dont on se plaint est un régulateur qui effectue son travail correctement. Or la mission du régulateur consiste bien à réaliser la feuille de route que le législateur lui confie.

Ce contrôle est précis, mais fonctionne de manière très fluide. Tous les médias disposent d’une petite équipe qui suit ces sujets, singulièrement en période électorale, et le dialogue entre l’Arcom et ces derniers est assez fluide. Un membre au sein du collège de l’Arcom est spécifiquement en charge des questions touchant au pluralisme. Il est donc le correspondant naturel des éditeurs. Nous sommes conduits à intervenir ponctuellement lorsque nous constatons des déséquilibres au cours des périodes de contrôle, mais il est très rare que nous soyons amenés à prononcer des mises en demeure et a fortiori des sanctions.

Les campagnes officielles représentent un moment important pour les candidats, notamment les petits candidats qui sont habituellement moins exposés médiatiquement sur les supports nationaux. Dans ce cadre, notre mission est assez lourde, puisqu’il faut organiser cette campagne et répartir les temps de parole entre les groupes, valider les clips de campagne qui doivent obéir à un certain nombre de règles. Nous organisons la répartition de la diffusion des clips de campagne électorale par des mécanismes de tirage au sort.

Si je devais faire le bilan des scrutins que j’ai pu connaître au cours des six dernières années, force est de constater que la présence du régulateur est importante. En effet, elle permet d’opérer des rééquilibrages dans un certain nombre de circonstances. Par exemple, lors du scrutin des élections législatives qui ont suivi la présidentielle de 2022, nous avons constaté en début de période une surreprésentation d’une famille politique, la Nupes, dans les médias. Le régulateur est alors intervenu pour effectuer un rééquilibrage.

La décision du Conseil d’État du 13 février 2024 a rencontré de forts échos. Au passage, le CSA a longtemps été présidé par des conseillers d’Etat, ce que je ne suis pas. Pendant quarante ans, les services du CSA puis de l’Arcom interprétaient le texte en considérant que le législateur visait spécifiquement le pluralisme politique et l’équité d’accès des forces politiques aux médias audiovisuels. Dans sa décision, le Conseil d’État a considéré que le régulateur devait réaliser une interprétation beaucoup plus large de la loi, qui doit porter sur l’ensemble des programmes, et non pas uniquement sur les programmes d’information. La donne s’en trouve donc singulièrement changée.

En outre, le Conseil d’État considère qu’il faut prendre en compte l’ensemble des intervenants. Dans sa sagesse et dans sa confiance à l’égard du régulateur, le Conseil d’État a laissé le soin à l’Arcom de déterminer le mode d’emploi de sa décision. Il nous a laissé six mois pour apprécier la manière de mettre en œuvre cette décision et nous avons été conduits à prendre une délibération au mois de juillet dernier, dans laquelle nous avons indiqué la façon dont nous allons appréhender cette question. Nous avons ainsi souligné que le régulateur fera porter ses diligences de manière proportionnée, en priorité sur les programmes d’information et les programmes qui concourent à l’information. En effet, la décision du Conseil d’État était rendue à propos d’une chaîne d’information en continu.

Ensuite, nous avons indiqué que nous ferions porter ce contrôle sur une nouvelle notion, que nous avons introduite, celle de l’erreur manifeste. Elle consiste à rechercher et vérifier s’il n’y a pas eu un déséquilibre manifeste et durable dans le principe du pluralisme. Le déséquilibre est manifeste lorsqu’il est ostensible, volontaire et stratégique de la part de l’éditeur. Il est durable lorsqu’il n’est pas ponctuel, occasionnel ou circonstanciel, mais constaté dans la durée. En l’espèce, l’appréciation de la durée sera plus courte pour les chaînes d’information (un mois) que pour les chaînes généralistes (trois mois). Pour y parvenir, il s’agit de s’appuyer sur un faisceau d’indices, notamment la pluralité des intervenants, la pluralité des thèmes traités et la pluralité des points de vue. Cette mise en œuvre sera certainement complexe pour le régulateur et occasionnera incontestablement une charge de travail supplémentaire.

Par ailleurs, il me semble qu’en réalité, aujourd’hui, l’enjeu central porte plus sur la concentration des médias que sur le pluralisme interne à chaque média. Il y a quelques années, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt sur ces questions, en se fondant sur un raisonnement qui me semble très juste. Celui-ci est le suivant : plus il existe de pluralisme externe dans un pays, c’est-à-dire plus il y a de titres de presse, de radios et de télévisions, moins l’exigence du pluralisme interne à chaque média est importante. À l’inverse, si l’offre externe est restreinte, l’exigence de pluralisme interne est maximale.

Aujourd’hui, la question centrale pour notre pays consiste à savoir si nous aurons la capacité, dans les années à venir, à offrir à nos médias un modèle économique suffisamment robuste pour proposer de nombreux titres de presse écrite, de nombreuses radios et de nombreuses télévisions.

Or plus de 50 % de la recette publicitaire médias est aujourd’hui captée par trois grands acteurs extra-européens du numérique : Google, Méta et Amazon, TikTok étant le quatrième. En 2030, leur part de marché sera de 65 %, soit autant de ressources qui seront absorbées par des acteurs extra-européens, qui viennent assécher celles de nos médias traditionnels. Dans ces circonstances, l’enjeu majeur est le suivant : comment serons-nous en mesure de garantir un pluralisme externe, pérenne, durable et solide pour les années à venir ?

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour ce propos introductif, qui ouvre un certain nombre de sujets et de questions.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La décision du Conseil d’État du 13 février 2024 demande au régulateur de prendre en compte la diversité des courants de pensée, c’est-à-dire non seulement les intervenants politiques, mais aussi ceux qui s’expriment, y compris les éditorialistes. Les moyens humains et techniques de l’Arcom sont-ils suffisants pour assurer cette mission ? À ce titre, utilisez-vous l’intelligence artificielle ?

Par ailleurs, vous avez indiqué utiliser notamment les sondages pour prendre en compte la représentativité des candidats. Dans ce cadre, que faire si les sondages racontent n’importe quoi et ne sont donc pas si fiables pour déterminer la place de tel ou tel candidat dans une élection ? Je rappelle en effet que lors des élections présidentielles, l’un des candidats, Jean‑Luc Mélenchon, était largement sous-évalué par les instituts de sondages puisque son score final était quatre à six points au-dessus des prévisions des sondages, soit largement au‑delà de la marge d’erreur.

Nous avons pu constater qu’afin d’équilibrer le temps de parole, certaines chaînes de télévision diffusaient parfois des meetings en pleine nuit, à des heures où presque aucun téléspectateur n’est devant sa télévision. Prenez-vous également en compte la question de l’audience ?

Ensuite, vous avez abordé la question de la concentration des médias, ce dont je vous remercie, et avez évoqué la distinction entre pluralisme interne et pluralisme externe. Néanmoins, la question du financement de ces médias se pose également. À ce titre, vous avez souligné que le dispositif de contrôle du pluralisme a été introduit à la veille de la privatisation de TF1, les pouvoirs publics considérant que cette chaîne pouvait être un outil d’influence politique. Aujourd’hui, nous constatons la volonté d’un certain nombre de milliardaires de prendre le contrôle de médias voire d’instituts de sondages, à l’image de M. Bolloré avec l’institut CSA, dans le but, de toute évidence, d’influencer le débat public. M. Pigasse a également fait des déclarations récentes dans ce sens.

Enfin, vous exercez un rôle de régulateur des outils numériques. Les réseaux sociaux s’apparentent souvent à un Far West, un espace ouvert à toutes formes d’influence politique ou d’orientation politique, de la part de personnalités comme M. Elon Musk ou de puissances étrangères. Comment exercez-vous votre rôle de régulateur dans ce domaine ? Avez-vous déjà constaté des opérations d’ingérence ? Travaillez-vous avec d’autres structures pour assurer ces missions ?

M. Roch-Olivier Maistre. La décision du Conseil d’État va effectivement susciter une charge de travail supplémentaire pour le régulateur et ses équipes, lesquelles sont renforcées en période électorale. À ce titre, une attention accordée par les parlementaires au budget de l’Arcom serait de bon aloi. Je rappelle en outre que nous avons connu six directives et règlements européens au cours des six années écoulées et que treize textes de loi sont venus élargir les missions de l’Arcom. En conséquence, la question des ressources est évidemment importante pour faire face à cette tâche.

S’agissant de la décision du Conseil d’État, je souhaite apporter des précisions supplémentaires. D’abord, contrairement à ce qui a pu être dit par certains, en aucune façon le régulateur ne va comptabiliser et classer des personnalités autres que des personnalités politiques. En effet, la loi précise très clairement la comptabilisation des personnalités politiques au regard de la question des temps de parole. Ces personnalités politiques sont celles qui détiennent un mandat collectif quel qu’il soit, ou qui ont un lien avec une famille politique, de manière explicite. Le régulateur ne comptabilise évidemment pas les journalistes en tant que tels.

Le Conseil d’État nous demande d’avoir effectivement une appréciation plus large de la notion de pluralisme. Tel est le sens de la délibération que nous avons prise au mois de juillet. À cette occasion, nous avons agi avec pédagogie vis-à-vis des éditeurs, car cette décision avait créé beaucoup d’inquiétudes, notamment chez les journalistes. Nous les avons donc tous reçus individuellement pour expliciter ce texte et la manière dont nous allions l’appliquer. Nous leur avons également adressé des courriers. La règle du jeu est bien posée.

Nous avons prononcé une première mise en garde au mois de juillet de l’année dernière. La procédure de renouvellement d’attribution des fréquences de la TNT en 2024 a également offert l’occasion de revoir toutes les conventions des éditeurs, en particulier celles des chaînes d’information en continu. Ces nouvelles conventions intègrent une clause relative au pluralisme bien plus développée que précédemment, qui prend notamment en compte la décision du Conseil d’État. Désormais, le régulateur est armé, y compris en termes de ressources, pour mettre en œuvre la décision du Conseil d’État.

Ensuite, seul le législateur peut répondre à la question de la libéralisation éventuelle du système. Pour sa part, le régulateur met en œuvre la feuille de route qu’il reçoit des parlementaires, c’est-à-dire la loi. Notre régime de contrôle du pluralisme est-il trop sévère aujourd’hui comparé à ce qui se passe dans les autres démocraties occidentales ? Est-il à l’inverse satisfaisant ? Seul le législateur peut trancher ce débat, qui est certes légitime.

Votre remarque sur les sondages est judicieuse. Je rappelle cependant que la commission des sondages en contrôle la régularité et la pertinence, et nous intégrons cet élément. Comme je l’ai déjà indiqué, les sondages ne constituent pour nous qu’une des appréciations du poids politique. Vous avez évoqué l’exemple de Jean-Luc Mélenchon, mais l’on pourrait citer également celui d’Éric Zemmour, qui a connu des pics de représentation à certains moments dans les médias. Ces pics de représentation voire de surreprésentation ne correspondent pas nécessairement à un poids politique, comme nous le constatons ensuite fréquemment dans les résultats des scrutins. Il s’agit d’ailleurs d’un motif classique de dialogue avec les éditeurs, afin de leur signifier que les sondages ne peuvent pas constituer le seul indicateur du poids politique de telle ou telle famille ; d’autres paramètres doivent être intégrés.

Par ailleurs, nous prenons effectivement en compte les périodes de diffusion en matière de contrôle des temps : un éditeur ne peut pas s’acquitter de son obligation de pluralisme en fonction des horaires qui l’arrangent. À ce titre, nous avons prononcé plusieurs mises en demeure, confirmées par la suite par le Conseil d’État. Désormais, la jurisprudence est solidement établie. Toutes les familles politiques doivent être traitées de manière équitable, à heures d’antenne équivalente : il n’est pas équivalent de passer au 20 heures de TF1 ou France 2 et d’être diffusé ou rediffusé à 3 heures du matin.

Je me suis exprimé de très nombreuses fois en tant que président de l’Arcom au sujet de la concentration des médias. Nos règles anti-concentration dans les médias datent, puisqu’elles ont été établies dans un univers exclusivement hertzien. Quand ces règles ont été mises en œuvre, le concept de « média global », mêlant les différents supports, n’existait pas. Cette notion mérite aujourd’hui d’être prise en compte et nous avons proposé à plusieurs reprises une modernisation de ce droit de la concentration. Nous l’avons d’ailleurs plaidé à l’occasion des états généraux de l’information. Un excellent rapport de l’inspection générale des finances a été publié à ce sujet il y a un peu plus de deux ans, qui formule des propositions très pertinentes. Ces dernières ont ainsi été assez largement reprises dans les conclusions des États généraux de de l’information.

De fait, ces règles méritent aujourd’hui d’être modernisées. Pour autant, il est illusoire de penser que le lien entre des acteurs disposant de ressources financières et les médias seront rompus. Toute l’histoire des médias s’inscrit en effet dans cette dialectique ; il suffit de relire Les illusions perdues d’Honoré de Balzac pour s’en convaincre. Les médias coûtent cher à produire et à diffuser.

Comme je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, la préservation du pluralisme externe constitue selon moi, la garantie première d’une vie démocratique et d’un débat public équilibrés. Il convient d’y veiller, au moment où les acteurs numériques déséquilibrent très gravement notre paysage. À ce sujet, vous m’avez interrogé sur les outils numériques. Il existe aujourd’hui un déséquilibre normatif assez spectaculaire entre des médias traditionnels (radio et télévision) extrêmement régulés et des acteurs du numérique qui ne sont pas contraints de s’y soumettre. Lorsqu’un candidat crée une chaîne sur YouTube, rien ne l’oblige à inviter ses concurrents. Les réseaux sociaux diffusent les contenus comme ils l’entendent.

Cependant, lors des six ans écoulés, la situation a malgré tout évolué. D’abord, des initiatives législatives nationales sont intervenues en France, avec la loi de 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, mais également dans l’Union européenne (UE), avec le règlement européen sur les services numériques, le fameux Digital Services Act (DSA), qui est actuellement en phase de déploiement.

De plus, à travers le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), la France s’est dotée d’un service à compétence nationale, placé auprès du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, qui contrôle efficacement les ingérences étrangères. Nous sommes associés à la gouvernance de Viginum ; je constate que les ingérences sont aujourd’hui bien mieux repérées et les pouvoirs publics de notre pays sont en bien meilleure situation qu’ils ne l’étaient en 2017, au moment des MacronLeaks, pour réagir aux éventuelles ingérences étrangères.

En outre, désormais, le juge remplit bien mieux son rôle. Les injonctions judiciaires auprès des plateformes reçoivent des réponses rapides et ces dernières fournissent les éléments à la justice pour pouvoir remplir son office. Il n’est plus possible aujourd’hui d’être protégé par un pseudonyme ou un avatar. Au moment des élections, le régulateur formule des recommandations sur les règles relatives aux élections et à leur bon déroulement, notamment en ce qui concerne le pluralisme, en direction des médias traditionnels mais également des plateformes numériques.

En début de période électorale, nous réunissons tous les médias traditionnels, mais aussi les plateformes pour leur expliciter les règles que nous allons contrôler et organiser le dialogue avec eux. Force est de constater que lors des derniers scrutins – l’élection présidentielle de 2022, les élections européennes et les élections législatives –, nous n’avons pas été confrontés à un problème majeur de manipulation de l’information. Les plateformes sont bien mieux organisées aujourd’hui qu’elles ne l’étaient en 2016, lors de la première élection de M. Donald Trump. Depuis six ans, notre dialogue avec ces plateformes est nettement plus étroit et nourri.

Enfin, je tiens à insister sur le règlement européen sur les services numériques, lequel est un texte à fort potentiel. Contrairement à ce que j’entends parfois, il ne s’agit pas d’un texte liberticide, mais d’un texte protecteur des libertés, notamment de la liberté d’expression, et qui respecte les valeurs européennes. La mode est aujourd’hui à l’attaque de la régulation, mais cette dernière est en réalité protectrice de la liberté. En revanche, ce texte vise à mieux protéger les publics, en luttant contre les contenus illicites. En tant que coordonnateur des services numériques pour la France, nous participons à la gouvernance de ce règlement et dans notre dialogue étroit avec la Commission européenne, nous nous efforçons de faire en sorte que cette dernière tire toutes les potentialités de ce texte à l’égard de ces acteurs. Il existe une norme en Europe ; elle doit être appliquée, a fortiori en période électorale.

Encore une fois, ce texte dispose de fortes potentialités, car il porte une régulation différente de la régulation des médias traditionnels, une régulation de type systémique, qui peut nous permettre de nous diriger vers un internet plus sûr et plus responsable. Cependant, pour exploiter ce potentiel, il est impératif de le mettre en œuvre de façon déterminée, comme cela a commencé à être le cas l’année dernière. Ainsi, ce travail a permis d’obtenir le renoncement par TikTok du déploiement de l’application TikTok Lite et de conduire les enquêtes actuelles sur X ou Meta. J’ai bon espoir que la Commission ira jusqu’au bout de son office.

M. le président Thomas Cazenave. Notre commission d’enquête a notamment pour objet d’évaluer si, globalement, l’organisation des élections se déroule bien en France. Au regard de la mission qui est la vôtre, considérez-vous que c’est le cas ? Avez-vous rencontré des difficultés notables que vous souhaiteriez partager avec nous ?

Ensuite, à vous écouter, nous avons malgré tout l’impression qu’il existe une forme d’obsolescence du cadre de régulation. D’une certaine manière, vous soulignez que la régulation du pluralisme interne va de plus en plus loin, quitte à mettre un peu l’Arcom en difficulté dans la manière dont elle met en œuvre la décision du Conseil d’État, alors même que l’enjeu du pluralisme externe vous semblerait plus fondamental.

Par ailleurs, nous observons l’empreinte indéniable des plateformes et des réseaux sociaux. Nous avons extrêmement resserré le cadre de régulation qui ne s’applique ainsi qu’à une partie de la source d’information sur laquelle s’appuient les citoyens pour se faire une opinion, y compris avant d’aller voter. Pouvez-vous revenir plus en détail sur votre dialogue avec les plateformes ? Que ferons-nous demain si une grande plateforme inscrit dans son algorithme une préférence systématique pour une formation politique ? Cela relèverait-il du cadre de régulation existant ?

M. Roch-Olivier Maistre. Bien qu’il ne se passe pas un mois sans qu’un parlementaire ou un chef de parti s’adresse à l’Arcom pour déplorer qu’il soit maltraité par tel ou tel média, le cadre de la régulation confiée à l’Agence, qui s’applique en France aux médias traditionnels en matière de contrôle du bon déroulement des élections, fonctionne bien et de manière fluide, sans discrimination. Les médias y sont rompus, ils connaissent la règle du jeu et l’appliquent de manière satisfaisante.

Le système comporte malgré tout une part de rigidité, qui représente un fort « irritant » pour les médias : la distinction entre le temps de parole des candidats et le temps d’antenne en période électorale. La loi nous conduit, en particulier pour la présidentielle, à prendre en compte non seulement l’équité et l’égalité en termes de temps de parole des candidats, mais aussi le temps de commentaire d’un journaliste. Quand un journaliste effectue un commentaire sur tel ou tel candidat, celui-ci vient s’ajouter au temps de parole dudit candidat. Le système est tellement raffiné qu’il devient un peu contreproductif. Nous vous transmettrons à ce titre les propositions d’amélioration que nous avons formulées à l’occasion de nos rapports sur le déroulement des élections passées.

Par ailleurs, il existe aujourd’hui une asymétrie massive entre d’une part des médias traditionnels, de plus en plus régulés et soumis à une contrainte concurrentielle de plus en plus forte par des acteurs extraordinairement puissants comme les plateformes de streaming, et d’autre part les réseaux sociaux. La pratique des Français dans leur consommation des contenus a totalement changé, chaque foyer français dispose en moyenne de six écrans. Cette consommation est aujourd’hui fractionnée par génération : les jeunes gens ne regardent plus la télévision et YouTube enregistre chaque mois 49 millions de connexions.

Or ces jeunes gens votent peu. Les téléspectateurs se concentrent aujourd’hui dans la partie la plus âgée de notre population – le téléspectateur a 57 ans en moyenne et 65 ans pour le service public – qui est également celle qui vote le plus. Or les réseaux sociaux, qui ne sont pas soumis aux règles de pluralisme applicables aux médias traditionnels, ont une influence évidente sur le débat.

La question évoquée par M. le président sur la capacité d’influence d’un média fait précisément l’objet d’un des volets complémentaires de l’enquête de la Commission européenne sur X. Lorsque les contenus portés par le site du propriétaire d’une plateforme vous parviennent même quand vous ne suivez pas le compte de ce propriétaire, ne s’agit-il pas d’une éditorialisation ?

Le principe de la responsabilité de nos médias de presse écrite ou d’autres médias audiovisuels, posé par la loi de 1881 et la loi de 1986, concerne les éditeurs de ces médias. La presse et les médias audiovisuels sont libres, mais les éditeurs sont responsables : on ne peut pas injurier, on ne peut pas diffamer, on ne peut pas porter atteinte à la dignité de la personne humaine, on ne peut pas porter des contenus racistes ou antisémites, on ne peut pas inciter à la violence ou à la haine, sauf à engager sa responsabilité devant le juge – ou pour la loi de 1986, devant le régulateur, qui lui-même travaille sous le contrôle du juge.

Les plateformes nous expliquent qu’elles ne sont que de simples hébergeurs. Mais si les contenus du propriétaire sont portés par l’algorithme, ne s’agit-il pas d’un cas d’éditorialisation de contenu ? L’enquête actuelle porte notamment sur cet élément, pour savoir s’il est conforme au DSA, avec les risques que nous pouvons observer aujourd’hui sur la vie politique britannique, sur la vie politique allemande, et possiblement demain sur la vie politique française.

Pour répondre à votre question, les médias traditionnels conservent une influence particulièrement marquée dans la cristallisation de l’opinion publique française. Le débat du second tour de l’élection présidentielle est ainsi suivi par 12 à 13 millions de téléspectateurs. Mais simultanément, les réseaux sociaux exercent également une influence considérable. Or les régimes juridiques applicables ne sont pas les mêmes et nous sommes obligés de l’intégrer dans notre réflexion.

M. Emeric Salmon (RN). Monsieur le président, je souhaite vous interroger au sujet des dernières élections législatives de juin et juillet 2024, au sujet d’un signalement effectué auprès de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). L’auteur du signalement souhaitait que les coûts des émissions des médias Europe 1, CNews et C8 soient intégrés dans les comptes de campagne des candidats du Rassemblement national (RN). À titre personnel, j’ai appris cette information quand j’ai reçu la décision de la CNCCFP me concernant, qui a finalement rejeté le grief, à la suite d’une réponse du président du RN.

L’auteur du signalement avait indiqué que la CNCCFP s’appuyait notamment sur la décision de l’Arcom du 27 juin 2024. Je souhaiterais savoir si vous aviez été saisis sur ce sujet spécifique par la CNCCFP. Au-delà, pouvez-vous nous informer sur les relations que vous nourrissez avec cette Commission ? Quelles seraient vos préconisations si des candidats devaient un jour bénéficier directement ou indirectement du soutien d’un média ? De quelle manière cela devrait-il être pris en compte dans les comptes de campagne ?

M. Roch-Olivier Maistre. Il arrive à la CNCCFP de se tourner vers nous pour obtenir des éléments d’éclairage ou d’appréciation. Si un média traditionnel, et donc une personne morale, devait apporter un soutien explicite à un candidat, la Commission pourrait être confrontée à un problème de nature pénale. Prenons l’exemple de l’élection présidentielle : si une personnalité tierce vient apporter explicitement son soutien à tel ou tel candidat sur des antennes, cette intervention est clairement intégrée dans le compte du candidat en question. Si un média apportait un tel soutien explicite à travers l’un de ses animateurs ou de ses journalistes, la CNCCFP pourrait être conduite à se pencher sur le sujet, sachant que ça n’est pas l’office de l’Arcom.

Le cas que vous évoquez concerne un présentateur d’une émission « d’infotainment » ou « infodivertissement », en période électorale. En l’espèce, le régulateur a été amené à constater des interventions extrêmement déséquilibrées au regard du principe du pluralisme. Nous avons donc mis en demeure cet éditeur et la CNCCFP s’est assez naturellement intéressée à la question, au regard de ses missions.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Mon intervention porte sur les missions de l’Arcom concernant la garantie du pluralisme politique dans les médias et particulièrement le cas spécifique des plateformes. Compte tenu du développement des réseaux sociaux, quelles propositions pourraient être formulées concernant la diffusion des informations sur ces derniers ? Au-delà de la loi de 2018 et du règlement européen, quelles innovations pourraient voir le jour concernant le contrôle de ce secteur ?

M. Roch-Olivier Maistre. En toute franchise, il ne sera pas possible de transposer à la sphère numérique les règles du pluralisme politique telles qu’elles s’appliquent aux médias traditionnels. Je ne vois pas comment nous pouvons imposer matériellement à ces acteurs – réseaux sociaux et plateformes de partage de contenus de façon générale – une obligation équivalente.

Les règles qui peuvent s’appliquer sont des règles de nature systémique. Dans ce domaine, le règlement européen sur les services numériques offre des potentialités pour éviter des opérations de manipulation de nature à altérer le scrutin. La loi de 2018 relative à la manipulation de l’information comportait notamment une clause relative à des chaînes de télévision extra européennes sous contrôle étranger qui peuvent diffuser sur notre territoire national des contenus de nature à altérer le résultat du scrutin. Elle fournit ainsi au régulateur la possibilité d’ordonner le blocage de la diffusion de ces chaînes. Le règlement européen s’inscrit dans la même direction. Tel est le sens des initiatives que la Commission européenne a pu prendre sur les résultats du scrutin dans un pays de la partie orientale de notre continent et elle agira de la sorte en Allemagne pour les scrutins à venir.

En revanche, je ne vois pas comment il est possible de transposer à l’ensemble de ces acteurs le modèle français d’un contrôle du pluralisme élargi.

M. le président Thomas Cazenave. Nous constatons que le propriétaire d’une plateforme a le statut d’éditeur ou de quasi-éditeur. Quelles peuvent en être les conséquences concrètes, y compris dans les missions qui sont les vôtres ?

M. Roch-Olivier Maistre. Le règlement européen impose aux très grandes plateformes comme X, TikTok ou Meta de déployer les ressources nécessaires pour lutter contre les contenus illicites. Pour ce faire, il impose à ces acteurs des obligations de transparence et des rapports d’évaluation des risques que ces plateformes font courir à leurs utilisateurs. Il impose des mécanismes d’audit externe pour s’assurer que l’évaluation intervient bien et qu’elle répond bien à la nature des risques recensés.

Le règlement prévoit également la désignation par les régulateurs nationaux de signaleurs de confiance, dont les signalements doivent être traités de façon plus diligente, mais aussi l’obligation pour ces plateformes de fournir l’accès à leurs données aux chercheurs pour que le monde académique puisse remplir son office. La gouvernance du règlement est structurée autour de la Commission européenne, en liaison avec les autorités nationales désignées par chaque pays de l’UE, en l’occurrence l’Arcom pour la France. Le règlement confie donc à la Commission européenne, ici considérée comme régulateur, un pouvoir de sanction important, à hauteur de 6 % du chiffre d’affaires mondial de la plateforme.

Au regard de l’ensemble de ces dispositions, la Commission européenne a diligenté des enquêtes, qui étaient très avancées sur X. Compte tenu de ce qui s’est passé dans la période récente, la Commission a fait savoir qu’elle prolongeait son enquête sur d’autres chefs. À un moment donné, la Commission indiquera si l’infraction au règlement européen est constituée et prononcera le cas échéant des sanctions.

Pour répondre à votre question, si une opération d’ingérence explicite est bien constituée et enfreint le règlement DSA, la Commission européenne pourra intervenir. Ce texte roboratif doit faire l’objet d’un grand travail de pédagogie pour expliciter toutes ses potentialités. Le rythme de cette régulation peut être un peu déconcertant, car il est nécessairement plus long, mais il est assez efficace. Ce dispositif de conformité (compliance) s’inspire un peu de ce qui a été réalisé dans le monde bancaire au niveau mondial après la crise des subprimes de 2008, sous la supervision de la Commission.

L’exemple de TikTok l’année dernière est intérssant. TikTok a voulu déployer son application TikTok Lite fonctionnant sur un système de récompenses qui la rend extrêmement addictive pour les jeunes. La Commission a ouvert son enquête, en liaison avec les régulateurs nationaux et des associations de protection de l’enfance. Voyant que cette enquête se développait, TikTok a préféré renoncer, pour ne pas s’exposer à une sanction potentiellement puissante.

Les régulateurs nationaux s’accordent tous pour prôner une application complète de la réglementation par la Commission européenne.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). L’Arcom peut-elle s’autosaisir ? Si tel est le cas, à combien de reprises avez-vous agi de la sorte ? Utilisez-vous l’intelligence artificielle ?

Ensuite, je souhaite vous interroger plus spécifiquement sur votre rôle en période électorale. Vous avez indiqué être particulièrement attentif au pluralisme et aux actions pouvant influencer les votes. Je pense notamment à l’animateur d’une émission de radio, qui a tenu des propos diffamatoires en accusant une personnalité politique d’antisémitisme. Pouvez-vous intervenir dans ce cas ? Faut-il modifier la loi sur cet aspect ?

M. Roch-Olivier Maistre. Le régulateur peut effectivement s’autosaisir, mais en réalité, lors de mes six ans de mandat, des citoyens nous ont toujours saisis avant que nous ne procédions à cette autosaisine. À titre d’exemple, l’année dernière, nous avons enregistré 110 000 saisines, soit un record historique.

Ensuite, le directeur général et ses équipes travaillent aujourd’hui pour voir comment l’intelligence artificielle peut nous aider dans l’exercice de nos missions.

Par ailleurs, le régulateur ne dialogue qu’avec les interlocuteurs responsables devant nous, c’est-à-dire les éditeurs ; il ne contrôle pas individuellement les personnes qui s’expriment sur les plateaux. Ces dernières engagent certes leur responsabilité devant le juge en cas de diffamation mais, pour sa part, l’Arcom contrôle si l’éditeur a manqué ou non à ses obligations au regard de la loi ou de la convention qui le lie au régulateur.

Enfin, s’agissant du cas que vous avez évoqué, je rappelle que la décision du Conseil d’État a conduit l’Arcom à établir une nouvelle notion dans son contrôle, celle d’un déséquilibre manifeste et durable porté au principe du pluralisme.

M. Kévin Pfeffer (RN). Je me demande si le système actuel n’est pas marqué par une forme d’hypocrisie, voire un surcontrôle des médias audiovisuels. De plus, ces derniers sont de plus en plus délaissés par les plus jeunes, qui utilisent surtout les réseaux sociaux, lesquels ne sont pas contraints aux mêmes règles, notamment lors des élections, de même que la presse écrite. S’il est vrai que l’on connaît bien la ligne éditoriale de tel ou tel titre de presse, ceci est également de plus en plus vrai pour les chaînes, que chacun a d’ailleurs le choix de regarder ou non. Par conséquent, les règles qui encadrent le contrôle des médias lors des élections ne sont-elles pas de plus en plus obsolètes ? Par ailleurs, d’autres pays mettent-ils en place un tel contrôle des médias audiovisuels tel que celui que devez faire en France ?

M. Roch-Olivier Maistre. Comme je l’ai indiqué précédemment, le régulateur ne fait qu’appliquer la feuille de route qui est lui confiée par le législateur et sous le contrôle du juge. Cette régulation comporte une dimension juridique extrêmement marquée et le Conseil d’État, régulièrement saisi des décisions que nous sommes conduits à rendre, est un gardien attentif et vigilant.

Cette régulation repose sur deux principes. Le premier concerne la liberté, inscrite à la fois dans la loi de 1881 et dans la loi de 1986. La loi de 1986, dite « loi Léotard », est d’ailleurs intitulée « loi relative à la liberté de communication » et précise dans son premier article que « la communication au public par voie électronique est libre ». En conséquence, la première mission du régulateur consiste bien à protéger cette liberté. Mais, en regard de cette liberté accordée à l’éditeur, la loi pose également le principe de la responsabilité de l’éditeur concernant la fréquence qui lui est gratuitement attribuée. Dès lors, un certain nombre d’obligations lui sont imposées par le législateur : on ne peut pas tout dire à la radio ou à la télévision, on ne peut pas tout montrer à la télévision, dans l’intérêt général, pour la protection des publics, et notamment des plus jeunes, pour des raisons d’ordre public et de sérénité du débat public. Je tiens à le rappeler à l’heure où l’on entend de plus en plus un discours anti-régulation porté par un vent puissant en provenance d’outre-Atlantique.

Je rappelle que dans toutes les démocraties, le principe de la liberté d’expression doit également respecter certaines limites. L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est à ce titre éloquent : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Ces limites, posées par la loi, représentent la garantie d’un débat public équilibre et serein, dans une république démocratique.

Imaginons un monde totalement dérégulé. Voulons-nous un débat public où l’on peut injurier, diffamer, porter atteinte à la dignité de la personne humaine, inciter à la violence et à la haine ou diffuser des contenus racistes et antisémites sans aucun contrôle ? La régulation est un modèle libéral, dans sa philosophie. Il a vu le jour aux États-Unis sous l’administration Roosevelt et il est présent dans le monde entier. Hormis dans les dictatures, il n’existe pas un pays qui ne possède pas d’autorité de régulation.

Tous les pays européens disposent de régulateurs, dont les effectifs sont fréquemment plus élevés que les nôtres. À titre d’exemple, l’Office of communications (Ofcom) britannique emploie1 800 agents, contre 380 pour l’Arcom. Toutes les démocraties possèdent une régulation dans l’intérêt du public, pour la sauvegarde du débat démocratique.

Comme je l’ai indiqué précédemment, le régime actuel est très asymétrique, mais ceci est inhérent à l’histoire de la régulation. Cette régulation ne cesse de s’adapter à l’évolution des paysages. Quand elle a vu le jour en France au début des années 1980, il n’existait qu’une poignée de chaînes de télévision, puis sont arrivés le câble, le satellite et désormais l’internet. C’est pourquoi le législateur intervient d’ailleurs souvent dans nos domaines, afin d’adapter le cadre juridique.

Aujourd’hui, il existe donc une asymétrie entre des médias traditionnels très régulés et des médias du numérique qui le sont beaucoup moins. De fait, nous en sommes au début de l’histoire de la régulation des acteurs du numérique et notre continent est pionnier en la matière, avec ce règlement européen sur les services numériques. Il importe donc de veiller au meilleur équilibre entre les acteurs pour tenir compte de la transformation du paysage et de la révolution des usages, qui est très spectaculaire dans notre pays. Je m’intéresse à ce sujet depuis quarante-cinq ans et je ne peux que constater que la mutation est extrêmement impressionnante, particulièrement ces dernières années.

En résumé, la régulation présente de nombreuses vertus pour nous tous, pour l’ensemble des Français et pour la sérénité du débat public. J’invite donc toutes les familles politiques de cette Assemblée à la soutenir.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je ne peux que souscrire à ces derniers propos en rappelant les paroles d’Henri Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Notre rôle de législateur consiste bien à affranchir plutôt que d’opprimer, et pour cela à réguler.

Pour ma part, je suis un fervent partisan d’une régulation dure, notamment contre les intérêts économiques, mais aussi contre les puissances étrangères. À ce titre, je tiens à évoquer les ingérences russes et les ingérences américaines dans le débat public français. Deux cas très récents d’ingérence russe ont été dévoilés. En novembre 2023, des étoiles de David bleues ont été taguées sur des murs du 10e arrondissement de Paris. À cette occasion, Viginum a rapidement identifié le site russe Recent Reliable News (RNN) comme ayant amplifié la diffusion des images des tags, avec l’utilisation de 1 000 robots et de 2 600 messages d’abord diffusés sur les réseaux sociaux, qui ont ensuite été repris par des utilisateurs, mais aussi par des médias qui se sont laissé duper et ont signalé qu’il s’agissait de graffitis antisémites. Finalement, il a été établi qu’un homme d’affaires moldave sous influence russe, Anatoli Prizenko, était le commanditaire de ces tags.

En mai 2024, durant la campagne pour les élections européennes, des mains rouges ont été taguées sur le mur du mémorial de la Shoah dans le 4e arrondissement de Paris. Ici, les enquêteurs ont pu démontrer que les commanditaires étaient bulgares, missionnés par la Russie. Nous observons bien que ce dernier pays a de toute évidence envie d’instrumentaliser la question de l’antisémitisme et de la lutte, nécessaire, contre l’antisémitisme dans notre pays pour influencer à la fois les gens sur les réseaux sociaux et dans les médias. En l’espèce, La France Insoumise était désignée de manière assez systématique par des intervenants dans les médias comme pseudo responsable de ces actions, alors que nous n’y étions naturellement pour rien. Lorsque de telles accusations relayées par les médias se révélent mensongères, l’Arcom demande-t-elle que des rectificatifs soient effectués ?

Imaginons la possibilité d’une nouvelle dissolution ou d’une élection présidentielle anticipée. Si Elon Musk décidait de mettre en avant tel ou tel candidat ou telle ou telle force politique, de quelle manière l’Arcom pourrait-elle agir, indépendamment de la Commission européenne ? Vous avez à très juste titre parlé d’éditorialisation à ce propos.

M. Roch-Olivier Maistre. Les chaînes extra européennes qui diffusent sur le continent européen n’échappent pas au champ d’intervention du régulateur. Après l’invasion de l’Ukraine, une série de sanctions a été prise par l’UE à l’encontre des intérêts de la Fédération de Russie et a notamment ciblé des chaînes russes. En tant qu’autorité française, nous avons donc opéré le blocage de la diffusion de ces chaînes.

En outre, sur nos pouvoirs propres, nous avons prononcé des injonctions en direction d’Eutelsat pour bloquer les chaînes qui diffusent des contenus qui n’étaient pas conformes aux règles en vigueur sur notre continent. Nous disposons d’une capacité d’intervention, qui s’est renforcée avec la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, dite loi SREN. En ce moment, nous examinons des interstices de diffusion de contenus sur les réseaux qui, d’une certaine façon, contournaient nos capacités d’intervention sur les médias traditionnels. Nous serons donc probablement amenés dans les jours qui viennent à intervenir pour ordonner le blocage de la diffusion de certains contenus qui entrent dans le champ des sanctions applicables.

De son côté, Viginum exerce sa propre mission de repérage des ingérences étrangères et éclaire les autorités françaises. À ce sujet, le ministère des affaires étrangères s’est déjà exprimé à plusieurs reprises auprès des autorités russes sur des cas d’ingérence caractérisée. Si des constats entrent dans nos capacités d’intervention, l’Arcom agira, bien évidemment.

Ensuite, pour répondre à votre deuxième question, nous ne disposons pas aujourd’hui de capacités d’intervention propres et directes. Comme je l’ai déjà souligné, la régulation des très grandes plateformes au sens du règlement européen relève de la compétence directe de la Commission européenne. Nous intervenons en appui de la Commission européenne, puisque nous faisons partie du conseil du numérique, qui pilote la gouvernance de la mise en œuvre du règlement européen. De son côté, la Commission est au centre du dispositif et associe les coordonnateurs nationaux désignés par chaque membre de l’Union européenne, dont la France. En liaison avec les administrations françaises, quand des enquêtes sont ouvertes, nous alimentons la Commission européenne avec nos sources d’information et nous fournissons notre éclairage pour permettre à la Commission de remplir son office et de mener à bien son travail.

La question que vous posez est aujourd’hui d’actualité, avec les interférences observées en Allemagne, en lien avec les élections à venir dans ce pays. Celle-ci fait l’objet d’une instruction pour déterminer s’il s’agit de cas d’infraction au règlement européen sur les services numériques de la plateforme considérée. Quoi qu’il en soit cette affaire éclaire d’un jour nouveau la problématique entre hébergeur et éditeur. Je rappelle que la ligne de défense constante et les cadres juridiques en vigueur jusqu’à présent ont consisté à considérer ces grands acteurs du numérique comme de simples hébergeurs, à tort ou à raison, dans une approche très libérale, qui a privilégié la fluidité du marché.

Si nous nous retrouvons dans des cas de figure où un algorithme agit au service d’un intérêt particulier et devient un outil d’éditorialisation au sens plein du terme, la question du statut juridique commence à être posée, selon moi. Étant en fin de mandat, la suite de l’histoire est à écrire par mes successeurs.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour votre disponibilité. La qualité des échanges nous a permis d’élargir un certain nombre de sujets qui étaient au cœur de nos réflexions initiales.

Enfin, à quelques jours de la fin de votre mandat, je tiens à saluer votre travail à la tête de l’Arcom et votre action au service du bien commun.

M. Roch-Olivier Maistre. Je vous remercie, monsieur le président ; je suis sensible à vos propos.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), et de M. Lionel Espinasse, responsable des répertoires de personnes (jeudi 30 janvier 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête en accueillant Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales de l’Insee et Monsieur Lionel Espinasse, responsable des répertoires de personnes.

Parmi les sujets que nous étudions au sein de cette commission figurent les modalités d’organisation des élections. Depuis la loi du 1er août 2016 qui rénove les modalités d’inscription sur les listes électorales, l’Insee assure la mission essentielle de la gestion du répertoire électoral unique (REU) et les données dont vous disposez permettront d’éclairer nos travaux.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Colin et M. Espinasse prêtent serment.)

Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales de l’Institut national de la statistique et des études économiques. Nous vous remercions de nous avoir conviés à contribuer aux travaux de votre commission.

Les missions de l’Insee en lien avec l’organisation et le déroulement des élections sont de deux ordres. D’une part, l’Insee est responsable du répertoire électoral unique, le système d’information pour la gestion des listes électorales et des procurations, qui constitue un élément fondamental pour la bonne tenue des élections en France. D’autre part, l’Insee produit des données et des études sur le corps électoral et la participation aux différents scrutins en mobilisant différentes sources d’informations : le REU, les enquêtes sur la participation électorale ou le recensement de la population.

Le répertoire électoral unique est opérationnel depuis le 1er janvier 2019. Sept élections nationales ont été organisées avec succès avec le répertoire électoral unique, depuis les élections européennes de 2019 jusqu’aux élections législatives anticipées de 2024, ainsi que plusieurs centaines d’élections partielles. Ce REU a pour finalité la gestion du processus électoral et la fiabilisation des listes électorales. Plus précisément, il permet la mise à jour en continu des listes électorales à l’initiative soit des communes et des consulats qui procèdent aux inscriptions et radiations des électeurs, soit de l’Insee sur la base des informations transmises par les administrations des ministères des armées, de la justice ou de l’intérieur, dans certains cas : inscription d’office des jeunes de 18 ans, suivi des décisions de justice ou encore, par exemple, acquisition de la nationalité française.

Ce dispositif garantit l’unicité d’inscription de tout électeur dans une seule commune et permet que les demandes d’inscription puissent être prises en compte jusqu’à six semaines avant le scrutin. Par ailleurs, le REU est connecté à trois démarches en ligne – s’inscrire sur les listes électorales, s’informer sur sa situation électorale et établir une procuration – qui rencontrent un succès important.

Outre la mise à jour des listes électorales, le répertoire électoral unique offre également de nombreux services permettant aux communes d’organiser les élections. Il permet d’éditer la liste des électeurs à valider par la commission de contrôle, l’impression des listes d’émargement utilisées par les communes le jour du scrutin et il fournit les données pour l’impression des cartes d’électeurs. Il est également utilisé pour l’adressage de la propagande électorale et, depuis le 1er janvier 2022, il permet également de gérer les procurations. Grâce à ce répertoire centralisé, il est en effet désormais possible de « déterritorialiser » les procurations : le mandataire et le mandant n’ont plus forcément à être inscrits dans la même commune, ce qui n’était pas possible précédemment.

D’un point de vue statistique, nous utilisons également ce répertoire pour produire des données. Il permet notamment de décrire le corps électoral, ses caractéristiques sociodémographiques (sexe et âge), de calculer des taux d’inscription sur les listes en comparant avec la population et de décrire l’évolution dans le temps du corps électoral, notamment les radiations et inscriptions entre deux scrutins.

De 2019 à 2022, l’Insee a publié chaque année un état des lieux du corps électoral avant la tenue des scrutins de l’année. L’Insee a aussi publié cet état des lieux en mai 2024, avant les élections européennes, dans lequel il était indiqué que 49,5 millions de personnes étaient inscrites sur les listes électorales. Cette publication montrait que 95 % des Français en âge de voter étaient inscrits sur les listes électorales, ce taux s’établissant à 100 % pour les jeunes de 18-24 ans, du fait de la procédure d’inscription d’office, et à 91 % pour les 40-54 ans.

Le répertoire électoral unique permet également de compter les procurations et de décrire le profil des mandants, leur sexe, âge et lieu de résidence, et de croiser le profil des mandants et celui des mandataires. La dernière publication de l’Insee sur ce thème montrait que 3,4 millions d’électeurs avaient établi une procuration pour les législatives anticipées de 2024, et notamment que les jeunes adultes et les femmes avaient plus souvent donné procuration.

L’Insee réalise par ailleurs des enquêtes spécifiques de participation électorale et des études sur la participation à partir de ces enquêtes. Pour mener à bien ces enquêtes, des agents des directions régionales de l’Insee consultent les listes d’émargement disponibles en préfecture dans les dix jours qui suivent le scrutin pour recueillir la participation électorale – c’est-à-dire simplement « a voté » ou « n’a pas voté » – d’un échantillon d’individus tirés au hasard et pour lesquels nous disposons par ailleurs de caractéristiques sociodémographiques comme le diplôme ou la catégorie sociale, mais aussi d’informations sur les revenus.

Ces enquêtes, qui existent depuis les années 1980, ont vu leur périmètre évoluer et, depuis 2002, elles sont réalisées tous les cinq ans. Depuis 2002, l’Insee suit la participation aux quatre tours des scrutins de l’année où se déroulent les élections présidentielles et législatives. Cela permet d’étudier la participation selon différents critères sociodémographiques, mais aussi d’observer les comportements de participation sur plusieurs scrutins, par exemple le vote intermittent, le vote systématique ou l’abstention systématique.

La dernière édition de l’enquête de participation électorale a donc concerné les quatre tours des élections présidentielle et législatives de 2022 et a porté sur 34 000 personnes. Ces résultats montrent qu’en 2022, 16 % des électeurs inscrits pour les élections présidentielle et législatives n’ont voté à aucun tour de ces scrutins (abstention systématique), 36 % ont voté à tous les tours (vote systématique) et 48 % ont voté par intermittence à certains tours, mais non à d’autres.

Il ressort également de ces analyses que les jeunes adultes s’abstiennent plus souvent à tous les tours, ainsi que les personnes âgées de plus de 85 ans. Plus d’un jeune électeur sur deux a voté à certains tours, mais pas à tous. Inversement, le vote systématique est majoritaire parmi les 70-79 ans. Par ailleurs, la participation croît nettement avec le niveau de vie et le diplôme. Sur une plus longue période, en étudiant l’évolution de la participation électorale sur vingt ans, nous observons que les écarts de participation selon l’âge et le diplôme, déjà importants en 2002, se sont creusés entre 2002 et 2022.

Enfin, pour des études ponctuelles, l’Insee peut mobiliser d’autres sources comme le recensement de la population. Tel est le cas pour une étude que l’Insee a publiée en mars 2024 sur l’inscription en dehors de la commune de résidence. Pour mener à bien cette analyse, les données du répertoire électoral unique que fournissent les communes d’inscription électorale ont été rapprochées des données du recensement de la population transmises par la commune de la résidence principale.

Cette étude a montré que lors de l’élection présidentielle de 2022, 16,5 % des électeurs, soit 7,7 millions de personnes, étaient inscrits dans une commune autre que celle de leur résidence principale, telle que déclarée au recensement de la population. Ces situations ne relèvent donc pas toutes d’une « mal inscription », au sens où elles pourraient perturber la participation au processus électoral. Je rappelle que le code électoral prévoit différents cas de figure où l’inscription électorale est possible dans une commune différente de la commune de résidence, par exemple pour les jeunes de moins de 26 ans.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour vos propos liminaires et cède la parole au rapporteur.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez évoqué les différentes démarches qui peuvent être réalisées grâce au REU, notamment la démarche de vérification de sa situation électorale pour un citoyen. Cet outil, auparavant accessible de manière libre et par tout le monde, facilitait les campagnes d’incitation à l’inscription via le porte-à-porte, mais depuis 2024 il nécessite de se connecter à partir de FranceConnect. Savez-vous pourquoi cette décision a été prise ?

Ensuite, vous avez souligné que l’on peut désormais s’inscrire jusqu’à six semaines avant le premier tour du scrutin, et c’est heureux. Ce délai pourrait-il encore être réduit selon vous ? Est-il lié à des enjeux matériels pour les communes ? En effet, il est bien établi que la volonté de participer à l’élection augmente à mesure que l’on s’approche du scrutin.

Je retire par ailleurs de vos propos que les inégalités de participation en fonction de l’âge et du niveau de revenu se sont aggravées depuis 2002. Avez-vous l’impression qu’une part croissante de nos compatriotes se tient à l’écart des urnes ? Partagez-vous l’idée d’une forme de nouveau suffrage censitaire qui ne dit pas son nom ? J’utilise cette expression à dessein, en référence aux travaux du politiste Daniel Gaxie, qui avait écrit il y a quelques années un ouvrage précisément intitulé Le cens caché.

Ensuite, l’Insee est-il parfois interrogé par la commission des sondages pour étudier certains sondages, pour vérifier s’ils sont valides ou non ? En effet, vous effectuez des enquêtes sur 34 000 personnes pour la participation électorale, à partir d’un échantillonnage très précis. Par contraste, les sondeurs effectuent des sondages auprès de 1 000 personnes, dont certaines refusent de répondre à l’intégralité des questions.

Enfin, vous avez évoqué à juste titre les personnes mal inscrites. Serait-il envisageable d’utiliser des méthodes permettant d’améliorer cette inscription sur les listes électorales ? Je pense par exemple à la proposition qui serait faite aux citoyens de s’inscrire sur les listes électorales quand ils remplissent leur feuille d’impôt dans leur commune de résidence. Vous avez également souligné que les communes disposent d’un pouvoir de radiation. Or dans un certain nombre de cas, nous avons constaté des niveaux de radiation très élevés, sans que l’on sache nécessairement si une personne est inscrite par ailleurs dans une autre commune. Serai‑il envisageable que les radiations n’interviennent qu’en cas d’inscription dans une autre commune ? Cela permettrait-il d’éviter que des citoyens se retrouvent non inscrits alors qu’ils étaient seulement mal inscrits ?

M. Lionel Espinasse, responsable des répertoires de personnes, Institut national de la statistique et des études économiques. Jusqu’en 2023, la téléprocédure disponible sur le site service-public.fr pour s’informer sur sa situation électorale était libre accès. Les informations qu’il faut renseigner dans cette téléprocédure sont assez simples, puisqu’ils portent sur un nom, un prénom, une date de naissance et une commune. Ces informations permettaient à des personnes autres que l’électeur lui-même de s’informer sur la situation électorale de ce dernier, ce qui ne constituait pas l’objectif principal de la démarche.

En conséquence, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a officiellement demandé que cette démarche ne puisse plus être aussi accessible. Nous avons observé des comportements de recherche d’individus. À partir d’un petit programme informatique assez simple, il était facile d’interroger systématiquement les 35 000 communes pour trouver une personne identifiée par un nom et un prénom. Un cas avéré a ainsi été décelé grâce à notre système de surveillance, même si la démarche entreprise n’a pas abouti. Désormais, le passage par FranceConnect permet d’offrir un filtre pour limiter l’accès à des informations à caractère personnel par d’autres personnes que l’individu lui-même.

La période de six semaines constitue le délai incompressible pour la bonne organisation des élections. Une commune comme Paris, qui dispose de plus de 900 bureaux de vote, édite ses listes d’émargement près de trois semaines avant la date du scrutin. À ces modalités organisationnelles viennent s’ajouter des questions de procédure du code électoral, dont le non-respect peut déclencher des recours contentieux. Par exemple, arrêter la liste à 20 jours du scrutin permet à un électeur de contester éventuellement devant un juge son absence sur une liste électorale et à ce dernier d’avoir le temps de statuer sur cette demande. 

Vous avez mentionné les radiations. Entre mars 2022 et mai 2024, le premier motif de radiation des listes électorales a concerné l’inscription dans une autre commune, pour un total de plus de 2 millions de radiations sur la période. Dès qu’un électeur s’inscrit dans une nouvelle commune, il est automatiquement radié de l’ancienne commune par le REU, sans aucune action de quiconque. De fait, il s’agit là d’un des avantages du REU, qui permet d’alléger la charge de gestion des communes.

Le deuxième motif de radiation concerne les décès, qui se sont élevés à 1,2 million sur la période mentionnée. Ici, l’Insee radie automatiquement les personnes des listes électorales sur la base des informations que nous récupérons dans le répertoire national d’identification des personnes physiques (RNIPP), qui est également géré par l’Insee. En effet, nous recevons tous les jours les informations concernant les actes de décès et les actes de naissance des communes.

Le troisième motif de radiation est lié à la perte d’attache communale, dont les communes ou les consulats sont responsables. 530 000 radiations de ce type sont intervenues sur la période de deux ans considérée. Les autres situations concernent essentiellement des décisions de justice ou des décisions de la commission de contrôle communale, soit 72 000 cas entre 2022 et 2024.

Vous demandez s’il serait techniquement possible de ne radier les personnes des listes électorales que si l’on a l’assurance qu’elles ont été inscrites ailleurs. Cela n’est pas possible, puisque dès que quelqu’un est inscrit quelque part, il est déjà automatiquement radié de l’autre commune.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je comprends le principe de la perte d’attache communale, mais qui en décide ? Cette opération demeure violente d’un point de vue symbolique et même matériel. Une personne qui n’est plus inscrite sur les listes électorales n’est plus citoyenne de la République. Or la faculté de pouvoir voter fait de nous des citoyens.

M. Lionel Espinasse. En l’état actuel du code électoral, pour être inscrit, il faut être rattaché à une commune et donc remplir un certain nombre de conditions de résidence ou de paiement de contributions fiscales. Lorsque ces conditions ne sont plus remplies, les communes doivent appliquer les dispositions du code électoral et radier la personne en question. Le code prévoit aussi que l’inscription électorale est obligatoire : quelqu’un qui a quitté une commune doit se réinscrire dans sa nouvelle commune, pour respecter la loi.

Mme Christel Colin. Je souhaite apporter quelques compléments sur la participation électorale. Les écarts de participation se sont accrus depuis 2002. Lorsque l’on compare les élections de 2002, 2007, 2012, 2017 et 2022, on ne constate pas une hausse linéaire et continue de l’abstention systématique ; nous observons des phénomènes de plateaux. En revanche, lorsque l’on compare les années 2002 et 2022, on constate que l’abstention systématique est passée de 12 % à 16 %, quand le vote systématique a chuté de 48 % à 37 %. Les écarts de participation selon l’âge, le diplôme et les catégories sociales existaient déjà en 2022, mais ils se sont accrus. Par exemple, l’écart de participation entre les personnes non diplômées et les personnes diplômées de l’enseignement supérieur était de 9 points en 2002, mais il a augmenté pour atteindre 15 points en 2022. De même, les écarts se sont sensiblement accrus entre les plus jeunes et la tranche des 60-80 ans, c’est-à-dire ceux qui votent le plus. Enfin, cette moindre participation est socialement située : l’abstention a progressé chez les non-diplômés et chez les ouvriers.

Par ailleurs, l’Insee réalise des enquêtes en utilisant la méthodologie des sondages et dispose d’une expertise bien établie en la matière. En revanche, à ma connaissance, nous n’avons jamais été sollicités par la Commission des sondages ou pour donner un avis sur les sondages qui sont menés. De fait, il est exact que les méthodes des instituts de sondage et celles de l’Insee sont assez différentes, puisque nous procédons en tirant au sort des échantillons aléatoires, afin d’éviter les biais, et que la taille de nos échantillons est plus élevée. À ce sujet, je vous renvoie vers un billet de blog sur le site de l’Insee, qui s’appelle « Il y a sondage et sondage », rédigé par le département des méthodes statistiques de l’Insee, qui explique la différence entre les méthodes des instituts de sondage et les pratiques de l’Insee et de la statistique publique dans son ensemble.

M. Lionel Espinasse. Comment améliorer l’inscription ? Ce sujet peut être envisagé sous deux angles. Le premier concerne les déménagements des personnes qui changent de commun mais ne se réinscrivent pas dans leur nouvelle commune. La commune de départ constatant que les personnes sont parties, et que l’attache communale est perdue, les radie. Les actions qui ont été mises en œuvre ont plutôt été réalisées par le bureau des élections du ministère de l’intérieur, qui pourra vous fournir davantage d’informations.

Le premier axe de travail consiste à utiliser les téléservices qui permettent de détecter le déménagement d’une personne et à en profiter pour procéder à une inscription électorale. Deux expertises sont intervenues à ce titre : une téléprocédure sur le renouvellement d’un certificat d’immatriculation de véhicule et une téléprocédure de la direction de l’information légale et administrative (Dila) sur service-public.fr. Cette analyse a montré que s’insérer directement dans les procédures serait extrêmement lourd.

Lorsqu’on s’inscrit sur une liste électorale, il faut justifier de sa nationalité. Or dans ces téléprocédures, rien n’est demandé sur la nationalité des personnes. Il aurait donc fallu rajouter dans des téléprocédures existantes des informations supplémentaires, ce qui aurait contribué à alourdir l’ensemble. Il a donc été proposé de profiter de la fin de la procédure de déclaration de changement d’adresse ou de changement de carte grise pour afficher une fenêtre pop-up avec le message « Avez-vous pensé à vous inscrire sur les listes électorales ? » et un lien vers la démarche d’inscription électorale en ligne. La deuxième action, également portée par le ministère de l’intérieur, a porté sur l’envoi en masse de courriels aux personnes qui avaient utilisé la démarche en ligne de changement d’adresse pour leur rappeler de se réinscrire sur les listes électorales.

Le deuxième angle consisterait à inscrire d’office les 5 % de Français qui ne le sont pas. Mais pour pouvoir inscrire quelqu’un d’office, encore faut-il disposer d’une source d’information. Lorsque l’on inscrit les jeunes d’office, les informations disponibles sont celles transmises par le ministère des armées après la Journée Défense et Citoyenneté (JDC). Lorsque l’on inscrit d’office les personnes qui acquièrent la nationalité française, les informations proviennent de la direction des étrangers en France. En revanche, il n’existe pas en France de fichiers qui comprennent toutes les informations concernant une identité fiabilisée, une nationalité et une adresse à jour, en continu.

Pour y parvenir, il faudrait donc interconnecter un certain nombre d’informations provenant de fichiers divers, ce qui impliquerait une acceptation par la Cnil et au-delà, une acceptation sociale. Une sorte de registre de la population, en somme.

M. le président Thomas Cazenave. Le REU est en place depuis 2019. Avez-vous rencontré des difficultés concrètes qui auraient entraîné un impact sur le bon déroulement des opérations de vote entre 2019 et aujourd’hui ? De quelles difficultés s’agirait-il ? Ont-elles été signalées et corrigées ?

Ensuite, ce répertoire atteste du caractère redoutablement important de la sécurité informatique. Des réserves sont parfois avancées sur le vote électronique à distance, mais le fichier que vous tenez est tout aussi décisif concernant la garantie que nous devons pouvoir fournir aux citoyens concernant la bonne tenue des élections. Comment garantissez-vous la parfaite fiabilité de ce fichier et le fait qu’il ne soit pas possible de voter deux fois, dans notre pays ?

Par ailleurs, je souhaite revenir sur la question de l’attache communale, et donc du rôle des élus locaux et des maires. Constatez-vous des pratiques différentes d’une commune à l’autre ? Certaines communes mènent-elles une action extrêmement régulière et active pour aller rechercher l’existence d’une telle attache communale ? Au-delà, cette disposition est-elle toujours bien nécessaire ? N’existe-t-il pas suffisamment d’informations disponibles par ailleurs pour vérifier l’existence de cette attache ? Par exemple, l’attache communale s’établit également par le paiement d’impôts dans sa commune. Le fait d’interroger des fichiers et des données dont les différentes administrations disposent permet notamment d’éviter les risques très souvent soulevés soit par le règlement général sur la protection des données (RGPD), soit par la Cnil.

Enfin, je voudrais m’appuyer sur les données qui émanent de votre production d’analyse pour tenter d’améliorer la participation aux élections. À partir de vos travaux, évaluez-vous la situation de la France en matière de pratique électorale et d’abstention par rapport à d’autres pays ? Quels enseignements en tirez-vous ? Des pratiques électorales existant dans d’autres pays permettraient-elles de mieux lutter contre l’abstention ? Je pense par exemple au scrutin tenu sur plusieurs jours, au vote obligatoire, au vote à distance ou au vote électronique.

M. Lionel Espinasse. S’agissant des difficultés éventuelles que nous aurions rencontrées, aucun recours n’a été formé à ce jour auprès du Conseil constitutionnel pour mettre en cause le REU, alors que sept élections ont été tenues depuis son instauration. Ensuite, lorsqu’un électeur conteste son inscription auprès d’un juge judiciaire, le REU n’est pas toujours invoqué. De nombreux facteurs peuvent entrer en jeu, notamment la contestation de la perte d’attache communale. En 2024, entre les élections européennes du mois de mai et les législatives anticipées du mois de juillet, l’Insee a reçu 1 820 sollicitations de la part des juges pour expertiser des contentieux sur des cas individuels d’électeurs figurant dans le REU, sur un total de 49 millions d’électeurs.

Cependant, même si ces indicateurs tendent à montrer que le REU fonctionne bien, certains risques demeurent. Le risque principal est un risque informatique, car il convient de résister à la charge de sollicitation. À titre d’exemple, le dernier jour de la date limite d’inscription pour l’élection présidentielle, 300 000 demandes en ligne ont été enregistrées sur le site. De la même manière, lors du premier tour des élections législatives de 2024, entre 7 heures 30 et 8 heures du matin, juste avant l’ouverture du bureau de vote, presque toutes les communes ont publié un tableau de procuration. Pour faire face à cette charge informatique que nous connaissons bien, nous agissons par anticipation, en augmentant les capacités informatiques, y compris en moyens humains, sous la forme d’astreintes.

Ensuite, il existe toujours des micro-situations sur des cas très spécifiques qui nécessitent une amélioration du système. Je peux évoquer à ce titre deux exemples en matière de procuration. Le premier concerne le cas particulier d’une personne qui a demandé une procuration pour les deux tours, mais qui a fait valider son identité par un commissariat ou une gendarmerie après le premier tour. Le système n’avait pas prévu le cas de figure, mais nous avons immédiatement procédé à une réparation. Un autre cas porte sur le décalage horaire avec les Antilles qui votent le samedi, quand un mandant est en métropole et son mandataire aux Antilles. Ici aussi, nous avons procédé à une correction.

S’agissant de la sécurité informatique proprement dite, le REU fait l’objet d’une procédure d’homologation de sécurité classique par le service du haut fonctionnaire de défense et de sécurité (SHFDS), généralement avant chaque élection nationale. La dernière a ainsi été effectuée en janvier 2024 et la prochaine aura lieu en septembre 2025, en vue des municipales de mars 2026. Ces procédures d’homologation de sécurité sont réalisées par une commission qui regroupe des acteurs extérieurs spécialisés dans la cybersécurité.

À ce jour, si l’Insee a pu subir des attaques générales, notamment des attaques par déni de service distribué (DDoS), c’est-à-dire les attaques les plus courantes, nous n’avons pas été victimes d’attaques spécifiques sur le REU. Parallèlement, nous disposons d’un système de redondance de base de données et d’un plan de reprise d’activité qui permet à toutes les communes d’éditer les listes d’émargement, en cas d’urgence.

Au-delà de l’homologation de sécurité du REU, il convient également de mentionner une homologation générale de l’ensemble du processus électoral, qui porte sur toutes les applications informatiques liées aux élections, c’est-à-dire à la fois le REU du côté de l’Insee, mais également les applications du ministère de l’intérieur, les téléservices opérés par ce même ministère ou la Dila, les systèmes d’information du ministère des armées ou celui des affaires étrangères. Cette procédure d’homologation est pilotée par le ministère de l’intérieur.

Par ailleurs, vous nous avez interrogés sur les pratiques différentes des communes en matière d’attache communale. Il serait techniquement possible de compter le nombre de radiations pour perte d’attache communale par commune, mais nous ne l’avons jamais fait, car la question ne s’est jamais posée.

Enfin, en guise de complément, le REU fonctionne dans le cadre du code électoral, son rôle consiste à être toujours parfaitement conforme aux dispositions de ce code. En pratique, quand une disposition du code électoral prévoit que des communes ont le droit de radier des personnes pour perte d’attache communale, le REU doit leur permettre de le réaliser.

M. le président Thomas Cazenave. Je comprends bien que vous ne faites qu’appliquer la loi. Simplement, comment cette disposition est-elle activée ? Il s’agit pour moi de comprendre dans quelle mesure il peut exister des pratiques territoriales différentes, qui soient de bonne ou de mauvaise foi. Prenons l’exemple d’un responsable politique qui verrait progressivement partir une partie de sa base électorale. Il n’aurait aucun intérêt à vérifier que l’attache communale subsiste toujours. Je me demande donc si des élus pratiquent de manière différente ce lien d’attache locale.

M. Lionel Espinasse. Comme je l’ai indiqué, ceci est techniquement possible, mais nous ne le faisons pas. Pour le moment, les maires sont outillés avec un système complètement en dehors du REU, fondé sur des envois de courriers et des retours de plis non distribués.

Pourrait-on trouver un outillage pour fournir aux maires des informations autres pour l’aider à prendre sa décision ? Dans ce cas, il s’agit de l’exploitation de fichiers administratifs autres que le REU. Il faudrait mener une instruction pour évaluer si des signaux ou des indices pourraient être captés dans des fichiers administratifs et communiqués aux maires, afin de les aider à prendre une décision. Mais est-ce le rôle de l’Insee ? Je ne sais pas.

M. le président Thomas Cazenave. Pour dire les choses telles qu’elles sont, vous ne qualifiez pas le fichier qui vous est envoyé par les communes concernant la perte d’attache. C’est une donnée que vous ne questionnez pas.

M. Lionel Espinasse. C’est exact.

Mme Christel Colin. Des contrôles sont effectués dans le cadre du REU pour s’assurer de la conformité des opérations au code électoral, mais nous n’apprécions pas les décisions des communes, notamment les décisions de radiation. En outre, nous n’avons jamais analysé de manière statistique les différences de pratique.

Ensuite, nous n’avons pas vraiment investigué la manière dont les autres pays se positionnent par rapport à la France en matière de pratique électorale, et notamment d’abstention. Des chercheurs ont peut-être mené des travaux comparatifs permettant de documenter ces questions, mais l’Insee n’a pas investi ces sujets.

M. le président Thomas Cazenave. Je cède la parole aux membres de la commission.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Vous avez bien évoqué le caractère incompressible du délai de six semaines pour l’impression des documents. À travers les données dont vous disposez sur les inscriptions et les enquêtes que vous réalisez, avez-vous pu repérer des impacts sur des types de population qui voteraient plus facilement, par exemple grâce aux facilités en matière de procuration ? Je pense notamment aux jeunes. On pourrait imaginer que l’inscription systématique et la procuration facilitée sur deux sites de résidence entraîneraient une hausse de leur participation aux scrutins.

Ensuite, je souhaite vous interroger sur l’adressage de la propagande électorale, dans la mesure où des erreurs sont régulièrement constatées. J’ai pu le constater dans ma circonscription, où figurent un certain nombre de communes nouvelles.

Par ailleurs, le pourcentage permanent de non inscrits, qui s’établit à 5 %, reste assez stable dans le temps et il est plutôt lié au non-rattachement. L’inscription systématique sur les listes électorales des nouveaux arrivants dans une commune lors de leurs diverses démarches administratives ne serait-elle pas envisageable ? Par exemple, de nombreuses communes organisent des cérémonies pour la remise des cartes d’électeurs aux jeunes de 18 ans ou l’accueil des nouveaux arrivants. Ces événements ne pourraient-ils pas constituer une occasion d’insister sur la démarche volontaire d’inscription sur les listes électorales ?

M. Lionel Espinasse. Il est exact que les inscriptions sont désormais plus faciles, notamment grâce à la démarche en ligne, qui s’est encore améliorée récemment, par l’introduction d’une démarche 100 % dématérialisée, qui ne nécessite plus de se déplacer au commissariat ou à la gendarmerie pour faire vérifier son identité.

En proportion, les jeunes sont plus nombreux que la moyenne à établir une procuration, sans que l’on puisse uniquement l’expliquer par cette facilitation. Ainsi, lors des élections législatives de 2024, 7 % des inscrits avaient en moyenne déposé une procuration, mais ce taux s’établissait à 10 % chez les 18-24 ans et à 9 % chez les 25-39 ans.

Ensuite, la question de l’adressage revient fréquemment, notamment depuis les élections régionales et départementales de 2021. En effet, davantage d’erreurs de distribution de plis ont été observées à l’occasion de ces élections. Il faut néanmoins observer que la situation s’est fortement améliorée depuis cette époque et ne s’est pas reproduite en 2022 ou en 2024, comme le ministère de l’intérieur pourra vous le confirmer, puisqu’il gère ces marchés avec les prestataires de distribution.

À la suite de ces problèmes d’adressage, nous avons étudié la qualité des adresses dans le REU. La responsabilité en incombe à la commune lorsque l’électeur vient au guichet pour s’inscrire, mais aussi à l’électeur lui-même, lorsqu’il effectue une démarche en ligne, puisqu’il saisit lui-même son adresse.

À la réception du dossier, la commune peut améliorer l’adresse à modifier. Le REU comporte deux adresses : l’adresse de rattachement, qui est forcément une adresse dans la commune, et l’adresse de contact, qui peut être extérieure à la commune. Nous avons regardé les adresses où ne figuraient pas d’indication de numéros ou de noms de voie. Dans les adresses de rattachement, seules 0,01 % des adresses du REU n’ont pas de libellé de voie ou de numéro de voie ; pour les adresses de contact, seules 0,07 % des communes sont dans ce cas. Dès lors, il n’est pas possible de dire que les champs sont vides ; ils sont remplis par les électeurs et les communes.

Lorsqu’il a été créé en 2019, le REU a rapatrié toutes les listes électorales des 35 000 fichiers locaux des communes, avec des adresses qui ont pu être saisies il y a dix, vingt ou trente ans. Nous continuons à travailler sur ce sujet, grâce à l’arrivée de la Base Adresse Nationale (BAN), un référentiel d’adresses qui doit maintenant faire foi et être utilisé au maximum par l’administration. À ce titre, nous avons lancé un chantier pour créer un référentiel d’adresse dans le REU qui serait aligné sur la BAN, afin d’améliorer encore la qualité des adresses dans le REU.

Quelles démarches pourraient être effectuées au sein de la commune pour favoriser l’inscription ? Chez les jeunes, peu reste à faire, puisqu’à l’âge de 18 ans, ils sont automatiquement inscrits. Ensuite, vous évoquez les cérémonies de remise de carte d’électeur ou d’accueil des nouveaux arrivants, mais celles-ci sont à la main des communes, l’Insee n’a pas son mot à dire.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Vous avez mentionné les 1 820 sollicitations reçues par l’Insee de la part des juges pour expertiser des contentieux sur des cas individuels d’électeurs figurant dans le REU. Je souhaite évoquer l’exemple d’une commune où le maire a pris des décisions de radiations massives. Ainsi, plus de 5 800 radiations pour perte d’attache communale sont intervenues dans cette seule commune, soit pratiquement 15 % du corps électoral, alors même qu’un grand nombre de ces personnes avaient voté en 2022. Ces personnes radiées payent leurs impôts. Dans une même famille vivant sous le même toit, la mère et un enfant ont été radiés, ce qui n’a pas été le cas du père et de l’autre enfant. Le jour des élections, plus de 600 personnes ont dû se rendre au tribunal de proximité, où personne n’était informé, puisqu’une seule juge siégeait ce jour-là.

Dans un tel cas, l’Insee n’est-il pas alerté ? Si tel n’est pas le cas, ne vous est-il pas possible de créer une alerte et de travailler avec les collectivités sur ce sujet ? J’essaye de comprendre comment un maire peut procéder seul à autant de radications. Il y a certes une commission de contrôle des listes électorales mais elle intervient après la décision du maire.

M. Lionel Espinasse. Le système d’information ne comporte pas d’alerte et l’Insee n’a aucune légitimité juridique conférée par les textes pour surveiller l’activité des maires en ce qui concerne la perte d’attache communale. Si une telle alerte devait être créée, il faudrait prévoir un dispositif juridique qui n’existe pas actuellement dans le code électoral.

Ensuite, vous vous interrogez sur les moyens d’aider les maires à prendre leur décision. Nous avons déjà évoqué cet aspect. Le recours potentiel à des informations existant dans d’autres fichiers administratifs devrait être instruit techniquement, mais aussi sur le plan juridique, pour donner la légitimité à certains acteurs de transmettre ces informations, de les utiliser, voire de les imposer. Il faudrait donc construire un système de contrôle de l’activité des maires sur le sujet des pertes d’attache communale, qui n’existe pas, à ma connaissance.

Par ailleurs, lors de chaque élection, le ministère de la justice organise des permanences dans les tribunaux et l’Insee met également en place des permanences pour répondre aux juges. À titre illustratif, lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2022, quinze personnes étaient chargées de ces réponses au sein de l’Insee. Dans le cas d’espèce que vous avez cité, le personnel manquait peut-être ce jour précis, mais le ministère de la justice organise bien des permanences électorales les dimanches d’élections et produit à chaque élection des notes et des circulaires à l’attention des juridictions.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je souhaite poursuivre notre discussion concernant les radiations. Vous avez indiqué qu’entre 2022 et 2024, 530 000 radiations pour perte d’attache communale étaient intervenues et 72 000 au titre de décisions de justice. J’imagine que ces dernières concernent des pertes de droits civiques.

M. Lionel Espinasse. Pas uniquement, cela peut également concerner d’autres cas de figure, comme ceux de personnes qui contestent leur perte d’attache communale, mais qui voient leur demande refusée par le juge. L’incapacité électorale doit être distinguée des radiations, elle est mentionnée au casier judiciaire, comporte une date de début et une date de fin. A la fin de l’échéance, la personne retrouve ses droits, elle est toujours inscrite.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Par ailleurs, ces 72 000 cas concernent, outre des décisions de justice, des décisions de la commission de contrôle communale. Pouvez-vous nous fournir plus de détails sur cette dernière ?

M. Lionel Espinasse. Ma réponse ne pourra être qu’approximative. Le ministère de la justice vous renseignera mieux que moi sur cet aspect du droit électoral. Cependant, cette commission est composée d’un représentant du maire, d’un représentant de l’opposition municipale, d’un représentant du tribunal judiciaire et d’un représentant du préfet. Ses décisions doivent donc être distinguées de celles des maires.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Compte tenu de sa composition, cette commission est moins soumise à l’arbitraire.

Par ailleurs, la Cour des comptes s’est penchée sur le sujet et indique dans un rapport de novembre 2024 que « La prérogative de radiation des maires crée cependant une difficulté quand elle s’exerce peu avant une élection nationale et conduit ainsi à priver des électeurs de toute inscription sur une liste électorale, alors même que, par exemple, l’élection présidentielle s’exerce dans le cadre d’une circonscription unique. En effet, le code électoral n’interdit pas les radiations une fois passée la date limite d’inscription sur les listes électorales ». Elle recommande au législateur de modifier le code électoral pour interdire les radiations pour perte d’attache communale au minimum dans la période des six semaines durant laquelle il n’est pas possible de se réinscrire sur les listes électorales.

M. Lionel Espinasse. Ce sujet est en effet bien connu, bien identifié et bien documenté, au-delà de la Cour des comptes. Si le code électoral devait être modifié, nous l’appliquerions, mais l’Insee n’a pas de légitimité pour se prononcer à ce sujet.

M. le président Thomas Cazenave. Si je comprends bien, ce processus de radiation à l’initiative des maires est transmis directement à l’Insee par ces derniers, sans passage par le ministère de l’Intérieur. Cette prérogative doit être encadrée, y compris dans le temps. Envisageons un cas concret. À une semaine d’une élection municipale, un exécutif municipal pourrait prendre l’initiative de radier massivement des électeurs, ce qui jetterait alors un doute sur la légitimité de cette démarche et peut-être également sur le scrutin.

Aujourd’hui, cette décision unilatérale ne fait l’objet d’aucune analyse ex post par ceux qui détiennent cette information, c’est-à-dire l’Insee, sur des points anormaux, aberrants. Pourrions-nous regarder avec vous comment se répartissent territorialement ces radiations, sur une période récente ? Cela serait très utile et permettrait de bien éclairer les travaux de notre commission.

M. Lionel Espinasse. Ceci est techniquement possible.

Mme Christel Colin. Nous pourrions en effet produire des distributions de taux de radiation.

M. le président Thomas Cazenave. Cette donnée serait effectivement intéressante.

M. Stéphane Rambaud (RN). Je vous remercie pour vos réponses éclairantes, qui traduisent bien le sérieux de votre Institut. La loi de 2016 qui instaure le répertoire électoral unique, permet aux gérants de société implantés dans une commune de voter dans cette dernière, y compris lorsqu’il ne s’agit pas de leur commune de résidence. Sommes-nous bien certains qu’ils ne peuvent pas voter deux fois, dans deux communes différentes ? Le système est-il totalement étanche ?

M. Lionel Espinasse. Oui. La recherche des doublons se réalise sur l’identité de la personne, c’est-à-dire le nom, les prénoms, le sexe, la date et le lieu de naissance. Le système repère lorsqu’une personne est inscrite dans deux endroits et ne conserve que la commune la plus récente.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Si l’on bloque la radiation pendant six semaines, durant ce laps de temps, les personnes qui sont parties s’installer ailleurs ne pourront pas voter dans leur nouvelle commune, qui peut être éloignée de leur précédent lieu d’habitation.

M. Lionel Espinasse. Vous pointez le lien entre la période de radiation et la date limite d’inscription. Imaginons le cas d’une personne qui a quitté une commune pour s’installer dans une autre commune. Si elle s’est inscrite dans les délais dans sa nouvelle commune, elle a été automatiquement radiée de sa commune de départ. Si en revanche elle ne s’est pas inscrite dans les délais dans sa nouvelle commune, le maire de la commune de départ ne peut pas la radier. Le système a plutôt été amélioré puisque l’inscription dans sa commune de départ demeure maintenue.

M. le président Thomas Cazenave. Lorsqu’il n’existe pas d’attache, la personne est-elle systématiquement informée ou peut-elle ne le découvrir que le jour de l’élection, quand elle rentre dans le bureau de vote ? Le contradictoire existe-t-il ? Or pour que celui-ci existe, encore faut-il être informé. Peut-on contester cette décision ? Être radié d’une liste électorale n’est pas un événement anodin.

M. Lionel Espinasse. Dans le code électoral, il est indiqué que la personne doit être expressément informée. Ensuite, il faut malgré tout prendre en compte les effets matériels. Lorsqu’une personne a été radiée par un maire, la propagande électorale est retournée avec la mention « pli non distribué » par La Poste, ce dont la commune doit informer la personne en question. Dans cette situation, la mairie a déjà tenté de joindre la personne, mais n’y est pas parvenue. Il existe donc une vraie difficulté matérielle à informer quelqu’un dont la commune a déjà reçu par deux fois un retour de La Poste indiquant que le pli n’a pas été distribué.

M. le président Thomas Cazenave. Le fait d’avoir reçu par deux fois un pli non distribué constitue-t-il une condition préalable pour pouvoir procéder à une radiation ?

M. Lionel Espinasse. Cet aspect ne figure pas dans le code électoral, mais je préférerais que vous posiez directement la question au ministre de l’intérieur. Cependant, le retour de plis non distribués fait partie des signaux qui peuvent déclencher une procédure de radiation pour perte d’attache communale.

Une des voies de progrès concerne l’adresse mail. Dans le REU, nous ne disposons d’une adresse mail que pour 24 % des électeurs. La raison est assez simple : en 2018, nous avons récupéré les listes électorales historiques des communes. Toutes les personnes qui n’ont jamais déménagé ou effectué une inscription en ligne n’ont donc pas été obligées de fournir leur adresse mail. En revanche, pour les personnes qui se sont inscrites depuis l’instauration du REU, la proportion d’adresses mail est de 86 %. Par conséquent, la voie de progrès consiste à augmenter la proportion d’adresses mail dans le REU, ce qui offrirait à la commune un outil supplémentaire pour pouvoir effectuer son instruction d’une éventuelle perte d’attache communale.

Nous réfléchissons à ce sujet avec le ministère de l’intérieur. Une première possibilité consisterait à mettre en place un téléservice permettant aux électeurs d’actualiser leurs coordonnées. Une autre possibilité viserait à récupérer l’adresse mail, qui pourrait figurer par ailleurs dans d’autres fichiers administratifs. Il conviendrait donc de veiller aux garanties juridiques associées, dans la mesure où il s’agit de données à caractère personnel, collectées pour certaines finalités spécifiques par des administrations.

En résumé, les modalités sont à la fois techniques et juridiques. Cependant, de notre point de vue, disposer d’un plus grand nombre d’adresses mail dans le REU permettrait de résoudre de nombreux problèmes et de conduire une communication à moindre coût auprès des électeurs. Enfin, le contradictoire relève de l’autorité judiciaire.

M. le président Thomas Cazenave. Vous réfléchissez à la manière d’aider la commune à bien à bien identifier cette mal inscription, mais il faut également garantir au citoyen de bonne foi sa protection dans l’exercice de son droit. En effet, il peut toujours exister, à la marge, des maires mal intentionnés, qui pourraient s’adonner à ce type de pratique à l’approche des échéances électorales. C’est la raison pour laquelle l’information est fondamentale, de même que le droit de recours et le délai.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Existe-t-il un lien entre la commune et le service des impôts, puisque la plupart des habitants d’une commune payent des impôts fonciers ? De même, le paiement de la cantine scolaire s’effectue via la trésorerie. Comment peut-on considérer que des personnes n’ont plus d’attache communale alors qu’ils continuent de payer des impôts fonciers et la cantine de leurs enfants scolarisés dans cette même commune ?

M. Lionel Espinasse. J’ignore les informations fiscales dont dispose la commune, ainsi que les échanges qui peuvent exister entre l’administration fiscale et les communes. Je rappelle que la commune mène ses investigations pour confirmer ou infirmer l’existence d’une d’attache communale, l’Insee n’intervient pas dans ce processus.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). La trésorerie collecte la somme relative à la cantine scolaire ; la mairie dispose donc de ces données. Est-ce légal ? J’y vois là une contradiction.

M. Lionel Espinasse. Il faudra confirmer cet aspect avec les juristes du ministère de l’intérieur, mais à ma connaissance, le code électoral n’entre pas dans des détails techniques très importants. Il se contente d’indiquer que le maire est responsable de vérifier l’attache communale, mais il ne précise pas les fichiers que ce dernier peut utiliser. Ces modalités techniques ne sont pas abordées dans le code.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous vous adresserons des demandes écrites complémentaires. Idéalement, nous souhaiterions disposer de la ventilation des radiations par commune, voire par bureau de vote, mais également connaître le taux de radiation rapporté au nombre d’électeurs inscrits précédemment. En effet, l’exemple mentionné par Mme Amrani concernant 15 % d’électeurs radiés est vraiment saisissant.

Ensuite, vous avez évoqué les mails, mais cet aspect suscite des interrogations. Je pense d’abord au risque que ces mails soient dirigés vers la rubrique des courriers indésirables. Cela m’est arrivé avec un courrier de la Commission nationale de campagne et des financements politiques ! Par ailleurs, nous recevons tellement de mails que nous ne parvenons jamais à les ouvrir tous, sans parler des craintes d’hameçonnage. En revanche, il pourrait en être autrement si les messages étaient envoyés par SMS, dont le taux d’ouverture est quasiment de 100 %. Pourquoi ne pas rajouter les numéros de téléphone, notamment les numéros de téléphone portable dans ce REU ?

M. Lionel Espinasse. Le numéro de téléphone fait partie des variables du REU, mais je n’ai pas en tête le pourcentage de remplissage des numéros de téléphone. Cependant, j’ignore si l’envoi par SMS serait plus efficace que l’envoi par mail. De toute manière, il reviendra toujours à la commune de choisir son mode de communication avec les électeurs.

Mme Christel Colin. Les calculs des taux de radiation peuvent effectivement se réaliser par commune. Il est techniquement possible de réaliser ce calcul par bureau de vote.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je me permets de préciser mon raisonnement. Dans le cas où l’on constaterait des taux de radiation très élevés dans une commune, il pourrait être intéressant dans un second temps de s’intéresser aux détails, par bureau de vote. En effet, le risque d’arbitraire, s’il existe, peut être ciblé électoralement : nous savons tous qu’il existe des « bons » et des « mauvais » bureaux.

M. le président Thomas Cazenave. Je me permets à mon tour de le formuler un peu différemment. Ce travail permettrait au moins d’écarter tout soupçon. Je crois quand même à la vitalité démocratique, au fait que l’immense majorité des élus sont honnêtes. Mais sur un droit aussi fondamental, il n’est pas possible de laisser une marge d’appréciation qui nous paraîtrait trop lâche.

Je vous remercie pour cette audition très riche, qui nous a permis d’approfondir un des sujets clefs de la commission d’enquête.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Guy Geoffroy, vice-président de l’Association des Maires de France (AMF) (jeudi 30 janvier 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en accueillant M. Guy Geoffroy, ancien député, maire de Combs-la-Ville, président de l’Association des maires de Seine-et-Marne et vice-président de l’Association des maires de France (AMF).

C’est d’ailleurs au titre de ses responsabilités au sein de l’AMF que nous l’auditionnons aujourd’hui. Les communes jouent un rôle absolument fondamental dans l’organisation des élections. Nous pourrons aborder ensemble un grand nombre de sujets, de l’inscription sur les listes électorales aux modalités pratiques de vote, sans oublier la question du recrutement des assesseurs ou les charges que cette organisation implique pour le personnel communal. Monsieur Geoffroy, nous serons curieux de recueillir également vos réactions aux propositions faites récemment par la Cour des comptes sur l’organisation des élections

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Geoffroy prête serment.)

M. Guy Geoffroy, vice-président de l’Association des Maires de France. Je vous remercie de cette invitation, pour laquelle le président David Lisnard m’a demandé de représenter notre association.

Bien évidemment, la question de l’organisation des élections n’est pas indifférente aux maires, dans la mesure où pour y contribuer, ils agissent non pas dans le cadre de leurs attributions en tant que premier magistrat de la commune en charge de mettre en œuvre le projet communal, mais en tant que représentants de l’État. Sur ces questions que nous traitons au long cours et depuis toujours, nous sommes, au niveau local et au niveau national, en relation permanente, et globalement de très grande qualité, avec l’État.

Je pense par exemple à une demande de notre part, qui a d’ailleurs abouti, concernant l’exigence antérieure de présentation d’une pièce d’identité dans toutes les communes. Nous avions ainsi fait valoir que pour les communes de 1 000 habitants, cette exigence pourrait être plus péjorative que positive à l’égard de certains habitants. De fait, l’AMF est écoutée et souvent entendue, et ses propositions sont régulièrement bien analysées et reçues. Sur le plan local, les difficultés ou organisations un peu spécifiques donnent lieu à des rencontres et font l’objet de contacts permanents avec les représentants de l’État.

Le bureau national de l’AMF mène un travail quotidien et au long cours sur des sujets de fond ou sur des questions purement organisationnelles. Ce travail se poursuit de telle manière que nous n’avons pas de banques structurées de données problématiques qui nous soient remontées. Je préside l’Association des maires de mon département et à chaque fois que des questions reviennent jusqu’à moi parce qu’elles n’auraient pas trouvé de réponse dans la relation entre un collègue maire et les services préfectoraux, ce qui est rare, j’agis de telle manière qu’elles soient traitées sans devoir remonter au niveau national, ni du côté des services de l’État, ni du côté de l’AMF.

En conséquence, l’AMF ne dispose pas d’une doctrine sur ces questions d’organisation des élections, ce qui ne m’empêchera pas d’apporter des réponses à vos questions, autant qu’il me sera possible de le faire, fort par ailleurs de mon humble expérience de maire depuis près d’une trentaine d’années.

Globalement, les dispositifs tiennent et je dois souligner que le répertoire électoral unique (REU) y a contribué. La loi du 1er août 2016 a ainsi permis d’améliorer les éventuelles défectuosités d’inscription sur les listes électorales et de mise à jour des listes électorales. Aujourd’hui, le dispositif fonctionne d’une manière qui donne satisfaction à nos services, qu’il s’agisse des communes qui disposent d’un personnel et de compétences avérées ou des communes moins nombreuses en population et donc en en effectifs d’agents. Maire d’une commune d’un département rural bien que situé en Île-de-France, je peux affirmer que mes collègues maires et leurs secrétaires de mairie sont experts sur tous ces sujets. Ils réussissent à exercer leurs responsabilités en matière électorale, y compris en période un peu complexe.

À ce titre, la période que nous venons de traverser a été particulièrement riche. Apprendre, au soir du scrutin toujours sensible des élections européennes, marqué par un très grand nombre de listes et des difficultés parfois matérielles pour pouvoir assurer sa bonne organisation, qu’il faudrait organiser à nouveau des scrutins dans un délai très court n’a pas manqué de créer une fébrilité chez les élus locaux. Certains craignaient à juste titre de ne pas pouvoir disposer du temps ni des moyens financiers, humains et matériels pour pouvoir organiser ces élections.

Cependant, je crois pouvoir dire, avec prudence que, même dans ce contexte qui était très périlleux, les communes de France, leurs services et leurs maires ont réussi ce pari, au contact de l’État déconcentré dans chaque préfecture et sous-préfecture. Ce pari réussi a permis une sincérité réelle des scrutins des premier et second tours des élections législatives, assurant ainsi une totale légitimité des élus de la Nation qui en sont issus.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez évoqué le répertoire électoral unique, sur lequel je souhaite vous interroger, concernant notamment la place des communes dans la tenue de ce REU. Ce matin, nous avons reçu des représentants de l’Insee, avec lesquels nous avons évoqué la question des radiations pour perte d’attache communale. L’AMF a-t-elle adopté une position ou des recommandations à ce sujet ? En effet, nous avons l’impression que cette notion demeure assez floue. De plus, nous ont été remontés des cas de radiations massives dans un certain nombre de communes.

Les communes gèrent à la fois ce qui relève directement de leur ressort, c’est-à-dire les élections municipales, mais aussi toutes les autres élections : départementales, régionales et nationales. Ces radiations posent question. En effet, les électeurs peuvent s’inscrire jusqu’à six semaines avant la date d’un scrutin. Cependant, des radiations pour perte d’attache communale semblent pouvoir intervenir dans cette période de six semaines. Par conséquent, des citoyens peuvent potentiellement se retrouver non inscrits sur les listes électorales. Seriez-vous favorables à l’interdiction de radiation pour perte d’attache communale dans cette période de six semaines qui sépare la date limite d’inscription de la date du scrutin ? La Cour des comptes a effectué des propositions en ce sens.

Je souhaite également vous interroger sur la tenue des bureaux de vote. Nous savons tous qu’il est de plus en plus difficile de trouver des assesseurs et des présidents de bureaux de vote, c’est-à-dire des personnes prêtes à sacrifier leur dimanche pour tenir un bureau de vote et s’assurer de la sincérité du scrutin. Votre association formule-t-elle des recommandations sur le sujet pour aider à la tenue des bureaux de vote ? Certains suggèrent de rémunérer les assesseurs. Cela vous semble-t-il une bonne idée ?

Menez-vous par ailleurs des réflexions sur l’accessibilité des bureaux de vote, pour les personnes âgées et plus généralement les personnes à mobilité réduite ? Je pense notamment à celles qui ne peuvent pas conduire ni se déplacer jusqu’au bureau de vote.

Enfin, lors des élections européennes, trente-huit listes étaient en lice. Nous avons tous constaté des difficultés pour faire figurer l’ensemble de ces listes sur les panneaux d’affichage, mais aussi pour trouver des endroits pour installer ces derniers devant les bureaux de vote. Considérez-vous être dotés de suffisamment de moyens par l’État pour faire face à l’organisation de ces élections, ne serait-ce que pour les aspects purement matériels comme l’installation des panneaux d’affichage ?

M. Guy Geoffroy. La perte d’attache communale relève de l’initiative de la commune d’origine. Vous évoquez le risque qu’un électeur puisse éventuellement se retrouver inscrit sur aucune liste électorale alors qu’il s’agirait d’une élection nationale où l’on imagine que tout citoyen français, présent sur le territoire ou à l’étranger, peut tout à fait valablement participer au scrutin.

En 2024, ces radiations n’ont pas été anodines, puisque leur nombre représentait 8 % de l’ensemble du corps électoral. Cependant, seulement 13 % de ces radiations ont été opérées dans le cadre de la perte d’attache communale. La plus grande partie de ces radiations est constituée par les personnes décédées, soit environ 30 %. Ensuite, 55 % de ces radiations interviennent du fait d’une inscription sur une autre commune, ce qui signifie que les personnes radiées ont la possibilité de voter dans leur nouvelle commune.

Il est évident que lorsque ces radiations sont prononcées à l’initiative de la commune, elles le sont la plupart du temps dans la meilleure connaissance de cause. Il m’est arrivé d’évoquer cette question avec mon service des formalités administratives chargé de l’organisation des élections, qui me fait part des données sur lesquelles il va devoir transmettre d’éventuelles demandes de radiation. Nous nous efforçons alors de nous entourer d’un ensemble d’éléments suffisamment pertinents et convergents pour que cette radiation puisse être opérée.

Cela étant, il ne serait pas scandaleux d’en rester à un délai raisonnable de six semaines. Cette mesure ne me choquerait pas et en tant que maire expérimenté, je pense qu’elle peut être comprise de tous. Je précise qu’un électeur conserve malgré tout la possibilité d’obtenir le jour du scrutin sa réinscription sur les listes électorales. La plupart du temps, les électeurs qui formulent cette demande obtiennent satisfaction. Cependant, certains électeurs ont été radiés, mais ne le savent pas, alors même qu’ils n’avaient par ailleurs probablement pas l’intention de participer au vote.

Cet élément me permet d’aborder votre deuxième question concernant la tenue des bureaux de vote, sur fond d’une baisse réelle de la participation, qui a tendance à s’aggraver quel que soit le type de scrutin. Il y a cinquante ans, un taux de participation de 70 % était considéré comme médiocre, mais il est aujourd’hui salué. Il a toujours existé un vivier de personnes, la plupart du temps connues sur la commune, prêtes à participer à la tenue des bureaux de vote. Malheureusement, l’assouplissement de la mobilisation conduit également à la réduction de ce vivier, même si cette réduction n’est pas proportionnelle à la baisse de participation de nos concitoyens aux élections.

Je me souviens que la première question posée par la responsable de ces questions dans ma commune, au lendemain du scrutin européen, concernait le risque de ne pas disposer de suffisamment d’assesseurs lors des élections législatives anticipées. Immédiatement, nous avons pris la décision, certainement partagée par d’autres, de ne pas attendre la semaine ou les dix jours précédant le premier tour pour prendre contact avec ceux qui venaient de tenir les bureaux de vote des élections européennes ou qui avaient l’habitude de le faire. Nous leur avons exprimé l’importance de s’assurer au plus vite de notre capacité, compte tenu de la réglementation, à organiser le bureau de vote.

Dans ma commune et dans mon département, nous avons été inquiets, mais également assez rapidement rassurés, par le maintien de l’engagement citoyen en dépit des difficultés de date. En effet, organiser un nouveau scrutin imprévu un mois après une élection est probablement moins périlleux en avril ou en mai que fin juin et début juillet. Malgré tout, nous y sommes parvenus. Cependant, nous sentons que la situation s’est fragilisée. À une certaine époque, la mobilisation était spontanée et nos concitoyens nous relançaient avant qu’on ne les relance. Désormais, nous devons nous assurer bien en amont que nous ne souffrirons pas de difficultés.

Faut-il rémunérer les assesseurs ? L’AMF n’a pas formulé de doctrine sur le sujet, dans la mesure où celui-ci n’a jamais fait l’objet d’une réflexion et d’une décision de notre bureau national. Cependant, je pense que la plupart des maires estiment aujourd’hui qu’être assesseur ou délégué relève du volontariat citoyen et qu’à ce titre, la question du bénévolat est finalement extrêmement importante. Ceux qui s’expriment dans un sens contraire sont certainement ceux qui ont été confrontés à des difficultés.

Encore une fois, nous constatons que ceux qui ont l’habitude de nous accompagner dans la tenue des bureaux de vote manifestent un véritable engagement citoyen. De ce point de vue, envisager une rémunération sous quelque forme que ce soit me ferait craindre d’introduire le ver dans le fruit, c’est-à-dire une perte ou une aggravation du risque de perte du sentiment citoyen. D’un point de vue strictement personnel, je ne pense pas que cette rémunération soit ni souhaitée, ni souhaitable.

Il existe des assesseurs titulaires, mais également des assesseurs suppléants. La mission d’un assesseur titulaire concerne la signature de tous les bulletins et les enveloppes contenant des bulletins nuls, des procès-verbaux. Si nous nous orientions vers un dispositif qui aboutit à ce que l’assesseur suppléant doit être indemnisé alors que l’assesseur titulaire est bénévole, et alors même qu’ils n’auront peut-être pas passé le même temps au bureau de vote, cela serait assez triste et préoccupant. Cela n’apporterait pas grand-chose et contribuerait certainement à une banalisation du fait électoral, que je ne souhaite pas et que je ne recommanderai pas.

Ensuite, au moins depuis la grande loi de 2005, les maires de France sont très attentifs aux sujets d’accessibilité de l’espace public et sont de plus en plus sensibilisés à ces questions, qui n’apparaissaient jamais auparavant. En conséquence, les bureaux de vote sont organisés en ce sens, jusqu’à l’emplacement de l’isoloir réservé en priorité aux personnes à mobilité réduite. Ainsi, je n’ai jamais reçu de la part du préfet ou de ses services de récriminations à ce sujet ou de demandes concernant une commune qui ferait obstacle à une meilleure accessibilité. Je pense que tous les députés qui font la tournée des bureaux de vote ne me contrediront pas, y compris dans les bâtiments des petites mairies des communes rurales.

Je prends note de votre observation selon laquelle nos concitoyens les plus âgés sembleraient ne plus se présenter aussi nombreux dans les bureaux de vote. Elle me semble importante, d’autant plus que le vieillissement de la population est une réalité, alors même que l’on a toujours entendu dire que le pourcentage de participation aux élections était le plus élevé chez nos concitoyens les plus âgés.

S’agissant de l’organisation de la propagande et des moyens correspondants, je ne dispose pas de solutions définitives. À chaque fois que des scrutins de liste sont organisés et que de nombreuses listes se présentent, les formats changent, y compris dans la dimension des bulletins de vote. Au-delà, il est vrai que le nombre de listes a tendance à augmenter, y compris aux élections municipales. Dans les petites communes, il est de bon ton de ne pas tenir rigueur aux maires de ne pas avoir réussi à disposer trente-huit panneaux réglementaires à un endroit de leur commune. Ce casse-tête se pose aussi pour les communes plus importantes, à l’image de celle dont je suis le maire, qui compte 22 800 habitants. Il est très difficile de disposer ces panneaux sur l’espace public, en veillant à ne pas courir le risque d’être suspecté de rendre certains panneaux plus visibles que d’autres.

J’avoue que je n’ai aucune idée de la manière dont ce casse-tête pourrait être résolu. En revanche, d’une manière plus générale, je sais que nos concitoyens qui s’intéressent à ces sujets sont également attachés au bon usage de l’argent public. Ils sont ainsi de plus en plus nombreux à nous faire remarquer que sur les trente-huit panneaux installés, à peine la moitié d’entre eux sont couverts d’affiches. En tant que praticiens de la politique, nous connaissons le dessous des cartes, mais nos concitoyens pratiquent généralement une analyse plus sommaire, parce qu’ils n’ont pas à rentrer dans le détail des éléments qui pourraient leur permettre, comme nous le faisons, d’analyser le sujet.

À ce titre, il serait peut-être pertinent que la réglementation évolue, notamment concernant le nombre de panneaux. Dans une commune de taille assez importante, il pourrait être envisageable de diminuer le nombre d’emplacements, et par la même occasion de réduire le nombre de panneaux. Je ne pense pas que cette décision altérerait à l’échelle nationale la sincérité du scrutin européen par exemple.

Il en va sans doute différemment pour les élections municipales, où ces panneaux sont traditionnellement disposés à tous les endroits disponibles, notamment devant chaque bureau de vote. Nous savons bien qu’un certain nombre de nos concitoyens ne savent toujours pas pour qui ils voteront lorsqu’ils se rendent dans l’isoloir. Nous constatons fréquemment que ces derniers consultent encore les panneaux et lisent les affiches avant d’entrer dans le bureau de vote.

En résumé, pour les élections locales et nationales, il ne me semble pas pertinent de diminuer le nombre de panneaux ou du moins le nombre d’emplacements, mais la question peut se poser pour les élections européennes. Dans les intercommunalités très rurales, des dispositions pourraient aussi être prises afin que cette obligation subsiste pour le « chef-lieu » de l’intercommunalité, mais pour qu’elle soit allégée ailleurs. Ces sujets méritent de faire l’objet de réflexions et nos collaboratrices de l’AMF présentes aujourd’hui à mes côtés relaieront probablement cette question, qui n’est pas mineure.

Vous m’avez également interrogé sur les moyens. Nous disposons de dotations de la part de l’État pour les élections, mais celles-ci n’ont pas varié depuis vingt ans, si ma mémoire est bonne. Cependant, il n’aura échappé à personne que l’inflation a fait son œuvre depuis vingt ans et que le « panier du maire » – comme on parle de « panier de la ménagère » – a augmenté, particulièrement ces dernières années.

Il est clair que pour une mission correspondant à la fonction du maire représentant de l’État, une partie de plus en plus importante du coût de ces opérations électorales relève du budget communal, c’est-à-dire de ressources qui ne sont pas des ressources affectées. Nous constatons donc bien l’existence d’un risque de décrochage entre le coût réel de ces prestations et les moyens que l’État met à notre disposition. Je relève cependant que l’État a consenti un important effort pour nous accompagner et nous soutenir dans la délivrance de titres numérisés lors des difficultés rencontrées après la crise sanitaire.

En conséquence, il est clair que ces dépenses nouvelles issues du budget communal mériteraient d’être mieux compensées, surtout en cas d’accélération de certains calendriers électoraux, comme cela fut le cas pour les législatives anticipées de juin et juillet dernier. En vingt ans, des tâches nouvelles ont vu le jour et les tâches plus anciennes ont vu leur coût augmenter.

M. le président Thomas Cazenave. Vous avez indiqué que l’AMF ne tenait pas un registre qui remonterait les difficultés rencontrées par les maires sur le terrain. Cependant, avez-vous été saisi de quelques difficultés rencontrées lors des dernières élections ? Si tel est le cas, de quelle nature étaient ces difficultés ? Comment ont-elles été repérées, signalées et remontées à l’AMF ?

Par ailleurs, l’inquiétante chute de la participation a déjà été évoquée, y compris par vos soins, entraînant des conséquences sur la bonne tenue des bureaux de vote. Je souhaiterais connaître la position de l’AMF ou votre avis personnel au regard de votre expérience sur les initiatives ou les solutions qui ont pu être testées ailleurs, à l’instar du vote à distance. Ce vote à distance constitue-t-il selon vous une solution d’avenir pour essayer de mieux répondre à l’exigence de meilleure participation à nos différentes élections ?

De même, est-il possible d’envisager, comme cela se passe dans d’autres pays, que le vote ne se déroule pas nécessairement un dimanche, mais sur plusieurs jours ? Cet aspect n’est pas sans lien avec votre dernière intervention sur les coûts en termes d’organisation et de mobilisation. Au fond, les modes de vie ont changé, certaines personnes travaillent le dimanche et nous observons bien que d’autres pays ont opéré d’autres choix.

M. Guy Geoffroy. Le phénomène de chute de la participation est complexe et le temps qui nous est imparti lors de cette audition ne permet pas de répondre à tous les aspects de ce phénomène.

Les initiatives prises en la matière par les communes sont extrêmement nombreuses et obtiennent des résultats que je juge assez intéressants. Ainsi, un grand nombre de communes développent une stratégie de conseil municipal de jeunes. Dans ma commune, j’ai fait en sorte que ce conseil s’appelle « le Conseil des jeunes citoyens ». Nous offrons au long cours une véritable formation et sensibilisons des jeunes sur ces sujets, pour les préparer à une mobilisation naturelle quand ils seront devenus citoyens à part entière. Je suis toujours agréablement surpris du résultat.

Par ailleurs, j’organise tous les ans une cérémonie de remise des cartes d’électeurs aux jeunes électeurs. Je suis d’ailleurs frappé par deux éléments à ce sujet : d’une part, ils sont relativement nombreux à répondre à notre invitation et d’autre part, 80 % à 90 % viennent accompagnés de leurs parents, alors qu’ils sont majeurs. Ces actions nous permettent de faire coup double : les parents sont fiers que leurs enfants se voient remettre leur carte d’électeur et cette opération contribue à développer l’esprit citoyen, et donc la mobilisation. Même si cela ne suffira probablement pas en soi, les résultats me semblent assez encourageants. En parallèle, je note qu’à la suite du travail incessant que nous effectuons dans cette direction, les enfants des écoles, les enseignants, les parents sont plus nombreux qu’à une certaine époque à se rendre à nos manifestations patriotiques, à s’impliquer et même à prendre des initiatives. Je pense que de manière coordonnée, l’État et les collectivités locales pourraient probablement encourager le développement de ce type d’initiatives, en les faisant mieux connaître.

Ensuite, vous avez évoqué les modalités permettant de contribuer à une meilleure participation. Vous avez mentionné le vote à distance, mais vous auriez également pu citer le vote par correspondance. Si l’AMF n’a pas de doctrine en la matière, elle demeure cependant assez réservée sur ces sujets. Le vote à distance éloigne les électeurs. En établir le principe pour certains mais pas pour d’autres se heurterait peut-être à des difficultés législatives, voire de rang supérieur. À l’AMF, nous ne sommes pas persuadés que cet élément libérerait nécessairement la capacité de nos concitoyens à se sentir plus concernés par les élections.

Votre question me conduit par ailleurs à évoquer celle des procurations. Le contexte très particulier de 2020 avait permis de multiplier les procurations, permettant à une même personne de recevoir deux procurations au lieu d’une. Cette action était bienvenue et a donné des résultats intéressants. En conséquence, nous regrettons que cette possibilité ne soit pas réouverte.

En effet, vous avez souligné le changement des modes de vie de nos concitoyens. Certains habitants sont des électeurs permanents et déterminés, mais se retrouvent plus que par le passé en difficulté, surtout quand le calendrier des élections intervient de manière non prévue. Je fais ici à nouveau référence aux dernières élections législatives. Il peut également être envisagé de modifier la date des élections. Si l’on disait aux Américains qu’ils ne voteront plus le deuxième mardi de novembre pour élire leur président mais qu’ils voteront un dimanche, personne ne comprendrait. Changer la date des jours de scrutin en France permettrait-il d’obtenir un meilleur résultat ? Je n’en suis pas persuadé.

Permettez-moi à ce titre de mentionner mon expérience. Je tiens le bureau de vote centralisateur de ma commune. Lorsque nous interrogeons dès l’ouverture du bureau les électeurs pour leur demander s’ils sont disponibles le soir à partir de dix-sept heures quarante-cinq pour nous aider à dépouiller, je suis frappé par le nombre considérable de personnes qui nous indiquent qu’ils ne peuvent pas, non pas parce qu’ils ne le souhaitent pas, mais parce qu’ils travaillent. En conséquence, je crois que pour ceux qui veulent véritablement accomplir leur devoir de citoyen, le fait de travailler le dimanche n’apparaît pas aujourd’hui être un motif les empêchant de se rendre aux urnes alors qu’ils en auraient envie.

En résumé, la question du changement de jour de vote n’est peut-être pas une solution. Dans un premier temps, cela déstabiliserait le système. Je suis incapable de dire si dans un deuxième temps, cela contribuerait à un sursaut de la participation. Je pense que la diminution de la participation est liée à une conjonction de facteurs. En outre, il s’agit d’un fait politique global, qui frappe un grand nombre de démocraties établies dans le monde.

M. le président Thomas Cazenave. Je partage avec vous l’idée que derrière la participation ne se joue pas uniquement la question de son caractère pratique pour celles et ceux qui doivent se rendre aux urnes. Cependant, je tiens à apporter quelques précisions. Lorsque j’évoquais la question de la date, je ne pensais pas au changement de jour, mais plutôt à un scrutin étalé sur plusieurs jours, y compris parfois sur du temps de travail. Je constate empiriquement que dans certaines régions proches d’un littoral et donc de plages, le taux de participation tend à s’effondrer les dimanches de beau temps.

Par ailleurs, je trouve étonnant de promouvoir l’ouverture d’un plus grand nombre de procurations, tout en étant très réservé sur le vote à distance. Dans le fond, le vote à distance s’apparente un peu à un vote par procuration dans la mesure où il déroge au rituel républicain du passage par le bureau de vote.

M. Guy Geoffroy. La proposition d’étendre le vote sur plusieurs jours mérite sans doute que l’on y réfléchisse. J’y vois cependant une limite immédiate, qui est celle de la sécurisation des urnes. Lors de mes premières années de militantisme, j’ai connu l’époque où les urnes n’étaient pas fermées comme elles le sont aujourd’hui, la fente était simplement recouverte d’une feuille de papier. J’ai également connu des affaires de bourrages d’urnes, qui ont entraîné des poursuites pénales, ou le cas d’un département français proche de la métropole où des urnes pouvaient être jetées à la mer. Ces phénomènes n’existent plus ou alors dans des proportions infinitésimales.

Aujourd’hui, la procédure est bien sécurisée, l’urne fait l’objet d’une surveillance permanente, d’une manière ou d’une autre, de facto. Mais si l’on devait ouvrir le scrutin du samedi matin jusqu’au dimanche soir, la question de la surveillance permanente de l’urne dans chaque bureau de vote se posera, sans parler du transfert des urnes de chaque bureau de vote vers le bureau centralisateur. Ces questions, qui peuvent paraître primaires, ne le sont pas en réalité et me laissent penser à ce stade que l’idée est bonne dans son principe, mais dangereuse dans sa mise en œuvre.

Dans les communes comme la mienne, nous avons les moyens de nous organiser, la police municipale peut prendre en charge les urnes les unes après les autres et les placer dans un endroit protégé. En revanche, cela n’est pas possible dans de plus petites communes. Il serait donc très dangereux de prétendre s’y livrer.

J’entends votre remarque sur une forme de dissonance entre la promotion de procurations multiples par personne et l’hésitation quant au vote à distance. Je tiens à rappeler que ce sentiment m’est personnel et ne représente pas une position officielle de l’AMF. Je suis personnellement très attaché au vote par une personne physique, que ce soit l’électeur lui-même ou la personne à qui l’électeur a confié le soin de voter.

Dans le même ordre d’idée, je fais partie de ces maires, assez nombreux, qui ont éprouvé des difficultés à adhérer au vote à l’aide d’une machine électronique. Nous sommes ainsi attachés au cérémonial du dépouillement et à l’alignement des résultats bureau par bureau. À ce sujet, on aurait pu penser que la mise en œuvre en fanfare du vote électronique il y a un certain nombre d’années aurait créé un réel engouement, que beaucoup de communes s’y seraient prêtées. Mais en réalité, cela n’a pas été le cas.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Vous avez indiqué que l’époque des bourrages d’urnes est révolue, mais de tels cas subsistent malheureusement. Le Conseil constitutionnel a ainsi rendu un avis en 2017 à propos d’une élection où j’étais candidate face à un certain Manuel Valls. En l’occurrence, une clef supposée n’ouvrir qu’un seul cadenas permettait d’en ouvrir deux. Des questions demeurent encore sur certaines pratiques, malheureusement.

Je souhaite savoir si l’AMF a réalisé un bilan de la nouvelle procédure concernant la radiation pour perte d’attache communale. Au préalable, les dossiers étaient examinés de manière individuelle par une commission. Depuis la loi de 2016, cette décision s’effectue à la discrétion du maire, la commission électorale n’intervenant que dans un second temps pour donner son avis. À titre personnel, comment pratiquez-vous cette procédure de radiation ? Pour éviter d’enlever aux habitants de votre commune ce droit fondamental qu’est le droit vote, quels moyens mettez-vous en œuvre avant de procéder à une radiation ? Étudiez-vous les liens existants avec les impôts, la trésorerie ou la cantine ?

Ensuite, nous observons que les panneaux d’affichage libre sont de moins en moins présents, entraînant un accroissement de l’affichage sauvage. Selon vous, les collectivités sont-elles au fait de la loi, qui précise que le nombre de panneaux disponibles doit être établi en fonction de la population ?

Je partage votre avis concernant la possibilité de revenir à deux procurations par portant. Je souhaite par ailleurs attirer l’attention sur les moyens mis en place pour permettre à nos aînés d’aller voter, notamment ceux qui vivent en Ehpad. Généralement, la mairie se charge de ces aspects, mais quelle procédure mettez-vous en place dans ce domaine, notamment avec les agents de la police municipale ?

M. Guy Geoffroy. Au sein de l’AMF, nous n’avons pas établi de bilan sur les questions relatives à la perte d’attache communale. Cependant, le fait que nous évoquions le sujet aujourd’hui nous incite à le mentionner auprès de nos autorités respectives au sein de l’AMF. Nous nous efforcerons d’approcher un tel bilan, qui nécessitera cependant que les communes collationnent un certain nombre d’informations pour pouvoir les faire remonter. Jusqu’à présent, la question ne s’est jamais posée dans des termes aussi précis que ceux qui ont été mentionnés aujourd’hui. Par exemple, dans mon département, je ne dispose pas aujourd’hui de la matière me permettant de faire remonter ces données au niveau national.

Ensuite, vous m’avez demandé de quelle manière nous nous entourons du maximum de précautions pour ne pas priver un électeur de son droit de vote. Les maires agissent essentiellement, dans leur quasi-totalité, par bon sens, ils n’ont aucune idée préconçue consistant à aller chercher coûte que coûte ceux qui seraient inscrits indûment sur les listes électorales. Dans ma commune, les services s’interrogent sur un certain nombre de situations où il n’existe manifestement plus de rattachement à la commune.

Un des éléments constitutifs de cette situation porte sur le retour en mairie des cartes d’électeurs non distribuées à l’adresse indiquée. Je rappelle que ces cartes doivent être disponibles dans tous les bureaux de vote. Ainsi, tout électeur qui n’a pas reçu sa carte là où il devait la recevoir peut en faire la demande dans le bureau de vote le jour du scrutin, où peut lui être remis le document, qu’il signe devant nous. Je précise cependant que le nombre de celles et ceux qui sollicitent la remise de leur carte d’électeur en arrivant au bureau de vote est infinitésimal. Nos services ajoutent à ces constats très factuels d’autres appréciations, comme des liens au travers de la scolarité ou de la régie de recettes et dépenses de la commune. En résumé, ce croisement d’informations s’opère de manière très précautionneuse.

Vous avez également évoqué l’affichage et les règles de droit que doivent appliquer les communes. Lorsque j’étais député et me rendais dans les quarante-huit communes de ma circonscription, je constatais que même dans les plus petites communes, il existait des panneaux d’affichage libres. Ces panneaux, qui étaient proportionnels à la taille de la commune étaient parfois surutilisés pour des affichages de manifestations qui se déroulaient loin de la commune, comme une brocante par exemple. Je pense que les communes sont à la hauteur de leurs obligations dans ce domaine. Si elles ne l’étaient pas, il convient de nous remonter cette information. Nous avons la capacité, conjointement avec l’État, de faire valoir les obligations qui incombent aux communes, particulièrement sur des sujets régaliens de ce type.

Vous avez en outre évoqué l’affichage sauvage. J’ai connu une époque pas si lointaine où, en dépit d’un nombre suffisant de panneaux, des affichages intervenaient partout, y compris là où aujourd’hui plus personne ne se hasarderait à en placer. Les préoccupations environnementales, y compris l'aspect visuel, associées à la volonté de plus en plus affirmée de ne pas gâcher du papier, contribuent à une diminution de l'affichage sauvage, lequel pouvait être particulièrement marqué jusqu’à une période récente que j’évaluerais au début du XXIe siècle. Les candidats qui veulent faire valoir à travers des moyens de communication autres que les panneaux officiels leur souhait de solliciter la confiance de leurs concitoyens ont aujourd’hui bien mesuré les capacités et les droits qui leur étaient ouverts, et les utilisent de manière satisfaisante. Par ailleurs, je n’ai pas la prétention de traiter tous les sujets. Je connais très bien la commune d’Evry, mais je ne me permets pas de juger ce qui s’y passe aujourd’hui.

Ensuite la possibilité de donner procuration est maintenant plus ouverte. Deux Ehpad sont implantés dans ma commune. Le commissariat s’organise afin que des fonctionnaires de police, en lien avec la direction des Ehpad, se rendent dans les résidences un jour déterminé, au contact des personnes qui veulent donner procuration. Notre police municipale procède de la même manière.

Comme je le soulignais précédemment, les efforts des communes sont considérables dans le cadre de l’ensemble des dispositifs d’inclusion. Ils concernent également la volonté des collectivités locales de permettre à nos concitoyens les plus diminués physiquement de venir dans les bureaux de vote. Le vote par procuration de nos habitants vivant en Ehpad est important en volume.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Pouvez-vous affiner votre réponse concernant la radiation pour perte d’attache communale ? Comment expliquez-vous qu’une commune ait pu radier 15 % de son corps électoral quelques jours avant les élections européennes, alors même qu’un grand nombre de ces électeurs continuent d’habiter la ville, où ils payent leurs impôts, notamment les impôts fonciers ? Ne faudrait-il pas revenir au système préalable, quand les dossiers étaient examinés de manière individuelle par une commission ? En tant que maire, êtes-vous en relation avec le service des impôts sur ces questions, afin d’obtenir un transfert d’informations ? Enfin, pensez-vous qu’un maire qui radie 15 % du corps électoral s’est entouré de toutes les précautions nécessaires ?

M. Guy Geoffroy. Je ne veux pas esquiver votre question, je vais essayer d’y répondre de manière la plus précise possible. Je n’ai pas d’explication à fournir au phénomène que vous avez cité, puisque je ne l’ai jamais rencontré sur ma commune. Je n’ai pas non plus reçu d’informations en ce sens de la part d’un maire ou du représentant de l’État. Cependant, je ne mets pas en doute l’évocation que vous venez de faire.

Je ne m’explique pas comment un maire peut radier quelqu’un qui habite sur la commune, paye ses impôts sur la commune et y scolarise ses enfants. Je ne peux que réitérer mes propos précédents concernant la réunion d’éléments probants laissant penser qu’une personne n’habite plus la commune. Il s’agit donc d’une démarche totalement opposée à celle qui consisterait à radier ceux qui ne devraient pas l’être, compte tenu de l’ensemble des éléments qui attestent bien de sa présence et donc de sa capacité à être électeur sur la commune.

Je confirme donc que nous avons tous les moyens disponibles de vérifier si quelqu’un habite sur la commune ou non. Il peut s’agir des moyens propres à l’activité de la commune par les services qu’elle propose à la population et dont certains d’entre eux nécessitent soit un paiement, soit à défaut de paiement, une inscription. Je pense par exemple à un enfant inscrit à l’aide aux devoirs au centre d’action sociale. Le lien de la commune avec les services fiscaux est constant. Dès lors, je ne peux guère comprendre le phénomène tel que vous le rapportez.

M. le président Thomas Cazenave. Monsieur le vice-président, il ne reste plus qu’à vous remercier pour votre présence cet après-midi et pour avoir contribué à éclairer nos travaux.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Véronique Cortier et M. Pierrick Gaudry, informaticiens, directeurs de recherche au sein du Laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications (Loria-CNRS/Université de Lorraine/Inria), contributeurs à la conception du logiciel de vote électronique code source ouvert Belenios (jeudi 6 février 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Madame Véronique Cortier, monsieur Pierrick Gaudry, vous êtes directeurs de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), au sein du laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications (Loria). Vous avez publié en 2022, aux éditions Odile Jacob, un ouvrage intitulé Le Vote électronique. Les défis du secret et de la transparence ; vous avez également contribué à créer le logiciel de vote électronique Belenios. Vous portez à ce titre un regard à la fois théorique et pratique sur ces questions qui sont au cœur de nos travaux.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Véronique Cortier et M. Pierrick Gaudry prêtent successivement serment.)

Mme Véronique Cortier, directrice de recherche au CNRS. Mes recherches portent principalement sur les questions de sécurité informatique. Je m’intéresse aux protocoles de sécurisation sur internet, notamment aux protocoles de vote électronique. J’essaie de développer des outils d’analyse des systèmes de vote – déjà déployés ou en cours de déploiement, en Suisse ou en France par exemple, mais aussi des systèmes plus théoriques, étudiés dans un cadre académique. Vous l’avez rappelé, nous proposons la plateforme en ligne Belenios, utilisée chaque année pour quelques milliers d’élections. Nous collaborons régulièrement avec des entreprises, aussi bien en France qu’à l’étranger. Nous discutons avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) ; nous avons été tiers de confiance pour les élections législatives de 2022, afin d’essayer d’apporter plus de vérifiabilité et de transparence.

M. Pierrick Gaudry, directeur de recherche au CNRS. Mes recherches initiales portaient plutôt sur la cryptographie et la théorie des nombres. Je travaille sur le vote électronique en collaboration avec Mme Cortier depuis une douzaine d’années, de façon théorique mais aussi avec une volonté de se confronter à la réalité, notamment grâce au logiciel Belenios et aux interactions avec des entreprises. Nous avons agi en tant que tiers au cours des élections législatives de 2022 pour vérifier que tout s’était bien passé : ce travail nous a mis en contact avec l’Anssi et nous a permis de prendre conscience de nombreuses réalités de terrain.

Nous sommes informaticiens, spécialistes de sécurité informatique. Mais les sciences humaines ont aussi beaucoup à dire sur le vote électronique. Nous sommes sensibles à ces aspects, nous avons un avis, mais nous ne sommes experts ni en droit, ni en sciences sociales, ni en sciences politiques, ni en ergonomie. Nous ne pourrons donc pas répondre à toutes vos questions de façon aussi éclairée que le pourraient des spécialistes de ces disciplines.

Pour résumer nos conflits d’intérêts, ou en tout cas tout ce qui pourrait être interprété comme tel, je précise que nous avons interagi avec différentes entreprises dans le cadre de contrats de recherche que ces dernières – je pense notamment à Docaposte, Voxaly et Idemia, qui sont des entreprises françaises, ou encore à Scytl, qui est espagnole – avaient conclus avec le CNRS. Nous avons encore un contrat de recherche avec la poste suisse, qui vise le marché spécifiquement suisse du vote électronique.

Par ailleurs, le logiciel Belenios est en train d’être valorisé par l’ingénieur qui a développé le site, dans le cadre d’une start-up, mais nous-mêmes ne sommes pas impliqués ; nous ne détenons pas de part du capital.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La question de la sécurité du vote électronique se pose de différentes façons.

Il y a d’abord la sécurité pour l’électeur lui-même : comment peut-il être sûr que son vote a bien été exprimé, et en faveur du candidat pour lequel il entendait voter ? Il pourrait craindre d’avoir voté pour un candidat, mais que la machine ait été “bidouillée” de telle façon qu’il aurait en fait voté pour un autre… Comment garantir la sécurité pour l’électeur ?

Comment garantir aussi que des intervenants extérieurs – des puissances étrangères ou un parti politique – ne puissent pas trafiquer le résultat du vote ?

Le vote en ligne a été proposé aux électeurs français inscrits à l’étranger aux élections législatives de 2012, de 2022 et de 2024, mais pas en 2017 : cette année-là, l’Anssi a estimé que les risques de cybersécurité étaient trop importants. Pourriez-vous nous en dire davantage ? Quels sont ces risques et comment s’en protéger ?

En 2022, ce vote électronique a rencontré des problèmes d’accès au serveur, qui ont empêché certains électeurs d’exprimer leur vote. Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé ?

Mme Véronique Cortier. Nous sommes dans le vif du sujet… Garantir à chaque électeur que son vote est compté est une question fondamentale, non résolue dans l’état de l’art. En effet, l’électeur choisit son candidat sur l’écran, mais il ne maîtrise pas ce qui est fait dans la machine. Des attaques peuvent survenir à au moins deux endroits : sur la machine de l’électeur – son ordinateur, son smartphone – et sur le serveur qui collecte les votes.

La vérifiabilité de l’intention reste une question très difficile : la personne choisit un nom qu’elle voit sur l’écran, mais sommes-nous certains que c’est bien ce nom qui est envoyé ? Certains pays arrivent à obtenir des garanties sur ce point, la Suisse ou l’Estonie par exemple. Ainsi, en Suisse, l’électeur reçoit à l’avance un matériel électoral qui comprend, pour chaque candidat, un code de quatre chiffres ; s’il sélectionne le candidat A, il y a un échange entre l’ordinateur du votant et le serveur et, en retour, l’électeur voit un code s’afficher, qui est normalement celui du candidat A. Or son ordinateur, même s’il est compromis, n’a pas accès à cette feuille de papier. Cela passe ainsi par une procédure papier, et l’infrastructure est lourde ; il faut plusieurs serveurs de vote. Il y a d’autres façons de procéder, mais disons pour faire court que si, sur le plan académique, nous savons vérifier les intentions, cela reste difficile à appliquer, soit parce que c’est cher, soit parce que l’on demande plus d’efforts à l’électeur. C’est vraiment une question à laquelle nous avons encore du mal à répondre.

Nous savons un petit peu mieux faire pour la suite du processus. Pour les élections législatives de 2022, on a supposé que l’ordinateur du votant était de confiance, qu’il chiffrait correctement le vote conformément au choix de l’électeur. C’était vraiment une hypothèse. À partir de là, on peut faire un peu plus : l’électeur obtient un récépissé – ce qui implique beaucoup de cryptographie –, à l’image d’un suivi de La Poste. On peut aussi s’assurer que le bulletin chiffré est bien dans l’urne et que le résultat proclamé correspond aux bulletins chiffrés. C’est le rôle que nous avons joué en tant que tiers de confiance. Pour cette seconde partie, l’état de l’art nous indique comment faire ; ce n’est pas toujours mis en œuvre dans la réalité.

Quant aux attaques éventuelles et aux craintes que l’on peut nourrir, tout dépend de l’élection considérée : l’élection de délégués de parents d’élèves dans un lycée n’a pas les mêmes enjeux qu’une élection nationale.

Les attaques peuvent aussi venir de l’intérieur : il y a forcément un humain pour gérer un serveur de vote. Le prestataire n’a a priori pas de raison de truquer l’élection, la commission électorale est a priori de bonne foi. Mais parmi tous ces intervenants, certains peuvent être corrompus – dette de jeu ou intérêt personnel, par exemple – et vouloir tenter d’enlever des bulletins, d’en rajouter, de manipuler le résultat. De la même façon, une puissance étrangère pourrait chercher à corrompre des employés d’un prestataire, par exemple. Dans le cas des élections législatives de 2022, le serveur était déployé par le ministère des affaires étrangères : là encore, il est possible que des puissances étrangères ou des attaquants internes cherchent à corrompre des personnes.

Quant à la corruption des dispositifs de l’électeur – ordinateur personnel ou smartphone –, elle sera probablement détectée à terme, mais une puissance étrangère pourrait chercher à déployer des virus sur certaines machines. Il n’est pas nécessaire de compromettre toutes les machines : il peut suffire d’agir sur un certain pourcentage du parc pour changer le résultat de l’élection. Bien sûr, tout dépend de l’enjeu, et donc de l’ampleur des moyens déployés.

M. Pierrick Gaudry. Je précise que nous employons le terme « corrompu » pour les machines comme pour les êtres humains, mais pas forcément à bon escient, car il est beaucoup plus négativement connoté dans ce second cas. Nous voulons seulement parler de quelqu’un qui se retrouve du côté de l’attaquant – mais un ingénieur système « corrompu » peut aussi bien être menacé, par exemple, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

En 2017, l’Anssi a en effet préconisé, quelques mois avant la tenue du scrutin, de ne pas autoriser le vote par internet pour les élections législatives dans les circonscriptions des Français de l’étranger. Nous ne savons pas ce qui s’est passé. L’analyse de risques qui mène à ce type de décisions est multiple. Elle s’attache d’abord au produit de vote lui-même – ses forces, ses faiblesses, ses failles éventuelles ; or, à cette époque, la réglementation n’obligeait pas à en rendre publiques les spécifications. Nous ne les connaissons donc pas. C’était le résultat d’un appel d’offres : nous connaissons l’entreprise qui l’a remporté, et d’autres circonstances où cette solution a été déployée. C’était un produit plutôt bon, leader européen à l’époque. Peut‑être y a-t-il eu des soucis particuliers liés à cette élection. Mais l’analyse des risques prend aussi en considération un contexte géopolitique que nous ne sommes, en tant que chercheurs informaticiens, absolument pas aptes à évaluer.

L’Anssi est vraiment l’entité capable de prendre ce genre de décisions. Il faut admettre que, de temps en temps, des gens bien informés sont capables de dire qu’il ne faut pas utiliser le vote électronique : savoir renoncer est une qualité dans ce genre de situations.

L’Anssi communique beaucoup. Elle met ainsi régulièrement à jour un « panorama de la cybermenace » qui explicite l’environnement général et aide à comprendre pourquoi on préfère parfois renoncer.

À partir de 2022, la transparence sur le logiciel utilisé s’est accrue. Nous en savons donc davantage, d’autant que nous avons été impliqués en tant que tiers.

S’agissant des problèmes rencontrés en 2022 et en 2023 – pour les élections générales ou les partielles à la suite d’annulations, je ne saurais plus vous dire –, ils n’étaient pas spécifiques au vote électronique : c’était des serveurs qui n’étaient pas accessibles, des SMS qui n’arrivaient pas. Ce sont des difficultés que l’on pourrait avoir avec le serveur d’une banque ou un service des impôts. Des problèmes de sécurité informatique générale de ce type affectent particulièrement une procédure de vote électronique, soumise à des échéances courtes. En général, on peut se permettre que le serveur tombe pendant de courts moments, parce que la période de vote électronique est plus longue que pour le vote à l’urne : tenir physiquement un bureau de vote, dans une mairie ou une école, cela ne peut guère se faire plus qu’un dimanche de huit à vingt heures, alors qu’un système de vote par internet peut être ouvert durant plusieurs jours, ce qui permet de compenser d’éventuels problèmes d’accès. Mais si ceux-ci sont trop importants, il y aura un effet sur la participation.

M. le président Thomas Cazenave. Vous étiez tiers de confiance pour les élections législatives de 2022. Diriez-vous que, s’agissant du vote électronique, elles se sont bien déroulées ?

Vous expliquiez que l’état de l’art donne des moyens d’assurer une vérifiabilité parfaite, mais que ce n’est pas tout à fait le cas des systèmes effectivement mis en place. Ai-je bien résumé votre propos ? Considérez-vous que le vote à l’urne est absolument sans risque par rapport à un vote électronique ?

Vous relevez dans votre ouvrage que les pays ayant instauré le vote par internet ne constatent pas d’augmentation de la participation électorale. Dès lors, pourquoi avoir recours à cette modalité de vote susceptible de présenter des fragilités, des risques de vulnérabilité et de « non-vérifiabilité » ? À quoi bon ? Pourriez-vous revenir sur ce que vous avez observé et sur les échanges que vous avez peut-être eus avec vos collègues qui, dans d’autres pays, sont spécialistes de ces sujets ?

Je termine par une question de béotien : les enjeux de vérifiabilité et de non-vulnérabilité sont-ils les mêmes pour une machine à voter dans un bureau de vote et pour le vote à distance par internet ? Autrement dit, ces deux modalités présentent-elles les mêmes risques ? S’il s’avère que, dans l’isoloir d’un bureau de vote, les machines à voter posent plus de problèmes que les bulletins papier, à quoi bon les utiliser ?

Mme Véronique Cortier. Ces questions, que nous nous posons régulièrement, sont très importantes.

Nous n’avons pas participé à la supervision du vote en ligne lors des élections législatives de 2024. Tout s’est-il bien passé en 2022 et 2023 ? En tant que scientifiques, il nous est difficile d’apporter une réponse définitive à cette question.

Vous avez vous-même évoqué les problèmes d’accessibilité rencontrés en 2022. Sur les onze circonscriptions, trois élections ont dû être réorganisées en 2023, dont au moins deux parce qu’un nombre très significatif d’électeurs n’avaient jamais reçu par SMS les codes dont ils avaient besoin – je me réfère aux décisions rendues par le Conseil constitutionnel, car je n’ai pas plus d’informations. Il est donc difficile de voir dans ces opérations de vote un succès total.

Le système mis en œuvre résulte d’un compromis, car toutes les possibilités existantes en l’état de l’art n’ont pas été retenues. Notre rôle consistait à vérifier que les résultats proclamés correspondaient aux bulletins déposés dans l’urne qui nous avait été fournie et que les électeurs ont pu retrouver le numéro inscrit sur leur récépissé dans la liste des références de bulletins publiée. Sur ces questions, nous n’avons pas constaté de dysfonctionnement. Cependant, nous n’avons observé qu’une petite partie du processus.

Il ne faut pas oublier que ce vote électronique remplace le vote par correspondance autrefois proposé aux Français de l’étranger qui ne peuvent pas se déplacer jusqu’à un bureau de vote physique ou ne sont pas disposés à faire la queue. Ce vote par correspondance était un vote papier, mais à distance. Il convient de dépasser la distinction classique entre le vote électronique et le vote papier. Si le vote papier à l’urne, tel qu’il est organisé en France pour les grandes élections, garantit un très bon niveau de sécurité, l’utilisation de bulletins papier ne suffit pas pour assurer la fiabilité du système. En France, la sécurité du vote par correspondance n’est pas exceptionnelle : les votants ne sont même pas assurés que leur bulletin arrive à destination, parce que les services postaux peuvent dysfonctionner ou délivrer les plis en retard ; par ailleurs, ils ne savent pas qui réceptionne les bulletins et n’ont pas la garantie que le secret du vote soit respecté, ni que les personnes chargées de collecter les bulletins ne prennent pas l’initiative de les changer. Dès lors, le vote électronique n’apparaît pas pire que le vote par correspondance ; on peut même concevoir des systèmes de vote électronique garantissant plus de sécurité tout en répondant aux besoins des personnes empêchées de se déplacer.

On peut ainsi considérer que le recours au vote électronique était satisfaisant pour l’élection des députés des Français de l’étranger. Cela ne veut pas dire qu’il aurait été opportun d’utiliser ce même système sur le territoire national, où les électeurs ont la possibilité de se déplacer pour voter physiquement.

Je confirme que le système mis en place n’utilisait pas toutes les possibilités existantes en l’état de l’art. Je l’ai dit, il résulte d’un compromis et de nos discussions avec l’Anssi, qui va rédiger un guide et des recommandations. En tant que chercheurs, nous encourageons le recours à certaines techniques qui nous semblent accessibles, mais il revient aux autorités de décider de ce qui est faisable sans être trop coûteux.

Vous nous avez demandé si le vote à l’urne était à 100 % sans risque. En tant qu’informaticiens spécialistes des questions de sécurité, nous considérons qu’il existe toujours des risques ! Cependant, le vote à l’urne, tel qu’il est pratiqué en France, comporte deux avantages.

Le premier est la simplicité : l’électeur choisit le plus souvent un candidat ou une liste parmi une dizaine voire une vingtaine, et l’on compte simplement le nombre de voix recueillies par chacun. Cela n’a rien à voir avec ce qui se passe dans d’autres pays où il faut classer les candidats ou répondre à de nombreuses questions en même temps ; ces règles électorales difficiles à mémoriser multiplient les risques d’erreur et conduisent à rendre un grand nombre de bulletins invalides. En France, il suffit donc de compter, ce qui peut être un peu long mais reste tout à fait faisable. Les systèmes plus compliqués peuvent encourager le recours au vote électronique ; du reste, quand le comptage est très difficile ou quand les électeurs doivent classer les différents candidats, il est nécessaire d’utiliser un ordinateur pour déterminer le vainqueur.

Le vote à l’urne apparaît donc très sûr : l’électeur voit les bulletins ; il se rend dans l’isoloir pour glisser celui qu’il choisit dans une enveloppe, afin de protéger son secret ; il dépose lui-même cette enveloppe dans l’urne ; il peut rester au bureau de vote toute la journée ou faire confiance à ceux qui restent sur place pour vérifier que personne ne manipule l’urne. Certaines fraudes demeurent possibles – je pense par exemple aux faux électeurs – mais sont pratiquées à petite échelle. Ainsi, le système n’est pas sûr à 100 %, mais tout de même très sûr par rapport aux autres.

Le second avantage du vote à l’urne, en France, est son caractère compréhensible : les électeurs peuvent comprendre, sur-le-champ ou avec un peu de recul, pourquoi il est sécurisé. Par exemple, s’il est interdit d’écrire sur son bulletin, c’est pour éviter que l’on soit forcé d’y porter un signe distinctif qui permettrait de le reconnaître. On suit les règles sans forcément savoir pourquoi, mais elles sont simples et connues.

Ainsi, de notre point de vue, aucun système de vote électronique n’est aussi sûr que le vote à l’urne, en présentiel, tel qu’il est organisé en France pour les grandes élections. Dès lors, nous ne voyons aucune raison de changer de système. À quoi bon passer au vote électronique ? Nous nous posons régulièrement la question.

Les machines à voter ne réduisent pas les contraintes par rapport au vote à l’urne : les électeurs doivent toujours se déplacer. Du reste, ce système est moins compréhensible, et il est exposé à plus de vecteurs d’attaque. Les machines peuvent être compromises, surtout si elles font l’objet d’un moratoire depuis plusieurs années – généralement, la première chose à faire pour garantir la sécurité d’un appareil, c’est de le mettre à jour… Vraiment, nous ne voyons aucune raison d’utiliser des machines à voter en France. Il est vrai que, dans certains pays, elles sont indispensables pour compter les votes. Ainsi, les États-Unis utilisent des machines mécanisées, à levier, depuis plus d’un siècle, parce que les électeurs répondent à de nombreuses questions à la fois : ils choisissent le gouverneur de l’État en même temps que l’heure d’arrosage des pelouses – j’exagère peut-être un peu. Sans ces machines, le comptage serait difficile, long et pénible. En France, cette étape allonge le processus de quelques heures, mais elle est tout à fait réalisable avec de simples moyens humains. Dans le contexte français, on ne voit pas quel serait l’avantage des machines à voter.

M. Pierrick Gaudry. On pourrait croire que le vote par internet, en permettant aux électeurs de voter depuis n’importe quel endroit, entraîne forcément une augmentation de la participation. C’est un raccourci. Nous touchons là à des questions sociologiques dont nous ne sommes pas spécialistes – nous nous contentons d’observer –, mais si les pays ayant mis en œuvre cette nouvelle modalité de vote ont pu connaître, au début, un petit pic de participation, sous l’effet de la nouveauté, le taux de participation s’est ensuite rapidement stabilisé. Cette tendance semble toucher assez uniformément tous les pays concernés. Je prendrai l’exemple de l’Estonie, qui autorise le vote par internet depuis 2007. Il s’agit d’un régime parlementaire, qui ne connaît pas d’élection présidentielle : pour eux, les élections législatives, c’est le top…

M. le président Thomas Cazenave. Je suis obligé de corriger vos propos, monsieur Gaudry : pour nous aussi, les élections législatives, c’est le top !

M. Pierrick Gaudry. Bien sûr, monsieur le président !

En Estonie, donc, lors des dernières élections législatives, plus de la moitié des votants ont utilisé internet, mais le taux de participation s’est limité à 63,5 %. Ce taux est très comparable à ceux que nous connaissons en France, même s’ils varient en fonction du contexte. Je ne pense donc pas que le vote électronique nous permette de retrouver les taux de participation que nous avons connus dans la période d’après-guerre. Ce n’est pas une solution pour limiter l’abstention.

Le vote par internet permettrait-il d’alléger le dispositif de tenue des bureaux de vote, qui est très lourd et requiert la présence de nombreux assesseurs ? Il est vrai qu’un passage au tout-électronique diminuerait les besoins humains le jour J. Cependant, tous les pays ayant mis en place un vote par internet pour leurs élections politiques majeures ont gardé un système multimodal, où le vote à l’urne reste possible. Il faudra donc, de toute façon, maintenir des bureaux de vote. Peut-être pourrait-on en supprimer 30 %, mais la question de la proximité se poserait immanquablement. On ne voit donc pas bien quel sera le gain…

Pour les élections présidentielles, législatives et municipales, notre point de vue est assez clair : nous ne voyons pas l’intérêt de passer au vote par internet. Les risques associés à cette modalité de vote ne compensent pas les gains mineurs pour ce qui est de l’abstention ou des besoins dans les bureaux de vote. Le jeu n’en vaut pas la chandelle.

M. le président Thomas Cazenave. Merci pour la clarté de vos propos. Si je comprends et résume bien, vous estimez que le vote électronique est intéressant, y compris du point de vue de la sécurité, lorsqu’il se substitue au vote par correspondance, mais dans les autres cas de figure, vous n’y voyez pas d’intérêt.

Mme Véronique Cortier. C’est un bon résumé de notre position, du moins pour les élections nationales ou pour les élections citoyennes à enjeu, car le vote à l’urne présente bien plus d’avantages du point de vue de la sécurité.

Il conviendrait peut-être de tempérer un peu notre point de vue s’agissant d’autres scrutins tels que les élections professionnelles, dont les enjeux peuvent d’ailleurs ne pas être négligeables. L’organisation d’un vote à l’urne n’est pas forcément simple ; du reste, les urnes sont parfois déplacées avant le dépouillement, ce qui pose des problèmes de sécurité. Dans certains contextes, le vote électronique peut donc avoir un intérêt.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie de votre franchise : alors que vous êtes chercheurs dans ce domaine, vous dites que le vote électronique ne présente finalement pas beaucoup d’intérêt. Bien que vous ayez présenté tout à l’heure tous les risques de conflits d’intérêts auxquels vous pourriez être confrontés, je n’ai aucun doute quant à votre sincérité !

Le vote à l’urne n’a pas qu’une dimension individuelle. Il s’inscrit dans un cadre collectif, organisé et ritualisé, qui implique la participation de nombreuses personnes : l’électeur rencontre d’abord des gens qui vérifient son inscription sur les listes électorales ; il se rend ensuite dans l’isoloir pour glisser son bulletin dans une enveloppe ; devant l’urne, un nouveau cérémonial commence, car il faut vérifier une nouvelle fois que l’électeur est bien inscrit avant qu’il puisse déposer son enveloppe. Il y a donc une forme de contrôle collectif, auquel participent notamment les partis politiques, qui peuvent nommer des assesseurs chargés de vérifier le bon déroulement du scrutin.

Les choses semblent plus compliquées, ou en tout cas plus techniques, en cas de scrutin électronique. Comment les assesseurs représentant les partis politiques pourraient-ils remplir leur rôle dans un tel cadre ? Comment pourraient-ils notamment contrôler le dépouillement, en dépit de son caractère instantané, et attester de la fiabilité du scrutin ? Faudrait-il que chaque parti recoure à des informaticiens ?

S’agissant des machines à voter, je suis assez d’accord avec ce que vous avez dit. Puisque le vote à l’urne fonctionne bien, pourquoi se compliquer la vie avec des outils qui viendraient par ailleurs ajouter de la suspicion ? Je vois quand même un avantage potentiel à ces machines : si elles étaient connectées au répertoire électoral unique, elles pourraient permettre à tout électeur de voter où qu’il se trouve, même à l’autre bout de la France – la machine se chargerait de trouver dans quel bureau de quelle commune il est inscrit. Un tel système est-il envisageable, sur les plans théorique et pratique ? Si oui, quels en seraient les risques ?

On a beaucoup parlé de ce que vous appelez la « vérifiabilité », c’est-à-dire de la possibilité de vérifier que l’électeur a bien voulu faire ce qu’il a fait. Or, on l’a dit, le vote à l’urne se caractérise par une forme d’organisation collective, de rituel : lorsqu’un électeur se présente dans un bureau de vote, on peut constater qu’il n’est influencé par personne et que, même s’il est accompagné par quelqu’un qui le surveille, il se rend seul dans l’isoloir avant de déposer dans l’urne le bulletin de son choix. Même s’il y a des pressions, elles ne peuvent pas s’exercer jusqu’au bout. Tel n’est pas le cas pour le vote à distance : nous n’avons aucun moyen de vérifier que des électeurs particulièrement fragiles, notamment des personnes en situation de dépendance, ne votent pas sous la pression de quelqu’un d’autre.

Il apparaît que le vote électronique est beaucoup plus utilisé pour des élections non nationales et non citoyennes, telles que les élections des délégués du personnel. Une forme de confiance s’est-elle instaurée ? Avez-vous eu des retours s’agissant de l’efficacité du vote électronique dans ce contexte ? On sait par exemple que les élections des délégués du personnel se caractérisent par une participation très faible : le vote électronique a-t-il permis de l’augmenter ?

L’exemple de l’Estonie, que vous avez cité, est très intéressant, car ce pays est l’un des plus avancés en matière de vote électronique. Certes, le taux de participation aux dernières élections n’est que de 63 %, mais qui a voté ? En France, l’abstention est socialement située : les plus jeunes votent moins, les plus âgés votent davantage. On pourrait supposer que le vote électronique permet de corriger cet écart, compte tenu de la fracture numérique qui éloigne les plus anciens de l’utilisation des outils informatiques, tandis que les jeunes sont de grands utilisateurs des nouvelles technologies. Constate-t-on une telle correction dans les pays où cette nouvelle modalité de vote a été introduite ?

Mme Véronique Cortier. Pour assurer le contrôle collectif du scrutin, il faut commencer par rendre le système ouvert, autrement dit par rendre publiques les spécifications, la description du système. Cela revient, dans une certaine mesure, à déléguer à la communauté des geeks, des informaticiens, des programmeurs, des acteurs du monde académique le soin de vérifier que le système assure les bonnes propriétés. C’est quelque chose qui se fait de manière naturelle dans le monde de la sécurité. Le bon fonctionnement du protocole sécurisé que l’on utilise sur internet – les adresses qui commencent par https – repose sur son caractère public : de nombreuses personnes regardent la chose de près, essaient de trouver des failles dans le dispositif, de les corriger, etc. C’est la première étape à suivre pour avoir un système de vote correct.

Il peut être difficile pour les partis politiques de vérifier que le système fonctionne correctement mais des citoyens s’y emploieront. En Suisse, cette participation est encouragée au moyen de bug bounties – ou primes aux bogues –, dont le montant peut atteindre 150 000 euros pour l’objectif le plus difficile : modifier le résultat sans être détecté. Cela permet de faire progresser le système et de vérifier qu’il assure le niveau de propriétés souhaité eu égard aux menaces identifiées.

La Suisse est un exemple intéressant car c’est un des pays qui a le niveau d’exigence le plus élevé en matière de vote électronique. Les Suisses exposent de façon très claire et très précise les propriétés qu’ils demandent ainsi que les personnes à qui ils font confiance et ne font pas confiance. La Poste y est, par exemple, réputée de confiance : on part du principe que le matériel envoyé aux électeurs ne fera pas l’objet de manipulations. C’est important pour l’informaticien, à qui il n’appartient pas de décider à quel dispositif il est raisonnable de faire confiance pour telle ou telle élection. L’appréciation, en la matière, dépend des menaces analysées par des organismes tels que l’Anssi, mais aussi de choix politiques, citoyens.

Une fois que l’on a un système auquel on fait à peu près confiance, on fait intervenir des assesseurs virtuels. Lors des législatives de 2022, nous avons assumé ce rôle. On nous a donné une urne chiffrée, qui correspond aux bulletins placés dans leur enveloppe. De la même manière que l’on sait chiffrer ou signer, on est en mesure de démontrer que le résultat de l’élection – tel qu’il apparaît en ligne – correspond aux bulletins chiffrés : on fait appel, pour ce faire, à des preuves cryptographiques nommées « preuves à divulgation nulle de connaissance ». Au moment où l’on déchiffre, on peut prouver qu’on effectue correctement l’opération. Nous avons réalisé l’ensemble des tâches, de bout en bout : nous avons pris le temps de comprendre comment le système fonctionnait, nous avons écrit le code permettant d’opérer les vérifications et nous l’avons exécuté sur l’urne.

Si le système est public, un parti politique peut, lui aussi, écrire son propre code informatique. Mais, si du code de référence est publié et qu’un nombre suffisant de personnes s’est assuré que le code est correct et permet de vérifier la correspondance entre le résultat et les bulletins, les partis politiques n’ont pas nécessairement besoin de tout réécrire : ils peuvent se contenter d’exécuter un logiciel existant et de procéder aux vérifications.

Il n’est peut-être pas indispensable que chaque parti se dote d’un informaticien mais il faut tout de même une montée en compétence.

M. Pierrick Gaudry. La transparence sur le système utilisé est essentielle : c’est un prérequis qui offre la possibilité aux citoyens comme aux partis politiques de vérifier que les choses se sont bien passées. Le fait que tout le monde ne soit pas informaticien n’est pas une excuse pour ne pas rendre ces informations transparentes, car on peut déléguer la vérification à des personnes de son choix – professionnels ou non. On peut faire une analogie avec la loi : celle-ci est compliquée si je vais la consulter sur Legifrance mais je sais que je peux faire appel à un conseil de mon choix qui va m’aider à la comprendre, car elle est transparente.

Mme Véronique Cortier. Vous demandiez si l’utilisation de machines à voter permettrait de voter dans n’importe quel bureau de vote. Je ne vois pas ce qui l’empêcherait. Il faudrait sans doute prévoir une authentification plus forte pour s’assurer qu’il s’agit de la bonne personne.

Toutefois, les machines à voter utilisées en France ne disposent d’aucun mécanisme de vérifiabilité : il faut donc avoir confiance en elles. Certains de nos collègues, dans le milieu académique américain, ont pour spécialité d’attaquer ce type de machines : ils installent des programmes tels que Pac-Man pour montrer que l’on peut y implanter absolument n’importe quoi. En outre, ces machines sont stockées pendant des mois, voire des années, dans un hangar. Peut-on être certain que personne ne s’y introduira, qu’une puissance étrangère ne sera pas en mesure d’installer de petits dispositifs sur les machines afin de changer le résultat, le jour J ?

Aux États-Unis, on ajoute de la vérifiabilité sur les machines : après avoir sélectionné, sur l’écran, le candidat pour lequel il souhaite voter, l’électeur peut voir le bulletin imprimé, ce qui lui permet de vérifier que son intention a été respectée. Il confirme alors son vote et le bulletin tombe dans une urne. Par la suite, on comptabilise les bulletins déposés dans un certain nombre d’urnes pour vérifier que le total de ces bulletins correspond au résultat. On renforce la vérifiabilité en ajoutant du papier – mais cela ne fonctionne pas dans votre hypothèse, celle où on se déplace, car le papier ne peut aller dans une autre urne.

La question est de savoir si l’on veut faire complètement confiance à des machines de vote pour des scrutins à fort enjeu.

M. Pierrick Gaudry. Pour que l’on puisse voter dans n’importe quel bureau, il faudrait probablement que les machines soient connectées au réseau, afin de s’assurer qu’une même personne ne vote pas en deux lieux différents. Or, pour sécuriser une machine à voter, on commence par couper toutes ses interfaces. Le fait de connecter la machine augmenterait la surface d’attaque. C’est une des raisons pour lesquelles, très probablement, cela ne se fera pas dans l’immédiat.

Mme Véronique Cortier. Comment s’assurer de la pleine liberté d’expression du vote ? C’est une question essentielle dans le cadre du vote électronique, à laquelle on ne sait répondre qu’imparfaitement. Notre logiciel Belenios permet de voter une deuxième fois, par exemple quelques heures après le premier vote. Naturellement, seul le dernier vote sera pris en compte. Cela permet de changer d’avis – ce qui peut être discuté – mais aussi de modifier son vote si l’on ne s’est pas senti libre la première fois – par exemple, si un membre de votre famille vous a aidé, ou si vous avez voté collectivement, avec vos collègues, pour élire les représentants du personnel. Cette technique offre une certaine protection contre des attaquants disposant de moyens faibles, qui ne vérifieront pas que le vote a changé, soit parce qu’ils n’en ont pas la volonté, soit parce qu’ils n’en sont pas capables techniquement. On peut toutefois faire face à des attaquants qui se livrent à des pratiques mafieuses telles que l’achat de votes. Or il est très difficile de concevoir des systèmes résistant à la coercition.

De surcroît, il existe des aspects psychologiques auxquelles les solutions techniques ne suffisent pas à répondre. Si l’on propose un système sûr, les gens voteront-ils, malgré la pression, pour le candidat de leur choix ? C’est discutable. Et, quoi qu’il en soit, les réponses techniques, telles que la réalisation de faux matériels de vote, sont très difficiles à mettre en œuvre.

J’en viens aux élections dites non citoyennes, qui présentent des enjeux variables : ceux-ci sont assez faibles pour une élection comme celle des représentants des parents d’élèves au conseil de classe, mais peuvent être plus importants pour les élections professionnelles. Les primaires politiques, quant à elles, peuvent être porteuses d’un fort enjeu ; des puissances étrangères pourraient souhaiter interférer dans leur bon déroulement. Pourtant, en ce qui les concerne, seules les recommandations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) s’appliquent.

Le vote électronique est très utilisé dans le cadre des élections des représentants du personnel. Il me semble même qu’un décret le rend obligatoire, pour certains scrutins, dans la fonction publique. À notre connaissance, il n’a pas d’influence sur la participation – nous l’avons d’ailleurs constaté à notre modeste échelle, sur la plateforme Belenios, pour de petites élections sans grand enjeu.

M. Pierrick Gaudry. Je n’ai pas d’information sur l’effet du vote électronique sur la participation selon l’âge des électeurs. Cela étant, des conclusions qui paraissent évidentes peuvent se révéler erronées. Un chercheur en sciences sociales a montré que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les personnes âgées commettent moins d’erreurs dans le parcours de vote que les jeunes : en effet, ces derniers ont tendance à cliquer un peu partout jusqu’à ce que ça marche, tandis que les plus âgés suivent la documentation pas à pas.

M. le président Thomas Cazenave. Vous expliquez très clairement que le vote électronique est utile pour remplacer des procédures défaillantes ou très risquées. Or, parmi les modalités de l’acte de vote, il en est une qui ne fonctionne pas très bien, compte tenu du coût que représente la démarche : je veux parler du vote par procuration. Avez-vous cherché à améliorer le dispositif employé pour ce vote ? Les solutions techniques sur lesquelles vous avez travaillé offrent-elles des moyens simples pour fluidifier le processus, notamment en limitant les étapes nécessaires à la validation des procurations ?

Mme Véronique Cortier. C’est un problème très peu étudié sur le plan académique. Je n’ai pas de réponse précise à vous apporter. Cela touche à l’authentification, qui est un problème difficile dans le cadre du vote électronique. En France, généralement, un matériel spécifique est fourni pour chaque élection : on reçoit par courrier, par mail ou par SMS des identifiants et un mot de passe pour voter. C’est une authentification très faible dans la mesure où une personne qui intercepte le message peut se substituer à l’électeur. Ce dernier peut aussi donner ses identifiants – ce qui est une forme de procuration non officielle –, les vendre ou les perdre.

En Estonie, une carte d’identité nationale permet un meilleur niveau d’authentification, car elle contient une puce nécessaire au vote. On pourrait probablement simplifier le système de procuration grâce au vote électronique si l’on disposait d’une authentification plus forte, telle que celle existant en Estonie. D’un point de vue pratique, actuellement, on peut seulement donner ses identifiants, mais, en agissant de la sorte, on empêche les autorités de contrôler qu’une même personne n’a pas reçu plus d’une ou deux procurations. Pour donner procuration officiellement, il faut accomplir une démarche particulière, qui n’est pas vraiment faisable en ligne. Pour l’instant, on ne peut pas s’authentifier de manière fluide, mais on peut imaginer que des progrès auront lieu au cours des prochaines années.

M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). Étant député de Brest, j’ai été élu, pour les deux tiers de la circonscription, par des votes effectués sur des machines à voter, lesquelles viennent des Pays-Bas. Je lisais ce matin une étude de l’universitaire Rop Gonggrijp, qui met en doute la fiabilité de ces machines. Cela a conduit les Pays-Bas, en 2009, à retirer l’ensemble des machines, de marque Nedap, qui demeurent pourtant agréées par le ministère de l’intérieur français. La même année, la Cour constitutionnelle allemande a décidé le retrait de l’ensemble des machines à voter en raison de l’absence de vérifiabilité des résultats. Dans notre pays, pourtant, environ 1 million d’électrices et d’électeurs votent de cette façon. Pourquoi la France ne prend-elle pas des mesures similaires à celles qui ont été décidées aux Pays-Bas et en Allemagne, alors qu’elle fait face aux mêmes problèmes et qu’aucune contre-expertise n’a été réalisée ?

Mme Véronique Cortier. Nous ne le savons pas. Nous avons lu les mêmes études que vous. Je le disais, des collègues américains ont mené des attaques contre des machines à voter. La vérifiabilité de ces machines n’a fait l’objet d’aucune amélioration, ce qui s’explique aussi par le fait qu’en France, un moratoire a été décidé. Nous nous demandons également pourquoi elles sont encore utilisées dans notre pays – leur niveau de sécurité étant reconnu comme peu satisfaisant – et à quels problèmes cela répond.

M. Pierrick Gaudry. Peut-être les communes souhaitaient-elles amortir leurs investissements. Cela étant, nous sommes en 2025 : il faudrait se demander quel levier on peut actionner pour que le moratoire se transforme en interdiction. En tout état de cause, cela nous semble une mauvaise idée de continuer à les utiliser.

M. le président Thomas Cazenave. Nous vous remercions pour les éclairages précieux, parfois contre-intuitifs, que vous nous avez apportés.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de représentants de l’Association des villes pour le vote électronique (AVVE) : M. Didier Gonzales, président, maire de Villeneuve-le-Roi, M. Guillaume Boudy, maire de Suresnes, et M. Etienne Béranger, adjoint au maire d’Issy-les-Moulineaux (jeudi 6 février 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Chers collègues, nous accueillons les représentants de l’Association des villes pour le vote électronique (AVVE) : son président, M. Didier Gonzales, maire de Villeneuve-le-Roi, ainsi que MM. Guillaume Boudy et Etienne Béranger, respectivement maire de Suresnes et adjoint au maire d’Issy-les-Moulineaux.

Votre association, lancée en 2014, a été, selon la présentation que vous en faites en ligne, « créée d’une volonté commune par des villes utilisatrices de machines à voter et celles souhaitant en utiliser ». Vous reviendrez sûrement dans votre propos liminaire sur le contexte qui vous a amené à vous associer. Il sera également important de préciser dans quel sens exact vous employez le terme « vote électronique ».

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle qu’en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Gonzales, Boudy et Béranger prêtent successivement serment.)

M. Didier Gonzales, président de l’AVVE, maire de Villeneuve-le-Roi. Les machines à voter s’inscrivent pleinement dans le cadre de votre commission d’enquête sur les bonnes pratiques et l’amélioration des consultations démocratiques. Une machine à voter s’apparente à la caisse enregistreuse d’un grand magasin. Elle dispose d’une autonomie complète et se distingue du vote par internet. Si elle implique de se rendre dans un bureau de vote pour exprimer son vote, elle se substitue à l’urne et à l’isoloir. Il suffit de faire son choix, de la même façon que l’on sélectionne ses produits sur une caisse enregistreuse : au final, en guise de ticket de caisse, est édité le total des voix obtenues par chaque candidat. Sans être trop technique, je précise qu’il existe, par mesure de sécurité, deux sources de stockage d’informations.

Cet outil est sécurisé et a été validé par le ministère de l’intérieur. Un arrêté ministériel stipule les règles à respecter. Les machines sont scellées de façon à ce que celles-ci, sauf à briser les scellés, ne puissent faire l’objet d’aucune intervention, garantie que le vote par internet n’offre pas. La caisse enregistreuse est ainsi complètement fermée et isolée. En outre, elle est en parfaite autonomie, puisqu’elle dispose de sa propre batterie en cas de rupture d’alimentation électrique.

Le dispositif a été autorisé en 1969. Selon la Cour des comptes, il avait pour objectif la réduction de la fraude et des risques d’erreurs, et la modernisation du vote. Soixante communes sont équipées de machines à voter – des grandes communes d’Île-de-France comme Suresnes, Boulogne-Billancourt, Issy-les-Moulineaux et Villeneuve-le-Roi, des territoires ruraux comme urbains, tous bords politiques confondus –, tandis que 1,5 million d’électeurs les utilisent.

Nous avons créé l’AVVE en 2014, pour partager les bonnes pratiques – quelques ajustements, mineurs, peuvent être nécessaires – et en raison du moratoire instauré depuis 2008, à notre avis par ignorance, sur ce dispositif. Nous considérons comme un gage de qualité le fait qu’aucun incident ne soit à déplorer depuis cette date. Cela prouve la grande robustesse de nos machines.

De notre point de vue, le vote papier, c’est la préhistoire de la consultation : beaucoup d’impressions, des petites enveloppes, un dépouillement quasiment rupestre où les votes exprimés sont comptabilisés sous forme de bâtons, par des personnes de plus en plus difficiles à recruter. L’énorme avantage de la machine à voter est la disparition du dépouillement, donc la rapidité d’exécution. Il s’agit également d’un moyen de lutter contre la fraude – les scrutateurs étant de moins en moins nombreux, l’auto-contrôle dans le cadre de l’équilibre démocratique devient difficile. En outre, les coûts d’organisation sont réduits – disparition des tas de papier, fin des difficultés d’acheminement et de l’insuffisance de bulletins, qu’il faut parfois récupérer dans une autre commune. Enfin à la différence du vote papier, l’accessibilité est parfaite pour les personnes en situation de handicap, grâce aux écouteurs et au braille.

La machine à voter signifie donc plus de modernité et de facilité, ce que le thermomètre que constitue la participation permet de mesurer. L’objectif est en effet d’encourager la participation, notamment des jeunes, et de simplifier les choses. En outre, ce dispositif est particulièrement pertinent à l’heure où l’on cherche à diminuer notre empreinte carbone et à réduire les risques en période de pandémie – la sélection se fait sur écran, sans contact avec qui que ce soit.

M. Guillaume Boudy, maire de Suresnes. Pour les communes qui ont commencé à pratiquer ce mode de scrutin, un retour en arrière est inimaginable. J’ajouterai un élément important : lorsque les listes sont très nombreuses, certains petits candidats n’ont pas la possibilité de faire parvenir les bulletins ni de les financer, alors que la machine à voter le permet sans aucune difficulté. Ce point est important au regard de la démocratie.

M. Etienne Béranger, adjoint au maire d’Issy-les-Moulineaux. Notre maire, M. André Santini, m’a délégué au sein de l’AVVE pour représenter la ville d’Issy‑les‑Moulineaux. Quel est le sens de l’utilisation des machines à voter ? Trois acceptions sont possibles : l’orientation, la signification et la sensation. L’orientation consiste à faciliter pour l’électeur un exercice démocratique essentiel. La signification, c’est la simplification du processus, son accélération et une compréhension facilitée. Notre sensation est que les électeurs sont satisfaits de cette nouvelle modalité, tandis que subsiste une incompréhension avec la puissance publique. Nous vous remercions donc de nous entendre aujourd’hui.

M. le président Thomas Cazenave. Ce matin, nous avons auditionné des chercheurs, à qui nous avons demandé quel était le système de vote le plus sûr. Leur réponse a été claire : On ne fait pas mieux qu’une urne, avec du papier. La question de la vérifiabilité présente toujours des risques, même s’ils ne sont pas certains. Persiste ainsi l’idée que la vérifiabilité des machines à voter ne peut être totalement garantie, pire encore qu’il est facile d’instiller un doute et très difficile de le dissiper. Il est en effet plus facile de recompter des bulletins papier que de démontrer physiquement la fiabilité de la machine électronique.

Lors des dernières élections, avez-vous eu connaissance de difficultés concrètes et matérielles dans l’utilisation des machines de vote électronique dans les communes que vous représentez ?

Enfin, quel est l’intérêt de ce dispositif pour une commune ? Au-delà de la facilitation de l’organisation du vote, quel en est le coût ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. La machine à voter diffère du vote sur internet, notamment car elle permet de conserver une certaine forme de rituel, en particulier par le fait de se rendre au bureau de vote. Néanmoins, comment l’électeur peut-il avoir la certitude que son vote est bien pris en compte et qu’il n’y a pas de “bidouillage”, la machine produisant un résultat différent du bouton sur lequel il a appuyé ? De quelle preuve, ou du moins de quelle possibilité de vérification dispose l’électeur ?

Par ailleurs, je m’interroge sur les prestataires de ces machines, dans la mesure où existe un risque d’ingérence par des pays tiers. Si les machines proviennent, certes, essentiellement des Pays-Bas, le fait qu’elles soient produites à l’étranger, par des acteurs privés, ne présente-t-il pas un risque ? Une puissance étrangère pourrait en effet essayer de manipuler la machine pour qu’elle influence le résultat d’une élection.

Le stockage des machines – elles ne sont pas utilisées pendant de longues périodes – est également facteur de risque, dans la mesure où des personnes malveillantes ou des puissances étrangères peuvent tenter de les “bidouiller”. L’exemple nous a été donné de hackers américains ayant réussi à mettre le jeu Pac-Man sur des machines à voter, nous conduisant à douter de leur fiabilité.

Dernière question, dans quelle mesure est-il possible de contester le résultat sorti par la machine ?

M. Didier Gonzales. Les machines à voter ont déjà fait la preuve de leur robustesse. Elles ont en effet été mises à rude épreuve, puisque le moratoire, instauré depuis longtemps, interdit le renouvellement du matériel. Leur simplicité contribue d’ailleurs à leur solidité. Je n’ai jamais rencontré, dans ma ville, de problème sur la machine elle-même, seulement une erreur humaine dans son ouverture – il y a un ordre à respecter –, qui s’est produite une fois. Je n’ai pas eu connaissance d’autres difficultés.

Par ailleurs, le coût d’une machine est de l’ordre de 5 000 à 6 000 euros, et incluait à l’époque une aide de l’État à hauteur de 10 %, si ma mémoire est bonne.

Quant aux fraudes, c’est précisément pour lutter contre elles que j’utilise les machines à voter. Le dépouillement papier était en effet à l’origine de nombreuses fraudes, qui remplissent les pages du contentieux électoral. En revanche, avez-vous déjà eu connaissance d’un cas de jurisprudence pour des fraudes impliquant les machines à voter ? Non, car leur dispositif est extrêmement sécurisé, à la différence du vote papier, qui repose entièrement sur la tenue des bureaux de vote. À défaut, aucun contrôle n’est possible. En supprimant l’intervention humaine dans le dépouillement, vous supprimez les risques de fraude. Dans ma ville, certains ont été surpris en train de frauder. C’est ce qui m’a conduit à mettre en places des machines à voter.

J’en viens aux dispositifs de sécurité. Les possibilités de fraude sont considérables avec le vote papier. Ainsi, la technique de « l’enveloppe kangourou » qui est l’une des causes du décalage entre le nombre de signatures sur la liste d’émargement et le nombre d’enveloppes, est très simple : il suffit d’avoir accès aux bulletins et aux enveloppes en mairie, de mettre le bulletin du candidat de son choix dans une enveloppe et de la glisser avec son enveloppe de vote. Je mets quiconque au défi de voir ce qui se passe lorsque cela tombe dans l’urne.

M. le président Thomas Cazenave. Nous l’avons vu faire à l’Assemblée, il n’y a pas si longtemps.

M. Didier Gonzales. L’utilisation de cette technique de fraude est tout simplement impossible sur une machine à voter.

M. le président Thomas Cazenave. À la différence du vote papier, la machine à voter ne permet pas de constater les choses de visu. Dès lors, comment démontrer la parfaite intégrité de l’acte de vote ?

M. Didier Gonzales. Il pourrait y avoir débat s’il n’existait pas une si grande jurisprudence en matière de fraude électorale avec le vote papier : l’utilisation de la machine à voter permet justement de les éviter.

À partir du moment où le compteur de la machine à voter est cohérent avec le cahier d’émargement, vous avez déjà l’assurance qu’il n’y a pas eu de vote supplémentaire introduit.

Quant à savoir si un vote peut être mal comptabilisé, la réponse du ministère de l’intérieur est très claire : la machine est sécurisée – tout comme chez Carrefour, où seule la caissière peut éventuellement se tromper. Des bandes font office de témoins de non-ouverture.

Vous me direz que la machine pourrait avoir été bricolée en sortant d’usine, de telle sorte qu’en appuyant sur une touche, on ne vote pas pour le candidat auquel elle est censée avoir été attribuée… Admettons que cela soit possible ! C’est le sketch de la chauve-souris enragée… Je rappelle que la machine est complètement bloquée par les scellés du ministère de l’intérieur, qui sont vérifiés. Et un ticket est édité, garantissant qu’aucun vote n’a été enregistré au préalable.

En outre, la procédure prévoit qu’au moment de l’installation des machines à voter, on effectue la vérification de toutes les touches, en présence des élus d’opposition – auxquels j’adjoins pour ma part un huissier. Chaque machine est vérifiée. L’erreur étant humaine, il est vrai que l’on pourrait se tromper pendant le paramétrage. À la suite de cela, des scellés sont installés puis la machine est stockée dans un lieu sécurisé. Jusqu’à maintenant, on ne nous en a jamais dérobé.

Le lendemain matin, les machines sont remises en marche devant les élus d’opposition et le bureau. C’est à ce moment-là en effet – et pas à vingt-trois heures ! – que l’on est sûr de pouvoir réaliser l’expertise contradictoire en leur présence. On brise alors les scellés et l’on procède de nouveau à l’édition d’un ticket, démontrant que les touches sont attribuées aux bons votes –  sachant qu’un autre ticket est édité à la fin du processus, avec les résultats.

À partir de là, tout a été vérifié. Ceux qui le souhaitent ont pu faire des essais. Si le cahier d’émargement est cohérent avec le nombre votes – ce qui est désormais le cas dans ma commune, mais ne l’était pas auparavant – la seule erreur envisageable pourrait venir de votes déviés, mais en théorie seulement : en pratique, il y a eu une validation des circuits à deux reprises, en présence de l’opposition, et l’on peut s’assurer que les scellés n’ont pas été brisés ! Je veux bien que l’on imagine des choses incroyables, mais revenons un instant au dépouillement des votes papier : une fois que vous avez compté vos bulletins une première fois et que vous les avez rangés en petits tas, ils ne sont pas stockés : ils sont jetés à la corbeille, où ils sont mélangés ! Quelle preuve reste-t-il en cas de contestation ? Aucune !

Le système étant créé par l’homme, on peut évidemment tout imaginer. Mais à l’AVVE, nous sommes prêts à ce l’on ajoute éventuellement d’autres contraintes sur les machines : pas de problèmes pour les cadenasser à triple tour ! Le système a des avantages sur le plan sanitaire, il permet de consommer moins de papier, il est plus rapide, il facilite le dépouillement et permet de lutter contre la fraude : il n’y a pas photo ! Les objections sont liées à des craintes quant à ce qui pourrait éventuellement se produire. Mais avec le vote papier, vous avez l’assurance que cela peut se produire !

M. Étienne Béranger. Je suis tout à fait en phase avec mon collègue. J’invite d’ailleurs les membres de la commission d’enquête à se rendre dimanche dans un bureau de vote de Boulogne-Billancourt, ville équipée de machines à voter, pour observer la façon dont se déroule en pratique l’élection législative partielle qui y est organisée.

À Issy-les-Moulineaux, nous avons quarante-sept bureaux de vote. Le jeudi précédant le scrutin a lieu l’opération de paramétrage des machines à voter. Chez nous aussi, cette opération se tient en présence d’un huissier. Elle nous prend la journée. L’ensemble des candidats sont convoqués, et ils ont aussi la possibilité de se faire représenter. Ils sont libres de faire des remarques, de poser des questions et de demander l’organisation d’un vote fictif.

Nous avons fait le choix de louer nos machines, qui ne sont donc stockées chez nous qu’entre le moment de leur arrivée dans la commune et le vote ; elles sont alors placées dans le centre technique municipal, dans un local sécurisé dont nous sommes très peu nombreux à avoir la clé.

Nous n’avons connu qu’un seul incident, vraiment mineur : à l’occasion d’un scrutin, trois machines n’ont été opérationnelles qu’à huit heures quarante-cinq au lieu de huit heures – sachant qu’il y a des machines de secours. En consultant les procès-verbaux des bureaux de vote de notre commune, vous pourrez lire les remarques de personnes opposées aux machines à voter – il y en a toujours – mais vous constaterez qu’aucune n’est argumentée ni ne relate d’incident.

Pour deux tours de scrutin, la location des machines nous coûte 107 000 euros pour l’ensemble des bureaux.

L’absence de mise en réseau des machines sécurise le dispositif. Plus généralement, je confirme tout ce qu’a indiqué M. Gonzales.

M. Guillaume Boudy. La ville de Suresnes a trente-deux bureaux de vote et deux machines à voter de rechange, acquises pour 4 400 euros TTC chacune. Une formation et une assistance sont proposées pour 4 800 euros par tour de scrutin. Nous avons souscrit un contrat de maintenance et de garantie d’un an, pour 7 500 euros. Le coût annuel s’élève ainsi à 12 288 euros lorsqu’il y a un tour d’élection et à 15 288 euros lorsqu’il y en a deux. Nous faisons également appel à un huissier de justice pour 1 200 euros. Au total, le vote électronique me semble beaucoup plus économique que le vote papier.

Je souscris totalement aux propos de MM. Gonzales et Béranger. J’ajoute qu’il faut être réaliste : la difficulté à trouver des scrutateurs met en danger la fiabilité du scrutin papier et du dépouillement. Et le maintien d’agents jusqu’à onze heures et demie ou minuit représente un coût considérable pour les communes comptant plus de 30 000 électeurs. Ce sont des problèmes que l’on n’a pas avec la machine à voter.

Le coût n’est certes pas neutre pour les petites communes, mais il n’est pas un obstacle ; certaines d’entre elles sont d’ailleurs membres de l’AVVE et utilisatrices du vote électronique. Et tout ce que nous demandons, c’est que celles qui souhaitent mettre en place ce dispositif puissent le faire.

M. le président Thomas Cazenave. Compte tenu de cette démonstration implacable, comment expliquez-vous que le moratoire soit maintenu depuis 2008 et qu’une position conservatrice continue de prévaloir, par-delà les alternances politiques ?

M. Didier Gonzales. Je pourrais plus facilement vous répondre si la décision nous incombait ! C’est assez mystérieux. Chaque nouveau conseiller nommé sur cette question vient nous rendre visite et nous dit qu’il faudrait y réfléchir, mais le sujet ne semble pas considéré comme fondamental par le ministère de l’intérieur. Je crois que la fiabilité et la robustesse des machines plaident contre nous : personne finalement ne s’en préoccupe – même si nous risquons, à mesure que le temps passe, d’avoir effectivement des problèmes.

Vous l’avez compris, nous demandons la levée du moratoire. Il est incroyable qu’on en soit toujours au même point, à l’heure où l’on mesure l’empreinte carbone et où circulent des virus parfois redoutables ! Je vous transmettrai d’ailleurs une plaquette expliquant l’intérêt sanitaire de la machine à voter face aux virus.

Je voudrais aussi souligner que le vote électronique permet de comptabiliser les votes blancs, contrairement au vote papier, et qu’il évite les votes nuls ! L’électeur a le choix entre vote positif et vote blanc – à moins qu’il ne se déplace pas, ce qui est un autre sujet.

J’insiste : telle qu’a été conçue et sécurisée, la machine à voter est sans doute l’une des réponses à la nécessaire modernisation du processus de vote. Tout le monde, aujourd’hui, a en main un smartphone ! Les jeunes, notamment, m’interpellent à ce sujet et ne comprennent pas que l’on puisse maintenir le vote papier.

Nous vous invitons à venir dans l’une de nos communes quand vous le souhaiterez pour assister à une démonstration. Vous constaterez que l’usage de la machine est très simple, comme le montre une photographie que nous allons vous remettre. L’électeur est guidé ; il n’a qu’à sélectionner la touche sous le bulletin qu’il a choisi, puis à valider. Si en plus il y a deux élections en même temps, la machine à voter évite d’avoir à installer deux urnes !

Je voudrais enfin répondre à une objection que vous pourriez nous faire : les machines à voter pourraient être un obstacle au vote et entraîner une moindre participation – ce qui irait à rebours des préoccupations de votre commission. Or ce n’est pas le cas, bien au contraire. En témoigne la participation record enregistrée à Issy-les-Moulineaux qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne s’explique pas par la sociologie. J’ai établi en effet une comparaison entre ma commune de Villeneuve-le-Roi et celle de Villeneuve-Saint-Georges, dont le profil est quasiment identique et qui n’est pas équipée de machines ; il en ressort que lors des quatre dernières élections, la participation était systématiquement plus élevée chez nous – de trois points en moyenne au premier tour, et dans une proportion un peu moindre au second tour, davantage mobilisateur.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Je vous remercie, messieurs, de l’enthousiasme dont vous avez fait preuve dans vos présentations ! Je constate que le moratoire empêche de déployer le vote électronique au-delà des soixante-six communes déjà équipées, alors que la population souhaite que le processus de vote évolue.

Existe-t-il un marché concurrentiel pour les machines à voter, ou le même modèle est‑il déployé partout ? Subsiste-t-il dans vos bureaux de vote des urnes pour organiser un éventuel vote papier, au cas où une machine tomberait en panne ?

Lorsque l’on vote par internet, à l’occasion des élections dans les chambres d’agriculture par exemple, on reçoit une preuve de son vote avec le nom du candidat que l’on a choisi. Me confirmez-vous que ce n’est pas le cas avec les machines à voter ? L’électeur peut en effet se tromper de bouton.

M. Étienne Béranger. Il y avait naguère trois fournisseurs de machines à voter. Il n’y en a plus qu’un, France Election. Il n’y a plus ni concurrence ni marché. La levée du moratoire permettrait peut-être de relancer un marché et de faire baisser les prix. À Issy-les-Moulineaux, nous avons fait à l’origine le choix de la location pour être certains de disposer de machines dernier cri.

Il est vrai par ailleurs qu’avec une machine à voter, l’électeur ne reçoit pas de preuve de son vote et ne peut donc être certain d’avoir voté pour le candidat qu’il avait choisi. C’est une remarque que l’on nous fait souvent. Mais pour être tout à fait clair, je précise qu’après avoir appuyé sur le bouton correspondant au nom de l’un des candidats, l’électeur peut revenir en arrière s’il estime s’être trompé. Puis, une fois qu’il a validé son vote, celui-ci s’affiche sur la machine. Il y a donc une preuve au moment du vote, mais pas de preuve papier après.

M. Guillaume Boudy. C’est un processus à double clic. L’électeur appuie une première fois sur l’un des boutons, après quoi le nom du candidat qu’il a choisi s’affiche sur un écran. Puis il doit appuyer une seconde fois pour valider. C’est à ce moment-là seulement que l’urne se ferme et que le président du bureau déclare : « a voté ! ».

Mais il n’a pas davantage de preuve avec le vote papier : une fois que l’enveloppe est dans l’urne, l’électeur n’a plus de preuve de son choix.

M. Didier Gonzales. La survenue d’une panne est un cas de figure prévu : nous extrayons alors l’urne de la machine dont le fonctionnement s’est interrompu et la plaçons dans une machine de secours. L’urne conserve en mémoire tous les votes qui ont été enregistrés. Les coupures de courant sont également anticipées : conformément à la réglementation, une batterie est placée au pied de chaque machine.

S’agissant du risque d’erreur, je confirme que, tant que l’électeur n’a pas validé son vote, il peut le modifier autant de fois qu’il le souhaite. Je précise par ailleurs que des touches en braille et un casque audio sont prévus pour les personnes non-voyantes.

Enfin, l’électeur n’a aucune preuve non plus, avec le vote papier, qu’il a voté pour le bon candidat ! Il n’a que son émargement.

Peut-être imaginez-vous, madame la Députée, que le vote pourrait ne pas être correctement enregistré à cause d’un bouton usé, ou mal enfoncé. Sachez que l’urne reste ouverte tant que le processus n’est pas achevé. Elle ne peut être libérée pour l’électeur suivant que par la validation du vote, qui se matérialise par une sonnerie. Ce dispositif garantit aussi que chaque électeur ne puisse voter qu’une seule fois.

M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). M. le président a parlé de démonstration implacable, mais aucun de nous n’est informaticien. Or lorsque je ne connais pas un sujet, j’ai pour habitude, étant universitaire, de me fier à la communauté scientifique compétente, en l’occurrence celle des informaticiens.

Aux Pays-Bas, Rop Gonggrijp a analysé des machines à voter identiques à celles utilisées à Brest, dans ma circonscription. Il a démontré qu’il était possible de les pirater de différentes façons, de manière indétectable. Des études menées par la suite ont confirmé qu’il était impossible de protéger ces machines contre le piratage, ce qui a conduit les Pays-Bas à retirer l’ensemble des machines à voter ; l’Allemagne a pris depuis une décision similaire. Je suis donc surpris que nous votions à Brest avec des machines que les Néerlandais et les Allemands ont considérées comme inaptes à procéder à des opérations de vote.

Par ailleurs, en raison du moratoire, une partie de nos concitoyens vote avec des machines à voter, alors que le reste utilise le papier, ce qui soulève la question de la rupture d’égalité.

Chantal Enguehard, ingénieure en informatique et enseignante-chercheuse à l’université de Nantes, fait valoir qu’utiliser une machine à voter contrevient au principe républicain selon lequel le vote ne doit pas faire l’objet d’une coercition – d’où la présence d’isoloirs. En effet, contrairement au vote avec des bulletins papier, il est tout à fait possible de filmer l’intégralité de l’opération effectuée sur la machine et d’apporter la preuve de son vote à quelqu’un.

Entre 2007 et 2017, Chantal Enguehard a également accumulé des données agrégées relatives aux écarts entre les listes d’émargement et les votes effectifs lors des scrutins présidentiels. Ces écarts sont plus importants dans les communes utilisant des machines à voter que dans les communes qui n’en utilisent pas. Enfin, aucune étude scientifique ne montre un effet positif du recours aux machines à voter sur la participation.

Au début de nos travaux, nous avons identifié le problème de la faible participation citoyenne aux opérations de vote elles-mêmes – les appareils partisans ayant une part de responsabilité dans cette situation. L’argument portant sur la simplification des opérations n’en est que plus attrayant, puisque l’utilisation des machines à voter nécessite moins de personnes. Le revers de la médaille, c’est la disparition du rituel républicain du dépouillement, au cours duquel le résultat de l’élection émerge progressivement. Lorsque j’étais enfant, j’accompagnais mon père au dépouillement : c’était un moment important, qui contribuait à une forme de socialisation et qui pourrait raviver l’intérêt des citoyens pour le processus même du vote.

Ne prenez aucune de mes remarques personnellement : compte tenu des particularités de ma circonscription en la matière, je me suis beaucoup intéressé au sujet, en particulier au risque de rupture de l’égalité. Il me semble curieux d’avoir été élu pour deux tiers par le biais de machines à voter et pour un tiers par des bulletins papier. Alors que les machines à voter suscitent une opposition, qui reste cependant modeste, le vote par bulletins papier n’en soulève aucune.

Nous devons prendre une décision éclairée ; à titre personnel, je suis favorable à l’interdiction des machines à voter.

M. le président Thomas Cazenave. Effectivement, avez-vous des informations sur le maintien ou le retrait des machines à l’étranger ?

M. Étienne Béranger. Le rapport du gouvernement remis au Parlement en 2021 explique que le gouvernement néerlandais n’avait pas pris les dispositions nécessaires pour surveiller les machines à voter, contrairement à ce qui a été fait en France – comme M. Gonzales l’a détaillé.

Par ailleurs, compte tenu des difficultés rencontrées par de nombreuses villes pour recruter des scrutateurs et des assesseurs, je propose que ces derniers soient désignés par tirage au sort sur les listes électorales. Chaque tiré au sort étant affecté à son propre bureau de vote, cette solution présente l’avantage de la proximité. Il aura bien sûr la possibilité de refuser s’il n’est pas disponible.

Permettez-moi de citer trois scrutins qui auraient pu être simplifiés en recourant aux machines à voter : les élections européennes de juin 2024, auxquelles une trentaine de listes étaient candidates, ce qui implique une grande quantité de papier et des ajustements logistiques, notamment des tables supplémentaires ; le double scrutin des élections départementales et régionales ; les élections législatives anticipées de juin 2024, pour l’organisation desquelles les communes n’ont disposé que de trois semaines – celles qui sont équipées de machines à voter ont travaillé plus sereinement.

M. Didier Gonzales. L’exemple des Pays-Bas est intéressant : un scientifique est en effet parvenu à rompre les scellés et à installer dans la machine un dispositif modifiant les votes, mais après plusieurs semaines de travail dans son garage ! Dans de telles conditions, je ne peux qu’être d’accord avec vous, monsieur le Député, mais reconnaissez qu’elles sont quelque peu anormales !

Je le répète : les scellés sont sécurisés, des tests sont effectués, des huissiers sont convoqués et des tickets d’établissement sont édités. Ce n’est pas la faute de la machine si les autres gagnent !

Je pourrais adhérer à votre raisonnement si les résultats issus des machines à voter différaient de ceux des bulletins papier, mais ce n’est pas le cas : ainsi, à l’occasion des élections présidentielles de 2007, 2012 et 2017, les résultats des machines à voter étaient identiques aux autres. Si les scellés sont correctement sécurisés, vous disposez d’une garantie plus solide que pour les votes par bulletins papier : je peux vous montrer des modes opératoires de bourrage d’urnes auxquels vous ne verrez que du feu !

M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). N’ayez crainte, nous avons des assesseurs expérimentés !

M. Guillaume Boudy. Avant d’installer un nouveau dispositif, on précède habituellement à une expérimentation. Or l’expérimentation des machines à voter dure depuis maintenant vingt ans, dans plus de soixante communes de tailles diverses : des millions d’électeurs ont appuyé sur ces fameux boutons, sans provoquer aucun litige. Cela me semble être la meilleure démonstration.

Les villes utilisatrices des machines à voter représentent différentes tendances politiques ; leurs maires sont pourtant unanimes pour en demander le maintien, même après une alternance. En tant que maires, nous témoignons de bonne foi que ce système fonctionne depuis vingt ans ; nous en demandons non seulement le maintien, mais aussi le développement.

M. le président Thomas Cazenave. Vous vantez la robustesse de vos machines, mais elles datent d’une vingtaine d’années. Combien de temps peuvent-elles encore fonctionner ?

Vous avez parlé des Pays-Bas, mais que s’est-il passé en Allemagne ? Pourquoi les machines à voter ont-elles été retirées ?

La sécurisation des machines à voter repose essentiellement sur les scellés : comment en garantir l’inviolabilité ?

Enfin, il existe de nombreux fantasmes quant aux capacités technologiques actuelles, notamment de piratage même à distance : il faut être en mesure de rassurer les électeurs à ce sujet.

M. Didier Gonzales. Encore une fois, la preuve de la fiabilité des machines à voter est apportée par l’absence de résultats discordants. D’ailleurs, comme nous disposons des résultats plus tôt que les autres, nous sommes même sollicités par la presse et la préfecture qui cherchent à connaître la tendance.

Pour savoir combien de temps peuvent encore fonctionner ces machines, il faudrait poser la question au ministère de l’intérieur – et venir ainsi à notre secours ! L’un des objectifs de leur utilisation consiste non seulement à éviter l’utilisation de kilos de papier, mais aussi à rétablir une forme d’égalité pour les petits candidats qui ne peuvent pas éditer leurs bulletins – ou pour éviter des erreurs de routage des bulletins papier.

La machine que je vous ai présentée a connu des évolutions ; les nouveaux modèles présentent un haut niveau de sécurité, tout en étant plus conviviaux, plus efficaces et plus modernes, sans pour autant présenter les failles du vote par internet tel qu’il est pratiqué actuellement. Même si les scellés sont brisés, les tickets imprimés, que je vous ai montrés tout à l’heure, attestent de la régularité du vote.

M. Étienne Béranger. Le rapport sur les machines à voter remis par le gouvernement au Parlement en 2021 évoque les pays européens utilisant ce système, en particulier la situation en Allemagne – en page 21 : « La Cour a sanctionné l’insuffisance des dispositions imposées pour assurer la sécurité du scrutin sans attaquer le principe même d’utilisation de machines à voter. »

M. Guillaume Boudy. Prolonger ce moratoire serait la pire des décisions, parce qu’il a des conséquences sur l’ouverture de nouveaux bureaux de vote : si le corps électoral s’accroît, nous n’avons pas le droit d’ouvrir un bureau de vote équipé d’une machine à voter. À terme, dans les zones à forte croissance démographique, nous risquons d’être confrontés à des situations de blocage : dans la même commune cohabiteront des bureaux de vote équipés de machines à voter et des bureaux fonctionnant avec des bulletins papier.

M. le président Thomas Cazenave. Si je comprends bien, compte tenu du moratoire en cours, vous n’avez pas le droit de remplacer le parc de machines à voter existant. Tout est figé.

M. Didier Gonzales. Exactement.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’aimerais savoir comment fonctionnent ces machines à voter dans le cas particulier des élections municipales dans les communes de moins de 1 000 habitants : ce sont des scrutins de listes dans lesquels le panachage est possible.

M. Didier Gonzales. Conformément au code électoral, les machines à voter sont installées dans les communes de plus de 3 500 habitants.

En guise de conclusion, permettez-moi de citer le rapport de la Cour des comptes sur l’organisation des élections, publié en 2024 : « S’agissant des seules communes actuellement utilisatrices, il apparaît à la Cour que des solutions intermédiaires, permettant de recourir à du matériel plus moderne et plus sûr, pourraient être envisagées, et seraient en tout état de cause préférables au statu quo actuel. »

M. le président Thomas Cazenave. Nous aurons l’occasion d'interroger le ministre de l’intérieur. Je vous remercie pour ces échanges enrichissants et pour votre enthousiasme.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Céline Braconnier et M. JeanYves Dormagen, professeurs de science politique, coauteurs de La démocratie de l’abstention (jeudi 6 février 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous accueillons Mme Céline Braconnier et M. Jean-Yves Dormagen, professeurs de science politique et auteurs de La Démocratie de l’abstention, un classique portant sur une question qui intéresse tout particulièrement cette commission d’enquête, à savoir la participation aux élections. Nous nous penchons, en effet, sur tout ce qui tourne autour du vote – le vote à distance, le vote électronique, le bon déroulement des opérations et, naturellement, l’abstention. C’est à ce sujet que nous avions à cœur de vous entendre.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Céline Braconnier et M. Jean-Yves Dormagen prêtent successivement serment.)

M. Jean-Yves Dormagen, professeur de science politique. Je vous remercie de nous donner l’occasion d’aborder, avec cette audition, des questions sur lesquelles nous travaillons, Céline Braconnier et moi, depuis un peu plus de vingt ans, en particulier celles de l’inscription sur les listes électorales et de la mal-inscription. La Démocratie de l’abstention était, je crois, un des premiers ouvrages à mettre en avant ces enjeux, à l’époque, en milieu populaire. Nous avons constaté depuis lors que la mal-inscription était loin d’être un phénomène cantonné aux grands ensembles ou aux quartiers populaires : elle concerne des pans entiers de la population, sur tout le territoire, y compris dans les mondes ruraux.

Nous observons que la question de la participation, qui nous passionne en tant que chercheurs depuis longtemps, ne perd pas de son importance ou de son acuité, bien au contraire. Il y aurait beaucoup à dire, car c’est un phénomène multidimensionnel qui a un aspect sociologique – il s’inscrit dans ce qu’on appelle des déterminants sociaux –, qui est très fortement lié au contexte politique, à l’offre politique, lesquels jouent un rôle très important en matière de participation, et qui a également une dimension procédurale – c’est sans doute une des raisons pour lesquelles vous avez engagé votre travail : les procédures jouent un rôle qu’il ne faut pas surestimer, mais qui est important.

C’est toujours un honneur et une chance pour des chercheurs de pouvoir exposer à la représentation nationale certains des résultats auxquels ils sont parvenus et certaines des hypothèses sur lesquelles ils travaillent, et ainsi, nous l’espérons, de pouvoir contribuer à une réflexion collective et, pourquoi pas, à une amélioration des procédures. Nous avons eu la chance d’être auditionnés par les parlementaires qui sont à l’origine des dernières grandes réformes au sujet de la participation électorale – la création du répertoire unique et surtout, plus important encore, l’allongement de la période d’inscription sur les listes électorales. Celle-ci a été ramenée à un mois avant l’élection, ou plutôt, traduite en langage administratif, à six semaines, ce qui reste quand même nettement préférable à la situation antérieure.

La situation antérieure était assez particulière puisque la France était, à ma connaissance, le seul pays à imposer à ses citoyens de s’inscrire l’année précédant un scrutin – étant entendu que les scrutins ne sont pas forcément prévisibles. Ainsi, en 1997, lorsque des élections législatives imprévues ont été organisées, des gens qui ne s’étaient pas inscrits ou réinscrits l’année précédente n’ont pas pu voter. Le système d’inscription posait vraiment un ensemble de problèmes.

J’arrêterai là mon propos liminaire parce que nous préférons répondre à vos questions. Nous tenons seulement à insister sur le fait que la France a sans doute encore des procédures un peu plus contraignantes que celles de la plupart de ses voisins, en particulier, mais peut-être pas seulement, du fait du mécanisme de l’inscription sur les listes électorales.

Nous restons en effet, avec les États-Unis, l’une des rares démocraties à imposer cette étape dans la procédure électorale. Dans la plupart des pays européens et des démocraties en général, l’inscription est automatique. En France, sauf pour les jeunes qui accèdent à la majorité et ont fait leur Journée Défense et Citoyenneté, cela reste une démarche spécifique et volontaire – pour ceux, donc, qui n’ont pas bénéficié de l’inscription d’office que je viens d’évoquer et ceux qui doivent se réinscrire après avoir déménagé. Cette étape est, avec d’autres, une spécificité qui produit des effets majeurs ; nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir.

Nous sommes ravis, je le répète, que des recherches scientifiques puissent alimenter les travaux de la représentation nationale.

Mme Céline Braconnier, professeure de science politique. Je vous remercie à mon tour de nous avoir sollicités.

Nous travaillons sur les questions de l’abstention, des procédures électorales, de l’inscription et de la mal-inscription parce que nous avons la chance, en France, de disposer de listes d’émargement qui permettent de mesurer d’une façon très objective les comportements électoraux. Le fait de ne pas voter ou de voter n’est ainsi pas seulement l’objet de déclarations dans le cadre de sondages : ce sont aussi des comportements consignés sur des listes. Ces traces objectives nous permettent de mener des études qui prennent un peu de temps mais donnent des résultats d’une grande solidité par rapport à d’autres questions plus compliquées à aborder, en raison de biais déclaratifs notamment qui rendent les résultats un peu plus fragiles. Nous sommes un des rares pays à disposer de telles données sur un temps long, ce qui permet de faire des analyses à la fois sur le court terme et sur le long terme, à l’échelle individuelle et à l’échelle de regroupements – bureaux de vote, commune, département, niveau national. Nous pouvons ainsi changer d’échelle sans que les analyses perdent en solidité. Nous pouvons suivre, par exemple, les comportements en matière électorale au sein des cellules familiales. Cela nous apprend des choses très importantes au sujet de l’entraînement à la participation électorale.

Les travaux dont nous rendons compte ont donc été menés à partir de comportements objectivés dans les listes d’émargement. Nous avons fait, par ailleurs, des études de cas très localisées, dans des configurations socialement très déterminées – des quartiers très populaires ou très bourgeois, par exemple. Nous avons aussi mené des travaux à l’échelle nationale, toujours à partir des listes d’émargement, après nous être aperçus que la mal-inscription était un phénomène très important pour comprendre les logiques de la participation. Pour cela, nous nous sommes rapprochés de collègues de l’Insee, avec lesquels nous avons travaillé à la mise au point d’un instrument de mesure, dans le cadre de leur enquête sur la participation électorale, du phénomène de la mal-inscription à l’échelle nationale. Nous dépassions ainsi les études de cas par lesquelles nous avions compris l’existence du phénomène – nous avions vu qu’il n’était pas propre à certains milieux mais avait l’air d’être assez généralisé, dans des configurations territoriales très contrastées socialement. Le travail réalisé avec l’Insee, qui a été progressivement affiné depuis 2012, nous a permis de mesurer le phénomène au niveau national et de le comprendre beaucoup plus en profondeur, d’en voir les contours de façon beaucoup plus précise.

Outre les travaux statistiques et les travaux qualitatifs, c’est-à-dire les études de cas, nous avons mené des études expérimentales de terrain appelées en anglais field experiments – il n’existe pas d’expression en français parce que ces études sont très rares : nous sommes à peu près les seuls à en faire en matière électorale. Nous avons essayé de mesurer par avance sur le terrain les effets de réformes envisageables sur le plan de la procédure électorale, pour essayer de convaincre les élus de les adopter. C’est ce type d’enquête qui nous a permis, notamment, lors de l’audition qui a précédé la réforme du calendrier de l’inscription sur les listes électorales, de convaincre un certain nombre de responsables politiques de l’intérêt de rapprocher la date de clôture des inscriptions du début des campagnes électorales.

Ces field experiments ont, par exemple, consisté à essayer d’abaisser le coût de la procédure d’inscription électorale, pour mesurer les effets d’une facilitation de l’acte d’inscription. Nous avons mené en 2012, dans des grandes villes françaises, une enquête de porte-à-porte de grande ampleur, auprès de 10 000 personnes, durant laquelle des étudiants et des retraités de la MGEN (Mutuelle générale de l’éducation nationale) sont passés auprès de citoyens, inscrits ou non sur les listes électorales, pour les inciter à s’inscrire et les aider à le faire. Nous avons ensuite mesuré à partir des listes d’émargement, plusieurs années d’affilée, les effets obtenus en comparant le groupe test et un groupe de contrôle sur lequel nous n’étions pas intervenus.

Les résultats ont été très convaincants et très clairs : lorsqu’on abaisse le coût, on produit de l’inscription électorale et de la participation sur le court terme – c’est-à-dire pour les élections qui ont lieu jute après ; l’effet n’est plus du tout le même deux ans plus tard. On a en effet stimulé l’inscription de personnes a priori moins politisées, qui vont voter à l’élection présidentielle, mais aussi, même si c’est un peu moins vrai, aux élections législatives. Nous avons montré d’une façon absolument certaine qu’une interaction, notamment avec les retraités de la MGEN, qui ont été très efficaces, permet de produire de l’inscription et de la participation électorale, et donc que la mal-inscription conduit très clairement à perdre des électeurs.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je tiens à vous remercier de participer à cette audition non seulement en tant que député, mais aussi en tant qu’ancien étudiant en sociologie des institutions politiques qui a été un grand lecteur de vos travaux, puis un utilisateur, pour faire des recommandations, avant la tenue des dernières élections européennes, à Mme Sabrina Agresti-Roubache. Je me suis en effet essentiellement servi de vos travaux car il en existe peu en ce qui concerne la mal-inscription et la non-inscription, et vos travaux sont donc très précieux pour éclairer la représentation nationale.

Il y a deux phénomènes différents, la non-inscription et la mal-inscription. La première est plutôt en baisse – la procédure d’inscription obligatoire sur les listes électorales permet un rattrapage progressif – mais la mal-inscription reste un phénomène assez massif. Vous avez dit qu’elle a des effets en matière de participation : êtes-vous en mesure de les quantifier ? Quelle est la probabilité d’une plus forte abstention quand on est mal inscrit ?

Par ailleurs, est-on capable de déterminer sociologiquement les critères de la mal‑inscription ? Concerne-t-elle davantage les milieux populaires ? On sait, par exemple, que les déménagements sont très fréquents dans les quartiers populaires en raison de l’évolution des familles et du logement. On est poussé à s’installer là où on trouve un logement dans ses prix – et l’inscription sur les listes électorales n’est alors pas le plus urgent.

Vous avez évoqué en corollaire une perte de voix. Des études renseignent-elles sur le camp ou la couleur politique vers laquelle se seraient tournés les électeurs mal inscrits, ou abstentionnistes d’ailleurs, s’ils étaient allés voter ? Est-ce plutôt orienté dans une direction politique ou réparti de manière équitable, ce qui serait finalement sans effet sur les résultats ?

Les types de scrutin ont-ils des effets particuliers ? Le scrutin électronique ou à distance par exemple favorise-t-il davantage la participation que le scrutin à l’urne, comme il existe en France ? Existe-t-il des spécificités françaises en matière d’abstention ?

Enfin, avez-vous déjà des éléments au sujet des élections législatives anticipées de 2024, consécutives à la dissolution ? En l’occurrence, les élections ont eu lieu trois semaines plus tard : on était donc hors délai pour se réinscrire sur les listes électorales. Des enquêtes montrent-elles que des gens auraient voulu voter mais n’ont pas pu le faire pour cette raison ?

Mme Céline Braconnier. Oui, nous avons étudié les effets de la mal-inscription sur la participation, notamment dans le cadre de notre association avec les agents de l’Insee qui travaillent sur les listes d’émargement. Ils prennent de gros échantillons représentatifs de la population française, qui vont, en fonction des années et des séquences électorales, jusqu’à presque 40 000 individus – l’échantillon était de 25 000 personnes en 2022.

Nous avons montré que l’effet de la mal-inscription sur la participation était extrêmement important : elle produit de l’abstention constante. Quand on est mal inscrit, on a entre deux et trois fois plus de chances d’être abstentionniste de façon constante que lorsqu’on est bien inscrit. Le taux d’abstention constante des mal-inscrits est compris entre un quart et un tiers.

On est plus ou moins mal inscrit : il y a des degrés, notamment en fonction de l’éloignement entre le lieu de résidence et le lieu de vote. À peu près la moitié des mal-inscrits, cela a été montré cette année grâce aux données de l’Insee, habitent à moins de 17 kilomètres de leur lieu de vote. Mais même si les distances sont faibles, nous savons grâce à d’autres études, notamment menées dans des quartiers populaires, qu’elles peuvent être dissuasives : moins on est politisé, plus le vote est coûteux et plus l’obstacle matériel peut être rédhibitoire en matière de participation.

Le taux d’abstention varie en fonction des degrés d’éloignement. À peu près un quart des mal-inscrits se trouvent à plus de 91 kilomètres, je crois, de leur lieu de vote. On rencontre un phénomène spécifique à Paris, où plus de la moitié des mal-inscrits se trouvent à plus de 200 kilomètres de leur lieu de vote : cela correspond à un élément particulier de la sociologie parisienne, à savoir l’importance des résidences secondaires.

La sociologie de la mal-inscription est très variée. Elle est assez différente de la sociologie de la non-inscription en ce qu’elle est directement liée à la mobilité résidentielle. Or cette dernière n’est pas propre à une catégorie sociale, même s’il existe au sein des différentes catégories sociales différents types de mobilités : ces dernières peuvent être plus ou moins contraintes, en lien avec le travail ou les études par exemple.

La mal-inscription produit de l’abstention constante. C’est notamment un des facteurs explicatifs de l’abstention à l’élection présidentielle. Plus la participation à un scrutin est élevée, moins elle est inégalitaire et plus la part de la mal-inscription dans l’abstention est forte. Les chances d’être un abstentionniste constant sont trois fois plus importantes quand on est mal inscrit.

La sociologie de la mal-inscription est, je l’ai dit, assez contrastée. Elle correspond essentiellement à la mobilité : on est mal inscrit quand on a déménagé. Les 7,7 millions de mal-inscrits enregistrés en 2022 – ils sont sans doute un peu plus nombreux aujourd’hui – représentaient 16 % des inscrits. Ils sont un peu plus de deux fois plus que les non-inscrits – il est également important d’avoir cette proportion en tête. Sur ces 7,7 millions de personnes, 1,7 million avaient déménagé l’année précédente et n’avaient pas fait de démarches pour se réinscrire. Il y a un ensemble d’éléments qui permet de valider l’idée que la mal-inscription est avant tout un effet de la mobilité résidentielle.

La procédure d’inscription sur les listes électorales est très ancienne et correspond à une époque où la mobilité était beaucoup moins forte. Celle-ci est désormais nourrie par différents facteurs, tels que les études et le travail. Environ la moitié des mal-inscrits ont moins de 35 ans, répartis équitablement entre les deux premières tranches de la jeunesse. Les étudiants sont très représentés dans cette catégorie, de même que les jeunes cadres qui déménagent pour leur travail ou quittent les centres-villes une fois qu’ils ont un deuxième enfant, et qui ne se réinscrivent pas tout de suite sur les listes électorales. Certes ils procrastinent, mais il y a aussi une méconnaissance de l’étape de l’inscription sur les listes qui a sans doute été accentuée par l’inscription d’office à 18 ans. Cette mesure a bien sûr permis de réduire les non-inscriptions, même s’il en reste parmi les jeunes, mais elle a aussi mécaniquement produit de la mal-inscription quelques années plus tard : ne s’étant pas déplacés pour s’inscrire la première fois, les jeunes, lorsqu’ils deviennent autonomes, ne le font pas pour une réinscription.

Pour des jeunes assez peu politisés, l’idée d’aller se réinscrire sur des listes électorales lorsqu’ils déménagent n’a tout simplement pas de sens. Ils ne réagissent pas aux affiches officielles incitant à l’inscription avant les échéances électorales, à moins que leurs parents connaissent ces procédures dont il n’est d’ailleurs pas question à l’école – laquelle n’est plus le lieu de préparation aux premières expériences électorales qu’elle était. Même les discours civiques entendus dans les médias, surtout avant des élections présidentielles, sont source de confusion : il est fréquent de voir des gens arriver au bureau de vote de leur quartier sans s’être inscrits, parce qu’ils ont entendu à la radio qu’il n’y avait « pas besoin de la carte électorale ».

L’inscription est une étape purement administrative, qui n’a guère de sens politique. La réduction du délai à six semaines avant l’échéance – ce qui est toujours mieux que plusieurs mois à l’avance – ne s’est pas accompagnée d’une campagne massive en faveur de l’inscription. Dans les familles peu politisées où l’on ne s’intéresse à une élection que quelques jours avant le vote, cette réforme n’a donc produit aucun effet.

Je vais laisser Jean-Yves Dormagen poursuivre sur la sociologie de la mal-inscription. Les jeunes sont particulièrement nombreux parmi les mal-inscrits, ce qui est à relier à l’abstention, mais la mal-inscription possède d’autres caractéristiques.

M. Jean-Yves Dormagen. La mal-inscription est effectivement essentiellement liée à l’âge, et il est important de se rendre compte des proportions : en gros, la moitié de la jeunesse n’est pas en situation de voter sur son lieu d’habitation, si l’on inclut la petite partie de jeunes non-inscrits qui n’ont pas bénéficié de l’inscription automatique à 18 ans. Plus de 40 % des 25‑30 ans sont mal inscrits, dans une situation qui rend le vote très compliqué. Les étudiants sont particulièrement concernés : ils sont une minorité à pouvoir voter dans la ville où ils résident, ce qui a des effets spectaculaires sur la composition du corps électoral. Pour les élections municipales par exemple, il faut savoir que, dans les villes et les grandes métropoles, les étudiants représentent entre 3 % et 4 % des votants alors qu’ils constituent environ le quart des habitants. Ils disparaissent quasiment du corps électoral, ce qui entraîne des effets de toutes sortes.

Quels en sont les effets politiques ? À ma connaissance, aucune étude scientifique convaincante n’a été réalisée sur le sujet. Il est assez difficile de mesurer précisément les effets de l’abstention. C’est pour la recherche un thème qui n’a pas encore été exploré de manière très rigoureuse et qui mérite vraiment que l’on y travaille. Cela étant, l’identification des mal-inscrits permet de produire des hypothèses raisonnables : les partis et les forces politiques les plus défavorisés par cette situation sont ceux dont les électeurs sont les plus jeunes, avec une forte composante étudiante. On peut donc penser que la mal-inscription nuit davantage aux partis de gauche qu’aux partis à l’électorat plus âgé. En outre, les enquêtes d’opinion et les études de votes montrent que les clivages selon l’âge sont plus marqués que par le passé, du fait de la polarisation de la société française. La distribution du vote selon l’âge est sans doute plus marquée qu’elle ne l’a jamais été.

Pourquoi est-ce si important, la mal-inscription ? L’expérimentation que nous avons réalisée il y a un peu plus de dix ans a démontré de manière scientifique que toute élévation du coût du vote et de la procédure produit des effets qui diffèrent en fonction des groupes et des profils sociaux, mais aussi selon le type d’élection. Plus une élection est mobilisatrice, plus le niveau d’intensité du scrutin est fort, et moins ces effets sont prononcés. Pour le dire de manière plus directe, les étudiants mal inscrits font souvent l’effort de se déplacer ou de faire une procuration pour une élection présidentielle ; mais dès que l’intensité de l’élection se réduit, ce sont les premiers à s’abstenir.

L’un des grands sujets aujourd’hui, s’agissant de participation et de diagnostic démocratique, est cet écart que l’on enregistre entre l’élection présidentielle et les élections législatives. À l’exception du dernier scrutin, qui ne s’est pas tenu dans le prolongement d’une élection présidentielle, cet écart est devenu spectaculaire : en à peine six semaines, le taux de participation baisse de 30 % à 40 %, passant de 80 % à moins de 50 %. Cet écart est principalement nourri par la démobilisation de la jeunesse, alors qu’on ne constate pas de grande démobilisation électorale chez les seniors entre les deux tours de la présidentielle et les deux tours des législatives. Or la démobilisation spectaculaire des jeunes tient en partie à la mal-inscription. Lors d’une élection présidentielle, les écarts entre les plus jeunes et les plus âgés sont de quelques points. Aux élections législatives, on atteint 40 points de différentiel : seulement 15 % à 20 % des jeunes votent, contre 60 %, voire 70 % des seniors.

Le corps électoral est donc complètement déformé. Quand on étudie les logiques de participation et de choix électoraux, compte tenu de ce que l’on sait du profil et de la structure des électorats, on se dit que cette déformation radicale ne peut pas ne pas avoir d’influence sur les rapports de force – ce que vous savez aussi en tant qu’acteurs politiques. La mal-inscription génère de l’abstention ; l’abstention est socialement très différenciée ; les électorats sont eux‑mêmes socialement différenciés : quand vous tirez les conséquences logiques de ces constats, vous arrivez à la conclusion que l’abstention produit des effets sur les rapports de force politiques. C’est quasi certain, même si peu d’études disponibles tranchent ce débat de manière empirique et fondée et que cela reste un sujet à approfondir.

M. le président Thomas Cazenave. La mal-inscription produit des effets pérennes sur l’abstention, disiez-vous, madame Braconnier. Mais le fait d’être mal inscrit n’est-il pas déjà le signe d’une mise à distance de la politique, dont la manifestation ultime serait l’abstention ? Le fait générateur ne serait pas la procédure, mais le sentiment de ne pas être pleinement concerné par les prochaines échéances électorales ; mal-inscription et abstention seraient liées par cette distance à la politique. Vos études vont-elles dans ce sens-là ?

Vos analyses sur le coût du vote vous conduisent-elles à la conclusion qu’il faut en venir à un vote sans coût, dont la forme ultime est le vote immédiat, par le biais d’internet ou de son téléphone, depuis son domicile ? La distance serait réduite à zéro, le vote serait instantané. Mais comment cette théorie se concilie-t-elle avec le fait que, comme des chercheurs nous l’ont dit lors de précédentes auditions, le recours au vote par internet reste sans effet sur le taux de participation ?

Monsieur Dormagen, vous avez insisté sur la dimension procédurale de la question. Hors la mal-inscription et la non-inscription, y a-t-il d’autres éléments dans cette dimension procédurale qui vous semblent peser sur la participation ?

Enfin, les sondages récurrents peuvent-ils avoir un effet sur la participation, en conduisant l’électeur à se dire que l’élection est jouée et qu’il n’est pas bien utile de se rendre aux urnes ? Ce champ vous semble-t-il devoir être exploré, compte tenu du caractère multidimensionnel de l’abstention que vous évoquiez dans votre propos liminaire ?

Mme Céline Braconnier. L’abstention étant vraiment multifactorielle, aucune mesure législative ne pourrait, à elle seule, produire une hausse importante de la participation. Il faut toutefois souligner que si aucun type de scrutin n’échappe à la hausse de l’abstention, l’élection présidentielle reste très massivement mobilisatrice – c’est l’une des spécificités françaises. Les abstentionnistes de tous les autres scrutins, qui sont de plus en plus nombreux, restent très majoritairement des électeurs à la présidentielle.

À l’échelle individuelle, les taux d’abstention en France ne représentent donc que très marginalement une rupture vis-à-vis du vote. On insiste à raison sur la défiance particulière des citoyens français à l’égard de leurs institutions et des professionnels de la politique, et sur les multiples formes de désenchantement, aussi réelles que mesurables, qu’ils expriment, mais il faut aussi noter que ce n’est pas incompatible avec une forme de participation devenue très majoritairement intermittente. Même si l’on perd quelques points à chaque élection présidentielle depuis 2007, la participation continue d’être très élevée. L’élection présidentielle se situe dans la moyenne enregistrée aux législatives dans les pays limitrophes. En ce qui nous concerne, le maintien dans la civilisation électorale passe par la présidentielle et non par les législatives.

Puisque l’abstention est multifactorielle, on ne peut pas incriminer seulement la procédure – l’inscription électorale en particulier. Comme vous le soulignez à juste titre, il existe un lien très fort entre la participation électorale et le niveau de politisation. Mais n’oublions pas de préciser que ce niveau est lui-même directement lié à certains facteurs sociodémographiques tels que l’âge, le niveau de vie ou la catégorie socioprofessionnelle. Les abstentionnistes constants, les abstentionnistes intermittents qui votent le moins et les non-inscrits présentent les mêmes caractéristiques sociales. Plus vous êtes en difficulté économique, jeune, dépourvu de diplôme et isolé, plus vous avez de chances d’être non-inscrit ou de vous abstenir.

Ces déterminants sociaux sont le facteur dominant de la politisation, mais il faut aussi compter avec la force propre des procédures électorales. En l’occurrence, celle de notre procédure d’inscription est assez facile à mesurer. Il suffit, puisque nous sommes l’une des rares grandes démocraties au monde à imposer à ses citoyens de s’inscrire sur une liste pour pouvoir exercer son devoir civique, d’évaluer l’effet de la suppression de cette étape. Nous avons ainsi, lors d’une expérimentation récente, demandé à des facteurs de La Poste d’aider les gens à remplir les formulaires d’inscription à leur domicile : nous avons pu constater un effet important sur les réinscriptions après un déménagement. Sans cela, ces personnes auraient mis trois ou quatre ans de plus à faire la démarche. L’aide du postier n’a pas modifié fondamentalement leur rapport à la politique mais elle a supprimé une barrière matérielle qui aurait pu les empêcher de se rendre aux urnes le cas échéant, notamment en cas d’élection impromptue comme en 2024.

Le niveau de l’inscription témoigne bien sûr d’un rapport au vote. Quand on demande aux étudiants qui remplissent nos amphis – y compris en sciences politiques ! – de lever la main pour savoir s’ils sont inscrits, je ne vous dis pas le résultat… D’ailleurs, nous avons été auditionnés par différentes personnalités politiques, jusqu’au sommet de l’État, et c’est en songeant à la situation de leurs propres enfants que nos interlocuteurs ont réalisé l’importance de la mal-inscription.

Bien sûr, moins on est politisé, plus la mal-inscription produit des effets. Les étudiants très politisés dont les parents votent font des procurations quand ils sont mal inscrits. Pour l’élection présidentielle de 2022, il y a eu 11 % de vote par procuration pour les 18-25 ans, alors que la moyenne se situe à 5 %. On ne retrouve pas de tels taux pour les législatives.

La procuration est donc un moyen de contrer la mal-inscription. Mais à quoi sert de maintenir cette procédure d’inscription, qui tient à l’écart aussi bien des étudiants que de jeunes cadres qui viennent de déménager pour leur travail, quel que soit leur rapport à la politique ? Pourquoi compliquer la possibilité qu’ils aillent voter si une élection survient ? Cette procédure complètement inadaptée à notre société de la mobilité produit un effet d’éviction, qui est encore renforcé par la complexité de la procédure de procuration.

Vous avez raison, être mal inscrit indique une distance vis-à-vis de la politique, mais une démocratie n’aurait-elle pas intérêt à faire en sorte que le plus grand nombre de citoyens soient en situation d’aller voter facilement ? Si un citoyen peu politisé, qui ne se déplacera de toute façon pas pour des élections régionales ou européennes, est bien inscrit, il sera en mesure d’aller voter pour l’élection présidentielle si une campagne électorale de forte intensité vient compenser sa distance à la politique. S’il est mal inscrit, il sera moins susceptible d’être entraîné dans la dynamique de campagne, d’être stimulé par ses proches.

Je parle des familles car les partis politiques sont assez peu présents sur le terrain, faute d’un nombre suffisant de militants pour encadrer et produire des effets de mobilisation électorale. Ce sont donc les familles qui entraînent au vote. L’élection présidentielle est la seule qui suscite aussi des échanges politiques avec les amis, les collègues de bureau et autres, ce qui stimule la participation. Mais ces effets d’entraînement ne peuvent jouer que sur des gens qui peuvent voter facilement.

Jusqu’à quel niveau abaisser le coût du vote ? À titre personnel, je ne comprends pas pourquoi on maintiendrait des coûts que l’on peut facilement supprimer. En les éliminant, on stimulerait la participation – ce qui ne signifie pas qu’on stimulerait une politisation investie : il resterait aux candidats la charge de parvenir à mobiliser, à produire du vote heureux.

En effet, la différence de participation entre les élections présidentielles et législatives n’est pas le fait de gens très politisés. Beaucoup sont assez peu politiquement investis, voire empreints de défiance. Il est d’ailleurs fréquent que les électeurs disent que là, ils se sont fait avoir mais qu’ils n’iront pas voter la prochaine fois – la plupart d’entre eux y retournant quand même, ce qui rend peu fiables les enquêtes déclaratives concernant la participation. Cela étant, leur nombre diminue tout de même à chaque fois : l’abstention constante atteint désormais 16 % alors qu’elle se situait aux alentours de 10 % dans les années 2000.

Il faut donc abaisser autant que possible le coût du vote, tout en sachant que cela ne changera pas le rapport à la politique. Celui-ci ne dépend pas des procédures, mais des forces et de l’offre politiques, de la capacité de l’école à socialiser et à préparer à des pratiques civiques, etc. Comment abaisser ce coût ? Disons-le clairement, nous sommes pour la suppression de la procédure d’inscription, étape complètement incompréhensible pour les citoyens. Cela permettrait à tout le monde d’être atteint par les campagnes électorales et les candidats.

Comment faire pour supprimer cette inscription ? Comme dans tous les pays autour de nous. Chez la plupart de nos voisins, la déclaration de changement de domicile est obligatoire, ce que nous n’avons pas en France. Mais depuis le temps que nous faisons des expérimentations, nous avons réfléchi à diverses solutions. L’une d’elles consisterait à associer l’inscription automatique à une procédure inhérente à tout déménagement, par exemple l’abonnement à l’électricité. On pourrait être prévenu qu’on est inscrit d’office sur les listes de la commune, tout en ayant la possibilité de refuser, parce que le code électoral énonce très clairement que l’inscription est volontaire. Cela paraît assez simple et peu coûteux et, comme nous avons été beaucoup consultés sur le sujet au cours des dernières années, nous ne comprenons pas pour quelles raisons cette évolution n’a pas lieu.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pour ma part, j’avais pensé à une inscription automatique liée aux impôts – ce qui ne fonctionne pas forcément pour les étudiants. Dans votre modèle, qui procède à l’inscription in fine ? Est-ce la commune, une fois que l’opérateur d’électricité ou de téléphonie lui a transmis les informations ?

Mme Céline Braconnier. Oui, voilà.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Dans ce cas, il faut ajouter une opération de vérification d’identité à la facture d’électricité. Cela peut poser un problème pour les étrangers en situation irrégulière qui souhaitent avoir de l’électricité dans leur logement. Il faut donc veiller aux effets de bord, mais je suis complètement d’accord avec vous : nous devons trouver un système d’inscription automatique.

Mme Céline Braconnier. Nous n’avons pas creusé cette question, mais rien n’empêche d’étudier en détail ce qui se pratique dans des pays voisins où chaque déménagement occasionne une déclaration domiciliaire. Cela ne semble pas être un obstacle rédhibitoire.

M. Jean-Yves Dormagen. La question du coût du vote est très importante. C’est au cours de nos années d’exploration de la cité des Cosmonautes, en Seine-Saint-Denis, que nous avons pris conscience du problème majeur de la mal-inscription. La moitié des habitants y avaient un problème d’inscription, mais ceux qui étaient bien inscrits avaient voté assez massivement lors du fameux scrutin du 21 avril 2002 : ils s’étaient déplacés à plus de 80 % tandis que le taux de participation du bureau était de 59 %, preuve que l’abstention était essentiellement nourrie par la mal-inscription.

On aurait certes pu nous objecter à l’époque que nous prenions le problème à l’envers et que les bien inscrits étaient justement ceux qui désiraient voter, tandis que les mal inscrits se désintéressaient des scrutins. Une expérimentation de 2012 a permis d’affiner l’analyse.

Les résultats de cette expérimentation étaient indiscutables tant ils étaient puissants. Elle était de très grande ampleur : 200 mobilisateurs, 45 000 personnes et une cinquantaine de bureaux de vote concernés, 200 000 votes contrôlés sur liste d’émargement. Elle a été élaborée en partenariat avec le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et Esther Duflo, et a donné lieu à un article dans American Political Science Review, validé scientifiquement par les meilleurs spécialistes américains. Nous avons démarché les personnes à leur domicile, leur avons fait signer une procuration, avons constitué leur dossier d’inscription et l’avons déposé nous-mêmes en mairie. Une large partie d’entre elles ne se seraient pas inscrites spontanément – cela aussi, nous l’avons mesuré. Or elles ont voté à 80 % à l’élection présidentielle.

La facilitation de la procédure a donc produit des votants. Ce public a certes été un peu plus abstentionniste que la moyenne aux législatives – étant un peu moins politisé et un peu moins intéressé par les élections – mais la démarche a quand même produit des votants supplémentaires. D’autres expériences américaines ont démontré qu’abaisser le coût du vote favorisait la participation. Si l’on souhaite que le maximum de citoyens votent, il faut limiter les procédures. Ce n’est pas vraiment surprenant, mais c’est maintenant démontré.

Il ne faut pas oublier que les inscrits ne représentent pas la totalité du corps électoral, et que notre mode de comptage de la participation dissimule la non-inscription. Après avoir longtemps culminé à 10 %, celle-ci est désormais d’environ 6 %. Aux 30 % ou 40 % d’abstentionnistes doivent donc être ajoutés les 6 %, 8 % ou 10 % de non-inscrits. La sociologie de la non-inscription est encore plus claire que celle de la mal-inscription : c’est le fait des catégories les plus populaires et précaires.

Il vous a été dit, lors des auditions précédentes, que le vote en ligne n’augmentait pas la participation. Je suis un peu surpris et j’aimerais savoir sur quelle situation empirique et quelles données cette affirmation se fonde. En Estonie, où le vote dématérialisé en ligne a été introduit en 2005, la participation a augmenté, puis s’est stabilisée à un niveau supérieur à celui des années 1990. Cet État échappe à la poussée abstentionniste constatée dans d’autres pays de l’Est. Cela étant, si l’on raisonne de manière rigoureuse, il est difficile d’isoler l’effet du vote électronique parmi les multiples facteurs qui déterminent la participation. Le contexte et l’offre politiques restent des déterminants puissants.

Il est important de dire que la progression de l’abstention n’est pas inéluctable. La participation progresse ainsi aux États-Unis depuis plusieurs scrutins. Elle a légèrement baissé pour la récente réélection de Donald Trump, mais elle se maintient à un niveau élevé par rapport aux années 1980 et 1990. Elle avait atteint des niveaux records lors du précédent scrutin. Rappelons qu’aux États-Unis, il n’y a guère que cinq ou six États où le vote compte, et que la participation y est comparable, voire supérieure à celle d’une élection présidentielle française. Dans les État qui ne présentent pas d’enjeu électoral – et où il n’y a même pas de sondages, tant le résultat est connu d’avance – le taux de participation est bien différent.

Certains pays européens affichent eux aussi des courbes de participation plutôt ascendantes.

Mme Céline Braconnier. La Suède, la Norvège et le Danemark ont un taux de participation stable et très élevé, de l’ordre de 80 % ou 85 % aux élections législatives. Ces pays proposent des modalités de vote diverses, ce qui leur permet de mobiliser différentes catégories de population. Selon qu’on habite dans un endroit très isolé ou pas, qu’on est jeune et à l’aise avec les outils informatiques ou pas, on peut soit voter à distance, soit se déplacer. Tous ces pays permettent le vote à distance, mais pas nécessairement par voie électronique, pour des raisons de sécurité – à titre personnel, je n’ai pas d’avis sur le vote électronique : j’ai vu des pays revenir en arrière pour des motifs sécuritaires. Il existe aussi le vote par correspondance, qui est interdit en France depuis 1975, sauf pour les expatriés et, depuis 2019, pour les détenus, qui devaient jusque-là voter par procuration. Soit dit en passant, l’introduction du vote par correspondance a multiplié par dix le taux de participation dans les prisons, à effet immédiat.

J’ai été auditionnée à deux reprises pendant la pandémie de covid sur les procédures électorales. De nombreux pays s’interrogeaient alors sur les conséquences d’éventuelles modifications des procédures pour des raisons sanitaires. La France est l’un des seuls à ne pas avoir saisi cette occasion pour diversifier ses modalités de vote. Là où le vote par correspondance existe depuis très longtemps, il est de plus en plus utilisé, notamment depuis la pandémie. En Allemagne, où il est permis depuis 1957, un quart des électeurs ont voté par correspondance aux dernières élections fédérales. Les Espagnols y ont également largement recouru lors des élections anticipées de 2023. Les procédures électorales doivent suivre les évolutions de la société, à condition d’être sécurisées et d’inspirer confiance.

M. le président Thomas Cazenave. Vous êtes donc favorable au vote par internet à distance, qui est de nature, selon vous, à renforcer la participation ?

Mme Céline Braconnier. Oui, à condition qu’il soit sécurisé.

M. le président Thomas Cazenave. Avez-vous connaissance d’études qui démontreraient que ce type de vote n’a pas d’effet sur la participation ? Nous avons besoin d’être éclairés sur ce sujet, car nous avons entendu des opinions contrastées.

M. Jean-Yves Dormagen. L’un des enjeux est celui de l’empowerment, de l’autonomisation. Le fait de supprimer des démarches d’inscription qui réclament un certain engagement pourrait-il, paradoxalement, démobiliser les électeurs ? Nous n’avons pas pu le mesurer. Notre expérimentation de 2012 présentait une grande rigueur scientifique, avec des groupes tests, des groupes de contrôle, etc. Nous avions informé certains groupes qu’ils devaient s’inscrire, en les laissant faire la démarche, et en avions inscrit d’autres nous-mêmes. Or les premiers n’ont pas davantage voté que les seconds.

Je ne suis pas spécialiste de ce pays, mais je crois savoir que 55 % des Estoniens ont voté en ligne aux dernières élections législatives. Si ce chiffre est juste, cela prouve que les citoyens s’emparent du vote en ligne, comme du vote par correspondance. Les États-Unis ont multiplié les modalités de vote – dans certains États, on peut voter dans les supermarchés en faisant ses courses – et là aussi, les citoyens s’en emparent. Il reste toutefois difficile d’en mesurer les conséquences sur la participation globale.

S’agissant de votre question sur les sondages, étant président d’un institut d’études d’opinion, Cluster17, je vous réponds en tant que juge et partie. Il me semble qu’ils renvoient à une question plus large : qu’est-ce qui fait voter ? J’y répondrai par une lapalissade, qu’il faut toutefois prendre au sérieux. Ce qui fait voter, c’est la manière dont les citoyens perçoivent le vote et l’élection. Votent-ils parce qu’ils y voient un sens, une nécessité, une urgence, parce qu’on les y incite ou que d’autres, autour d’eux, y trouvent du sens et les convainquent de le faire ? Dans tout cela, la relation avec la politique est déterminante.

L’habitude joue également sur la participation, comme sur le reste – j’ai l’habitude ou pas de manger japonais, d’aller à la piscine, de donner mon sang. De nombreuses études en psychologie sociale montrent que quand on a donné son sang une fois, il y a de fortes probabilités qu’on recommence : on voit une affiche appelant au don et cela déclenche un comportement. Quand vous n’avez jamais donné votre sang, en revanche, vous avez une certaine appréhension. Le vote est certes moins angoissant, mais il répond aussi à une habitude sociale – il explique probablement un tiers du taux de participation. Dans certains milieux, en particulier chez les seniors, on ne se pose pas la question : on va voter. Bref, le noyau dur des électeurs est constitué de personnes très politisées ou très habituées, ou les deux. Il faut donc aider les gens à prendre l’habitude de voter.

Pourquoi a-t-on le sentiment qu’une élection est importante, qu’il s’y joue quelque chose, que l’avenir du pays est en jeu ? Lors des dernières législatives, certains électeurs ont eu le sentiment que le choix était plus important que d’habitude, parce qu’un parti qui n’avait jamais gouverné pouvait accéder au pouvoir. En l’occurrence, les sondages laissaient penser que ce scénario était possible, ce qui a produit de la mobilisation. De même aux États-Unis, les sondages donnant un candidat républicain très clivant au coude à coude avec une candidate démocrate ont incité des électeurs à aller voter ; le scrutin s’annonçant très serré, ils ont eu conscience que leur voix compterait, en particulier dans les États clés.

Mais les mêmes sondages peuvent avoir un effet démobilisateur quand ils donnent le sentiment que l’élection est jouée d’avance. Cet effet n’est généralement pas direct : il y a beaucoup moins de personnes qu’on ne le croit qui décortiquent les enquêtes. Les sondages participent néanmoins du récit global, parce qu’ils nourrissent et structurent les commentaires et les analyses. Ils donnent une clé de lecture de l’élection. Pour prendre la dernière présidentielle française, il est probable – mais non vérifiable scientifiquement – que la nette avance prêtée à Emmanuel Macron sur la candidate du Rassemblement national ait facilité l’abstention d’un certain nombre d’électeurs, qui n’avaient pas de préférence très marquée et se disaient que le président serait de toute façon réélu. De ce point de vue, les sondages ont peut‑être un petit effet abstentionniste.

N’accordons pas aux sondages plus d’importance qu’ils n’en ont. Ce qui est certain, c’est qu’ils contribuent puissamment à la scénarisation de l’élection et à la perspective d’un résultat serré ou non, ce qui est l’une des dimensions de la mobilisation. Ils ont donc un effet sur la perception globale de l’enjeu électoral plus qu’un effet direct sur le public.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Prenons l’exemple du premier tour de l’élection présidentielle de 2022. Les tout derniers sondages accordaient à Jean-Luc Mélenchon 16 % à 18 % des suffrages, très loin des 21,95 % qu’il a recueillis. Or cela s’est joué à 400 000 voix. Il était annoncé avec cinq, six, voire dix points d’écart par rapport à Emmanuel Macron ou Marine Le Pen, alors que cette dernière ne l’a finalement devancé que d’un point. On peut se demander si cela n’a pas démobilisé un électorat qui est par ailleurs enclin à la mal-inscription et à l’abstention. Ces mêmes sondages ont d’ailleurs pu avoir des effets sur d’autres personnalités de gauche, données moins aptes que Jean-Luc Mélenchon à accéder au second tour. Certains chercheurs comme Alain Garrigou préconisent d’interdire les sondages, parce qu’ils inciteraient à voter de manière stratégique plutôt que par conviction politique. Avez-vous décortiqué ces sujets ?

Vous avez très justement établi un parallèle entre la participation électorale et le don du sang. Étant moi-même donneur, voici le type de messages que je reçois régulièrement sur mon téléphone : « Les malades ont besoin de vous, venez donner votre sang à Saint-Michel-sur-Orge lundi 6 janvier, prenez vite un rendez-vous » ; « Don de sang, faites un cadeau utile et précieux » ; « Nouveaux rendez-vous disponibles, venez donner votre sang à Saint-Michel-sur-Orge » ; « Urgent, les stocks sont critiques, venez donner votre sang à Saint-Michel-sur-Orge ». Je suis relancé continuellement. Quand mon agenda le permet, j’y vais. Les mêmes mécanismes ne pourraient-ils pas être envisagés pour inciter soit à s’inscrire sur les listes électorales, soit à voter ?

M. Jean-Yves Dormagen. Plus on rappelle aux citoyens la manière dont sont organisées les élections, plus on les incite à vérifier qu’ils sont inscrits et à voter, plus on produit de la mobilisation. Si l’objectif est d’avoir un corps électoral mobilisé qui se rapproche de la réalité du pays, cela ne peut avoir que des effets positifs.

S’agissant des sondages, vous posez des questions presque philosophiques. Vaut-il mieux ne pas connaître les rapports de force électoraux quand on vote ? Pour ma part, je préfère savoir quels candidats ont le plus de chance de se qualifier pour le second tour, mais j’entends que d’autres pensent le contraire.

Dans la vie sociale, les élections se démarquent des autres pratiques de choix. On peut opter pour un téléphone à 100 ou à 1 000 euros, pour un Samsung ou un Apple, selon divers critères, et on coexiste avec des personnes qui font des choix différents. C’est vrai dans de nombreux domaines et, quand on est libéral, on trouve que c’est une bonne chose. L’élection est à part, car nous avons tous le même président, les mêmes députés, le même Parlement ; nous sommes tous soumis aux mêmes lois et aux mêmes politiques publiques.

Je suis étonné que l’on puisse imaginer que la méconnaissance des rapports de force électoraux favorise un vote éclairé. En votant à l’aveugle pour un candidat plutôt que l’autre, sachant qu’il y en a plusieurs relativement proches au premier tour, on risque de perdre sa voix et de le regretter. D’ailleurs, le 21 avril 2002, de nombreux électeurs de gauche ont reproché aux sondages de ne pas les avoir prévenus : s’ils avaient su que le second tour opposerait Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, ils auraient voté autrement. Dans les enquêtes effectuées quelques semaines plus tard pour éclairer les résultats, Lionel Jospin arrivait au second tour : certaines personnes interrogées, gênées du choix qu’elles avaient fait, préféraient déclarer avoir voté pour ce dernier. On fait donc aux sondages des reproches contradictoires.

Plus problématique encore, il est possible que des sondages exacts au moment où ils sont faits produisent un démenti dans les urnes. Si Lionel Jospin n’a pas franchi le premier tour, c’est probablement parce que pendant des mois, voire des années, les médias – en particulier les grands journaux télévisés – ont présenté des sondages qui l’opposaient à Jacques Chirac au second tour. L’élection était scénarisée autour de ce duel inéluctable. Si les sondages avaient donné Lionel Jospin troisième derrière Jean-Marie Le Pen, il aurait probablement accédé au second tour, donnant tort à ces mêmes sondages.

On ne peut pas à la fois penser que les sondages produisent des effets et vouloir qu’ils soient validés par les urnes ; s’ils produisent des effets, ils sont de nature à modifier les comportements. En 1995, les sondages plaçaient Jacques Chirac et Édouard Balladur au second tour, éliminant Lionel Jospin : les électeurs de gauche, dans un réflexe de vote utile, ont alors placé Lionel Jospin en tête du premier tour ; on ne peut pas en inférer que les sondages précédents étaient faux. Et si, en 2022, pour reprendre votre hypothèse, Jean-Luc Mélenchon avait été estimé à égalité avec Marine Le Pen ou un point derrière, il l’aurait peut-être devancée d’un point dans les urnes, démentant les sondages… ou alors cela aurait pu provoquer un vote utile à droite en faveur de Marine Le Pen, de la part de l’électorat d’Éric Zemmour.

On ne peut donc pas considérer que, quelques jours avant l’élection, les sondages puissent donner un résultat exact. Si les électeurs se déterminent largement en fonction des commentaires médiatiques qui en sont faits – ce qui explique d’ailleurs les fortes évolutions des sondages dans les derniers jours –, le résultat final est inéluctablement en décalage.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Les sondages influencent indéniablement une part non négligeable des électeurs, qui se déterminent au vu des rapports de force annoncés afin de ne pas « perdre » leur voix, pour reprendre votre expression. Mais si les sondages n’existaient pas et que l’on ne connaissait pas le positionnement respectif des candidats au premier tour, les programmes deviendraient le seul critère de choix, plutôt qu’un pari dans une course de petits chevaux. Cela serait probablement plus incitatif pour aller voter. Et de toute façon, on n’a plus que deux options entre lesquelles trancher au deuxième tour.

Je vois un danger dans l’influence des sociétés privées de sondage, qui ne sont pas à l’abri de manipulations, par exemple dans la composition des panels. En décembre 2024, un sondage annonçait que la confiance en Emmanuel Macron progressait de onze points dans l’électorat de La France insoumise. Je ne connais aucun de nos sympathisants qui ait redoublé de confiance dans le Président de la République au moment où nous censurions le gouvernement de Michel Barnier ! On peut donc se demander qui sont les gens qui se disent Insoumis – ou électeurs d’Emmanuel Macron, ou de Marine Le Pen… – dans les sondages. C’est un enjeu démocratique.

M. Jean-Yves Dormagen. C’est effectivement un enjeu démocratique. Les instituts de sondage sont des acteurs de la démocratie au même titre que les médias. Ils ne jouent pas tout à fait le même rôle, mais participent du même enjeu et endossent la même responsabilité. À l’échelle mondiale, on constate d’ailleurs que les sondages font partie des activités des sociétés libres et sont consubstantiels aux démocraties. La liberté de sonder est fondamentale en démocratie, et les sondages sont potentiellement des outils de contre-pouvoir.

Avant que n’existent les sondages, certains individus monopolisaient l’opinion publique, considérant qu’ils l’incarnaient et qu’ils avaient le pouvoir de la faire parler. Les sondages, avec leurs limites et leurs défauts, donnent la parole aux citoyens. Sans eux, qui déciderait de la hiérarchie des candidats à l’élection présidentielle ? Êtes-vous certain que vous y gagneriez, monsieur Léaument ? Votre candidat a bénéficié des sondages. Il s’est imposé deux fois comme celui qui incarnait le vote utile à gauche, parce que des personnes sondées ont fait part de leur intention de voter pour lui. Une part importante des électeurs ont choisi un vote utile en faveur de Jean-Luc Mélenchon sur la base de ces sondages. Serait-il préférable qu’en l’absence d’enquêtes d’opinion, des acteurs s’autorisent à déclarer qui fait la meilleure campagne à gauche ou à droite, qui est le meilleur représentant du centre ? Serait-ce plus démocratique, et cela améliorerait-il la qualité du système politique français ? Je ne le crois pas. Je ne conduis pas des sondages uniquement parce que je préside une société dont c’est le métier, mais aussi parce que je crois profondément qu’ils sont une des composantes de la démocratie et un moyen d’expression de l’opinion publique.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de représentants du ministère de l’intérieur : Mme Fabienne Balussou, directrice du management de l’administration territoriale et de l’encadrement supérieur (DMATES), Mme Sylvie Calvès, cheffe du service des élections, de la lutte contre la fraude et de l’innovation numérique, M. Alex Gadré, chef du bureau des élections politiques, M. Christophe Kirgo et Mme Mariam Pontoni, adjoints au chef du bureau des élections politiques (mercredi 12 février 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous avons aujourd’hui le plaisir d’accueillir les représentants du ministère de l’intérieur, plus précisément de la direction du management de l’administration territoriale et de l’encadrement supérieur (DMATES). Sont présents madame la préfète Fabienne Balussou, directrice, secrétaire générale adjointe du ministère de l’intérieur, madame Sylvie Calvès, son adjointe, cheffe du service des élections, de la lutte contre la fraude et de l’innovation numérique, monsieur Alex Gadré, chef du bureau des élections politiques, ainsi que monsieur Christophe Kirgo et madame Mariam Pontoni.

Le ministère de l’intérieur étant responsable de l’organisation des élections en France, cette audition s’inscrit parfaitement dans l’objet de notre commission d’enquête. Nous aborderons de nombreux sujets, celui du cadre général de l’organisation des élections au niveau central comme local, du répertoire électoral unique, de la distribution de la propagande électorale, de la réglementation applicable à la sécurisation des procédures de vote, et notamment la question des machines à voter, qui a fait l’objet de nos dernières auditions.

Je propose de donner la parole à madame la directrice pour une intervention liminaire, fondée sur le questionnaire qui vous a été adressé par monsieur le rapporteur. Nous engagerons ensuite un échange.

Avant de commencer, je vous rappelle que, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Fabienne Balussou et Sylvie Calvès, MM. Alex Gadré et Christophe Kirgo et Mme Mariam Pontoni prêtent successivement serment.)

Mme Fabienne Balussou, directrice du management de l’administration territoriale et de l’encadrement supérieur (DMATES). L’organisation des élections politiques, confiée au ministère de l’intérieur depuis le milieu du XIXe siècle, est une mission fondamentale pour notre démocratie et à laquelle nous consacrons toute notre énergie et nos ressources. Le bureau des élections politiques, composé d’une vingtaine de personnes, pilote l’organisation des élections au sein du secrétariat général du ministère. Ses responsabilités couvrent la production de textes juridiques, les opérations logistiques liées à la propagande électorale, le pilotage des démarches en ligne pour les électeurs, la centralisation des résultats et le remboursement des comptes de campagne. Cette approche intégrée assure une grande réactivité dans la conduite d’opérations complexes et imbriquées.

Le bureau des élections collabore avec la direction de la transformation numérique et la direction de la communication du ministère de l’intérieur, ainsi qu’avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères et le ministère des outre-mer. Il coordonne également l’action des responsables des élections dans les 106 préfectures et hauts-commissariats, représentant environ 390 personnes, qui travaillent en lien avec les communes et leurs 70 000 bureaux de vote. Dans le cadre des élections, les maires agissent en effet en tant qu’agents de l’État.

La pertinence de cette organisation a été démontrée lors des élections législatives de 2024, organisées en seulement vingt-quatre jours. Pour garantir le bon déroulement des scrutins, le ministère émet des circulaires détaillées et fournit un accompagnement juridique et organisationnel aux communes et préfectures. En parallèle, nous procédons systématiquement à des retours d’expérience pour améliorer continuellement notre dispositif et identifier d’éventuelles pistes d’évolution du cadre juridique. Compte tenu de l’importance du processus électoral pour le fonctionnement démocratique et de l’évolution de la société, il est en effet nécessaire de réinterroger les procédures en place, tout en conservant les principes fondamentaux de notre système, qui fondent sa légitimité.

Les quatre principes qui guident notre action sont les suivants :

Premier principe, la transparence, qui s’applique aux listes électorales, aux conditions de candidature et au processus de dépouillement et de remontée des résultats.

Deuxième principe, la simplicité pour l’électeur : le système de vote est conçu pour être facilement compréhensible et utilisable par tous les citoyens. Cette simplicité permet une remontée rapide des résultats et garantit le caractère auditable de l’ensemble des opérations électorales

Troisième principe, l’égalité et la liberté de candidature : tous les candidats ont accès aux mêmes informations et peuvent solliciter l’aide des autorités compétentes.

Enfin, quatrième principe, l’encadrement juridique : le système électoral est soumis au contrôle du juge, permettant aux électeurs et aux candidats un recours effectif. En cas de dysfonctionnement ayant altéré la sincérité du scrutin, le juge peut annuler un scrutin et les électeurs se prononcent alors à nouveau.

Ces principes contribuent à la robustesse de notre système électoral et à la confiance qu’il inspire aux citoyens, comme l’a souligné la Cour des comptes dans un récent rapport.

L’organisation s’appuie sur une certaine permanence mais laisse Cependant, des évolutions sont mises en œuvre pour faciliter l’exercice du suffrage par nos concitoyens.

La création du répertoire électoral unique (REU) en 2018 a permis de fiabiliser et de simplifier la gestion des listes électorales. La date limite d’inscription avant un scrutin a été réduite à six semaines. La demande d’inscription sur les listes électorales peut désormais se réaliser entièrement en ligne. Un module « Interroger sa situation électorale » a été développé. Ces changements ont entraîné une augmentation significative du nombre d’inscriptions sur les listes électorales, notamment chez les jeunes. Ainsi, en 2024, selon l’Insee, 99 % des jeunes de moins de 30 ans et 95 % des Français en âge de voter étaient inscrits, contre respectivement 88 % et 85 % en 2018.

S’agissant des procurations, en quatre ans, nous sommes passés d’une procédure majoritairement papier à une démarche pouvant être effectuée à 100 % en ligne pour les détenteurs de l’identité numérique certifiée France Identité. L’interconnexion avec le REU a permis de déterritorialiser les procurations, autorisant un électeur à donner procuration à un électeur inscrit dans une autre commune. En 2024, 75 % des électeurs ayant fait une procuration ont utilisé cette téléprocédure, pour un total de 4,4 millions de procurations établies.

Enfin, le ministère a entièrement refondu son système de centralisation des résultats en 2023, ce qui a permis une remontée sécurisée et rapide des résultats, lesquels sont directement transmis à la presse et publiés sans délai sur le site du ministère.

Le ministère s’engage depuis plusieurs années à réduire la mal-inscription. Nous menons des actions spécifiques, notamment une communication sur les réseaux sociaux avant chaque élection pour promouvoir l’inscription, en ciblant principalement les jeunes. En 2024, nous avons renforcé nos démarches proactives. Nous avons envoyé un courrier à 150 000 personnes ayant récemment déménagé pour les inviter à actualiser leur inscription. Nous avons formé 800 conseillers France Services à la détection des mal-inscrits et non-inscrits et diffusé des supports de communication dans les 2 900 guichets de France Services. Nous avons également communiqué sur les réseaux sociaux et le site service-public.fr, acheté des espaces publicitaires en ligne et collaboré avec des partenaires institutionnels comme les impôts ou la sécurité sociale, pour faciliter l’inscription lors des changements d’adresse.

Concernant l’acheminement de la propagande électorale, nous avons tiré les leçons de des dysfonctionnements constatés en 2021, lors d’un double scrutin incluant une semaine d’écart seulement entre les deux tours, Nous avons ainsi conclu un marché pérenne avec La Poste et conçu un plan d’organisation robuste. Cela a permis de mener avec succès les opérations de propagande lors des sept tours de scrutin suivants, y compris dans des délais très contraints en 2024. Chaque préfecture dispose désormais d’un plan de secours et les externalisations des mises sous pli ne sont accordées que par dérogation, après une analyse rigoureuse des garanties proposées par le prestataire choisi par la préfecture. Cette organisation, bien que sollicitant fortement les services de l’État, garantit l’égalité d’information des électeurs.

Plus de 70 000 bureaux de vote sont ouverts simultanément lors de chaque scrutin, assurant un maillage dense et un accès aisé pour tous les citoyens. Les membres des bureaux de vote peuvent bénéficier de formations en lien avec le Centre national de la fonction publique territoriale et s’appuyer sur un guide du bureau de vote, actualisé en 2024, de même que sur l’accompagnement permanent des préfectures le jour du scrutin. Les dysfonctionnements, bien que possibles, restent ponctuels et peuvent être soumis à l’appréciation du juge électoral.

Pour conclure, l’organisation des élections sur la période 2017-2023 a fait l’objet d’une enquête de la Cour des comptes, dont les conclusions publiées en septembre dernier démontrent la robustesse du système électoral français et des dispositions prises par le ministère de l’intérieur pour garantir l’exercice du droit de vote de chaque électeur.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il est possible de radier des électeurs des listes électorales dans la période de six semaines au cours de laquelle il est impossible de se réinscrire pour une élection nationale. Considérez-vous que c’est normal ou qu’une modification législative serait nécessaire ? Cette situation peut en effet empêcher des citoyens de participer à des élections nationales s’ils sont radiés d’une liste sans être inscrits ailleurs.

Estimez-vous que cette durée de six semaines est suffisante ? Par exemple, lors d’une dissolution de l’Assemblée nationale, nous n’avons que trois semaines pour organiser les élections législatives, ce qui ne permet pas aux citoyens de se réinscrire s’ils constatent qu’ils sont mal inscrits ou non inscrits.

Concernant les mesures que vous mettez en place pour faciliter l’inscription, et sachant que la mal-inscription est un phénomène massif, j’avais adressé une série de propositions à la ministre Sabrina Agresti-Roubache en mars 2024. Je voudrais savoir si elle vous en a fait part. Ces propositions incluaient de mener des campagnes d’inscription dans les universités et les IUT, où la mal-inscription est fréquente ; d’ajouter des questions sur la situation électorale dans le cadre de la déclaration de revenus ; d’organiser des campagnes d’affichage, notamment sur les réseaux sociaux ; d’envisager l’information par SMS, qui a un taux d’ouverture élevé. Réfléchissez-vous à l’utilisation des SMS comme outil d’information sur l’inscription électorale ? Vous avez mentionné des partenariats avec les réseaux sociaux. Pouvez-vous nous en dire plus ?

J’aimerais avoir votre avis sur des propositions à plus long terme, notamment l’idée d’une inscription automatique sur les listes électorales. La France est en effet l’un des rares pays où une démarche volontaire est nécessaire pour s’inscrire ou mettre à jour son inscription. Avez-vous envisagé la possibilité d’une inscription automatique sur les listes électorales et ses éventuelles limites ?

Par ailleurs, concernant l’outil de vérification de l’inscription sur les listes électorales, j’avais précédemment interrogé monsieur Darmanin lors d’une séance de questions au Gouvernement. Cet outil était très utilisé, notamment par les personnes faisant du porte-à-porte pour vérifier l’inscription des citoyens et les encourager à s’inscrire si nécessaire. Cependant, l’ajout de l’étape France Connect a rendu cette pratique inefficace, les personnes étant réticentes à partager leurs codes France Connect. La justification donnée était le risque potentiel d’accès à l’adresse des personnes via leur inscription électorale. Or les informations disponibles se limitent généralement à la ville et au bureau de vote, ce qui ne permet pas de déterminer si la personne est correctement inscrite. Pensez-vous qu’il soit vraiment nécessaire de maintenir France Connect pour cet outil, sachant que cela entrave les campagnes d’inscription sur les listes électorales ?

Mme Mariam Pontoni, adjointe au chef du bureau des élections politiques. Concernant les radiations des listes électorales, la législation actuelle confère le pouvoir de radiation pour perte d’attache communale aux maires. Cette procédure est aujourd’hui moins utilisée en raison de la radiation automatique lors de l’inscription dans une autre commune. Néanmoins, ce pouvoir subsiste pour le maire et est encadré par des dispositions légales strictes. Pour procéder à une radiation, le maire doit s’appuyer sur des preuves tangibles démontrant que la personne ne réside plus à l’adresse indiquée, comme le retour d’une carte électorale ou d’un pli électoral pour non-distribution. Une procédure contradictoire est ensuite menée par le maire avant toute décision de radiation. À chaque étape, l’électeur peut faire appel, d’abord auprès de la commission de contrôle des listes électorales, puis devant le tribunal judiciaire si nécessaire. En cas de non-respect de la procédure contradictoire, l’électeur peut saisir directement le tribunal judiciaire.

Il est vrai que dans les six semaines précédant un scrutin, une personne radiée ne peut pas se réinscrire ailleurs, ce qui peut poser problème si elle a effectivement déménagé. Nous ne disposons pas actuellement de données précises sur le nombre de radiations pour perte d’attache communale effectuées durant cette période. Ce sujet, soulevé par la Cour des comptes, est en cours d’examen au ministère. Deux questions principales se posent : d’une part, quantifier le nombre de radiations pour évaluer l’ampleur du problème et, d’autre part, étudier la possibilité d’une dérogation permettant la réinscription de l’électeur dans ce cas spécifique durant les six semaines précédant le scrutin.

Ce délai de six semaines représente le minimum nécessaire pour l’organisation des communes. Les inscriptions sont possibles jusqu’au sixième vendredi précédant le scrutin ; s’ensuit le traitement des dossiers par les communes, particulièrement chargé durant la dernière semaine. La commission de contrôle des listes électorales se réunit ensuite entre le vingtquatrième et le vingtième jour avant le scrutin, période durant laquelle toutes les radiations et inscriptions sont rendues publiques. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs souligné, dans sa décision du 20 juin 2024 relative aux élections législatives anticipées, que ce délai de six semaines représentait un minimum pour l’organisation du scrutin, d’autant plus que dans la plupart des communes, les services chargés des inscriptions gèrent également l’organisation des élections.

Mme Fabienne Balussou. Concernant la problématique de la mal-inscription évoquée par monsieur le rapporteur, il est important de clarifier ce que recouvre ce terme. Selon l’étude de l’Insee de 2024, sur les 7,7 millions de personnes inscrites hors de leur commune de résidence principale en 2022, on distingue plusieurs catégories : 2,2 millions de jeunes de moins de 26 ans, qui ont légalement la possibilité d’être inscrits chez leurs parents ; 1,7 million de personnes ayant récemment déménagé et potentiellement en cours de réinscription ; 3,7 millions de personnes sans caractéristiques particulières, sachant que certains électeurs, même au-delà de 26 ans, peuvent légitimement rester inscrits sur le lieu de leur résidence secondaire s’ils y ont des intérêts avérés. Les non-inscrits sont estimés à environ 2,9 millions d’électeurs.

Face à ces constats, nous avons réfléchi à des moyens visant à redynamiser l’inscription sur les listes électorales et à encourager la mise à jour en cas de déménagement, d’où les démarches proactives mentionnées précédemment.

Concernant votre suggestion d’utiliser les SMS, dont nous n’avons pas été spécifiquement saisis, elle soulève des questions liées à la disponibilité des numéros de téléphone et à l’alimentation du REU. Des réflexions sont néanmoins en cours sur ce point. Quant à l’inscription automatique, elle nécessiterait une refonte importante du système actuel, dans lequel le maire joue un rôle central pour gérer les inscriptions sur la liste électorale. Bien que nous ayons déjà un système d’inscription d’office pour les jeunes lors de leur première inscription, une automatisation plus poussée soulèverait des questions culturelles et pratiques propres à la France.

Pour mettre en place un tel système, il faudrait pouvoir connaître précisément l’adresse et la nationalité de chaque électeur à tout moment. Deux modèles existent ainsi chez nos voisins européens : premier modèle, le registre de population, contenant au minimum le nom, le prénom, la filiation, l’adresse, le lieu et la date de naissance, la nationalité et éventuellement des informations sur la propriété. Un tel registre n’existe pas en France, notamment pour des raisons culturelles et historiques. Second modèle, la déclaration obligatoire de résidence auprès de la mairie, comme en Allemagne ou en Suisse. L’adoption de l’une ou l’autre de ces options nécessiterait un changement significatif des pratiques actuelles en France.

M. le président Thomas Cazenave. Tout d’abord, concernant l’objet de notre commission d’enquête sur la bonne tenue des élections, pouvez-vous nous indiquer le nombre d’irrégularités constatées et consignées par le ministère de l’intérieur lors des dernières élections législatives ? Comment ont-elles évolué ces dernières années et décennies ? Au-delà des irrégularités, avez-vous un recensement des difficultés rencontrées dans la tenue des bureaux de vote, incluant les dégradations de matériel, l’arrachage d’affiches, etc. ? Pouvez-vous nous décrire le déroulement des dernières élections et son évolution, en abordant à la fois les irrégularités et les difficultés rencontrées ?

Vous avez ensuite indiqué ne pas disposer de chiffres concernant les radiations pour perte d’attache communale. Est-il possible d’obtenir ces données, notamment pour les six semaines précédant le scrutin ? Si oui, pouvez-vous en donner une analyse territoriale ? Certaines communes se caractérisent-elles par une pratique plus importante de ces radiations, particulièrement lors des dernières élections ?

Pourriez-vous revenir sur la décision de geler les machines à voter ? Les maires qui les utilisent et l’association des maires qui en défendent la promotion se retrouvent dans une situation délicate. Quelle est la position du ministère de l’Intérieur à ce sujet ? Pourquoi maintenir ce moratoire plutôt que de lever ce gel ?

Vous avez indiqué que les procurations seraient 100 % dématérialisées en 2024. Cependant, il me semble qu’il subsiste toujours un acte matériel dans l’usage de la procuration, notamment celui de se rendre au commissariat. Pouvez-vous préciser ce point ? Pourriez-vous également revenir sur l’utilisation de l’identité forte et expliquer en quoi cela permettrait une dématérialisation complète et favoriserait l’utilisation des procurations ?

Étudiez-vous l’impact des réseaux sociaux sur la bonne tenue des élections ? Ce sujet, évoqué avec l’Arcom, est-il une préoccupation pour le ministère de l’intérieur, notamment en ce qui concerne les risques d’ingérence étrangère et de manipulation de l’opinion ?

Enfin, au-delà de la bonne tenue des élections, les travaux de cette commission d’enquête ont soulevé la question de la participation électorale. Quelles sont les réflexions du ministère de l’intérieur pour favoriser le retour aux urnes ? Envisagez-vous des mesures pour faciliter le vote à distance, le vote sur plusieurs jours ou même le vote obligatoire ?

Mme Sylvie Calvès, cheffe du service des élections, de la lutte contre la fraude et de l’innovation numérique. En ce qui concerne les dysfonctionnements dans les scrutins, la meilleure source d’information réside dans les décisions prises par les juges sur les contentieux dont ils sont saisis. Pour les dernières élections législatives, nous avons eu 84 contentieux, dont 16 sont encore en cours d’examen devant le Conseil constitutionnel. Depuis 1959, nous comptons seulement 77 annulations d’élections. Ces chiffres concernent les irrégularités majeures portées devant le juge.

Il faut également noter que les électeurs ont la possibilité de signaler des irrégularités observées lors du déroulement des votes sur les procès-verbaux. Ces observations sont analysées à chaque niveau de recensement des votes et annexées aux différents procès-verbaux. Enfin, tout électeur peut contester le résultat des élections, et il appartient alors au juge d’apprécier la validité de ces contestations.

Mme Fabienne Balussou. Le moratoire sur les machines à voter est en place depuis 2008. Cette décision a gelé la possibilité pour les communes de se doter de nouvelles machines à voter, bien que celles qui en disposaient déjà puissent continuer à les utiliser. Ce moratoire a été instauré en raison des risques potentiels en termes de sécurité informatique, soulevés notamment par l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI).

En décembre 2021, le Gouvernement a remis au Parlement un rapport sur les possibilités de recourir à des machines à voter intégrant des dispositifs de sécurisation, fondées sur les préconisations de l’ANSSI. L’une des pistes envisagées était l’utilisation de machines permettant l’édition d’un bulletin papier pour vérification et audit du vote, pratique déjà en place dans d’autres pays comme la Belgique. En 2023, mes services et des équipes de l’ANSSI ont rencontré l’association des villes pour le vote électronique ainsi que l’entreprise France Élections pour discuter des enjeux techniques. Le sujet reste à l’étude.

Mme Mariam Pontoni. Concernant les procurations, depuis 2024, nous avons effectivement mis en place une procédure 100 % dématérialisée. Le contrôle au commissariat ou en brigade de gendarmerie a été remplacé par un contrôle via France Identité pour les utilisateurs disposant du niveau certifié, ce qui nécessite une carte d’identité au nouveau format, l’application France Identité et une vérification biométrique en mairie. Cette procédure a été très appréciée lors des élections européennes et législatives, puisqu’elle permet aux électeurs de valider leur procuration en quelques minutes depuis chez eux. Ce niveau certifié est conforme aux règlements européens en matière de vérification d’identité pour les démarches sensibles.

S’agissant des radiations pour perte d’attache communale dans les six semaines précédant le scrutin, nous pourrions obtenir les chiffres auprès de l’INSEE et nous sommes en train de regarder comment. Nous ferons le maximum.

M. Alex Gadré, chef du bureau des élections politiques. En réponse à votre interrogation sur le dispositif de prévention des ingérences étrangères et de régulation des réseaux sociaux, le ministère de l’intérieur est pleinement investi dans le cadre d’un écosystème interministériel assez dense et complexe, en lien avec l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), qui est la première concernée, en application, en particulier, des dispositions de la loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique (SREN), dans un certain nombre de dispositifs qui permettent d’imposer des obligations renforcées à l’attention des réseaux sociaux et des plateformes numériques, dans l’objectif notamment de prévenir des ingérences étrangères. La mission principale du bureau des élections politiques consiste à superviser l’ensemble des opérations électorales, dans le cadre d’une circulaire de sécurisation des opérations de vote, et à sensibiliser les préfets à la lutte contre les ingérences et aux dispositifs de signalement qui s’appuient sur Viginum,  service créé en 2017 afin de prévenir et faire connaître toute tentative d’ingérence, et notamment de campagne de désinformation. Son travail est extrêmement dense. Pour la régulation des réseaux sociaux, en cas d’imputation pénale, le dispositif Pharos est intégré au ministère de l’intérieur. Dans les faits, le bureau des élections relaie ce dispositif et est intégré à cet écosystème de veille, lequel relève en premier lieu de l’Arcom, de Viginum et de Pharos.

Mme Fabienne Balussou. Vous nous interrogez sur les réflexions qui pourraient être conduites sur la façon de favoriser davantage encore les inscriptions et la participation des concitoyens au scrutin. Mon propos liminaire cherchait à vous démontrer que nous avons conduit un certain nombre de réflexions et introduit un certain nombre de démarches de façon proactive pour favoriser la sensibilisation aux inscriptions sur liste électorale. À ce stade, et je parle sous contrôle de mes équipes, nous n’avons pas investigué le champ que vous nous avez décrit des modalités nouvelles que pourraient être le vote sur plusieurs jours ou d’autres aspects de mobilisation autour du scrutin, le vote par Internet étant une modalité qui existe, pour les Français de l’étranger, et qui est pilotée par le ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

M. le président Thomas Cazenave. Il n’existe donc pas de travaux ni d’études au ministère de l’intérieur sur l’opportunité de changer les modalités de vote, par exemple en étendant le vote à distance sur le territoire national, en envisageant un vote sur plusieurs jours et autres questions ?

Mme Fabienne Balussou. Depuis que je suis en poste à la DMATES, c’est-à-dire depuis le mois d’août 2023, ce ne sont pas des questions sur lesquelles nous avons été amenés à travailler. Sur le vote par Internet, nous avons été saisis par le ministère des affaires étrangères, mais la réflexion n’a pas prospéré et nous n’avons pas engagé de démarche particulière en lien avec nos autorités.

Mme Mariam Pontoni. Nous avons pu en échange également avec d’autres pays pour déterminer si le changement de modalité de vote peut augmenter ou non la participation. Mes collègues canadiens notamment m’ont expliqué que ce sont toujours les mêmes personnes qui votent et qu’ils n’arrivent pas à enrayer la baisse de la participation.

Le vote par Internet est en place pour les Français l’étranger pour répondre à leurs caractéristiques très spécifiques. Dans cette mesure, nous considérons que faciliter au maximum leur vote a du sens. Les Français résidant sur le territoire national sont dans une autre situation, puisqu’il existe 70 000 bureaux de vote et que ce maillage est justement conçu pour qu’un bureau de vote soit à côté de chaque électeur. Par ailleurs, le vote par Internet peut présenter un risque de contentieux en cas de dysfonctionnement. Les études menées dans les autres pays montrent ainsi que le vote par Internet a tendance à faire baisser la confiance dans le vote. En effet, il est possible de demander de recompter les résultats sortis des urnes, mais pas en cas de vote par Internet.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le ministère de l’intérieur estime donc que le vote sur Internet créerait plus de difficultés que de bénéfice. J’ai été interpellé par ce que vous avez dit : « Nous avons été saisis par le ministère des affaires étrangères. » Est-ce pour des raisons techniques, parce que des problèmes se sont posés, notamment pour accéder au site Internet lors des élections de 2022 ? Avez-vous été saisis sur la possibilité d’une extension de ce vote sur Internet ? Par ailleurs, puisque vous avez parlé des risques en termes de rapport des citoyens au vote par Internet et au vote papier, n’existe-t-il pas un risque de manipulation des résultats et d’ingérence étrangère, certaines personnes pouvant par exemple essayer de “hacker” le serveur qui donne les résultats ? On sait par exemple que les Suisses, qui utilisent le vote par Internet, mettent en place des programmes de “bug bounty” afin de déceler les bugs dans leur système. Réfléchissez-vous à ce sujet ?

M. Alex Gadré. Il est important de rappeler que le vote par Internet est principalement piloté par le ministère des affaires étrangères, qui est responsable de l’organisation des opérations électorales pour les Français établis hors de France. Notre implication fait suite aux annonces du ministre Jean-Noël Barrot lors de la conférence des ambassadeurs, évoquant des réflexions sur l’extension du vote par Internet pour certains scrutins.

Il convient de souligner que ce système présente des vulnérabilités notamment face aux risques de piratage et aux problèmes de performance, comme l’ont démontré les annulations survenues lors du précédent scrutin. La vigilance doit être renforcée, particulièrement si on envisage d’étendre ce dispositif aux scrutins à circonscription nationale. Dans ce cas, le Conseil constitutionnel pourrait être amené à invalider l’ensemble de l’élection en cas d’irrégularité.

Le vote papier bénéficie d’un haut niveau de confiance de la part des électeurs français. Ce système est généralement peu contesté devant les juridictions, hormis quelques cas liés à la comptabilisation des procès-verbaux. Sa robustesse, sa transparence et la possibilité de contrôle précis par les électeurs et le juge en font un dispositif particulièrement fiable.

M. le président Thomas Cazenave. Avez-vous des informations sur les difficultés rencontrées lors des opérations de vote, au-delà des décisions de justice ? Le ministère de l’intérieur dispose-t-il d’un système pour agréger toutes les difficultés constatées lors de la tenue des élections ? Ces données pourraient être utiles pour éclairer les travaux de la commission d’enquête sur le bon déroulement des élections.

Mme Sylvie Calvès. Nous ne disposons pas d’un recensement global des difficultés rencontrées. Notre suivi se concentre sur les aspects liés à l’organisation des scrutins, notamment la distribution de la propagande électorale. Nous suivons par exemple le nombre de plis non distribués. Cependant, nous ne centralisons pas les informations concernant les incidents qui pourraient survenir au sein des bureaux de vote.

M. Alex Gadré, rapporteur. Il existe deux catégories principales de dysfonctionnements et d’irrégularités. Pour chaque élection, une commission de contrôle et de recensement des votes est mise en place en préfecture. Présidée par un magistrat indépendant, elle vérifie tous les procès-verbaux et les compare aux données remontées dans le système d’information. Ces procès-verbaux sont centralisés en préfecture et connus du ministère de l’intérieur. Il est important de noter que toutes les irrégularités ne conduisent pas nécessairement à l’annulation de l’élection. Par exemple, lors des dernières législatives, sur 84 requêtes introduites devant le Conseil constitutionnel, plus des deux tiers ont été rejetées, 16 étant encore en cours d’examen.

Par ailleurs, concernant les dispositifs directement pilotés par le ministère de l’intérieur, nous assurons un suivi précis, notamment sur la distribution de la propagande. Nous surveillons attentivement le taux de plis non distribués, fixé par nos marchés. Grâce à l’organisation mise en place suite à l’affaire Adrexo, les préfectures peuvent aujourd’hui contrôler et intervenir efficacement en cas de dysfonctionnement.

M. Kévin Pfeffer (RN). Bien que la distribution de la propagande électorale se soit effectivement améliorée depuis les problèmes de 2021, des difficultés persistent pour les candidats et les partis. Les délais de livraison imposés sont de plus en plus courts, parfois plus de dix jours avant le scrutin, ce qui pose problème notamment pour les seconds tours. La décentralisation des décisions entraîne en outre des disparités entre les départements concernant les dates de livraison. De plus, la multiplication des points de livraison complique la logistique. Le ministère est-il conscient de ces problématiques ? Quelles solutions envisagez-vous ? Une uniformisation des consignes données par les préfectures serait souhaitable.

Par ailleurs, la composition et le fonctionnement des commissions de propagande semblent obsolètes. Ne faudrait-il pas faire évoluer le code électoral pour mieux l’adapter à la réalité actuelle de l’organisation des élections ?

Enfin, concernant le serpent de mer de la dématérialisation de la propagande électorale, quelles sont les réflexions actuelles de vos services ? Bien que nous y soyons généralement opposés, estimant que la réception physique de la propagande contribue à la mobilisation des électeurs, la question pourrait se poser pour les Français de l’étranger. En effet, la distribution est souvent aléatoire et tardive, et le coût estimé à 3,5 millions d’euros pourrait représenter une source d’économie.

M. Christophe Kirgo, adjoint au chef de bureau des élections politiques. Tout d’abord, sur les délais d’impression de la propagande et sa validation par la commission de propagande, il est important de comprendre les contraintes temporelles, particulièrement en cas de dissolution. Le délai constitutionnel de vingt jours pour organiser l’élection impose un processus serré. Ce dernier se déroule ainsi : après l’impression par les candidats, la mise sous pli est effectuée soit en régie dans les préfectures, soit par un routeur externe spécialisé dans le courrier industriel. Cette opération est complexe et chronophage, nécessitant généralement une semaine à dix jours, selon le volume des plis. Pour les élections européennes, par exemple, avec une moyenne de vingt-sept documents par pli, le temps de traitement est considérablement plus long. L’acheminement doit être finalisé le mercredi précédant le scrutin pour le premier tour et le jeudi pour le second tour, conformément au code électoral. Ces délais contraints imposent une coordination précise entre l’impression, la mise sous pli et la distribution. Pour faciliter ce processus, le bureau des élections politiques communique en amont aux candidats via un mémento. Nous centralisons également les informations sur les lieux de livraison et les quantités maximales de propagande à imprimer.

Concernant les commissions de propagande, il est possible de solliciter un avis préalable du président de la commission avant sa tenue officielle. Cet avis usuel est ensuite confirmé dans le procès-verbal de la commission départementale de propagande. La composition de la commission, présidée par un magistrat et incluant un fonctionnaire désigné par le préfet ainsi qu’un représentant de l’opérateur postal, garantit son indépendance, son impartialité et son expertise. Cette commission joue un double rôle : juridique pour la validation des documents, et logistique pour coordonner l’ensemble du processus.

Les règles juridiques pour l’impression des documents sont relativement simples. Pour les circulaires, il s’agit principalement d’éviter l’utilisation des couleurs du drapeau national et d’un emblème national. Pour les bulletins de vote, les règles varient selon les élections mais se limitent généralement à l’inclusion des noms des candidats, et éventuellement de leurs remplaçants pour les élections législatives.

Enfin, la tenue des commissions de propagande est conditionnée par la clôture des candidatures. Il est donc impossible de les organiser avant la fin de cette période. Le bureau des élections recommande une date pour l’ensemble des préfectures, tout en permettant une certaine flexibilité pour s’adapter aux contraintes locales, notamment géographiques, afin d’assurer une distribution équitable à tous les électeurs.

Mme Fabienne Balussou. Depuis le bureau des élections politiques et la DMATES, nous n’avons pas une vision fine de l’organisation territoriale. Nous accordons une grande importance à ce que les préfets conservent la responsabilité de définir les détails des opérations, car ils connaissent mieux que nous les réalités du terrain et les difficultés spécifiques que peuvent rencontrer les acteurs locaux.

M. Vincent Caure (EPR). En tant qu’élu de la circonscription de l’Europe du nord, je souhaite apporter un éclairage sur le vote des Français de l’étranger. Je sais que notre commission prévoit une audition dédiée à ce sujet. J’entends les risques d’ingérence et les difficultés évoquées, qui sont particulièrement pertinents dans le contexte mondial actuel. Cependant, je voudrais insister sur l’importance de faciliter l’accès au vote pour nos concitoyens à l’étranger, malgré les difficultés initiales inhérentes à toute nouvelle modalité de scrutin. Concernant la flexibilité, les contraintes de déplacement existent également pour les élections présidentielles ou européennes sur le territoire national. Je m’interroge donc sur les obstacles potentiels et les pistes envisageables pour étendre le vote à distance. Serait-il possible d’envisager une extension, peut-être pas pour un scrutin à circonscription unique pour les Français de l’étranger, mais pour les circonscriptions sur le territoire national ?

Par ailleurs, je suis favorable à la modernisation de l’envoi de la propagande électorale pour les Français de l’étranger. Les risques juridiques évoqués pour le vote en ligne doivent également être pris en compte lorsque la propagande électorale arrive altérée ou en retard, ce qui peut induire en erreur les électeurs éloignés des sources d’information.

Enfin, serait-il envisageable, peut-être uniquement pour les Français de l’étranger, d’opter pour un envoi dématérialisé de la propagande électorale, en utilisant la liste électorale consulaire déjà largement exploitée ? Je poserai également cette question à l’administration du ministère des affaires étrangères.

Mme Fabienne Balussou. Effectivement, comme vous l’avez souligné, nous sommes sur un domaine qui relève principalement du Quai d’Orsay et non du ministère de l’intérieur. Comme l’a expliqué le chef du bureau des élections, nous sommes une force concourante mais pas décisionnaire dans l’organisation du vote pour les Français de l’étranger. Néanmoins, nous pouvons vous apporter des éclairages complémentaires sur certains points que vous avez soulevés.

M. Alex Gadré. Le vote par Internet soulève deux enjeux principaux, en dehors du cadre juridique que nous avons longuement abordé. Premièrement, il y a le risque d’ingérence et les enjeux de sécurité des systèmes d’information. Le ministère de l’intérieur maintient ses réserves traditionnelles à ce sujet. Deuxièmement, concernant l’avantage en termes de flexibilité et de disponibilité, permettez-moi de rappeler deux points. D’une part, les chiffres sont éloquents : lors du dernier scrutin, nous avons constaté un taux de recours élevé au vote par Internet chez les Français de l’étranger, atteignant environ 75 %. Cependant, nous savons que cela a peu d’influence marginale sur la participation électorale. La grande majorité des électeurs qui utilisent le vote par Internet auraient voté de toute façon, ce n’est donc pas nécessairement un facteur incitatif. D’autre part, un point fondamental auquel le ministère est très attaché : ce que l’on peut gagner en flexibilité, on le perd en rituel républicain. La symbolique du vote, consubstantielle à la démocratie française depuis plus de 150 ans, est très importante. Le fait de se rendre au bureau de vote avec sa carte d’électeur ou sa carte nationale d’identité, de faire son choix dans le secret de l’isoloir, de glisser son bulletin dans l’urne, d’être appelé, de signer la liste d’émargement et d’entendre « A voté » constitue un ensemble de gestes qui forment un rituel républicain fort auquel le ministère est attaché, nonobstant la position qui sera celle du ministère des affaires étrangères en la matière.

M. Jean-Victor Castor (Gauche démocrate et républicaine). La taille de nos territoires dans les outre-mer pose des défis considérables. Par exemple, la Polynésie a une superficie équivalente à celle de l’Europe, ce qui complique grandement la campagne électorale et la distribution du matériel de vote. Je suis particulièrement sensible aux questions liées à la taille, à l’isolement et à l’enclavement de nos territoires, tant en termes de mobilité que d’insuffisance du maillage numérique. Paradoxalement, en Guyane, d’où partent les satellites, à peine 20 % du territoire est couvert par le réseau numérique.

Permettez-moi d’illustrer ces difficultés par un exemple concret. Dans ma circonscription, qui partage 700 kilomètres de frontière avec le Brésil, nous avons rencontré un problème dans la commune de Camopi. À 10 heures du matin, il n’y avait plus de bulletins à mon nom dans le bureau de vote. Il a fallu interpeller le préfet, qui a d’abord demandé au maire de faire des photocopies, ce que j’ai contesté, puis a réquisitionné un hélicoptère pour acheminer des bulletins. Il faut savoir que Camopi comprend non seulement le bourg principal, mais aussi un bureau de vote à Trois-Sauts, qui peut être à trois ou quatre jours de trajet en saison sèche. Ces conditions particulières nécessitent une approche spécifique, peut-être similaire à celle des circonscriptions de l’étranger. Il est crucial d’adapter les procédures à tous les niveaux, dès l’inscription des candidats.

L’isolement et l’enclavement posent également des problèmes pour la campagne électorale. Dans les communes situées le long des fleuves, la préfecture ne met pas de pirogues à disposition des candidats. Il n’y a pas de transports en commun. Cela favorise les candidats les plus fortunés qui peuvent payer des transporteurs pour amener des électeurs, souvent avec leurs bulletins de vote déjà en main. Cette pratique est connue et perdure depuis des décennies sans que personne n’intervienne.

Concernant la propagande audiovisuelle e, nous rencontrons un problème majeur. La propagande nationale fait référence à un vote le dimanche alors que, dans certains territoires comme la Guadeloupe, nous votons le samedi. Cela crée une confusion chez les électeurs, ce qui explique en partie les faibles taux de participation, souvent autour de 25 à 30 %.

J’aurais souhaité que les maires de l’Association des communes et collectivités d’Outre-mer (ACCD’OM) soient auditionnés pour qu’ils puissent exposer les difficultés qu’ils rencontrent dans l’organisation des élections sur nos territoires.

Les procurations posent également problème. Les procurations papier, envoyées par La Poste, n’arrivent presque jamais à temps.

Tous ces éléments démontrent que les conditions d’organisation des élections dans nos territoires ne garantissent pas un fonctionnement véritablement démocratique, que ce soit pour la mise en place des candidatures, la propagande, ou même parfois le dépouillement. Les mairies peinent à trouver du personnel pour le jour du scrutin, et les candidats ont du mal à mobiliser suffisamment de personnes pour participer au dépouillement en raison de l’éloignement et des coûts associés.

M. le président Thomas Cazenave. Nous allons examiner avec le rapporteur la possibilité d’organiser une audition qui permettrait de bien comprendre les spécificités et les contraintes de l’organisation des élections dans ces territoires.

Mme Fabienne Balussou. Je tiens à préciser que nous travaillons en étroite collaboration avec le ministère des outre-mer pour la préparation des scrutins et l’élaboration des textes encadrant les campagnes électorales. Pour les scrutins nationaux, nous prenons en compte les spécificités juridiques et organisationnelles des outre-mer. Le ministère des outre-mer est d’ailleurs pilote dans l’organisation des scrutins territoriaux, et nous agissons en tant que force concourante. Je voulais vous assurer que nous sommes pleinement conscients de la spécificité de l’organisation des élections dans les territoires ultramarins.

M. Christophe Kirgo. Concernant les spécificités de l’envoi de propagande électorale pour les outre-mer, le ministère de l’intérieur adapte les modalités d’envoi des bulletins de vote et de la propagande électorale aux territoires ultramarins. Nous avons mis en place des procédures spécifiques pour de nombreux départements d’outre-mer. Les partis politiques peuvent faire appel à des imprimeurs locaux, ce qui permet d’imprimer la propagande sur place et facilite l’acheminement. Pour la Polynésie française, qui représente un cas particulier, nous effectuons des largages aériens sur les territoires les plus reculés afin de garantir l’accès au vote dans tous les bureaux.

L’objectif de l’organisation des élections est d’adapter à la fois les pratiques organisationnelles et le droit aux spécificités des territoires ultramarins, en tenant compte de leurs situations particulières pour assurer un scrutin sincère dans l’ensemble de ces territoires.

Concernant les dysfonctionnements constatés en outre-mer lors des dernières élections, nous n’avons pas relevé de problèmes significatifs. Les taux de plis non distribués sont relativement proches de ceux constatés en métropole. Pour les bureaux de vote particulièrement isolés, des moyens exceptionnels sont déployés, comme l’acheminement par hélicoptère d’un bureau de vote en Guyane, une situation qui a été dûment consignée et gérée de manière transparente.

Sur le plan logistique, La Poste dispose d’une organisation territoriale spécifique et n’hésite pas à déployer des renforts, notamment de son personnel de direction, dans les départements ultramarins pour piloter les opérations dans les situations particulièrement complexes. Au niveau central, le bureau des élections politiques assure une veille continue, jour et nuit, pour gérer les enjeux liés aux décalages horaires. Nous recevons des informations en temps réel, ce qui nous permet de pallier les éventuels dysfonctionnements pour les départements d’outre-mer, notamment sur les aspects matériels.

M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). Tout d’abord, concernant la vérification de l’inscription sur les listes électorales, il semble que l’utilisation de France Connect soit désormais nécessaire. Cette procédure pourrait être perçue comme une complexification par rapport au système précédent. J’aimerais avoir plus d’informations à ce sujet.

Ensuite, concernant la possibilité d’étaler le vote sur plusieurs jours, j’avais personnellement évoqué une autre idée : faire des jours d’élection des jours fériés. Cette proposition est fondée sur le constat que de nombreux électeurs travaillent le dimanche et n’osent pas toujours demander une autorisation à leur employeur pour aller voter, malgré ce que permet la loi. En Bolivie, où j’ai mené une partie de mes recherches doctorales, le vote est obligatoire, le vote blanc est reconnu et les jours d’élection sont fériés. Ces dispositions ont conduit à une augmentation considérable de la participation électorale.

Enfin, je souhaite aborder la question des machines à voter. Dans ma circonscription, deux tiers des électeurs votent avec ces machines. Nous avons auditionné l’association des maires qui défend cette méthode, ainsi que des informaticiens qui ont soulevé des problèmes de fiabilité et de risques de piratage. Plus fondamentalement, ces machines posent un problème de vérification des votes, laquelle vérification, par nature, n’est pas possible avec ce système. Étant donné que le moratoire sur les machines à voter existe depuis 2008 et que cette situation crée une disparité entre les électeurs, je m’interroge : si les craintes exprimées par la littérature scientifique sont toujours d’actualité, pourquoi ne sommes-nous pas déjà revenus au vote papier ? Ce dernier permet, par sa forme, l’exercice d’un rituel républicain important.

Mme Mariam Pontoni. Concernant France Connect, nous avons pris cette décision suite à un signalement de la CNIL. Une requête massive avait en effet été envoyée par un individu violent recherchant son ex-conjointe, ce qui a mis en lumière un problème de protection des données personnelles contenues dans les listes électorales. Pour résoudre ce problème, nous avons décidé de permettre à la seule personne concernée d’avoir accès à ses informations personnelles via France Connect ou un via compte service public, qui est facile à créer. Cette évolution, mise en place en 2024, a été saluée par la Cour des comptes et devrait être maintenue pour des raisons de sécurité des personnes.

Quant à l’idée de faire du jour d’élection un jour férié, il faut noter que le vote a historiquement lieu le dimanche précisément parce que c’est un jour non travaillé. En France, l’expérience montre que les jours fériés ou les ponts ont tendance à faire baisser la participation électorale. Nous ne sommes pas certains qu’un jour férié augmenterait la participation, mais c’est un sujet qui n’a pas été étudié en profondeur.

Mme Fabienne Balussou. La question des machines à voter est toujours à l’étude. L’ANSSI n’a pas totalement exclu leur utilisation, mais a émis des recommandations spécifiques. Ces recommandations visent à garantir la vérification et le caractère auditable du vote, notamment par l’impression d’un bulletin en parallèle du vote électronique. Ce système est déjà en place dans d’autres pays comme la Belgique et l’Inde, ce qui laisse la porte ouverte à son adoption en France. Il faut noter que les communes utilisant actuellement ces machines y sont très attachées, ce qui se traduit par des interpellations régulières du ministre de l’intérieur. Le ministère reste engagé dans un dialogue continu avec les élus sur ce sujet, d’où la poursuite des discussions et des études.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Concernant le recensement des incidents dans les bureaux de vote, il est important de noter que des perturbations volontaires du dépouillement nécessitant l’intervention de la police se produisent parfois. Ces incidents, consignés dans les documents officiels, devraient être remontés au niveau national pour en évaluer la fréquence. Cela permettrait de mieux comprendre les difficultés auxquelles sont confrontés les bénévoles dans les bureaux de vote.

Au sujet de la propagande électorale, bien que le système actuel avec La Poste soit plus simple qu’avec Adrexo, des problèmes persistent. J’ai l’exemple, dans ma circonscription, d’une commune nouvelle à cheval sur deux départements, où des erreurs d’envoi ont créé une confusion totale, des documents inadaptés ayant été envoyés en direction de deux circonscriptions ayant la même numérotation, dans deux départements distincts.

Cette situation soulève la question de l’efficacité du système actuel d’envoi de propagande électorale. L’envoi massif de documents papier, souvent ignorés par les électeurs, semble désuet. Cet envoi de surcroît est particulièrement coûteux, notamment dans les outre-mer. Ne pourrions-nous envisager un système mixte, alliant numérique et papier, pour réduire les coûts et l’impact environnemental tout en maintenant l’accessibilité pour tous ?

Enfin, concernant les recommandations de la Cour des comptes sur l’intégration des dépenses de campagne officielle dans les comptes de campagne, je m’interroge sur la faisabilité et la pertinence de cette mesure, étant donné la complexité actuelle de la gestion des dépenses de campagne.

M. Vincent Caure (EPR). Considérant les défis logistiques et les coûts importants liés à l’organisation des élections dans ces territoires, ne serait-il pas envisageable d’étendre le vote en ligne à nos concitoyens du Pacifique ou d’autres territoires ultramarins ? Cette option pourrait faciliter l’organisation des élections, augmenter la participation et réduire les coûts, notamment ceux liés au transport aérien du matériel. Les communes du Sud-Guyane, par exemple, pourraient constituer un territoire d’expérimentation intéressant pour ce dispositif.

M. Kévin Pfeffer (RN). Vous n’avez pas répondu à ma question précédente concernant les projets du ministère quant à la possible dématérialisation de la propagande électorale. Concernant l’utilisation de France Connect, j’ai effectué un test qui démontre que le système ne remplit pas son objectif de protection des données personnelles. En me connectant avec mon compte France Connect, j’ai pu non seulement consulter ma situation, mais aussi celle de n’importe qui d’autre, y compris celle de mon père. Bien que cela puisse permettre une traçabilité des consultations, cela soulève des questions importantes sur la protection de la vie privée.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai constaté, lors de mes démarches d’aide à l’inscription, que l’outil en ligne n’accepte pas les photos supérieures à 2 mégaoctets. Cela pose problème, car les téléphones portables actuels produisent des images plus lourdes, et il est difficile de les compresser sur le moment. Une modification de cette limite serait utile pour faciliter le processus d’inscription.

Concernant les réseaux sociaux, au-delà des ingérences étrangères, la question des fake news et de la manipulation de l’information par l’intelligence artificielle générative se pose. Cette technologie permet de créer des vidéos et des images falsifiées, pouvant faire croire qu’un candidat a dit quelque chose qu’il n’a pas dit en réalité. Avez-vous mis en place des outils pour contrer ce phénomène ? Envisagez-vous, notamment dans le cadre d’une élection présidentielle, des capacités d’intervention sur les réseaux sociaux pour faire retirer des contenus véhiculant de fausses informations, par exemple à la demande d’un candidat ? Ces questions font-elles partie de vos réflexions actuelles ? Des cas de manœuvres visant des candidats ont été observés dans des pays étrangers, ce qui est préoccupant.

Bien que l’Arcom soit le régulateur, elle semble ne pas disposer de pouvoir de sanction direct, celui-ci relevant désormais du niveau européen. Ne serait-il pas judicieux de lui confier un rôle de sanction autonome, si cela est envisageable ? Par ailleurs, au-delà des ingérences étrangères, un nouveau risque émerge : celui des ingérences capitalistes dans les élections. Certains milliardaires, qu’ils soient classés à droite, à l’extrême-droite ou au centre de l’échiquier politique, ont exprimé leur volonté de participer aux élections. Avez-vous les moyens d’étudier et de contrer cette influence potentielle des pouvoirs capitalistes ? Enfin, des révélations récentes concernant monsieur Boyard font état d’une campagne de diffamation qui aurait été orchestrée par le directeur de Canal Plus. C’est particulièrement inquiétant, d’autant plus que monsieur Boyard a été candidat à deux élections depuis le début de cette opération. Cette problématique, compte tenu de la puissance financière croissante de certains milliardaires, fait-elle partie des enjeux que vous surveillez ?

Mme Fabienne Balussou. Les incidents sont effectivement consignés dans les procès-verbaux et conservés en cas de contentieux. Cependant, nous ne disposons pas d’un suivi historique permettant une vision globale de la situation. Je précise cela sous le contrôle de mes collègues du bureau des élections. Nous manquons d’outils de pilotage qui permettraient, depuis Paris, d’avoir une vision d’ensemble synthétique de tous les incidents signalés dans les bureaux de vote et rapportés aux préfectures.

Mme Sylvie Calvès. L’envoi de la propagande électorale aux électeurs est une tradition française. La modifier impliquerait un changement significatif des habitudes des électeurs et des candidats, nécessitant un arbitrage politique important. Il convient toutefois de rappeler que le coût de l’envoi de la propagande électorale représente entre 50 et 65 % du coût total d’une élection. Par exemple, pour les élections législatives de 2022, cela a coûté 95 millions d’euros. Sur le cycle électoral 2019-2022, le coût total s’est élevé à 566 millions d’euros. Ces sommes considérables soulèvent des questions. L’impact environnemental est également majeur : pour le premier tour de l’élection présidentielle de 2022, plus de 1 milliard de pages ont été imprimées.

La dématérialisation de la propagande serait techniquement possible. Le ministère de l’intérieur a d’ailleurs mis en place l’application Programme candidat, qui contient tous les programmes et circulaires des candidats. Plusieurs options pourraient être envisagées, allant d’une dématérialisation totale à des dispositifs hybrides, comme l’envoi d’une lettre informative aux électeurs ou la possibilité pour eux de choisir de recevoir ou non la propagande électorale. Toute modification nécessiterait des changements législatifs, réglementaires et informatiques, ainsi que des études d’impact approfondies.

Concernant l’intégration des dépenses de la campagne officielle dans les dépenses électorales, la situation actuelle est complexe pour les candidats. Les dépenses de campagne sont gérées par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, tandis que le remboursement de la propagande électorale est effectué par le ministère de l’intérieur. Un avis du Conseil d’État de 2023 a ajouté à cette complexité en stipulant que le mandataire du candidat doit désormais gérer à la fois les dépenses de campagne et celles liées à la propagande électorale.

Des réflexions sont en cours pour intégrer les dépenses de propagande électorale dans les comptes de campagne. Cela pourrait impliquer une augmentation du plafond global des dépenses de campagne ou la création d’un double plafond. Ces changements nécessiteraient une expertise approfondie, notamment en ce qui concerne le calendrier des remboursements, actuellement différent pour la propagande électorale et les dépenses de campagne.

Mme Fabienne Balussou. Concernant l’extension du vote en ligne aux zones Pacifique et Sud-Guyane, je renvoie aux éléments évoqués précédemment sur la portée du vote en ligne. À ce stade, nous n’avons pas engagé de réflexion approfondie sur ce sujet. Je considère plutôt cela comme une proposition ou une piste d’étude. De même, la possibilité d’augmenter le poids des fichiers joints, notamment pour les photos lors de l’inscription en ligne sur les sites électoraux, est notée. Monsieur le président, si vous en êtes d’accord, nous considérerons ces deux aspects comme des propositions à étudier.

M. Alex Gadré. Il est important de rappeler le rôle central de l’Arcom dans le dispositif. Concernant l’élection présidentielle, la Commission de contrôle de la campagne en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP) joue aussi un rôle crucial. Présidée par le vice‑président du Conseil d’État, elle est composée de membres de la Cour de cassation, de la Cour des comptes et du Conseil d’État. Cette commission supervise l’ensemble des opérations et met traditionnellement en place une cellule de veille sur les questions liées aux réseaux sociaux. Il est essentiel de souligner que le ministère de l’intérieur, et notamment le bureau des élections, n’a pas vocation à intervenir dans ce cadre.

Je souhaite également attirer l’attention sur un autre dispositif issu de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information. Il s’agit de la procédure de référé prévue à l’article L. 163-2 du code électoral. Cette procédure permet, dans les trois mois précédant toute élection générale, de saisir le juge en cas d’allégations ou d’imputations inexactes, potentiellement des fake news, qu’elles soient ou non générées par l’intelligence artificielle. L’intelligence artificielle bouleversera probablement notre rapport à l’information et la caractérisation des faits. Cette procédure relève du juge, puisqu’elle fait intervenir le tribunal judiciaire, lequel statue dans un délai de 48 heures. Bien que peu utilisée jusqu’à présent, elle a été récemment complétée par la loi dite « SREN » et permet aux candidats comme aux participants de la campagne de s’en saisir sous le contrôle du juge des référés.

Mme Fabienne Balussou. Sur les pouvoirs de sanction de l’Arcom, nous ne disposons pas d’éléments techniques nous permettant d’apporter un éclairage particulier sur ce volet.

M. le président Thomas Cazenave. Je pense que le rapporteur attendait des informations sur les ingérences économiques. Ces éléments figureront peut-être dans le questionnaire écrit que vous nous adresserez.

Mme Fabienne Balussou. Concernant les ingérences, c’est plutôt l’Arcom qui est pilote, et la CNCCEP. Le ministère de l’intérieur, et particulièrement le bureau des élections, n’est pas directement concerné par ce champ d’action.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie vivement pour cette audition de grande qualité et vos réponses précises, qui seront complétées par vos réponses écrites.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique (DINUM), M. Florian Delezenne, chef du département opérateur des produits interministériels, Mme Linda Debernardi, cheffe du pôle Fédération d’identité des citoyens-FranceConnect (mercredi 12 février 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous accueillons madame Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique (Dinum), ainsi que monsieur Florian Delezenne, chef du département opérateur de produits interministériels, et madame Linda Debernardi, cheffe du pôle Fédération d’identité des citoyens. Je rappelle que la direction interministérielle du numérique est un service rattaché au Premier ministre qui a pour objectif et pour mission d’élaborer la stratégie numérique de l’État et de piloter sa mise en œuvre, et que c’est la Dinum. qui a développé le service FranceConnect, que nous avons eu l’occasion d’évoquer dans les auditions précédentes, notamment au sujet de l’inscription sur les listes électorales.

Si le vote renvoie à un acte et à un rite républicain un peu immuable, avec l’isoloir, l’urne et les bulletins papier, la dimension numérique a pris une part importante dans l’acte de vote et dans l’organisation des élections. Nous évoquions dans l’audition précédente le vote des Français de l’étranger. Un certain nombre de sujets ont trait à la dimension numérique : la sécurisation du vote à distance, les machines à voter, la simplification des procédures, l’inscription sur les listes ou encore les procurations avec identité forte.

Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire, avant un moment d’échange avec le rapporteur et les députés présents, mais auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Stéphanie Schaer, M. Florian Delezenne et Mme Linda Debernardi prêtent serment)

Mme Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique (Dinum). La Dinum est un service du Premier ministre dont les missions sont fixées par le décret du 25 octobre 2019, modifié par celui du 22 avril 2023. J’en ai pris la direction depuis le mois de septembre 2022. Tour de contrôle du numérique public, en quelque sorte, elle a pour mission d’élaborer la stratégie numérique de l’État, telle qu’adoptée au printemps 2023 dans sa dernière version, et de piloter la mise en œuvre de cette stratégie. Par rapport au sujet qui nous intéresse aujourd’hui, elle opère au moyen d’un dispositif nommé FranceConnect, qui est un levier de simplification pour l’authentification des usagers dans l’accès à leurs démarches en ligne, démarche proposée par la sphère publique. C’est une solution aujourd’hui bien établie, puisqu’elle est utilisée par 43 millions de Français, à qui elle permet de se connecter à 1 500 services en ligne. Elle fonctionne comme une fédération d’identités numériques qui permet aux citoyens de disposer d’un système simple d’authentification à un grand nombre de services en ligne, à partir d’un choix de fournisseurs d’identité qui restent limités et qui sont proposés par la Dinum dans ce cadre.

Le principe est simple. Un site en ligne de l’administration met en place le bouton FranceConnect. Au lieu de créer un compte spécifique pour chaque service en ligne, le citoyen peut utiliser l’une des identités qu’il a déjà, par exemple, celle des impôts ou celle d’Ameli, sans avoir à recréer chaque fois un compte et un mot de passe supplémentaires.

Sur le sujet plus spécifique des élections, FranceConnect est mobilisée dans trois démarches, dont deux sont portées par la direction de l’information légale et administrative (Dila) au sein de service-public.fr. Il s’agit de l’inscription sur les listes électorales et de la vérification de la situation électorale. La démarche portée directement par le ministère de l’intérieur permet d’accéder aux formulaires de procuration de vote. À cet égard également, FranceConnect permet d’accéder aux formulaires nécessaires.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le ministère de l’intérieur a déjà répondu à ma question portant sur la connexion à l’outil lors de la vérification de l’inscription sur les listes électorales. Je vous la repose quand même parce que, désormais, il est obligatoire d’utiliser l’outil FranceConnect. Un utilisateur cherchant son ex-conjointe a ainsi réussi à trouver dans quelle ville son ex-conjointe était inscrite sur la liste électorale. Heureusement, une interruption en cours de route a empêché qu’il la localise. Il s’agit donc de protéger les personnes qui seraient visées par une tentative de recherche du lieu où elles habitent. Néanmoins, une difficulté se pose : cet outil était très utilisé par les personnes aidant à l’inscription sur les listes électorales, or de ce fait cela est devenu beaucoup moins facile pour eux. Auparavant, il était ainsi possible de vérifier directement ce qu’il en était pour les personnes souhaitant savoir si elles étaient inscrites sur les listes électorales. Si elles ne l’étaient pas, il suffisait ensuite d’embrayer sur une inscription sur les listes électorales. Ce n’est plus possible aujourd’hui pour les associations, les partis politiques, ni pour tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, essaient d’encourager à cette inscription sur les listes électorales, sauf si la personne accepte d’entrer ses identifiants ou de se connecter sur son téléphone avec FranceConnect. Cette disposition ajoute une difficulté, parce que, dans ces opérations d’inscription sur les listes électorales, les personnes disposent de peu de temps et, parfois, on les dérange chez elles. N’existerait-il pas une manière d’empêcher des requêtes multiples pour essayer de trouver où habite une personne sans qu’il soit nécessaire de passer par FranceConnect, ce qui permettrait de continuer les campagnes d’inscription sur les listes électorales, qui sont très utiles ?

Par ailleurs, je crois que vous avez utilisé FranceConnect assez récemment pour les élections professionnelles. Avez-vous des retours sur le sujet ou pas ? Savez-vous combien de personnes ont utilisé l’outil ? Cela a-t-il permis une augmentation de la participation aux élections professionnelles ?

Dernière question : un certain nombre de dysfonctionnements ont affecté le vote des Français de l’étranger. Il semble que vous développiez un outil interne. Est-ce le cas ? Travaillez-vous sur un outil interne plutôt de passer par un prestataire de service ? Pourquoi passer par un prestataire de service si on est capable de gérer en interne un système électoral ?

Mme Stéphanie Schaer. Concernant l’utilisation de FranceConnect pour la vérification de la situation électorale, il est important de rappeler que cet outil est toujours proposé comme une option parmi d’autres pour vérifier l’identité. Dans le cas présent, l’alternative est le compte servicepublic.fr. FranceConnect a été conçu comme un outil de simplification pour faciliter l’accès aux démarches en ligne en utilisant une identité unique. La confiance des Français envers cet outil est en progression, puisqu’elle a atteint 79 % à la fin de l’année 2024, soit une augmentation de cinq points par rapport à l’année précédente.

Quant aux élections professionnelles de l’automne dernier, la Dinum a été sollicitée par le ministère du travail pour permettre l’utilisation de FranceConnect. Cette demande émanait de l’ensemble des parties prenantes, y compris les organisations syndicales et patronales, pour compléter la démarche courrier. Un arrêté a été pris pour autoriser son utilisation dans ce cadre. Cependant, l’impact a été limité, peu de connexions ayant été enregistrées pendant la période des élections.

Enfin, concernant le développement d’un dispositif de vote en ligne, notamment pour les Français de l’étranger, la Dinum n’a actuellement aucun projet en cours.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ma question initiale portait sur l’évolution du système de vérification de l’inscription sur les listes électorales. Auparavant, cette vérification ne nécessitait pas de connexion ; il suffisait d’entrer simplement les prénoms, le nom, la date de naissance et la ville de résidence. L’introduction de la connexion via servicepublic.fr ou FranceConnect a complexifié le processus, suscitant parfois la méfiance des utilisateurs. Je m’interroge sur la possibilité de mener une réflexion pour trouver un équilibre entre sécurité et accessibilité. L’enjeu démocratique de pouvoir consulter les listes électorales, notamment lors des campagnes d’inscription, est crucial. Ne pourrait-on pas envisager un système qui maintienne l’ouverture de l’outil tout en renforçant la sécurité, sachant que les listes électorales sont par nature consultables pendant et après le scrutin ?

Mme Stéphanie Schaer. La décision concernant cette démarche spécifique ne relève pas directement de la Dinum. Notre responsabilité est en revanche de proposer le système le plus simple possible pour vérifier l’identité des utilisateurs. Dans ce cas précis, le porteur de la démarche a jugé nécessaire de vérifier l’identité des personnes. FranceConnect est actuellement le système le plus simple pour effectuer cette vérification, avec une authentification de niveau faible. Nous accompagnons cette démarche comme nous le faisons pour d’autres services en ligne nécessitant une vérification d’identité similaire.

M. le président Thomas Cazenave. Quel bilan tirez-vous de la dématérialisation complète des procurations utilisant une identité forte, notamment en termes de volume de procurations réalisées par cette procédure entièrement dématérialisée ? Cette simplification pourrait en effet contribuer à augmenter la participation électorale, ce qui est l’un des sujets de notre commission d’enquête.

En tant que direction du numérique de l’État chargée des enjeux de simplification et d’expérience utilisateur, quel regard portez-vous sur l’enjeu de la modernisation des procédures de vote ? Bien que cela dépasse peut-être votre périmètre actuel, avez-vous réfléchi à l’utilisation du potentiel du numérique pour simplifier davantage le processus de vote ? Le vote à distance, tel que pratiqué par les Français de l’étranger, pourrait-il être une piste à explorer pour s’adapter aux nouvelles attentes et aux nouveaux usages ?

Mme Stéphanie Schaer. Concernant le bilan de la mise en place de la procuration 100 % en ligne à l’été 2024, je ne dispose pas des chiffres complets sur les procurations finalisées, car le système utilisé n’est pas FranceConnect, mais l’identité numérique proposée par le ministère de l’intérieur, qui requiert un niveau d’authentification élevé. Le ministère de l’intérieur pourrait fournir ces données.

Cependant, nous disposons de chiffres sur les connexions au formulaire via FranceConnect. En 2024, nous avons enregistré 6,6 millions de connexions, principalement entre mai et juillet. À titre de comparaison, en 2022, il y a eu 4,6 millions de connexions, surtout en avril, mai et juin. Ces chiffres montrent une utilisation accrue lors des années électorales.

M. le président Thomas Cazenave. Donc 6,6 millions de connexions pour consulter le formulaire de procuration ?

Mme Stéphanie Schaer. Pour commencer le formulaire, en effet.

M. le président Thomas Cazenave. Ce chiffre est bien supérieur au nombre final de procurations établies. J’avais compris de notre précédente audition que l’accès à la procuration entièrement dématérialisée nécessitait de passer par FranceConnect. Ce n’est pas le cas ?

Mme Stéphanie Schaer. En réalité, le processus se déroule en deux étapes. Initialement, on s’identifie avec FranceConnect pour accéder au formulaire. Ensuite, une étape de sécurisation supplémentaire requiert l’utilisation de l’identité numérique certifiée fournie par France identité numérique. C’est d’ailleurs la seule procédure qui nécessite actuellement ce niveau d’authentification.

M. le président Thomas Cazenave. Il existe donc deux portes distinctes, si je comprends bien.

Mme Stéphanie Schaer. Le bouton FranceConnect existait déjà en 2022, mais il n’était pas possible de finaliser la procédure en ligne. L’expérimentation actuelle permet d’aller jusqu’au bout de la démarche en ligne, avec la sécurité supplémentaire apportée par France identité numérique.

M. Antoine Léaument, rapporteur. S’agit-il de 6,6 millions de connexions uniques ?

Mme Stéphanie Schaer. Oui.

Concernant la deuxième question, la Dinum est à la disposition de toutes les administrations qui réfléchissent à la simplification de leurs procédures dans le cadre des politiques publiques. Nous ne décidons pas de l’opportunité de dématérialiser ou d’orienter les démarches dans une direction particulière. Nous mettons toujours à disposition nos ressources et outils interministériels pour accompagner l’ensemble des ministères dans toutes leurs politiques publiques.

Permettez-moi d’apporter une correction concernant les 6,6 millions de connexions : après vérification, il s’agit en fait du nombre total de connexions, ce qui peut inclure plusieurs connexions par personne.

M. le président Thomas Cazenave. Pour le bilan des procurations dématérialisées à 100 %, c’est bien au ministère de l’intérieur qu’il faut demander ces chiffres, car il a accès à l’étape finale du processus. Concernant ma deuxième question, si je la reformule, avez-vous été sollicités ces dernières années pour repenser le processus de vote, y compris dans sa dimension dématérialisée ? Avez-vous été saisis de ce type de chantier ?

Mme Stéphanie Schaer. Pas récemment.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Je souhaite une précision concernant l’accès aux informations sur l’inscription électorale et la possibilité qu’un tiers sollicite ces informations. Le système est-il sécurisé pour garantir que seule la personne concernée puisse effectuer cette démarche, comme c’est le cas lors d’une inscription en mairie ? Si on peut inciter les personnes à s’inscrire, il ne devrait pas être possible de les inscrire à leur place. Il y a un risque si quelqu’un inscrit une autre personne sous pression ou sous influence. Le système est-il bloqué pour l’éviter ? Existe-t-il des sécurités liées à l’identité individuelle ?

Mme Stéphanie Schaer. Grâce au service FranceConnect, la Dinum fournit une solution pour cette démarche, garantissant que seule la personne authentifiée par son identité est légitime pour vérifier sa situation par rapport à son inscription sur les listes électorales. C’est le choix qui a été fait par le porteur de la démarche : seule la personne concernée peut vérifier son statut d’inscription, et aucune autre. La Dinum apporte cette solution via le service FranceConnect, qui est également utilisé pour d’autres démarches.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez répondu à l’essentiel de mes questions. En réalité, je pensais que vous aviez été saisis de la demande de modifier un outil. C’était une des questions centrales que nous souhaitions poser, mais qui dépendent en fait du donneur d’ordre. Donc, si je comprends bien, j’ai fait le tour de mes questions.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour votre disponibilité et pour les réponses que vous avez apportées à nos questions.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne Duclos-Grisier, directrice de l’information légale et administrative (DILA), Mme Florence Martini, responsable du pôle vie publique et Mme Karine Letrouit, responsable du département des systèmes d’information de l’administration numérique

M. le président Thomas Cazenave. Nous accueillons trois représentantes de la direction de l’information légale et administrative (Dila) : Mme Anne Duclos-Grisier, directrice, Mme Florence Martini, responsable du pôle vie publique et Mme Karine Letrouit, responsable du département des systèmes d’information de l’administration numérique.

Sa mission, qui consiste à diffuser l’information légale, notamment le Journal officiel, ainsi qu’une information administrative de nature plus pratique, relative aux droits et obligations du citoyen ou aux diverses démarches administratives à accomplir, place la Dila au cœur de la relation entre l’État et les citoyens. La Dila a aussi pour mission de faciliter et de simplifier l’accès des citoyens à la vie publique et aux débats qui s’y tiennent.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Anne Duclos-Grisier, Florence Martini et Karine Letrouit prêtent successivement serment.)

Mme Anne Duclos-Grisier, directrice de l’information légale et administrative. La Dila, qui est un service du Premier ministre rattaché au secrétariat général du gouvernement, a été créée par décret le 11 janvier 2010. Elle est issue de la fusion de la direction des Journaux officiels et de la direction de La Documentation française.

La Dila exerce quatre grandes missions. Les deux premières sont des missions d’information légale : garantir l’accès au droit grâce à la publication du Journal officiel et à la consolidation des textes normatifs qui sont publiés sur Légifrance, site géré par la Dila ; et garantir la transparence de la vie associative, économique et financière par la publication d’annonces ou d’informations légales, comme les annonces de marchés publics ou les annonces civiles et commerciales.

Nos deux autres missions sont directement liées aux élections. L’information administrative, d’abord : le site service-public.fr permet aux citoyens de connaître leurs droits et obligations, et facilite leurs démarches. Nous fournissons des renseignements administratifs par e-mail, téléphone et, dans une moindre mesure, par les réseaux sociaux. Nous donnons également accès à des démarches en ligne.

L’information citoyenne, ensuite : l’objectif est de favoriser l’accès des citoyens à la vie et au débat publics grâce à deux outils principaux : le site vie-publique.fr et les éditions de La Documentation française, qui continuent à publier des ouvrages et des documents pour le compte des autres administrations. La Dila a la particularité de constituer un budget annexe du PLF qui s’établit à 149 millions d’euros pour 2025. En 2024, les recettes se sont élevées à 195 millions d’euros. Au 31 décembre 2024, plus de 600 personnes – pour près de 450 ETP – participaient à la conduite de nos missions.

En 2024, nos sites internet ont enregistré 903 millions de visites, soit 10 % de plus qu’en 2023, sachant que cette progression est constante et rapide depuis plusieurs années.

Certaines de nos bases de données juridiques disposent d’API (interface de programmation d’application). Leur utilisation est de plus en plus fréquente ; l’année dernière, plus de 200 millions d’appels d’API ont été recensés sur Légifrance.

Avec 675 millions de visites – soit une progression de 11,5 % par rapport à 2023 –, service-public.fr est le site le plus consulté, suivi de Légifrance, avec 183 millions de visites et de vie-publique.fr avec 29 millions de visites.

Autre activité importante : la réponse directe aux usagers – chaque année, nous recevons quelque 130 000 e-mails et le centre d’appel interministériel de Metz, dont le personnel est mis à disposition par les ministères, répond à environ 240 000 appels téléphoniques. Pour élargir notre public, nous communiquons aussi sur les réseaux sociaux.

Le site service-public.fr donne accès à environ 3 000 fiches qui décrivent les droits et les obligations des citoyens ainsi qu’à des fiches pratiques présentant les démarches administratives. Des points d’actualité sont publiés pour appeler l’attention des usagers sur certaines évolutions législatives et réglementaires. Un annuaire de l’administration est également accessible.

Les fiches publiées sur le site vie-publique.fr constituent un corpus d’information citoyenne très riche sur le fonctionnement des institutions et les grandes politiques publiques. Des brèves d’actualité régulières les complètent, notamment lors des élections, et sont reprises dans la lettre d’actualités de service-public.fr, qui compte plus de 1 million d’abonnés.

Sur l’un et l’autre site, les données sont sourcées et présentées de manière neutre et objective. Le site donne accès à la grande majorité des rapports publics, qui alimentent le site, aux discours publics, au catalogue de La Documentation française et à un panorama des lois qui permet d’expliquer dans un langage simple le contenu des projets et propositions de loi et leur évolution au cours des discussions parlementaires.

S’agissant des élections politiques, le site service-public.fr contient des fiches explicatives et donne accès à certaines démarches – inscription sur les listes électorales, vérification du bureau de vote, demande de procuration. Notre objectif est de proposer des fiches dont le contenu est aussi clair et simple que possible. Pour ce faire, nous essayons de nous mettre à la place de l’usager en réalisant des tests constants. L’utilisateur a la possibilité de personnaliser les informations qu’il consulte, de faire ses démarches en ligne – qu’elles soient gérées par la Dila ou d’autres ministères – avec, si nécessaire, un accompagnement par e-mail ou téléphone grâce à la rubrique « Qui peut m’aider ».

À la suite de la création du répertoire électoral unique, un téléservice permet depuis 2019 de renseigner l’usager sur sa situation électorale et de localiser un bureau de vote mais aussi – nouveautés plus récentes – de retrouver les procurations en cours ainsi qu’un numéro d’électeur. Quant à la démarche d’inscription sur les listes électorales (DILE), elle peut se faire en ligne depuis 2009 mais ce n’est qu’avec la création du répertoire électoral unique qu’elle est devenue accessible aux citoyens de toutes les communes, qui ne sont plus tenus de s’abonner à notre bouquet de services. Cette démarche a pris de l’ampleur : en 2020, moins de 40 % des inscriptions se sont effectuées en ligne, contre près des deux tiers lors de la dernière élection présidentielle – soit 2,4 millions d’inscriptions. En 2024, autre année électorale, plus de 2,1 millions de démarches ont été accomplies, contre 630 000 en 2023, année sans élection. En raison de son caractère sensible et de son utilisation croissante, nous avons complètement revu la procédure en 2021 pour la sécuriser en vue des élections de 2022.

Nous gérons également l’inscription consulaire au registre des Français établis hors de France pour leur permettre de voter à l’étranger, de recevoir la propagande des candidats sur leur adresse électronique et de modifier leurs coordonnées. En revanche, l’application de vote relève du ministère des affaires étrangères.

Le recensement citoyen obligatoire peut aussi se faire en ligne, bien qu’il faille parfois récupérer l’attestation en mairie.

Le site vie-publique.fr contient lui aussi de nombreuses fiches et brèves d’actualité relatives aux élections – par exemple sur le fonctionnement des institutions, le rôle du député ou encore le but, le déroulement et les résultats des différents scrutins.

La Documentation française publie plusieurs ouvrages intéressant les élections, comme Le président de la République en 30 questions, en édition de poche, et surtout Jeune et citoyen, le guide de mes premières démarches, un fascicule comprenant des fiches simples et pédagogiques qui visent à accompagner les jeunes de 16 à 25 ans vers la citoyenneté et l’autonomie administrative, ainsi que des QR codes renvoyant aux informations plus complètes qui figurent sur nos sites. Nous avons testé la diffusion de cet ouvrage au sein du réseau Info Jeunes et dans le cadre du service national universel.

Enfin, à l’occasion des élections, nous envoyons aux organes de presse un flash mail précisant le contenu de nos sites, qu’ils utilisent beaucoup.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Jouez-vous un rôle dans la diffusion de la propagande électorale officielle ?

Comment faites-vous connaître vos outils d’incitation à s’inscrire sur les listes électorales ?

Quel a été l’impact de la dissolution sur la fréquentation des sites internet de la Dila ? Certaines pages ont-elles connu un sursaut d’intérêt ?

Vous présentez l’activité parlementaire. Jouez-vous un rôle dans la lutte contre la désinformation qui la menace ?

Vous présentez, dites-vous, des informations fiables de manière neutre et objective ; je suis d’accord, et c’est assez rare pour être souligné. Comment parvenez-vous à garantir cette neutralité sans que transparaissent les opinions de vos rédacteurs ?

S’agissant des API, qui fait les requêtes ?

Enfin, l’outil de vérification des inscriptions sur les listes électorales a été modifié pour protéger les données relatives à la vie privée. Cela se comprend : il faut éviter tout détournement malveillant de son utilisation. Il se pose néanmoins un problème démocratique : les partis et associations ne parviennent plus, par exemple lors d’un porte-à-porte, à aider les citoyens à vérifier qu’ils sont bien inscrits. Serait-il possible de modifier cet outil afin qu’il indique simplement si l’inscription est faite ou non tout en protégeant les données personnelles, notamment le lieu de résidence ?

Mme Anne Duclos-Grisier. Nous ne jouons aucun rôle en matière de propagande électorale.

Nous avons beaucoup simplifié la démarche d’inscription en ligne sur les listes électorales ; elle est très bien notée. Nous avons aussi facilité l’accès à la procédure de changement d’adresse en cas de déménagement. L’objectif est que les électeurs ne s’inscrivent pas à la dernière minute pour éviter une saturation des systèmes d’information. Lors de l’élection présidentielle, plus de 320 000 démarches ont été accomplies le dernier jour.

La dissolution a entraîné un surcroît de fréquentation de nos sites. En juin, le site vie-publique.fr a enregistré 3,9 millions de visites, contre une moyenne mensuelle de 2,4 millions pendant l’année. La fiche sur la dissolution de l’Assemblée nationale a reçu 320 000 visites tandis que celle sur les différences entre le vote nul et le vote blanc a été consultée à 111 000 reprises en juin et autant en juillet.

Douze des vingt fiches les plus consultées du site service-public.fr concernent les élections. La fiche sur le vote par procuration a recueilli 4,2 millions de visites au mois de juin contre 657 000 au mois de mai 2024, la fiche « Élections politiques, déroulement du scrutin », 869 000, et la fiche « Quelles sont les dates des prochaines élections ? », 708 000 – bref, la hausse a été nette.

Nous ne jouons pas de rôle direct dans la lutte contre la désinformation, si ce n’est en mettant en avant notre propre information. Je me réjouis que vous ayez constaté que les informations publiées étaient fiables et équilibrées ; nous y sommes très attentifs. Florence Martini, rédactrice en chef du site vie-publique.fr, peut vous expliquer comment elle garantit cette neutralité au quotidien.

Mme Florence Martini, responsable du pôle vie publique. Notre mission est de donner à chacun les moyens d’exercer pleinement une citoyenneté éclairée. Il ne nous appartient pas de dire ce qu’il faut penser mais de proposer des instruments pour que chacun puisse construire sa propre opinion. Nous ne sommes pas journalistes, nous ne signons pas nos articles, nous écrivons au nom de la Dila. Nous sommes complètement détachés du texte que nous rédigeons, nous présentons une information aussi factuelle et neutre que possible, dans un style froid et sans fioritures qui bannit l’emploi des adjectifs et des adverbes ; aucun rédacteur ne doit pouvoir être identifié. Nous nous appuyons systématiquement sur des sources publiques – rapports et statistiques, code électoral. Une fois rédigés, les textes sont relus puis validés par la rédaction en chef. Enfin, notre charte éditoriale établit des critères formels très contraignants qui encadrent le choix des sujets et celui des sources.

Mme Anne Duclos-Grisier. Les API de Légifrance et de l’annuaire des services publics sont les plus utilisées. Toutes nos autres données ne sont pas couvertes mais même ainsi, elles sont publiques et peuvent être consultées, les API n’étant qu’un outil de récupération qui sert principalement aux entités publiques – l’Assemblée et le Sénat puisent sans doute dans celle de Légifrance pour alimenter leurs propres systèmes d’information – mais aussi aux moteurs de recherche et à des acteurs privés, par exemple dans le domaine juridique.

Compte tenu du nombre croissant de données auxquelles il donne accès, nous avons en effet équipé le téléservice d’interrogation de la situation électorale (ISE) d’un système d’authentification, à la demande du ministère de l’intérieur et après une alerte de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) sur la protection des données personnelles. La connexion se fait soit par FranceConnect – qui permet d’accéder à toutes les données disponibles, y compris les procurations – soit par des identifiants Service Public, peut-être plus simples à créer. Le développement rapide de FranceConnect devrait faciliter les choses, notamment pour les aidants comme Emmaüs Connect qui proposent une assistance aux démarches en ligne.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pour faciliter le travail des aidants, pensez-vous envisageable de dissocier la simple confirmation d’inscription sur les listes électorales des autres données personnelles, plus confidentielles ?

Mme Anne Duclos-Grisier. Le but de l’ISE est le plus souvent d’identifier un bureau de vote. Cette piste n’a donc pas été étudiée mais il faudrait interroger le ministère de l’intérieur sur son opportunité.

M. le président Thomas Cazenave. Combien de sollicitations – par voie numérique, téléphonique ou autre – vos services ont-ils reçues en lien avec les élections ?

Certaines démarches en ligne essentielles à la bonne tenue des élections relèvent de votre direction. Avez-vous subi des attaques ou des tentatives de compromission visant les systèmes d’information qui assurent la sécurité des listes électorales ?

Enfin, la Dila a réussi à se métamorphoser entièrement : autrefois productrice de nombreux documents physiques comme le Journal officiel, elle s’est muée en plateforme numérique qui affiche de spectaculaires statistiques de consultation. Or la question de la dématérialisation se pose aussi pour la propagande électorale. Même si vous n’en êtes pas directement chargée, que pensez-vous de ce chantier, à la lumière de votre expérience ?

Mme Anne Duclos-Grisier. Peu avant la clôture de la période d’inscription sur les listes électorales et lors des week-ends d’élection, nous prévoyons systématiquement une astreinte pour répondre plus vite aux demandes. Nos statistiques ne permettent pas de ventiler précisément les requêtes en fonction de leur objet mais voici quelques données partielles : le centre d’appel interministériel traite environ un millier d’appels au moment des élections, et nous recevons 2 500 à 3 500 messages concernant les démarches d’inscription sur les listes électorales – un nombre en forte baisse depuis l’amélioration de la procédure en ligne. Nous recevons aussi des questions plus générales sur les élections, mais je n’ai pas de données chiffrées.

Nos sites subissent des attaques constantes mais n’ont jamais été compromis. Aucune attaque majeure susceptible de mettre nos services en danger n’a été constatée pendant les élections. La refonte de la démarche d’inscription en ligne sur les listes électorales visait non seulement à anticiper la charge liée à l’élection présidentielle mais aussi à sécuriser la procédure dans un contexte de menace étatique forte. Nous l’avons donc isolée du reste de nos sites en imposant un niveau de protection plus élevé et en prévoyant un plan de reprise d’activité. Ce travail s’est fait en lien avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi). En tout état de cause, la sécurité est une préoccupation constante, nos systèmes d’information étant par nature sensibles.

Je peux difficilement vous répondre sur la dématérialisation de la propagande électorale, d’autant plus que les enjeux ne sont pas seulement techniques. Nous publions sur vie-publique.fr une brève informant de sa mise en ligne. Plus généralement, nous nous efforçons certes d’améliorer les démarches en ligne mais il ne faut pas négliger les personnes qui sont encore éloignées du numérique, surtout quand l’enjeu démocratique est fort.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). La Dila a en effet pris le virage numérique avec succès mais comment pourrait-on encore informer davantage nos concitoyens ? Je tiens des bureaux de vote depuis longtemps et je ne cesse pas de m’étonner de la méconnaissance des procédures ; j’ai notamment en mémoire l’année où les élections départementales et régionales furent concomitantes, ce qui a suscité beaucoup de confusion. Au reste, si l’information en ligne peut encore se développer, quelque 20 % des citoyens demeurent éloignés du numérique ; il faut donc conserver des canaux physiques.

Les Français établis hors de France doivent-ils obligatoirement s’inscrire sur les listes électorales par le site dédié de la Dila ou existe-t-il d’autres voies ?

Votre budget est excédentaire – ce qui, par les temps qui courent, n’est pas anodin. D’où proviennent vos recettes ?

Enfin, le fascicule Jeune et citoyen, le guide de mes premières démarches ne pourrait-il pas être distribué à l’occasion de la remise officielle des cartes d’électeur qui se fait dans certaines mairies ?

Mme Anne Duclos-Grisier. La plupart des informations sont désormais dématérialisées ; le tout est de faire en sorte que chacun puisse y avoir accès –  ce qui n’est pas simple. Les sites service-public.fr et vie-publique.fr sont très bien référencés sur les moteurs de recherche, notamment le plus utilisé d’entre eux ; c’est le résultat d’un travail approfondi de libellé des fiches, d’indexation et d’adaptation aux algorithmes de recherche. De même, nous préparons nos bases de données à produire de bons résultats lorsqu’elles seront interrogées par des plateformes d’intelligence artificielle. C’est un chantier permanent, tant les technologies évoluent. Quant à l’information générale sur les élections, nous nous employons à la diffuser aussi largement que possible, y compris sur les réseaux sociaux pour toucher les jeunes, qui consultent peu les sites internet. Là encore, c’est un chantier de longue haleine.

Nos recettes proviennent principalement de la publication des annonces légales, qu’elles soient civiles ou commerciales. Leur coût est modique mais leur nombre très élevé. Toutefois, nous ne pouvons évidemment pas consommer ces recettes en toute liberté : nos dépenses sont plafonnées.

Comme je le disais, le guide Jeune et citoyen a été diffusé à titre expérimental en 2024 en lien avec le réseau Info Jeunes et dans le cadre du SNU, et il est également vendu en librairie, mais nous souhaitons en effet nouer des partenariats – par exemple avec les communes qui le souhaitent – pour faciliter son déploiement.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Sur quels réseaux sociaux êtes-vous présents ? En avez-vous ciblé certains plus que d’autres ? Quels moyens humains et budgétaires y consacrez-vous, notamment en publicité ?

Constatez-vous une hausse de la fréquentation des pages du site Légifrance en lien avec des projets ou propositions de loi en cours d’examen au Parlement ?

Mme Anne Duclos-Grisier. Les sites service-public.fr et vie-publique.fr sont présents sur X, LinkedIn, Instagram et Facebook, ainsi que sur YouTube ; tous comptes cumulés, nous avons environ 300 000 abonnés. Nous n’utilisons donc pas tous les réseaux sociaux, où nous pourrions être plus présents : c’est un canal de communication encore en cours de développement et nous avons conclu plusieurs partenariats en ce sens, par exemple avec HugoDécrypte, Camille Décode, Inès et le droit ou encore Datagora, mais nous ne pouvons pas y consacrer des moyens humains très importants. En revanche, nous disposons d’un studio graphique interne grâce auquel nous produisons nos propres vidéos en adaptant leur contenu et leur format à chaque réseau – étant précisé que la publication sur les réseaux sociaux, du fait de leur immédiateté, constitue un enjeu en matière de contrôle et d’impact.

Quant à la consultation du site Légifrance, je ne dispose pas de données assez fines pour établir que tel ou tel texte donne lieu à un surcroît de fréquentation. Pendant la période du covid, nous avons néanmoins constaté que les ordonnances relatives à la crise sanitaire étaient massivement consultées.

M. le président Thomas Cazenave. Votre transformation numérique fait de la Dila une vitrine des données publiques. Comment entendez-vous le rester face aux nouvelles technologies d’intelligence artificielle ? Les moteurs de recherche classiques renvoient vers vos sites mais ce ne sera pas le cas des outils d’IA générative. Comment préserver le caractère sourcé, neutre, fiable et objectif de votre information ? Peut-on envisager une plateforme spécifique, au-delà de la seule production de contenus ?

Mme Anne Duclos-Grisier. Dans ce domaine, notre réflexion est en cours et je n’ai pas encore toutes les réponses. Les évolutions sont très rapides ; j’ignore ce qu’il en sera dans deux ans. L’arrivée de l’IA nous incite à nous considérer comme un producteur de bases de données davantage que de sites internet. Les fiches du site service-public.fr, par exemple, sont en réalité des bases de données d’où il est possible d’extraire des informations fiables et bien écrites. À l’instar du travail de référencement que nous avons fait pour figurer en bonne place dans les moteurs de recherche, nous étudions comment produire les meilleurs résultats sur les plateformes d’IA – à cette différence près qu’elles ne sourcent pas les informations.

Quant à développer un système propre, nous sommes en train d’élaborer un outil – un RAG, génération augmentée par récupération – qui permettra de répondre aux usagers de service-public.fr en puisant dans le corpus de fiches de ce seul site. C’est un projet complexe que nous n’utilisons encore qu’en interne. Le taux de réponses pertinentes n’est pas suffisant pour pouvoir se passer d’une intervention humaine et proposer cet outil aux usagers – ne serait-ce qu’en raison de son coût, notamment environnemental : nous n’aurions pas les moyens de répondre aux requêtes si tous nos usagers y avaient recours. À ce stade, cet outil nous sert surtout à étoffer nos compétences internes pour nous maintenir au niveau des évolutions technologiques en cours.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Utilisez-vous l’IA générative pour résumer des textes et rapports volumineux, à divers degrés de contraction, ou continuez-vous de le faire de façon artisanale ?

Mme Anne Duclos-Grisier. De façon artisanale pour l’essentiel. Compte tenu du caractère sensible de nombreuses données de l’État, c’est la direction interministérielle du numérique (Dinum) qui prépare pour les administrations un outil sécurisé et simple à utiliser.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Wahl, président directeur général du groupe La Poste, et M. Philippe Dorge, directeur général adjoint (jeudi 20 février 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous souhaitons la bienvenue à M. Philippe Wahl, président du groupe La Poste, et à M. Philippe Dorge, directeur général adjoint en charge de la branche services-courrier-colis.

Je n’ai pas besoin de présenter le groupe La Poste, même si le rôle important qu’elle joue lors des périodes électorales n’est pas forcément bien connu de tous.

Messieurs, nous sommes heureux de pouvoir échanger avec vous afin que vous nous apportiez toutes les informations nécessaires sur votre place dans le dispositif électoral. Je pense que nous reviendrons également sur les dysfonctionnements observés lors des élections de 2021 dans les opérations d’acheminement de la propagande électorale, dysfonctionnements dont je précise que vous n’avez pas été les acteurs.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Philippe Wahl et M. Philippe Dorge prêtent successivement serment.)

M. Philippe Wahl, président du groupe La Poste. C’est un grand honneur pour nous d’être entendus par votre commission d’enquête.

La mission de La Poste est de distribuer des plis et des colis et, depuis l’évolution stratégique de l’entreprise, de fournir des services à tous, sur l’ensemble du territoire. Elle l’assume grâce à un réseau de factrices et de facteurs qui ont une bonne connaissance du territoire ; ceux-ci se déplacent à l’aide des moyens de locomotion traditionnels, mais aussi de pirogues, en Guyane, sur l’Oyapock et le Maroni, et d’hélicoptères à La Réunion, notamment pour acheminer le courrier dans les îlets du Cirque de Mafate !

Ce réseau fait de La Poste un partenaire naturel et historique de l’État dans les opérations électorales, lesquelles font l’objet de deux grands marchés publics nationaux, qui portent respectivement sur l’acheminement et la distribution de la propagande électorale au domicile de chaque électeur, qu’il réside en France – 47,9 millions de personnes – ou à l’étranger – 1,7 million de personnes –, et sur l’acheminement des bulletins de vote vers les mairies. À ces deux grands marchés nationaux s’ajoutent des marchés publics locaux relevant du ministère de l’intérieur pour la mise sous pli de la propagande électorale, la mise en colis des bulletins de vote, l’acheminement des volets de procuration, celui des cartes électorales, l’envoi des procès-verbaux et des listes d’émargement, la mise à jour des listes électorales et le recyclage des matériels de vote. Nous pouvons également organiser le vote par internet, comme nous le faisons avec le ministère des affaires étrangères pour les Français de l’étranger.

Nos plus de 60 000 salariés, notamment nos factrices et nos facteurs, sont très fiers de participer à cette opération essentielle de la vie démocratique. Nous verrons du reste qu’ils ont su se mobiliser dans des conditions très difficiles lors d’opérations électorales récentes.

M. Philippe Dorge, directeur général adjoint en charge de la branche services-courrier-colis. Cinq marchés se sont succédé depuis 2005. Les trois premiers ont été remportés par La Poste. Pour le quatrième, qui couvrait la période 2021-2024, nous avions remporté huit lots géographiques sur quinze – ceux sur lesquels notre concurrent ne s’était pas positionné. Toutefois, dès le premier tour des élections départementales et régionales de juin 2021, notre concurrent a essuyé un échec opérationnel et nous avons été appelés en urgence, le mercredi précédant le scrutin du second tour, pour reprendre la distribution des 3,8 millions de plis correspondant aux sept lots géographiques qui lui avaient été attribués.

Cette distribution sans préavis a été un véritable défi que La Poste, les factrices et les facteurs ont relevé avec succès. Les 50 000 postiers mobilisés – contre 36 000 au premier tour – ont fait preuve d’une grande agilité. Certains d’entre eux ont été déployés chez les routeurs, qui préparent les plis électoraux, et la supervision a été renforcée : elle s’exerçait deux fois par jour, avec le ministère de l’intérieur et localement avec les préfectures. Le samedi 26 juin 2021, veille du scrutin du second tour, nous avons organisé de façon exceptionnelle 19 760 tournées d’après-midi et 2 970 tournées de fin d’après-midi, si bien qu’à dix-neuf heures, nous avions distribué la propagande électorale relevant des lots qui ne nous avaient pas été attribués initialement. Le résultat fut à la mesure de l’effort consenti : le taux de distribution de la propagande électorale fut de 100 % pour les élections départementales et de 99,7 % pour les régionales.

Le contrat avec le concurrent ayant été résilié par le ministère de l’intérieur, celui-ci a organisé une nouvelle consultation pour la période résiduelle et a notifié la reprise de ces lots à La Poste le 24 février 2022.

Nous avons ensuite réalisé les opérations logistiques des élections présidentielles et législatives de 2022, puis des élections européennes et, ce qui n’était pas prévu, législatives de 2024. Pour ces dernières, la mobilisation des postiers fut d’autant plus forte que, début juillet, les congés d’été avaient débuté. Nous avons d’ailleurs embauché environ 560 renforts. Le ministère de l’intérieur s’est dit satisfait des opérations réalisées pour chacun de ces scrutins, le taux de distribution de la propagande électorale approchant 100 %.

Nous tirons trois leçons de ces différentes opérations. D’abord, lorsqu’une semaine seulement sépare les deux tours et que les commissions électorales ne peuvent se réunir que le mardi, le routage se fait immédiatement après l’impression et la distribution par les facteurs est très contrainte : elle a souvent lieu le vendredi et le samedi.

Ensuite, la qualité de la mise sous pli par les routeurs est déterminante. Un standard a donc été défini pour l’ordonnancement et le taux de remplissage des cassettes. Cette opération décisive pour assurer la distribution dans un temps très contraint est d’ailleurs supervisée par des postiers, en lien avec les préfectures.

Enfin, la réduction du nombre de plis non distribuables est un enjeu pour les différentes parties ; elle dépend notamment de la mise à jour des listes électorales. Dès lors que, chaque année, 10 % des Français déménagent, les communes réalisent un travail constant en amont des scrutins et transfèrent ces données vers le répertoire électoral unique.

M. Philippe Wahl. Nous savons que vous réfléchissez à l’évolution des modes d’élection. En tant qu’opérateur, nous savons organiser les opérations physiques – nous l’avons montré –, le vote par correspondance et le vote numérique. Grâce à la solution Voxaly, développée par une de ses filiales, La Poste est en effet le leader français en la matière. Elle a ainsi organisé les récentes élections syndicales pour les petites et moyennes entreprises, celles des grands ministères ainsi que celle de son propre comité social et économique (CSE).

Bien entendu, nous n’avons pas à nous prononcer sur le fond, mais nous pouvons vous dire qu’il ne serait pas possible, par exemple, d’organiser un vote par correspondance pour une élection dont les deux tours se dérouleraient à une semaine d’intervalle.

Enfin, nous tenons à votre disposition le nombre des plis qui n’ont pas été distribuables, et nous pourrons vous indiquer la manière dont les processus électoraux peuvent être améliorés.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Merci pour la qualité de votre présentation, et pour les services que La Poste rend à notre pays au quotidien et lors des opérations électorales.

Vous avez dit avoir eu recours à 560 renforts pour les élections législatives qui ont suivi la dissolution. S’agissait-il de personnes que vous avez embauchées ponctuellement, dans le cadre de contrats à durée déterminée, ou de salariés qui ont interrompu leurs vacances ? Vous avez salué à juste titre le travail des factrices et des facteurs, qui connaissent le terrain et sont capables d’acheminer le courrier même en l’absence de boîte aux lettres. On se doute qu’il n’en va pas de même pour les renforts extérieurs. Peut-être est-ce, du reste, la raison de l’échec de l’entreprise Adrexo.

À ce propos, comment expliquez-vous les dysfonctionnements observés en 2021 ? Sont-ils dus à un manque de connaissance du terrain, à la précipitation ? L’entreprise avait-elle l’expérience suffisante pour organiser une telle opération ? La supervision de l’État a-t-elle été défaillante ?

La mission de distribution de plis électoraux peut-elle s’inscrire dans une logique de marché ou relève-t-elle avant tout du service public ?

Enfin, compte tenu de votre connaissance du terrain, ne pourrait-on pas envisager que La Poste informe les services publics des changements d’adresse des électeurs et facilite ainsi la réinscription sur les listes électorales, faisant par là-même baisser la mal-inscription ?

M. Philippe Dorge. En ce qui concerne la charge de travail liée aux différents scrutins, la contribution aux opérations électorales participe du métier de La Poste. Nous avons défini une courbe d’apprentissage, différents standards. Nous formons des équipes de supervision au niveau national, avec le ministère de l’intérieur, et dans les dé »partements : un postier référent est présent dans chaque préfecture avec une équipe d’experts des transports, de l’ordonnancement des flux, du reporting… Ce savoir-faire s’appuie sur des systèmes d’information que nous avons améliorés au fil du temps. Je pense à notre outil e-bordereau, qui permet au facteur qui revient d’une tournée de distribution électorale de déclarer ce qui a été distribué et ce qui ne l’a pas été, de sorte que nous pouvons identifier, au jour le jour, les plis non distribuables par commune.

Le métier de la distribution du courrier adressé n’a rien à voir avec celui de la distribution toutes boîtes du courrier non adressé : il faut connaître les personnes, leur nom, les membres du foyer et trouver l’adresse, ce qui est parfois difficile, notamment dans les grands ensembles ou dans les zones rurales.

Lorsque le scrutin n’est pas prévu, nous faisons face avec beaucoup d’agilité. Je peux vous dire que dès l’annonce de la dissolution, les postiers ont commencé à réfléchir aux préparatifs à organiser le lundi matin. Nous avons désigné très rapidement nos équipes projet au niveau national et local et préparé les plans de production ainsi que les tableaux de service pour couvrir l’ensemble des tournées. Nous avons proposé à ceux des facteurs qui étaient en congé d’interrompre leurs vacances moyennant le versement d’une prime – ils ont été assez nombreux à accepter – et nous avons embauché des renforts sur 560 tournées. Nous en avons l’habitude puisque, chaque été, nous engageons des intérimaires ou des personnes en CDD, qui, pour certains, reviennent d’année en année. Le taux de réussite a été bon.

Il ne m’appartient de commenter ce qui s’est passé chez notre concurrent mais, en creux, les compétences nécessaires à ce type d’opérations lui ont probablement manqué. La préparation et l’anticipation sont indispensables. Encore une fois, la distribution du courrier adressé est un métier : il faut s’accorder sur des standards très clairs avec les routeurs et les préparateurs, que nous connaissons, et élaborer des plans de tri. Plus les cassettes de courrier sont organisées par tournée et, si possible, dans l’ordre des tournées, plus la distribution est aisée. Une réunion nationale regroupant l’ensemble des parties prenantes est organisée par le ministère de l’intérieur, puis des réunions locales se tiennent sur le même modèle dans les préfectures, afin de faciliter la synergie. Bien entendu, notre concurrent participait également à ces réunions. C’est donc la maîtrise du métier qui a fait la différence.

Enfin, notre base dite des nouveaux voisins, qui recense les changements d’adresse, est à la disposition des communes. Par ailleurs, au-delà de la gestion au fil de l’eau que j’ai évoquée, nous remettons aux communes, à la fin de chaque scrutin, les plis non distribuables et nous analysons, sous la supervision des préfectures, les raisons pour lesquelles ils n’ont pas été distribués. En moyenne, à chaque élection, 7 % à 8 % des plis ne sont pas distribués, soit, dans 87 % des cas, parce que la personne n’habite plus à l’adresse indiquée, soit, dans les autres cas, parce que nous n’avons pas trouvé l’adresse. Nous revenons vers les communes dont le taux de plis non distribuables est un peu plus élevé que les autres pour leur proposer un service de mise à jour dont le tarif est très accessible.

M. Philippe Wahl. La mise en concurrence des opérateurs ne nous pose pas de problème. Du reste, je dois dire que nous ne sommes pas demandeurs de nouvelles missions de service public car, chaque fois que vous nous en confiez une, nous perdons au moins 100 millions d’euros. De fait, nos quatre missions de service public sont sous-compensées, pour un total supérieur à 1 milliard d’euros. Nous préférons donc accomplir cette tâche sans qu’elle nous soit assignée comme une mission de service public !

M. le président Thomas Cazenave. Des alertes ont-elles été lancées, avant la décision de notification du marché, sur les risques que pouvait représenter le choix de l’opérateur Adrexo, au regard des compétences spécifiques que requiert la distribution du courrier adressé ?

Monsieur Wahl, pouvez-vous revenir sur le rôle de La Poste dans les opérations de vote des Français de l’étranger ?

Monsieur Dorge, quelles garanties avez-vous que les plis ont été correctement distribués et non pas déposés en tas au-dessus des boîtes aux lettres, par exemple ?

S’agissant des plis non distribuables, existe-t-il des points noirs territoriaux ?

Enfin, comment envisagez-vous la mission de La Poste dans l’hypothèse où nous nous orienterions vers une dématérialisation totale ou partielle de la propagande électorale ?

M. Philippe Wahl. Quand un opérateur historique est mis en concurrence avec d’autres entreprises, il y a un biais : on peut craindre que vos arguments n’aient pour but que de protéger votre position d’ancien monopole.

Au moment de la discussion, nous avons appelé l’attention du ministère de l’intérieur sur deux points – mais nous n’étions pas objectifs, bien sûr. D’abord, le poids du critère de prix était très lourd : cela ouvre la porte à une manœuvre simple, qui est de baisser les prix pour gagner ; pour notre part, nous n’envisagions pas de faire de grands profits sur cette opération, rassurez-vous – nous n’en avons pas fait – mais nous voulions éviter de perdre de l’argent. Ensuite, Philippe Dorge et Yannick Imbert, directeur des affaires territoriales et publiques du groupe La Poste, ont souligné que la distribution de courrier adressé est un métier complètement différent de celui de la distribution de courrier non adressé, et qu’il fallait vérifier que l’organisation des entreprises permettrait de mener la mission à bien.

Je dois dire que nous-mêmes ne nous attendions pas à une si pauvre performance de notre concurrent.

Les alertes ont été données très vite, dès avant le premier tour : des élus nous ont appelés pour nous reprocher la très faible qualité de la prestation – dont nous avons vite découvert qu’il s’agissait de celle de notre concurrent. Après le premier tour, il s’est passé des choses encore moins sympathiques : de la propagande électorale a été déversée dans des endroits qui n’étaient pas exactement les boîtes aux lettres des électeurs.

M. Philippe Dorge. Depuis, le critère prix, qui était passé de 50 % à 60 % en 2021, a été placé à 30 %.

S’agissant des près de 1,4 million d’électeurs résidant à l’étranger, nous avons un contrat avec le ministère des affaires étrangères. Nous envoyons de la propagande électorale papier avant le vote électronique par correspondance : nous l’avons fait pour les élections européennes, et seulement pour le premier tour des législatives, car il n’y a qu’une semaine entre les deux tours, et ce délai était insuffisant. C’est La Poste qui, dans le cadre de ses contrats avec les postes de l’Union postale universelle, adresse ces courriers de propagande.

Depuis 2009, grâce à notre filiale Docaposte, nous avons mis en place une solution de vote par correspondance électronique, Voxaly. Nous disposons du plus haut niveau de confiance numérique, conforme aux exigences du règlement européen « eIDAS » et de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). Nous travaillons avec la direction du numérique du ministère des affaires étrangères et avec le CNRS. Ce système a été utilisé par 22 % des Français de l’étranger, soit plus de 300 000 personnes.

Quant à la mesure de la qualité de service, j’ai déjà cité l’application e-bordereau ; mais il est vrai qu’il s’agit d’une autodéclaration. C’est une vérification de premier niveau, qui peut être discutée avec les communes. C’est surtout le client qui dit si nous avons bien effectué notre travail : en l’occurrence, d’abord le ministère de l’intérieur, avec qui nous avons passé le contrat, mais aussi les élus locaux, dont on a vu en 2021 qu’ils étaient très réactifs sur ces sujets. Nous mesurons, je le redis, un taux de distribution qui tangente les 100 % – pour ce qui est des plis distribuables.

Les inégalités territoriales dans la répartition des plis non distribuables existent. Certaines sont structurelles : outre les déménagements que j’ai déjà cités, l’implantation des populations peut changer. La qualité de l’adresse est un sujet fondamental, en milieu rural mais aussi dans certains quartiers périphériques nouveaux, par exemple. Tout cela combiné à la mise à jour des bases électorales, c’est un vrai défi. C’est sur la base du taux de plis non distribuables du scrutin précédent que nous pouvons constater des écarts importants pour certaines communes et leur proposer un travail commun – c’est le maire qui, en tant qu’officier d’état civil, est chargé de la mise à jour des listes électorales ; les données sont ensuite transmises au répertoire électoral unique afin d’éviter les doubles inscriptions. Nous le faisons depuis 2022, ce qui nous a permis de diminuer ce taux de façon sensible en 2024.

M. Philippe Wahl. Quant à la dématérialisation, tout dépendra de la façon dont vous décidez de la calibrer. Nous savons faire de la livraison à domicile, physique, comme du vote par correspondance et du numérique : nous saurons faire de l’hybride.

Nous savons ce que les élections physiques nous rapportent ; nous gagnons de l’argent. Nous préférons des élections qui nous rapportent plus à des élections qui nous rapportent moins, je veux l’avoir dit. Mais nous adapterons notre offre à votre demande : l’organisation des élections, quelle qu’en soit la forme, continue d’intéresser les postières et les postiers, comme le groupe La Poste.

Grâce à nos factrices et nos facteurs, à nos milliers de postières et de postiers dans tous les bureaux de poste, nous sommes très sensibles au fait qu’une partie de la population ne saura pas accéder à l’information par la voie numérique. Ce n’est pas là un propos général sur l’illectronisme, mais la leçon de l’expérience de nos dizaines de milliers de salariés, confrontés soit au domicile de nos clients, soit dans les bureaux de poste, à des gens – de toutes catégories sociales et de tous âges – qui demandent leur aide pour accéder à des informations numériques.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Ayant été pour moi-même peu satisfaite des services d’Adrexo, je me suis inquiétée lorsqu’ils ont été choisis et je l’avais fait savoir au ministère de l’intérieur. Merci d’avoir réagi de façon rapide et efficace.

La propagande électorale est volumineuse, elle coûte cher et sa distribution est compliquée. Elle est aussi relativement inutile, beaucoup de ces papiers passant directement à la poubelle… Une distribution de la propagande au format numérique est-elle envisageable ? Avez-vous accès à des adresses mail ou à des numéros de téléphone portable ?

Il y a une rotation croissante des facteurs au sein de La Poste. Ils connaissent moins qu’avant les adresses et leurs particularités, et la distribution a perdu en efficacité : dans les immeubles, on trouve parfois des plis au-dessus des boîtes aux lettres plutôt que dedans. Est-ce un aspect dont vous vous préoccupez ?

M. Philippe Wahl. Si vous décidiez de passer au tout-numérique, nous nous adapterions. Je ne sais pas quelle serait la différence de coût, mais je peux vous dire que l’impact écologique ne serait pas favorable. La filière papier a beaucoup avancé dans le retraitement du matériau : le papier peut être retraité sept fois ; l’une de nos missions, je vous l’ai dit, est de récupérer le matériel électoral usagé. En revanche, le numérique exigera des data centers, qui consomment beaucoup d’électricité.

J’ajoute que nous ne disposons pas des 50 millions d’adresses électroniques ou de numéros de téléphone. Cela se constituerait s’il le fallait, mais je ne sais pas si cela pourrait être fait dès la première élection : il y aurait un gros risque que beaucoup de gens – sûrement plus de 1 million – ne reçoivent rien.

Nous pensons aussi possible d’investir – cela coûte de l’argent – pour améliorer considérablement le registre électoral unique, en revoyant les bases d’adressage.

Vous abordez la question de la qualité du service. Les factrices et les facteurs sont moins stables, c’est la réalité : nous sommes passés de 18 milliards de lettres en 2008 à 5,5 milliards cette année et ce choc énorme nous a obligés à une réorganisation des tournées, en concertation avec les factrices et les facteurs comme avec les organisations syndicales. Mais on ne peut pas nier que, par rapport à quelqu’un qui gardait la même tournée pendant vingt ans, c’est une perturbation. Là encore, la mise à jour des bases d’adressage améliorerait la situation.

Il vous revient de fixer le cadre ; il ne serait pas mauvais que nous en parlions avant que la décision soit prise, afin que nous puissions vous faire part d’éventuelles observations très concrètes – je citais tout à l’heure l’exemple d’un vote par correspondance pour une élection à deux tours séparés d’une seule semaine, dont nous savons par avance que cela ne marche pas.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Si le moratoire sur les machines à voter était levé, La Poste serait-elle à même de participer à l’organisation de ce type de vote ?

M. Philippe Dorge. Oui. Nous saurions notamment les disposer dans nos infrastructures.

En ce qui concerne la stabilité, nous avons beaucoup de départs à la retraite : cette année, nous avons recruté en CDI près de 5 000 facteurs. Ce sont autant de gens qu’il faut former à ce qui est un vrai métier. Il est aussi important que l’adressage, l’accessibilité soient bons, notamment dans les grands ensembles.

S’agissant du numérique, au-delà du fait que 20 % de Français ont un problème avec la communication électronique, il y a une question d’économie de l’attention : des études montrent qu’il faut sept stimulations numériques pour obtenir la même attention qu’avec un papier.

M. Antoine Léaument, rapporteur. L’application e-bordereau pourrait-elle servir de base pour un travail de mise à jour des adresses avec les services municipaux ? Cela pourrait être une piste pour retrouver les gens qui n’ont pas pu recevoir les plis.

Vous dites avoir alerté le ministère de l’intérieur au moment de la mise en concurrence. Par quel canal sont passées ces alertes ?

M. Philippe Wahl. Plus que d’alertes – nous acceptons la compétition –, il s’agissait de remarques verbales : nous avons signalé que le critère de prix donnait un avantage à un concurrent qui ne serait pas raisonnable sur la qualité de sa prestation ; nous avons aussi conseillé à nos interlocuteurs de bien vérifier que notre concurrent connaissait vraiment le métier du courrier adressé – différent de celui du courrier non adressé, que nous connaissons aussi puisque nous avions une filiale qui était leur concurrent direct. Ces remarques n’ont pas été notariées : nous étions déçus de ne pas remporter tout le marché, mais encore une fois nous n’avons jamais pensé que la prestation serait aussi perfectible.

M. Antoine Léaument, rapporteur. À quels individus étaient adressées ces remarques orales ?

M. Philippe Wahl. C’était lors de la discussion avec le ministère, au cabinet, je pense.

M. Philippe Dorge. Pour ce marché, nous avons obtenu 557 points sur le critère prix, contre 600 pour notre concurrent ; nous avions fait nos meilleurs efforts, puisque nous avions, de mémoire, baissé de 4 % nos tarifs par rapport au précédent contrat. Mais nous avons eu aussi une moins bonne note sur le critère technique : 304 points contre 347 pour notre concurrent. Je vous assure que nous avons défendu au maximum nos efforts sur les deux critères, en soulignant la difficulté du métier du courrier adressé par exemple, lors de la soumission, qui se fait à l’oral.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous souvenez-vous à qui précisément ?

M. Philippe Dorge. À la direction des achats du ministère de l’intérieur, je crois.

M. Philippe Wahl. Sur le fond, c’est du déclaratif, et c’est sans doute pour cette raison que la commission d’achat a mieux noté notre concurrent. Je me mets à leur place : il n’est pas toujours facile de dire si les gens sont réellement capables de faire ce qu’ils promettent.

M. Philippe Dorge. S’agissant de l’exploitation des plis non distribuables, nous le faisons en proposant notre aide aux maires, mais nous pourrions envisager de le faire à une plus grande échelle. Les problèmes étaient particulièrement forts dans une soixantaine de communes. C’est l’Insee qui gère le répertoire électoral unique : il faudrait peut-être travailler aussi à ce niveau.

M. le président Thomas Cazenave. Nous avons entendu votre message au sujet des missions de service public, mais quelle est la rentabilité des opérations électorales pour La Poste ?

S’agissant du vote électronique, le vote des Français de l’étranger a-t-il fait l’objet d’attaques, avez-vous connaissance de compromissions ? Pouvez-vous nous assurer que l’utilisation de cet outil n’a présenté aucune difficulté, qu’il est fiable ?

L’outil e-bordereau est certainement utile, mais il est déclaratif. Avez-vous par exemple construit un panel de foyers que vous appelez pour savoir s’ils ont effectivement reçu la propagande, afin de vérifier que les taux déclarés sont conformes à la réalité ?

M. Philippe Dorge. Il est difficile de prévoir la rentabilité de tels contrats. Nous sommes rémunérés au kilo, et il n’est pas aisé d’estimer précisément par avance le nombre de plis, par exemple. Nous essayons de couvrir à tout le moins nos coûts, ce qui n’est pas le cas à chaque scrutin : en 2021, nous avions baissé nos tarifs, je l’ai dit, et nos marges ont été négatives. Nous cherchons une marge nette de l’ordre de 4 % à 5 %.

S’agissant de Voxaly, Docaposte vous renseignera mieux que moi. La sécurité du vote est un enjeu essentiel.

M. Philippe Wahl. Le vote électronique par correspondance concerne aujourd’hui un peu moins de 2 millions de personnes, réparties sur la totalité du globe : le piratage n’est pas très facile. Si le dispositif était généralisé, on peut être à peu près certain que les attaques et les tentatives de pénétration le seraient aussi ! Il faudrait un volet de lutte contre la cybercriminalité tout à fait particulier – ce qui aurait un coût.

M. Philippe Dorge. Le e-bordereau est en effet autodéclaratif. On pourrait imaginer des panels ; mais les meilleurs panélistes, ce sont les élus locaux, qui sont informés par leurs électeurs et nous contactent très rapidement.

M. Philippe Wahl. C’est la raison pour laquelle La Poste organise un petit-déjeuner parlementaire mensuel, qui permet de traiter les critiques et les difficultés, voire aussi de recevoir les compliments.

M. le président Thomas Cazenave. Sur cette invitation à nous retrouver, je vous remercie de votre disponibilité et de la précision de vos réponses. J’en profite pour saluer l’engagement de tous les employés de La Poste dans leur mission de service public.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de représentants du ministère de l’Europe et des affaires étrangères : Mme Pauline Carmona, directrice des Français à l'étranger et de l'administration consulaire, M. François Penguilly, chef du service des Français à l’étranger, et M. Gérard Fromageot, chef du bureau des élections et du droit électoral (jeudi 20 février 2025)

M. le président Thomas Cazenave. La direction des Français à l’étranger et de l’administration consulaire (DFAE) du ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) pilote un réseau de plus de 200 services consulaires, qui permettent aux 2,5 millions de Français résidant à l’étranger de bénéficier de notre service public et de pouvoir voter.

Cette audition s’inscrit dans le prolongement de celle que nous avons eue la semaine passée avec les représentants du ministère de l’intérieur. L’organisation des élections pour nos concitoyens qui vivent à l’étranger répond en effet à des spécificités sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir. Nous essaierons également de voir ensemble si cette organisation particulière peut nous aider à réfléchir à des évolutions plus générales – je pense notamment au vote électronique.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Pauline Carmona, M. François Penguilly et M. Gérard Fromageot prêtent successivement serment.)

Mme Pauline Carmona, directrice des Français à l’étranger et de l’administration consulaire. Je précise en préambule que le questionnaire complété qui nous a été transmis en amont de l’audition vous sera transmis postérieurement à celle-ci, dans les meilleurs délais.

La DFAE est chargée d’une mission de service public auprès de nos compatriotes résidant à l’étranger – 1,7 million de personnes sont inscrites au registre des Français établis hors de France –, qu’elle exerce au travers d’un réseau de 208 services consulaires dans près de 150 pays. Elle supervise la délivrance des titres d’identité et de voyage, l’état civil, la protection consulaire, l’action sociale ainsi que l’organisation des élections.

Notre tâche est de veiller au bon déroulement des scrutins – élections présidentielles, législatives, sénatoriales et européennes ; référendums ; élections des conseillers des Français de l’étranger et des conseillers à l’Assemblée des Français de l’étranger –, y compris en assurant la mise en œuvre du vote par internet lorsque celui-ci est autorisé. Concrètement, l’organisation recouvre la fixation du calendrier, la publication des textes réglementaires, la programmation budgétaire, des instructions à nos postes, le découpage électoral, les opérations de vote et la comptabilisation des résultats.

Nous travaillons en étroite liaison avec le ministère de l’intérieur – en l’occurrence, le bureau des élections politiques, qui dépend de la direction du management de l’administration territoriale et de l’encadrement supérieur (DMATES). Nous nous appuyons également sur plusieurs services du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, en particulier la direction du numérique pour le vote par internet et le service de la valise diplomatique pour l’acheminement du matériel électoral.

Nous travaillons également avec des titulaires de marchés publics : l’entreprise Koba, chargée du conditionnement du matériel électoral et de la mise sous pli de la propagande électorale ; La Poste, chargée de l’envoi postal de la propagande électorale aux électeurs ; divers prestataires du service de la valise diplomatique pour l’organisation des transports. Enfin, l’organisation du vote par internet fait appel à des partenaires institutionnels – l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et le ministère de l’intérieur – et privés comme Voxaly Docaposte pour la solution de vote.

L’éloignement et la dispersion géographique des électeurs constituent la première des spécificités de l’organisation d’élections pour les Français de l’étranger. Même si nous faisons en sorte d’avoir un dispositif de bureaux de vote le plus étoffé possible, nous ne sommes pas en mesure de couvrir l’ensemble des pays. Certains électeurs résidant dans des zones éloignées, difficiles d’accès ou dans des circonscriptions étendues doivent parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour aller voter. Les services de l’État accordent une attention particulière à la définition et à l’organisation du dispositif de bureaux de vote. À titre d’exemple, lors des élections législatives de 2024, 599 bureaux ont été ouverts dans 352 sites.

Cette difficulté liée à l’éloignement crée des contraintes particulières pour l’envoi de la propagande électorale. Celle-ci arrive en effet rarement dans les temps, en particulier dans un calendrier resserré comme celui que nous avons connu à l’été 2024. L’entreprise Koba nous avait prévenus dès le début qu’elle ne serait pas en mesure de traiter la totalité de la mise sous pli. À la suite des nombreuses défaillances constatées, nous avons été amenés, avec l’accord de la commission de propagande, à établir des priorités pour le premier tour, c’est-à-dire à privilégier les circonscriptions les plus proches de la France en espérant que la propagande serait acheminée à temps ; dans les faits, cela n’a pas vraiment été le cas. Pour le deuxième tour, nous avons obtenu l’accord de la commission pour ne pas en envoyer du tout car nous savions qu’elle n’avait aucune chance d’arriver en raison du délai d’une semaine entre les deux tours. Cela nous a permis d’économiser 1,9 million d’euros, sans parler du coût environnemental ainsi évité.

Parmi les pistes d’amélioration, la dématérialisation de la propagande électorale fait partie de nos objectifs prioritaires, d’autant plus que l’outil existe : les circulaires des candidats figurent toutes sur le portail de vote par internet. Nous sommes donc très favorables à son autorisation pour tous types d’élections, comme elle l’est déjà pour les élections des conseillers des Français de l’étranger.

La question ne se pose pas dans les mêmes termes pour l’acheminement du matériel électoral puisque nous fonctionnons avec la valise diplomatique. Nous avons rencontré quelques difficultés avec la compagnie Air France, qui a débarqué des valises contenant des bulletins de vote. Même si nous avons dû gérer des situations de crise un peu compliquées, la quasi-totalité des envois a pu être acheminée par la valise. Dans le cas où un poste ne recevait pas les bulletins de vote, nous lui donnions instruction de les imprimer. Pour nous, le vrai sujet est donc celui de la propagande électorale.

Une autre modalité de vote existe pour les élections législatives des Français de l’étranger : le vote par correspondance. Toutefois, le décret de convocation des législatives anticipées de 2024 l’avait exclu. Cette spécificité du système électoral pour les Français de l’étranger pose une difficulté : elle est très peu choisie par les électeurs – moins de 0,1 % d’entre eux y ont eu recours en 2022. De plus, ce système est très complexe à mettre en œuvre, beaucoup d’électeurs se trompant dans l’ordre des enveloppes. Surtout, il se heurte à des contraintes d’acheminement telles que les bulletins arrivent trop tard et sont invalidés. Même si elle demeure marginale, cette modalité de vote est complexe et a un coût ; elle rentre de ce fait dans nos objectifs de simplification.

L’organisation au sein de l’administration centrale pour le suivi du déroulement des opérations de vote et du dépouillement s’adapte au décalage horaire lié à la présence de bureaux de vote sur tous les continents. Une permanence électorale est ouverte à partir du samedi à douze heures – le scrutin commence le samedi dans le territoire américain – pour aider nos postes et répondre à toutes les questions qui peuvent se présenter dans chacun des bureaux de vote. La permanence se poursuit jusqu’au dimanche dans la nuit et s’achève avec la remontée du dernier procès-verbal du dernier bureau de vote, en l’occurrence celui de Dublin pour les législatives.

Autre spécificité, la possibilité de voter par internet est offerte pour deux scrutins : les élections des conseillers des Français de l’étranger et les législatives. Cette modalité rencontre un engouement de plus en plus important puisque, pour les législatives anticipées de 2024, nous avons battu de nouveaux records : 75 % des électeurs y ont eu recours, avec 416 000 électeurs au premier tour et 460 000 au second tour. Cela répond à une très forte demande. Du reste, dans la demi-heure qui a suivi l’annonce de la dissolution, le 9 juin, j’ai reçu un appel de la présidente de l’Assemblée des Français de l’étranger, Mme Hélène Degryse, me demandant si le vote par internet serait bien autorisé pour les législatives anticipées. Le cabinet du ministre délégué, M. Franck Riester, était également assailli de demandes en ce sens. Cette modalité de vote est vraiment entrée dans les mœurs car elle répond à une appétence de nos compatriotes de l’étranger.

Le système fonctionne, même s’il se heurte à une certaine complexité – et non défaillance – technique liée au système d’identification des électeurs, qui repose sur deux clés : un identifiant qu’ils reçoivent par mail, ce qui pose très peu de difficultés, et un mot de passe qu’ils reçoivent par SMS. Les problèmes techniques rencontrés lors des législatives de 2022 nous ont conduits à apporter de nombreuses améliorations au système. Toutefois, tant que l’envoi par SMS sera nécessaire pour l’identification des électeurs, nous ne réglerons pas complètement la question car cela impose de passer par des opérateurs locaux pour relayer les SMS dans chaque pays. Or la réglementation dans ces pays peut avoir changé, raison pour laquelle nous avions prévu d’effectuer un test grandeur nature, à l’été 2024, pour vérifier l’état de la réglementation. Cela n’a pas été possible et c’est en constatant que des SMS n’arrivaient pas dans certains pays – Singapour, Royaume-Uni – que nous nous sommes rendu compte qu’il fallait demander un nouvel accord aux autorités de tutelle locales. Nous avons aussi rencontré des obstacles techniques, par exemple un opérateur téléphonique qui ne reçoit pas les SMS depuis l’étranger.

Nous travaillons à une solution qui permettrait à terme de ne plus dépendre des envois par SMS. Cela passe par le recours à l’identité numérique souveraine, qui sera déployée à l’étranger dans le courant de ce semestre. Les consulats seront habilités à certifier l’identité numérique souveraine portée par la carte nationale d’identité. Nous avons demandé à Voxaly Docaposte de travailler à une nouvelle solution de vote par internet. Elle devra être utilisée pour les élections des conseillers des Français de l’étranger de 2026 et intègrera la possibilité de s’authentifier via l’identité numérique souveraine. Lorsque tous les Français de l’étranger en seront dotés, nous pourrons éviter de recourir au SMS.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez rappelé les chiffres concernant le vote par internet des Français de l’étranger – 460 000 au second tour de 2024 sur 1,7 million de personnes inscrites. Sachant que 75 % du vote passe par internet, cela signifie que près de 1 million de personnes ne participent pas aux élections, sous aucune forme – papier, internet ou par correspondance quand cela est possible. Menez-vous des campagnes d’information en amont des élections pour lutter contre l’abstention ?

Concernant les élections de 2022, vous avez évoqué des difficultés techniques. Étaient‑elles dues à une saturation du nombre de visites ? On imagine assez facilement que si l’on envoie un SMS pour indiquer que le vote est ouvert, tout le monde se connecte en même temps, ce qui peut provoquer des problèmes. De même, si l’on n’envoie pas les SMS à tout le monde en même temps, certains peuvent dire qu’ils l’ont reçu trop tard alors qu’ils étaient disponibles pour voter à l’ouverture du scrutin. Pourriez-vous détailler ces différents problèmes afin d’éclairer notre commission ?

Par ailleurs, toutes les élections organisées en deux tours prévoient une semaine entre les deux tours, à l’exception de l’élection présidentielle pour laquelle le délai est de quinze jours. Serait-il utile de prévoir un écart de deux semaines pour toutes les élections, afin de permettre une meilleure information des Français de l’étranger ?

Enfin, pourriez-vous nous donner des détails concernant l’histoire des valises débarquées par Air France ? Je m’inquiète un peu du fait que l’on perde des valises qui contiennent des bulletins de vote.

Mme Pauline Carmona. On ne les perd pas : elles sont sur le tarmac et on les retrouve. Mais cela nous a beaucoup énervés.

La participation des Français de l’étranger aux élections présidentielles et législatives est en hausse régulière. Lors du second tour des législatives, elle s’est établie à 16 % en 2017, 24 % en 2022 et 37,69 % en 2024. La participation est très inférieure pour le scrutin européen, avec 11 % en 2014, 18 % en 2019 et 17,34 % en 2024 – ce sont toutefois des chiffres à prendre avec précaution car de nombreux Français résidant dans les pays de l’Union européenne votent localement.

Nous menons des actions concrètes pour inciter les Français de l’étranger à participer davantage aux scrutins. Lors de leur organisation, un courriel de convocation, qui comporte la date du scrutin et toutes les informations utiles concernant les conditions de vote, est envoyé à chaque électeur inscrit sur la liste électorale consulaire. Des publications régulières paraissent également sur le site France Diplomatie et sur les sites des postes, avec des vidéos, des articles et des infographies. Le bureau des élections coordonne toute la communication faite par nos postes pour leur fournir un contenu harmonisé. Nous faisons également des campagnes de communication en amont des scrutins par le biais des réseaux sociaux, ainsi que dans des interviews à différents médias en ligne des Français de l’étranger, comme lepetitjournal.com et lesfrancais.press. Nous sommes ouverts à toutes les bonnes idées.

Pour les législatives anticipées de 2024, nous avons constaté que le vote par internet avait contribué à augmenter la participation. On le voit notamment dans les commentaires portés sur le procès-verbal du bureau de vote électronique. Des jeunes qui ne votaient pas ont trouvé tellement simple de voter par internet en cinq minutes qu’ils l’ont fait. Avec 416 000 votants au premier tour et 460 000 au second, nous avons eu un très fort taux de participation.

Les difficultés du vote par internet en 2022, qui ont conduit à l’annulation du scrutin dans trois circonscriptions, étaient principalement liées, dans la deuxième et la neuvième, à un problème de réception des mots de passe par SMS. Dans la deuxième circonscription, le Conseil constitutionnel a constaté que : « à l’ouverture de la période de vote, seuls 11 % des messages téléphoniques contenant les mots de passe […] avaient été effectivement délivrés aux électeurs. Ce taux n’a atteint que 38 % à l’issue du premier tour, selon le procès-verbal du bureau de vote électronique relatif au second tour. » Dans la neuvième circonscription, le taux de réception n’a pas dépassé les 38 % non plus. Aussi, un trop grand nombre d’électeurs qui souhaitaient voter par internet n’avaient pas pu le faire.

Cela nous a conduits, dans le cadre des élections partielles organisées en 2023, à prendre plusieurs mesures, qui ont été reconduites en 2024. Les données des électeurs – adresse mail et numéro de téléphone – ont été fiabilisées, à la suite d’une grande campagne de communication. Nous avons mis en place une assistance en ligne renforcée, activée une semaine avant le début des opérations de vote, pour sensibiliser les électeurs et appeler leur attention sur de possibles difficultés de réception. Nous avons également activé pendant la durée des élections une assistance téléphonique qui permettait le réassort, soit de renvoyer un mot de passe à un électeur qui ne l’avait pas encore reçu. Dans ses décisions de validation des résultats des trois scrutins de 2023, le Conseil constitutionnel mentionne expressément ces mesures d’amélioration et d’accompagnement.

Il faut par ailleurs relever que le portail de vote par internet est ouvert dans la semaine qui précède le week-end électoral. Quelqu’un qui n’a pas pu voter par internet est donc toujours en mesure de se rendre au bureau de vote ou de faire une procuration.

Le problème de saturation du portail ne s’est pas posé en 2022 ni en 2023 mais pour les législatives anticipées de 2024. En effet, un très grand nombre de personnes se sont connectées dès les premières minutes. Si le vote par internet suscite un véritable engouement, il faut également se rappeler que les délais étaient réduits. Alors que le portail est habituellement ouvert pendant cinq jours, il ne l’était que quarante-huit heures pour le premier tour et trente-six heures pour le second. Nous avons été confrontés à un fort afflux qui a posé des difficultés techniques, résolues par notre direction du numérique – tout est hébergé sur les serveurs du ministère. Cela est relaté très précisément dans le procès-verbal du bureau de vote électronique.

Nous avons reçu trois alertes relatives aux capacités infrastructurelles du système. La première a eu lieu le 25 juin, très peu de temps après l’ouverture du bureau de vote. Il s’agissait d’un ralentissement et de difficultés d’accès au portail de vote, ce qui a conduit notre direction du numérique à augmenter les capacités du serveur, interrompant l’accès au portail pendant vingt-neuf minutes. Une deuxième alerte a concerné l’accumulation des bulletins de vote, sans avoir d’impact sur l’ouverture du portail, puisque les opérations de vote étaient terminées. Nous avons dû augmenter la mémoire des serveurs. Cela n’a eu aucun effet sur l’intégrité du vote ; ces interventions ont été menées sous la supervision très étroite de l’ANSSI et d’auditeurs indépendants.

Enfin, la troisième alerte, qui a eu un impact sur le portail, a eu lieu le 3 juillet, à quatorze heures, soit deux heures après l’ouverture du portail pour le deuxième tour. La plateforme s’est engorgée assez vite, ce qui a conduit à redémarrer les services, avec une interruption du portail pendant dix minutes. Nous ne nous attendions pas à une telle participation. Nous avons eu peu de temps pour nous préparer, puisque le portail du premier tour a ouvert quinze jours après l’annonce des élections. Le fait de tout avoir sur nos serveurs et de disposer d’une direction du numérique très professionnelle et réactive a permis de trouver des solutions. Cette expérience nous sera utile pour les prochains scrutins.

En 2024, la succession de deux week-ends électoraux a accentué les difficultés que je mentionnais sur l’envoi de la propagande, en la rendant impossible.

Pour ce qui est des valises, nous avons été consternés. Nous avons dû faire intervenir le directeur de la sécurité diplomatique du ministère et avons même eu recours au cabinet du ministre délégué pour faire passer des messages.

M. Gérard Fromageot, chef du bureau des élections et du droit électoral. Alors que des réservations avaient été faites pour ces valises contenant le matériel électoral à destination de nos postes diplomatiques et consulaires, au dernier moment, la compagnie ne les a pas embarquées. Nous avons dû batailler pour réserver de nouveaux vols. Or, pour certaines destinations, comme Luanda, nous ne disposions pas d’un vol tous les jours. Heureusement, quasiment tous les cas ont pu être résolus, parfois in extremis. Cela reste tout de même un sujet d’inquiétude.

M. le président Thomas Cazenave. Pensez-vous que le vote électronique fait venir de nouveaux électeurs ou qu’il s’agit plutôt d’un changement de pratique électorale ?

M. Vincent Caure (EPR). Je tiens d’abord à saluer la manière dont nous travaillons et avons travaillé avec Mme la directrice et ses services, tout au long de l’année comme dans le cadre ponctuel des dernières élections.

Les gens s’habituent au vote en ligne, si bien que la participation augmente. Si certains qui seraient allés aux urnes font le choix du vote en ligne, d’autres n’y seraient pas allés, notamment à cause de l’engorgement des bureaux de vote, comme à Londres. Les députés de l’étranger y gagnent en légitimité, avec un taux de participation qui dépasse les 50 %.

Considérez-vous qu’il existe des marges pour élargir le champ du vote en ligne aux élections européennes et présidentielles pour les Français de l’étranger ? Échangez-vous avec d’autres ministères sur des expérimentations en ce sens ?

Mme Pauline Carmona. Je vous remercie pour vos mots sympathiques qui sont très appréciés !

À la demande du ministre Jean-Noël Barrot, nous avons engagé un échange sur l’élargissement du vote par internet à d’autres scrutins avec l’administration du ministère de l’intérieur, qui a émis deux très fortes réserves. La première concerne la sécurité de l’élection, surtout présidentielle, et les risques d’une annulation en cas de faille. Nous avons suggéré de créer une circonscription spécifique pour les Français de l’étranger – les annulations en 2022 n’ont pas empêché la démocratie française de continuer de fonctionner. Le ministère nous a objecté que cela entraînerait une inégalité devant les modes de scrutin, puisque, pour l’élection de la même personne, les Français de France ne pourraient voter qu’à l’urne ou par procuration, quand les Français de l’étranger auraient une modalité supplémentaire.

S’agissant des élections sénatoriales, que vous n’avez pas mentionnées, il y a des circonscriptions pour les Français de l’étranger.

M. Gérard Fromageot. N’oublions pas non plus le risque assez fort de contentieux. Imaginons que 300 000 Français de l’étranger votent par internet et que leur vote soit remis en cause en raison d’une cyberattaque. Si l’écart de voix entre deux candidats est inférieur à ce nombre, cela poserait un gros problème et conduirait à une annulation totale de l’élection.

M. Vincent Caure (EPR). Vous qui êtes en contact avec les postes et l’ensemble du réseau diplomatique, considérez-vous que l’introduction du vote en ligne à partir des législatives de 2012 a permis à des Français de voter ou que l’effet de substitution prime ?

Mme Pauline Carmona. Ma seule expérience, depuis que j’ai pris mes fonctions en 2023, est celle des législatives anticipées de 2024. Assez empiriquement, d’après des témoignages d’amis ou d’enfants d’amis, je crois que cela a amené des gens qui ne votent pas d’habitude, plutôt jeunes, à voter, pas nécessairement parce qu’ils habitent très loin d’un bureau de vote, mais parce qu’ils n’avaient pas envie de se déplacer et de prendre deux heures pour aller voter au consulat. Il y avait aussi des gens en vacances qui n’avaient pas fait de procuration – des amis qui habitent au Luxembourg étaient ainsi ravis de voter par internet en Grèce.

M. François Penguilly, chef du service des Français à l’étranger. Peut-être faut-il faire une distinction sur l’effet du vote par internet (VPI) en fonction des scrutins. L’effet bénéfique du VPI sur le taux de participation est davantage visible lors des élections législatives que lors des élections des conseillers des Français de l’étranger, où l’effet de substitution est plus important.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour toutes vos réponses.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, d’anciens représentants des personnels de la société Milee (ex-Adrexo) (mercredi 5 mars 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous recevons cet après-midi M. Philippe Viroulet et M. Glyn Evans, anciens employés de l’entreprise Milee, auparavant Adrexo. Vous y avez notamment exercé des responsabilités syndicales, respectivement pour la Confédération Autonome du Travail (CAT) et pour la Confédération Générale du Travail (CGT). La situation est particulière puisque l’entreprise Milee a été placée en liquidation judiciaire l’année dernière, entraînant un important plan de licenciement d’environ 10 000 personnes. Nous vous sommes reconnaissants de venir témoigner aujourd’hui.

Notre commission d’enquête, constituée il y a plusieurs mois, a pour objectif d’examiner les conditions d’organisation des élections dans notre pays et d’analyser les dysfonctionnements constatés, notamment dans la diffusion et l’acheminement de la propagande électorale. C’est dans ce cadre que le rapporteur a souhaité vous auditionner, compte tenu des difficultés d’acheminement rencontrées en 2021 par l’ex-entreprise Adrexo.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Philippe Viroulet et M. Glyn Evans prêtent serment.)

M. Philippe Viroulet. Je représente aujourd’hui la CAT, qui était le premier syndicat de l’entreprise avec environ 2 000 adhérents. Je tiens à vous remercier de nous permettre de nous exprimer et de vous préoccuper de l’impact de ces opérations de propagande électorale sur les salariés des entreprises de distribution.

Je souhaite souligner que la société Adrexo, devenue Milee, a été liquidée le 9 septembre dernier. Un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) était en cours depuis quelques mois, concernant 5 000 salariés, mais n’a pas été mené à terme et les 10 000 salariés restants ont été licenciés par le liquidateur judiciaire. Je précise qu’à l’époque de la distribution de la propagande électorale pour les élections régionales et départementales, l’entreprise comptait environ 18 000 salariés. Entre ce moment et celui où a été envisagé le premier PSE, quelques semaines avant la mise en redressement judiciaire en mai, environ 8 000 salariés avaient déjà été perdus sans aucun plan social. Si cette réduction semblait être le fruit d’une évaporation naturelle, elle contournait en réalité les règles de gestion des licenciements économiques puisque l’entreprise avait décidé de réduire sa masse salariale sans financer de PSE.

Bien que certains de ces 8 000 départs soient dus au turnover naturel de ce métier, des opérations de pression et de modification des caractéristiques du contrat de travail et des conditions de travail ont également conduit de nombreux salariés à prendre la décision de quitter l’entreprise. Celle-ci est parvenue à mettre en marche sa stratégie visant à éviter le financement d’un plan social puisque le PSE, qui n’a pas été mené à terme, a finalement été entièrement financé par l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS) puis par France Travail. L’entreprise n’a jamais investi dans les ruptures de contrat de travail et les salariés sont partis avec le minimum légal, sans aucune négociation possible en cas de liquidation judiciaire. Bien que cette dernière ne soit pas directement liée à l’arrêt de l’activité de distribution électorale, celle-ci y a contribué par suite du fiasco des élections régionales.

Si ce marché a été proposé à Adrexo et si l’entreprise a été retenue, c’est en partie grâce à sa licence postale obtenue auprès de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) en 2006. L’entreprise cherchait depuis longtemps à diversifier ses activités dans la distribution de courrier afin de compenser la baisse de l’activité publicitaire due à l’augmentation du prix du papier et aux préoccupations écologiques. L’activité de distribution de courrier était censée compenser progressivement ce déclin et des centaines de clients étaient intéressés par Adrexo car, jusqu’alors, La Poste était le seul opérateur capable de distribuer du courrier à grande échelle. Les grands diffuseurs de courrier souhaitaient recourir à un concurrent afin de créer une pression sur les prix, La Poste augmentant chaque année ses tarifs sans discussion possible. L’objectif d’un cadre concurrentiel était donc d’obtenir des tarifs plus avantageux, notamment dans les zones urbaines, et d’équilibrer la distribution du courrier entre deux opérateurs.

M. Glyn Evans. L’attribution du marché de distribution des professions de foi à l’entreprise Adrexo semblait initialement une opportunité inespérée, qui permettait notamment de compenser la baisse d’activité liée à la distribution d’imprimés publicitaires durant la période du covid. Malheureusement, la direction de l’entreprise, fidèle à elle-même, n’a su ni anticiper ni préparer adéquatement ses distributeurs à cette nouvelle mission. La gestion des ressources humaines et de la masse salariale s’est révélée calamiteuse, avec un recours massif à l’intérim pour un travail nécessitant pourtant une certaine expertise. Cette décision hasardeuse a conduit à un échec retentissant et préjudiciable à la réputation déjà fragile de l’entreprise. Le recrutement d’intérimaires, sans formation ni expérience dans ce domaine, était voué à l’échec. La formation dispensée, limitée à une demi-heure, se résumait à un tutoriel succinct sur l’utilisation de l’appareil de mesure du travail, appelé badgeuse. Aucune préparation sérieuse n’a été effectuée concernant l’élaboration des plans de distribution ou la planification du travail. Il aurait été plus judicieux d’affecter la distribution des professions de foi au personnel titulaire de l’entreprise, qui connaissait bien les secteurs et aurait donc pu assurer une performance optimale. Les intérimaires auraient pu être affectés à la distribution de publicités, moins contraignante et moins stratégique. La non-distribution d’un document officiel est une faute grave, contrairement à l’absence de distribution d’une publicité. Les performances du personnel Adrexo se situaient autour de 90 % de distribution, tandis que celles des intérimaires oscillaient entre 50 et 60 %. Cette situation a inéluctablement conduit au scandale national que nous connaissons. En outre, la rémunération dans le cadre de ce projet était plus avantageuse, avec le paiement des heures réelles et des kilomètres parcourus, ce qui aurait pu améliorer la situation financière de nombreux salariés, si le travail avait été correctement planifié.

Le défi que représentait la distribution de la propagande aurait pu et aurait dû se dérouler sans incident si la mesure du travail avait été anticipée. Or, comme à l’accoutumée, tout a été conçu dans la précipitation et sans aucune concertation avec les partenaires de l’entreprise. Nous déplorons notamment le manque de professionnalisme du secteur cartographique, qui aurait nécessité un renfort conséquent pour éviter de fournir des plans incomplets aux distributeurs. J’ai personnellement vécu une expérience difficile lors d’un renfort sur la région de Tours, où j’ai dû distribuer 6 000 enveloppes avec seulement deux rues indiquées sur un plan, terminant ma tournée à minuit avec plus de 2 000 enveloppes non distribuées.

J’accuse les dirigeants d’Adrexo d’avoir fait preuve d’une désinvolture coupable au détriment du personnel qui s’est toujours montré impliqué et dévoué pour mener à bien une mission impossible. Les dirigeants et actionnaires n’ont vu dans cette opération qu’une opportunité financière, négligeant la mise en place des moyens nécessaires à la réussite de la mission. Avec un budget de 400 millions d’euros, cette opportunité aurait pu sauver l’entreprise.

Malgré des initiatives porteuses d’espoir telles que le magazine « 150 euros », les courriers adressés, les colis et les livraisons de courses à domicile, la gestion défaillante et cupide a conduit à une situation désastreuse. Depuis fin 2003 en effet, l’entreprise s’est rendue coupable de retards de paiement récurrents, de mesures restrictives telles que la diminution arbitraire des secteurs ou la revente des publicités non distribuées au recyclage plutôt que de fournir des heures aux salariés, d’imposer aux salariés des écrêtages, des refus de leur feuille de route, le non-paiement des heures réelles ou des kilomètres, au mépris total du code du travail. Cet esclavagisme moderne était pleinement assumé par des individus dépourvus de toute humanité envers leurs collaborateurs, pourtant investis.

La situation s’est aggravée avec l’annonce d’un PSE prévoyant le licenciement de 5 000 salariés, suivie d’une cessation de paiement. Malgré l’octroi d’un redressement judiciaire et d’une continuation d’activité en dépit des pertes qui nous menaient vers une fin inexorable, l’entreprise a finalement été liquidée le 9 septembre dernier. Pour beaucoup, cette date marque la fin du cauchemar et le retour de la confiance dans les esprits. Pourtant, cette liquidation a entraîné le licenciement de 10 000 salariés, dans une indifférence médiatique regrettable. Nous sommes aujourd’hui les victimes innocentes de cette société, dont le présent et l’avenir sont devenus invivables. Dans la continuité de la liquidation, deux cabinets ont été désignés pour traiter les 10 000 dossiers de licenciement, une tâche colossale qui ne pourra être menée à bien dans un délai raisonnable, alors que la ministre du travail nous avait assuré que tout serait réglé au 31 octobre. Le directeur de France Travail s’était également engagé à supprimer les carences à titre exceptionnel compte tenu de la gravité de la situation. Aucune de ces promesses n’a été tenue, ce qui est extrêmement grave et nuit à notre image car nous avons relayé ces informations au sein de nos réseaux, pensant qu’une parole de ministre avait du poids.

Pour conclure, il est scandaleux que 30 000 citoyens, en comptant les familles, aient été impactés par cette injustice, par des agios, des expulsions, des dépressions ou des tentatives de suicide. Il est à la fois anormal et insupportable que des gens désespérés ne soient plus capables de nourrir leurs enfants alors que des dirigeants qui se sont octroyé d’importants dividendes, malgré un déficit abyssal, n’aient ni à rendre des comptes ni à justifier leur attitude méprisante. À mon sens, cette histoire est un énorme gâchis.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie tous les deux pour ce propos introductif, chargé d’une émotion tout à fait compréhensible.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre présence et votre témoignage devant cette commission d’enquête. Au nom de mon groupe parlementaire, et probablement au-delà, je voudrais souligner à quel point nous sommes conscients de l’impact dévastateur du chômage sur les individus et les familles, qui va parfois jusqu’à menacer des vies. Vous avez évoqué la question du suicide, un sujet malheureusement récurrent en cas de chômage.

La violence sociale qui s’exprime envers les salariés, parfois licenciés du jour au lendemain comme chez Adrexo, est trop souvent invisibilisée dans certains médias, qui préfèrent évoquer les chiffres plutôt que les êtres humains. J’espère que votre témoignage extrêmement poignant permettra de donner de l’audience à cette réalité devant la représentation nationale. Vous pouvez compter sur moi pour relayer vos propos et la souffrance qu’ils représentent et je vous remercie d’avoir eu le courage de venir témoigner.

Nous avons souhaité vous entendre pour obtenir des éléments sur cette entreprise Adrexo/Milee, qui change constamment de nom, donnant ainsi l’impression de chercher à récupérer de l’argent sans se soucier de l’efficacité des missions ou du respect dû aux salariés. Votre témoignage est crucial pour recueillir la parole des salariés.

J’ai cru comprendre, à travers vos propos, que le fiasco de 2021 était prévisible et que vous aviez même alerté la direction sans être écoutés. Pourriez-vous nous détailler, aussi précisément que possible, les alertes que vous avez fournies aux dirigeants de l’entreprise ? Ces informations pourraient nous être utiles pour les interroger ultérieurement.

J’ai par ailleurs été surpris par l’audition du groupe La Poste il y a deux semaines, au cours de laquelle il nous a été indiqué que, lors de l’examen de son offre par la commission d’appel d’offres, Adrexo avait obtenu plus de points non seulement pour le prix mais aussi sur la technicité. Cela me semble en contradiction avec vos propos sur le recours prévu à des intérimaires moins expérimentés. Avez-vous connaissance d’éléments ou de pistes que nous pourrions explorer à ce sujet ?

Concernant la formation, apparemment très sommaire, j’ai compris qu’elle concernait uniquement les intérimaires. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce point ?

J’ai été frappé par le souci citoyen dont vous avez fait preuve dans l’exercice de votre métier, notamment lorsque vous évoquiez ces journées de vingt et une heures pour tenter de distribuer tous les plis. Les dirigeants vous avaient-ils donné pour consigne de ne pas faire remonter les dysfonctionnements constatés ?

Par ailleurs, les sommes importantes distribuées à Adrexo dans le cadre de cette mission ont-elles permis de rémunérer correctement les salariés ?

Enfin, avez-vous pu prendre connaissance du reportage de Blast sur le sujet de la gestion du chômage partiel par Adrexo ? En tant que salariés de l’entreprise, disposez-vous d’éléments à communiquer à la représentation nationale sur ce point ?

M. Philippe Viroulet. Concernant l’attribution du marché, nous avons rapidement posé des questions organisationnelles à la direction. Les instances représentatives étaient en effet très inquiètes après l’annonce d’une gestion exclusive de ce marché par des intérimaires, alors que nous peinions déjà à distribuer correctement les courriers des diffuseurs privés depuis 2006. Si, initialement, l’entreprise ne souhaitait pas faire participer les 18 000 à 20 000 salariés permanents, il est rapidement devenu évident, à l’approche de l’opération, que cette stratégie était irréalisable. Les sociétés d’intérim en ligne sélectionnées, bien connues des nouveaux actionnaires, peinaient à recruter 20 000 intérimaires et il a donc été fait appel à des agences d’intérim classiques, ce qui a donné de meilleurs résultats. La direction a également proposé aux permanents de prêter main-forte, y compris en les déplaçant dans d’autres régions. Tout cela a été réalisé dans l’urgence, dans les trois à quatre semaines précédant le début de l’opération.

L’attribution du marché nous a été présentée comme une opportunité de sauver l’entreprise face aux perspectives alarmantes du marché de l’imprimé publicitaire, puisque les grands distributeurs tels que Leclerc ou Casino réduisaient leurs volumes et menaçaient ainsi la rentabilité de notre activité. La direction nous a également expliqué que l’État, qui venait déjà depuis longtemps en aide à l’entreprise à travers des baisses de cotisations, un effacement de dette Urssaf et d’autres facilités, préférait nous donner du travail plutôt que de l’argent à fonds perdus. Ce marché, sur une durée significative, devait ainsi donner un nouvel élan à notre activité et prouver notre capacité à distribuer du courrier pour potentiellement pouvoir nous développer sur ce marché.

M. Glyn Evans. Je précise que, si le personnel titulaire d’Adrexo effectuait la mission, il était payé sur l’intégralité de ses heures travaillées, contrairement à ce qu’il touchait pour la distribution de publicités. Tous les trajets étaient comptabilisés au kilomètre près, ce qui représentait une amélioration significative pour eux. Les intérimaires représentaient un coût plus important pour un résultat qui n’était pas optimal. Si nous avions eu recours au personnel existant, qui était d’environ 10 000 à 12 000 personnes à ce moment-là, nous n’aurions pas eu besoin de ces 20 000 intérimaires. Malheureusement, beaucoup de documents distribués par les intérimaires finissaient dans les poubelles ou sur le bord des routes. Des camions entiers remplis de professions de foi, certains de trente-cinq tonnes, ont même été interceptés.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez indiqué que les documents non distribués étaient payés par les commanditaires. En plus de cela, confirmez-vous que des bénéfices étaient générés sur le recyclage ?

M. Glyn Evans. En effet, car les commanditaires payaient pour un chiffre de 100 000 alors que seuls 45 000 ou 50 000 étaient distribués. Les 50 000 autres partaient au recyclage, représentant ainsi une opération rentable au lieu de fournir du travail. C’est pourquoi nous avons réduit les secteurs et diminué les zones de distribution sans en informer les clients concernés. À la suite de cela, des contrôles ont été effectués mais ces écarts ont été mis sur le compte d’erreurs. Nous continuions cependant à distribuer des courriers dans ces zones qui n’étaient plus attribuées, ce qui constitue une gestion pour le moins particulière.

Concernant les courriers adressés, il m’est arrivé de distribuer sept programmes télévisés vendus 80 centimes chacun, parcourant soixante kilomètres pour un chiffre d’affaires de 5,60 euros. Pendant ce temps, je touchais pratiquement trois heures de travail auxquelles s’ajoutaient 70 kilomètres à 50 centimes du kilomètre. En tant qu’ancien chef d’entreprise, je ne comprends pas comment une entreprise peut assurer sa pérennité avec de telles méthodes. Ces pratiques sont d’autant plus choquantes au regard des dividendes qui sont servis avant que les agents ne soient payés. Si les responsables font perdre 80 millions à l’entreprise mais se versent 70 millions d’euros de dividendes, l’opération est parfaite.

M. Philippe Viroulet. Lors de la présentation de ce marché, il était naturel d’établir une comparaison entre les effectifs mobilisés par La Poste et ceux dont nous disposions. Pour un volume similaire de documents et dans les mêmes régions, La Poste faisait appel à environ 60 000 à 65 000 facteurs à l’échelle nationale, dont 30 000 à 35 000 sur les zones qui nous avaient été attribuées. Dès le départ, l’objectif fixé par Adrexo de recruter 20 000 intérimaires s’est révélé largement insuffisant. Nous avons immédiatement relevé cette lacune, d’autant que les intérimaires, sans que cela leur soit imputable, se retrouvaient dans des conditions de travail particulièrement difficiles. Sur la base d’une formation de seulement trente minutes et d’un recrutement exclusivement en ligne, ils devaient gérer un véhicule chargé de plis électoraux tout en s’appuyant sur des plans bien souvent incomplets, notamment en milieu rural. Dans un tel contexte, il était peu surprenant qu’un grand nombre d’entre eux abandonnent rapidement, faute de se sentir en mesure d’accomplir leur mission.

Ceux qui persévéraient finissaient par prendre leurs marques, mais dans des délais bien plus longs que ceux d’un distributeur expérimenté. Il faut en général quatre à six tournées pour maîtriser correctement la distribution, un temps d’adaptation dont ces intérimaires ne disposaient pas. Par ailleurs, l’objectif des 20 000 recrutements n’a jamais été atteint et, même s’il l’avait été, il n’aurait pas suffi à pallier les difficultés rencontrées.

Dès les premiers signaux d’alerte, nos élus au CSE ont dénoncé ces dysfonctionnements. Les réponses obtenues se résumaient à l’assurance que la situation était maîtrisée et que tout irait bien. Malgré nos mises en garde, aucune correction n’a été apportée.

L’acheminement des plis électoraux constituait un autre point critique, déjà soulevé lors de la précédente commission d’enquête. Nos camions étaient dotés d’un système de traçabilité permettant de suivre chaque caisse, mais le temps nécessaire à cette procédure retardait considérablement les opérations. Alors que nous étions encore en train de scanner les caisses chez les routeurs, les camions de La Poste, eux, avaient déjà pris la route. Bien que cette méthode ait pu sembler plus efficace sur le plan du suivi logistique, elle perturbait considérablement l’organisation générale, une problématique que nous avions également signalée.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous a-t-on demandé de faire remonter les alertes et les dysfonctionnements de manière objective ?

M. Glyn Evans. Ayant été concerné par trois centres, je peux témoigner du fait que les cartons s’amoncelaient dans le dépôt sans véritable remontée d’information.

M. Philippe Viroulet. La consigne qui nous était donnée, notamment lors des visites des préfets dans les centres, était de présenter la situation sous son meilleur jour. En surface, tout semblait en ordre : les documents étaient soigneusement classés dans des bacs, les locaux paraissaient propres et l’on pouvait observer des intérimaires venant charger des dossiers avant de repartir. À première vue, rien ne laissait présager un dysfonctionnement. Pourtant, le problème était bien réel. Si une partie des documents était effectivement traitée, une autre était mise de côté. Ces dossiers étaient d’abord envoyés vers des agences extérieures aux régions concernées par le marché, afin de passer inaperçus, avant d’être expédiés en Belgique, où se trouvait le centre de tri. Nous avons recensé environ 130 camions de 44 tonnes à l’échelle des régions concernées, un chiffre qui reste probablement inférieur à la réalité. Finalement, ces documents ont été recyclés sur la plateforme de la société qui rachetait le papier.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Savez-vous approximativement combien rapporte un camion de documents recyclés ?

M. Glyn Evans. D’après les prix que j’ai consultés il y a environ un an, cela correspond environ à 800 euros la tonne.

M. Philippe Viroulet. Bien que nous ne puissions pas vous communiquer le prix exact, les volumes étaient impressionnants, comme en témoigne l’absence de plis dans les boîtes aux lettres. Ce point a été largement abordé lors de la première commission d’enquête.

Concernant votre question sur le chômage partiel, celui-ci est davantage lié à la période covid qu’à la campagne de distribution de la propagande électorale. Il ne concernait pas les salariés de la distribution qui ne travaillaient pas. En revanche, tous les services supports ainsi que de nombreux cadres dirigeants étaient officiellement déclarés sur une répartition de 20/80, alors qu’ils travaillaient en réalité à plein temps. Ces éléments ont été révélés par Blast et confirmés il y a quelques semaines par un jugement du conseil des prud’hommes d’Aix-en-Provence, qui a condamné la société Hopps, holding d’Adrexo, dans le cas d’un salarié du service support et informatique qui avait été déclaré en chômage partiel alors qu’il exerçait en réalité une activité à temps complet. Et ce cas est loin d’être isolé.

M. le président Thomas Cazenave. Je souhaite aborder plusieurs points centrés sur les difficultés liées à la propagande électorale. Premièrement, pensez-vous que ce marché a été conçu sur mesure, compte tenu de la mobilisation des soutiens pour une entreprise déjà en difficulté, avant même les problèmes rencontrés lors de la distribution ? Cette situation a-t-elle finalement entraîné la liquidation ?

Deuxièmement, la non-distribution représentait-elle selon vous un acte délibéré de gestion ? Les responsables savaient-ils dès le départ que l’ensemble des plis ne serait pas livré, envisageant ainsi une forme de double dividende ?

Troisièmement, face à la non-distribution des plis et compte tenu de l’enjeu fondamental pour le bon déroulement des élections, quelles alertes ont été lancées ? Dans la chaîne hiérarchique, qui a été informé des importantes difficultés rencontrées lors de la distribution ? À qui ces alertes ont-elles été adressées ?

Enfin, pensez-vous qu’il soit nécessaire que nous entendions également les dirigeants de l’époque pour compléter notre compréhension de la situation ? Bien que vous représentiez la voix des salariés, certaines réponses pourraient être apportées par d’autres intervenants.

M. Philippe Viroulet. Je ne peux pas affirmer que ce marché ait été spécialement conçu pour Adrexo. Il s’agissait, semble-t-il, de la première fois qu’il était divisé en régions, ce qui permettait à d’autres entreprises que La Poste de concourir sur des volumes plus accessibles. L’objectif était probablement d’encourager une véritable concurrence et la société Adrexo s’est naturellement positionnée en raison de l’adéquation avec son activité.

La direction nous a présenté ce marché comme une opportunité pour l’entreprise de se redresser durablement en s’appuyant sur une activité réelle, plutôt qu’en recevant des financements sans contrepartie.

Concernant la non-distribution, je ne pense pas qu’elle ait été prévue dès le départ. L’entreprise avait d’ailleurs sollicité une avance sur le paiement afin de financer les investissements importants en matériel nécessaires pour mener à bien l’opération. Ces équipements ont par la suite bénéficié à l’exploitation courante de l’entreprise. Il ne me semble donc pas qu’il y ait eu une intention délibérée de ne distribuer qu’une partie des documents et de recycler le reste.

M. Glyn Evans. Mon analyse diffère, notamment concernant le second tour.

M. Philippe Viroulet. Après l’échec du premier tour, des mesures auraient dû être mises en place pour éviter que la situation ne se répète. Même si les délais étaient sans doute trop serrés, reconduire le même dispositif laissait présager des difficultés similaires.

Quant aux alertes, la chaîne hiérarchique était régulièrement informée de la situation sur le terrain, que ce soit en matière de recrutement, de mise en œuvre de la distribution ou de suivi de l’avancement des secteurs. Ces informations étaient supposées être transmises au ministère, ce qui pourrait expliquer les déplacements des préfets et les contrôles effectués sur place. À l’échelle locale, nous avons remonté toutes les informations sans chercher à les dissimuler. Une forte inquiétude régnait d’ailleurs parmi les salariés permanents et les cadres chargés de l’organisation. Des initiatives ont même été prises au niveau régional, comme le recours aux clubs de football pour recruter des jeunes en intérim. Chaque cadre régional a déployé tous les efforts possibles pour assurer le bon déroulement de l’opération.

M. Glyn Evans. Je tiens à préciser que la situation n’était pas identique dans tous les centres, certains n’étant pas concernés par la propagande électorale. Nous distribuions sur les départements limitrophes. Nous n’avons pas rencontré de problèmes majeurs car nous avons principalement fait travailler les permanents. La qualité de la distribution s’en est ressentie positivement car nous n’avons pas connu de difficultés particulières.

M. le président Thomas Cazenave. Selon vous, quelle part de la distribution à l’échelle d’Adrexo n’a finalement pas été effectuée ? Ce chiffre a-t-il été consolidé ?

M. Philippe Viroulet. Il nous est difficile d’apporter une réponse précise, car nous ne disposons pas d’une vision nationale. Les chiffres avancés par le ministère, établis sur la base d’une étude de terrain, semblent cependant assez justes. La situation variait considérablement selon les territoires. Par exemple, en Indre-et-Loire, la majorité des secteurs ont pu être couverts, d’autant plus que, pour le second tour, nous avons bénéficié du soutien de La Poste qui a pris en charge une partie de nos secteurs. Les petites communes, où nous assurions déjà la distribution publicitaire, ont posé moins de difficultés que certaines zones urbaines telles que Tours.

Concernant le suivi des alertes, un centre de surveillance devait initialement être mis en place au siège de l’entreprise à Aix-en-Provence. Ce dispositif devait permettre de suivre l’avancement de la distribution grâce aux données remontées quotidiennement par les badgeuses et de réagir en cas de problème. Ce projet a toutefois été abandonné en raison de contraintes opérationnelles. Prenons l’exemple d’un intérimaire chargé de distribuer dans un village : s’il revenait deux heures plus tard en ayant couvert seulement 20 à 30 % de sa tournée, il lui était souvent difficile de préciser exactement les rues déjà traitées. Sans plan annoté, il devenait impossible d’envoyer un second distributeur sans risquer de doubler certaines zones.

Quant à la manière dont ce marché a été accueilli, nous avons d’abord perçu positivement l’opportunité offerte à l’entreprise de se positionner sur cette activité, en adéquation avec son développement futur. Toutefois, en tant que spécialistes de la distribution, habitués à traiter des envois de masse comme ceux des annuaires Pages Jaunes, nous avons été étonnés par le choix d’une distribution nominative, alors même que le contenu des enveloppes était identique pour tous les destinataires d’une même zone. Ce mode de distribution a généré des difficultés supplémentaires, notamment dans les cas de boîtes aux lettres sans nom ou d’immeubles où les noms et numéros d’appartement ne sont pas toujours indiqués. Nous avons regretté l’absence d’une approche plus adaptée, qui aurait pu privilégier soit une distribution sur liste, soit une diffusion en tout-boîte. Cette dernière option aurait également permis de toucher les personnes non inscrites sur les listes électorales.

M. Glyn Evans. Une distribution en tout-boîte aurait impliqué un volume beaucoup plus important, de l’ordre de centaines de milliers, voire de millions d’envois, ce qui n’était pas matériellement réalisable en seulement deux ou trois jours. Personnellement, je distribuais environ 15 000 à 20 000 plis par jour sur ces trois jours, en travaillant dix heures quotidiennement, ce qui représentait déjà un maximum.

Nous savons que certains secteurs n’ont pas du tout été couverts, notamment au sein de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nos chiffres indiquent 27,42 % de non-distribution, ce taux étant cohérent avec les éléments que vous avez mentionnés.

Il faut souligner la spécificité du marché électoral, qui présente deux contraintes majeures empêchant une distribution en tout-boîte comme les militants politiques peuvent le faire habituellement. Premièrement, nous disposons d’un nombre fixe de citoyens inscrits sur les listes électorales, correspondant à un nombre précis de plis. Les remboursements de l’État associés aux campagnes électorales sont basés sur ce nombre fixe, ce qui nous empêche de le dépasser. Deuxièmement, comme vous l’avez mentionné, certaines personnes ne sont pas inscrites sur les listes électorales mais résident néanmoins dans ces zones. Cette situation complexifie davantage la distribution. Le deuxième élément concerne le caractère nominatif de l’envoi, qui permet de s’assurer que la personne inscrite sur les listes électorales a bien reçu son courrier. En cas de non-réception, cela permet d’identifier les personnes qui ne sont plus à l’adresse indiquée et d’entreprendre les actions nécessaires.

Ma dernière question concerne l’aspect financier et la destination des fonds engagés. Vous mentionnez des sommes considérables et des marchés d’une valeur importante et avez également indiqué que, sur des années où l’entreprise réalisait 80 millions d’euros de bénéfices, 70 millions d’euros de dividendes étaient versés. Ces chiffres me choquent car il semble que l’argent ait profité à quelques-uns tandis que les salariés se retrouvent sans emploi. Qu’en est-il du côté des dirigeants de cette entreprise ? Des suites judiciaires sont-elles en cours ?

M. Glyn Evans. Lors de notre rencontre avec la ministre du travail à Saint-Ouen, nous avons soulevé la question des éventuels détournements de fonds et irrégularités fiscales, sur lesquels je n’ai aucun élément, ainsi que de la disparition de certaines sommes. La réponse qui nous a été apportée évoquait de simples jeux d’écriture comptable, une explication pour le moins intrigante. La ministre s’était engagée à solliciter une enquête auprès de Bercy sur la gestion financière du groupe Hopps dans son ensemble, incluant toutes ses filiales. Il est en effet aisé de faire circuler des fonds entre plusieurs entreprises appartenant à un même consortium et c’est précisément dans ces transferts que des mouvements financiers suspects ont été constatés, même si je n’en ai ni les tenants ni les aboutissants.

M. Philippe Viroulet. Il est essentiel de comprendre l’histoire récente de cette entreprise pour saisir l’ampleur des enjeux financiers. En 2017, elle a été rachetée par des actionnaires américains à un prix négatif : en plus de n’avoir rien déboursé pour l’acquérir, ils ont perçu 67 millions d’euros pour en prendre le contrôle, alors qu’elle était déjà en difficulté. À cela s’est ajoutée la valorisation de la mobilité du siège, initialement estimée à 10 millions d’euros et qui a finalement dépassé les 20 millions. Ces actionnaires sont donc repartis sans investir dans l’entreprise tout en bénéficiant de cette somme conséquente. Une partie de ces fonds, à hauteur d’environ 6,5 millions d’euros, a été transférée vers Colis Privé, une entreprise qui a ensuite été intégrée au groupe Hopps, la holding mise en place pour superviser l’ensemble des fililales.

En 2021, Colis Privé a été vendu pour 670 millions d’euros, dont la moitié a été reversée à Adrexo, qui en détenait 50 % des parts. Depuis 2017, les montants perçus par l’entreprise ont donc été considérables. Pourtant, en raison de graves difficultés économiques, elle a dû contracter d’importants emprunts avant la cession de Colis Privé.

Si les 50 millions d’euros issus du marché représentent une somme significative, ils doivent toutefois être mis en regard avec les 670 millions de la vente de Colis Privé, dont une partie substantielle est revenue à Adrexo. Cette situation soulève des interrogations quant à la gestion et à la liquidation de l’entreprise qui, malgré ces entrées massives d’argent, n’a jamais ajusté son modèle économique pour atteindre la rentabilité. Depuis 2017, et même avant, l’entreprise n’a jamais été à l’équilibre, ce que son ancien propriétaire justifiait par une rentabilité structurellement négative. Cette absence de redressement, malgré les ressources disponibles, interpelle sur la stratégie adoptée et les choix financiers opérés.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Souhaitez-vous apporter d’autres éléments ?

M. Glyn Evans. Je souhaite en effet soulever plusieurs points supplémentaires. L’entreprise s’est toujours retranchée derrière des événements tels que les gilets jaunes, le covid ou la guerre en Ukraine pour justifier ses errements et ses dépenses inconsidérées, bien que seul le covid ait réellement eu un impact sur la distribution des publicités. Par ailleurs, il était question que l’expérimentation Oui Pub débute en 2025. En tant que membres de l’Assemblée nationale, détenez-vous des informations sur ce sujet ?

M. le président Thomas Cazenave. Les travaux de la commission d’enquête se concentrent sur le bon déroulement des élections, et plus spécifiquement sur la distribution de la propagande électorale. Bien que l’ex-Adrexo fasse partie de ce contexte, l’objet de la commission n’est pas de traiter cette entreprise de manière exclusive mais plutôt d’examiner les opérations électorales dans leur ensemble. Le rapporteur a souligné que les difficultés liées à l’adressage de la propagande ont constitué un obstacle majeur à une organisation efficace des élections, c’est pourquoi cette question est au cœur de notre enquête. Certains éléments du modèle économique d’Adrexo dépassent néanmoins le cadre de notre enquête, qui se concentre avant tout sur l’organisation des élections et sur les enseignements à en tirer. Des mesures ont d’ailleurs déjà été prises, notamment avec La Poste, qui a repris l’intégralité du marché.

Vos remarques soulèvent des points intéressants, tels que la pertinence des adresses nominatives sur des plis identiques, qui s’accompagnent de plusieurs réflexions sur les pratiques et leur impact sur la distribution.

Quant à votre question sur Oui Pub, je n’ai pas de réponse précise à vous fournir mais le rapporteur, qui maîtrise bien ces enjeux, peut certainement vous éclairer davantage sur ce point.

M. Glyn Evans. L’enquête sur les dirigeants met en lumière des faits troublants.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Comme l’a rappelé le président, notre commission d’enquête porte effectivement sur l’organisation des élections. Cependant, en vous convoquant et en vous donnant la parole sur ce sujet, vous apportez des éléments qui pourraient légitimement être signalés à la justice. Il est également de notre responsabilité, si nous avons des doutes sur des éléments que vous signalez et qui pourraient être contraires à la loi, de les porter à la connaissance de la justice. J’ai noté plusieurs points qui me semblent effectivement troublants.

M. Philippe Viroulet. Pour conclure, la CAT va déposer une plainte devant le tribunal de commerce d’Aix-en-Provence, qui est en cours de rédaction. Nous avons créé un collectif d’anciens salariés qui représentera environ 650 participants dans ce dossier. Nous avons également engagé environ 500 procédures devant le conseil de prud’hommes d’Aix-en-Provence pour contester les licenciements, en raison précisément des fautes de gestion que nous avons constatées.

Sur le plan pénal, notre plainte met en évidence un certain nombre de faits d’abus de biens sociaux et de fautes de gestion. Il ne s’agit pas de simples erreurs mais de fautes qui ont appauvri l’entreprise, probablement dans le but d’enrichir d’autres filiales et de conduire l’entreprise à la liquidation, sachant que le marché publicitaire déclinait et qu’aucun autre marché, pas même celui de la propagande électorale, ne pouvait soutenir l’activité de l’entreprise.

M. le président Thomas Cazenave. Nous vous remercions d’avoir apporté des précisions sur ce qu’il faut bien appeler un fiasco dans la distribution de la propagande électorale, avec hélas les conséquences que vous avez décrites lors de votre propos liminaire.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Vincent Strubel, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) (mercredi 5 mars 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous recevons aujourd’hui M. Vincent Strubel, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI). L’ANSSI, créée en 2009, est un service du Premier ministre rattaché au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). En tant qu’autorité nationale en matière de cybersécurité et de cyberdéfense, son action s’articule autour de quatre missions principales : défendre, connaître, partager et accompagner.

Votre positionnement interministériel vous permet de collaborer avec tous les acteurs publics concernés par ces enjeux. Dans le cadre de notre commission d’enquête sur l’organisation des élections en France, il nous semblait essentiel de vous entendre, notamment sur les aspects numériques liés au vote à distance, au vote par internet et aux machines à voter. Dans un contexte où les risques d’intrusion et de manipulation semblent s’accroître, la fiabilité de nos outils électoraux est primordiale pour garantir le bon déroulement des scrutins.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Vincent Strubel prête serment.)

M. Vincent Strubel, directeur général de l’ANSSI. Je commencerai mon propos liminaire par un bref rappel du rôle de l’ANSSI avant de me concentrer sur notre intervention dans le domaine des élections, en accordant une attention particulière à la dimension électronique que vous avez soulignée.

La France a opté pour un modèle particulier en matière de cybersécurité avec la création de l’ANSSI en 2009. Notre agence, interministérielle, est placée sous l’autorité du Premier ministre, ce qui nous permet d’intervenir dans tous les domaines en tant qu’arbitre impartial. Contrairement à ce qui a été mis en place dans d’autres pays, l’ANSSI est spécialisée et ne s’occupe que de cybersécurité dans son volet défensif, sans être un service de renseignement ou d’enquête. Cette spécialisation a été maintenue lors de l’émergence des problématiques de manipulation de l’information. Une agence sœur, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), a été créée afin de détecter les phénomènes d’ingérence étrangère par le biais de manipulation de l’information, un domaine connexe mais distinct de nos missions centrées sur les intrusions informatiques.

Les missions de l’ANSSI, qui compte aujourd’hui environ 650 agents, peuvent être déclinées en trois axes principaux. Il s’agit tout d’abord de la coordination des réponses aux cyberattaques, qui inclut la détection des attaques sur les systèmes d’information de l’État, la connaissance de la menace pour permettre l’anticipation et la remédiation pour mettre fin aux attaques et prévenir leur récurrence. Il s’agit ensuite de la sécurisation de l’État et de ses activités d’importance vitale, à travers la prescription de règles, l’injonction vis-à-vis des ministères ou des administrations et un rôle de régulation qui s’étend aux opérateurs d’importance vitale, y compris sous statut privé. Ce rôle devrait s’élargir avec la transposition de la directive NIS2, actuellement en examen au Parlement. Nous sommes enfin chargés de la promotion générale de la cybersécurité au profit de l’ensemble de la Nation, non pas dans une logique coercitive, mais pour permettre aux entités souhaitant se protéger d’en avoir les moyens. Cela passe par des actions dans les domaines de la formation, de la structuration de l’offre privée, du conseil et de la coordination des politiques publiques.

Ces missions doivent nous permettre de faire face à trois types de menaces principales, au premier rang desquelles la criminalité organisée, qui cherche à générer des profits par l’extorsion de rançons, le vol de données et leur monnayage. Vient ensuite la menace étatique, qui se traduit par de l’espionnage mais également par des risques de sabotage, de destruction d’infrastructures ou de déstabilisation. La dernière menace, davantage protéiforme, émane d’activistes de différentes natures qui utilisent des actions moins techniques, mais à forte visibilité, telles que la saturation de sites web, pour faire passer leurs messages.

Bien que la classification en trois catégories, à savoir le crime organisé, les États et les activistes, soit logique, elle masque une certaine porosité entre ces acteurs. Les États réutilisent parfois les outils des cybercriminels, voire se font passer pour des groupes criminels organisés, et inversement. Les activistes, généralement engagés pour une cause, peuvent également agir en faveur de certains États.

Nous observons en outre une massification de la menace. Autrefois centrée sur quelques acteurs stratégiques et principalement liée à l’espionnage, elle touche désormais un large éventail d’entités, y compris des PME, des collectivités et des associations, qui peuvent être victimes du crime organisé cherchant à extorquer des rançons.

Un autre phénomène récent est la généralisation des tentatives de déstabilisation. Au-delà de l’espionnage et des attaques discrètes, nous observons des actions visant à saturer des sites web et des ressources informatiques ainsi que des actes de sabotage ou de destruction d’infrastructures, y compris physiques. Cette réalité, déjà connue dans des régions telles que l’Ukraine, est également susceptible de toucher la partie occidentale de l’Europe. Le « hack and leak », qui consiste à voler des données puis à les publier, parfois avec des modifications subtiles, est utilisé pour perturber le débat public, nuire à l’image d’une entité ou déstabiliser de manière générale.

Cette pratique menace également le processus démocratique et les scrutins électoraux. Ce phénomène a été particulièrement mis en lumière lors de l’élection présidentielle américaine de 2016, lorsque l’équipe de campagne d’Hillary Clinton a subi un vol de données suivi de leur publication progressive. La campagne présidentielle française de 2017 en a également fait les frais, bien que l’impact ait été limité. Les partis politiques sont également victimes de vols de données et d’attaques par déni de service et le processus électoral peut être affecté indirectement par les effets de bord de cyberattaques. Par exemple, une attaque par rançongiciel paralysant une mairie au moment d’un scrutin pourrait nuire à la tenue d’un scrutin, même si cela n’était pas l’objectif initial des attaquants.

Face à ces menaces, l’ANSSI a adopté un rôle particulier dans le cadre des élections, notamment pour ce qui concerne le vote électronique. Cela s’inscrit dans une extension naturelle de notre mission classique car le processus électoral, même traditionnel, repose sur des systèmes d’information critiques de l’État, notamment au sein du ministère de l’intérieur pour la gestion des listes électorales et la collecte des résultats. Notre démarche d’accompagnement consiste à assister les choix techniques dans leur conception, à auditer et tester la sécurité des systèmes et à en assurer la supervision pour détecter d’éventuelles attaques. C’est le cas par exemple du système d’information « Élection 2 », utilisé pour les scrutins nationaux et européens, qui fait l’objet d’un suivi étroit en collaboration avec la direction du management de l’administration territoriale et de l’encadrement supérieur (DMATES) du ministère de l’intérieur.

Depuis 2017, nous avons mis en place un mode de fonctionnement particulier lors des scrutins qui consiste à sensibiliser les partis politiques et les équipes de campagne à la menace et à leur proposer une offre de services. Si l’ANSSI, en tant que service du Premier ministre, ne peut imposer des mesures de sécurité aux partis politiques, elle est à leur disposition pour les aider à sécuriser leurs infrastructures, notamment celles mises en place dans le cadre d’une campagne électorale.

Nous disposons d’un dispositif renforcé d’astreinte, de détection et d’analyse de la menace durant les périodes de scrutin et nous nous mettons alors à la disposition, selon les casn du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État ou de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP). Notre rôle est de notifier et de rendre compte immédiatement de tout incident de cybersécurité susceptible d’avoir un impact sur le scrutin, que ce soit en touchant un parti politique, une équipe de campagne, un système lié au vote ou une collectivité dont l’attaque pourrait empêcher le bon déroulement du vote. Nous fournissons toutes ces informations au juge de l’élection et sommes à sa disposition pour analyser tout incident et mesurer son impact éventuel sur la sincérité du scrutin.

Cette démarche s’inscrit dans un contexte international. En lien avec nos partenaires européens, nous participons au réseau CyCLONe, qui regroupe les directeurs des agences nationales de cybersécurité des pays partenaires européens et qui a mis en place un groupe de travail spécifique pour les élections européennes. En 2024, l’ANSSI a par ailleurs participé à une initiative avec nos partenaires européens visant à favoriser les échanges d’informations, les contacts en cas de crise et la synchronisation sur la perception de la menace. Ce modèle, qui a fait ses preuves, n’est pas limité aux crises affectant les scrutins électoraux. Il permet de synchroniser nos réponses à l’échelle européenne sans empiéter sur les compétences propres des États membres, particulièrement dans le cadre des scrutins européens qui nous concernent tous. Nous l’utilisons également pour les scrutins nationaux, partageant des demandes d’information et d’assistance sur l’analyse de menaces particulières. Dans ce cadre, nous avons élaboré des guides communs, notamment un compendium sur la cybersécurité des élections, disponible sur le site de la Commission européenne. Ce document a été préparé par les agences nationales de cybersécurité des États membres en prévision du scrutin européen.

Concernant le vote électronique, il convient de distinguer le vote en mairie sur une machine à voter et le vote par internet sur les terminaux personnels des électeurs, notamment pour les Français de l’étranger. La réalité incontournable qui s’impose est que le vote électronique sera toujours, par nature, moins sécurisé que le vote à l’urne. Plusieurs raisons expliquent cela. Premièrement, l’introduction d’une dépendance numérique implique qu’il ne puisse exister une sécurité de 100 %. Qu’il s’agisse d’une machine électronique pour voter ou, à plus forte raison, des terminaux personnels des électeurs, des vulnérabilités existent et ne peuvent être totalement contrôlées. Deuxièmement, l’intégrité, le secret et la liberté attendus lors d’un scrutin sont difficiles à obtenir simultanément sur le plan informatique. Bien que chacune de ces propriétés puisse être garantie individuellement, leur combinaison représente un défi technologique majeur, nécessitant des solutions de pointe, notamment en matière de cryptographie. Troisièmement, et il s’agit du point de fragilité le plus important, se pose la question de l’intelligibilité. Contrairement au vote traditionnel, dont les mécanismes de sécurité sont facilement compréhensibles par tous, l’évaluation critique des systèmes de vote électronique requiert des connaissances scientifiques pointues, hors de portée du citoyen moyen. Cela soulève une limite fondamentale, celle de la confiance dans le vote, qui repose désormais sur un panel d’experts et non plus sur le citoyen lui-même.

Ces facteurs engendrent plusieurs risques spécifiques au scrutin électronique : le risque de détournement pour modifier les résultats, le risque d’atteinte au secret du vote, le risque de coercition, particulièrement pour le vote sur terminaux personnels et, sans doute le plus préoccupant, le risque de déstabilisation et d’atteinte à la confiance dans le processus démocratique. Ce dernier point est particulièrement sensible face à des attaquants dont l’objectif pourrait être de décrédibiliser le processus démocratique. Une simple revendication d’attaque, même infondée, pourrait porter une atteinte significative à la confiance des citoyens, compte tenu de la complexité technique du système.

Ces risques doivent néanmoins être mis en balance avec les bénéfices attendus. Le vote par internet, par exemple, représente souvent la seule option viable pour les Français résidant loin des bureaux de vote à l’étranger. Il apparaît comme une alternative préférable au vote par correspondance, qui n’offre pas non plus de grandes garanties en termes de confiance et de secret. L’évaluation du risque doit également prendre en compte l’impact potentiel d’un dysfonctionnement, en considérant le nombre d’électeurs participant au scrutin et la nature de celui-ci. L’usage des machines à voter en France se trouve dans une situation particulière. Le moratoire instauré il y a quelques années visait à limiter l’impact potentiel d’un dysfonctionnement en restreignant le nombre d’électeurs utilisant ce mode de scrutin. Le choix des scrutins éligibles au vote par internet pour les Français de l’étranger n’est pas anodin non plus. Réserver cette modalité aux scrutins à plusieurs circonscriptions limite les conséquences d’éventuels problèmes. L’étendre à des circonscriptions uniques, comme pour les élections européennes ou présidentielles, aurait des implications bien plus importantes, compte tenu du nombre d’électeurs.

Face à ces risques, l’ANSSI agit de plusieurs manières. Nous avons élaboré en octobre 2021 des recommandations sur la sécurité des machines à voter, qui ont été publiées par le ministère de l’intérieur. Nous apportons également une assistance technique, particulièrement pour le vote par internet des Français de l’étranger, grâce à une coopération qui dure depuis dix ans. L’ANSSI a accompagné le déploiement de trois solutions successives, dont la plus récente, développée par Voxaly-Docapost, a été utilisée avec succès pour les élections législatives anticipées de 2024. Je tiens à souligner la réussite remarquable de cette mise en œuvre, malgré des délais très courts, notamment grâce aux équipes du Quai d’Orsay et à tous les contributeurs.

Notre rôle dans le vote par internet des Français de l’étranger inclut également la participation au bureau de vote électronique. Cette instance, chargée de superviser le processus, réunit des représentants des ministères concernés, des élus consulaires et des experts indépendants. L’ANSSI participe à la supervision des opérations, notamment le descellement des urnes, et explicite les éventuels risques ou incidents.

Concernant la sécurité, je peux affirmer qu’aucune attaque majeure n’a été constatée lors des scrutins par internet pour les Français de l’étranger. Les vulnérabilités identifiées en amont, principalement par des travaux de recherche et des lanceurs d’alerte, ont permis d’effectuer les corrections nécessaires. Les incidents rencontrés étaient principalement liés à l’acheminement des SMS, qui reste le point faible de la solution en l’absence d’une identité électronique forte, l’envoi massif de SMS à travers le monde posant des défis logistiques.

Je dois enfin évoquer la situation particulière de 2017. La décision difficile d’annuler le vote par internet des Français de l’étranger a été prise en raison d’une refonte tardive de la plateforme, imposée par des évolutions technologiques externes, ne permettant pas de garantir la sécurité nécessaire. Cette expérience a été riche en enseignements et a conduit à des améliorations significatives. Nous disposons aujourd’hui d’une plateforme de vote par internet qui fonctionne bien, comme l’ont démontré les récentes élections anticipées. Cependant, la prudence reste de mise quant à son extension à d’autres modalités ou scrutins, que ce soit pour les électeurs du territoire national ou pour d’autres types d’élections concernant les Français de l’étranger.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je tiens tout d’abord à souligner la qualité du travail effectué par l’ANSSI au quotidien, qui ne se limite pas au cadre des élections. Je vous prie de transmettre les remerciements de la représentation nationale à vos équipes.

Concernant les élections politiques, au-delà des sujets déjà évoqués sur le scrutin électronique, quelles sont les menaces potentielles qui pèsent sur les scrutins traditionnels, notamment lors de la remontée des résultats ? J’identifie deux points de vulnérabilité. Premièrement, le répertoire électoral unique. Une puissance étrangère ou des acteurs malveillants pourraient tenter de perturber les informations qu’il contient, non pas nécessairement pour empêcher la tenue du vote mais pour compliquer l’organisation des élections et jeter ainsi le doute sur la sincérité du scrutin. Nous savons qu’aux États-Unis, par exemple, la contestation des résultats est allée jusqu’à l’envahissement du Congrès. Deuxièmement, la transmission des résultats. Vous avez évoqué deux risques principaux : la modification effective des résultats et la création d’une fausse impression de modification pour semer le doute et la désinformation. Pourriez-vous développer davantage ces aspects ?

Par ailleurs, sans compromettre la sécurité nationale, pouvez-vous nous donner des exemples de tentatives d’ingérence dans nos processus électoraux ? Vous avez brièvement mentionné des risques concernant les Français de l’étranger en 2017. Pouvez-vous préciser la nature de ces risques ?

Enfin, le sujet de l’utilisation des réseaux sociaux pour manipuler l’information ou discréditer les résultats électoraux relève-t-il de vos missions ou de celles de Viginum ?

M. Vincent Strubel. La supervision des réseaux sociaux n’est pas du ressort de l’ANSSI mais de Viginum. La mission consiste à détecter non pas les fausses informations en tant que telles, mais leur amplification artificielle. Nous travaillons cependant en étroite collaboration avec eux, notamment face à des attaquants qui peuvent mener des intrusions concrètes dans les systèmes d’information ou revendiquer des attaques de manière exagérée ou totalement fantaisiste. Pour illustrer ce point, prenons l’exemple des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, dont l’ANSSI était chargée d’assurer la cybersécurité. Nous avons fait face à des attaques d’activistes qui ont prétendu avoir pollué la Seine par une cyberattaque. Bien que la tentative technique ait échoué, ils ont cherché à déstabiliser l’organisation des JO en faisant croire au succès de l’opération. Notre approche préventive a non seulement consisté à s’assurer que de telles attaques n’étaient pas possibles, mais également à travailler avec les médias et toutes les parties prenantes pour partager rapidement les faits démontrant la fausseté de ces allégations.

Concernant le processus électoral en France, il est beaucoup plus facile de mettre en doute la sincérité du scrutin que de le perturber réellement. Notre organisation des scrutins est relativement résiliente et robuste en termes de garanties de sécurité et de détection des problèmes. Cette situation est d’autant plus vraie que nous faisons face à des adversaires qui contestent systématiquement notre modèle démocratique et qui auraient tout intérêt à le discréditer sans nécessairement le perturber concrètement. Truquer une élection par une cyberattaque dans notre modèle est extrêmement complexe. Cependant, le simple fait de laisser planer le doute sur la sincérité d’un scrutin présidentiel en raison d’une cyberattaque supposée pourrait causer une grave atteinte à la confiance que portent les citoyens au processus démocratique, indépendamment de la validation du scrutin par le Conseil constitutionnel.

Le scrutin à l’urne est plutôt robuste, avec des dépendances numériques limitées. Le répertoire électoral unique, que vous avez mentionné, est relativement simple à surveiller et à protéger. Sa centralisation facilite sa protection en permettant de concentrer les efforts. La collecte des résultats par le biais de systèmes numériques simples ne pose pas de défis particuliers en termes de sécurisation et peut être aisément supervisée. De plus, un éventuel trucage de cette remontée électronique des résultats serait détectable in fine, puisque nous conservons toujours une trace papier. Nous conservons la capacité de vérifier les résultats de manière traditionnelle, avec un papier et un crayon, en s’assurant que les votes remontés correspondent bien à ceux déposés dans l’urne, grâce à une traçabilité intégrale du scrutin. Si la sécurisation de ce processus n’est donc pas particulièrement complexe, garantir sa sécurité et sa transparence l’est davantage et il est important que nous puissions nous exprimer devant la représentation nationale pour expliquer ces aspects.

Concernant des exemples de tentatives de déstabilisation, nous pouvons citer la campagne électorale américaine de 2016, marquée par un vol de données et leur divulgation progressive. Cette opération très organisée visait à déstabiliser une candidate. En 2017, une tentative similaire a eu lieu en France avec les MacronLeaks, mais avec moins de succès en raison d’un périmètre plus restreint et de sa proximité avec le scrutin.

Aujourd’hui, ce sont probablement les partis politiques et les campagnes électorales qui représentent le maillon le plus faible en termes de cybersécurité. Ces structures, souvent comparables d’un point de vue numérique à des PME ou des start-ups, ne disposent pas de systèmes d’information aussi développés que ceux du ministère de l’intérieur, supervisés par l’ANSSI. Bien que nous proposions une offre de services pour aider les partis politiques, nous ne pouvons pas leur imposer ces mesures.

Concernant l’incident de 2017 sur la plateforme de vote par internet des Français de l’étranger, il s’agissait essentiellement d’une surchauffe. La plateforme utilisait une technologie Java, qui a été interdite par les navigateurs peu avant le scrutin. Cela a nécessité un redéveloppement urgent de la plateforme. Dans les dernières semaines, les équipes de développement étaient surchargées et la correction d’un problème en créait souvent de nouveaux. En raison de ces limites internes et circonstancielles, nous n’avons pas pu atteindre un niveau de sécurité satisfaisant dans les délais impartis.

M. le président Thomas Cazenave. Je souhaite revenir sur la question des machines à voter. Si je comprends bien, toute utilisation d’un élément numérique implique un risque. Pouvez-vous préciser les difficultés liées à ces machines ? Il semble que la situation soit problématique puisque certaines communes utilisent des équipements vieillissants. Bien qu’un moratoire ait été instauré, les communes utilisatrices ne souhaitent pas revenir en arrière mais ce statu quo ne pourra pas durer indéfiniment. Quelle est votre recommandation pour sortir de cette impasse ? Le fait que ces machines ne soient connectées à rien limiterait prétendument les risques d’intrusion. Est-ce vraiment le cas ? Pourriez-vous détailler les risques liés aux machines à voter dans le cadre actuel et comment envisagez-vous l’évolution de ce moratoire ? Quelles solutions pourrions-nous envisager ?

M. Vincent Strubel. C’est une vaste question !Tout d’abord, il faut comprendre qu’aucun système informatique n’est totalement isolé. Les machines à voter, bien que peu connectées, le sont à certains moments. En amont, lors du processus de développement et d’intégration des composants logiciels, il existe des points de connexion. Ces machines comportent un système d’exploitation, divers logiciels, probablement un navigateur, autant d’éléments qui peuvent potentiellement être compromis. De plus, même si ces machines sont scellées entre deux scrutins, elles doivent être reconfigurées pour chaque élection. Cela implique souvent l’utilisation d’une clé USB, qui crée un autre point de vulnérabilité. Bien que la France ne soit pas nécessairement concernée, dans d’autres pays, des chercheurs ont démontré qu’il était possible de compromettre certaines machines à voter simplement en branchant une clé USB. Ces systèmes ne fonctionnent donc pas en totale autarcie et il existe des vecteurs potentiels de compromission à différentes étapes : par les électeurs, lors de la configuration du vote ou encore au moment de la collecte des résultats. Bien qu’elles ne soient normalement pas connectées à internet, les machines à voter restent des systèmes d’information complexes et potentiellement attaquables.

Dans ce contexte, le moratoire prononcé il y a quelques années était probablement la moins mauvaise des décisions, puisqu’il visait à freiner un déploiement accéléré de ces machines alors que les risques étaient mal maîtrisés. Cependant, le maintien du statu quo montre aujourd’hui ses limites, car les machines vieillissent sans évoluer et sans que la question soit réglée. Ces dernières années, l’ANSSI a élaboré des recommandations concernant ces machines, visant à améliorer leur sécurité, à limiter les risques de cyberattaques et à garantir la transparence du scrutin. Ces recommandations, qui ont été transmises au ministère de l’intérieur et aux parlementaires en 2021, se heurtent toutefois à la réalité car les machines actuellement en service ne sont pas nécessairement conformes à ces nouvelles exigences.

Un point crucial de nos recommandations est l’introduction systématique d’une trace papier du vote. Cela implique la matérialisation du choix de l’électeur sur un bulletin papier, qui serait ensuite réinjecté dans la machine pour le décompte électronique. Cette approche permettrait de conserver les avantages de la tabulation automatique tout en offrant la possibilité d’une vérification manuelle en cas de doute.

D’autres améliorations, bien que plus complexes à mettre en œuvre, sont également nécessaires. Il s’agit notamment de l’audit systématique du code source des machines à voter et de la mise en place de processus d’intégrité renforcés. Ces derniers devraient inclure des vérifications de l’intégrité du logiciel, en particulier lors de la configuration des machines, pour s’assurer qu’aucune modification non autorisée n’a été effectuée. Il est par ailleurs nécessaire d’intégrer un mécanisme de mise à jour sécurisé. Les machines à voter, comme tout système informatique complexe, reposent sur divers composants logiciels susceptibles de présenter des vulnérabilités ou des bugs. L’absence d’un processus de mise à jour pourrait conduire à des situations de vulnérabilité à long terme.

La mise en œuvre de ces recommandations nécessiterait des modifications substantielles des machines à voter actuellement disponibles sur le marché. Je n’ai pas à me prononcer sur le processus décisionnel qui pourrait mener à un changement des règles en matière de machines à voter ou à la levée du moratoire, mais il est clair que des améliorations significatives sont nécessaires et qu’elles ne peuvent être simplement décrétées, car elles impliquent des évolutions technologiques importantes.

M. le président Thomas Cazenave. Si je comprends bien votre raisonnement, il serait envisageable de maintenir en conditions opérationnelles et de continuer à sécuriser le parc existant de machines à voter. Dans cette optique, rien n’empêcherait alors de poursuivre le déploiement de ces machines dans les communes qui en sont dotées, ce qui permettrait de sortir du statu quo actuel.

Pour résumer ce que vous avez exposé, il semble qu’en l’état actuel certaines conditions ne soient pas entièrement réunies, notamment en ce qui concerne la maintenance. Cependant, si ces conditions étaient satisfaites, il serait alors acceptable de poursuivre l’utilisation des machines à voter existantes et potentiellement d’envisager leur déploiement dans de nouvelles communes intéressées. Est-ce bien le point de vue que vous défendez ?

M. Vincent Strubel. Tout en précisant que je ne suis pas nécessairement légitime pour trancher ce débat qui dépasse largement les questions de cybersécurité, je confirme qu’il est effectivement nécessaire de sortir tôt ou tard de la situation actuelle, qui n’est ni satisfaisante ni soutenable sur le long terme.

Deux options raisonnables peuvent être envisagées pour sortir de cette impasse, avec toutes les précautions qui s’imposent : renoncer de manière générale aux machines à voter et conserver uniquement le vote à l’urne traditionnel ou ouvrir la possibilité d’utiliser les machines à voter, mais avec des conditions et des exigences techniques clairement définies, offrant la meilleure protection possible. Nous devons néanmoins garder à l’esprit que, même avec toutes les mesures techniques envisageables, nous n’atteindrons jamais le même niveau de sécurité ni d’intelligibilité qu’avec le vote à l’urne traditionnel.

Le choix doit être fait en considérant les bénéfices attendus. Déployer des machines à voter vise à obtenir un avantage par rapport au vote à l’urne traditionnel mais l’évaluation de ces bénéfices dépasse mon domaine de compétence.

M. le président Thomas Cazenave. Dans le cadre de vos responsabilités, avez-vous eu connaissance de machines à voter ayant posé des difficultés ? Avez-vous été saisi de cas concrets soulevant des doutes légitimes ou avérés sur l’intégrité de ces machines ?

M. Vincent Strubel. À l’étranger, les exemples de dysfonctionnements et de vulnérabilités liés aux machines à voter sont nombreux et ont été illustrés dans des travaux de recherche, sans qu’une cyberattaque soit nécessairement impliquée.

Concernant les machines à voter utilisées en France, je m’exprime avec prudence, d’une part parce que je pense que les défauts constatés ont été corrigés et, d’autre part, pour éviter de susciter de doutes injustifiés sur leur fiabilité actuelle. Il faut rappeler que le moratoire prononcé à l’époque faisait suite à l’identification d’un certain nombre de limites en matière de sécurité des machines à voter telles qu’elles étaient alors mises en œuvre. Cette situation a conduit non seulement à des correctifs mais également à une décision de prudence compte tenu des faiblesses identifiées.

M. le président Thomas Cazenave. Si je comprends bien, dans les années récentes, vous n’avez pas été saisi de cas de doutes concernant les machines actuellement en service, qui présenteraient des risques ou des failles susceptibles de jeter le doute sur l’intégrité du scrutin.

M. Vincent Strubel. Je n’ai effectivement pas connaissance de telles situations.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Deux interrogations supplémentaires méritent d’être soulevées. Premièrement, s’agissant de la faille centrale que vous avez évoquée, le facteur humain apparaît comme un risque majeur. Récemment, plusieurs députés et sénateurs ont été victimes d’une campagne d’hameçonnage, révélant ainsi une possible insuffisance de formation, y compris parmi les détenteurs de responsabilités politiques. Dans mes fonctions antérieures, lorsque j’avais la charge de la communication numérique d’un candidat à l’élection présidentielle, nous avions collaboré avec vos services afin de sécuriser l’accès aux réseaux sociaux. Il est apparu qu’une formation, même minimale, permettait de déjouer des attaques qui, bien qu’efficaces, restent relativement simples à contrer.

Pensez-vous qu’il serait pertinent d’instaurer des formations obligatoires en cybersécurité à l’intention de certains responsables publics, notamment les parlementaires ? Une telle mesure pourrait-elle contribuer à renforcer la sûreté de l’État en prévenant des failles exploitables ? Je mesure la complexité d’un tel dispositif, notamment la nécessité de concilier la confiance envers les services étatiques chargés de la sécurité avec la réticence que pourrait susciter l’idée qu’une agence gouvernementale puisse avoir accès aux données sensibles d’un parti politique.

Vous semblez par ailleurs considérer que l’un des principaux risques pesant sur les élections réside dans la vulnérabilité des partis politiques eux-mêmes, certains faisant preuve d’un manque de compétences techniques ou d’intérêt pour la sécurisation de leurs données.

Ma seconde question porte sur le vote électronique à distance. Vous avez mentionné les enjeux liés à la sécurité des appareils. Supposons qu’à l’issue des travaux de cette commission d’enquête, il soit décidé que le vote à distance constitue une solution efficace pour favoriser la participation électorale, en particulier celle des jeunes. Dans cette hypothèse, une cyberattaque menée au moyen d’une application ludique virale, massivement téléchargée sur les téléphones, pourrait-elle représenter une menace sérieuse pour l’intégrité du scrutin ? Une telle application pourrait-elle intégrer un outil permettant d’altérer le vote des citoyens, ou ce scénario relève-t-il de la pure fiction ?

M. Vincent Strubel. Dans le cas d’un scrutin à distance, c’est l’ordinateur ou le téléphone de l’électeur qui vote. Bien que ces appareils votent en principe conformément à la décision de l’électeur, il est difficile de le garantir car cela dépend de la sécurité et de l’intégrité du terminal. Rien ne peut être imposé en la matière et il serait impensable d’exiger que les électeurs votent uniquement avec certains modèles de smartphones réputés plus sécurisés. Cette garantie n’existera jamais, ni pour les téléphones ni pour les ordinateurs.

Le scénario que vous évoquez, qui consisterait à duper les électeurs pour qu’ils installent une application truquée capable de manipuler les téléphones, est probablement le plus crédible. Cependant, une telle attaque à grande échelle, visant les téléphones de tous les électeurs Français à l’étranger, reste complexe à mettre en œuvre. Elle pourrait avoir pour but de copier le vote exprimé, violant ainsi le secret du vote, ou de le modifier. Bien que difficile, cela n’est pas impossible. Bien qu’il soit plus aisé de semer le doute sur la fiabilité du vote que de réellement truquer une élection, cela peut suffire à ébranler la confiance dans le processus électoral.

Concernant la sensibilisation, aucune action n’est de trop. Nous devons toutefois admettre que même les personnes les plus sensibilisées, y compris le directeur général de l’ANSSI, peuvent commettre des erreurs telles que cliquer sur un lien malveillant. La sécurité ne peut donc reposer uniquement sur la sensibilisation, bien que celle-ci reste importante. La sensibilisation des personnes exposées, dont font partie les parlementaires, est effectivement cruciale. Quant à rendre cette formation obligatoire, cela soulève des questions de séparation des pouvoirs et ne relève pas de mon domaine de compétences. L’ANSSI propose déjà des sessions de sensibilisation aux parlementaires des deux chambres, soit directement, soit par le biais des services de l’Assemblée nationale ou du Sénat formés par l’ANSSI.

Le principal enjeu de formation que j’identifie est la faible compréhension générale des enjeux numériques, qu’il s’agisse de manipulation de l’information ou de cyberattaques. Cette méconnaissance constitue un facteur de fragilité de nos sociétés face à des menaces hybrides. Le manque de compréhension du numérique ou de la nature d’une cyberattaque facilite la tâche des attaquants, en particulier lorsqu’ils cherchent à déformer la réalité ou à faire croire à des attaques plus importantes qu’elles ne le sont en réalité.

Pour illustrer ce point, prenons l’exemple des attaques par déni de service subies par les sites web du Sénat et de l’Assemblée nationale. Ces attaques, qui consistent à saturer un site web pour le rendre inaccessible pendant quelques heures, ont parfois été présentées dans la presse comme des cyberattaques russes paralysant l’Assemblée nationale ou le Sénat. Cette description est largement exagérée et inexacte. Ces incidents, bien que gênants, prennent naturellement fin après un certain temps. Pourtant, leur perception et leur traitement médiatique peuvent amplifier considérablement leur impact réel. Dans le cas évoqué, l’intervention d’activistes pro-russes ne signifiait pas nécessairement une implication de l’État russe. En outre, le fonctionnement n’a pas été paralysé, les travaux essentiels se sont poursuivis et le site web du Sénat est resté accessible. À ma connaissance, aucune donnée n’a été volée. La tendance de notre société à dramatiser des événements mineurs constitue un facteur de fragilité.

Consciente que la formation peut jouer un rôle crucial dans la lutte contre ces phénomènes, l’ANSSI travaille depuis un certain temps sur cet axe. Nous développons des formations de spécialistes en cybersécurité pour répondre aux besoins du secteur et collaborons également avec l’éducation nationale, notamment via le programme PICS, pour intégrer ces notions dans le cursus des collégiens et des lycéens. C’est à ce stade que nous formons les futurs citoyens et que nous pouvons leur présenter les métiers de la cybersécurité, un domaine où les opportunités sont nombreuses et qui manque de personnels qualifiés. L’objectif est également de transmettre une compréhension de ces enjeux, afin que les citoyens de demain disposent des outils nécessaires pour faire face à ces défis, ce qui nous aidera collectivement à lutter contre ce type de menaces.

Concernant notre rôle auprès des partis politiques, il est important de rappeler que l’ANSSI n’est pas une autorité indépendante. Nous sommes donc extrêmement prudents dans notre offre de services aux partis politiques, tout en restant disponibles pour apporter l’aide nécessaire. Dans notre offre, nous rappelons également que l’ANSSI n’est pas le seul acteur capable d’apporter une assistance en matière de cybersécurité. La France bénéficie en effet d’un écosystème de prestataires privés qui a été structuré ces dernières années grâce à des certifications délivrées par l’ANSSI. Ces certifications attestent de la confiance qui peut être accordée à ces prestataires et à leurs compétences. Ils peuvent réaliser des audits, fournir des conseils et constituent notre dernier ajout au portefeuille de prestataires qualifiés. Cette recommandation fait partie des premières orientations proposées à un parti politique sollicitant de l’aide, qu’il se considère comme une cible potentielle de cyberattaques ou qu’il cherche simplement à renforcer sa cybersécurité. Dans ce cadre, plusieurs options lui sont présentées : une assistance directe peut être apportée si le parti le souhaite et un catalogue de solutions recommandées est également mis à disposition. D’autres solutions, non spécifiquement recommandées par l’État, restent accessibles en toute liberté de choix. L’objectif est d’accompagner ces acteurs dans leur recherche d’assistance, y compris auprès d’autres organismes, en tenant compte du fait que l’intervention d’un service de l’exécutif auprès d’un parti politique s’accompagne nécessairement de certaines considérations.

L’ANSSI repose sur deux piliers indispensables à la poursuite de ses missions, qui sont son expertise et la confiance des bénéficiaires. Nous sommes extrêmement attentifs à ces aspects dans l’ensemble de nos missions. Lorsque nous traitons une cyberattaque, nous appliquons une forme stricte de secret professionnel et ne divulguons jamais d’informations car cela serait contraire à notre éthique.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ma dernière question se situe à l’intersection de vos missions et de celles de Viginum, tout en touchant également au domaine de la presse. L’un des principaux risques que j’identifie pour les prochaines échéances électorales, en particulier l’élection présidentielle à venir, réside dans une manipulation de l’information à la fois polymorphe et sophistiquée. Avec l’émergence de logiciels de plus en plus performants, il ne s’agit plus seulement de diffuser de fausses informations mais de générer de faux contenus, tels que les deepfakes. Ces technologies permettent de produire des contenus factices, y compris des mises en scène dans lesquelles un candidat ou une candidate pourrait tenir des propos à l’opposé de ses positions habituelles, voire appeler à voter en faveur d’un adversaire. Une telle vidéo relayée massivement sur les réseaux sociaux sèmerait la confusion parmi les électeurs. La meilleure réponse résiderait certes dans la formation du public et dans sa capacité, a priori spontanée, à identifier qu’un candidat ne peut pas, du jour au lendemain, renier l’ensemble de ses déclarations. Toutefois, une manipulation informationnelle d’ampleur, associée par exemple au piratage du site d’un média au moment opportun pour en renforcer l’apparente véracité, pourrait faire peser un risque considérable sur la sincérité du scrutin.

Dans une situation aussi critique, puisque nous sommes ici dans un scénario de crise majeure, les services de l’ANSSI et de Viginum disposent-ils de moyens d’action permettant de faire supprimer, de manière rapide et massive, ces contenus frauduleux sur les réseaux sociaux ? Vous avez évoqué le rôle de « cyberpompiers » : seriez-vous en mesure d’intervenir contre des contenus manifestement fallacieux, potentiellement publiés par des comptes affiliés à des puissances étrangères cherchant à déstabiliser l’élection ?

Par ailleurs, afin d’éviter toute dérive arbitraire, envisagez-vous un dispositif de collaboration avec les équipes des candidats à l’élection présidentielle ? L’objectif serait qu’ils puissent bénéficier d’un canal direct avec vos services afin de signaler des contenus frauduleux, en demandant par exemple la suppression immédiate d’une vidéo qui ne proviendrait pas du candidat et constituerait une menace pour l’intégrité du scrutin. Une telle approche a-t-elle déjà été envisagée ? Lors des deux précédentes élections présidentielles, période durant laquelle je travaillais auprès d’un candidat, j’ai acquis la conviction que la meilleure manière de garantir la sincérité du scrutin sur cet enjeu spécifique serait d’accorder aux candidats une capacité de signalement rapide et efficace des contenus qui leur sont frauduleusement attribués. De plus, une démarche collégiale favoriserait, selon moi, la confiance des acteurs politiques dans l’outil et l’infrastructure mis en place. Une telle solution vous semble-t-elle réaliste ou envisageable ?

M. Vincent Strubel. Il m’est difficile de ne pas réagir à la question des opportunités offertes par l’intelligence artificielle, tant en matière de génération de contenus que dans le domaine des cyberattaques. Je demeure convaincu que l’IA ne permet pas de réaliser l’impossible, mais qu’elle simplifie considérablement des tâches qui, auparavant, requéraient un haut niveau d’expertise. Par exemple, la falsification d’une photographie ou d’une vidéo était déjà envisageable avant l’émergence de l’IA mais nécessitait des compétences techniques avancées. Désormais, ces pratiques sont largement démocratisées, offrant à des acteurs malveillants moins expérimentés des moyens d’action jusque-là hors de leur portée. S’agissant des cyberattaques, l’IA ne constitue pas en soi un facteur de rupture mais agit plutôt comme un levier, facilitant à la fois le travail des attaquants et celui des défenseurs.

S’agissant du retrait de contenus frauduleux, il convient d’aborder cette question avec prudence, car elle ne relève pas des missions de l’ANSSI, ni de celles de Viginum. Notre rôle se limite à la détection, l’analyse et l’explication des manipulations de l’information, sans pouvoir d’intervention directe. Dans le cas que vous évoquez, des procédures légales existent déjà pour demander le retrait de contenus litigieux, celles-ci étant généralement encadrées par un magistrat. Dans le cadre d’une procédure électorale, cette compétence reviendrait, selon toute vraisemblance, au juge de l’élection.

Même en cas d’attaque d’ampleur survenant dans les derniers instants d’un scrutin et susceptible d’en altérer le résultat, l’intégrité ou la sincérité, notre première réponse, conformément à l’organisation mise en place depuis 2017, consisterait à saisir le juge de l’élection. C’est à lui qu’il appartiendrait d’évaluer l’impact d’un tel événement et de déterminer les mesures à adopter, celles-ci pouvant, dans des cas extrêmes, aller jusqu’à l’invalidation du scrutin. Il est essentiel de préserver la séparation des pouvoirs et de veiller à ce que l’exécutif n’outrepasse pas son rôle dans l’organisation du processus électoral.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai effectivement évoqué le risque d’arbitraire inhérent à ce type de décision. La difficulté majeure de ces contenus réside dans leur viralité exceptionnelle. Le temps que le juge de l’élection prenne une décision de suppression, l’information aura déjà largement circulé. Cet enjeu crucial, qui reste en suspens, est particulièrement préoccupant dans la perspective de la prochaine élection présidentielle.

J’ai eu l’occasion de rencontrer un candidat à une élection présidentielle en Bolivie qui a été victime d’une fausse vidéo diffusée principalement sur des messageries telles que WhatsApp. Il a perdu l’élection avec seulement deux points d’écart, ce qui soulève des questions sur la sincérité du scrutin. Ma question porte donc sur l’existence de telles capacités techniques pour effectuer un retrait massif de contenus si une décision de justice l’ordonnait.

M. Vincent Strubel. Si les mécanismes de retrait des contenus existent et sont prévus par la loi, la mise en œuvre dans le cadre d’un scrutin soulève une difficulté fondamentale de notre métier : il est toujours plus compliqué de défendre que d’attaquer. Un défenseur agissant dans la légalité et le respect de principes fondamentaux est en effet soumis à des contraintes que l’attaquant ne subit pas.

Or, face à un enjeu aussi capital que celui de l’intégrité électorale, il existe peut-être des aspects à repenser concernant les capacités d’intervention du juge de l’élection. Je peux imaginer un scénario de cyberattaque impliquant des échanges entre un parti politique ciblé, l’ANSSI et le juge de l’élection. Bien que cette intermédiation soit probablement plus complexe à mettre en œuvre, l’impact de l’inaction sur la confiance dans l’élection serait plus néfaste.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour cet échange passionnant sur ce sujet important qui faisait partie des interrogations de notre commission d’enquête.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Pierre Sueur, ancien ministre, ancien sénateur, co-rapporteur en 2010, avec M. Hugues Portelli, d’une mission d’information du Sénat sur le thème : “Sondages et Démocratie : pour une législation respectueuse de la sincérité du débat politique” (mercredi 12 mars 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous entamons aujourd’hui la séquence de nos travaux consacrée aux sondages en accueillant M. Jean-Pierre Sueur, ancien ministre, ancien député, ancien maire d’Orléans, ancien sénateur et membre éminent de la commission des lois du Sénat, qu’il a présidée de 2011 à 2014.

Vous avez été en 2010 co-rapporteur, avec M. Hugues Portelli, d’une mission d’information sur la place des sondages dans notre système démocratique, qui appelait à une législation plus respectueuse du débat politique et qui a trouvé une traduction législative en 2016.

Echanger avec vous constitue donc une bonne entrée en matière s’agissant du rôle des sondages, de la législation qui les encadre et des adaptations rendues nécessaires par les évolutions des technologies et de la société.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Pierre Sueur prête serment.)

M. Jean-Pierre Sueur. Je suis honoré que vous m’accueilliez pour présenter le travail que j’ai accompli avec Hugues Portelli. Comme vous l’avez rappelé, tous deux préoccupés par la question des sondages, nous lui avons consacré en 2010 un rapport, devenu quelques jours plus tard une proposition de loi – nous avions anticipé cette séquence rapide afin d’agir en toute indépendance, sans laisser le temps à nos amis sondeurs d’allumer des contre-feux.

Ce texte, présenté par mon collègue et dont j’étais le rapporteur, a été adopté à l’unanimité par le Sénat en 2011. Il a fallu cinq ans pour qu’il arrive devant l’Assemblée nationale, malgré mes multiples démarches auprès de la présidence de la République, des premiers ministres successifs, des ministres et des députés pour l’inscrire plus rapidement à l’ordre du jour. Ce délai tenait probablement aux liens entre les sondeurs et ce que j’appellerai d’un terme impropre la classe politique.

J’ai pris pour porte d’entrée la proposition de loi de modernisation de diverses règles applicables aux élections, déposée fin 2015. Comme je l’ai souvent fait au cours des dix ans que j’ai passés à l’Assemblée nationale et des vingt-deux ans que j’ai passés au Sénat, j’ai pris le risque de déposer un amendement reprenant l’essentiel de la proposition de loi qui me tenait à cœur. Passerait-il ? Le suspense fut insoutenable, puisque l’Assemblée nationale s’y est opposée jusqu’à l’ultime lecture. Au dernier moment, René Dosière a réussi à convaincre ses collègues de l’adopter. Le Conseil constitutionnel n’y a pas mis d’obstacle. J’avais pourtant quelques craintes, vu l’évolution de sa jurisprudence s’agissant de l’article 45 de la Constitution, article dont je suis un grand adversaire. Alors que je n’en avais jamais entendu parler durant les vingt premières années de ma vie parlementaire, l’on a commencé à le brandir pour déclarer irrecevable tout amendement jugé trop éloigné du texte. L’article 45 prévoit pourtant que même les amendements ayant un lien indirect avec le texte sont recevables. Je n’en ai pas fait les frais en l’espèce, mais cet obstacle se présente fréquemment. Sachant qu’il n’est pas simple pour un parlementaire de faire aboutir une proposition de loi, la possibilité de la faire passer par des amendements est précieuse. À l’époque, le gouvernement s’en est remis à la sagesse des deux assemblées – je tiens à souligner que Manuel Valls a joué un rôle important en la matière.

Les sondages façonnent l’opinion, et l’opinion est une construction. L’acte politique, auquel nous sommes tous attachés, ne consiste pas à se demander tous les matins comment se conformer à l’idée que les Français se font de tel ou tel sujet au vu des sondages. Cela ne produit que des réponses stéréotypées qui vident la politique de son intérêt. La question que nous devons nous poser chaque matin est la suivante : qu’est-ce que je crois juste, indépendamment des sondages d’opinion ?

La loi de 1977 relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d’opinion était déficiente, et les sondages manquaient cruellement de transparence. Nous avons commencé par définir notre objet dans la loi : « Un sondage est, quelle que soit sa dénomination, une enquête statistique visant à donner une indication quantitative, à une date déterminée, des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population par l’interrogation d’un échantillon. »

Nous avons par ailleurs imposé que la première publication ou diffusion de tout sondage soit accompagnée d’une série d’informations : nom de l’organisme l’ayant réalisé ; nom du commanditaire et nom de l’acheteur s’il est différent – qui commande, qui paie, qui publie ; nombre de personnes interrogées ; dates auxquelles il a été procédé aux interrogations ; texte des questions posées ; mention précisant que tout sondage est affecté de marges d’erreur ; marge d’erreur des résultats publiés ou diffusés, le cas échéant par référence à la méthode aléatoire ; mention indiquant le droit de toute personne à consulter la notice prévue à l’article 3 de la loi. Ces obligations ont peiné à se faire admettre et restent bafouées.

Il faut savoir qu’un sondage effectué auprès de 1 000 personnes présente une marge d’erreur de plus ou moins 2,5 points – étant précisé que l’incertitude régresse aux valeurs extrêmes. Ce n’est pas sans conséquences quand un candidat à l’élection présidentielle est crédité de 49 % d’intentions de vote et son concurrent de 51 %. En 2002, les enquêtes d’opinion plaçaient Lionel Jospin devant Jean-Marie Le Pen, et tout le monde ou presque y croyait dur comme fer. Seules certaines rédactions se sont alertées tardivement d’un possible renversement. Le scrutin a confirmé le résultat des sondages tel qu’il aurait dû être présenté, c’est-à-dire avec une marge d’erreur de 2,5 points. Si l’on entend s’adresser à des citoyens adultes, capables de comprendre, on doit leur expliquer que les sondages n’identifient que des écarts. Évidemment, il n’est pas très vendeur pour un quotidien d’annoncer que tel candidat emporte la préférence de 48 % à 52 % des Français… Il nous paraissait quoi qu’il en soit essentiel que les sondages mentionnent leur marge d’erreur.

Dans notre grande naïveté, nous n’avions imposé la publication de ces informations que lors de la première publication ou diffusion. Les instituts ont recouru à un subterfuge consistant à mettre en ligne les sondages en bonne et due forme sur un site internet quelconque, pour être dispensés de produire les mentions légales dans les publications grand public ultérieures. Ce point pourrait être amélioré dans les lois futures.

La loi prévoyait par ailleurs que les informations suivantes soient publiées sur le site de la Commission des sondages : objet du sondage ; méthode selon laquelle les personnes interrogées ont été choisies, choix et composition de l’échantillon – aléatoire ou par quota ; conditions dans lesquelles il a été procédé aux interrogations ; proportion de personnes n’ayant pas répondu à l’ensemble du sondage et à chacune des questions ; le cas échéant, nature et valeur de la gratification perçue par les personnes interrogées ; le cas échéant, critères de redressement des résultats bruts du sondage. Inutile de dire que cette disposition est peu ou mal appliquée.

Les sondeurs, que j’ai souvent réunis, ont affirmé en chœur qu’ils adoptaient une méthode par quota – et non pas aléatoire comme les Anglo-Saxons – qui ne leur permettait pas de calculer les marges d’erreur. Les statisticiens que j’ai interrogés les ont unanimement contredits : on peut mesurer la marge d’erreur dès lors qu’on la calcule sur un échantillon identique à celui qui aurait été utilisé dans la méthode aléatoire.

J’ajoute que les résultats communiqués par les médias ne correspondent généralement pas aux chiffres bruts, mais aux chiffres redressés. Puisque je plaide pour la transparence intégrale de ces outils qui jouent un rôle dans la démocratie, la formation de l’opinion et le vote, j’ai demandé que les critères de redressement soient précisés. Il suffit de consulter le site de la Commission des sondages pour constater l’hypocrisie avec laquelle cette obligation est appliquée : une simple ligne signale que l’enquête a fait l’objet d’un redressement « compte tenu du contexte » …

Les sondeurs m’ont soutenu que le redressement était leur affaire : « Quand vous allez au restaurant, vous ne demandez pas la recette au chef ! » Ils prétendent exercer une activité scientifique, gage de crédibilité. Je leur ai rétorqué que lorsque je réalisais des travaux de sciences humaines et sociales comportant des statistiques, je communiquais tous mes chiffres et précisais la méthode employée. Ajoutons qu’un restaurateur n’a pas l’ambition de faire de la science ! Je demande donc que tout soit mis sur la table, car un redressement n’a rien d’anodin. Il fut un temps, par exemple, où les personnes interrogées n’avouaient pas leur intention de voter pour Jean-Marie Le Pen ; les résultats étaient donc redressés au vu des élections précédentes. Quand Marine Le Pen est entrée dans la course, les critères de redressement qui valaient pour son père ont été maintenus. La situation était-elle vraiment comparable ? Dans certains cas, aussi, les instituts ne veulent pas publier des résultats qui s’éloignent trop de ceux de leurs confrères. Bref, il y a un certain flou. Il me paraît nécessaire que tout soit rendu public : les résultats bruts, les résultats publiés, les raisons du redressement et la nature des questions. Bien souvent, les questions d’ordre politique sont posées dans des sondages omnibus couvrant une multitude de sujets, ce qui peut introduire un biais. Surtout, la nature des questions et l’ordre dans lequel elles sont posées influencent les réponses, par effet de halo : la question précédente oriente la suivante.

La Commission des sondages ne s’est malheureusement pas montrée aussi vigilante que nous l’aurions souhaité. J’ai beaucoup travaillé avec Alain Garrigou, qui y a siégé et a mis en évidence ses divers manques et défaillances. Je regrette qu’elle fasse peu usage des pouvoirs importants qui lui sont octroyés, notamment celui de publier des remarques mettant en cause les conditions de réalisation de certains sondages.

Notre proposition de loi comportait une disposition – qui n’a malheureusement pas été reprise dans la loi de 2016 – relative à la gratification des personnes interrogées. Il me semble que dans une société démocratique, républicaine, accepter de répondre à un sondage est une attitude citoyenne. Je ne confonds naturellement pas l’électeur avec le sondé. L’électeur fait un choix républicain après mûre réflexion, selon ses convictions ; le sondé est un individu passif dont on prend la température ; mais il accepte ainsi de participer à un processus qui peut avoir un effet sur le champ politique. Aussi notre rapport et notre proposition de loi préconisaient-ils d’interdire toute gratification. C’était manifestement trop demander : la loi s’est contentée d’exiger que les sondeurs précisent la nature et le montant des gratifications.

La composition de la Commission des sondages – laquelle a perdu son statut d’autorité administrative indépendante en 2017 – a aussi son importance. J’étais consterné qu’on ne prévoie d’y nommer quasiment que des juristes, alors que la complexité du sujet impose que des mathématiciens, des statisticiens et des spécialistes des sondages y siègent également. J’ai péniblement réussi à introduire trois personnalités qualifiées en matière de sondages aux côtés des deux membres du Conseil d’État, des deux membres de la Cour de cassation et des deux membres de la Cour des comptes. Elles sont désignées respectivement par le président de la République, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale. C’est tout ce que j’ai pu faire, et je vous implore d’aller au-delà. Les sondages sont un sujet très technique qui requiert une maîtrise des statistiques.

La multiplication des sondages par internet change la donne, même si les constats que je vous ai livrés restent valables. D’aucuns prétendent que les enquêtes en ligne ne comportent pas de marge d’erreur ; c’est faux. Quel que soit le mode d’administration des questions, la marge d’erreur reste d’environ 2 % pour 1 000 personnes interrogées. Le problème est que les sondeurs ne sont plus maîtres de l’échantillon. Ils sollicitent de grandes entreprises spécialisées dans la fabrication de bases d’adresses e-mail auxquelles les individus s’inscrivent contre une gratification – généralement des points donnant droit à des appareils ménagers, des voyages… C’est totalement malsain. Ces entreprises et les sondeurs estiment que la gratification est nécessaire pour recueillir suffisamment de réponses. Le brillant article de Luc Bronner paru dans Le Monde, « Dans la fabrique opaque des sondages », montre qu’une même personne peut s’abonner à une dizaine de fichiers, si bien que l’on aboutit à une sorte de salmigondis, de purée, plutôt qu’à des panels. Les sondeurs prélèvent 1 000 e-mails dans cette grande base, mais nous ne savons ni comment ils choisissent ce sous-ensemble, ni comment ils composent leur échantillon. Ils affirment que cette sélection est aléatoire, mais le problème est que la base de données initiale ne l’est pas : elle est constituée de personnes qui ont voulu obtenir une gratification. Sont-elles représentatives de la population française ? J’en doute. Précision étonnante, les personnes qui mettent plus de trente secondes à répondre aux questions sont rayées des fichiers.

Ainsi, différents biais font peser des doutes sur la transparence de la fabrication de l’échantillon global.

La méthode des quotas est pertinente, bien qu’elle présente quelques défauts : dans la journée, on contacte des étudiants, des vacataires ou des demandeurs d’emploi qui sont chez eux et il faut parfois patienter jusqu’au soir pour trouver une ménagère de 65 ans ou une agricultrice de 35 ans afin de remplir les quotas. Il me semble difficile d’appliquer la méthode des quotas à partir de la base indistincte des adresses e-mail collectées sur internet.

Cette nouvelle façon de faire des sondages n’invalide en rien la volonté de transparence qui était celle des parlementaires lorsqu’ils ont adopté cette loi exigeante – notamment grâce à l’intervention de René Dosière –, laquelle doit être appliquée plus strictement. À cet effet, il me paraît sain d’engager une nouvelle réflexion tenant compte du phénomène des sondages par internet et rendant la composition de la Commission des sondages plus adéquate à son objet – sans que cela porte atteinte à ses membres actuels.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie pour ce propos liminaire passionnant, dans lequel j’ai retrouvé des éléments qui ont incité cette commission d’enquête à se pencher sur les sondages. Ainsi, vous avez évoqué l’impact qu’ont pu avoir les sondages sur l’élection présidentielle de 2002 ; leurs conséquences sur celle de 2022 est à l’origine de notre réflexion : l’un des candidats apparaissait dans certains sondages 6 à 8 points au-dessous de son résultat final, ce qui a pu avoir des effets sur la participation. Vous avez également ouvert des pistes de réflexion nouvelles, en particulier concernant les entreprises utilisant des bases de données d’adresses e-mail.

Vous dites que la politique perd de son intérêt quand les décisions sont prises en fonction des sondages, et que l’un des objectifs du moment électoral consiste à choisir ce que l’on croit juste. J’aime beaucoup cette formule, « ce que l’on croit juste » – et non pas seulement ce qu’on croit possible. Pensez-vous que les sondages puissent avoir un impact notable sur les décisions électorales des citoyens ? Pensez-vous qu’il serait judicieux de les interdire avant une élection, pendant une période plus ou moins longue ? Pensez-vous, comme certains, qu’il faille complètement les interdire pour laisser les électeurs se concentrer sur le fond ?

Venons-en aux marges d’erreur. Considérez-vous qu’il est normal que des instituts de sondage publient des données selon la classe d’âge ou l’orientation politique des participants, issues d’échantillons plus larges et sans préciser les marges d’erreur propres à ces catégorisations ? Prenons l’exemple d’un sondage effectué selon la méthode des quotas auprès de 1 000 personnes, parmi lesquelles 130 ont entre 18 et 24 ans. Peut-on sérieusement analyser l’opinion de la moitié de ces 130 personnes compte tenu de la faiblesse de cet échantillon, prélevé dans un échantillon qui, lui-même, présente une marge d’erreur ?

Les moyens dont dispose la commission des sondages, en particulier humains, soulèvent des interrogations : si mes informations sont exactes, une seule personne y travaille à temps plein. Estimez-vous ces moyens suffisants pour que la commission exerce son contrôle ou faut-il les augmenter ?

Tout en reconnaissant que les sondages peuvent avoir une influence sur le vote, vous promouvez leur transparence et recommandez de faire confiance aux citoyens. Mais est-ce encore possible lorsque des milliardaires possèdent à la fois des journaux, des chaînes de télévision et des instituts de sondage ? Ne pensez-vous pas qu’une situation où la même entité est à la fois le commanditaire, le producteur et le commentateur d’un sondage présente un risque de manipulation de l’information ? Je fais évidemment allusion au groupe Bolloré.

M. Jean-Pierre Sueur. L’interdiction, je n’y crois pas. La publication des sondages électoraux est interdite en France le jour du scrutin et la veille, mais pas en Suisse ou en Belgique. Cette situation est un peu ridicule, puisque les instituts continuent à faire des sondages de sortie des urnes, qui sont publiés dans des journaux étrangers et accessibles en France à une élite politico-médiatique. Une interdiction temporaire est donc utopique et une interdiction totale serait probablement inconstitutionnelle, puisque contraire à la liberté d’expression.

Je souscris à vos propos relatifs aux marges d’erreur. Sur un échantillon de 1 000 personnes, la marge d’erreur sera de l’ordre de 2,5 points ; sur un panel de 600, elle sera de 3 à 3,5 points. Certains sondages à bas prix sont aussi des sondages à bas revenu intellectuel. Cela a un sens d’indiquer la marge d’erreur de l’ensemble de l’échantillon, mais ça n’en a aucun si 130 personnes en sont extraites ; un si petit échantillon ne permet pas de prédire quoi que ce soit de sérieux.

La Commission des sondages est une sorte d’annexe du Conseil d’État : elle y est hébergée et un conseiller d’État, M. Guyomar, a été mis à sa disposition – il a dû être remplacé depuis, tout comme sa présidente bénévole. Il est absolument indispensable que cette commission soit indépendante et dispose de locaux et d’un financement propres. De plus, je le répète, je suis favorable à la modification de sa composition  : les compétences attendues de personnes amenées à statuer sur des outils mathématiques et statistiques complexes doivent être clairement établies.

En ce qui concerne M. Bolloré, il importe de respecter tout à la fois la liberté d’expression et la transparence : ce n’est pas parce que des liens existent entre tel institut de sondage et telle publication qu’un sondage doit produire des résultats confortant les opinions politiques dominantes au sein de la rédaction. Il est impossible d’interdire à un journal de publier des sondages, mais on doit veiller à faire clairement savoir qui en est le commanditaire et qui le financeur. Je pense notamment à un sondage qui avait été financé par une haute autorité et publié par un journal ayant un certain écho.

On peut imaginer légiférer pour interdire à une entité possédant un organe de presse d’acquérir un institut de sondage, mais ce serait arbitraire. La seule solution consiste à lutter pour plus de transparence, en modifiant la composition de la Commission des sondages, en étant intransigeant quant aux informations accompagnant le sondage et quant à celles communiquées à la Commission des sondages et accessibles à tous. C’est grâce à la transparence que nous progresserons.

M. le président Thomas Cazenave. De manière générale, et avec le recul, diriez-vous que la pratique des sondages entache le résultat des élections et que cela constitue un biais ? Estimez-vous que ce biais représente une menace pour la démocratie ?

Vous avez souligné que la communication relative aux sondages manque de transparence, malgré la loi. Avez-vous constaté des différences dans les pratiques sondagières ? Y a-t-il de bons et de mauvais élèves en la matière, dont les pratiques sont plus ou moins risquées ?

Enfin, vous nous avez alertés au sujet des biais des sondages effectués par internet, qui semblent moins fiables que ceux réalisés par téléphone. Quelle place les premiers occupent-ils dans le secteur des sondages politiques ? Présentent-ils les mêmes risques que ceux qui avaient motivé les évolutions législatives découlant de votre mission ?

M. Jean-Pierre Sueur. Oui, les sondages ont un effet sur le résultat des élections, même s’il est difficile de le mesurer scientifiquement. Lors de la dernière élection présidentielle, les médias publiaient jusqu’à trois sondages par jour et en parlaient presque autant que de l’élection elle-même. Cela ressemble à la course de petits chevaux évoquée en son temps par Michel Rocard : on cherche à savoir qui est devant et qui est derrière, alors qu’il faudrait plutôt se demander pour qui et pour quoi on vote.

Les sondages peuvent avoir un effet d’attraction lorsqu’ils sont favorables et de répulsion lorsqu’ils sont défavorables. Avant l’élection présidentielle de 1995, quelques grands esprits ont considéré que tout était joué entre Jacques Chirac et Édouard Balladur, mais rien n’est joué d’avance. Par conséquent, puisqu’on ne peut interdire les sondages et que leurs effets sont réels, la seule réponse possible est la transparence.

La Commission des sondages devrait exercer beaucoup plus souvent son pouvoir de signalement des erreurs et des malfaçons. Dans de nombreuses situations, la loi n’est pas respecté ; cela devrait faire l’objet des sanctions prévues, qui s’accompagnent d’amendes considérables.

Oui, certains instituts de sondage sont plus fiables que d’autres – qui finissent d’ailleurs par disparaître. La différence était encore plus nette à l’époque où les sondages étaient effectués par téléphone selon la méthode des quotas : il était alors possible de comparer les productions des uns et des autres et de les confronter à la réalité.

Il y a aussi là quelque chose d’un peu mythique. Dans toutes les civilisations, on s’est intéressé aux gens qui disent l’avenir. De grands hommes politiques allaient consulter des cartomanciennes… On aime savoir ce qui va se passer, et ce goût joue un rôle en la matière.

Mais, parmi les patrons des instituts et les scientifiques qui y travaillent, il y a des personnes très rigoureuses et d’autres qui le sont moins. Le redressement peut avoir l’air d’être fait au doigt mouillé, « compte tenu de ceci, de cela… ». Il faudrait spécifier, sans se contenter d’écrire « compte tenu du contexte », qu’une fois pris en considération le résultat de telle élection, de telle autre et la prédiction que l’on peut faire quant à la stabilité de l’électorat, on a décidé d’ajouter 2 points à tel ou tel candidat. Il suffit de le dire et la transparence est assurée.

Enfin, le nombre de sondages par internet augmente – malheureusement – énormément et ce mode de sondage, qui n’existait pas à l’époque où j’ai travaillé sur le sujet, se généralise, pour une raison très simple : si on veut obtenir un échantillon représentatif de 1 000 personnes en utilisant la méthode des quotas, il faut passer des milliers de coups de téléphone, alors que, pour un sondage par internet, on a seulement besoin de prévoir une gratification et d’acheter un échantillon à l’une des deux entreprises leaders de ce marché, Dynata et Bilendi. Il serait intéressant pour vous d’entendre les personnes qui réalisent ces sondages pour comprendre leur fonctionnement et leur articulation avec ces vendeurs d’adresses e-mail. Comment, sur des millions de profils, trouve-t-on les 1 000 qui vont composer l’échantillon représentatif, et selon quels critères ? Cette nouveauté n’invalide rien de ce qui existe, mais mérite d’être regardée de près.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Y a-t-il une grande différence entre ces sondages et ceux qui étaient réalisés par téléphone ? La difficulté à définir l’échantillon et à se le procurer n’est-elle pas la même ?

Les sondages par internet devraient-ils être plus strictement encadrés dans la loi, pour davantage de transparence quant à la méthode et pour faire respecter des principes déontologiques comme l’interdiction pour le sondeur d’avoir un lien avec le pourvoyeur de la gratification ?

La plupart des électeurs se déterminent très tardivement. Étant donné l’influence que les sondages peuvent avoir sur le vote, la question du délai pendant lequel leur diffusion n’est plus autorisée se pose.

Quant au risque de conflit d’intérêts, donc de manque de loyauté et de transparence, au sein d’un groupe comme Bolloré, ne justifierait-il pas un déport comme il en existe pour les députés ou les membres d’une association ?

M. Jean-Pierre Sueur. Je suis entièrement d’accord avec vos propos.

En ce qui concerne les sondages par internet, il serait très utile de préciser la loi au sujet de la manière dont l’échantillon est sélectionné, dont les adresses servant à le constituer sont acquises. À cet égard, la suppression de la gratification sera la question qui fâche : sans gratification, plus d’échantillon, m’ont dit les sondeurs. Autrement dit, la gratification joue un rôle dans le choix que fait un citoyen de s’inscrire à un panel. Dans notre proposition de loi, nous avions interdit toute gratification, mais, à cette époque, il n’y avait pas ou peu de sondages par internet.

On ne peut pas interdire les sondages et il est difficile de les interdire dans un certain délai, pour les raisons que j’ai expliquées – ou alors il faudrait aussi les interdire dans les pays voisins, ce qui n’est pas possible. La seule possibilité est de tenir bon concernant tous les critères de transparence. À cet égard, il y a d’immenses progrès à faire pour que la loi soit appliquée.

Le risque de conflit d’intérêts est patent. Tout le système médiatique français repose sur des entités possédées par de puissants chefs d’entreprise. Il y a eu au fil du temps, ici, à l’Assemblée nationale, énormément de tentatives pour garantir l’indépendance des médias. Des journalistes ont courageusement créé des sociétés de rédacteurs, qui peuvent jouer un rôle important dans la vie des journaux.

L’interdiction de posséder un institut de sondage si on est déjà propriétaire d’un média risquerait d’être inconstitutionnelle. Mais si les résultats d’un sondage correspondent parfaitement aux attentes et à l’idéologie du propriétaire des médias qui le diffusent, c’est étrange et il y a un problème. C’est comme quand, au gouvernement puis au Sénat, je m’occupais de droit funéraire et que je voyais dans une revue une publicité pour une entreprise de pompes funèbres en face d’un article sur la même entreprise… C’était un peu gros !

Il faut une grande indépendance des instituts de sondage comme des médias. Comment ? Par des règles, par la loi, dans le respect de la liberté d’entreprendre et du principe de concurrence. Il faut débusquer les faux sondages. Rien n’est plus facile que de biaiser les sondages. Il faut donc une éthique, dont la Commission des sondages doit être la gardienne. Elle peut beaucoup à condition d’intégrer les compétences nécessaires et d’avoir le désir de faire évoluer les choses. Ce ne serait pas une bonne chose qu’elle soit trop liée aux instituts de sondage.

M. le président Thomas Cazenave. Pour surmonter les problèmes de redressement et de marge d’erreur, ne faudrait-il pas être plus prescriptif quant à la manière de communiquer les résultats ? Par exemple, imposer de communiquer un intervalle au lieu d’un chiffre ? Cela relèverait de la régulation plutôt que de l’interdiction et cela rendrait la communication plus transparente. L’avez-vous envisagé lors de vos travaux ?

M. Jean-Pierre Sueur. Vous prêchez la vertu et vous avez tout à fait raison ; le seul problème, c’est d’y arriver. La loi impose de publier les marges d’erreur et les journaux le font désormais ; à la télévision ou à la radio, c’est déjà plus aléatoire et, comme je l’ai expliqué, c’est bien commode de publier une première fois le sondage dans une revue ou sur un site confidentiel. Ce serait pédagogique de préciser la marge d’erreur et ça se fait en quelques mots, mais, à la télé ou à la radio, chaque mot pèse. Et puis imaginez qu’au soir du second tour de la présidentielle, Le Parisien titre « M. X/Mme Y entre 49 et 51 %, son adversaire entre 51,5 et 49,2 % » ! Mais si la Commission des sondages était un gendarme plus rigoureux, elle pourrait obtenir des résultats.

La loi interdit aussi de faire des sondages sur le second tour avant le premier. Cela n’aurait aucune pertinence et ce serait biaisé, puisque l’on ne sait pas qui sera présent au second tour.

Tout cela demande de la vertu, laquelle est nécessaire à la République. Je vous félicite de continuer ce travail, salutaire pour notre démocratie.

Je n’ai pas de recette miracle. Je le répète, il faut appliquer au mieux tous les critères de transparence. S’agissant des sondages par internet, l’expérience en grandeur réelle menée par Luc Bronner m’a édifié ; elle en montrait vraiment le caractère biaisé. Comment le grand échantillon est-il composé à partir de cette soupe de millions d’adresses e-mail ? Comment extrait-on ses composantes, selon quel critère ? Dans quelle mesure est-il représentatif de la population française ? Si on adopte la méthode anglo-saxonne, aléatoire, alors il faut qu’elle le soit vraiment, qu’on n’ait pas demandé qui est candidat pour être sondé – et pour gagner un fer à repasser ou des couverts en acier inoxydable.

Si nous allions jusqu’au bout de la démarche, ce serait très moral mais les instituts protesteraient. La méthode des quotas, selon laquelle on passe des appels téléphoniques jusqu’à avoir rempli toutes ses cases, est plus fiable, mais c’est l’articulation de cette dernière et de l’utilisation d’internet qui est problématique : comment trouver des quotas dans cette masse aléatoire fournie par les sociétés collectant les données ? Il se peut même que ce qu’on aura extrait ne permette pas de remplir les quotas.

Donc : transparence, transparence, transparence !

M. le président Thomas Cazenave. Merci beaucoup.

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  1.   Audition commune, ouverte à la presse, de M. Alexandre Dézé, professeur de science politique à l’université de Montpellier, et de M. Luc Bronner, grand reporter au journal Le Monde (mercredi 12 mars 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Messieurs, vous avez tous deux travaillé sur les sondages : monsieur Bronner, vous avez publié en novembre 2021 dans Le Monde une enquête titrée « Dans la fabrique opaque des sondages » ; monsieur Dézé, vous avez notamment publié en 2022 un livre intitulé Dix leçons sur les sondages politiques. Vos conclusions à tous les deux sont plutôt critiques.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Luc Bronner et M. Alexandre Dézé prêtent successivement serment.)

M. Luc Bronner, grand reporter au journal Le Monde. Ma démarche est partie d’une curiosité de journaliste. Je lisais, en bas des notices des sondages, qu’ils reposent sur des questionnaires autoadministrés, sur internet, avec parfois la précision de l’utilisation de panels ou d’access panels. Pendant des années, j’ai lu ces études sans aller plus loin, en considérant que je devais me concentrer sur le nombre de répondants, leur profil, les conditions d’administration du sondage, les dates de réalisation, les questions – bref, des critères assez simples. Mais j’ai voulu savoir comment fonctionnaient ces panels et ce que recouvrait l’autoadministration des sondages – une formule qui m’a toujours beaucoup plu.

J’ai commencé par chercher « sondages en ligne » sur Google, puis « sondages rémunérés » puisque cette caractéristique est vite apparue – cette rémunération est très faible, il ne faut pas surestimer la valeur financière de ces réponses. Je me suis inscrit sur un premier site de sondages, sur un deuxième, sur un troisième… Je me suis alors rendu compte qu’il y avait là un matériau journalistique peu exploité, un matériau scientifique peu travaillé aussi, puisque j’ai également consulté les publications scientifiques sur le sujet et les documents publiés par les instituts de sondages : l’opacité de ce domaine est réelle.

Je me suis donc livré à une pratique toujours délicate d’un point de vue journalistique : j’ai inventé des alias, créé de fausses identités, afin de répondre de façon quasi industrielle – si on peut dire cela à l’échelle d’un individu – à des centaines de sondages, pendant plusieurs semaines. Je ne recommande cela à personne, soit dit en passant. Heureusement, cette discipline ne correspond pas à la pratique réelle.

J’ai répondu à des sondages sur des pneus, du chocolat, l’image de Michel-Édouard Leclerc, des sex toys, des croquettes pour chat… Cette liste à la Prévert reflète vraiment ce que proposent les entreprises qui procèdent à des sondages. Elles se font appeler « instituts » de sondages et c’est leur liberté, mais ce sont d’abord des entreprises de marketing. Elles répondent à une demande sociale : tester des messages commerciaux, des packagings, des stratégies commerciales… Je n’ai pas les chiffres, bien sûr, et vous pourrez le vérifier auprès d’elles, mais c’est là l’essentiel de leur activité.

À côté de cela, il y a l’activité des sondages politiques, dont les conséquences en période électorale sont majeures. Entre mes réponses sur les croquettes pour chat et les marques automobiles, j’ai donc commencé à répondre à des sondages sur mes intentions de vote, avec pour choix méthodologique de répondre n’importe quoi, afin de ne surtout pas avoir d’impact, à ma petite échelle – une forme de précaution, mais aussi une façon de montrer que l’on peut répondre de façon parfaitement aléatoire à ces questions. J’ai ainsi répondu à plusieurs dizaines d’enquêtes pour à peu près tous les instituts de sondages présents sur le marché français.

J’en ai tiré quelques constats et quelques interrogations sur la fiabilité de ces outils.

Les répondants choisissent de s’inscrire : c’est une démarche volontaire. Une enquête, scientifique celle-là, réalisée par l’Insee, l’Ined (Institut national d'études démographiques) et Santé publique France, pointe cette fragilité méthodologique majeure des sondages en ligne. Les gens le font pour des raisons de tous ordres : par curiosité personnelle, pour gagner un peu d’argent, pour des raisons politiques peut-être.

Les questions s’enchaînent de façon parfois déroutante : vous connaissez certainement le principe de ce que les sondeurs appellent les « omnibus », c’est-à-dire des sondages dans lesquels se succèdent des questions très diverses, qui vont de votre consommation de camembert à votre besoin éventuel d’un prêt immobilier, pour en arriver à vos opinions politiques et au choix d’un futur président de la République. Il est troublant de voir ensuite l’utilisation qui est faite de ces réponses dans le champ politique.

Les entreprises marketing que sont les instituts de sondages répondent après tout à un besoin social – des entreprises, des médias, des partis politiques, des candidats ; je voudrais donc m’arrêter sur la façon dont les médias font part de ces résultats. Car si je critique la méthode de ces entreprises, je ne suis pas moins réservé sur l’attitude des médias. Nous n’avons pas toujours présenté leur méthodologie avec suffisamment de clarté et nous en faisons, je crois, un usage inconsidéré : nous leur accordons une place démesurée dans ce qu’on peut appeler la fabrique de l’opinion. Pour nous rassurer, nous pourrions rappeler que l’addiction aux sondages des politiques que vous êtes et des gouvernants est tout aussi spectaculaire : il n’est que de voir les budgets du service d’information du gouvernement (SIG) votés ces dernières années et les études, y compris comportementales, que mène cette instance. Ce sont des usages récurrents, pour employer un terme diplomatique. La question de l’addiction aux sondages et de la place de ces études dans le débat public ne me paraît pas devoir être posée aux instituts eux-mêmes : après tout, ils sont sur un marché, ils répondent à une demande, ils ont des commanditaires, des financeurs, des diffuseurs. La question s’adresse à nous, médias, à vous, partis politiques, gouvernants, élus.

Par ailleurs, les sondages proposent une représentation d’une société : au-delà des intentions de vote, ils présentent certains thèmes comme importants aux yeux des Français. Ils ont tendance à résumer la société par une série d’items : la sécurité, l’immigration, le pouvoir d’achat… qui sont des caricatures d’une société.

Les médias devraient donc à mon sens se montrer plus responsables et plus mesurés dans l’usage qu’ils font de ces outils.

M. Alexandre Dézé, professeur de sciences politiques à l’université de Montpellier. Je suis d’autant plus ravi de m’exprimer devant vous que j’ai été privé de parole au cours des deux dernières années, étant sous le poids d’une plainte pour diffamation déposée à mon encontre par l’Ifop parce que j’avais osé critiquer l’un de ses sondages dans les colonnes du Monde. L’Ifop s’est finalement désisté à quarante-huit heures de l’audience : c’était donc bien là ce que l’on appelle une procédure bâillon. Nous pourrons peut-être revenir sur la façon dont certains instituts, ou certains de leurs responsables, traitent les chercheurs qui portent sur l’industrie sondagière un regard qui ne conforte pas la vision dominante.

J’ai commencé à m’intéresser aux sondages politiques quand j’étais étudiant et que je faisais ma thèse à Sciences Po Paris : pour gagner ma vie, j’avais été embauché par l’un de mes professeurs, Jean-Louis Missika, dans son cabinet de conseil, JLM Conseil. Jean-Louis Missika avait notamment dirigé l’institut BVA, et il m’a chargé d’être l’interface entre les clients du cabinet et les instituts de sondages. J’ai ainsi travaillé pour la mairie de Paris, pour le Parti socialiste, pour le Figaro, pour le SIG…

Les sondages sont ensuite devenus pour moi un objet de recherche et le thème de plusieurs de mes enseignements. J’ai même cofondé, avec Jean-Yves Dormagen en particulier, un master centré sur les métiers des études et du conseil : j’ai ainsi formé un certain nombre de sondeurs qui travaillent actuellement dans les instituts. Tous les étudiants connaissent mon regard critique.

L’existence des sondages politiques est aujourd’hui complètement naturalisée, de même que leur finalité : on a l’impression qu’ils sont capables de nous dire ce que pense l’opinion publique, de mesurer les rapports de force politiques, de prédire même l’avenir politique. Et les résultats des enquêtes s’imposent comme des évidences : personne ne prend vraiment le temps de déconstruire la manière dont les résultats des enquêtes sont produits.

Les sociologues cherchent souvent à aller contre le sens commun : j’aimerais donc rappeler ici quelques-uns des problèmes majeurs que pose la production sondagière.

Le premier problème est celui de l’omniprésence, de la surabondance. En France, en moyenne, 1 000 sondages d’opinion sont publiés chaque année et 5 000 à 10 000 sont réalisés sans être publiés. En un demi-siècle, le nombre de sondages réalisés dans le cadre des campagnes présidentielles a été multiplié par 40 : nous sommes passés de 14 sondages en 1965 à 560 en 2017. Même la Commission des sondages parle dans son dernier rapport d’un « champ médiatique saturé ».

On peut aussi noter la place qu’ils ont prise dans la production et l’appréhension du politique. Ils sont au cœur de l’actualité politique ; ils sont devenus indispensables à tous les acteurs politiques. Le SIG dépense des millions pour en commander. On a parfois l’impression que les sondages fabriquent maintenant les candidatures, qu’ils participent à la sélection des candidats. C’est sur les sondages que se fondent les banques pour délivrer des prêts aux acteurs politiques, et l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pour définir la représentativité des partis et des listes. Notre actuel Premier ministre a proposé que les sondages servent de base aux maires lorsqu’ils accordent leur parrainage. Quand on prend conscience de la façon dont sont produites ces enquêtes, on frémit à l’idée qu’elles aient pris une telle importance !

Les sondages n’ont pourtant jamais présenté autant de faiblesses méthodologiques. Ils ne se sont presque jamais autant trompés. Nous avons tous en tête quelques erreurs historiques – 1995, 2002, le Brexit, les trois dernières élections présidentielles américaines – mais elles sont présentées comme exceptionnelles. En réalité, toutefois, ces erreurs sont constantes. Dans mon livre, j’ai recensé les dernières estimations pour toutes les élections depuis 1995, donc celles censées être les plus fiables : elles sont erronées ou approximatives dans un cas sur deux. Dans quel secteur professionnel tolérerait-on un tel taux d’erreur ? Imaginons un médecin qui pose le bon diagnostic pour un patient sur deux, un boulanger dont une baguette sur deux est comestible… Ce qui est remarquable, dans le secteur de l’industrie sondagière, c’est que ces éléments sont considérés comme sans grande importance.

Et je vous ai cité là le taux d’erreur des sondages réalisés au plus près de l’élection ; or une grande partie des enquêtes est produite bien avant. Depuis 1995, aucune enquête réalisée un an avant le scrutin présidentiel n’a prédit correctement l’ordre d’arrivée du premier tour. À six mois de l’élection présidentielle, les estimations ne sont encore fiables que dans un cas sur huit ; à trois mois, dans un cas sur trois. Or, en 2017, à trois mois du premier tour du scrutin présidentiel, près de 40 % de la production des sondages de la campagne avait déjà été déjà publiée. Bref, la valeur de cette production est quasi nulle. Mais elle contribue à produire des rapports de force complètement virtuels, qui nourrissent un débat interminable et inutile.

Dans son rapport d’activité 2024, la Commission des sondages écrit avoir « fait le constat que la valeur prédictive des sondages avait progressé considérablement lors du passage des enquêtes réalisées par téléphone à celles administrées en ligne ». Je pense que cette assertion est fausse.

La représentativité des échantillons constitue un autre problème. Ils sont construits sur un nombre insuffisant de variables de quotas, et généralement de trop petite taille. Dans le cas d’un sondage sur des intentions de vote, l’échantillon est de 1 000 personnes, mais seules celles qui sont inscrites sur les listes électorales et déclarent une intention d’aller voter ainsi qu’une orientation de vote seront prises en considération : en général, il faut diviser l’échantillon de départ par trois. Pas besoin d’avoir suivi des cours de statistiques pour savoir qu’avec un nombre aussi faible de répondants, on parvient évidemment à des prévisions qui n’ont aucun rapport avec la réalité !

Luc Bronner l’a très bien rappelé : les échantillons en ligne sont très problématiques. On ne devrait simplement pas faire des sondages sur des personnes volontaires, autorecrutées et qui remplissent elles-mêmes leur questionnaire, dans des conditions dont on ignore tout. N’oublions pas non plus qu’il y a 14 millions de personnes en France qui ne sont pas connectées ou qui se connectent très rarement, ou qui souffrent d’illectronisme, c’est-à-dire qu’elles n’arrivent à faire une recherche sur internet : elles sont exclues des enquêtes en ligne.

Tout le monde peut s’inscrire sous n’importe quelle identité – j’ai fait comme Luc Bronner et j’y ai passé du temps. Je me suis appelé John, je remplissais n’importe quoi : j’étais une femme, j’étais ouvrière, j’habitais le Nord, j’étais musulman… Et je répondais à des sondages omnibus, où l’on passe de questions sur l’environnement ou sur l’insécurité à une question sur mon vote si une élection devait se tenir le dimanche suivant – alors que nous sommes trois ou quatre ans avant l’élection. Or on connaît les effets de halo : les questions influencent toutes les réponses proches.

On ne sait rien non plus de la façon dont ces réponses sont contrôlées. Dans les questions politiques, je disais que j’étais d’extrême gauche mais que j’allais voter à l’extrême droite alors qu’il y a dix ans j’avais voté au centre. Qui décide que mes réponses sont cohérentes ? En tant que sociologue, je n’écarterais pas d’emblée l’idée qu’un tel électeur pourrait exister. Qui pose les principes de la cohérence électorale ? Comment ces questions sont-elles concrètement traitées par les sociétés qui s’occupent des access panels ?

Il faut encore évoquer la question des redressements. La loi du 25 avril 2016 contraint les instituts de sondages à publier « s’il y a lieu, les critères de redressement des résultats bruts du sondage ». Généralement, il est décidé qu’il n’y a pas lieu de les publier. Les notices publiées sur le site de la Commission des sondages sont souvent très fragmentaires sur ces points. Elles mentionnent le redressement socio-démographique, qui ne nous apprend pas grand’chose : les personnes non diplômées ou sous-diplômées, issues de catégories sociales plutôt basses dans la hiérarchie sociale, ne répondent pas ; en revanche, celles qui ont un capital culturel élevé sur-répondent. Les notices mentionnent les redressements par rapport aux précédentes élections. Mais ce qui nous intéresserait vraiment, on ne le sait pas. Quels sont les coefficients qui sont appliqués ? Quelles sont les colonnes de référence ? Comment s’opèrent concrètement ces redressements ? Pierre Weill, ancien patron de la Sofres, avait été cité il y a quelques années dans Le Monde disant que les redressements relevaient de la recette de cuisine, mais aussi du « pifomètre ». Cette légèreté est incroyable ! Autrement dit, le dernier mot est laissé au responsable de l’institut de sondages : si, manifestement, les redressements ne correspondent pas au rapport de force ressenti, on le modifie.

Je considère enfin que les contrôles auxquels sont soumis les sondages politiques sont insuffisants. La loi est très peu contraignante : les instituts doivent déposer leurs notices à la Commission des sondages, ce qui se fait en ligne, et rendre publiques certaines informations qui ne sont absolument pas cruciales, comme la date et les modalités de réalisation du sondage, la taille de l’échantillon… Il est aussi interdit de publier des sondages la veille d’un scrutin. Et c’est tout ! La loi de 2016 était bienvenue ; il faut rappeler que la proposition de loi issue des travaux d’Hugues Portelli et Jean-Pierre Sueur avait été adoptée à l’unanimité au Sénat en 2011, avant d’être bloquée à l’Assemblée nationale.

Ce travail est important mais des ambiguïtés demeurent. On pourrait ainsi s’attendre à ce que la Commission des sondages s’intéresse à l’intégralité des sondages politiques : il n’en est rien. Elle ne contrôle que les sondages « portant sur des sujets liés, de manière directe ou indirecte, au débat électoral » : beaucoup de sondages politiques très problématiques passent ainsi sous les radars, et ce sont souvent ceux qui structurent le débat. Le satisfecit que s’attribue la Commission dans ses rapports d’activité est stupéfiant !

Un détail ubuesque : la loi contraint les instituts de sondages à publier les marges d’erreur, alors qu’elles ne sont pas calculables avec la méthode d’échantillonnage utilisée par les instituts, c’est-à-dire la méthode des quotas ; elles ne le sont qu’avec la méthode aléatoire. Si le législateur a choisi de passer outre ce que tous les statisticiens savent, c’est parce qu’Hugues Portelli et Jean-Pierre Sueur ont considéré, peut-être à raison, qu’il valait mieux faire figurer des marges d’erreur pour rappeler que les sondages sont des approximations. Mais la loi impose ainsi quelque chose qui est dénué de sens.

Et qui s’intéresse aux marges d’erreur ? Les instituts, depuis la loi organique de 2021, sont obligés d’en faire mention à chaque fois qu’ils publient une enquête. Mais je n’ai jamais lu un seul article qui les expliquait ou les prenait en considération : dans l’économie médiatique actuelle, cela ne marche pas. On ne publie pas un sondage en une accompagné de sa marge d’erreur ! L’effet éditorial serait brisé.

La composition de la Commission des sondages pose problème, comme Alain Garrigou vous l’a dit. À l’heure actuelle, il me semble qu’elle compte deux experts et que, parmi ses membres, deux sont des statisticiens et onze sont issus de la haute fonction publique – de la Cour des comptes, de la Cour de cassation, du Conseil d’État – et ne sont pas des spécialistes des sondages. Hugues Portelli avait dit dans une interview accordée à France Info en 2017 que les membres de la commission étaient tous « incompétents » en matière de sondages. C’est un sénateur qui le dit ! Il serait donc à mon sens temps d’y réfléchir.

Enfin, la Commission travaille a posteriori, c’est-à-dire trop tard.

Je salue votre initiative et vous remercie de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer sur ce sujet.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Monsieur Dézé, je vous soutiens, avec mon groupe parlementaire, face aux procédures bâillons si souvent utilisées dans le secteur industriel pour museler ceux qui ont le malheur de déplaire à ceux qui ont de leur côté la puissance de l’argent.

Avec cette commission, La France insoumise voulait aussi poser la question de l’impact des sondages sur les élections. Les scientifiques eux-mêmes ne sont pas unanimes, mais chacun se dit qu’il y a bien un impact.

Cela peut infliencer d’abord les thèmes débattus dans la campagne électorale. En commandant des sondages sur l’insécurité ou sur l’immigration, on crée une ambiance qui n’est pas seulement électorale, mais qui est une ambiance politique globale – surtout quand la même personne possède à la fois le journal qui commande le sondage et la chaîne de télé qui le commente : cela fait beaucoup de conflits d’intérêts !

Cela peut aussi concerner le niveau des intentions de vote. Les instituts de sondages se défendent face aux accusations d’erreur en disant qu’ils publient une photographie de l’opinion qui montre la vérité à un instant “T” – vérité qui n’est pas forcément celle du jour de l’élection. Jean-Luc Mélenchon a fait 6 points de plus au premier tour de l’élection présidentielle que ce que prévoyaient les sondages quarante-huit heures avant : à votre sens, cela entre-t-il dans la logique des marges d’erreur statistiques ? Une progression de 6 points en quarante-huit heures est-elle possible ?

On peut s’interroger aussi sur les élections législatives. Les sondages donnent souvent le Rassemblement national gagnant. Pourtant, il ne gagne pas, et depuis un petit moment – j’ai commencé mon engagement politique par la critique des sondeurs et des médias : j’avais alors parlé de « lepénisation médiatique et sondagière ». On nous disait encore en 2024 que le Rassemblement national était quasi assuré d’obtenir une majorité absolue : ce n’est pas ce qui s’est produit, car il y a des dynamiques propres à la vie politique que les sondages ne peuvent pas prendre en compte.

Considérez-vous que les sondages alimentent le débat de façon démocratique ou bien qu’ils empêchent une partie du débat sur le fond, sur les programmes notamment ?

Enfin, que faire ? Vous avez formulé des propositions quant à la Commission des sondages. Avez-vous d’autres conseils à adresser au législateur, notamment s’agissant des instituts de sondages eux-mêmes ?

M. Luc Bronner. Malgré leurs fragilités et leurs limites, les sondages contribuent au débat public et sont un instrument de mesure parmi d’autres de la température de la société à un moment donné. Il serait donc excessif et contreproductif de chercher à les supprimer. Il convient plutôt de réfléchir à la place qu’on leur accorde, à l’amélioration de leur qualité et de leur utilisation. Alexandre Dézé vous en a brillamment exposé les failles méthodologiques, et vous a rappelé les interrogations – aussi anciennes que les sondages eux-mêmes – suscitées par les redressements. Un sondage brut n’ayant qu’une valeur très relative, les instituts considèrent qu’il faut les redresser au moyen de méthodes qui ne sont pas connues – et c’est là une énorme limite.

Jean-Pierre Sueur et Alain Garrigou vous ont probablement retracé l’histoire des sondages, l’évolution lente qui a conduit des entretiens en face-à-face, puis au téléphone, jusqu’aux panels sur internet. Cette évolution répond à une logique économique – les derniers coûtent beaucoup moins chers en main-d’œuvre que les premiers – mais aussi à un besoin d’efficacité : de nos jours, les gens répondent beaucoup moins au téléphone qu’auparavant. Les sondages en ligne offrent donc l’avantage d’être moins onéreux pour les instituts et les commanditaires, tout en leur permettant de toucher un nouveau public. Autre avantage paradoxal des sondages par internet : les répondants y sont moins sujets à une forme d’autocensure qu’ils peuvent exercer lorsqu’ils sont interrogés en face-à-face ou au téléphone par exemple sur des pratiques sexuelles ou religieuses ou sur des votes considérés comme inacceptables.

En ce qui concerne les panels, leur immense fragilité tient à leur opacité – on ne sait rien sur eux –, renforcée par la diversité des acteurs. Vous avez des instituts de sondage qui se disent propriétaires de leurs panels, c’est-à-dire des centaines de milliers de personnes inscrites sur leur base, dont on ignore le profil et le mode de recrutement, aussi bien que l’utilisation individuelle qui en est faite. Vous avez aussi des entreprises, parfois très florissantes, dont une française, qui sont des prestataires de services : ils livrent des panels à des instituts de sondage.

 La constitution de panels est désormais un métier à part entière, et tout métier est a priori respectable. Mais il faut noter l’absence de contrôle de ces panels, de leur composition et de leur évolution : nous sommes aveugles en la matière. Après la campagne pour l’élection présidentielle, la Commission des sondages s’est contentée d’interroger les responsables des instituts. Ils ont répondu que tout allait bien – l’inverse aurait été étonnant ! On n’est pas allé creuser dans la méthodologie profonde des panels en ligne, ce que j’ai fait modestement en créant des identités complètement délirantes : j’ai eu 18 ans, 50 ans, 75 ans ; j’ai habité toute la France ; j’ai professé toutes les religions et toutes les opinions possibles. J’ai contribué à nourrir cette machine.

En premier lieu, il faut donc travailler en profondeur sur les panels et s’attaquer notamment à l’une des causes de la fragilité des sondages : les multirépondants – dont je suis certes un cas très particulier. Des chercheurs de l’Insee, de l’Ined et de Santé publique France ont montré que nombre de ces répondants sont membres de plusieurs panels. Sans être sociologue ou avoir l’expérience d’Alexandre Dézé, je crois pouvoir dire qu’une telle pratique est en dehors des clous sur le plan scientifique.

La deuxième piste d’amélioration concerne les potentiels conflits d’intérêts. Vous évoquiez des sondages commandés par des médias et pouvant être instrumentalisés à des fins politiques. À cet égard, alors qu’une partie du monde médiatique a clairement basculé à l’extrême droite, nous sommes dans une position un peu particulière. Ce premier aspect est bien connu.

Il y en a un second qui l’est moins : on ne sait pas comment les instituts de sondages gèrent ces potentiels conflits d’intérêts. En phase de campagne électorale, ils peuvent être rémunérés par des partis ou des candidats à une élection présidentielle, ce que la Commission nationale des comptes de campagne fait apparaître ultérieurement, puisque tous ces éléments sont publics. Ils peuvent aussi être partenaires de sondages publiés par des médias, y compris Le Monde. Étant à la fois partenaires de médias et conseillers de candidats, ils se retrouvent des deux côtés du champ du débat politique, ce qui me paraît délicat. En outre, ils peuvent avoir répondu à des commandes du SIG et être chargés d’analyser l’état de l’opinion pour l’État et ses différentes administrations. Quand on dirige un institut de sondage, comment gère-t-on ces potentiels conflits d’intérêts entre des commanditaires aux intérêts divergents, voire contradictoires ?

Des améliorations sur différents points ne permettront cependant pas de résoudre la question de la neutralité des sondages qui apparaît en filigrane. Les instituts de sondages prétendent qu’ils ne font que des photographies de l’opinion. Or si les sondages étaient neutres, ils n’auraient pas cette visibilité. Pour moi, il s’agit d’éduquer à la lecture de ces outils, et comment on tempère leur utilisation, car ils ne doivent être que des instruments parmi d’autres dans la fabrique du débat public, ce qui renvoie à nouveau à notre responsabilité de médias.

M. Alexandre Dézé. À entendre les responsables des instituts, les sondages ne seraient qu’une photographie de l’opinion. C’est une expression qui revient souvent. L’un d’eux, également chercheur à Sciences Po, disait : les sondages sont des photos et n’ont pas de caractère prédictif. En réalité, c’est exactement l’inverse : les sondages ne sont pas des photos et ils ont un caractère prédictif. C’est un vrai tour de force d’avoir imposé cette expression « photographie de l’opinion » comme définition dominante du sondage, laissant à penser que l’opinion publique existe ou préexiste et que les instituts n’ont plus qu’à l’enregistrer sous forme de cliché. Or la question de l’existence de l’opinion publique est fortement discutée, notamment par les sociologues. Cette expression est aussi pratique car elle assimile l’outil sondagier à quelque chose d’assez familier : un appareil photo, qui peut parfois dysfonctionner. Ce même responsable d’institut expliquait d’ailleurs qu’une photographie peut ne pas être bonne. Comme le dit l’un de mes collègues sociologues, elle est en effet souvent floue et mal cadrée.

Contrairement à ce que suggère cette idée de photographie de l’opinion, un sondage ne fixe pas le présent. Les sondages les plus importants dans le champ politique, ceux qui portent sur les intentions de vote, produisent une réalité purement artefactuelle. Voici quelques exemples, tirés de mes travaux, que j’ai préparés à votre intention afin de vous montrer à quel point ces sondages construisent une réalité politique en laissant penser qu’il s’agit d’une photographie de l’opinion – ce qui ne correspond absolument à rien.

En 2011, à un an de l’élection présidentielle, Paris Match titre : « Sondage présidentielle 2012. Sauf pour DSK, rien n’est joué. »

En février 2022, à trois mois de l’élection présidentielle, un autre sondage fixe des rapports de force complètement virtuels. Nous sommes alors à un moment où la Commission des sondages estime qu’il sort trois ou quatre sondages par jour : les résultats de ce bombardement d’enquêtes sondagières ne correspondront pas au score final, et les écarts sont vertigineux : 10 points pour Jean-Luc Mélenchon ; presque 9 points pour Valérie Pécresse ; 8,5 points pour Éric Zemmour qui, selon certains instituts, devait figurer au deuxième tour de l’élection présidentielle.

Voyons comment ces instituts créent des scénarios politiques, dessinent un espace, un champ des possibles politiques qui se révèle complètement discordant par rapport à la réalité finale. Lors des élections européennes de 2019, on avait annoncé un niveau record d’abstention, ce qui avait engendré un débat sur la crise de la représentation politique, la désertion civique, l’abandon des urnes par les citoyens. En réalité, lors de ces élections, on a atteint le quatrième meilleur niveau de participation électorale. Comme le montre cette capture d’écran, LCI commentait ainsi la situation : « Élections européennes : la grande surprise de la participation. » Si surprise il y a eu, c’est parce qu’on a cru les résultats de sondages qui, pendant toute la durée de la campagne, avaient annoncé une abstention catastrophique.

La surestimation des intentions de vote pour le FN puis le RN est, d’après mes analyses, l’un des objets politiques les plus rentables d’un point de vue médiatique. C’était vrai du temps de Jean-Marie Le Pen ; ça l’est encore davantage depuis que Marine Le Pen est devenue présidente du parti en 2011. On peut présumer que les instituts sont dans une logique de production spéculative : c’est à celui qui va fixer le niveau des intentions de vote le plus haut, afin de répondre aux attentes des médias, qui vont utiliser les résultats de sondages pour jouer des coups éditoriaux. Pour les élections départementales de 2015, les estimations de quatre instituts concernant les résultats du FN fluctuaient de 28 % à 33 %. L’institut qui prévoyait un score de 33 % a convoqué une conférence de presse dans un hôtel parisien, en présence de Marine Le Pen, pour la féliciter de ces bonnes intentions de vote. On a créé la croyance selon laquelle le FN allait exploser les scores. Or il est arrivé en tête, mais loin des niveaux prévus. Quelle a alors été la tonalité des commentaires ? Pascal Perrineau, pourtant un très bon spécialiste de ce parti, concluait : « Pour le FN, cette élection est un échec. » Or ce n’était un échec qu’au regard des résultats produits par les enquêtes sondagières.

Un même média, France 3, s’est illustré dans le traitement de Thierry Mariani lors des élections régionales de 2021 en Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca). Quelques jours avant le scrutin, il titrait : « Régionales 2021 en Paca : un nouveau sondage confirme la victoire du candidat RN Thierry Mariani dans tous les scénarios. » Au lendemain des élections, changement de ton : « Régionales 2021 : Thierry Mariani ou le naufrage du RN aux portes de la région Paca. » C’est un exemple d’une construction médiatique et sondagière de deux réalités différentes.

Le cas de Zemmour a été exemplaire lors de la campagne présidentielle de 2022. Avec mon collègue Michel Lejeune, j’avais déconstruit cette bulle sondagière dans une tribune parue dans Libération. Donnant l’alerte, nous expliquions pourquoi Éric Zemmour ne pouvait pas récolter entre 17 % et 19 % des suffrages, ce qui avait suscité de vives critiques de la part de certains sondeurs. Nous avions raison : M. Zemmour a recueilli 7 % des voix. Après chaque élection, il faut se souvenir que nous n’avons eu qu’une boussole pour nous repérer pendant la campagne : les sondages qui produisent des réalités complètement dissonantes par rapport à la réalité.

Je rejoins Luc Bronner : même si c’est désormais moins le cas, les sondeurs ont longtemps pratiqué le hold-up dans le domaine du langage, par exemple en se baptisant « institut » ou « laboratoire d’études », ce qui renvoie à des institutions scientifiques. Or ce sont des entreprises commerciales dont le but premier est de faire du chiffre d’affaires, pas de servir la démocratie. Cette offensive rhétorique fut la grande opération des premiers responsables d’instituts comme Gallup, aux États-Unis, pour légitimer la place des sondages dans la vie politique. À une époque où l’on ne sondait guère les électeurs, sinon à travers le vote de paille, l’idée était de présenter les sondages comme un élément du bon fonctionnement de la démocratie, comme des référendums sur échantillons éclairant les citoyens et les aidant à prendre leur décision. Pour ma part, je ne suis pas complètement certain qu’ils jouent ce rôle. La production sondagière est mue par des intérêts financiers, pas par des visées philosophiques. Les entreprises commerciales ne sont pas non plus au service de la science, pas plus que leur démarche ne repose sur la science, ce que Jean-Pierre Sueur et Hugues Portelli ont mis en évidence dans leur rapport de 2011.

Deux conditions doivent être remplies pour que l’on puisse parler de science : la transparence ; le fait que résultats soient vérifiables et reproductibles. Les instituts de sondage sont loin de remplir ces deux conditions. Tant que les responsables de ces instituts se retrancheront derrière le secret de fabrication, on en restera au même stade. Oui, il faut renforcer la législation. Oui, il faut contraindre les instituts à publier vraiment les critères de redressement, pas seulement « s’il y a lieu », pour qu’ils nous expliquent enfin pourquoi il existe de telles discordances entre les sondages sur les intentions de vote et les résultats finaux. Cette discordance est bien liée à un problème de méthode.

M. le président Thomas Cazenave. Vous nous dites que ces sondages omniprésents dans le débat public sont problématiques car ils transforment l’opinion et influent ainsi sur le résultat des élections. Puis vous nous expliquez qu’ils se trompent systématiquement. Si c’est le cas, ils ne transforment donc pas l’opinion. D’un côté, vous montrez à quel point ils ont pris une place importante lors des élections ; de l’autre, vous posez un diagnostic sans concession sur leurs erreurs – signe de leur faible capacité d’influence. Comment résolvez-vous cette équation ?

Vos propos sur la méthodologie, les redressements et les panels ne peuvent que susciter notre intérêt. Cela étant, si je me place du point de vue d’un responsable d’institut de sondages, je m’interroge : quel intérêt a-t-il à se tromper sur la méthode ? Il veut que son entreprise s’installe dans le temps et que ses clients soient satisfaits. Il veut donc que ses estimations soient le plus proche possible des résultats. Quel intérêt un institut de sondages aurait-il à se tromper sur les redressements et à utiliser des panels biaisés ? L’absence de transparence est problématique, je vous l’accorde. Mais n’est-elle pas destinée à protéger une forme de secret de fabrication de modèles sophistiqués ? Il me semble que les sondeurs ont quand même intérêt à corriger les biais et à donner l’image la plus proche possible de la réalité, même s’il y a débat sur l’existence de l’opinion publique. Quel intérêt auraient-ils à élaborer des panels défectueux, à faire de mauvais redressements et à se tromper ?

Vous décrivez un phénomène de sursaturation du débat public par des sondages qui se trompent lamentablement. Malgré cela, les instituts ont toujours des clients. Comment expliquez-vous que l’appétence pour les sondages ne se démente pas, y compris dans le secteur privé ?

M. Luc Bronner. La bulle concernant Éric Zemmour est très intéressante à observer. Pourquoi un institut de sondages décide-t-il un jour de placer Éric Zemmour dans une liste de noms testés ? Certains sondages sont confidentiels ; on ne connaît ni leur destinataire ni leurs résultats, même s’il peut y avoir des fuites. Dans la fabrique de l’opinion, un sondeur décide un jour de tester un nom, en appliquant une méthodologie et des moyens dont on ignore tout, pour des motivations commerciales. Une fois qu’un nom est testé et franchit les 5 % d’intentions de vote, il apparaît dans le débat public. Faites un post mortem – si j’ose dire – de la position d’Éric Zemmour dans les sondages. L’exercice peut répondre indirectement à votre question. De la même façon que les sondages sont autoadministrés, cette activité économique est autogénérée.

Un peu moins sévère qu’Alexandre Dézé, je pense que les sondages ne se trompent pas tout le temps, mais qu’on leur accorde trop d’importance. Éric Zemmour a été l’un des principaux animateurs de la campagne présidentielle. Il a échoué, mais il a peut-être contribué à replacer Marine Le Pen au centre de l’échiquier politique. Les sondages ont une responsabilité dans l’installation d’Éric Zemmour comme personnage public et dans l’importance qu’il a prise au point d’être crédité de 18 % à 19 % d’intentions de vote au premier tour, en novembre 2021, au moment où j’ai publié mon enquête, ce qui lui a valu d’être testé pour le second tour. Quasiment tous les experts politiques savaient pourtant qu’Éric Zemmour n’avait aucune chance de figurer au second tour. Il a néanmoins fait l’objet d’un test qui est devenu un fait politique commenté.

Évidemment, une entreprise ne choisit pas délibérément des instruments de mauvaise qualité. Pour ma part, j’ai travaillé avec des sondeurs, notamment Ipsos, un très bon institut de sondages. Je peux vous dire qu’ils réfléchissent en permanence à la manière d’améliorer leur outil : formulation et ordre des questions, extension de leur panel. Ils essaient de faire le mieux possible leur travail, mais dans un régime économique qui les pousse à faire du low cost et donc à réduire les coûts de tous les côtés. Le système se caractérise par un non-dit explicité dans mon article : les médias payant en général très peu les instituts de sondage, ceux-ci recherchent davantage une visibilité qu’une rémunération immédiate. Signe que les études politiques n’ont pas d’intérêt économique pour les instituts, la plupart de ces sondages sont sponsorisés. Tel ou tel sondage peut ainsi être associé au nom d’une entreprise de téléphonie, de logiciels ou de sécurité. Ces entreprises ne les financent pas par intérêt pour la démocratie, mais pour gagner de la visibilité : le sondage en question sera repris et commenté, associé à chaque fois au nom de l’institut de sondages, du sponsor et du média.

Pourquoi en arrive-t-on à ces outils de qualité médiocre dont je considère qu’ils doivent néanmoins exister ? Il y a besoin d’alimenter une machinerie médiatique et politique qui, à mon avis, fait vivre le débat de façon artificielle pendant des mois. Les instituts de sondages voient arriver des centaines de commandes collectives pour des sondages qui sont de faible qualité, surtout quand ils sont réalisés à partir d’échantillons vraiment réduits. C’est une industrie low cost qui essaie de réduire les coûts et de faire financer de façon indirecte ces opérations aux résultats peu satisfaisants.

À un moment où la vie politique devient hystérique et où les attaques contre l’État de droit et la démocratie se multiplient, la collectivité peut-elle se contenter d’une économie aussi pauvre et produisant un tel effet sur la société ? Cette question n’est pas de la responsabilité des instituts de sondage. C’est à nous, à vous de dire comment on essaie de monter un peu en gamme en matière de fabrique de l’opinion.

Une fois encore, je vous incite à regarder la construction de cette bulle sondagière et médiatique autour d’Éric Zemmour lors de la campagne présidentielle. C’est un cas d’école exceptionnel, qui a eu des conséquences politiques : la bulle a contribué fortement à déplacer le débat vers l’extrême droite et à faire revenir Marine Le Pen vers le centre, dans une position moins extrême que celle qu’elle occupait auparavant. Les thématiques abordées ont fait une place à une théorie raciste et complotiste, le grand remplacement, qui a été reprise ensuite par une partie de l’appareil politique. Si les entreprises du secteur ont bien raison de se défendre, le débat mérite beaucoup plus qu’une réponse corporatiste parce que les sondages produisent des effets majeurs.

M. Alexandre Dézé. Il est hélas impossible de prouver l’existence d’un effet des sondages sur les comportements électoraux : d’un point de vue méthodologique, c’est infaisable. Il faudrait pouvoir isoler l’effet propre des sondages sur la production de comportements électoraux dépendant d’un ensemble très complexe de variables, notamment sociales. Nous n’avons pas les moyens de le faire. Pour que les sondages aient un effet, il faudrait déjà que les individus y prêtent attention. Comment savoir si c’est le cas ? En faisant un sondage… Un institut s’est livré à l’exercice. Deux tiers des sondés ont déclaré ne pas s’intéresser aux sondages.

Cela n’a pas empêché certains intellectuels, sociologues et scientifiques de réfléchir, de spéculer sur les sondages, dont les effets sont souvent décrits a posteriori. Jacques Chirac aurait ainsi bénéficié d’un « effet underdog » en 1995 : une tendance à voler au secours du candidat mal placé. Quant à Emmanuel Macron, il aurait au contraire profité d’un « effet bandwagon » en 2017 : une propension à rejoindre la majorité pour se retrouver dans le camp du vainqueur. Nous n’avons aucun moyen de le vérifier.

Les effets des sondages sont plus mesurables sur les pratiques politiques ou médiatiques. Je n’ai pas dit que les instituts se trompaient de manière systématique, mais une fois sur deux, ce qui pourrait conduire à inverser la question : comment arrivent-ils à prédire correctement les résultats dans un cas sur deux ? Aidés en cela par les sondeurs, nous avons oublié que l’outil sondagier est parfaitement imparfait, caractéristique que les méthodes employées dans les instituts n’ont fait qu’accentuer. Des scientifiques, notamment des statisticiens de l’Insee, regrettent que l’on ne se tourne pas davantage vers une statistique publique plus respectueuse de l’orthodoxie, et l’ont fait savoir dans de nombreux articles et travaux. Les études statistiques de l’Insee, par exemple, n’ont pas grand-chose à voir avec les enquêtes sondagières réalisées par les instituts. On ne peut pas les confondre.

Tout va si vite qu’il est compliqué de faire machine arrière. Les responsables d’instituts appellent à faire preuve de pédagogie. Qu’ils donnent l’exemple et qu’ils nous expliquent, une bonne fois pour toutes, comment ils procèdent. Selon une croyance établie, les sondages sont en mesure de prédire l’avenir. C’est pour cette raison que l’on y recourt, que les acteurs politiques en font une telle consommation. Les sondages pourraient permettre d’y voir un peu plus clair dans ce domaine très complexe qu’est la politique, à condition que l’on cesse de leur attribuer une vocation qu’ils n’ont pas, celle du marc de café. Les débats s’en trouveraient apaisés. Nous en sommes loin car la prédiction est précisément le moteur de l’économie sondagière. Au lendemain d’un scrutin, on assiste d’ailleurs à une lutte entre les instituts pour savoir qui a produit les meilleures prévisions, ce qui entretient la croyance.

Il faudrait réfléchir à l’édification d’une statistique publique qui prendrait en charge ces enquêtes. Nous n’avons pas besoin de 560 sondages pendant une campagne présidentielle. Il vaudrait mieux en faire moins, mais de meilleure qualité. Il faut s’attaquer à l’ubérisation de la production sondagière : réduction des coûts ; course de vitesse dans un système à flux tendu ; volonté de sortir un chiffre qui fera le buzz car il sera ajusté à l’économie médiatique. Si l’on remettait un peu de qualité dans la production sondagière, on gagnerait en sérénité dans le débat.

À raison et avec honnêteté, Luc Bronner souligne le rôle des médias – la pédagogie doit être multidirectionnelle. Prenons un exemple de la logique spéculative de production des sondages autour du RN. Voici ce que l’on pouvait lire à la une de Libération, le 9 janvier 2012 : « 30 % n’exclueraient (sic) pas de voter Le Pen ». Quelques mois après l’élection de Marine Le Pen à la présidence du FN, une concurrence spéculative s’est établie entre instituts et entre médias pour fixer les niveaux d’intentions de vote le plus haut possible, dans l’unique but de faire vendre. Passons sur la belle faute d’orthographe contenue dans le titre – c’est leur punition. D’où vient ce taux de 30 % ? À la lecture de la notice du sondage et des explications fournies en pages intérieures de Libération, on comprend que c’est l’addition de trois blocs : les 8 % de sondés qui auraient répondu qu’ils voteraient « certainement » pour Marine Le Pen ; les 10 % qui auraient répondu « oui, probablement » ; les 12 % qui auraient répondu « non, probablement pas ». On a donc considéré que des personnes déclarant qu’elles ne voteraient probablement pas pour Marine Le Pen avaient autant de chances de le faire que celles qui répondaient qu’elles voteraient certainement pour la candidate du FN.

Dans un autre sondage, on a posé la question suivante à des Français musulmans : « Quand vous pensez aux auteurs de l’attentat de janvier 2015 contre les journalistes de Charlie Hebdo, quelle est votre réaction ? » On y a fait une addition tout aussi improbable que dans le cas précédent, avec l’idée sous-jacente de montrer que les Français musulmans réagissaient d’une manière différente du reste de la population. Sous un diagramme circulaire, on lit la légende suivante : « 18 % des musulmans n’expriment pas de condamnation à l’égard des auteurs des attentats. » Ce pourcentage résulte de l’addition des personnes qui ont coché les cases « Vous ne les condamnez pas » ou « Cela vous laisse indifférent ». Cette fois, on considère que les 13 % d’indifférents partagent à peu près les mêmes vues et opinions que les 5 % qui ne condamnent pas les auteurs de l’attentat de Charlie Hebdo. Dans un autre tableau fourni dans la notice, on voit que ce taux de 5 % ne varie pas quand on ne tient pas compte de la confession des personnes interrogées.

Je pourrais vous donner une liste infinie de sondages problématiques. L’un teste le potentiel électoral de Jean-Marie Bigard et de Michel Onfray. Pourquoi ? On ne sait pas. En voici un que je donne souvent en exercice à mes étudiants : la représentation du sondage laisse croire que les sondés qui sont satisfaits d’Édouard Philippe comme Premier ministre sont aussi nombreux que ceux qui en sont mécontents. C’est loin d’être le cas puisqu’il y a 34 % de satisfaits contre 62 % de mécontents. Celui-là est l’un de mes préférés : on a demandé à des abstentionnistes pour qui ils voteraient s’ils n’étaient pas abstentionnistes. Question totalement ubuesque : autant demander à des personnes végétariennes ce qu’elles mangeraient comme viande si elles n’étaient pas végétariennes ! Vous comprenez pourquoi je considère que la production sondagière est généralement très problématique.

Présidence de M. Pierre-Yves Cadalen, vice-président

M. Pierre-Yves Cadalen, président. En tant que membre de la commission des affaires étrangères, je souhaite évoquer un récent sondage commandé par 20 Minutes à OpinionWay et réalisé sur un échantillon de 314 jeunes de 18 à 30 ans. Ce sondage porte sur le rapport des jeunes à la situation internationale. Les journaux – 20 Minutes, mais aussi Valeurs Actuelles, La Charente libre et Yahoo Actualités – en reprennent la conclusion, à savoir que près de la moitié des jeunes Français sont prêts à s’engager dans le cas où le territoire national serait attaqué. Cela semble une évidence républicaine. Cependant, dans le contexte de l’allocution du président de la République, le sondage a été interprété comme une volonté d’aller au combat, ce qui alimente une ambiance va-t-en-guerre et sert l’idée que la guerre est inéluctable.

Je me suis alors demandé quelle question avait été posée aux sondés. Je ne l’ai pas trouvée : le site d’OpinionWay ne donne qu’un communiqué de presse et rien ne renvoie au sondage dans l’article de 20 Minutes. Ainsi, les journaux, à partir d’un échantillon de 300 personnes, titrent sur les 18-30 ans. Pire encore, si l’on regarde dans le détail ce qui les inquiète, on constate que 85 % – 266 personnes – des sondés sont préoccupés par la situation ukrainienne, 83 % par la politique étrangère de Donald Trump et 62 % par l’instabilité liée à la situation au Moyen-Orient. Or, dans 20 Minutes, cela devient « le conflit au Proche-Orient », ce qui est bien différent puisque la formule exclut la situation en Syrie. La troisième conclusion du sondage est que les jeunes sont favorables à l’augmentation des dépenses militaires. Nous n’avons pas accès aux questions ni aux marges d’erreur ; on sait simplement qu’il a été réalisé selon la méthode des quotas.

À un moment où la question de la guerre et de la paix se pose de manière cruciale en France et sur le continent, les sondages d’opinion jouent un rôle décisif car ils déterminent ce qu’il est acceptable ou non de dire. Personnellement, je m’informe par le biais de la presse écrite et des réseaux sociaux. Ainsi, il m’arrive de tenir, pendant un débat télévisé, des propos qui me semblent rationnels et qui sont en réalité exclus du champ légitime du débat. La circulation circulaire de l’information dont parlait Bourdieu – ici entre la production de sondages, dont personne n’interroge la méthodologie, et les plateaux de télévision, où leurs résultats sont présentés comme une évidence – pose un problème démocratique essentiel. Que pensez-vous de l’influence des sondages sur les conditions du débat qui précède l’élection ?

M. Luc Bronner. La faiblesse de l’échantillon devrait ôter toute valeur au sondage. C’est un exemple parlant : un média publie un sondage en exclusivité, ce qui ne signifie pas qu’il l’a financé ; l’information est reprise, dans un deuxième temps, par d’autres médias. C’est une logique low cost qui consiste à produire du bruit médiatique en commentant des sondages qui ressemblent à des informations sans coûter autant que des articles de fond écrits par des journalistes envoyés sur le terrain. Les conséquences sur le débat public sont graves : alors que les principes fondamentaux de l’État de droit et de la démocratie sont directement attaqués, peut-on s’appuyer sur des outils et des méthodes aussi peu fiables ?

Vous avez raison de dire que les entreprises de sondage contribuent à fabriquer les objets du débat. Leur responsabilité est immense dans le lien qui est fait dans le débat public entre l’immigration et la sécurité. Leurs méthodes sont sujettes à caution : lorsque j’utilise ma fausse identité de musulman auprès des instituts de sondage, je suis plus souvent sollicité pour des questions traitant de mon rapport à la République. C’est d’autant plus le cas que certains groupes de presse ont des idées politiques, culturelles, voire civilisationnelles et tendent à fabriquer une représentation du réel qui correspond à leur idéologie plus qu’à la réalité de la société française.

M. Alexandre Dézé. C’est typiquement le genre de sondage qui passe sous les radars de la Commission des sondages, ce qui explique que vous ayez eu des difficultés à trouver des informations complémentaires. La méthodologie en est fragile, avec une marge d’erreur de 5,8 points ; de plus, il rassemble une population tout sauf homogène au sein d’une catégorie unifiée qui laisse entendre que tous les 18-30 ans pensent sur le même mode, ce qui est évidemment faux.

Un discours de confusion entretient l’idée selon laquelle les sondages reflètent correctement l’opinion publique et les rapports de force électoraux. De ce fait, la population a une croyance élevée dans la capacité des sondages à dire le vrai. C’est ce que l’on appelle l’effet de véridiction. On a ainsi tendance à confondre les intentions de vote et la réalité électorale, voire à considérer qu’une intention mesurée par sondage vaut un vote. En l’occurrence, on confond les déclarations de 314 jeunes, si tant est qu’ils aient tous répondu, avec ce que pensent les jeunes en général, et on les verse au débat politique pour nourrir une représentation dominante de la situation actuelle, à savoir le potentiel guerrier de la jeunesse. C’est une description idéal-typique des logiques artefactuelles de la production sondagière.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il est évident que la présentation des sondages dans les médias a un effet d’auto-entraînement. Les chaînes d’information en continu ont pris une place grandissante dans la production de l’information et, pour des raisons économiques, il faut constamment alimenter leur récit. Cela n’est pas sans lien avec l’accélération de la vie politique, où une histoire chasse l’autre. Il y a trois semaines, M. Bardella serrait la main de Steve Bannon ; aujourd'hui, il est contre M. Trump.

Nous recommandez-vous d’auditionner les entreprises qui constituent les panels ? Pensez-vous utile que nous enquêtions sur place ?

S’ils ne sont pas motivés par un intérêt économique, ni par la recherche de la vérité, quel intérêt les instituts ont-ils à produire des sondages qui ne correspondent pas à la réalité ? Pour les politiques, la réponse est évidente : influencer la politique. Vous semble-t-il possible qu’un parti politique s’organise pour investir les panels et fausser ainsi les résultats ?

Vous suggérez à la commission d’enquête de demander une transparence totale sur les redressements statistiques. Les instituts de sondage risquent de s’y opposer au motif que cela relève de leur cuisine interne. Mais il y a une différence entre les intérêts économiques des instituts de sondage et l’intérêt des citoyens, qui est de connaître la vérité, ou celui des chercheurs et des médias, qui est de proposer des éléments de critique méthodologique.

Je crois savoir que Ouest-France a décidé de ne pas commander de sondage pendant l’élection présidentielle. Cela vous semble-t-il une pratique médiatique intéressante ?

Pensez-vous que certains instituts donnent de meilleurs résultats que d’autres ? Le Cevipof a réalisé une enquête sur un panel de 23 000 personnes avec les mêmes méthodes que les instituts de sondage.

A-t-on déjà réalisé un avant/après sur un même panel pour savoir si les sondés avaient effectivement voté pour le candidat qu’ils avaient indiqué lors du sondage ?

Considérez-vous normal que les représentants des instituts de sondages viennent commenter ces mêmes sondages dans les médias ? Cela constitue, à mes yeux, un conflit d’intérêts majeur.

Vous avez dit que les sondages étaient des produits d’appel pour les instituts. En effet, c’est tout bénéfice : le journal leur paie le sondage, puis fait leur publicité en citant leur nom.

Enfin, que pensez-vous de l’influence des sondages de popularité politique en période pré-électorale ? Il me semble qu’ils ont une forte capacité à produire des candidats à la candidature en lançant les noms de candidats putatifs.

M. Luc Bronner. La circulation des sondages est sans commune mesure avec ce qu’elle était il y a vingt ans. Elle a été décuplée par une production massive à bas coût et par la viralité de l’information – ou, plus précisément, des opinions – sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu.

La Commission des sondages n’a pas les moyens d’enquêter sur la constitution des panels, qui constitue un enjeu démocratique. Je sais néanmoins que la société française Bilendi a doublé son chiffre d’affaires en deux ans – plus à l’international qu’en France – et qu’elle développe des outils d’intelligence artificielle pour permettre à ses clients de générer leurs propres enquêtes à partir des panels existants. Il serait pertinent de l’interroger sur son modèle économique.

Les instituts affirment qu’ils disposent d’outils intégrés à leurs panels pour éviter toute manipulation collective desdits panels. Des questions pièges, pour lesquelles la possibilité de se tromper est quasi nulle, sont intégrées aux questionnaires afin d’empêcher les réponses automatiques envoyées par des robots et les inscriptions massives venues de pays étrangers. Est-ce suffisant ? Je ne saurais le dire. Les méthodes artisanales m’inquiètent paradoxalement davantage : en créant chacun une douzaine d’adresses mail et autant d’alias, comme je le fais moi-même, il serait facile à quelques militants ayant suivi une courte formation de représenter plusieurs centaines ou milliers de personnes. Ce n’est pas suffisant à l’échelle d’une campagne, mais cela peut jouer pour faire émerger un candidat au-dessus de la barre symbolique des 5 % afin de créer une dynamique comme celle qui a entouré Éric Zemmour, laquelle pourrait, demain, bénéficier à un animateur de télévision d’extrême droite ou à un humoriste.

Les instituts de sondage vous répondront légitimement que le calcul des redressements est couvert par le secret des affaires, dont je me permets de signaler qu’il a été renforcé ces dernières années pour empêcher les médias de faire leur travail. Les éclaircissements demandés par la commission d’enquête seraient peut-être l’occasion de remettre la question sur la table.

Les médias ont des stratégies différentes vis-à-vis des sondages. Le Monde a choisi de s’associer avec Ipsos et le Cevipof, le Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris, pour des enquêtes au long cours réalisées sur des échantillons pouvant dépasser 20 000 personnes afin de garantir un niveau de confiance élevé dans les statistiques produites. Leur méthode suscite des réponses contrastées dans le monde universitaire comme dans le monde médiatique, mais les chercheurs en sciences politiques du Cevipof fournissent un travail préparatoire solide sur la formulation et l’ordre des questions dans le but de minimiser leur influence sur les répondants. Nous jugeons qu’il est pertinent d’alimenter le débat public par des sondages de qualité tout en les remettant à leur place, qui est toute relative dans la fabrique de l’opinion. D’autres journaux ont fait le choix de ne pas recourir aux sondages : c’est le cas de Ouest-France, dont la récente annonce ne fait que confirmer une politique ancienne.

Les sondages de popularité intéressent avant tout les hommes et les femmes politiques. Je ne suis pas certain qu’ils reflètent fidèlement l’opinion : les premiers à ces classements, comme les vieux chanteurs, ne sont généralement plus aux manettes.

Comment protéger notre fonctionnement démocratique en évitant qu’une même personne conseille un candidat, commente les débats électoraux dans les médias et réponde à des marchés publics pour le SIG ? C’est un exercice compliqué qui relève à la fois de la responsabilité des instituts de sondage, du point de vue de l’éthique professionnelle, et de la vôtre, du point de vue du contrôle légal.

M. Alexandre Dézé. Le rapport d’activité de la Commission des sondages de 2022 dresse un tableau positif du travail réalisé par les entreprises chargées de la gestion des access panels, sans préciser comment elle a obtenu ses informations. Je suis frappé par l’opposition singulière entre l’article de Luc Bronner dans le Monde, qui a bousculé le milieu des sondages, et les affirmations de la commission selon laquelle les sondages en ligne ne posent aucun problème et les sociétés contrôlent correctement les réponses. Une véritable investigation serait la bienvenue.

On sous-estime combien les sondages ont pénétré la mécanique de production politique en France. Par une collusion d’intérêts entre les médias et les hommes politiques, ils sont devenus un produit d’information ordinaire, conforme aux règles de l’économie médiatique, car leur production coûte peu cher, les instituts de sondage baissant leurs prix pour s’offrir une fenêtre de publicité. Les sondages politiques représentent 1 à 5 % de leur chiffre d’affaires. L’essentiel est que leurs résultats circulent pour capter d’autres clients.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est une publicité bien particulière. D’ordinaire, une marque paie pour obtenir de la visibilité. Quand Le Journal du dimanche commande au CSA un sondage sur les statistiques ethniques, lequel est ensuite commenté dans tous les journaux du groupe Bolloré – et nulle part ailleurs –, c’est au contraire le commanditaire du sondage qui paie pour la publicité faite au sondeur !

M. Alexandre Dézé. C’est un échange de bons procédés – des sondages à bas coût contre une publicité maximale – qui explique la médiocrité de certaines enquêtes. Le but est de produire les résultats les plus spectaculaires possible pour faire le buzz. Le phénomène est particulièrement visible dans les périodes à forte intensité politique.

Au début des années 2010, Jean-Luc Mélenchon a essayé de lever le secret du redressement. Cela a eu l’effet contraire et le secret industriel a été renforcé. Je ne sais pas comment faire pour le lever. La Commission des sondages déclare qu’elle impose aux instituts une colonne de référence unique et un critère de certitude de choix. Concrètement, on ne sait pas ce que cela veut dire.

Il n’est pas facile de déterminer quels instituts produisent de meilleurs résultats, les classements entre instituts étant réalisés par les instituts eux-mêmes.

Il existe un type de sondage proche des avant/après que vous décrivez et que l’on appelle les rollings. Ce sont des sondages quotidiens qui combinent trois échantillons glissants : un de l’avant-veille, un de la veille et un du jour. Les avant/après sont une idée intéressante, mais ils ont leurs limites. À titre d’exemple, deux sondages réalisés sur les raisons de l’abstention aux élections présidentielles de 2017, l’un avant le premier tour, l’autre après, donnaient des résultats très différents. Notons qu’il s’agissait de questions fermées qui passent souvent à côté des raisons réelles. Dans le premier sondage, les principales raisons avancées étaient la déception vis-à-vis des hommes et des femmes politiques (41 %) – ce qui suppose de s’y connaître –, la conviction que le résultat de l’élection ne changerait rien (20 %) et le fait qu’aucun programme ne soit convaincant (19 %) – ce qui, là encore, suppose qu’on les ait lus. Dans le second sondage, on assiste à une reconfiguration de la hiérarchie des réponses, la première raison avancée étant l’indisponibilité le jour du vote (39 %). Les répondants se sont alignés sur ce qu’ils pensaient être une réponse légitime aux yeux des sondeurs avant le premier tour, à savoir que l’abstention ne pouvait avoir qu’une raison politique.

La production sondagière évolue en circuit fermé : ce sont ceux qui produisent les sondages qui viennent les commenter sur les plateaux. Cela ferme un peu plus l’espace à la critique.

Enfin, les sondages de popularité imposent des listes d’acteurs politiques sélectionnés par les sondeurs, les acteurs politiques, les journalistes et les spécialistes de sciences politiques. Mais ces personnalités sont-elles réellement connues des répondants ?

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Merci de ces échanges passionnants qui nous seront utiles.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean Gaeremynck, président de la commission des sondages, et de M. Stéphane Hoynck, secrétaire général (jeudi 13 mars 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Jean Gaeremynck, président de la commission des sondages depuis janvier 2024 et président de section honoraire au Conseil d’État, et M. Stéphane Hoynck, secrétaire général de la même commission depuis juillet 2020.

Créée par la loi du 19 juillet 1977, la commission des sondages a pour mission d’étudier et de proposer des règles tendant à assurer dans le domaine de la prévision électorale l’objectivité et la qualité des sondages publiés ou diffusés, et de contrôler les pratiques de diffusion des sondages électoraux.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Jean Gaeremynck et Stéphane Hoynck prêtent successivement serment.)

M. Jean Gaeremynck, président de la commission des sondages. La commission des sondages est chargée de veiller à l’application des règles définies par le législateur et le pouvoir réglementaire, s’agissant des sondages politiques. Elle dispose d’un site internet qui retrace son activité et publie ses rapports d’activité et toutes ses prises de position – communiqués de presse, avertissements, mises au point. Entièrement renouvelée en janvier 2024, elle est composée de neuf membres titulaires, deux issus du Conseil d’État, deux de la Cour des comptes, deux de la Cour de cassation, et de trois personnalités respectivement nommées par le président de la République et les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que de six suppléants.

Depuis 2024, la commission a auditionné les dirigeants des principaux instituts de sondage auxquels elle a l’habitude de demander des informations. Elle a travaillé sur les élections européennes, puis législatives. Son rapport d’activité de l’année 2024 vient d’être finalisé. Depuis début 2025, elle se penche sur les premiers sondages dans la perspective des élections municipales qui auront lieu dans un an, ainsi que sur l’hypothèse de référendums et sur la popularité de personnalités politiques en vue de l’élection présidentielle. Nous avons également pris l’attache d’institutions dont les missions sont proches des nôtres : l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ; la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP), la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Cette année comme les précédentes, la Commission est donc très mobilisée d’autant que si l’on se réfère aux différents commentaires, l’hypothèse d’élections législatives n’est pas exclue.

M. Stéphane Hoynck, secrétaire général de la commission des sondages. En créant la commission des sondages, le législateur a considéré que les sondages rendus publics, lorsqu’ils touchent à la matière électorale, sont susceptibles d’influencer le comportement des électeurs. Il faut donc s’assurer qu’ils sont réalisés de manière objective, avec la meilleure qualité possible. En 1977 en effet, la situation était caractérisée par une absence totale de régulation : des officines, aux méthodes non scientifiques, se faisaient passer pour des instituts et diffusaient des données chiffrées avec l’apparence du sérieux d’un sondage. Historiquement, l’objectif était donc de lutter contre une forme de fake news, de faux sondages.

Dans le cadre de notre mission de contrôle, les instituts doivent nous communiquer un certain nombre d’informations, portant notamment sur la nature des sondages : depuis 2016, nous sommes tenus de publier ces informations sur notre site internet. Nous contrôlons systématiquement, de manière exhaustive, la conformité des sondages à la loi. Nous gardons à l’esprit la volonté du législateur de 1977 : pour être utile, la commission doit intervenir dans le temps de l’élection. Les sondages sont donc contrôlés dans les vingt-quatre à quarante-huit heures suivant leur transmission ; nous adressons nos éventuelles remarques à l’institut concerné dans un délai extrêmement bref. L’appréciation du caractère d’urgence varie bien sûr selon la proximité de l’élection.

M. le président Thomas Cazenave.  Quels sont vos moyens d’intervention ? Vous appuyez-vous sur des experts ?

M. Jean Gaeremynck. La commission peut s’appuyer sur des personnes expertes – l’une issue de l’Insee et l’autre ayant une formation de statisticien –, qui effectuent un examen systématique de tous les sondages. J’insiste sur ce dernier point, déjà évoqué, du principe de l’exhaustivité.

M. Stéphane Hoynck.  La commission s’appuyant sur la loi et sur un décret de 1980 qui a fixé les grands principes en matière de qualité des sondages, ses rapports d’activité publiés depuis 1979 font apparaître qu’elle a progressivement resserré son contrôle sur un certain nombre de points : la matérialité des sondages, afin d’éviter les faux sondages ; la qualité de l’échantillonnage, l’échantillon devant être suffisamment large – davantage que les 200 personnes interrogées dans les sondages qui ont fait l’objet de nos premières mises au point au début des années 1980 ; la représentation de l’échantillon, qui doit inclure les villes moyennes et les communes rurales et ne pas se contenter d’interroger des personnes issues de quelques grandes agglomérations d’autant qu’à cette époque, les sondages étaient effectués en face à face, même pas par téléphone. Ces éléments n’ont désormais plus besoin d’être contrôlés de manière systématique, les instituts les ayant parfaitement intégrés.

Actuellement, les questions qualitatives prédominent, comme celle de la traçabilité du sondage. Comment l’institut passe-t-il de données brutes – par exemple, les intentions de vote à une élection donnée – aux données publiées ? Si l’institut n’est pas en mesure de répondre sur ce point, ou si ce qui a été déclaré ne correspond pas à la réalité, nous signalons la mauvaise qualité du sondage.

Il y a vingt ou trente ans, les exigences étaient moindres, car la qualité des sondages était bien moins bonne. Les sondeurs s’autorisaient à ne pas appliquer les mêmes redressements aux différents candidats, laissant ainsi la place à l’arbitraire ou à la subjectivité. Actuellement, au-delà de l’existence des critères de redressement et de leur bonne application, sont exigés, pour l’ensemble des candidats testés, les mêmes critères de redressement. Enfin, lorsqu’un institut réalise plusieurs vagues de sondage pour la même élection, la commission vérifie que les mêmes critères de redressement sont appliqués pour chacune d’entre elles.

M. Jean Gaeremynck. La commission dispose de moyens juridiques considérables, fixés par la loi de 1977 et le décret de 1978. Les instituts de sondage sont tenus de fournir un certain nombre de renseignements : les informations requises lors de la première publication d’un sondage – nombre de personnes interrogées, nom de l’organisme ayant effectué le sondage, nom du commanditaire, texte intégral des questions posées ; une notice contenant des éléments d’information plus précis, permettant de comprendre le processus d’élaboration du sondage – les modalités selon lesquelles les données brutes ont été recueillies ainsi que les conditions du passage des données brutes aux données redressées. Si la commission n’a pas reçu cette notice, elle la réclame et l’obtient. D’une manière générale, les organismes qui procèdent à un sondage sont tenus de diffuser tous les documents sur la base desquels le sondage a été publié ou diffusé. La Commission a également la possibilité de demander des renseignements complémentaires et d’assurer ainsi la nécessaire transparence.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Combien de sondages recevez-vous chaque année ? Si vous en recevez un grand nombre, disposez-vous de ressources humaines suffisantes pour les analyser de manière exhaustive ? Les notices publiées sur le site de la commission des sondages sont-elles celles fournies par les sondeurs ? La loi de 1977 dispose qu’elles doivent mentionner les redressements, ainsi que la technique avec laquelle il y a été procédé. J’ai en effet remarqué que, si les données brutes et redressées sont communiquées, tel n’est pas le cas pour le procédé qui a permis le passage des unes aux autres.

L’exemple le plus récent est un sondage Ifop-Fiducial pour Sud-Radio et Le Figaro – « Le baromètre de l’ambition présidentielle, vague 1 ». La notice technique détaillée fournit la taille de l’échantillon – autour de 800 personnes –, avec des marges d’erreur comprises entre 1,5 et 3,5 points. S’agissant de la reconstitution du premier tour de l’élection présidentielle de 2022, le pourcentage brut de votants est très inférieur pour Jean-Luc Mélenchon puisqu’il s’élève à 14,7 % alors qu’il a réalisé un score de 21,9 %, soit un écart assez important avec la réalité ; et aucune explication n’est donnée sur le pourcentage redressé à 21,5 %. Sur la question posée – le souhait d’une candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2027 –, on passe de 15,2 % à 16 % après redressement ; je m’étonne du différentiel entre ce dernier chiffre et les 21,5 % précédemment mentionnés. Quelle a été la méthode de redressement utilisée ?

J’ai également remarqué que l’institut CSA vous a communiqué une notice technique. Or, il nous a indiqué ne pas pouvoir participer à nos travaux, au motif qu’il ne réalisait pas de sondages en lien avec les élections. Selon vous, devrions-nous faire venir l’institut CSA dans le cadre de cette commission d’enquête ?

D’un point de vue technique, le site internet fait apparaître trois niveaux de publications : des communiqués, des avertissements et des mises au point. Comment s’effectue le choix entre ces différentes options ? Comment les mises au point – le niveau maximal – sont-elles reçues par les médias qui publient les sondages ? Vos recommandations sont-elles suivies ?

L’article 3 de la loi de 1977 dispose que les notices doivent préciser, « s’il y a lieu, la nature et la valeur de la gratification perçue par les personnes interrogées ». Or, je n’en ai pas trouvé de trace. Recevez-vous de telles notifications ? Si oui, sont-elles publiées ? L’une des questions soulevées relève justement de l’utilisation par les instituts de sondage de rémunérations pour constituer leurs échantillons.

M. Jean Gaeremynck. Les années d’élections, on note en moyenne 200 sondages, même si ce chiffre varie selon les années et la nature de l’élection. En 2017, il y a eu 618 sondages, dont 560 au moment de l’élection présidentielle. L’année 2022 en a compté 514 au total, dont 467 avant la présidentielle – soit presque 100 de moins. Les élections qui génèrent le plus de sondages sont les municipales : en 2014, il y a eu 248 sondages, pour 158 en 2020 ; les élections législatives de 2017 ont donné lieu à 58 sondages, contre 47 en 2022 et 42 en 2024.

M. Stéphane Hoynck. Nos rapports d’activité prennent en considération l’ensemble du cycle électoral. Ainsi, en 2022, nous avons eu un peu moins de sondages qu’en 2017, année qui constitue un pic par rapport aux périodes précédentes – 2012 et 2007. L’essentiel des sondages a lieu dans l’année précédant immédiatement le scrutin. Si notre activité varie effectivement selon les cycles électoraux, nous sommes en mesure d’en gérer le flux.

M. Jean Gaeremynck. Les notices sont publiées sur le site – il s’agit d’une obligation – telles que transmises par les instituts de sondage.

M. Stéphane Hoynck. La loi stipule que la notice rendue publique doit préciser les critères de redressement. Elle reste toutefois assez générale, sans entrer dans le détail des méthodes de redressement. Les éléments qui nous sont fournis au titre de l’article 4 de la loi de 1977 sont plus précis sur les méthodes effectives de redressement, ce qui nous permet de contrôler la traçabilité entre les données brutes et celles publiées.

Le débat parlementaire porte régulièrement sur l’exigence d’une plus grande transparence vis-à-vis du grand public. Dans le cadre de la notice mentionnée à l’article 3, certains instituts de sondage ont d’ores et déjà fait le choix de ne pas distinguer entre les données qui nous sont fournies et le contenu rendu public, ce qui génère davantage de transparence. D’autres instituts revendiquent, au contraire, une forme de secret des affaires sur les méthodes employées ; si celui-ci n’est pas opposable à la commission des sondages, peut-être ne souhaitent-ils pas divulguer leurs méthodes à leurs concurrents. Il appartient donc au législateur de déterminer le nouvel équilibre opportun.

Quant au sondage particulier que vous mentionnez, il m’est difficile de le commenter. Nous vous adresserons une réponse écrite concernant celui-ci.

Nous constatons de manière récurrente que le souvenir de vote concernant M. Mélenchon est moins bon que pour les autres candidats – les représentants des instituts de sondage pourront vous l’indiquer directement. Dans l’exemple que vous donnez, si M. Mélenchon a remporté plus de 21 % à l'élection présidentielle de 2022, mais que son score brut est de 15 %, c’est que le sondage a « manqué » 6 % de ses électeurs. Peut-être les sondeurs ne parviennent-ils pas à atteindre certains d’entre eux ? Ou est-ce parce que les répondants au sondage ayant voté pour M. Mélenchon ne le déclarent pas ? C’est une vraie question.

Lorsque les sondages étaient menés par téléphone, après l’élection présidentielle de 2002, le souvenir de vote pour Jean-Marie Le Pen, qui avait pourtant obtenu près de 17 % des voix au premier tour, pouvait descendre à 5, 6, ou 7 %. Les sondeurs ont ce problème en tête. Ils le corrigent en accroissant le poids des réponses des personnes déclarant avoir voté pour le candidat concerné. C’est l’une des faiblesses de la méthode.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Les sondeurs vous donnent-ils le détail des redressements effectués sur les sondages et leurs motivations ?

M. Stéphane Hoynck. En règle générale, les sondeurs fournissent un tableau très complet : « les colonnes de redressement », qui présentent les différents critères de redressement, avec les paramètres et pondérations associés. Nous vérifions que le même critère de redressement est appliqué à chacun des candidats, afin de réduire les phénomènes tant de sous-évaluation que de surévaluation – il ne s’agit évidemment pas d’appliquer un même coefficient pour chacun, sinon les résultats dépasseraient le quota de 100 %.

M. Jean Gaeremynck. Votre dernière question portait sur un institut de sondage en particulier. Lors des auditions que nous avons menées en début d’année, nous avons constaté que, quel que soit l’institut de sondage, les sondages politiques occupent une place marginale dans leur activité – les sondages sur la vie économique et les questions commerciales en représentent en revanche 90 à 95 %. Toutefois les sondages politiques ont une importance symbolique très forte ; ils constituent une vitrine pour les instituts, qui doivent se montrer irréprochables en la matière. Nous les y aidons.

M. Stéphane Hoynck. À notre connaissance, l’institut CSA ne fait pas de sondage d’intentions de vote au sens strict, c’est-à-dire qu’il ne teste pas des hypothèses de candidature à une élection donnée. Normalement, nous n’aurions donc pas à en connaître.

Toutefois, la loi prévoit que nous sommes compétents non seulement pour les sondages d’intention de votes, mais aussi pour tous ceux qui entretiennent un lien direct ou indirect avec le débat électoral. Il me semble que le sondage de l’institut CSA que vous évoquez portait sur le souhait de voir tel ou tel thème abordé dans le cadre d’une consultation référendaire.

Lors d’une récente réunion de la commission des sondages, nous avons décidé d’examiner de manière systématique les sondages sur les référendums, notamment à la suite de prises de paroles publiques du président de la République concernant l’opportunité de ces consultations. Nos compétences le permettent, car elles incluent les référendums. L’institut CSA nous a donc communiqué sa notice à notre demande et nous avons publié un communiqué de presse pour demander à tous les instituts qui feraient des sondages sur les référendums de nous les transmettre.

M. Jean Gaeremynck. Comme vous le mentionnez, il existe effectivement une gradation entre les avertissements et les mises aux points, qui ont en commun de concerner un institut particulier. Les communiqués sont quant à eux destinés à l’ensemble des instituts de sondage, pour leur bonne compréhension des exigences de la loi. De fait, les instituts suivent très attentivement notre site – et s’ils ne le faisaient pas, nous leur rappellerions qu’ils doivent le faire.

M. Hoynck a présenté notre communiqué du 6 mars 2025 relatif aux référendums. Avant sa publication, les sondages relatifs aux référendums n’entraient dans le champ de la commission qu’au cas où un référendum était annoncé. Avec ce communiqué, nous permettons aux sondages sur les souhaits des Français en matière de référendum d’entrer dans le champ de la commission, même quand aucune consultation de ce type n’est prévue.

Le 6 mars, nous avons en outre publié un communiqué précisant qu’à partir du 15 mars 2025 – c’est-à-dire un an avant les élections municipales de l’an prochain – tous les sondages portant sur la popularité du maire et les bilans de l'action municipale – création d’une ligne de tram, et ainsi de suite – entreraient dans le champ de la commission.

M. Stéphane Hoynck. La mise au point renvoie à notre pouvoir de contrainte le plus fort à l’égard des instituts et des organes de presse. Nous pouvons exiger la publication d’une mise au point sur un site de presse ou sur un média audiovisuel – la loi de 1881 sur la liberté de la presse prévoit des dispositions équivalentes.

Nous essayons de réagir dans la temporalité pertinente par rapport au débat électoral. Il nous faut être rapide et nous montrer à la hauteur de la polémique qu’a suscitée un sondage, lorsque nous estimons qu’il n’est pas entièrement légitime. Or la mise au point est lourde à organiser, puisqu’elle implique de convoquer l'institut mis en cause devant la Commission des sondages pour lui permettre d’exprimer son point de vue. Nous l’utilisons donc avec parcimonie.

Quand nous prenons position sur un institut particulier, nous recueillons toujours son avis, mais, dans le cas des avertissements, nous pouvons le faire de manière plus rapide, pour que l’empreinte négative qu’aurait un sondage mal réalisé sur l’électeur et le débat électoral soit corrigée.

Le cas de figure le plus fréquent est celui de candidats à des élections locales se prévalant dans la presse quotidienne régionale ou sur les réseaux sociaux de sondages qui n’existent pas et ne sont donc pas publiés sur le site de la commission. Si une personne constate une telle pratique, elle nous saisit. Après vérification, nous contactons le média en cause et nous publions un communiqué de presse, qui pourra être utilisé par tous ceux qui souhaitent rétablir les choses. Nous devons mener cet effort dans la temporalité de l’élection. Une réaction qui aurait lieu six mois plus tard n’aurait aucun intérêt, au vu de nos missions.

M. Jean Gaeremynck. Votre « salve » de questions concernait également les notices techniques. L’article 3 de la loi du 19 juillet 1977 prévoit que ces notices doivent préciser, « s’il y a lieu, la nature et la valeur de la gratification perçue par les personnes interrogées. »

Il serait grave qu’un institut de sondage accorde des gratifications sans nous l’indiquer. Si nous avons des raisons de croire que c’est le cas, nous demandons aux représentants de cet institut de compléter la notice. S’ils rechignent à le faire, nous enclenchons un processus de discussions plus tendues.

M. Stéphane Hoynck. Normalement, oui, les instituts précisent l'existence d’une gratification. Pour vous donner un ordre de grandeur, quand une personne consacre trente ou quarante minutes à un sondage, la gratification est d’un montant inférieur à 1 euro. Elle n'est même pas directement financière. Elle prend la forme de points de fidélité, dont l’accumulation donne droit à des cadeaux. Rappelons que la question ne concerne que les sondages par internet – aucune gratification n’était prévue à l’époque des sondages en face à face et des sondages téléphoniques.

Sur le fond, j’entends la critique : une personne, quand elle a un intérêt financier à répondre à un sondage, risque de ne pas répondre de la même manière que lors des élections, où elle n’a pas d’intérêt financier à voter. Il nous semble toutefois que le système actuel de sondages par internet, qui passe par des panels administrés par différentes entités, soit au sein des instituts eux-mêmes, soit par leurs sous-traitants, a ses vertus.

Les sondeurs ont toujours eu des difficultés à convaincre les gens de répondre à leurs enquêtes. C’était le cas en 1980, en face à face, en 2000, par téléphone et c’est le cas en 2025, par internet. Quand un sondeur demande un quart d’heure pour répondre à un sondage, beaucoup refusent, que ce soit dans la rue, au téléphone ou par internet.

Une rémunération équivalente à 1 euro pour quarante-cinq minutes ne permet évidemment pas de gagner sa vie. Les instituts font donc un pari qui repose moins sur l’intérêt pécuniaire que sur une logique de fidélisation. Les répondants savent que leur participation leur permettra d’accumuler des points, qui donneront droit à un cadeau, ou à une somme qu’ils pourront donner à une association – les motivations des personnes sondées diffèrent.

Nous avons mené une série d’auditions à ce sujet à la fin de l’année 2021 avec des instituts et des panels. Il apparaît que la motivation n’est financière ni du côté des sondés, ni du côté des instituts, qui seraient de toute manière incapables de rémunérer les répondants avec un véritable salaire.

La gratification n’est pas une panacée. Elle peut entraîner des biais, mais corrige beaucoup de ceux qui apparaissaient lors de l’administration d’enquêtes par téléphone ou en face à face.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Si le sondeur recourt à des sous-traitants tels que Bilendi, Dynata ou Toluna pour trouver des répondants, la rémunération est-elle attribuée par le sondeur ou par son sous-traitant ? Dans ce dernier cas, l’institut pourrait considérer que la rémunération n’est pas son affaire, qu’elle fait partie d’un service global du sous-traitant, si bien qu’il ne vous transmettra pas d’information à ce sujet.

Par ailleurs, comment les instituts détaillent-ils les rémunérations ? Par exemple, si un sondage rémunéré 25 euros et comptant cent questions ne comprend qu’une question d’ordre politique, les instituts indiquent-ils seulement la rémunération de cette question – dans cet exemple, 25 centimes – ou vous donnent-ils l’ensemble des chiffres ?

M. Jean Gaeremynck. Dans le cadre des entretiens du début de cette année, la commission s’est intéressée non seulement aux instituts de sondage, mais aussi aux entreprises d’access panel, qui constituent de très vastes panels de personnes susceptibles de répondre aux sondages administrés en ligne, panels à l’intérieur desquels sont constitués les échantillons représentatifs servant aux sondages politiques. Nous avons donc reçu Bilendi et Toluna, pour des discussions assez serrées concernant leurs conditions d’intervention et leurs relations avec les instituts de sondage.

M. Stéphane Hoynck. Au moins depuis 2021, nous avons acquis la conviction qu’il existe désormais deux métiers. Le premier métier, celui de sondeur à strictement parler, consiste à élaborer des questionnaires et à traduire les données brutes en données restituables et publiables. Le second consiste à donner accès aux répondants et à les interroger. Lorsque les sondages par téléphone étaient prédominants, les instituts de sondage recouraient souvent à des étudiants pour leurs plateaux d’appel – qu’ils les recrutent directement, dans le cadre d’une vacation, ou qu’ils passent par un sous-traitant.

Le démarchage des répondants s’est professionnalisé sous la forme d’entreprises d’access panel. Certaines entreprises ont internalisé ce métier, par exemple Harris Interactive ou Ipsos. D’autres sociétés, telles que l’Ifop, font appel à des sous-traitants. Les deux modèles coexistent.

Je m’inquiéterais si l’ensemble des instituts de sondage recouraient à un seul fournisseur d’access panel. La variété des modèles et des acteurs ainsi que leur relatif éparpillement sont plutôt rassurants.

Lorsque les instituts indiquent une gratification de 0,75 euro, c’est pour l’ensemble de l’enquête et non pour une question électorale isolée, comme il y en a dans les sondages dits omnibus. C’est du moins ce que je comprends. Je ne vois pas quel modèle économique permettrait aux instituts de rémunérer les répondants à hauteur de 25 euros, même pour un sondage de cent questions auquel il faudrait consacrer une heure.

Bien évidemment, nous considérons que si le répondant a reçu une gratification, il doit en être fait mention même si celle-ci n’a pas été versée par l’institut lui-même, mais par le sous-traitant. C’est bien là l’esprit de la loi.

M. Jean Gaeremynck. La majorité des membres de la commission, moi y compris, ont découvert le métier de fournisseur d’access panel en auditionnant ces entreprises. Nous avons notamment découvert que leurs pratiques sont très éprouvées sur le plan méthodologique. Ils constituent des panels de personnes susceptibles de répondre à n’importe quel sondage et non spécifiquement aux sondages politiques. De fait, la majorité des sondages sont d’ordre commercial.

Ces entreprises prévoient en outre tout un dispositif de contrôle interne pour sécuriser le système. Une personne qui a répondu à un sondage ne sera pas systématiquement sollicitée pour le suivant.

Les représentants des entreprises d’access panel se sont volontiers prêtés à nos questions. Ils se montreront disponibles si nous avons des questions complémentaires.

M. Thomas Cazenave, président. Les journalistes et les universitaires que nous avons auditionnés – je pense notamment à MM. Bronner et Dézé, hier – ont eu des mots très durs sur la qualité des sondages, qui m’ont surpris. Ils ont évoqué des sondages low cost, un modèle économique qui fragilise la qualité des sondages.

Considérez-vous que la qualité des sondages s’est dégradée ces dernières années ? L’usage plus important des sondages par internet est-il en cause ? Par ailleurs, selon vous, la qualité des instituts de sondage est-elle homogène ?

Les instituts doivent indiquer et justifier les redressements dans les notices. Or certains ont souligné que la justification se limitait souvent à la mention « en raison du contexte ». Je comprends que vous avez davantage d’informations en matière de redressement et que si vous n’émettez pas d’avertissement ou de mise au point en la matière, c’est parce que vous considérez que les redressements effectués sont de bonne qualité. Est-ce bien le cas ?

Vous déclarez réagir très vite, en vingt-quatre ou quarante-huit heures. D’un autre côté, votre réponse graduée peut paraître un peu faible. Quand une mise au point a lieu, le mal a déjà été fait, d’une certaine manière. Pourquoi n’avez-vous donc pas envisagé un contrôle a priori ? Après tout, vous traitez déjà l’intégralité des sondages en flux continu, dans un délai très bref. Cela permettrait de garantir la fiabilité des sondages publiés.

Concernant votre dernier communiqué, relatif aux sondages sur les bilans municipaux, faut-il comprendre que de tels sondages, s'ils ne sont pas effectués dans l’année précédant les élections municipales, n’entrent pas dans le champ de la commission des sondages ?

M. Jean Gaeremynck. Président de la commission depuis début 2024, j’ai suivi très attentivement les deux vagues de sondages de l’an dernier, liées respectivement aux élections européennes et aux élections législatives.

Les sondages reflètent l’opinion, qui peut évoluer très rapidement et au dernier moment, en fonction des circonstances de la vie politique. Cela étant précisé, nous avons constaté que les résultats des sondages concernant les élections européennes et législatives réalisés aux dates les plus proches des élections prédisaient très bien le résultat des votes. Ceux-ci se situaient même à l’intérieur des marges d’erreur des sondages. S’agissant des sondages sur les élections législatives, je fais uniquement référence au nombre de voix. La question de la projection en sièges est différente ; nous l’avons d’ailleurs abordée dans notre rapport d’activité.

M. Stéphane Hoynck. L’amélioration est réelle concernant les données brutes. Celles-ci sont par définition moins fiables que les données redressées, mais c’est au cours du redressement que le risque de manipulation apparaît.

À l’époque où les sondages étaient réalisés par téléphone ou en face à face, les données brutes étaient beaucoup plus éloignées de la réalité qu’elles ne le sont actuellement. Nous pourrions reprendre l’exemple du souvenir de vote pour Jena-Marie Le Pen en 2002 ou en 1995. De même, dans les années 1970, alors que le vote communiste était très important, il était sous-déclaré dans les souvenirs de vote.

En outre, quand les sondages étaient menés en face à face, les échantillons étaient moins bien constitués. Il était difficile de refléter le maillage territorial du pays, en incluant tant les communes rurales que les petites villes, les villes moyennes, les grandes villes, les banlieues, les centres urbains et ainsi de suite. Ce travail était coûteux et n’était pas souvent mené.

L’enquête par internet permet d’atteindre une partie plus importante de la population, mieux répartie sur le territoire. Certes, des biais subsistent car certains n’ont pas accès aux ordinateurs, mais les données brutes de ces sondages ont le mérite de refléter la variété du corps électoral.

Il serait insensé d’évaluer la capacité de prédiction de sondages réalisés six mois avant une élection, alors que ni l’offre électorale ni l’opinion ne sont stabilisés. Nous pouvons en revanche évaluer les derniers sondages publiés avant l’élection. Sur ce plan, les sondages actuels sont de bien meilleure qualité que dans le passé.

La plupart des sondages réalisés par les sept ou huit instituts principaux dans les jours précédant l’élection présidentielle de 2022 classaient dans le bon ordre les six ou sept premiers candidats, alors que les derniers d’entre eux n’ont obtenu que 2 ou 3 % des voix. Évidemment, les résultats de ces sondages ne sont pas exactement ceux de l’élection, mais leur précision est remarquable, rapportée aux accidents industriels des sondages concernant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002 – où les sondeurs n’ont pas annoncé l’accession de Jean‑Marie Le Pen au second tour –, ou, encore pire, aux sondages concernant le premier tour de l’élection présidentielle de 1995 – le score de M. Jospin avait été sous-estimé de 6 ou 7 points.

Les sondages ne prennent pas en compte les évolutions de dernière minute des intentions de vote. Et même si les biais, les risques de manipulation et les erreurs de méthodologie sont moindres que dans le passé, nous ne prétendons pas qu’ils doivent bénéficier d’une croyance aveugle.

Il serait en revanche inexact de prétendre que les sondages actuels sont de moins bonne qualité que ceux réalisés dans le passé avec d’autres modes d’administration. Du moins, nous n’avons pas observé un tel phénomène.

M. Jean Gaeremynck. La commission porte un intérêt très vif aux travaux, notamment scientifiques, effectués autour des sondages. Nous avons bien l’intention d’établir des contacts avec des universitaires, des chercheurs, des politologues et des sociologues pour évaluer le rôle des sondages dans le système.

J’ai cru comprendre que le qualificatif dont vous avez fait mention reflétait une opinion individuelle. La commission s’attache, quant à elle, à prendre connaissance de la diversité des travaux scientifiques. Une opinion est une opinion : même si elle est parfaitement respectable, elle ne peut pas être mise sur le même plan que des travaux conduits en suivant des méthodes universitaires éprouvées, ni qu’une pluralité d’opinions.

M. Stéphane Hoynck. Pour ce qui est du profil des instituts, ils présentent des organisations et des intérêts économiques hétérogènes. La plupart ne gagnent pas principalement leur vie grâce aux sondages électoraux. Certains sont adossés à de grands groupes internationaux, d’autres sont des petites entreprises de quelques personnes, qui font appel à des sous-traitants ; certains réalisent essentiellement des sondages de marketing, d’autres assurent des missions de conseil. Les modèles sont donc très variés, ce dont il faut plutôt se féliciter : le fait que le paysage soit composé d’une variété d’acteurs est un élément rassurant, qui nous permet de comparer des sondages produits avec des méthodes et des moyens divers.

Constatons-nous de véritables différences de qualité qui constitueraient des motifs d’inquiétude ? Globalement, non. Même si des phases d’apprentissage et d’échange plus ou moins longues sont parfois nécessaires pour faire comprendre l’importance des règles que nous avons édictées, les choses se passent généralement bien et les instituts ont plutôt à s’en féliciter : si les résultats des sondages sont globalement bons, c’est peut-être aussi parce qu’ils respectent nos préconisations. Avant l’élection américaine de novembre, il était frappant de constater, aux États-Unis, où aucun encadrement réglementaire des sondages ne s’applique, le désarroi des commentateurs journalistiques ou politiques, qui, confrontés à des sondages complètement partisans et contradictoires, ne savaient plus à quel saint se vouer et étaient contraints de décrypter les liens entre tel institut et telle université ou tel autre acteur pour détecter d’éventuels biais. Dans le système français, les instituts, même s’ils présentent une grande variété dans leur organisation, sont tous soumis à la même réglementation et, sauf cas particuliers – par exemple des instituts qui réalisent moins de sondages politiques et sont donc moins aguerris –, la qualité générale est plutôt bonne, ce qui ne nous empêche pas de faire des mises au point lorsque nous constatons un débordement ou un manque de rigueur.

M. Jean Gaeremynck. Ce qui m’a frappé, lorsque nous avons auditionné les instituts de sondage en début d’année, c’est qu’ils comprenaient presque tous, dans leurs équipes, des personnes formées à la statistique. Comme vous le savez, la loi de 1977 dispose qu’un sondage est « une enquête statistique ». Or, la France possède, en la matière, une école et une tradition dont la qualité est reconnue partout. Même si les instituts de sondage sont des entreprises privées à visée commerciale et non des services publics, ils intègrent des personnes ayant suivi une formation scientifique. Cet élément a été noté et jugé plutôt rassurant par les membres de la commission.

L’affaire la plus difficile que nous ayons eue à traiter, et qui a donné lieu à une mise au point, a concerné l’institut YouGov. Comme nous éprouvions des difficultés à comprendre sa méthode, qu’il s’agisse du passage des données brutes au résultat final ou des redressements effectués, nous l’avons reçu deux fois – car nous sommes tenus, avant de publier une mise au point, de donner à l’institut concerné la possibilité de faire entendre sa défense –, en faisant même venir d’Angleterre des représentants de son siège. Or j’ai été quelque peu troublé de constater que, même si nous ne comprenions toujours pas leur méthode, leurs résultats n’étaient pas si différents de ceux des autres instituts considérés comme plutôt sérieux.

Ce n’est donc pas parce qu’un institut publie des résultats globalement conformes à ceux des autres qu’il est irréprochable : nous nous attachons avant tout au respect des règles fixées par le législateur en matière d’éléments et de documents à transmettre, et surtout à notre capacité de saisir la traçabilité des données. Si nos experts ne comprennent pas, nous allons plus loin. En l’occurrence, après deux séances assez serrées sur le plan technique, un de nos experts a repris tous les documents ayant servi à l’enquête pour faire lui-même les opérations. Comme il n’est pas parvenu à reconstituer les résultats, nous avons fait la mise au point, dont nous avons imposé la publication au Huffington Post.

M. Stéphane Hoynck. S’agissant des méthodes de redressement, la commission des sondages vérifie, autant que possible, qu’aucune erreur n’a été commise, ce qui ne signifie pas que rien ne lui échappe. Cette remarque vaut d’ailleurs aussi pour la question d’un contrôle a priori : la responsabilité d’un sondage et de la qualité des informations transmises aux électeurs incombe à l’institut qui le réalise. Si ce dernier publie des chiffres erronés, que ce soit en raison d’un manque de maîtrise, d’une trop faible traçabilité ou de la volonté de manipuler une élection, c’est sa responsabilité qui peut être engagée, avec toutes les conséquences, y compris pénales, qui peuvent y être attachées. C’est là un élément fondamental.

J’ai donc tendance à penser qu’il ne serait pas bon de donner le sentiment que le contrôle d’un sondage par la commission, que ce soit ex ante ou ex post, constituerait un brevet de qualité. Le fait qu’un sondage ne soit pas manipulatoire ou ne manque pas de rigueur n’en fait pas une information à apprécier sans aucune distance : un sondage est une photographie de l’état de l’opinion à un instant T et n’a pas vocation à devenir l’alpha et l’oméga des choix électoraux de nos concitoyens.

La commission étant régulièrement mise en cause par ceux qui critiquent les sondages, nous nous trouvons souvent mis dans la position de donner l’impression de les défendre. Nous nous efforçons pourtant seulement de montrer que nous faisons notre travail sérieusement et que nous contrôlons de très nombreux éléments lorsque nous ouvrons le moteur : cela ne signifie évidemment pas que nous souhaitons que les sondages deviennent un élément central du débat démocratique en France. Veillons donc à ne pas donner l’impression qu’un tampon de la commission des sondages donnerait une aura de véracité aux sondages et supprimerait la distance critique que chacun est légitime à conserver par rapport à leur importance dans le débat. Si nous ne disons mot, cela signifie simplement que nous n’avons pas repéré de difficulté particulière sur un sondage donné, et non que l’un est meilleur que l’autre, qu’ils ne présentent aucun biais ou qu’ils doivent être lus sans aucune distance.

M. Jean Gaeremynck. La question du contrôle a priori est très intéressante, mais elle m’amène à rappeler la distinction très forte établie par la loi entre le contrôle de la qualité des sondages et leur publication. La commission n’examine que les sondages ayant vocation à être publiés : il en existe de très nombreux autres, qu’elle n’a pas vocation à contrôler. Le critère retenu par la loi est bien la perspective de la publication – une notion qui peut d’ailleurs avoir des acceptions diverses. Même si nous nous en tenons très rigoureusement à ce critère, nous nous intéressons surtout à ce qui intervient avant la publication, puisque les textes qui nous régissent visent principalement à encadrer les conditions d’élaboration des sondages destinés à être publiés.

Vous saluez à raison la rapidité de la commission, qui fait partie de ses forces : elle peut se réunir d’un jour à l’autre ou, si le temps manque, communiquer par mail – le secrétaire général a même constitué une boucle WhatsApp. Nous nous donnons tous les moyens d’intervenir collectivement pour traiter rapidement les points les plus délicats. Néanmoins, décider en amont qu’un sondage destiné à être publié ne convient pas nous conduirait à interdire une publication. On rentrerait alors dans le domaine très vaste du droit de la presse, qui est complètement différent de celui de la réglementation des sondages.

M. le président Thomas Cazenave. Votre mission consiste à contrôler l’objectivité et la qualité des sondages publiés. Vous apposez en quelque sorte votre tampon a posteriori : soit vous alertez l’opinion en signalant qu’un sondage présente des difficultés, soit, si vous n’émettez pas de critique, vous considérez qu’il a été fait dans les règles de l’art, ce qui ne revient pas à dire qu’il peut être lu sans recul ni distance. Or s’il y a vraiment un problème, la publication d’une mise au point me paraît constituer une réponse un peu faible. Comme vous travaillez très vite, ne pourriez-vous pas décider qu’un sondage ne respectant pas les règles qui garantissent sa qualité et son objectivité ne sera pas publié ? Je comprends bien que l’immense majorité des sondages ne seraient pas concernés, mais si une enquête est réalisée n’importe comment, je préférerais presque qu’elle ne soit pas diffusée.

M. Jean Gaeremynck. Je maintiens mon observation respectueuse : il me semble qu’on entrerait dans le domaine du droit de la presse en interdisant la publication d’un sondage au motif qu’il est de très mauvaise qualité. Pour l’instant, ni la loi de 1977 ni la loi sur la liberté de la presse ne prévoient cette possibilité, dont j’ai le sentiment qu’elle soulèverait des questions constitutionnelles.

Il n’est certes pas satisfaisant qu’un sondage qui dit n’importe quoi puisse être publié, car, dès lors, le mal est fait. La perspective d’une mise au point est toutefois très dissuasive car, en plus de mettre en cause la réputation de l’institut de sondage concerné, elle s’impose aux organes de presse, à l’instar d’un droit de réponse, et doit être publiée de façon aussi visible que le résultat du sondage. Les mises au point sont d’ailleurs assez peu nombreuses, précisément parce que les instituts de sondage et les médias font très attention.

M. Stéphane Hoynck. Les sondages électoraux occupent dans l’activité des instituts une place paradoxale : ils ne représentent généralement qu’une part limitée de leur chiffre d’affaires, mais constituent aussi pour eux une vitrine, et sont étroitement contrôlés. Si la commission des sondages pointe des insuffisances ou des manquements de la part d’un sondeur, cela affectera sa réputation pour le reste de son activité.

En outre, la mise au point doit être publiée dans un média et n’exclut pas la menace de la sanction pénale que peut entraîner la publication d’un sondage ne respectant pas les termes de la loi. Des contrats conclus entre un sondeur et un organe de presse ont ainsi déjà été rompus en raison de l’émission d’une mise au point. Cela ne remédie certes pas au mal qui est fait, mais cela a un effet sur la façon dont l’institut travaillera à l’avenir.

M. Jean Gaeremynck. Pour répondre à votre question sur les échéances municipales, nous pourrons par exemple considérer qu’un sondage réalisé à Romorantin en 2027 pour savoir si le maire a eu raison de refuser l’installation du tramway dans la ville ne relève pas forcément du champ de la commission, alors que la même question, posée à l’automne 2025, prendrait une connotation électorale.

M. Stéphane Hoynck. En revanche, une enquête portant sur les intentions de vote sera contrôlée, peu importe le moment où elle est effectuée. La date n’importe que pour les questions ne touchant pas directement à l’élection.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Les sondages se multiplient généralement à l’approche des élections, même si la règle empêche d’en faire vingt-quatre heures avant l’échéance. Cette accélération a-t-elle un impact sur l’activité de la commission et sur votre appréciation de la qualité des enquêtes ? Que penseriez-vous d’un éventuel allongement de la durée d’interdiction des sondages ?

M. Jean Gaeremynck. L’interdiction concerne uniquement la publication des sondages : aucune règle n’interdit d’en faire et notre activité ne porte que sur ceux qui sont destinés à être publiés.

M. Stéphane Hoynck. La loi de 1977 prévoyait initialement d’interdire la publication des sondages pendant une semaine avant le premier tour de chaque élection. La Cour de cassation, en 2001, a estimé que ce délai, jugé disproportionné, était contraire à la Convention européenne des droits de l’homme et contrevenait au principe de liberté d’expression. Le législateur est donc intervenu pour le ramener à vingt-quatre heures, interdisant en pratique toute publication à partir du vendredi précédant l’élection, à minuit. Un éventuel rallongement du délai serait donc soumis à cette contrainte juridique.

Nous faisons respecter la règle en rappelant aux instituts qu’ils ne doivent pas publier de sondage dans cette période de trêve électorale. Se pose aussi la question, à mon sens assez anecdotique, des médias étrangers qui font valoir des sondages qui, en réalité, s’apparentent davantage à des rumeurs. Nous avons d’ailleurs insisté, dans nos deux derniers rapports d’activité, sur le fait que les chiffres émanant de journaux belges ou suisses, assez fantaisistes et très éloignés de la réalité, n’ont pas réellement de valeur. Cette forme d’ingérence soft le jour de l’élection, même si elle n’a probablement pas une influence importante sur le vote des électeurs, est problématique et nous la déplorons.

M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). Vous avez parlé à plusieurs reprises de méthode scientifique. Pierre Weill déclarait pourtant, à propos des sondages : « Il y a une part de pifomètre, mais cela n’empêche pas de suivre quelques recettes. » Quel est le rapport entre le pifomètre et la science ? Vous expliquez notamment que, puisque l’opinion peut changer très rapidement, un sondage, au fond, ne se trompe jamais, ce qui le rend infalsifiable. Or il est admis, depuis Karl Popper, qu’une des caractéristiques de la science est la falsifiabilité : un résultat doit être falsifiable pour pouvoir être considéré comme scientifique. Si, chaque fois qu’on critique un sondage, on nous répond que l’opinion a simplement évolué très vite, il n’y a là rien de scientifique.

Vous indiquez par ailleurs veiller à ce que les mêmes critères de redressement s’appliquent à tous les candidats. Or, par définition, ces critères diffèrent d’un candidat à l’autre. Pouvez-vous préciser votre propos ?

S’agissant de l’écosystème des instituts et des entreprises commerciales de sondage, une question me taraude : le fait qu’un milliardaire comme Vincent Bolloré possède Le Journal du dimanche, Europe 1 et l’institut CSA ne conduit-il pas à un fonctionnement circulaire entre la commande de sondages par la presse, la réalisation des enquêtes et l’installation dans le débat public de sujets affectant le débat électoral ? Surtout, cette concentration de capital a-t-elle une incidence sur les marchés obtenus par les instituts de sondage – en d’autres termes, l’institut CSA bénéficie-t-il de marchés liés à l’empire Bolloré ?

D’après un sondage réalisé par OpinionWay et publié le 10 mars dernier par le journal 20 Minutes, 49 % des 18-30 ans seraient prêts à s’engager en cas de conflit en France. Ces résultats portent sur un échantillon de 314 personnes et ni l’article ni le communiqué de presse de l’institut OpinionWay ne précisent les questions posées. Ce genre de publications nourrit une ambiance guerrière particulièrement dangereuse. Vous êtes-vous saisis de ce sondage, qui verse dans l’approximation la plus totale, le Moyen-Orient évoqué dans le communiqué de presse devenant, dans l’article de 20 Minutes, le Proche-Orient ?

Vous expliquez que les sondages publiés six mois avant une élection n’ont aucun rapport avec les résultats. Quel est donc leur intérêt ? Je peux avancer quelques hypothèses : en 2017, les sondages ont permis de faire monter un candidat qui n’était connu par personne ; en 2022, ils ont servi à faire pencher le débat à l’extrême droite en suggérant qu’Éric Zemmour pourrait se qualifier pour le second tour.

Pourquoi ne pas limiter la production de sondages, puisque leur nombre connaît une inflation générale et que leur qualité ne s’est pas autant améliorée que vous le suggérez ? L’exemple de l’élection de 1995 me semble contestable : il est vrai que les sondeurs de l’époque n’avaient pas placé les candidats dans le bon ordre, mais, dans le dernier sondage de TNS Sofres, Jacques Chirac était donné 4 points au-dessus de son résultat, l’écart étant de 2,5 points pour Lionel Jospin. À titre de comparaison, en 2022, Jean-Luc Mélenchon était donné 4,5 points en dessous de son score par Ipsos, 4 points par Harris Interactive, 4,5 points par Elabe et BVA et 5 points par OpinionWay. Ces écarts considérables ont pu influer sur le contexte préélectoral, certains électeurs ayant pu juger inutile de voter pour un candidat dont ils pensaient qu’il ne serait pas en mesure de se qualifier pour le second tour.

Enfin, que pensez-vous de la procédure engagée par l’Ifop contre Alexandre Dézé, politologue spécialiste des sondages ? Vous semble-t-il admissible, dans une démocratie, qu’une entreprise commerciale tente de bâillonner la recherche par une procédure dont le seul effet aura été de pourrir la vie d’un chercheur pendant deux ans, la plainte ayant été retirée deux jours avant le procès ?

M. Jean Gaeremynck. Il me semble plus pertinent de parler de méthode statistique que de méthode scientifique – même si les deux se rejoignent, puisque les statisticiens observent des pratiques très rigoureuses. D’après ce que j’ai compris, les nouveaux modes d’administration des sondages – notamment en ligne – permettent de contrôler plus facilement les redressements opérés.

Je me suis fait la même réflexion que vous : après tout, puisque l’opinion peut changer à tout moment, un sondage ne se trompe jamais. Nous apprécions tout de même la qualité des sondages et leur valeur prédictive – faute d’un meilleur terme – avec d’autant plus d’attention à mesure qu’ils se rapprochent de l’élection. En l’occurrence, ceux qui ont été conduits juste avant les élections européennes et législatives de 2024 se sont révélés très fidèles aux résultats des élections. Pour autant, dans le cas de YouGov, la Commission s’est concentrée sur la nécessité de comprendre la méthode appliquée, sans se contenter d’observer les résultats. En la matière, les instituts sont soumis à une obligation de moyens. Si un sondage prétend donner une indication de l’état de l’opinion à un moment donné, cette appréciation doit être aussi rigoureuse que possible. Le rôle de la commission est de s’assurer que toutes les conditions de la bonne administration des sondages, dans la rigueur de la méthodologie scientifique, sont réunies.

M. Stéphane Hoynck. J’ai employé les termes de subjectivité ou d’arbitraire, vous celui de pifomètre ; nous parlons de la même chose. Indéniablement, ces pratiques ont existé. Lisez par exemple notre rapport sur l’élection de 2002 : on acceptait à l’époque non seulement que les sondeurs appliquent une méthode de redressement beaucoup moins rigoureuse que celle qui prévaut depuis une dizaine d’années, en faisant varier les critères d’un candidat à l’autre, mais aussi qu’ils sortent de la fourchette, c'est-à-dire de l’intervalle permis par ces différents critères. Lorsqu’on leur demandait de justifier leurs choix, ils pouvaient simplement expliquer vouloir s’aligner sur les résultats obtenus par leurs confrères ou tenir compte du contexte sociologique, sans plus de précision. Ces pratiques ne sont plus acceptées. Cela ne signifie pas pour autant qu’un sondage obéit à une démarche purement scientifique, puisque même si les chiffres et les marges d’erreur avancés s’appuient sur la science statistique, il s’agit avant tout de sonder des humains, ce qui est forcément compliqué. Nous ne prétendons pas donc que les sondages sont parfaitement scientifiques. En revanche, leur dimension subjective me semble beaucoup plus cantonnée qu’auparavant.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La loi dispose que la commission contrôle les sondages liés au débat électoral. Cette notion peut recouvrir de nombreux sujets : les personnalités politiques, le pouvoir d’achat, l’immigration, la sécurité, etc. Vous semblerait-il judicieux d’inclure ce type de sondages dans la définition du « débat électoral » ?

Combien de fois les pouvoirs de sanction pénale de la commission ont-ils été utilisés ?

Dans votre rapport d’activité de 2022, vous indiquez que « seuls les sondages réalisés par interrogation en ligne et reposant sur des panels offraient des garanties d’absence d’artefact et permettaient de fonder un véritable contrôle statistique. […] Des chercheurs en sciences sociales contestent cette réalité empirique, préférant, par exemple, s’adosser au mythe de la pureté des sondages strictement aléatoires ou porter aux nues les sondages administrés par téléphone. Sans doute ont-ils raison s’agissant de l’avantage théorique de véritables sondages aléatoires par rapport à des sondages par quota, mais on ne peut aisément les suivre dans la mesure où la base de données de la Commission ne contient aucune étude qui s’approche réellement du prétendu modèle pur et parfait ». Vous donnez ainsi le sentiment de prendre vos distances vis-à-vis des chercheurs et de donner un satisfecit aux instituts de sondage, ce qui me semble étrange, votre rôle étant précisément de garantir la validité scientifique de leurs méthodes.

Disposez-vous de pouvoirs d’enquête puissants ?

Dans l’exemple de YouGov, la mise au point de la commission a paru le 2 avril 2024, pour une enquête publiée le 8 février. Un tel délai ne laisse-t-il pas le temps à un sondage d’une validité moyenne, voire médiocre, de se diffuser assez longuement ?

On nous a indiqué hier que vos locaux se situaient dans le Conseil d’État. Or vos décisions sont susceptibles de recours devant ce même Conseil d’État. Ne faudrait-il pas vous en séparer davantage, pour gagner en indépendance ?

L’article 6 de la loi de 1977 me semble envisager un risque corruptif : il dispose que « Ne peuvent être membres de la commission les personnes qui perçoivent ou ont perçu dans les trois années précédant leur désignation une rémunération, de quelque nature que ce soit, de médias ou d’organismes réalisant des sondages tels que définis à l’article 1er. » Avez-vous déjà été témoins, de la part d’instituts de sondage, de tentatives d’approche qui pourraient faire peser sur vous un risque de corruption ?

Le 8 avril 2022, la commission des sondages a fait paraître un communiqué à propos de l’organisme AtlasIntel, basé à São Paulo, indiquant n’avoir reçu aucun élément à propos d’un sondage qu’il venait de publier. Pourtant, les chiffres qui y figuraient faisaient partie de ceux qui se rapprochaient le plus des résultats de l’élection présidentielle. L’écart de voix entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen y était ainsi estimé à 2,7 points contre 1,2 point dans la réalité, soit une erreur de 1,5 point. À titre de comparaison, Cluster17 avait commis une erreur de 1,8 point, OpinionWay et Ipsos de 3,8 points, Harris Interactive de 4,8 points, BVA, l’Ifop, YouGov et Kantar de 5,8 points, Elabe de 6,3 points et Odoxa de 6,8 points. Avez-vous, depuis, eu des retours de cet institut ?

M. Jean Gaeremynck. S’agissant des locaux, je suis d’accord avec vous, comme le sont les autres membres de la commission et le secrétaire général du Conseil d’État : nous devons en trouver d’autres, par exemple en nous rapprochant d’une autorité administrative indépendante (AAI) – car, même si nous ne figurons pas sur la liste des AAI, nous nous considérons un peu comme l’une d’entre elles. Aucun calendrier n’a en revanche été fixé.

Lors de l’examen de la loi de 2016, s’était effectivement posée la question de savoir si le périmètre d’action de la commission devait inclure toutes les questions politiques, ou plutôt celles se rapportant au débat électoral. La préférence du législateur s’était portée sur la seconde option, pour ne pas décorréler complètement notre activité du calendrier électoral. Certaines questions politiques relèvent manifestement du débat électoral, même si elles ne visent pas à recueillir des intentions de vote – ces sujets sont connus. D’autres n’en relèvent pas. Cette solution nous convient.

M. Stéphane Hoynck. Nous sommes très attentifs aux travaux des chercheurs qui font valoir qu’en théorie, un vrai sondage aléatoire est préférable à tout autre, y compris à un sondage par quotas. Seulement, il n’est pas possible de réaliser de tels sondages en France. L’Insee pourrait éventuellement s’en charger, mais les délais requis seraient beaucoup trop longs, car un sondage aléatoire suppose non seulement de disposer d’une liste exhaustive de la population parmi laquelle tirer des personnes au hasard, mais aussi de solliciter ces dernières jusqu’à ce qu’elles répondent – puisque quelqu’un qui refuse de répondre a potentiellement des choses intéressantes à dire et ne devrait donc pas être écarté des résultats. Les enquêtes de l’Insee demandent ainsi trois à six mois, une durée incompatible avec l’objectif de donner une photographie de l’opinion. Tel était le sens de notre critique : nous mesurons tout à fait la pertinence théorique du sondage aléatoire, mais cette méthode ne fonctionne pas pour les sondages politiques qui nous sont soumis.

Nos pouvoirs d’enquête nous permettent d’exiger d’un sondeur tous les éléments lui ayant permis de réaliser un sondage. Dans l’affaire YouGov comme dans d’autres, nous avons demandé l’ensemble des fichiers, des tableaux Excel et des données brutes nécessaires pour reconstituer les résultats. Si un institut ne nous les fournit pas, nous estimons que le sondage doit être dénoncé. L’exemple d’AtlasIntel est intéressant : peut-être ne l’avez-vous pas noté, mais le sondage auquel vous faites référence prévoyait une victoire de Mme Le Pen au second tour de l’élection, par 50,5 % contre 49,5 %. Nous avons interrogé l’organisme, mais n’avons reçu aucune information à propos de ce sondage qui nous a été transmis le jeudi ou le vendredi précédant l’élection. Dans ces conditions, nous avons décidé de réagir immédiatement. Ce sondeur est actif aux États-Unis et ailleurs. Clairement, si AtlasIntel nous transmet un autre sondage, nous l’examinerons attentivement et, si nous n’obtenons pas davantage d’informations et qu’une saisine du procureur paraît pertinente, nous envisagerons sérieusement de le faire. En tout cas, lorsque nous n’obtenons pas les éléments que nous demandons, nous considérons que le sondage en question est a priori vérolé.

Pour ce qui est des mécanismes corruptifs, la loi fixe des obligations claires d’absence de liens avec les sondeurs, pour les membres de la commission comme pour les agents. Nous nous y tenons de façon stricte. Je n’ai pas connaissance de situations dans lesquelles des sondeurs auraient cherché à nous influencer, mais nous y serions évidemment très attentifs. En la matière, nous bénéficions des mêmes garanties qu’une AAI. Nous serions évidemment très choqués par de tels comportements et envisagerions les voies et moyens d’y réagir le cas échéant.

M. le président Thomas Cazenave. Merci beaucoup pour votre disponibilité et vos réponses précises, qui ont permis d’enrichir nos travaux.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de représentants du Service d’information du gouvernement : M. Michaël Nathan, directeur, M. Gaspard Tafoiry, secrétaire général, et Mme Tiphaine Bonnier, cheffe de cabinet (jeudi 13 mars 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous accueillons M. Michaël Nathan, directeur du service d’information du gouvernement (SIG) depuis 2018, et deux de ses collaborateurs, M. Gaspard Tafoiry et Mme Tiphaine Bonnier.

Rattaché aux services du premier ministre et placé sous la tutelle du secrétariat général du gouvernement (SGG), le service d’information du gouvernement existe sous cette dénomination depuis 1996. Ses missions sont définies par le décret du 18 octobre 2000, qui a été modifié l’an dernier.

Dans le cadre des travaux de la commission d’enquête, nous évoquons depuis hier la question de la place des sondages dans notre vie politique et de leur éventuelle influence sur les élections. Nous venons d’entendre la commission des sondages, et souhaitons notamment savoir quel usage en fait le SIG.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michaël Nathan, M. Gaspard Tafoiry et Mme Tiphaine Bonnier prêtent successivement serment.)

M. Michaël Nathan, directeur du service d’information du gouvernement. Je vous remercie de me donner l’occasion de présenter les activités du SIG, en particulier en période électorale, car il s’agit là, je crois, du sujet qui intéresse le plus cette commission d’enquête.

Placé sous la tutelle politique du premier ministre et sous la tutelle administrative du SGG, le SIG est une administration chargée de promouvoir l’action gouvernementale en mettant en exergue le lien entre les décisions gouvernementales et les politiques publiques qui en découlent, et en valorisant leur matérialisation dans le quotidien des Français.

J’ai été nommé directeur du SIG par le Premier ministre Édouard Philippe, fin 2018. Le mandat qui m’a alors été confié faisait suite à un rapport de l’Inspection générale des finances, de l’Inspection générale des affaires sociales et de l’Inspection générale de l’administration qui soulignait la nécessité de moderniser et de transformer la communication gouvernementale et institutionnelle, en particulier en développant les leviers numériques afin de toucher les audiences naturellement plus connectées, comme la jeunesse – même si elle n’est pas la seule sur les réseaux sociaux.

Pour répondre à ce mandat, l’organisation du SIG a évolué et les textes réglementaires qui le régissent ont été modifiés. C’est le cas du décret auquel vous avez fait référence, mis à jour l’an dernier, mais aussi de la circulaire relative à l’organisation et à la coordination de la communication de l’État, qui est d’une grande importance. En effet, si la multiplication des acteurs qui communiquent dans l’environnement institutionnel peut être une force, elle devient une faiblesse dès lors qu’ils ne sont pas coordonnés. Il était donc nécessaire – et c’était l’un des points essentiels du diagnostic – de coordonner la communication gouvernementale et institutionnelle sur certains sujets pour la rendre plus cohérente, pertinente et performante. L’animation interministérielle étant l’une des prérogatives de Matignon, notre tutelle, cette mission est donc au cœur du mandat du SIG.

Nous vous transmettrons tous les documents relatifs à notre organisation, à commencer par notre organigramme. Notre organisation vise à répondre à trois missions principales.

Tout d’abord, nous avons pour objet de comprendre l’évolution de l’opinion. Pour cela, nous adoptons une démarche aussi holistique que possible, en nous appuyant sur toutes les sources de données disponibles. L’analyse des sondages tout d’abord, tant ceux commandés par le SIG que les sondages publics réalisés à la demande de tiers et auxquels nous avons accès, offre une vision intéressante des tendances. Mais si l’image que donnent les sondages est juste du point de vue méthodologique, elle est aussi incomplète, d’autant que sa durée de vie est de plus en plus courte en raison de la très forte volatilité de l’opinion.

Pour bien appréhender l’opinion, il faut donc croiser l’analyse des données des sondages, qui sont sollicitées, avec l’ensemble des signaux faibles issus des données spontanées exprimées dans les médias généralistes traditionnels et sur les réseaux sociaux. Il est bien clair que l’opinion ne s’exprime pas en tant que telle sur les réseaux sociaux, ne serait-ce que parce que tout le monde n’y intervient pas : on n’y retrouve donc pas l’échantillon représentatif qui est la base de la structuration d’un sondage. En revanche, l’analyse croisée des données issues des médias et de plateformes nous permet de détecter des tendances et des signaux faibles pour orienter notre action.

Nous complétons tout cela par des données froides, des données socio-démo-économiques par exemple, produites par les think tanks. Nos analyses sont ensuite bien sûr remontées à nos tutelles, politique et administrative. Je précise dès à présent à ce propos que les sondages que nous pouvons commander durant la période de réserve électorale sont soumis à des règles très strictes, qui réduisent largement les sujets d’étude. Quoi qu’il en soit, ce travail nous permet d’élaborer des stratégies de communication qui ne soient pas fondées sur des intuitions, mais bien sur une approche analytique, singulièrement sur des sujets comme la participation électorale.

Notre deuxième grande activité est de produire du contenu au service de la promotion de l’action gouvernementale. Nous sommes présents dans les médias de proximité et dans des médias « organiques », c’est-à-dire les points de contact numériques que nous éditons directement. Pour animer le site info.gouv.fr par exemple et alimenter les comptes du gouvernement sur l’ensemble des réseaux sociaux, il faut produire beaucoup de contenu et l’adapter au format de chacune des plateformes : la vidéo, en particulier, a pris beaucoup de place dans notre organisation.

Enfin, le SIG est chargé d’assurer la coordination interministérielle, véritable clé de voûte du système. Pour pallier la dilution naturelle de la parole dans un collectif nombreux et protéiforme, il est essentiel de coordonner les services de communication des divers administrations, opérateurs et services déconcentrés de l’État, et de définir régulièrement des priorités de communication. Cette nécessité nous a conduits à faire évoluer à la fois notre organisation et nos outils de gouvernance, afin de former un collectif au service d'une stratégie de communication globale.

L’organisation issue de la circulaire que j’évoquais tout à l’heure a pour objectif quasi officiel de nous permettre de définir des « objets » interministériels prioritaires, sur lesquels nous mobilisons et coordonnons les différents acteurs. À l’issue d’un important travail de forme, nous avions déjà défini une identité commune, à travers une charte de l’État désormais bien ancrée dans les usages ; il s’agit maintenant de disposer d’éléments de fond communs pour assurer la promotion de l’action gouvernementale sur un certain nombre – restreint – de thématiques, ce qui permet de mutualiser les efforts et les coûts et d’être plus performant.

J’en viens à la communication en période pré-électorale, qui est loin d’être ordinaire. Durant la période de réserve, qui s’ouvre six mois avant le scrutin, le périmètre de communication est drastiquement restreint ; en particulier, toute promotion du bilan de l’action gouvernementale est proscrite. Il est toujours possible de sonder l’opinion sur une thématique d’actualité précise et d’informer de l’existence d’un service ou de l’accès à une nouvelle politique publique, à condition que la communication s’en tienne à un narratif simple et purement descriptif. Les règles que nous devons suivre en période pré-électorale, qui s’appliquent à la fois à la communication sortante et aux sondages et études pouvant être commandés, sont rappelées dans un vade-mecum très détaillé et régulièrement diffusé par le SIG à l’ensemble des acteurs de la communication, et font systématiquement l’objet de rappels par courrier, en lien avec le SGG. Comme il reste possible de communiquer, toutes les campagnes de communication des administrations doivent alors nous être soumises en amont de leur diffusion afin que nous puissions vérifier qu’elles respectent bien les règles spécifiques à la période de réserve. Ce processus d’agrément sert de corde de rappel.

S’agissant de l’incitation au vote, puisqu’il s’agit de l’objet de votre commission d’enquête, nous avons déployé des dispositifs de communication spécifiques. Nous œuvrons pour encourager l’engagement démocratique, en nous gardant bien, évidemment, de favoriser un candidat. L’enchaînement de scrutins des trois dernières années – certains prévus, d’autres non – nous a poussés à développer plusieurs leviers de communication.

Le premier d’entre eux est une signature commune. À l’instar de ce qui se fait dans les pays voisins, nous avons créé un logo spécifique « Allons voter », utilisé à chaque élection et visant à marteler l’importance d’aller voter – et pas, je le répète, d’aller voter pour un candidat en particulier : il revient à d’autres d’assurer cette promotion. Nous avons aussi développé différents dispositifs de communication, qui passent par des campagnes payantes bien sûr, mais aussi par de très nombreux partenariats gratuits avec des tiers ou avec des médias qui nous assurent la plus grande visibilité possible. Les plateformes numériques, en particulier, ont joué un rôle important dans la diffusion du message.

Mais il ne suffit pas d’appeler à aller voter, il faut dire comment. Nous nous sommes donc concentrés sur une approche très servicielle : marteler la date – un enjeu particulièrement important s’agissant des élections européennes – et rappeler la nature du scrutin, de même que les modalités pratiques de l’inscription sur les listes électorales et de la procuration. On ne peut pas se contenter d’une communication évanescente, il faut un véritable « call to action », un espace qui permette de déclencher une action concrète : c’est tout l’objet de la plateforme elections.interieur.gouv.fr, déployée depuis deux ans à la suite d’un travail mené avec le ministère de l’intérieur, et qui permet de trouver son bureau de vote, de vérifier son inscription sur les listes électorales ou de commencer une procuration en ligne.

Bref nos campagnes de communication sont très organisées et font l’objet de retours d’expérience et de bilans évaluant l’efficacité des différents leviers. Je les tiens à votre disposition.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je suis effectivement intéressé par ces documents et le vade-mecum que vous avez mentionné. Pour le reste, merci pour ce propos liminaire très complet, qui répond à une partie des questions que je souhaitais vous poser.

Étant moi-même communicant, je suis intéressé par votre rôle de coordinateur de la communication gouvernementale. Pour coordonner efficacement des acteurs dont les priorités diffèrent, il est nécessaire d’avoir des lignes directrices. Celles que vous fixez s’imposent-elles aux ministères, ou seulement à certaines administrations ? Vous avez plutôt parlé des administrations mais, le SIG étant placé sous l’autorité du premier ministre, doit-il et peut-il coordonner la communication des différents ministères ?

L’analyse des sondages est une de vos activités majeures, même si vous avez souligné qu’ils n’étaient pas l’alpha et l’oméga pour comprendre l’opinion. Quelle quantité de sondages le SIG commande-t-il, à quels instituts et à quelle fréquence ? Ces sondages portent-ils sur des questions de société, sur la popularité des membres du gouvernement ? Quel est le montant de ces marchés ? Un rapport de la Cour des comptes publié en 2023 soulignait que le marché avec Publicis Conseil, initialement chiffré à 1,6 million d’euros, s’est finalement élevé à 8 millions : pouvez-vous nous expliquer les raisons de cet écart substantiel ?

Autre composante de la compréhension de l’opinion, les réseaux sociaux : pour ce qui les concerne, disposez-vous d’outils d’analyse agrégée ? Le cas échéant, lesquels, et quel type de données en tirez-vous ? Ces outils vous permettent-ils de détecter d’éventuelles ingérences étrangères, en particulier en période électorale ? À cet égard, échangez-vous des informations avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), ou utilisez-vous des outils communs ? Cette question me paraît particulièrement d’actualité au regard du contexte, car en général les tentatives pour influencer l’opinion redoublent en période de tensions internationales.

Enfin, vous avez évoqué votre partenariat avec les réseaux sociaux en matière d’incitation au vote. Ces derniers ont d’ailleurs coutume de recueillir les attentes de l’ensemble des responsables politiques en la matière dans les périodes électorales, en particulier avant l’élection présidentielle. Avez-vous pu établir des relations utiles avec tous les réseaux sociaux, ou certains se sont-ils montrés moins coopératifs ?

M. Michaël Nathan. Nous sommes certes sous la tutelle du cabinet du premier ministre, mais notre fonction est bien de coordonner les directions de la communication des ministères, au sens administratif du terme. Nous sommes chargés de la promotion de l’action gouvernementale au sens institutionnel, autrement dit de la mise en œuvre des politiques publiques. La communication politique sur l’action gouvernementale est assurée par les cabinets des ministres, même si cela ne nous empêche pas de participer à plusieurs instances de coordination et de partager des informations avec les communicants des ministres.

La tâche n’en est pas moins lourde pour autant, car les acteurs sont nombreux. Chaque administration compte des communicants, certes, dans sa Dicom (délégation à l'information et à la communication), mais aussi dans d’autres directions. Il faut y ajouter les opérateurs placés sous la tutelle des ministères, qui communiquent eux-mêmes sur les politiques publiques dont ils sont chargés, et les directions de la communication des préfectures, essentielles, qui assurent le fameux « dernier kilomètre » de l’information – une communication de proximité d’autant plus nécessaire que le volume de données poussées chaque jour vers nos audiences réduit de plus en plus leur capacité à recevoir l’information. Il faut coordonner l’ensemble de ces acteurs et leur donner de la visibilité sur les priorités de communication.

Pour résumer, la coordination de la communication politique relève de la responsabilité du cabinet du premier ministre et des conseillers en communication des membres du gouvernement, celle de la communication institutionnelle du SIG.

Comment s’opère cette coordination ? Il y a plusieurs étapes, que j’ai rappelées. On met d’abord en cohérence la forme, puis de plus en plus le fond, en définissant le plus en amont possible, en fonction de l’actualité, quelques objets prioritaires de communication sur lesquels mutualiser nos forces et nos ressources. Pour 2024, nous avons utilisé nos outils de gouvernance classiques : ces priorités ont été définies lors d’une réunion interministérielle présidée par la conseillère communication de Matignon. Les élections européennes, les seules alors prévues, en faisaient bien sûr partie.

S’agissant de l’évolution du volume des sondages, nous pourrons vous communiquer les chiffres. Il est plutôt stable sur les deux dernières années, alors que nous avons connu un pic de consommation pendant la période du covid, comme vous le montrera un tableau spécifique.

Je rappelle que je parle ici des sondages que nous commandons en direct. Nous travaillons aussi sur les sondages publics commandés par des tiers, majoritairement des médias – nous avons un abonnement qui nous donne accès à la donnée brute, aux ventilations et autres points techniques, pour pouvoir les analyser dans le détail.

Les sondages que nous commandons directement donc, qui ne sont pas publics, ont été nombreux pendant la période du covid. Nous avons alors actionné tous nos leviers pour bien percevoir l’opinion en multipliant les études quantitatives, qualitatives ou sur les communautés en ligne. Nous avons également connu une forte dépense budgétaire l’année précédant le covid, qui n’était en revanche pas due à une consommation de sondages : il s’agissait en fait du grand débat national, plus précisément de la plateforme d’analyse des contributions, qui relevait d’un marché intégré au marché des sondages.

Depuis trois ans, nous sommes revenus à la situation pré-crise – avant la période du covid, du grand débat et des gilets jaunes.

M. Gaspard Tafoiry, secrétaire général du SIG. Les chiffres pour 2023 sont de 1,2 million d’euros pour soixante-dix sondages, tous types confondus. Ces données sont communiquées à la représentation nationale tous les ans.

M. Michaël Nathan. S’agissant de votre question sur les marchés, comme pour tout achat de prestation extérieure, la commande de sondages est très encadrée par le code des marchés publics. Le SIG passe des marchés pour les ministères dans de nombreux domaines. Compte tenu de notre expertise technique, la direction des achats de l’État nous a confié le rôle de pôle principal d’achat sur les métiers de la communication. La Cour des comptes avait d’ailleurs relevé la nécessité de renforcer les effectifs que nous consacrons à la gestion des marchés, ce qui a été fait depuis avec un équivalent temps plein supplémentaire.

Le marché des sondages est divisé en dix lots qui recouvrent l’ensemble de la typologie des sondages. Il y a d’abord des sondages quantitatifs : ce sont des questions fermées – réponse par oui ou non – qui peuvent être posées de différentes manières, par exemple en ligne, ou au téléphone. Chaque type de sondage constituera un lot, confié à un attributaire différent. Il en va de même pour les sondages qualitatifs, composés de questions ouvertes.

Ces dix lots nous permettent de répondre à l’ensemble de nos besoins. Ils sont attribués, de façon publique bien sûr, à différents prestataires qui recouvrent à peu près l’ensemble des acteurs du marché : Ifop, Ipsos, Harris Interactive, OpinionWay, BVA…

Tout cela est très structuré. Nous définissons en amont un bordereau de prix qui nous permet de connaître très précisément le contenu de chaque prestation. Ces marchés sont disponibles pour l’ensemble de l’activité interministérielle : toute administration qui voudrait faire un sondage peut y recourir. Elle est alors totalement autonome : elle sollicite l’institut, s’explique, rédige son questionnaire et gère le résultat. En revanche, elle nous en informe, par le même process d’agrément que pour les campagnes de communication ; elle nous fournit les éléments et nous récupérons les données, que nous agrégeons avec toutes les autres dont nous disposons.

L’analyse agrégée des réseaux sociaux passe elle aussi par des marchés. Nous avons plusieurs outils à notre disposition, qui sont susceptibles d’ailleurs de changer dans peu de temps, puisque le marché est en cours de renouvellement.

Nos outils principaux sont pour l’instant Visibrain, Talkwalker et NewsWhip, trois plateformes qui nous permettent d’analyser les conversations en lignes sur l’ensemble des réseaux : X, TikTok, Google – que nous suivons de plus en plus près –, LinkedIn, Facebook… Jusqu’à fin 2020, nous utilisions CrowdTangle, un outil mis à disposition par Facebook pour l’analyse de ses communautés ouvertes. Il ne nous est plus fourni et notre capacité d’analyse s’en trouve réduite.

Je précise, car c’est important, que nous n’avons bien sûr accès à aucune donnée personnelle : à l’instar de n’importe quel annonceur ou client de ces plateformes, nous ne recevons que des données agrégées, non individuelles. Nous pouvons connaître des volumes de consommation ou d’engagement sur une thématique, un nombre de conversations par réseau social ou de vidéos vues, mais nous ne pouvons pas savoir que telle personne a dit telle chose.

Ces marchés servent eux aussi au niveau interministériel. Je sais que Viginum, pour faire le lien avec une autre de vos questions, utilise certains de ces outils, comme Visibrain. En revanche, ils n’y recherchent pas les mêmes choses que nous et utilisent bien d’autres outils qui, pour le coup, ne sont pas à notre disposition.

Vous nous demandez si nous sommes capables de détecter des ingérences. Nous avons beaucoup d’indicateurs de volumétrie et de vitesse de propagation. Nous sommes donc capables d’identifier de façon générique si un sujet est en train d’émerger ou d’accélérer. En revanche, nous ne serons pas capables de cibler des acteurs ou de constater qu’ils opèrent à travers une série de bots situés dans certains endroits du monde par exemple. Nos outils permettraient sans doute de le faire en partie, mais cela ne correspond pas à notre usage et encore moins à notre responsabilité. Ce sont Viginum et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale qui sont chargés de ces sujets.

S’agissant de l’incitation au vote sur les réseaux sociaux, nous avons sollicité toutes les plateformes et elles ont bien joué le jeu. Vous le verrez dans les documents que nous vous transmettrons. Elles ont fait de la promotion sur des espaces dédiés et donné de la visibilité aux éléments clés : la date, les éléments serviciels, le site de référence – elections.interieur.gouv.fr.

La période commence généralement par une étape politique, avec une réunion où le ministère chargé des affaires numériques et celui de l’intérieur, chargé de l’organisation des élections, rappellent aux représentants des plateformes – généralement leurs responsables des affaires publiques – les bonnes pratiques, les règles, ce qu’on attend d’eux, l’enjeu démocratique. Dans la foulée, le SIG développe des actions plus concrètes. Nous leur fournissons les éléments utiles – des bannières avec les bons logos, les bons messages, les bons renvois vers le bon site – et nous assurons un suivi très opérationnel, en lien étroit d’ailleurs avec la Dicom du ministère de l’intérieur, très mobilisée sur ces sujets.

Nous complétons cette couverture globale que fournissent les plateformes par une déclinaison locale, assurée par les préfectures. Les sites de ces dernières et leurs relais de proximité permettent en effet de toucher encore davantage de citoyens.

Enfin, Publicis Conseil a été l’attributaire, de juillet 2019 à 2024, d’un marché ouvert seulement au SIG et aux services du premier ministre, portant sur les activités de création. Il s’agit de tout ce qui relève de la fabrication d’une campagne : son orientation stratégique, le choix d’une signature ou d’un logo, la création d’actifs de campagne divers et variés, notamment des spots vidéo. Les règles des marchés en vigueur imposent désormais de fixer un montant maximum de dépenses. En 2019 en revanche, il s’agissait d’un montant estimatif. Sur la base de la consommation des années précédentes, nous avions arrêté une estimation de 1,6 million. C’était compter sans la crise du covid, qui nous a amenés à faire beaucoup plus appel à la création que ce que nous avions prévu. D’autres éléments de communication liés ont suivi la crise du covid proprement dite, en particulier le lancement du plan France relance. Ce dernier a été l’un des tout premiers de ces objets prioritaires de communication que j’évoquais tout à l’heure, pour lequel différents ministères ont mutualisé leurs budgets pour mener une action de communication plus large, coordonnée par le SIG. C’est à cette occasion que le montant prévu a été dépassé.

M. le président Thomas Cazenave. Nous entendons de nombreuses critiques sur les instituts de sondage – à se demander parfois pourquoi ils ont encore des clients, s’ils sont vraiment aussi mauvais et que la qualité des sondages se dégrade d’année en année, notamment avec les enquêtes par internet ! Vous qui en êtes client, que pensez-vous de la qualité des sondages et de leur méthode d’administration ? Comment appréciez-vous le service rendu à celui qui les commande ?

M. Michaël Nathan. Nous sommes effectivement des clients des instituts. Nous leur commandons des produits. Mais, comme je l’ai déjà dit, pour bien comprendre l’opinion, nous cherchons toujours à hybrider la donnée que nous analysons. Même si nous considérons que les méthodologies utilisées par les sondeurs sont solides, et je pense qu’elles le restent – le redressement statistique n’est pas un correctif des sondages, mais une discipline en tant que telle, qui fonctionne – et même si elles produisent une vérité analytique, au sens mathématique du terme, cela ne suffit pas forcément à bien comprendre l’opinion, en particulier ses variations.

Les sondages sont justes à l’instant où ils sont faits. Le problème, c’est l’obsolescence de plus en plus rapide de la donnée : à peine avez-vous posé vos questions que déjà un facteur exogène est venu percuter l’opinion. Cela tient probablement, entre autres, à l’époque : l’opinion est beaucoup plus sensible qu’auparavant, parce qu’elle est très exposée et qu’elle a accès à énormément d’informations. Le temps que l’on tire les conclusions d’une enquête et qu’on les partage, l’opinion a déjà changé. Cela nous impose non pas d’arrêter les sondages, mais de cumuler les sources et d’hybrider les données pour mieux saisir les variations.

Pour cela, ce qui se passe sur les réseaux sociaux et dans les médias est très instructif. C’est une source d’analyse supplémentaire. Pour le dire en langage mathématique, ce qui compte est la dimension vectorielle : dans quel sens vont les choses, et à quelle vitesse. Ce n’est pas une expression de l’opinion, mais une indication extrêmement intéressante pour relativiser le résultat du sondage. Si l’on repère un signal faible et que le vecteur ne va pas dans la même direction que le sondage, il se passe peut-être quelque chose.

Tout cela doit se faire en continu, parce que les choses varient très vite. Pour répondre à votre question donc, en donnant un avis d’expert mais aussi forcément un peu personnel, je suis convaincu que nous avons besoin de ces outils, pour disposer de données de base, mais qu’il ne faut pas se limiter à eux. C’est toute l’approche que nous suivons.

La question dans la question, c’est celle de l’usage des sondages par les médias. La plupart des sondages auxquels vous faites référence sont commandés par des médias pour alimenter des plages très longues, en particulier sur les chaînes d’information en continu, pour lesquelles il faut avoir matière à discussion. Cela peut poser problème, surtout dans les périodes où le sujet est d’une forte actualité. La question ne se pose pas pour le SIG qui, étant soumis à des règles très strictes pour la période pré-électorale, ne fait logiquement pas de sondages. En revanche, nous analysons bien sûr ceux qui paraissent ailleurs. On voit bien alors les variations, on voit bien s’il se passe quelque chose – et à la fin, on voit bien le décalage avec les résultats.

Dans cette approche holistique que nous devons adopter, les données froides sont un très bon élément de rééquilibrage. Ces données socio-économiques, plutôt fournies par des think tanks que par des instituts de sondage, sont très intéressantes pour l’appréhension des tendances de fond qui traversent la société. Elles alimentent une vision de plus long terme et nous donnent une sorte de structure de fond pour comprendre comment se positionne l’opinion, ce qu’elle ressent et ce qu’elle perçoit. Cela nous permet de nous détacher de l’écoute des seules données à obsolescence rapide.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La commission des sondages reçoit sur les sondages des données et des notes plus fournies que ce qui est publié, avec le détail des redressements qui ont pu être effectués par les sondeurs. L’abonnement dont vous avez parlé vous permet-il d’accéder aux données brutes, avant redressement ?

Vous avez parlé du grand débat et du recours à une plateforme qui a excédé les prévisions budgétaires. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris : aviez-vous prévu une certaine volumétrie sur cette plateforme, qui a été dépassée ? C’est intéressant dans la perspective des analyses multifactorielles sur lesquelles vous insistez à juste titre.

Soixante-dix sondages pour 1,2 million, cela fait une moyenne de 17 142 euros l’unité. J’imagine toutefois que cette moyenne n’est pas très significative : pouvez-vous nous donner des ordres de grandeur entre des sondages très coûteux et d’autres plus usuels ?

Enfin, à propos de cet outil qui s’appelait CrowdTangle, Facebook a-t-il cessé de le produire ou seulement de vous y donner accès ?

M. Michaël Nathan. S’agissant des données brutes, quand un média commande un sondage, c’est pour en publier les bonnes feuilles et les chiffres qui lui assureront de l’audience ; mais en général, il y a plus de choses dedans, en particulier des ventilations par tranche d’âge ou par typologie. L’abonnement auquel nous souscrivons, qui n’est pas spécifique au SIG, ne nous ouvre pas l’accès aux données avant redressement ni au détail méthodologique. En revanche, nous disposons des données complètes de l’ensemble des sondages publiés ainsi que de la note établie par le sondeur.

Lorsque le grand débat a été lancé, il a fallu pouvoir traiter avec précision des contributions certes structurées, mais très nombreuses, déposées sur une plateforme numérique réalisée avec une entreprise de la civic tech, Cap Collectif. La question n’est pas que le volume estimé a été dépassé : nous n’avions rien estimé du tout, puisque le grand débat national n’était pas prévu. Nous ne pensions pas avoir à exploiter des contributions en ligne, mais le marché existait, donc nous pouvions l’utiliser. OpinionWay, qui était attributaire de ce marché, a eu à traiter plusieurs centaines de milliers de contributions, sans les outils d’intelligence artificielle générative dont on dispose aujourd’hui et qui auraient certainement permis un traitement différent, en tout cas plus rapide.

Le coût moyen d’un sondage ne veut effectivement pas dire grand-chose : il y a une grande hétérogénéité suivant le type de sondage retenu. Le quanti coûte moins cher que le quali ; le quanti en ligne coûte beaucoup moins cher que le quali en face à face. Avec 5 000 euros, on a un sondage quanti en ligne sur un échantillon de mille personnes, avec une quinzaine de questions et une bonne représentativité. Pour un sondage quali en face à face, avec des questions ouvertes, de la relance et des verbatims, l’ordre de grandeur est de 50 000 euros. On peut imaginer toutes les déclinaisons entre les deux.

Enfin, CrowdTangle était un outil développé par Facebook, initialement mis à disposition des médias puis élargi à un certain nombre d’acteurs, dont les administrations gouvernementales. Il permettait d’analyser les conversations sur la plateforme, plus spécifiquement dans des groupes ouverts. Fin 2020, Facebook a décidé unilatéralement de fermer l’accès aux administrations gouvernementales, en le laissant ouvert aux médias, parce qu’il n’était pas possible de faire la différence entre les administrations gouvernementales qui pouvaient être qualifiées de respectables et les autres. Deux ans plus tard, le service a définitivement cessé.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Aucun autre outil ne le remplace ?

M. Michaël Nathan. Non, et aucun outil sur le marché ne permet de faire la même chose – probablement parce que la plateforme ne le veut pas : un éditeur tiers ne pourrait pas développer un tel outil sans que la plateforme l’y autorise.

M. le président Thomas Cazenave. Merci pour ces réponses très précises.

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M. le président Thomas Cazenave. Créé en 2021, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), rattaché au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), vise à préserver le débat public des manipulations de l’information orchestrées de l’étranger sur des plateformes numériques. L’objet de ses missions est au cœur des travaux de notre commission ; il est d’autant plus précieux de vous entendre, monsieur, que le contexte international peut avoir une incidence sur la bonne tenue des élections, qui est indispensable à la solidité de nos institutions.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Marc-Antoine Brillant prête serment.

M. Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères. Merci pour votre invitation. Je suis ravi d’être auditionné sur un sujet qui nous tient tous à cœur : la protection du débat public numérique pendant les périodes électorales.

Depuis le milieu des années 2010, les manipulations de l’information impliquant des acteurs étrangers n’ont épargné aucun rendez-vous électoral ou référendaire majeur. Ne nous demandons pas si ou quand nous serons la cible d’acteurs malveillants : la question est de savoir si ces manœuvres informationnelles influencent les résultats des scrutins.

Face à cette menace, la France s’est mobilisée, créant en 2021 un dispositif national de protection que j’estime efficace.

Je commencerai par retracer l’historique des mesures visant à protéger les élections de tout le spectre des menaces, des cyberattaques aux manipulations de l’information. En France, nous avons pris conscience de leur existence pendant la campagne pour l’élection présidentielle de 2017, à l’occasion d’une opération dite de hack and leak. Cela consiste d’abord à attaquer des systèmes d’information – en l’espèce, ceux d’une équipe de campagne – pour y voler des données personnelles, puis à divulguer ces dernières, après en avoir volontairement modifié certaines. C’était la première fois qu’un rendez-vous électoral majeur était ciblé par une campagne de manipulation de l’information impliquant des acteurs étrangers. La fin de la naïveté s’est accompagnée du constat que la France ne disposait d’aucune agence ou dispositif interministériel à même de nous protéger contre la manipulation de l’information.

Quel est l’état de la menace ? L’actualité d’autres pays, comme la Moldavie, la Roumanie et la Géorgie, a soulevé la question des ingérences numériques étrangères en période électorale. On distingue quatre stratégies malveillantes. La première consiste à polariser le débat public numérique sur des thèmes qui divisent et dont on sait qu’ils peuvent influencer le comportement des électeurs. La deuxième vise à discréditer la procédure électorale, par exemple en la faisant paraître illégitime, défaillante, voire frauduleuse. Les exemples américains de récits dénonçant l’intention de voler le scrutin, « to steal the vote », sont connus. La troisième tend à alimenter la défiance à l’égard des médias traditionnels. Les médias libres comptent au nombre des symboles de la démocratie ; il s’agit de détourner une partie de leur public au profit de médias alternatifs. La quatrième cherche à mettre en cause la réputation de candidats ou de partis politiques engagés.

Viginum a analysé plusieurs modes opératoires mis au service de ces stratégies. Dans son récent rapport consacré à l’élection présidentielle de Roumanie de novembre 2024, il en caractérise deux. L’astroturfing utilise de faux comptes – des bots, des trolls –, qu’on appelle des « comptes inauthentiques ». Le recours à des influenceurs fait appel à des créateurs de contenus. Tous deux tendent à amplifier artificiellement la visibilité d’un récit trompeur ou d’une thématique donnée.

La diffusion d’images produites par l’intelligence artificielle (IA) prend de plus en plus d’ampleur. Les premières servaient à usurper l’identité d’un candidat ; depuis les élections de 2024, on observe que certaines, parfois humoristiques, accompagnent un texte. Nos partenaires et des médias ont révélé le même phénomène à l’étranger. On trouve également des images ou des vidéos décontextualisées, par exemple une vidéo tournée pendant les mouvements de contestation de 2019 et placée dans un contexte électoral plus récent, pour dénigrer un candidat ou une politique publique.

Le quatrième mode opératoire consiste à usurper l’identité de médias à l’aide de la technique dite de typosquatting : on crée un nom de domaine très proche d’un nom de domaine existant ; l’internaute, en suivant un lien de redirection proposé par un réseau social, tombe sur le site d’un média qui ressemble trait pour trait à celui dont il a l’habitude mais, si la charte graphique est identique, le contenu est très différent. Ce mode, révélateur d’un rapprochement entre acteurs de la manipulation de l’information et cybercriminels, a d’abord été utilisé par la campagne russe Doppelgänger, qui lui a donné son nom. Caractéristique des opérations pro-russes, il est aussi appelé RRN – en référence à Reliable Recent News. Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères et Viginum l’ont dénoncé en 2023. À l’époque, sept pays européens étaient touchés ; en France, près de quinze médias étaient concernés. L’intérêt est d’alimenter la défiance envers les médias traditionnels pour attirer le public vers d’autres médias.

Le cinquième mode consiste à créer des sites internet calqués sur des vrais sites de candidats ou de partis politiques. Lors des élections législatives de 2024, les médias se sont notamment émus de l’apparition d’un faux site, ensemble-2024.fr ; inspiré de celui d’Ensemble pour la République, il contenait des éléments inexacts et trompeurs.

Quel est l’impact de ces attaques ? Il est difficile de mesurer précisément l’incidence d’une manœuvre informationnelle ou d’une ingérence numérique étrangère. Aucun indicateur de mesure ne fait l’objet d’un consensus académique. On utilise principalement les indicateurs de visibilité disponibles sur les plateformes – nombre de vues, de likes, de partages. Or on sait aujourd’hui qu’on peut douter de leur fiabilité ; et quoi qu’il en soit, ils ne témoignent que de la visibilité d’une publication, non de son influence.

En France, toutes les manœuvres que nous avons détectées lors des élections de 2022 et de 2024 ont eu une visibilité limitée, voire nulle, dans le débat public numérique – il faut le souligner. Lorsqu’on détecte et qu’on caractérise un phénomène, la tentation est forte de le révéler, mais cela risque de lui donner une visibilité qu’il n’avait pas – c’est ce qu’on appelle l’effet Streisand –, donc de servir la stratégie des acteurs étrangers impliqués. Dans le cadre du dispositif de protection – j’y reviendrai –, un travail interministériel permet d’apprécier ce risque.

Comment la France s’est-elle équipée d’un vrai dispositif national ? Je l’ai dit, le constat a été dressé en 2017 que la France n’avait pas de capacité opérationnelle spécialisée dans la lutte contre la manipulation de l’information. Le décret du 13 juillet 2021 a créé Viginum. Sa mission est très précise : détecter et caractériser les ingérences numériques étrangères.

Évoquer la manipulation de l’information fait surgir de nombreuses notions : la désinformation, la mésinformation, la propagande, l’influence, la communication stratégique. Cela peut brouiller la compréhension. La France a fait le choix de renvoyer à une menace réelle : l’ingérence numérique étrangère. Nous sommes partis de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi organique du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, qui établit deux critères de manipulation de l’information : le comportement – une diffusion « artificielle ou automatisée, massive et délibérée » – et le contenu – « allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait ». Afin de placer cette menace dans le champ de la sécurité nationale, nous avons ajouté deux autres critères : l’implication directe ou indirecte d’un État étranger ou d’une entité non étatique étrangère et la volonté de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Ces derniers font l’objet, dans le code pénal et dans le code de la sécurité intérieure, d’une définition assez large : les processus électoraux, la politique étrangère, la présence militaire de la France à l’étranger et les éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel en font partie.

En résumé, la compétence de Viginum s’exerce sur les ingérences numériques étrangères, c’est-à-dire les manipulations de l’information impliquant un acteur étranger et visant à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, et sa mission consiste à détecter et à caractériser les opérations de cette nature. Nous ne sommes pas un service de veille, de communication, de renseignement ni de police ; sans tout dévoiler, nous menons des recherches en source ouverte et nous sommes autorisés par le Conseil d’État à procéder à un traitement automatisé de données à caractère personnel.

Concrètement, nous suivons des dispositifs informationnels malveillants reliés à des puissances étrangères et présents dans le débat public, pour collecter des indices. Nous en suivons plusieurs dizaines, de toute origine ; bien malheureusement, ils n’agissent pas seulement dans le cadre électoral : tous les sujets relatifs à la politique et à l’action du gouvernement sont touchés.

La caractérisation va plus loin que la seule détection : à partir de faisceaux d’indices concordants, nous analysons des modes opératoires. Viginum travaille non sur les contenus, mais sur les techniques de diffusion. En réalité, peu importe le contenu : plutôt que de créer du faux pour manipuler l’information, les acteurs étrangers malveillants ont désormais tendance à instrumentaliser les faits pour mener campagne.

Cette mission, définie au premier alinéa de l’article 3 du décret du 13 juillet 2021, prend tout son sens dans le domaine électoral. Nous devons veiller à ce que l’information diffusée aux citoyens ne soit pas altérée ; à partir des détections et caractérisations effectuées, nous devons fournir toute information utile à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), en application des lois du 22 décembre 2018, ainsi qu’à la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP).

Pour protéger les élections, Viginum n’est pas seul ; il prend place dans un dispositif plus vaste, créé en 2022 pour les scrutins présidentiel et législatifs, et dont le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale assure la gouvernance en vertu du code de la défense. Le SGDSN est chargé d’identifier les opérations d’ingérence numérique étrangère et de coordonner les travaux de protection. Pour mener à bien cette dernière mission, un comité interministériel a été créé, qui vise à partager les informations et à définir des réponses spécifiques aux manœuvres d’ingérence identifiées. Présidé par le SGDSN, ce comité travaille en étroite relation avec l’Arcom, avec le juge électoral si nécessaire, et avec le bureau des élections politiques du ministère de l’intérieur, chargé de l’organisation des élections.

L’arsenal législatif est constitué de deux outils. Les lois du 22 décembre 2018 ont renforcé le pouvoir de l’Arcom sur les plateformes en ligne et celui du juge des référés, qui peut prononcer dans les quarante-huit heures le retrait d’un contenu jugé illicite. Le règlement du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques, dit DSA (Digital Services Act), organise la prise en charge et l’atténuation des risques systémiques provoqués par l’utilisation malveillante des plateformes en ligne.

Au niveau européen, le réseau nommé système d’alerte rapide, qui dépend du service européen pour l’action extérieure, relie les autorités des États membres compétentes en matière électorale. Il permet de signaler la détection de comportements malveillants inauthentiques, en particulier dans le cadre des élections européennes.

Le dispositif national est enfin chargé de sensibiliser certains acteurs à la menace informationnelle en contexte électoral – c’est peut-être sa mission la plus importante. En 2022, le SGDSN a déployé des séances de sensibilisation organisées par l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), Viginum et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Avant chaque scrutin, nous alertons les candidats et leurs équipes de campagne sur la menace informatique – la cyberattaque –, la menace informationnelle et la menace d’ingérence plus classique – qui relève de la DGSI. Une autre séance s’adresse aux opérateurs de plateformes en ligne. Nous les réunissons pour leur dresser un état de la menace ; en retour, ils nous informent de leurs observations et rendent compte des dispositifs qu’ils prévoient de mettre en œuvre pendant les élections pour s’assurer que leurs services ne soient pas utilisés à des fins malveillantes. Troisièmement, nous avons travaillé l’an dernier en lien avec le service d’information du gouvernement (SIG) à l’information du grand public, contribuant, modestement, à la campagne « Allons voter ! » – qui était très bien.

Depuis la création du dispositif, nous avons protégé quatre scrutins – deux en 2022, deux en 2024. Aucune des manœuvres d’ingérence détectées n’a eu d’incidence sur le débat public numérique relatif à l’élection ni sur l’information diffusée aux citoyens.

En dépit de cette efficacité, nous considérons que la vigilance doit rester forte, en particulier concernant le rôle des opérateurs de plateformes. Nous avons tous suivi les annonces de la fin de la modération et du fact-checking sur certaines plateformes américaines qui hébergent le débat public numérique. Sur la durée, cela aura probablement des effets indésirables, voire nuisibles, notamment en période électorale.

M. Antoine Léaument, rapporteur. En tant que responsable numérique de l’équipe de campagne de Jean-Luc Mélenchon pour l’élection présidentielle de 2022, j’ai participé aux formations que vous avez évoquées. J’avais alors posé une question sur ce qu’on pourrait appeler les pressions capitalistes. Certains milliardaires recourent à des dispositifs médiatiques susceptibles d’influencer le débat public numérique – je pense, pour ce qui concerne la France, au groupe Bolloré. Puisque nous parlons d’ingérences étrangères, je pense également à M. Musk, qui utilise sa plateforme X pour orienter ce débat, notamment en valorisant certains contenus grâce aux algorithmes – il a affiché ses intentions dès l’achat de Twitter, par une image brutale représentant la manière dont il entendait abreuver ses abonnés de ses publications. Lors des élections fédérales allemandes, il a ainsi valorisé un parti politique en particulier, l’AfD (Alternative pour l’Allemagne). Avez-vous constaté la valorisation de contenus politiques sur X en France ?

Vous avez distingué la manipulation de faits de la création de contenus à l’aide d’une IA générative. J’ai vu une vidéo montrant une scène totalement imaginaire dans laquelle une personne présentée comme migrante agressait une femme dans la rue. Frappante de réalisme, elle visait à susciter une détestation des étrangers en mettant en avant un prétendu lien entre immigration et insécurité. Votre mission concerne les ingérences étrangères, mais certaines tentatives de manipulations impliquent aussi parfois des acteurs nationaux ; peut-être dotés d’une connaissance plus fine de la société française, ils cherchent à en exploiter les failles. C’est une menace. Travaillez-vous également sur cet aspect ?

Autre question : avez-vous des liens avec les médias ? J’ai souvenir d’un épisode assez brutal survenu en mai 2024, juste avant les élections européennes : des mains rouges avaient été apposées sur le Mur des Justes du Mémorial de la Shoah. À l’instar d’autres médias, Le Monde avait alors indiqué qu’elles étaient le fait de personnes venues de Bulgarie, étayant un soupçon d’ingérence russe. Ce genre d’événement est généralement amplifié par les réseaux sociaux, et Le Monde avait évoqué une volonté de publier ces contenus en ligne pour faire émerger le sujet dans la sphère médiatique, selon une logique d’astroturfing. Cela s’apparente, d’une certaine manière, à l’effet Streisand que vous évoquiez. Qu’il soit inventé ou réel mais manipulé, le fait générateur, violent et brutal, vise à créer des détestations et à diviser la société française : c’est le dénominateur commun à toutes les techniques de manipulation de l’information, qu’elles soient d’origine étrangère ou domestique. Mais en relayant cette information sans en appréhender toutes les dimensions, les médias l’ont, d’une certaine manière, validée, ce qui n’a fait que les discréditer par la suite.

Au-delà de la formation des médias, n’y a-t-il pas également un enjeu de formation de la population française, pour renforcer le réflexe de fraternité, cette fraternité inscrite dans notre devise nationale, envers nos compatriotes et, plus largement, envers tous ceux qui sont présents sur le sol de la République française ?

M. Marc-Antoine Brillant. S’agissant des pressions capitalistiques, soyons clairs : les médias ne font pas partie du mandat du service. Je peux néanmoins apporter une réponse très claire à votre question concernant l’ingérence d’Elon Musk dans le débat public national relatif aux élections allemandes : toute utilisation par un acteur étranger, organisation ou individu, de techniques numériques majoritairement inauthentiques pour s’ingérer dans un débat public numérique lié à une élection – c’est-à-dire un événement d’intérêt fondamental pour la nation – caractérise une ingérence numérique étrangère. Or autour du compte d’Elon Musk, déjà très puissant sur X, gravitent d’autres comptes dont la mission est d’amplifier la visibilité des contenus qu’il publie : c’est le propre des procédés inauthentiques. Il s’agit donc bien d’une ingérence.

M. le président Thomas Cazenave. Je veux être sûr d’avoir bien compris : c’est bien l’utilisation de procédés inauthentiques pour donner de la visibilité à une prise de position dans des débats politiques locaux qui vous permet de caractériser une manœuvre d’ingérence étrangère ? C’est très important, on touche là au cœur du débat.

M. Marc-Antoine Brillant. Si l’on se réfère aux quatre critères définis dans le décret du 13 juillet 2021 portant création de Viginum et précisant son mandat, que j’ai détaillés dans mon propos liminaire, oui.

Concrètement, l’astroturfing consiste à utiliser un groupe restreint de faux comptes pour amplifier la diffusion, donc la visibilité, d’un contenu. Nous avons décrit ce procédé dans notre rapport sur la Roumanie : l’analyse en source ouverte nous a permis de démontrer que c’était l’un des deux modes opératoires à l’œuvre concernant les ingérences dans l’élection présidentielle roumaine, même s’il ne nous revient pas de l’attribuer à un acteur en particulier. Le cas que vous évoquez correspond à un cas de recours à l’astroturfing par un compte d’un acteur étranger, qui plus est doté d’une très grande visibilité du fait de son grand nombre d’abonnés, pour s’ingérer dans une élection, laquelle relève de l’intérêt fondamental de la nation.

M. Antoine Léaument, rapporteur. De quels outils disposez-vous pour faire cesser ce genre d’ingérences ?

M. Marc-Antoine Brillant. En l’espèce, nous signalerions à la plateforme concernée les comptes dont nous aurions identifié le mode opératoire à partir des quatre critères que j’ai évoqués. Si elles ne sont pas toutes proactives en la matière, les plateformes, jusqu’à présent, ont toujours suspendu les comptes que nous leur avons signalés, même si cela prend parfois un peu de temps.

Nous jouons également un rôle auprès de l’Arcom ou, dans le cadre d’un scrutin, auprès du juge de l’élection. Nous leur fournissons toute information utile attestant d’une manœuvre d’un acteur étranger susceptible d’altérer l’information diffusée aux citoyens ; ils disposent eux-mêmes de plusieurs outils pour faire face aux ingérences.

M. le président Thomas Cazenave. Concrètement, que feriez-vous en cas d’ingérence caractérisée d’Elon Musk dans une élection française ? Vous demanderiez à la plateforme X de suspendre son compte ?

M. Marc-Antoine Brillant. Si nous mettions en évidence une stratégie d’astroturfing et que son compte était central dans la manœuvre, nous signalerions son compte. C’est ce que nous avons fait dans des cas similaires.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il est évident que X ne va pas fermer le compte de Musk : c’est le propriétaire de la plateforme – et il revendique d’ailleurs son droit d’y faire ce qu’il veut ! Fermer son compte serait une petite révolution interne. Lorsque le responsable de l’ingérence – par choix idéologique, qui plus est – est le propriétaire de la plateforme, est-il envisageable d’aller jusqu’à la fermeture de la plateforme elle-même ? Au-delà de l’astroturfing se pose la question de la manipulation algorithmique, qui permet de mettre en avant les contenus poussés par Elon Musk, alors que son compte est si puissant qu’il peut déjà être considéré comme un astroturfeur à lui seul.

M. Marc-Antoine Brillant. La seule réponse directement à la main de Viginum consiste à signaler les comptes. Néanmoins, comme je l’expliquais, l’action de Viginum s’inscrit dans un dispositif national bien coordonné, et dans ce cadre, il existe une palette d’outils relativement vaste, notamment de l’Arcom et du juge de l’élection. En matière électorale, en particulier, le DSA permet à l’Arcom, coordinateur national pour les services numériques, d’informer rapidement la Commission européenne de toute tentative d’ingérence. Fort heureusement, la France n’a pas encore eu à faire face à un tel cas. Mais, par anticipation, nous cherchons à identifier d’autres leviers à mobiliser si cela devait arriver.

Pour attester du lien entre la manipulation algorithmique et la valorisation des contenus sur les plateformes – X en particulier –, il faudrait avoir accès aux algorithmes de recommandation. Or nous ne l’avons pas, et en sommes réduits à nous appuyer sur des métriques, pas toujours très fiables. C’est un sujet compliqué, à propos duquel nous nous sommes beaucoup rapprochés de l’Arcom. La convention que nous avons signée avec cette autorité le 4 juillet 2024, en lien avec ses missions dans le cadre du DSA, nous permet de lui apporter notre expertise technique et de l’aider à détecter, de l’extérieur, des comportements susceptibles de cacher une manipulation algorithmique. Faute d’accès à ces boîtes noires, je ne peux pas vous donner davantage de détails.

J’en viens à l’intelligence artificielle générative. Si j’avais un message fort à faire passer, c’est qu’il s’agit d’une technologie très utile dans certains domaines, comme la santé, mais qui pose problème dès lors qu’elle est détournée à des fins malveillantes, comme c’était le cas dans la vidéo que vous avez mentionnée. Certains utilisent l’IA générative pour diluer dans de l’opinion une information manipulée, et la rendre ainsi crédible – ce sont les fameux « faux crédibles ». Il devient alors plus difficile, pour les citoyens utilisateurs d’internet, de distinguer le synthétique de l’authentique – c’est un sujet qui a été largement abordé dans le cadre du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle qui s’est tenu en février. À cet égard, les opérateurs qui mettent à libre disposition des générateurs de contenus artificiels ont une part de responsabilité. Cela pose la question de la labellisation des contenus, à laquelle nous sommes a priori favorables.

Compte tenu du champ des compétences dévolues à Viginum, nous concentrons notre action sur la détection avec un haut niveau de confiance des contenus générés par l’intelligence artificielle. J’y reviendrai en présentant notre action en matière d’éducation du grand public.

Avant d’aborder la question de la menace domestique, point sensible s’il en est, je rappelle que le périmètre de Viginum se limite aux manœuvres impliquant des acteurs étrangers. Vous avez souligné à juste titre, monsieur le rapporteur, que les responsables de la menace domestique avaient l’avantage de très bien connaître les thématiques d’actualité en France ; je note que les acteurs étrangers impliqués dans des campagnes nous visant connaissent aussi très bien notre histoire, notamment sur le continent africain, et les vulnérabilités de notre débat public. Comme les acteurs nationaux, ils jouent beaucoup sur les divisions de la société. L’Azerbaïdjan, par exemple, suit de très près l’actualité dans nos territoires ultramarins et cherche à instrumentaliser tous les faits divers et événements qui s’y produisent ainsi que tous les mouvements et idées indépendantistes pour y déstabiliser la position de la France.

La France a eu l’occasion à au moins deux reprises de dénoncer ces activités répétées : en mai 2024, lors de la publication par Viginum d’une fiche technique dénonçant les manœuvres de l’Azerbaïdjan au moment des contestations sur le Caillou, et en décembre 2024, dans un rapport d’analyse portant sur le Baku Initiative Group, l’organe de propagande d’État de l’Azerbaïdjan, qui est très actif dans nos territoires ultramarins.

S’agissant de l’épisode des mains rouges, permettez-moi de revenir un peu en arrière. Le premier phénomène qui a interpellé tout le monde, c’est en réalité les fameuses étoiles de David.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Les mêmes méthodes sont à l’œuvre.

M. Marc-Antoine Brillant. Exactement. À l’époque, Viginum, en lien avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères et le ministère de l’intérieur, a joué un rôle central dans la détection de cette tentative d’ingérence numérique étrangère : la diffusion artificielle et automatisée, par 1 095 faux comptes X reliés à l’opération russe Doppelgänger, de deux photos montrant des étoiles peintes au pochoir dans les rues de Paris, alors que le sujet n’avait pas émergé dans les médias.

Une enquête est en cours, ce qui m’empêche de me prononcer plus avant. Mais cet épisode a permis d’inoculer une forme de vigilance renforcée et d’alerter sur le fait que ce type d’action pouvait émaner d’acteurs étrangers. Lorsque les mains rouges sont arrivées, quelques mois plus tard, les médias, forts du précédent des étoiles bleues de David, ont été plutôt prudents dans la gestion du sujet.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il me semble qu’on peut dresser un parallèle avec le narcotrafic : la diminution de la consommation est une question centrale, et elle appelle davantage de formation.

En matière d’ingérence s’ajoute une difficulté : l’indifférence n’étant pas une option, comment réagir à ces actes odieux sans leur donner d’ampleur ? Car c’est bien là l’objectif de ces ingérences : inciter les acteurs nationaux à donner de l’ampleur à une information pour diviser la société française de l’intérieur. Vous dites que les médias ont appris et ont fait évoluer leur présentation des sujets, mais les chaînes d’information en continu, en particulier, sont friandes de ce genre d’événements d’actualité chaude, susceptibles de créer du débat.

Disposez-vous d’une capacité d’alerte renforcée des médias lorsque vous suspectez une tentative d’attaque étrangère ?

M. Marc-Antoine Brillant. Cela rejoint votre question sur nos liens avec les médias. Quel que soit le support médiatique utilisé, ils font désormais naturellement appel à notre expertise quand leur cellule de fact-checking détecte des phénomènes de cette nature, afin de s’assurer qu’ils ne commettent pas d’impair en valorisant ce qui est en réalité une manœuvre d’ingérence. En dénonçant publiquement les modes opératoires de campagnes adverses et en exposant des acteurs étrangers qui cherchent à rester dans l’ombre, Viginum, avec ses partenaires au niveau interministériel, a agi comme on l’attend dans un État de droit : cette transparence fonde sa légitimité. Nous avons d’ailleurs la chance d’avoir un comité éthique et scientifique, présidé par un membre du Conseil d’État, qui formule des recommandations et a accès à toutes nos productions. Ce modèle de transparence renforce encore notre crédibilité.

S’agissant de la sensibilisation et de la formation, permettez-moi de dresser un parallèle avec la chevalerie. Viginum est un bouclier ; on peut toujours chercher à avoir le bouclier le plus large possible, mais il faut avant tout s’assurer que l’épée de l’adversaire ne touche jamais la cible – l’opinion publique. Un des moyens de le faire est que nos concitoyens soient parfaitement au courant de l’existence de la menace informationnelle et des modes opératoires à l’œuvre, afin qu’ils sachent sinon distinguer le vrai du faux, du moins douter face à un contenu et le vérifier.

Nous nous y attelons depuis un peu plus d’un an, par plusieurs actions. J’en profite pour saluer le travail de mes agents, grâce auxquels nous entretenons des relations de qualité avec les médias et l’éducation nationale. Une agente, en particulier – je préfère ne pas dévoiler son nom –, effectue un travail formidable en matière d’éducation aux médias.

Nous travaillons étroitement avec la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) et d’autres entités du ministère de l’éducation nationale pour offrir aux collégiens et lycéens des contenus en éducation morale et civique. À la rentrée 2025, 800 000 élèves de quatrième, une classe charnière en matière d’instruction civique, bénéficieront ainsi de contenus de sensibilisation à la menace informationnelle. Nous avons également collaboré avec les éditions Hatier, dont les manuels d’histoire-géographie intégreront une page plutôt ludique de sensibilisation à la manipulation de l’information.

Nous travaillons aussi avec les médias, en particulier avec Arte, qui a publié il y a environ deux mois, sur sa plateforme Educ’Arte, une fiche pédagogique pour accompagner les enseignants dans la confection d’un module de formation à la menace informationnelle.

Nous avons collaboré avec le Campus cyber sur le Osint Project, une petite plateforme pouvant s’intégrer aux espaces numériques de travail de l’éducation nationale et permettant aux élèves de se familiariser à la menace informationnelle et de s’entraîner à la recherche en source ouverte grâce à trois défis ludiques qui mettent en jeu quelques techniques très simples.

Enfin, nous avons débuté un partenariat avec le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi) pour créer huit podcasts fictionnés présentant des modes opératoires dévoilés publiquement par Viginum, toujours dans un esprit de sensibilisation des plus jeunes.

Nous n’en sommes qu’au commencement, il reste beaucoup à faire et toutes les parties prenantes sont demandeuses d’un accompagnement plus structuré. J’en profite pour faire la publicité du grand forum académique que nous organisons le 28 mars prochain avec tous les acteurs concernés. L’objectif est de fédérer un écosystème de la lutte contre les manipulations de l’information, qui pourra, à l’avenir, intervenir en toute autonomie pour sensibiliser et informer le grand public.

M. le président Thomas Cazenave. Si j’ai bien compris, vous pariez sur la transparence et la sensibilisation des utilisateurs des réseaux sociaux, afin qu’ils sachent détecter un contenu manipulé, plutôt que sur le traitement à la source des manœuvres d’ingérence.

Vous estimez que le rôle de Viginum consiste à détecter et à caractériser les manœuvres ; une fois que nous y sommes confrontés, votre priorité n’est pas tant de les faire cesser – peut-être parce que vous n’en avez pas les moyens, ou que c’est impossible – que de vous assurer que ceux qui reçoivent l’information savent la mettre à distance ou la contester.

M. Marc-Antoine Brillant. Nous jouons en fait à la fois sur la protection et la sensibilisation, car nous ne pourrons neutraliser les effets de la menace informationnelle qu’en adoptant une approche globale.

D’une part, nous cherchons à renforcer nos capacités opérationnelles pour détecter le plus en amont possible les campagnes adverses. C’est pourquoi nous nous concentrons sur les modes opératoires et leur origine – animation de réseaux de faux comptes, utilisation de l’intelligence artificielle générative, création de noms de domaines frauduleux avec la technique du typosquatting. S’intéresser au contenu, c’est déjà être en réaction. Pour essayer de tarir la menace à la source, il faut anticiper autant que possible.

Il faut aussi prendre en compte la croissance des usages numériques. Par exemple, les 18-24 ans ont tendance à accéder à l’information par leurs comptes de réseaux sociaux, alors que ma génération se tourne davantage vers des médias traditionnels. Viginum doit rester à jour de l’état de l’art en matière de menace informationnelle.

Comme dans toute crise, il faut traiter à la fois les causes – c’est le volet protection, que je viens d’expliquer – et les effets : c’est l’objet de notre travail de sensibilisation et de formation des médias et des acteurs de l’éducation nationale, qui vise à élever le niveau de vigilance et de résilience de la société.

M. le président Thomas Cazenave. Mais en ce qui concerne le premier levier, une fois que vous avez identifié une opération, caractérisé une manipulation de l’étranger, de quels moyens disposez-vous pour faire cesser l’émission à la source ? Est-ce seulement possible ? Si une plateforme ne bloque pas les comptes concernés, comment pouvons-nous réagir concrètement à l’échelle nationale ? J’ai l’impression que nous sommes parfois un peu démunis.

M. Marc-Antoine Brillant. Une campagne de manipulation de l’information se compose de trois blocs : le mode opératoire et les opérateurs – c’est l’origine –, la cible, c’est-à-dire notre opinion publique – ce sont les effets –, et, au milieu, les plateformes en ligne – le lieu d’hébergement du débat public numérique, l’endroit où les choses se passent. Pour jouer sur ces trois blocs, nous disposons de trois leviers : vis-à-vis des opérateurs de la campagne, la protection ; vis-à-vis des opérateurs de plateformes, la régulation ; vis-à-vis de la cible, la sensibilisation, l’information et la résilience.

Lors des campagnes que Viginum a pu détecter et caractériser, qu’elles aient été prorusses – Matriochka, Portal Kombat, Doppelgänger – ou azerbaïdjanaises – le Baku Initiative Group –, nous avons contribué, en les signalant aux plateformes, à la suspension de près de 600 000 comptes. La réalité n’est pas noire ou blanche, il y a souvent des zones grises. Certes, notre relation avec les plateformes en ligne est parfois asymétrique ; mais, jusqu’à présent du moins, lorsque nous leur avons signalé des comportements inauthentiques, elles ont agi en suspendant les comptes. Cela a notamment poussé l’acteur azerbaïdjanais à s’adapter en recourant plutôt aux médias d’État d’Azerbaïdjan pour relayer ses campagnes relatives à la Nouvelle-Calédonie. Nous croyons donc à l’efficacité de ce levier-là.

S’y ajoutent les moyens offerts par le DSA, qui est un instrument non de gestion de crise, mais d’atténuation des risques : il sert non à la confrontation avec les plateformes, mais à les accompagner dans l’atténuation des risques systémiques représentés par l’utilisation malveillante des solutions qu’elles proposent. À cette fin, il permet le recours à différents outils selon une démarche progressive, jusqu’à la fameuse amende de 6 % du chiffre d’affaires mondial. En cas de manœuvres répétées face auxquelles le manque de volonté d’agir de la plateforme est caractérisé, il est possible d’aller jusqu’à suspendre la diffusion d’une plateforme : le juge du pays où se passe la campagne, sollicité, peut décider cette suspension pour une durée de quatre semaines renouvelables.

M. le président Thomas Cazenave. L’existence d’un type de manœuvre consistant à jeter le doute sur la bonne tenue des élections compromet-elle la possibilité de généraliser le vote par internet en France ?

Considérez-vous que vous disposez de tous les moyens – prérogatives et ressources humaines – permettant de mener à bien votre mission compte tenu de la menace ? Quelle est notre situation de ce point de vue par rapport aux autres pays, notamment européens ?

M. Marc-Antoine Brillant. Le vote par internet, à distinguer de l’utilisation des machines à voter, a fait l’objet, comme ces dernières, de beaucoup de critiques outre-Atlantique, notamment pendant la campagne électorale de 2020, marquée par le narratif « steal the vote ». Ces deux procédés renvoient à la question centrale de la confiance des citoyens dans la procédure électorale.

Ce n’est pas le rôle de Viginum de travailler sur cette question, mais à titre personnel, comme citoyen, je trouve que le vote papier est une très bonne chose si l’on veut garantir la crédibilité de la procédure électorale. Guillaume Poupard, ancien directeur général de l’Anssi, et son successeur ont soulevé le problème. À partir du moment où une pratique est numérisée, le risque n’est jamais entièrement écarté.

Quant aux moyens nécessaires à Viginum, ils dépendent moins de nos besoins que de ce qu’il nous reste à faire pour que la réponse de l’État à la menace soit encore plus performante 

Premièrement, massifier l’information donnée au grand public sur les modes opératoires. Nous avons déjà pris des initiatives en ce sens, mais il faut aller plus loin. Beaucoup d’actions sont possibles. On pourrait notamment réfléchir à la création d’un site internet et à des campagnes de sensibilisation sur le modèle de ce qui se fait en matière de sécurité routière.

Deuxièmement, outiller la société civile. Un peu de publicité pour nos data scientists : l’un des outils que développe notre Datalab, appelé 3-delta, permet de détecter la duplication inauthentique de contenus grâce à des procédés d’intelligence artificielle. Nous en avons fait un dérivé que nous avons publié sur GitHub pour l’offrir à la société civile – c’était inédit – à l’occasion du sommet sur l’IA de février dernier, afin qu’elle puisse s’en saisir et, éventuellement, l’améliorer. De fait, il a déjà été utilisé par des acteurs étrangers. Forts du succès de ce coup d’essai, nous aimerions développer plus d’outils et en publier davantage au profit des médias, du monde académique et de nos partenaires étrangers. Cet axe important suppose évidemment des moyens, notamment en data science. Et pourquoi ne pas créer demain un centre d’excellence dans le domaine de l’IA ?

Troisièmement, fonder une académie de la lutte contre les manipulations de l’information, qui permettrait à la fois de former le grand public et d’accompagner nos partenaires hors de France. Viginum, qui est presque unique non seulement en Europe, mais dans le monde, est en effet très sollicité par des partenaires étrangers qui voudraient développer leurs compétences dans ce domaine et se doter d’outils comparables aux nôtres.

Notre seul homologue est l’Agence de défense psychologique, en Suède, avec laquelle nous entretenons des liens. Elle a vraiment un temps d’avance concernant la résilience de la société et les programmes d’accompagnement qui y contribuent. Dans la plupart des autres États membres de l’Union européenne, il existe plutôt des structures de communication stratégique, principalement dans les ministères des affaires étrangères.

La France a la chance d’avoir un outil qui fonctionne dans le respect de l’État de droit. Nous espérons inspirer nos partenaires pour que des Viginum se créent ailleurs.

M. le président Thomas Cazenave. Pourquoi a-t-on limité votre mission au risque d’ingérence étrangère alors que la menace intérieure pourrait utiliser exactement les mêmes moyens pour les mêmes objectifs au moment d’échéances électorales ? Pourquoi ne pas avoir chargé Viginum de surveiller le risque de manipulation en général ?

M. Marc-Antoine Brillant. La manipulation de l’information est un sujet sensible en démocratie, car lié à la question de la liberté d’opinion et d’expression, au débat d’opinion. Elle l’est beaucoup plus que les enjeux cyber en matière d’attaques informatiques.

Lorsque Viginum a été créé, en juillet 2021 – neuf mois avant le début des scrutins de 2022 –, il ne fallait surtout pas que ce service puisse être apparenté à un ministère de la vérité, à une agence de censure du débat public. D’où la manière dont on a défini sa mission de sorte qu’elle relève de la sécurité nationale, en ajoutant deux critères à la notion de manipulation de l’information. L’attention au cadre d’emploi, au volet juridique et au volet d’accompagnement éthique ont alors permis d’éviter cet écueil, ainsi que la transparence et la pédagogie, notamment vis-à-vis des médias.

La menace domestique est réelle, mais relève plutôt du ministère de l’intérieur, qui dispose des capacités nécessaires pour suivre notamment les réseaux complotistes. À cet égard, la gouvernance interministérielle pilotée par le SGDSN prend tout son sens : face à cette menace, nous nous coordonnons avec les différents opérateurs de l’État, sachant que notre domaine de compétence reste limité à l’ingérence numérique étrangère.

Par ailleurs, si nous sommes certes attentifs à l’enjeu électoral, notre mission est plus large : elle s’étend à la détection et à la caractérisation des ingérences numériques étrangères en tout temps et en tout lieu, notre mandat particulier en matière électorale consistant à nous assurer que l’information n’a pas été altérée et à fournir toute information utile à l’Arcom et à la CNCCEP.

M. le président Thomas Cazenave. C’est donc au ministère de l’intérieur de signaler à l’Arcom, ou au juge dans le cadre du DSA, une tentative manipulatoire à partir de faux comptes sur les réseaux sociaux, avec les mêmes prérogatives et moyens que vous, mais s’agissant d’acteurs nationaux ?

M. Marc-Antoine Brillant. Sans dévoiler les moyens du ministère de l’intérieur, que je ne connais d’ailleurs pas tous, il a effectivement ce mandat. Il l’exerce par l’intermédiaire de sa plateforme Pharos (plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements), dont la création était un acte précurseur face à la menace numérique et qui traite les contenus illicites à partir d’un peu plus de 200 000 signalements par an. Pharos fonctionne très bien ; nous avons signé une convention de partenariat avec elle en décembre 2023. Avec les services du ministère de l’intérieur comme avec l’Arcom, nous essayons de créer un front uni, Viginum se chargeant des comportements inauthentiques, Pharos des contenus illicites en fonction de la réglementation qui leur est propre. La coordination est plutôt bonne.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous avons beaucoup parlé de l’astroturfing sur les plateformes en ligne, que vous qualifiez de lieu du débat numérique, mais ce comportement existe aussi ailleurs, par exemple dans les espaces commentaires des médias ou sur les forums de jeu vidéo. Agissez-vous aussi sur ces canaux ou considérez-vous qu’ils ont moins d’influence sur le débat numérique, ce qui vous amènerait à concentrer vos moyens sur les plateformes de réseaux sociaux ?

Certains pays nous ciblent-ils plus que d’autres en ce moment ? Il y a beaucoup de débats sur l’ingérence étrangère et sur l’éventualité d’une situation qui pourrait mener à une guerre.

Concernant l’outillage de la société, Europe 1 a annoncé – mais je ne sais plus quelle information croire ! – qu’un manuel de survie face à un conflit armé allait être envoyé à tous les citoyens français d’ici l’été. Si cette information est avérée, y avez-vous participé ? Ne pourrait-il servir d’outil de formation rapide ?

Vous avez cité le nom de votre homologue suédois, l’Agence de défense psychologique. De même que les compétences psychosociales sont considérées par les scientifiques comme utiles pour ne pas commencer à consommer des stupéfiants, la défense individuelle et collective contre les fausses informations comporte un aspect psychologique essentiel : l’esprit critique, la capacité à prendre de la distance vis-à-vis d’une information. C’est sans doute l’outil le plus puissant pour lutter contre les ingérences étrangères.

Je me souviens très bien que quand Viginum a été créé, dans la perspective de l’élection présidentielle, je me méfiais de cette agence d’État qui allait surveiller les contenus numériques, de ce côté « ministère de la vérité » dont vous avez parlé. Avez-vous travaillé sur cette question ? Comment faire que des gens comme moi, qui ont développé un certain esprit critique, ne rejettent pas une telle agence, laquelle ne doit pas aller dans le sens du gouvernement ou de tel ou tel parti politique, mais servir les citoyens français ? Comment créer la confiance des partis d’opposition ?

M. Marc-Antoine Brillant. Le champ de compétence de Viginum correspond aux opérateurs de plateformes en ligne au sens du code de la consommation, qui ne se réduisent pas aux plateformes de réseaux sociaux. Ainsi, notre rapport de juin 2024 sur Matriochka montre que cette opération jouait notamment sur les commentaires des publications. Nous nous efforçons de rester à l’état de l’art de l’ensemble des modes opératoires, notamment ceux qui portent sur les commentaires.

Notre service est technique : ce n’est pas à nous d’attribuer une campagne à un État, c’est une décision de nature politique. Pour l’Azerbaïdjan et la Russie, la démarche s’est faite en coordination avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères et avec nos autres partenaires au niveau interministériel. L’attribution ne repose pas seulement sur un travail de caractérisation en source ouverte comme le nôtre, mais aussi sur des techniques de renseignement. Notre rôle est de repérer un faisceau d’indices concordants qui pointent vers un mode opératoire, alors que celui des services de renseignement consiste à obtenir une preuve qui permet d’imputer ce mode opératoire à un commanditaire ; enfin, le politique attribue la campagne à un acteur. Voilà la chaîne que nous essayons de mettre en œuvre.

En ce qui concerne le manuel de survie en cas de crise dont vous parlez, je n’y ai pas été associé ; j’ai vu passer l’information, je la découvre comme vous et, comme vous, j’ignore même si elle est vraie. La Suède et les pays baltes ont publié ce type de manuel.

Je suis personnellement très attaché à l’esprit critique à la française, qui m’a été enseigné à l’école publique. Vous avez raison : continuer de le transmettre dans le cadre du parcours scolaire est peut-être le meilleur vaccin possible contre les fausses informations.

Quant à la méfiance que peut susciter Viginum – j’espère que la vôtre s’est dissipée, monsieur le rapporteur –, je l’ai toujours en tête : je ne considère pas notre légitimité comme un acquis, elle doit être entretenue et défendue. D’abord en nous cantonnant au mode opératoire sans jamais nous occuper du contenu, lequel relève de la société civile, en particulier du fact-checking effectué par les médias – ils font cela très bien et le feront toujours mieux qu’une agence de l’État. Pour le dire de façon caricaturale, ce n’est pas à l’État de dire si une information est vraie ou fausse.

Comme nous avions ce risque à l’esprit dès la création de Viginum, nous avons choisi, je l’ai dit, un cadre d’emploi très solide juridiquement et sur le plan éthique. Il repose sur deux décrets : le décret de création de Viginum, pris en conseil des ministres, et un décret en Conseil d’État pris après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) qui nous autorise à procéder à un traitement automatisé de données à caractère personnel en en limitant la durée de conservation grâce à une suppression automatisée des contenus. Nous ne travaillons pas sur des individus, mais sur des comptes, des pages web, des sites web, des profils.

Nous œuvrons aussi beaucoup de concert avec les médias et nous y dénonçons des campagnes.

Enfin, notre comité éthique et scientifique est destinataire non seulement de toutes nos productions, mais aussi de nos modalités de collecte de données à caractère personnel, et publie un rapport, dont le dernier date de 2023.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour vos réponses nombreuses et fournies.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) (Mardi 18 mars 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Créé en 2021, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), rattaché au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), vise à préserver le débat public des manipulations de l’information orchestrées de l’étranger sur des plateformes numériques. L’objet de ses missions est au cœur des travaux de notre commission ; il est d’autant plus précieux de vous entendre, monsieur, que le contexte international peut avoir une incidence sur la bonne tenue des élections, qui est indispensable à la solidité de nos institutions.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Marc-Antoine Brillant prête serment.)

M. Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères. Merci pour votre invitation. Je suis ravi d’être auditionné sur un sujet qui nous tient tous à cœur : la protection du débat public numérique pendant les périodes électorales.

Depuis le milieu des années 2010, les manipulations de l’information impliquant des acteurs étrangers n’ont épargné aucun rendez-vous électoral ou référendaire majeur. Ne nous demandons pas si ou quand nous serons la cible d’acteurs malveillants : la question est de savoir si ces manœuvres informationnelles influencent les résultats des scrutins.

Face à cette menace, la France s’est mobilisée, créant en 2021 un dispositif national de protection que j’estime efficace.

Je commencerai par retracer l’historique des mesures visant à protéger les élections de tout le spectre des menaces, des cyberattaques aux manipulations de l’information. En France, nous avons pris conscience de leur existence pendant la campagne pour l’élection présidentielle de 2017, à l’occasion d’une opération dite de hack and leak. Cela consiste d’abord à attaquer des systèmes d’information – en l’espèce, ceux d’une équipe de campagne – pour y voler des données personnelles, puis à divulguer ces dernières, après en avoir volontairement modifié certaines. C’était la première fois qu’un rendez-vous électoral majeur était ciblé par une campagne de manipulation de l’information impliquant des acteurs étrangers. La fin de la naïveté s’est accompagnée du constat que la France ne disposait d’aucune agence ou dispositif interministériel à même de nous protéger contre la manipulation de l’information.

Quel est l’état de la menace ? L’actualité d’autres pays, comme la Moldavie, la Roumanie et la Géorgie, a soulevé la question des ingérences numériques étrangères en période électorale. On distingue quatre stratégies malveillantes. La première consiste à polariser le débat public numérique sur des thèmes qui divisent et dont on sait qu’ils peuvent influencer le comportement des électeurs. La deuxième vise à discréditer la procédure électorale, par exemple en la faisant paraître illégitime, défaillante, voire frauduleuse. Les exemples américains de récits dénonçant l’intention de voler le scrutin, « to steal the vote », sont connus. La troisième tend à alimenter la défiance à l’égard des médias traditionnels. Les médias libres comptent au nombre des symboles de la démocratie ; il s’agit de détourner une partie de leur public au profit de médias alternatifs. La quatrième cherche à mettre en cause la réputation de candidats ou de partis politiques engagés.

Viginum a analysé plusieurs modes opératoires mis au service de ces stratégies. Dans son récent rapport consacré à l’élection présidentielle de Roumanie de novembre 2024, il en caractérise deux. L’astroturfing utilise de faux comptes – des bots, des trolls –, qu’on appelle des « comptes inauthentiques ». Le recours à des influenceurs fait appel à des créateurs de contenus. Tous deux tendent à amplifier artificiellement la visibilité d’un récit trompeur ou d’une thématique donnée.

La diffusion d’images produites par l’intelligence artificielle (IA) prend de plus en plus d’ampleur. Les premières servaient à usurper l’identité d’un candidat ; depuis les élections de 2024, on observe que certaines, parfois humoristiques, accompagnent un texte. Nos partenaires et des médias ont révélé le même phénomène à l’étranger. On trouve également des images ou des vidéos décontextualisées, par exemple une vidéo tournée pendant les mouvements de contestation de 2019 et placée dans un contexte électoral plus récent, pour dénigrer un candidat ou une politique publique.

Le quatrième mode opératoire consiste à usurper l’identité de médias à l’aide de la technique dite de typosquatting : on crée un nom de domaine très proche d’un nom de domaine existant ; l’internaute, en suivant un lien de redirection proposé par un réseau social, tombe sur le site d’un média qui ressemble trait pour trait à celui dont il a l’habitude mais, si la charte graphique est identique, le contenu est très différent. Ce mode, révélateur d’un rapprochement entre acteurs de la manipulation de l’information et cybercriminels, a d’abord été utilisé par la campagne russe Doppelgänger, qui lui a donné son nom. Caractéristique des opérations pro-russes, il est aussi appelé RRN – en référence à Reliable Recent News. Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères et Viginum l’ont dénoncé en 2023. À l’époque, sept pays européens étaient touchés ; en France, près de quinze médias étaient concernés. L’intérêt est d’alimenter la défiance envers les médias traditionnels pour attirer le public vers d’autres médias.

Le cinquième mode consiste à créer des sites internet calqués sur des vrais sites de candidats ou de partis politiques. Lors des élections législatives de 2024, les médias se sont notamment émus de l’apparition d’un faux site, ensemble-2024.fr ; inspiré de celui d’Ensemble pour la République, il contenait des éléments inexacts et trompeurs.

Quel est l’impact de ces attaques ? Il est difficile de mesurer précisément l’incidence d’une manœuvre informationnelle ou d’une ingérence numérique étrangère. Aucun indicateur de mesure ne fait l’objet d’un consensus académique. On utilise principalement les indicateurs de visibilité disponibles sur les plateformes – nombre de vues, de likes, de partages. Or on sait aujourd’hui qu’on peut douter de leur fiabilité ; et quoi qu’il en soit, ils ne témoignent que de la visibilité d’une publication, non de son influence.

En France, toutes les manœuvres que nous avons détectées lors des élections de 2022 et de 2024 ont eu une visibilité limitée, voire nulle, dans le débat public numérique – il faut le souligner. Lorsqu’on détecte et qu’on caractérise un phénomène, la tentation est forte de le révéler, mais cela risque de lui donner une visibilité qu’il n’avait pas – c’est ce qu’on appelle l’effet Streisand –, donc de servir la stratégie des acteurs étrangers impliqués. Dans le cadre du dispositif de protection – j’y reviendrai –, un travail interministériel permet d’apprécier ce risque.

Comment la France s’est-elle équipée d’un vrai dispositif national ? Je l’ai dit, le constat a été dressé en 2017 que la France n’avait pas de capacité opérationnelle spécialisée dans la lutte contre la manipulation de l’information. Le décret du 13 juillet 2021 a créé Viginum. Sa mission est très précise : détecter et caractériser les ingérences numériques étrangères.

Évoquer la manipulation de l’information fait surgir de nombreuses notions : la désinformation, la mésinformation, la propagande, l’influence, la communication stratégique. Cela peut brouiller la compréhension. La France a fait le choix de renvoyer à une menace réelle : l’ingérence numérique étrangère. Nous sommes partis de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi organique du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, qui établit deux critères de manipulation de l’information : le comportement – une diffusion « artificielle ou automatisée, massive et délibérée » – et le contenu – « allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait ». Afin de placer cette menace dans le champ de la sécurité nationale, nous avons ajouté deux autres critères : l’implication directe ou indirecte d’un État étranger ou d’une entité non étatique étrangère et la volonté de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Ces derniers font l’objet, dans le code pénal et dans le code de la sécurité intérieure, d’une définition assez large : les processus électoraux, la politique étrangère, la présence militaire de la France à l’étranger et les éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel en font partie.

En résumé, la compétence de Viginum s’exerce sur les ingérences numériques étrangères, c’est-à-dire les manipulations de l’information impliquant un acteur étranger et visant à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, et sa mission consiste à détecter et à caractériser les opérations de cette nature. Nous ne sommes pas un service de veille, de communication, de renseignement ni de police ; sans tout dévoiler, nous menons des recherches en source ouverte et nous sommes autorisés par le Conseil d’État à procéder à un traitement automatisé de données à caractère personnel.

Concrètement, nous suivons des dispositifs informationnels malveillants reliés à des puissances étrangères et présents dans le débat public, pour collecter des indices. Nous en suivons plusieurs dizaines, de toute origine ; bien malheureusement, ils n’agissent pas seulement dans le cadre électoral : tous les sujets relatifs à la politique et à l’action du gouvernement sont touchés.

La caractérisation va plus loin que la seule détection : à partir de faisceaux d’indices concordants, nous analysons des modes opératoires. Viginum travaille non sur les contenus, mais sur les techniques de diffusion. En réalité, peu importe le contenu : plutôt que de créer du faux pour manipuler l’information, les acteurs étrangers malveillants ont désormais tendance à instrumentaliser les faits pour mener campagne.

Cette mission, définie au premier alinéa de l’article 3 du décret du 13 juillet 2021, prend tout son sens dans le domaine électoral. Nous devons veiller à ce que l’information diffusée aux citoyens ne soit pas altérée ; à partir des détections et caractérisations effectuées, nous devons fournir toute information utile à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), en application des lois du 22 décembre 2018, ainsi qu’à la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP).

Pour protéger les élections, Viginum n’est pas seul ; il prend place dans un dispositif plus vaste, créé en 2022 pour les scrutins présidentiel et législatifs, et dont le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale assure la gouvernance en vertu du code de la défense. Le SGDSN est chargé d’identifier les opérations d’ingérence numérique étrangère et de coordonner les travaux de protection. Pour mener à bien cette dernière mission, un comité interministériel a été créé, qui vise à partager les informations et à définir des réponses spécifiques aux manœuvres d’ingérence identifiées. Présidé par le SGDSN, ce comité travaille en étroite relation avec l’Arcom, avec le juge électoral si nécessaire, et avec le bureau des élections politiques du ministère de l’intérieur, chargé de l’organisation des élections.

L’arsenal législatif est constitué de deux outils. Les lois du 22 décembre 2018 ont renforcé le pouvoir de l’Arcom sur les plateformes en ligne et celui du juge des référés, qui peut prononcer dans les quarante-huit heures le retrait d’un contenu jugé illicite. Le règlement du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques, dit DSA (Digital Services Act), organise la prise en charge et l’atténuation des risques systémiques provoqués par l’utilisation malveillante des plateformes en ligne.

Au niveau européen, le réseau nommé système d’alerte rapide, qui dépend du service européen pour l’action extérieure, relie les autorités des États membres compétentes en matière électorale. Il permet de signaler la détection de comportements malveillants inauthentiques, en particulier dans le cadre des élections européennes.

Le dispositif national est enfin chargé de sensibiliser certains acteurs à la menace informationnelle en contexte électoral – c’est peut-être sa mission la plus importante. En 2022, le SGDSN a déployé des séances de sensibilisation organisées par l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), Viginum et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Avant chaque scrutin, nous alertons les candidats et leurs équipes de campagne sur la menace informatique – la cyberattaque –, la menace informationnelle et la menace d’ingérence plus classique – qui relève de la DGSI. Une autre séance s’adresse aux opérateurs de plateformes en ligne. Nous les réunissons pour leur dresser un état de la menace ; en retour, ils nous informent de leurs observations et rendent compte des dispositifs qu’ils prévoient de mettre en œuvre pendant les élections pour s’assurer que leurs services ne soient pas utilisés à des fins malveillantes. Troisièmement, nous avons travaillé l’an dernier en lien avec le service d’information du gouvernement (SIG) à l’information du grand public, contribuant, modestement, à la campagne « Allons voter ! » – qui était très bien.

Depuis la création du dispositif, nous avons protégé quatre scrutins – deux en 2022, deux en 2024. Aucune des manœuvres d’ingérence détectées n’a eu d’incidence sur le débat public numérique relatif à l’élection ni sur l’information diffusée aux citoyens.

En dépit de cette efficacité, nous considérons que la vigilance doit rester forte, en particulier concernant le rôle des opérateurs de plateformes. Nous avons tous suivi les annonces de la fin de la modération et du fact-checking sur certaines plateformes américaines qui hébergent le débat public numérique. Sur la durée, cela aura probablement des effets indésirables, voire nuisibles, notamment en période électorale.

M. Antoine Léaument, rapporteur. En tant que responsable numérique de l’équipe de campagne de Jean-Luc Mélenchon pour l’élection présidentielle de 2022, j’ai participé aux formations que vous avez évoquées. J’avais alors posé une question sur ce qu’on pourrait appeler les pressions capitalistes. Certains milliardaires recourent à des dispositifs médiatiques susceptibles d’influencer le débat public numérique – je pense, pour ce qui concerne la France, au groupe Bolloré. Puisque nous parlons d’ingérences étrangères, je pense également à M. Musk, qui utilise sa plateforme X pour orienter ce débat, notamment en valorisant certains contenus grâce aux algorithmes – il a affiché ses intentions dès l’achat de Twitter, par une image brutale représentant la manière dont il entendait abreuver ses abonnés de ses publications. Lors des élections fédérales allemandes, il a ainsi valorisé un parti politique en particulier, l’AfD (Alternative pour l’Allemagne). Avez-vous constaté la valorisation de contenus politiques sur X en France ?

Vous avez distingué la manipulation de faits de la création de contenus à l’aide d’une IA générative. J’ai vu une vidéo montrant une scène totalement imaginaire dans laquelle une personne présentée comme migrante agressait une femme dans la rue. Frappante de réalisme, elle visait à susciter une détestation des étrangers en mettant en avant un prétendu lien entre immigration et insécurité. Votre mission concerne les ingérences étrangères, mais certaines tentatives de manipulations impliquent aussi parfois des acteurs nationaux ; peut-être dotés d’une connaissance plus fine de la société française, ils cherchent à en exploiter les failles. C’est une menace. Travaillez-vous également sur cet aspect ?

Autre question : avez-vous des liens avec les médias ? J’ai souvenir d’un épisode assez brutal survenu en mai 2024, juste avant les élections européennes : des mains rouges avaient été apposées sur le Mur des Justes du Mémorial de la Shoah. À l’instar d’autres médias, Le Monde avait alors indiqué qu’elles étaient le fait de personnes venues de Bulgarie, étayant un soupçon d’ingérence russe. Ce genre d’événement est généralement amplifié par les réseaux sociaux, et Le Monde avait évoqué une volonté de publier ces contenus en ligne pour faire émerger le sujet dans la sphère médiatique, selon une logique d’astroturfing. Cela s’apparente, d’une certaine manière, à l’effet Streisand que vous évoquiez. Qu’il soit inventé ou réel mais manipulé, le fait générateur, violent et brutal, vise à créer des détestations et à diviser la société française : c’est le dénominateur commun à toutes les techniques de manipulation de l’information, qu’elles soient d’origine étrangère ou domestique. Mais en relayant cette information sans en appréhender toutes les dimensions, les médias l’ont, d’une certaine manière, validée, ce qui n’a fait que les discréditer par la suite.

Au-delà de la formation des médias, n’y a-t-il pas également un enjeu de formation de la population française, pour renforcer le réflexe de fraternité, cette fraternité inscrite dans notre devise nationale, envers nos compatriotes et, plus largement, envers tous ceux qui sont présents sur le sol de la République française ?

M. Marc-Antoine Brillant. S’agissant des pressions capitalistiques, soyons clairs : les médias ne font pas partie du mandat du service. Je peux néanmoins apporter une réponse très claire à votre question concernant l’ingérence d’Elon Musk dans le débat public national relatif aux élections allemandes : toute utilisation par un acteur étranger, organisation ou individu, de techniques numériques majoritairement inauthentiques pour s’ingérer dans un débat public numérique lié à une élection – c’est-à-dire un événement d’intérêt fondamental pour la nation – caractérise une ingérence numérique étrangère. Or autour du compte d’Elon Musk, déjà très puissant sur X, gravitent d’autres comptes dont la mission est d’amplifier la visibilité des contenus qu’il publie : c’est le propre des procédés inauthentiques. Il s’agit donc bien d’une ingérence.

M. le président Thomas Cazenave. Je veux être sûr d’avoir bien compris : c’est bien l’utilisation de procédés inauthentiques pour donner de la visibilité à une prise de position dans des débats politiques locaux qui vous permet de caractériser une manœuvre d’ingérence étrangère ? C’est très important, on touche là au cœur du débat.

M. Marc-Antoine Brillant. Si l’on se réfère aux quatre critères définis dans le décret du 13 juillet 2021 portant création de Viginum et précisant son mandat, que j’ai détaillés dans mon propos liminaire, oui.

Concrètement, l’astroturfing consiste à utiliser un groupe restreint de faux comptes pour amplifier la diffusion, donc la visibilité, d’un contenu. Nous avons décrit ce procédé dans notre rapport sur la Roumanie : l’analyse en source ouverte nous a permis de démontrer que c’était l’un des deux modes opératoires à l’œuvre concernant les ingérences dans l’élection présidentielle roumaine, même s’il ne nous revient pas de l’attribuer à un acteur en particulier. Le cas que vous évoquez correspond à un cas de recours à l’astroturfing par un compte d’un acteur étranger, qui plus est doté d’une très grande visibilité du fait de son grand nombre d’abonnés, pour s’ingérer dans une élection, laquelle relève de l’intérêt fondamental de la nation.

M. Antoine Léaument, rapporteur. De quels outils disposez-vous pour faire cesser ce genre d’ingérences ?

M. Marc-Antoine Brillant. En l’espèce, nous signalerions à la plateforme concernée les comptes dont nous aurions identifié le mode opératoire à partir des quatre critères que j’ai évoqués. Si elles ne sont pas toutes proactives en la matière, les plateformes, jusqu’à présent, ont toujours suspendu les comptes que nous leur avons signalés, même si cela prend parfois un peu de temps.

Nous jouons également un rôle auprès de l’Arcom ou, dans le cadre d’un scrutin, auprès du juge de l’élection. Nous leur fournissons toute information utile attestant d’une manœuvre d’un acteur étranger susceptible d’altérer l’information diffusée aux citoyens ; ils disposent eux-mêmes de plusieurs outils pour faire face aux ingérences.

M. le président Thomas Cazenave. Concrètement, que feriez-vous en cas d’ingérence caractérisée d’Elon Musk dans une élection française ? Vous demanderiez à la plateforme X de suspendre son compte ?

M. Marc-Antoine Brillant. Si nous mettions en évidence une stratégie d’astroturfing et que son compte était central dans la manœuvre, nous signalerions son compte. C’est ce que nous avons fait dans des cas similaires.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il est évident que X ne va pas fermer le compte de Musk : c’est le propriétaire de la plateforme – et il revendique d’ailleurs son droit d’y faire ce qu’il veut ! Fermer son compte serait une petite révolution interne. Lorsque le responsable de l’ingérence – par choix idéologique, qui plus est – est le propriétaire de la plateforme, est-il envisageable d’aller jusqu’à la fermeture de la plateforme elle-même ? Au-delà de l’astroturfing se pose la question de la manipulation algorithmique, qui permet de mettre en avant les contenus poussés par Elon Musk, alors que son compte est si puissant qu’il peut déjà être considéré comme un astroturfeur à lui seul.

M. Marc-Antoine Brillant. La seule réponse directement à la main de Viginum consiste à signaler les comptes. Néanmoins, comme je l’expliquais, l’action de Viginum s’inscrit dans un dispositif national bien coordonné, et dans ce cadre, il existe une palette d’outils relativement vaste, notamment de l’Arcom et du juge de l’élection. En matière électorale, en particulier, le DSA permet à l’Arcom, coordinateur national pour les services numériques, d’informer rapidement la Commission européenne de toute tentative d’ingérence. Fort heureusement, la France n’a pas encore eu à faire face à un tel cas. Mais, par anticipation, nous cherchons à identifier d’autres leviers à mobiliser si cela devait arriver.

Pour attester du lien entre la manipulation algorithmique et la valorisation des contenus sur les plateformes – X en particulier –, il faudrait avoir accès aux algorithmes de recommandation. Or nous ne l’avons pas, et en sommes réduits à nous appuyer sur des métriques, pas toujours très fiables. C’est un sujet compliqué, à propos duquel nous nous sommes beaucoup rapprochés de l’Arcom. La convention que nous avons signée avec cette autorité le 4 juillet 2024, en lien avec ses missions dans le cadre du DSA, nous permet de lui apporter notre expertise technique et de l’aider à détecter, de l’extérieur, des comportements susceptibles de cacher une manipulation algorithmique. Faute d’accès à ces boîtes noires, je ne peux pas vous donner davantage de détails.

J’en viens à l’intelligence artificielle générative. Si j’avais un message fort à faire passer, c’est qu’il s’agit d’une technologie très utile dans certains domaines, comme la santé, mais qui pose problème dès lors qu’elle est détournée à des fins malveillantes, comme c’était le cas dans la vidéo que vous avez mentionnée. Certains utilisent l’IA générative pour diluer dans de l’opinion une information manipulée, et la rendre ainsi crédible – ce sont les fameux « faux crédibles ». Il devient alors plus difficile, pour les citoyens utilisateurs d’internet, de distinguer le synthétique de l’authentique – c’est un sujet qui a été largement abordé dans le cadre du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle qui s’est tenu en février. À cet égard, les opérateurs qui mettent à libre disposition des générateurs de contenus artificiels ont une part de responsabilité. Cela pose la question de la labellisation des contenus, à laquelle nous sommes a priori favorables.

Compte tenu du champ des compétences dévolues à Viginum, nous concentrons notre action sur la détection avec un haut niveau de confiance des contenus générés par l’intelligence artificielle. J’y reviendrai en présentant notre action en matière d’éducation du grand public.

Avant d’aborder la question de la menace domestique, point sensible s’il en est, je rappelle que le périmètre de Viginum se limite aux manœuvres impliquant des acteurs étrangers. Vous avez souligné à juste titre, monsieur le rapporteur, que les responsables de la menace domestique avaient l’avantage de très bien connaître les thématiques d’actualité en France ; je note que les acteurs étrangers impliqués dans des campagnes nous visant connaissent aussi très bien notre histoire, notamment sur le continent africain, et les vulnérabilités de notre débat public. Comme les acteurs nationaux, ils jouent beaucoup sur les divisions de la société. L’Azerbaïdjan, par exemple, suit de très près l’actualité dans nos territoires ultramarins et cherche à instrumentaliser tous les faits divers et événements qui s’y produisent ainsi que tous les mouvements et idées indépendantistes pour y déstabiliser la position de la France.

La France a eu l’occasion à au moins deux reprises de dénoncer ces activités répétées : en mai 2024, lors de la publication par Viginum d’une fiche technique dénonçant les manœuvres de l’Azerbaïdjan au moment des contestations sur le Caillou, et en décembre 2024, dans un rapport d’analyse portant sur le Baku Initiative Group, l’organe de propagande d’État de l’Azerbaïdjan, qui est très actif dans nos territoires ultramarins.

S’agissant de l’épisode des mains rouges, permettez-moi de revenir un peu en arrière. Le premier phénomène qui a interpellé tout le monde, c’est en réalité les fameuses étoiles de David.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Les mêmes méthodes sont à l’œuvre.

M. Marc-Antoine Brillant. Exactement. À l’époque, Viginum, en lien avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères et le ministère de l’intérieur, a joué un rôle central dans la détection de cette tentative d’ingérence numérique étrangère : la diffusion artificielle et automatisée, par 1 095 faux comptes X reliés à l’opération russe Doppelgänger, de deux photos montrant des étoiles peintes au pochoir dans les rues de Paris, alors que le sujet n’avait pas émergé dans les médias.

Une enquête est en cours, ce qui m’empêche de me prononcer plus avant. Mais cet épisode a permis d’inoculer une forme de vigilance renforcée et d’alerter sur le fait que ce type d’action pouvait émaner d’acteurs étrangers. Lorsque les mains rouges sont arrivées, quelques mois plus tard, les médias, forts du précédent des étoiles bleues de David, ont été plutôt prudents dans la gestion du sujet.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il me semble qu’on peut dresser un parallèle avec le narcotrafic : la diminution de la consommation est une question centrale, et elle appelle davantage de formation.

En matière d’ingérence s’ajoute une difficulté : l’indifférence n’étant pas une option, comment réagir à ces actes odieux sans leur donner d’ampleur ? Car c’est bien là l’objectif de ces ingérences : inciter les acteurs nationaux à donner de l’ampleur à une information pour diviser la société française de l’intérieur. Vous dites que les médias ont appris et ont fait évoluer leur présentation des sujets, mais les chaînes d’information en continu, en particulier, sont friandes de ce genre d’événements d’actualité chaude, susceptibles de créer du débat.

Disposez-vous d’une capacité d’alerte renforcée des médias lorsque vous suspectez une tentative d’attaque étrangère ?

M. Marc-Antoine Brillant. Cela rejoint votre question sur nos liens avec les médias. Quel que soit le support médiatique utilisé, ils font désormais naturellement appel à notre expertise quand leur cellule de fact-checking détecte des phénomènes de cette nature, afin de s’assurer qu’ils ne commettent pas d’impair en valorisant ce qui est en réalité une manœuvre d’ingérence. En dénonçant publiquement les modes opératoires de campagnes adverses et en exposant des acteurs étrangers qui cherchent à rester dans l’ombre, Viginum, avec ses partenaires au niveau interministériel, a agi comme on l’attend dans un État de droit : cette transparence fonde sa légitimité. Nous avons d’ailleurs la chance d’avoir un comité éthique et scientifique, présidé par un membre du Conseil d’État, qui formule des recommandations et a accès à toutes nos productions. Ce modèle de transparence renforce encore notre crédibilité.

S’agissant de la sensibilisation et de la formation, permettez-moi de dresser un parallèle avec la chevalerie. Viginum est un bouclier ; on peut toujours chercher à avoir le bouclier le plus large possible, mais il faut avant tout s’assurer que l’épée de l’adversaire ne touche jamais la cible – l’opinion publique. Un des moyens de le faire est que nos concitoyens soient parfaitement au courant de l’existence de la menace informationnelle et des modes opératoires à l’œuvre, afin qu’ils sachent sinon distinguer le vrai du faux, du moins douter face à un contenu et le vérifier.

Nous nous y attelons depuis un peu plus d’un an, par plusieurs actions. J’en profite pour saluer le travail de mes agents, grâce auxquels nous entretenons des relations de qualité avec les médias et l’éducation nationale. Une agente, en particulier – je préfère ne pas dévoiler son nom –, effectue un travail formidable en matière d’éducation aux médias.

Nous travaillons étroitement avec la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) et d’autres entités du ministère de l’éducation nationale pour offrir aux collégiens et lycéens des contenus en éducation morale et civique. À la rentrée 2025, 800 000 élèves de quatrième, une classe charnière en matière d’instruction civique, bénéficieront ainsi de contenus de sensibilisation à la menace informationnelle. Nous avons également collaboré avec les éditions Hatier, dont les manuels d’histoire-géographie intégreront une page plutôt ludique de sensibilisation à la manipulation de l’information.

Nous travaillons aussi avec les médias, en particulier avec Arte, qui a publié il y a environ deux mois, sur sa plateforme Educ’Arte, une fiche pédagogique pour accompagner les enseignants dans la confection d’un module de formation à la menace informationnelle.

Nous avons collaboré avec le Campus cyber sur le Osint Project, une petite plateforme pouvant s’intégrer aux espaces numériques de travail de l’éducation nationale et permettant aux élèves de se familiariser à la menace informationnelle et de s’entraîner à la recherche en source ouverte grâce à trois défis ludiques qui mettent en jeu quelques techniques très simples.

Enfin, nous avons débuté un partenariat avec le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi) pour créer huit podcasts fictionnés présentant des modes opératoires dévoilés publiquement par Viginum, toujours dans un esprit de sensibilisation des plus jeunes.

Nous n’en sommes qu’au commencement, il reste beaucoup à faire et toutes les parties prenantes sont demandeuses d’un accompagnement plus structuré. J’en profite pour faire la publicité du grand forum académique que nous organisons le 28 mars prochain avec tous les acteurs concernés. L’objectif est de fédérer un écosystème de la lutte contre les manipulations de l’information, qui pourra, à l’avenir, intervenir en toute autonomie pour sensibiliser et informer le grand public.

M. le président Thomas Cazenave. Si j’ai bien compris, vous pariez sur la transparence et la sensibilisation des utilisateurs des réseaux sociaux, afin qu’ils sachent détecter un contenu manipulé, plutôt que sur le traitement à la source des manœuvres d’ingérence.

Vous estimez que le rôle de Viginum consiste à détecter et à caractériser les manœuvres ; une fois que nous y sommes confrontés, votre priorité n’est pas tant de les faire cesser – peut-être parce que vous n’en avez pas les moyens, ou que c’est impossible – que de vous assurer que ceux qui reçoivent l’information savent la mettre à distance ou la contester.

M. Marc-Antoine Brillant. Nous jouons en fait à la fois sur la protection et la sensibilisation, car nous ne pourrons neutraliser les effets de la menace informationnelle qu’en adoptant une approche globale.

D’une part, nous cherchons à renforcer nos capacités opérationnelles pour détecter le plus en amont possible les campagnes adverses. C’est pourquoi nous nous concentrons sur les modes opératoires et leur origine – animation de réseaux de faux comptes, utilisation de l’intelligence artificielle générative, création de noms de domaines frauduleux avec la technique du typosquatting. S’intéresser au contenu, c’est déjà être en réaction. Pour essayer de tarir la menace à la source, il faut anticiper autant que possible.

Il faut aussi prendre en compte la croissance des usages numériques. Par exemple, les 18-24 ans ont tendance à accéder à l’information par leurs comptes de réseaux sociaux, alors que ma génération se tourne davantage vers des médias traditionnels. Viginum doit rester à jour de l’état de l’art en matière de menace informationnelle.

Comme dans toute crise, il faut traiter à la fois les causes – c’est le volet protection, que je viens d’expliquer – et les effets : c’est l’objet de notre travail de sensibilisation et de formation des médias et des acteurs de l’éducation nationale, qui vise à élever le niveau de vigilance et de résilience de la société.

M. le président Thomas Cazenave. Mais en ce qui concerne le premier levier, une fois que vous avez identifié une opération, caractérisé une manipulation de l’étranger, de quels moyens disposez-vous pour faire cesser l’émission à la source ? Est-ce seulement possible ? Si une plateforme ne bloque pas les comptes concernés, comment pouvons-nous réagir concrètement à l’échelle nationale ? J’ai l’impression que nous sommes parfois un peu démunis.

M. Marc-Antoine Brillant. Une campagne de manipulation de l’information se compose de trois blocs : le mode opératoire et les opérateurs – c’est l’origine –, la cible, c’est-à-dire notre opinion publique – ce sont les effets –, et, au milieu, les plateformes en ligne – le lieu d’hébergement du débat public numérique, l’endroit où les choses se passent. Pour jouer sur ces trois blocs, nous disposons de trois leviers : vis-à-vis des opérateurs de la campagne, la protection ; vis-à-vis des opérateurs de plateformes, la régulation ; vis-à-vis de la cible, la sensibilisation, l’information et la résilience.

Lors des campagnes que Viginum a pu détecter et caractériser, qu’elles aient été prorusses – Matriochka, Portal Kombat, Doppelgänger – ou azerbaïdjanaises – le Baku Initiative Group –, nous avons contribué, en les signalant aux plateformes, à la suspension de près de 600 000 comptes. La réalité n’est pas noire ou blanche, il y a souvent des zones grises. Certes, notre relation avec les plateformes en ligne est parfois asymétrique ; mais, jusqu’à présent du moins, lorsque nous leur avons signalé des comportements inauthentiques, elles ont agi en suspendant les comptes. Cela a notamment poussé l’acteur azerbaïdjanais à s’adapter en recourant plutôt aux médias d’État d’Azerbaïdjan pour relayer ses campagnes relatives à la Nouvelle-Calédonie. Nous croyons donc à l’efficacité de ce levier-là.

S’y ajoutent les moyens offerts par le DSA, qui est un instrument non de gestion de crise, mais d’atténuation des risques : il sert non à la confrontation avec les plateformes, mais à les accompagner dans l’atténuation des risques systémiques représentés par l’utilisation malveillante des solutions qu’elles proposent. À cette fin, il permet le recours à différents outils selon une démarche progressive, jusqu’à la fameuse amende de 6 % du chiffre d’affaires mondial. En cas de manœuvres répétées face auxquelles le manque de volonté d’agir de la plateforme est caractérisé, il est possible d’aller jusqu’à suspendre la diffusion d’une plateforme : le juge du pays où se passe la campagne, sollicité, peut décider cette suspension pour une durée de quatre semaines renouvelables.

M. le président Thomas Cazenave. L’existence d’un type de manœuvre consistant à jeter le doute sur la bonne tenue des élections compromet-elle la possibilité de généraliser le vote par internet en France ?

Considérez-vous que vous disposez de tous les moyens – prérogatives et ressources humaines – permettant de mener à bien votre mission compte tenu de la menace ? Quelle est notre situation de ce point de vue par rapport aux autres pays, notamment européens ?

M. Marc-Antoine Brillant. Le vote par internet, à distinguer de l’utilisation des machines à voter, a fait l’objet, comme ces dernières, de beaucoup de critiques outre-Atlantique, notamment pendant la campagne électorale de 2020, marquée par le narratif « steal the vote ». Ces deux procédés renvoient à la question centrale de la confiance des citoyens dans la procédure électorale.

Ce n’est pas le rôle de Viginum de travailler sur cette question, mais à titre personnel, comme citoyen, je trouve que le vote papier est une très bonne chose si l’on veut garantir la crédibilité de la procédure électorale. Guillaume Poupard, ancien directeur général de l’Anssi, et son successeur ont soulevé le problème. À partir du moment où une pratique est numérisée, le risque n’est jamais entièrement écarté.

Quant aux moyens nécessaires à Viginum, ils dépendent moins de nos besoins que de ce qu’il nous reste à faire pour que la réponse de l’État à la menace soit encore plus performante 

Premièrement, massifier l’information donnée au grand public sur les modes opératoires. Nous avons déjà pris des initiatives en ce sens, mais il faut aller plus loin. Beaucoup d’actions sont possibles. On pourrait notamment réfléchir à la création d’un site internet et à des campagnes de sensibilisation sur le modèle de ce qui se fait en matière de sécurité routière.

Deuxièmement, outiller la société civile. Un peu de publicité pour nos data scientists : l’un des outils que développe notre Datalab, appelé 3-delta, permet de détecter la duplication inauthentique de contenus grâce à des procédés d’intelligence artificielle. Nous en avons fait un dérivé que nous avons publié sur GitHub pour l’offrir à la société civile – c’était inédit – à l’occasion du sommet sur l’IA de février dernier, afin qu’elle puisse s’en saisir et, éventuellement, l’améliorer. De fait, il a déjà été utilisé par des acteurs étrangers. Forts du succès de ce coup d’essai, nous aimerions développer plus d’outils et en publier davantage au profit des médias, du monde académique et de nos partenaires étrangers. Cet axe important suppose évidemment des moyens, notamment en data science. Et pourquoi ne pas créer demain un centre d’excellence dans le domaine de l’IA ?

Troisièmement, fonder une académie de la lutte contre les manipulations de l’information, qui permettrait à la fois de former le grand public et d’accompagner nos partenaires hors de France. Viginum, qui est presque unique non seulement en Europe, mais dans le monde, est en effet très sollicité par des partenaires étrangers qui voudraient développer leurs compétences dans ce domaine et se doter d’outils comparables aux nôtres.

Notre seul homologue est l’Agence de défense psychologique, en Suède, avec laquelle nous entretenons des liens. Elle a vraiment un temps d’avance concernant la résilience de la société et les programmes d’accompagnement qui y contribuent. Dans la plupart des autres États membres de l’Union européenne, il existe plutôt des structures de communication stratégique, principalement dans les ministères des affaires étrangères.

La France a la chance d’avoir un outil qui fonctionne dans le respect de l’État de droit. Nous espérons inspirer nos partenaires pour que des Viginum se créent ailleurs.

M. le président Thomas Cazenave. Pourquoi a-t-on limité votre mission au risque d’ingérence étrangère alors que la menace intérieure pourrait utiliser exactement les mêmes moyens pour les mêmes objectifs au moment d’échéances électorales ? Pourquoi ne pas avoir chargé Viginum de surveiller le risque de manipulation en général ?

M. Marc-Antoine Brillant. La manipulation de l’information est un sujet sensible en démocratie, car lié à la question de la liberté d’opinion et d’expression, au débat d’opinion. Elle l’est beaucoup plus que les enjeux cyber en matière d’attaques informatiques.

Lorsque Viginum a été créé, en juillet 2021 – neuf mois avant le début des scrutins de 2022 –, il ne fallait surtout pas que ce service puisse être apparenté à un ministère de la vérité, à une agence de censure du débat public. D’où la manière dont on a défini sa mission de sorte qu’elle relève de la sécurité nationale, en ajoutant deux critères à la notion de manipulation de l’information. L’attention au cadre d’emploi, au volet juridique et au volet d’accompagnement éthique ont alors permis d’éviter cet écueil, ainsi que la transparence et la pédagogie, notamment vis-à-vis des médias.

La menace domestique est réelle, mais relève plutôt du ministère de l’intérieur, qui dispose des capacités nécessaires pour suivre notamment les réseaux complotistes. À cet égard, la gouvernance interministérielle pilotée par le SGDSN prend tout son sens : face à cette menace, nous nous coordonnons avec les différents opérateurs de l’État, sachant que notre domaine de compétence reste limité à l’ingérence numérique étrangère.

Par ailleurs, si nous sommes certes attentifs à l’enjeu électoral, notre mission est plus large : elle s’étend à la détection et à la caractérisation des ingérences numériques étrangères en tout temps et en tout lieu, notre mandat particulier en matière électorale consistant à nous assurer que l’information n’a pas été altérée et à fournir toute information utile à l’Arcom et à la CNCCEP.

M. le président Thomas Cazenave. C’est donc au ministère de l’intérieur de signaler à l’Arcom, ou au juge dans le cadre du DSA, une tentative manipulatoire à partir de faux comptes sur les réseaux sociaux, avec les mêmes prérogatives et moyens que vous, mais s’agissant d’acteurs nationaux ?

M. Marc-Antoine Brillant. Sans dévoiler les moyens du ministère de l’intérieur, que je ne connais d’ailleurs pas tous, il a effectivement ce mandat. Il l’exerce par l’intermédiaire de sa plateforme Pharos (plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements), dont la création était un acte précurseur face à la menace numérique et qui traite les contenus illicites à partir d’un peu plus de 200 000 signalements par an. Pharos fonctionne très bien ; nous avons signé une convention de partenariat avec elle en décembre 2023. Avec les services du ministère de l’intérieur comme avec l’Arcom, nous essayons de créer un front uni, Viginum se chargeant des comportements inauthentiques, Pharos des contenus illicites en fonction de la réglementation qui leur est propre. La coordination est plutôt bonne.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous avons beaucoup parlé de l’astroturfing sur les plateformes en ligne, que vous qualifiez de lieu du débat numérique, mais ce comportement existe aussi ailleurs, par exemple dans les espaces commentaires des médias ou sur les forums de jeu vidéo. Agissez-vous aussi sur ces canaux ou considérez-vous qu’ils ont moins d’influence sur le débat numérique, ce qui vous amènerait à concentrer vos moyens sur les plateformes de réseaux sociaux ?

Certains pays nous ciblent-ils plus que d’autres en ce moment ? Il y a beaucoup de débats sur l’ingérence étrangère et sur l’éventualité d’une situation qui pourrait mener à une guerre.

Concernant l’outillage de la société, Europe 1 a annoncé – mais je ne sais plus quelle information croire ! – qu’un manuel de survie face à un conflit armé allait être envoyé à tous les citoyens français d’ici l’été. Si cette information est avérée, y avez-vous participé ? Ne pourrait-il servir d’outil de formation rapide ?

Vous avez cité le nom de votre homologue suédois, l’Agence de défense psychologique. De même que les compétences psychosociales sont considérées par les scientifiques comme utiles pour ne pas commencer à consommer des stupéfiants, la défense individuelle et collective contre les fausses informations comporte un aspect psychologique essentiel : l’esprit critique, la capacité à prendre de la distance vis-à-vis d’une information. C’est sans doute l’outil le plus puissant pour lutter contre les ingérences étrangères.

Je me souviens très bien que quand Viginum a été créé, dans la perspective de l’élection présidentielle, je me méfiais de cette agence d’État qui allait surveiller les contenus numériques, de ce côté « ministère de la vérité » dont vous avez parlé. Avez-vous travaillé sur cette question ? Comment faire que des gens comme moi, qui ont développé un certain esprit critique, ne rejettent pas une telle agence, laquelle ne doit pas aller dans le sens du gouvernement ou de tel ou tel parti politique, mais servir les citoyens français ? Comment créer la confiance des partis d’opposition ?

M. Marc-Antoine Brillant. Le champ de compétence de Viginum correspond aux opérateurs de plateformes en ligne au sens du code de la consommation, qui ne se réduisent pas aux plateformes de réseaux sociaux. Ainsi, notre rapport de juin 2024 sur Matriochka montre que cette opération jouait notamment sur les commentaires des publications. Nous nous efforçons de rester à l’état de l’art de l’ensemble des modes opératoires, notamment ceux qui portent sur les commentaires.

Notre service est technique : ce n’est pas à nous d’attribuer une campagne à un État, c’est une décision de nature politique. Pour l’Azerbaïdjan et la Russie, la démarche s’est faite en coordination avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères et avec nos autres partenaires au niveau interministériel. L’attribution ne repose pas seulement sur un travail de caractérisation en source ouverte comme le nôtre, mais aussi sur des techniques de renseignement. Notre rôle est de repérer un faisceau d’indices concordants qui pointent vers un mode opératoire, alors que celui des services de renseignement consiste à obtenir une preuve qui permet d’imputer ce mode opératoire à un commanditaire ; enfin, le politique attribue la campagne à un acteur. Voilà la chaîne que nous essayons de mettre en œuvre.

En ce qui concerne le manuel de survie en cas de crise dont vous parlez, je n’y ai pas été associé ; j’ai vu passer l’information, je la découvre comme vous et, comme vous, j’ignore même si elle est vraie. La Suède et les pays baltes ont publié ce type de manuel.

Je suis personnellement très attaché à l’esprit critique à la française, qui m’a été enseigné à l’école publique. Vous avez raison : continuer de le transmettre dans le cadre du parcours scolaire est peut-être le meilleur vaccin possible contre les fausses informations.

Quant à la méfiance que peut susciter Viginum – j’espère que la vôtre s’est dissipée, monsieur le rapporteur –, je l’ai toujours en tête : je ne considère pas notre légitimité comme un acquis, elle doit être entretenue et défendue. D’abord en nous cantonnant au mode opératoire sans jamais nous occuper du contenu, lequel relève de la société civile, en particulier du fact-checking effectué par les médias – ils font cela très bien et le feront toujours mieux qu’une agence de l’État. Pour le dire de façon caricaturale, ce n’est pas à l’État de dire si une information est vraie ou fausse.

Comme nous avions ce risque à l’esprit dès la création de Viginum, nous avons choisi, je l’ai dit, un cadre d’emploi très solide juridiquement et sur le plan éthique. Il repose sur deux décrets : le décret de création de Viginum, pris en conseil des ministres, et un décret en Conseil d’État pris après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) qui nous autorise à procéder à un traitement automatisé de données à caractère personnel en en limitant la durée de conservation grâce à une suppression automatisée des contenus. Nous ne travaillons pas sur des individus, mais sur des comptes, des pages web, des sites web, des profils.

Nous œuvrons aussi beaucoup de concert avec les médias et nous y dénonçons des campagnes.

Enfin, notre comité éthique et scientifique est destinataire non seulement de toutes nos productions, mais aussi de nos modalités de collecte de données à caractère personnel, et publie un rapport, dont le dernier date de 2023.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour vos réponses nombreuses et fournies.

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  1.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les dirigeants des instituts de sondage implantés en France, produisant des études d’opinion sur des sujets liés au débat électoral (mercredi 26 mars 2025)

La commission entend lors de sa table ronde réunissant les dirigeants des instituts de sondage implantés en France, produisant des études d’opinion sur des sujets liés au débat électoral :

– M. Frédéric Dabi, directeur général Opinion, et M. François Kraus, directeur des études « Actualité et politique », Ifop ;

 Mme Laure Salvaing, directrice générale France, Verian ;

 Mme Adelaïde Zulfikarpasic, directrice générale, et Mme Christelle Craplet, directrice de l’activité Opinion, BVA Xsight ;

– M. Brice Teinturier, directeur général délégué, et M. Jean-François Doridot, directeur général Public Affairs France, Ipsos ;

 M. Yves Del Frate, président directeur général, M. Arnaud Schmite, administrateur et représentant d’Havas au CA, et Mme Julie Gaillot, directrice du pôle society, CSA ;

 M. Jean-Daniel Lévy, directeur délégué, et M. Pierre-Hadrien Bartoli, directeur des études politiques et d’opinion, Toluna Harris Interactive France ;

 M. Bruno Jeanbart, vice-président, et M. Frédéric Micheau, directeur général adjoint et directeur du pôle opinion, OpinionWay ;

 M. François Miquet-Marty, président, Viavoice ;

 M. Gaël Sliman, président, et M. Emile Leclerc, directeur d’études en charge des sondages politiques, Odoxa ;

 M. Bernard Sananès, président, et M. Vincent Thibault, directeur-conseil Opinion en charge des Études Politiques, Elabe ;

 M. Jean-Yves Dormagen, président, et M. Stéphane Fournier, directeur des études, Cluster 17.

M. le président Thomas Cazenave. Les travaux de notre commission d’enquête visent à examiner l’organisation des élections en France. Nous menons diverses auditions couvrant l’ensemble du processus électoral, de l’inscription sur les listes jusqu’à à la tenue des opérations de vote, en incluant la question des sondages. Ce dernier point a déjà été abordé lors de précédentes auditions, notamment avec des experts qui ont émis certaines critiques sur le rôle et la méthodologie des sondages. Nous avons également entendu la Commission des sondages, qui joue un rôle crucial pour garantir le respect des exigences en matière de publication et de qualité des sondages. Il est important que vous puissiez expliquer plus en détail votre méthodologie.

Avant de commencer, je dois vous rappeler que nous sommes en commission d’enquête. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Frédéric Dabi, M. François Kraus,Mme Laure Salvaing, Mme Adelaïde Zulfikarpasic, Mme Christelle Craplet, M. Brice Teinturier, M. Jean-François Doridot, M. Yves Del Frate, M. Arnaud Schmite, Mme Julie Gaillot, M. Jean-Daniel Lévy, M. Pierre-Hadrien Bartoli, M. Bruno Jeanbart, M. Frédéric Micheau, M. François Miquet-Marty, M. Gaël Sliman, M. Emile Leclerc, M. Bernard Sananès, M. Vincent Thibault, M. Jean-Yves Dormagen et M. Stéphane Fournier prêtent serment.)

M. Antoine Léaument, rapporteur. L’article 1er de la loi de 1977 sur les sondages définit ceux-ci comme des enquêtes statistiques visant à donner une indication quantitative des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population à une date déterminée, par l’interrogation d’un échantillon représentatif. Que considérez-vous, dans chacun de vos instituts, comme un échantillon représentatif ?

Toujours selon son article 1er, cette loi s’applique aux sondages sur les sujets liés de manière directe ou indirecte au débat électoral. Comment interprétez-vous cette définition ? On pourrait penser que cela englobe les sondages sur le débat politique en général, mais il semble que ce soit souvent restreint aux sondages strictement électoraux, c’est-à-dire d’intentions de vote.

L’article 2 mentionne la publication des marges d’erreur. Considérez-vous que la définition actuelle de celles-ci est satisfaisante ? Sachant qu’elles sont fondées sur des méthodes quantitatives alors que la plupart des instituts utilisent la méthode des quotas qui nécessite des redressements, pensez-vous que ces marges d’erreur s’appliquent correctement à vos sondages ?

L’article 2 mentionne également le droit de toute personne à consulter la notice technique prévue à l’article 3. Estimez-vous que ce droit à l’information est correctement respecté par vos instituts ?

L’article 3 définit une série de données à envoyer à la Commission des sondages, notamment sur les conditions d’interrogation. Pensez-vous que le niveau de détail fourni est suffisant ? Concernant la proportion de non-réponses, la nature et la valeur des gratifications éventuelles, et les critères de redressement des résultats bruts, estimez-vous respecter pleinement la loi sur ces points ?

J’illustrerai mes autres questions par des exemples concrets de sondages, sans viser d’institut en particulier, car ils me semblent représentatifs de certains écueils potentiels, en commençant par la constitution des échantillons.

Un sondage Ifop réalisé du 6 au 9 décembre 2024 concernait les intentions de vote pour une élection présidentielle fictive qui aurait pu avoir lieu le dimanche suivant. L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 1 101 personnes inscrites sur les listes électorales. Une première question portait sur l’intention d’aller voter, permettant d’obtenir un sous-ensemble. Sur ce dernier, on a ensuite demandé le degré de certitude quant à la participation au vote. C’est sur cet ensemble que les résultats finaux étaient obtenus.

Sur les 1 101 personnes interrogées inscrites sur les listes électorales, 814 ont exprimé une intention de vote. Parmi celles certaines d’aller voter, 628 ont exprimé une intention de vote. On parle donc d’un échantillon initial de 1 100 personnes, avec des marges d’erreur calculées sur cette base, mais le résultat final ne concerne que 628 répondants. Considérez-vous cet échantillon comme représentatif ? Estimez-vous que les marges d’erreur ne sont pas trop importantes pour obtenir des résultats fiables ?

Concernant la constitution des échantillons, avez-vous recours à des sous-traitants ? Dans le questionnaire que vous avez rempli, des noms de prestataires comme Dynata, Bilendi ou Toluna sont mentionnés. Vous sont-ils familiers et y avez-vous recours ?

Par ailleurs, des biais ne sont-ils pas inhérents à la constitution d’échantillons sur Internet, notamment concernant l’âge, sachant que les personnes plus âgées ont un accès moindre à Internet ? De même, le niveau de diplôme des répondants en ligne tend à être plus élevé que la moyenne. Comment gérez-vous ces biais potentiels ? Comment évaluez-vous la fiabilité du souvenir de vote utilisé pour les redressements ? Enfin, comment vérifiez-vous la fiabilité des réponses données en ligne concernant l’âge, le sexe ou la catégorie socioprofessionnelle des répondants, sachant que vous n’avez pas de contact direct avec eux ?

M. Fédéric Dabi, directeur général opinion de l’Ifop. Vous faites référence à une enquête barométrique que nous réalisons régulièrement depuis 2023 pour Le Figaro et Sud Radio. Elle mesure les intentions de vote pour l’élection présidentielle de 2027 à trois, deux et un an de l’échéance, avec bien sûr de nombreuses configurations électorales et des inconnues sur l’offre politique.

Ces enquêtes suivent toujours le même protocole méthodologique. Il s’agit d’une enquête grand public classique, utilisant la méthode des quotas. Nous n’utilisons pas de fournisseurs d’adresses mail comme Toluna, mais nous nous fondons sur les données de l’Insee, qui dépend du ministère de l’économie et des finances. Ces données sont fiables à l’échelle du pays, d’une région, d’un département, d’une commune, d’une circonscription, d’un canton ou d’un quartier. Tous les sondages publiés par l’Ifop sont disponibles sur notre site. Les citoyens peuvent y consulter la méthodologie, la période de réalisation, les questions précises posées et la constitution de l’échantillon. Depuis mars 2011, nous indiquons également un tableau des marges d’erreur, ce qui permet de corriger certains biais médiatiques où l’on cite rapidement un sondage sans mentionner la question ou les conditions méthodologiques.

À partir de cet échantillon représentatif de plus de 1 000 personnes, nous avons identifié la part des Français inscrits sur les listes électorales. Dans cette enquête, nous avions quatre à six hypothèses de configuration du premier tour, sans second tour à ce stade.

Je voudrais déconstruire une idée reçue sur la manière d’établir ces intentions de vote. J’ai déjà eu cet échange avec M. Manuel Bompard en septembre 2021. Effectivement, nous demandons l’intention d’aller voter en avril 2027, si l’élection a lieu, la certitude d’aller voter et l’intention de vote en fonction de l’offre électorale proposée. Lorsque nous travaillons sur ces données, nous mettons en avant par ordre de priorité les personnes certaines d’aller voter. Cependant, nous utilisons également les résultats des personnes moins certaines, à travers des indicateurs tels que la certitude du vote, l’éventuelle sûreté du choix et ce que nous appelons les matrices de transfert. Ces dernières nous permettent d’observer l’évolution des électorats, par exemple comment se comporte la part des électeurs d’Emmanuel Macron, de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen entre 2022 et les élections européennes de 2024.

Un redressement est effectué en collaboration avec la Commission des sondages depuis environ 2015-2016. Nos confrères pourront préciser, mais on nous demande de choisir une colonne de référence, qui est « certain d’aller voter », et nous utilisons le scrutin de référence pour l’élection présidentielle. Il est inexact de dire que nous utilisons uniquement un échantillon de 628 personnes. Nous examinons l’ensemble de l’échantillon, y compris les personnes qui ne se prononcent pas sur leurs intentions de vote. Bien entendu, nous n’utilisons pas les réponses des personnes qui ne sont pas certaines d’aller voter. Cela nous donne un sous-échantillon solide entre 600 et 800 personnes, ce qui n’entraîne pas de variation décisive de la marge d’erreur.

Concernant les souvenirs de vote, j’ai observé une rupture significative entre les enquêtes réalisées par téléphone et celles qui sont effectuées par Internet. Pour certaines forces politiques, notamment le Front national, à l’époque, les souvenirs de vote étaient extrêmement faibles lors des enquêtes téléphoniques. Cela pouvait s’expliquer par une réticence à avouer avoir voté FN au téléphone. Quelques jours après le 21 avril 2002, lors d’une enquête pour le second tour Chirac-Le Pen pour Libération, le souvenir de vote pour Jean-Marie Le Pen ne sortait qu’à 6-7 %. Le téléphone n’a généralement pas été un bon outil pour les souvenirs de vote présidentiels et d’autres scrutins. À l’échelle locale, nous constations souvent un « sur‑souvenir » de vote pour le maire sortant.

Lorsque nous sommes passés aux enquêtes en ligne vers 2010-2011, nous avons noté une amélioration spectaculaire de la qualité des souvenirs de vote. Ils se sont révélés presque parfaits pour la présidentielle de 2017, qui a été celle où les sondages ont été les plus précis dans leur dernière mesure. Récemment, nous observons une légère détérioration, mais sans commune mesure avec l’époque des enquêtes téléphoniques. Nous constatons parfois une sous-estimation du vote Macron, une surestimation du vote Marine Le Pen et une sous-estimation du vote Mélenchon. En moyenne, les souvenirs de vote pour Mélenchon se situent entre 14 et 16 %, loin des 21,5 % obtenus, mais ces distorsions sont bien moindres qu’auparavant.

M. François Kraus, directeur des études actualité et politique de l’Ifop. Cette méthode est en effet très classique. Historiquement, nous travaillions sur des échantillons de 1 000 personnes, mais la fiche méthodologique que vous avez montrée indique 1 200 personnes. Nous avons pris en compte l’augmentation de l’abstention, qui réduit la base de personnes en situation de se prononcer sur un vote.

L’Ifop, comme plusieurs de ses confrères, travaille avec des partenaires d’access panels reconnus, notamment Dynata et Bilendi. Ceux-ci effectuent des contrôles lors du recrutement de leurs panélistes et de l’envoi des invitations par mail. Pendant l’enquête, nous utilisons des questions pièges et différents moyens de contrôle pour identifier les répondants qui donneraient des réponses aberrantes. Lors du redressement et du cumul de l’échantillon, nous effectuons encore des contrôles pour éliminer les réponses les plus incohérentes.

Bien sûr, aucun système n’est parfait. Même dans les enquêtes téléphoniques ou en face-à-face, il arrive que des personnes donnent des réponses erronées. Cependant, nous faisons tout notre possible pour limiter ce type de biais. Nous contrôlons les résultats statistiques en appliquant une pondération à l’échantillon pour le rendre représentatif en termes de données sociodémographiques, géographiques et de niveau de diplôme. C’est particulièrement important, car toutes les enquêtes tendent à sur-représenter les niveaux de diplôme élevés et à sous-représenter les niveaux socioculturels les plus bas et les personnes d’origine étrangère maîtrisant mal la langue.

En plus de ce retraitement, nous ajustons les résultats en fonction des données du ministère de l’intérieur sur la participation et le vote au scrutin le plus récent, généralement la présidentielle. Pour des élections spécifiques comme les européennes, nous prenons en compte le dernier scrutin du même type.

L’outil n’est certes pas parfait, mais les dernières élections, notamment les européennes et les législatives, ont montré que la méthode en ligne était plutôt fiable pour les intentions de vote au niveau national.

M. Fédéric Dabi. À l’approche de l’élection présidentielle, comme en 2012, 2017 et 2022, nous mettrons en place un rolling, c’est-à-dire une enquête continue. Pour chaque publication quotidienne de nos intentions de vote, nous pourrons ainsi nous appuyer sur un échantillon d’au moins 3 000 personnes, dont 2 600 électeurs, ce qui réduira considérablement les marges d’erreur.

M. le président Thomas Cazenave. Comment fonctionne la sous-traitance sur les échantillons et comment la qualité de l’échantillonnage est-elle contrôlée ?

Mme Adelaïde Zulfikarpasic, directrice générale de BVA Xsight. Cet échange ouvert nous semble utile et sain en démocratie. Certains propos figurant dans la proposition de résolution et motivant la création de cette commission nous semblent toutefois empreints de préjugés que nous espérons pouvoir dissiper aujourd’hui en démontrant notre professionnalisme et la technologie qui guide notre profession.

En France, aucun mode de recueil n’est parfait. Nous rencontrons d’ailleurs des difficultés croissantes avec le mode de recueil téléphonique, qui sont exacerbées par certaines dispositions législatives, notamment la loi contre le démarchage téléphonique, qui compliquent notre tâche. Il y a plus de vingt ans, il fallait environ dix appels pour joindre un Français au téléphone. Aujourd’hui, les taux de décrochés, y compris pour des enquêtes nationales, peuvent atteindre 1 pour 40, voire 1 pour 50 ou plus, ce qui rend le processus extrêmement complexe.

Le recueil en face-à-face est également compliqué et coûteux. Dans ce contexte, Internet est aujourd’hui le mode de recueil qui nous permet d’obtenir la meilleure représentativité et de toucher le plus large éventail de catégories de population. Avec la pénétration croissante d’Internet, nous touchons désormais quasiment l’ensemble de la population. Concernant la fiabilité, ce mode de recueil favorise davantage la sincérité des réponses en réduisant le biais de désirabilité sociale qui peut exister face à un enquêteur.

Nous réalisons aujourd’hui la plupart de nos enquêtes, notamment politiques ou pré-électorales, par Internet. Chez BVA, nous n’avons pas de panel propriétaire, car nous considérons que la gestion d’un panel est un métier à part entière. Nous faisons appel à différents prestataires, tels que Bilendi et Dynata, pour sous-traiter la réalisation de nos enquêtes.

Nous ne sous-traitons pas la définition de la structure d’échantillon souhaitée. Nous fournissons aux prestataires des consignes strictes sur la taille de l’échantillon et les quotas à appliquer, avec des objectifs précis pour chaque quota. C’est un travail collaboratif entre le prestataire et l’institut. Le prestataire applique les quotas demandés et effectue un suivi de terrain permanent. Nos équipes contrôlent et suivent le processus quotidiennement, ajustant si nécessaire pour atteindre la structure souhaitée, basée sur les données de l’Insee.

Le prestataire effectue un contrôle précis, vérifiant notamment les répondants trop rapides. De notre côté, nous effectuons un contrôle supplémentaire pour assurer la qualité des données, utilisant des outils d’intelligence artificielle pour analyser les verbatims, détecter les duplications de données et prévenir tout risque d’intrusion dans le système.

M. Bernard Sananès, président d’Elabe. Nous sommes disposés à expliquer notre méthodologie aux parlementaires ou à un public plus large, même si beaucoup de données sont déjà publiques, soit dans nos déclarations à la Commission des sondages, soit sur des sites Internet. Il est important de noter que les questions posées sont souvent plus longues et détaillées que ce qui peut apparaître dans la restitution médiatique. Les médias ne reprennent parfois qu’un titre, ce qui est le propre du métier de journaliste et ne constitue pas une critique. Nous sommes très attentifs à ce que l’on appelle les mises à niveau, c’est-à-dire l’explication de la problématique de la manière la plus neutre possible, ce qui prend souvent quatre lignes et ne se retrouve pas toujours dans une dépêche ou un reportage.

Dans ce débat, nous pensons qu’il ne doit pas y avoir d’a priori. Aucun d’entre nous ne prétend être infaillible. Nous exerçons un métier de précision et d’expertise, avec une recherche constante de fiabilité, par honnêteté envers nos clients, mais aussi par intérêt, car la fiabilité est un critère essentiel pour les institutions, entreprises ou médias qui choisissent de travailler avec nous.

Bien qu’un sondage ne soit pas une prédiction, nous ne sommes pas satisfaits lorsque notre dernière intention de vote s’éloigne du résultat final. Nous revendiquons une forme de droit à l’erreur, l’essentiel étant de progresser. Après 2002, même si Elabe n’existait pas encore, de nombreuses modifications, évolutions et améliorations sont intervenues dans les processus. Les contrôles sur les panels sont nécessaires, et nous avons d’ailleurs été auditionnés récemment par la Commission des sondages à ce sujet.

Nous collaborons systématiquement avec le même panéliste pour nos sondages, ce qui permet d’établir des méthodes de travail cohérentes et des échantillons comparables. Des processus de contrôle ont été mis en place pour éviter les problèmes évoqués dans l’enquête du Monde. Concernant la rémunération, les répondants ne sont pas salariés, mais dédommagés pour leur temps. Par exemple, un questionnaire de dix minutes rapporte environ 70 à 75 points, soit l’équivalent de 1,10 euro en points cadeaux. Il est donc très difficile de vivre de cette activité. Nous considérons ces incitations comme un moyen de garantir la représentativité, car sans elles, seules les personnes intéressées par le sujet répondraient probablement.

M. François Miquet-Marty, président de Viavoice. L’incitation des répondants sur des sujets politiques permet d’assurer une plus grande fidélité et d’élargir considérablement l’échantillon au-delà des personnes naturellement intéressées par la chose publique. En examinant les écarts entre les sondages pré-électoraux et les résultats réels des scrutins, on constate une nette amélioration des méthodes depuis les années 1990. Les écarts se sont considérablement réduits. J’ai récemment calculé l’écart moyen entre les dernières intentions de vote pour les quatre derniers scrutins et les résultats réels : il n’est que de 0,88 point par candidat ou liste. Cette démarche empirique que nous adoptons plaide en faveur d’un débat continu et d’un enrichissement de nos méthodes. Le soin que nous apportons à cette approche est indispensable pour garantir la qualité de nos résultats.

M. Bernard Sananès. La reconstitution du vote est un sujet crucial. Elle est généralement plus aisée pour les scrutins déterminants, notamment l’élection présidentielle. Cependant, nous avons rencontré des difficultés après l’élection présidentielle de 2017 pour trouver suffisamment de personnes reconstituant le vote pour le candidat de droite, devenu un vote « caché ». Il a fallu deux à trois ans pour le retrouver dans nos échantillons. Nous sommes également attentifs au fait que le vote des dernières élections municipales s’est déroulé pendant la période du Covid, avec une abstention très forte. La reconstitution de ce vote pourrait s’avérer plus complexe que d’habitude.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Comment vérifiez-vous que les gens ne vous mentent pas ? Par exemple, si je déclare être une femme de 45 ans ayant voté pour Emmanuel Macron à la dernière élection présidentielle alors que ce n’est pas le cas, comment vous en assurez-vous ? Comment vérifiez-vous la véracité des réponses d’une personne interrogée par Internet, que vous ne pouvez pas voir ? Vérifiez-vous la cohérence des réponses individuelles ? Faites-vous confiance aux répondants ? Avez-vous des moyens de vérification ? Et comment les panélistes, auxquels la plupart d’entre vous font appel, s’assurent-ils que les gens ne mentent pas ?

M. Jean-Daniel Lévy, directeur délégué Harris Interactive France. En général, nous n’avons pas la possibilité de vérifier le genre, l’âge, la catégorie sociale ou le vote de chaque membre de l’échantillon. Cependant, nous abordons cette problématique sous deux angles. Premièrement, nous nous demandons si beaucoup de personnes sont réellement disposées à consacrer du temps pour répondre à une enquête en mentant délibérément. Bien que cela arrive, nous parvenons à les identifier assez facilement. Ces répondants ont tendance à donner des réponses stéréotypées, comme répondre systématiquement oui ou non à toutes les questions. Ils peuvent aussi avoir des temps de réponse anormalement courts ou longs par rapport à la moyenne. Dans les questions ouvertes, certains fournissent des réponses incohérentes. Nous intégrons également des questions de contrôle dans nos questionnaires pour détecter les incohérences. Ces méthodes nous permettent de valider au maximum l’ensemble des réponses qui nous sont données. Deuxièmement, dans le cas d’enquêtes barométriques où nous interrogeons régulièrement des personnes aux profils similaires, nous pouvons non seulement analyser les résultats pour l’ensemble de la population, mais aussi par sous-catégories démographiques, sociales, politiques, etc. Cette approche nous permet de vérifier la cohérence des résultats dans le temps et entre les différents groupes.

En comparant les résultats par sous-catégorie de population d’une vague à l’autre, nous observons des évolutions relativement faibles. Cela nous indique que, bien qu’il y ait probablement des répondants peu sérieux, leur impact statistique sur le résultat global est négligeable, particulièrement lorsque nous travaillons avec des échantillons conséquents. Il est important de souligner que nous engageons collectivement notre responsabilité en publiant ces enquêtes. Pour la plupart d’entre nous, les sondages publiés ne représentent qu’une part marginale de notre activité et de notre chiffre d’affaires. La plupart de nos clients sont des acteurs privés, notamment dans le domaine du marketing, qui utilisent nos enquêtes pour leurs stratégies. Ces clients emploient des protocoles similaires à ceux que nous avons évoqués, fondés sur des échantillons de panélistes, qu’ils soient sous-traitants ou intégrés comme  à l’institut Harris Interactive. Ces enquêtes les aident à prendre des décisions stratégiques concernant, par exemple, la tarification ou le packaging. Notre responsabilité s’étend donc à l’ensemble de notre activité, qui se doit d’être irréprochable, non seulement publiquement, mais aussi et surtout pour nos clients qui nous observent et évaluent la pertinence de nos méthodes pour leurs propres besoins confidentiels.

M. le président Thomas Cazenave. Si les échantillons présentaient des biais importants ou des problèmes, y compris des comportements stratégiques des répondants, j’imagine que cela se refléterait dans vos résultats finaux, notamment dans les écarts entre les sondages et les résultats réels. Vous avez mentionné que ces écarts vous semblaient relativement faibles. Une question importante se pose : ces écarts ont-ils tendance à diminuer au fil du temps ? En d’autres termes, la qualité des sondages s’est-elle améliorée ces dernières années, notamment avec l’utilisation de nouvelles méthodes d’enquête par Internet ? Pouvez-vous mesurer cette évolution au sein de la profession et ainsi garantir un contrôle qualité final, en comparant vos résultats au vote effectif ?

M. François Miquet-Marty. Bien que je n’aie pas analysé toutes les élections depuis 1981, je peux vous donner des chiffres récents concernant l’écart moyen entre les derniers sondages et les résultats réels, candidat par candidat ou liste par liste. Pour l’élection présidentielle de 2022, cet écart était de 1,28. Pour les législatives de 2022, il était de 0,98. Les européennes de 2024 ont vu un écart de 0,41 et les législatives de 2024 de 0,86. Ces chiffres contrastent nettement avec ceux de la présidentielle de 1995, où les écarts pour les principaux candidats pouvaient atteindre 3 points. C’était une époque différente, avec des méthodes de sondage différentes. Nous partageons le sentiment de responsabilité évoqué par Jean-Daniel Lévy et la volonté d’amélioration constante. Les méthodologies en ligne actuelles sont plus pertinentes et efficaces que les enquêtes en face-à-face d’autrefois. À l’époque, pour interroger 1 000 personnes, nous mobilisions au moins une trentaine d’enquêteurs répartis sur le territoire métropolitain, chacun ne couvrant qu’une zone limitée. Aujourd’hui, le digital permet une dispersion bien meilleure, avec des outils de suivi plus performants. Ces évolutions constituent des garanties supplémentaires. Nous ne prétendons pas que tout est parfait, mais nous nous efforçons constamment d’améliorer nos méthodes. Il est clair que la situation ne s’est pas dégradée, bien au contraire.

M. Frédéric Micheau, directeur général adjoint et directeur du pôle opinion OpinionWay. Une étude américaine publiée en 2016 sur la base de 26 000 sondages portant sur plus de 300 élections dans 45 pays entre 1942 et 2016 montre un accroissement très net de la précision et de la fiabilité des sondages portant sur les intentions de vote. D’autres études scientifiques prouvent aussi que plus ces sondages sont réalisés à proximité du scrutin, plus ils gagnent en précision et en fiabilité.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous mentionnez un écart moyen de 1,28 % pour la dernière élection présidentielle, mais pour certains candidats, notamment Jean-Luc Mélenchon, les écarts sont nettement plus importants, allant de 4 à 6 points selon les instituts de sondage, ce qui dépasse largement les marges d’erreur habituelles. L’écart entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, qui étaient en lice pour la deuxième position, variait de 2 à 7 points. Ces écarts assez importants soulèvent des questions sur les impacts de vos méthodes.

En me fondant sur le dernier sondage public disponible sur le site de la Commission des sondages concernant les intentions de vote pour l’élection présidentielle, je constate que, pour Jean-Luc Mélenchon, l’échantillon brut de personnes se souvenant avoir voté pour lui était de 14,7 %, redressé à 21,5 %, ce qui reste inférieur à son score réel d’au moins 22 %. Le redressement est donc d’environ 7 points. Cependant, lorsqu’on examine la question sur le souhait de voir Jean-Luc Mélenchon candidat à la prochaine élection présidentielle, on passe de 15,2 % en brut à seulement 16 % après redressement. Je m’interroge sur les écarts observés entre les échantillons bruts et les résultats redressés pour certains candidats. Comment expliquez-vous que, pour certains, les échantillons bruts soient proches de la réalité, alors que pour d’autres, les redressements politiques semblent plus conséquents ? Je note en particulier un écart important pour un candidat spécifique, dont le résultat brut est déjà supérieur à l’échantillon initial. Pouvez-vous détailler la méthode de redressement politique ?

Vous avez mentionné précédemment que les déclarations de vote aux élections présidentielles antérieures sont de plus en plus précises grâce à Internet. Certains électorats ne sont-ils pas structurellement sous-représentés dans vos échantillons ? J’ai l’impression, en examinant plusieurs enquêtes, que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon ou plus largement de la gauche est systématiquement sous-représenté. Cela pourrait-il être lié à la structure des échantillons que vous êtes en mesure de fournir ?

M. le président Thomas Cazenave. La question centrale semble être : Jean-Luc Mélenchon a-t-il été sous-estimé ? Cette interrogation revient régulièrement dans les interventions du rapporteur et il est important que nous y apportions une réponse claire.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vais me concentrer sur les intentions de vote pour l’élection présidentielle de février 2022, soit deux mois avant le scrutin. Nous constatons une sous-estimation de Jean-Luc Mélenchon, une surestimation de Valérie Pécresse et d’Éric Zemmour, ainsi qu’une sous-estimation de Marine Le Pen par rapport à leur résultat final. En analysant les données sur une période prolongée, nous observons une relative stabilité suivie de variations importantes vers la fin, notamment pour Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Éric Zemmour et Valérie Pécresse. Les intentions de vote pour Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon augmentent fortement, tandis que celles pour Éric Zemmour et Valérie Pécresse chutent drastiquement. Comment expliquer des variations aussi importantes sur la fin de la campagne ? Estimez-vous que la publication de ces sondages peut influencer l’élection ? Cette question est cruciale pour nous, d’autant plus que des enquêtes sur les seconds choix potentiels des électeurs ont été menées pendant la campagne présidentielle.

Un sondage réalisé le 8 avril 2022, à quelques jours du scrutin, présentait des seconds choix et des potentiels hauts et bas si les électeurs changeaient de vote. Ces données montrent des écarts qui, s’ils étaient correctement estimés, pourraient modifier significativement les résultats. Les trois candidats en tête se retrouvent dans un mouchoir de poche. Cela ne pourrait-il pas dissuader certains électeurs de se rendre aux urnes ou les inciter à changer leur vote au dernier moment ? Si ces estimations étaient différentes, ne pourrait-on pas observer des changements de choix électoraux dans cette dernière ligne droite ?

M. Fédéric Dabi. Je suis très touché par la passion du rapporteur pour les sondages de l’Ifop. L’enquête que vous avez mentionnée n’est pas une enquête d’intentions de vote, mais une étude que nous menons régulièrement sur les souhaits et les pronostics pour les futurs candidats à la présidentielle de 2027. Cette élection sera marquée par un renouvellement, avec probablement pléthore de nouveaux candidats dans tous les blocs politiques. Il est donc intéressant de suivre les souhaits et les pronostics des électeurs.

Je rejoins les propos de François Miquet-Marty concernant le vote Fillon en 2017. Nous avons observé une sous-déclaration de ce dernier encore plus prononcée que celle du vote pour Jean-Luc Mélenchon, avec des résultats parfois à 10, 11 ou 12 %, pour des raisons que l’on peut imaginer. Quant à Marine Le Pen qui, dans cette enquête est légèrement sur-déclarée, de 2 points, et à Emmanuel Macron, qui est un peu sous-déclaré, cela reflète la perception des Français au moment de l’enquête concernant les candidats passés. Il faut noter que Jean-Luc Mélenchon, sans polémique, est l’homme politique le plus impopulaire dans nos baromètres avec Éric Zemmour. Sur les réseaux sociaux, notamment X, on a l’impression qu’Éric Zemmour et Jean‑Luc Mélenchon sont les plus populaires, alors que dans les enquêtes de popularité, ils sont plutôt en difficulté. Il est important de faire la distinction entre popularité et souhait de candidature. Par exemple, dans nos deux dernières enquêtes, Dominique de Villepin est l’homme politique le plus populaire, mais en termes de souhait de candidature, il est plutôt en retrait.

Concernant le score de Jean-Luc Mélenchon, il est important de noter que nos enquêtes se concentrent sur la France métropolitaine, excluant les territoires d’outre-mer et la Corse. Cette limitation géographique peut expliquer en partie la sous-estimation du score de Jean-Luc Mélenchon dans nos sondages. En effet, alors que nous l’estimions à environ 14,5 %, il a finalement obtenu 21 % des voix au niveau national et 22,2 % en incluant l’ensemble du territoire français. Cette sous-estimation récurrente dans les enquêtes pourrait refléter une difficulté à capter l’opinion publique concernant Jean-Luc Mélenchon. Dans notre dernière enquête, le souhait de sa candidature est passé de 15 % en données brutes à 16 % après redressement fondé sur le vote présidentiel. Il est intéressant de noter qu’une partie non négligeable des électeurs déclarés de Mélenchon en 2022 ne souhaite pas sa candidature pour la prochaine élection, probablement entre 30 et 40 %.

Concernant l’historique des estimations pour Jean-Luc Mélenchon, nos instituts ont généralement sous-estimé ses scores lors des trois dernières élections présidentielles. En 2012, nos dernières estimations étaient de 12,5 % à 13 %, alors qu’il a obtenu 11 %. En 2017, nos dernières mesures étaient plus précises, avec 18,5 % à 19 % pour un résultat final de 19,58 %. En 2022, nous l’avons effectivement estimé entre 17,5 % et 18 %, alors qu’il a finalement obtenu 21,95 % (21,5 % en France métropolitaine). Lors de la dernière élection, nous avons observé une forte poussée de Mélenchon dans les derniers jours que nous n’avons pas pu complètement intégrer dans nos estimations. Environ 15 à 18 % des électeurs se sont décidés dans la dernière journée, en partie du fait du « vote utile ». Pour les élections européennes, nos dernières estimations pour la liste conduite par Manon Aubry étaient de 9 % le vendredi et de 9,5 % le samedi, pour un résultat final de 9,8 %, ce qui montre une bonne précision.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ma préoccupation principale porte sur votre capacité à obtenir un échantillon brut représentatif de la réalité. Vous avez mentionné précédemment que certaines catégories sociales sont plus difficiles à inclure dans vos panels initiaux. Or il me semble que ce sont ces catégories qui sont susceptibles de voter davantage pour des candidats situés à gauche de l’échiquier politique, pas nécessairement le seul Jean-Luc Mélenchon.

Concernant le dernier sondage et la question du « vote utile », on constate que l’augmentation du vote Mélenchon à la fin ne semble pas se faire au détriment des autres candidats. Il s’agirait plutôt d’une mobilisation accrue d’un électorat qui n’avait pas été anticipée. Cela soulève également la question de l’estimation de la participation. Nous notons généralement une sous-estimation de la participation lorsque les sondages sont réalisés bien en amont de l’élection, ce qui est compréhensible. Les personnes sont moins enclines à affirmer leur intention de voter plusieurs mois avant l’échéance. Il semble que le niveau de participation estimé soit systématiquement plus faible que la réalité, et cette estimation ne fait pas l’objet d’un redressement. Or nous observons précisément un sursaut de participation qui se dirige particulièrement vers certaines options politiques.

M. le président Thomas Cazenave. Ce que nous observons sur le graphique présenté par le rapporteur résulte-t-il d’un rattrapage d’écarts mal perçus initialement ou bien s’agit-il d’une réelle évolution de l’opinion publique au cours des dernières semaines ou des derniers mois ?

M. Gaël Sliman, président d’Odoxa. Ce graphique est un outil similaire à l’agrégateur du Monde, qui calcule la moyenne des scores observés dans les intentions de vote par les différents instituts de sondage. Il existe un vrai malentendu concernant la précision des sondages. Nous constatons souvent un dialogue de sourds entre les sondeurs qui affirment une grande précision et la perception extérieure. Il faut noter que, ces dernières années, nous avons assisté à des échecs importants des sondages dans de grandes démocraties voisines, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne pour le Brexit. Cela contraste avec notre situation en France, où nous publions des sondages avec des écarts de 0,8 point sur les dernières intentions de vote, des scores précis pour les différents candidats et des prédictions correctes sur l’ordre d’arrivée et le vainqueur.

Il est donc crucial de comprendre ce que nous considérons comme une erreur. Vous avez présenté un sondage de notre confrère Harris Interactive datant de février, je crois. Vous vous demandez comment expliquer qu’un candidat estimé à 12 % finisse par obtenir 21,5 %. La réponse est simple : un sondage n’est pas un pronostic, mais une mesure à un instant « t » du rapport de force politique. Il y a une dynamique de campagne qui évolue au fil du temps.

Le graphique – et l’agrégateur du Monde est encore plus clair – dégage une tendance qui s’accélère vers la fin. Cependant, il apparaît qu’il n’y a vraisemblablement pas eu de problème dans l’évaluation du score de Jean-Luc Mélenchon par les instituts de sondage à un instant « t ». Si tel était le cas, ce phénomène s’observerait systématiquement lors de tous les scrutins, et on ne pourrait pas se réfugier derrière les courbes. De plus, ce ne serait pas uniquement l’électorat de La France insoumise, de la gauche radicale ou de Jean-Luc Mélenchon qui pâtirait de cette sous-estimation. Dans ce graphique, on observe également le phénomène inverse avec une dynamique négative pour Éric Zemmour et Valérie Pécresse. Si l’on s’arrête au dernier sondage publié, on constate que Valérie Pécresse et Éric Zemmour sont surestimés par rapport à leur résultat final, mais tous deux sont en baisse et cette tendance s’accentuera.

La question pertinente que vous soulevez est de savoir si cette évolution s’explique par un phénomène de dynamique. La réponse est oui, et vous avez raison de souligner que la captation des autres électorats de gauche n’explique qu’en partie la progression de Jean-Luc Mélenchon. Une autre explication réside dans la mobilisation d’électeurs initialement peu intéressés par le vote, mais qui, à l’approche de l’échéance et face à la perception d’une bonne campagne menée par Jean-Luc Mélenchon, décident finalement de participer au scrutin.

Cela nous amène à la question de l’influence des sondages sur la vie politique et le vote. Nous sommes souvent confrontés à des critiques contradictoires : d’une part, on nous reproche de nous tromper constamment, et d’autre part, on nous accuse d’annoncer à l’avance les résultats et donc de façonner l’opinion. Il est difficile de faire les deux simultanément, mais nous subissons ces deux reproches. De nombreuses études ont été menées sur les effets bandwagon ou underdog pour expliquer comment le candidat en tête dans les sondages est avantagé, tandis que celui qui est donné perdant est désavantagé. J’ai commencé ma carrière dans les sondages il y a très longtemps, notamment avec François Miquet-Marty. Nous avons travaillé ensemble à BVA lors de la présidentielle de 2002 et nous avons vécu en France un crash des sondages avec Jean-Marie Le Pen estimé au plus haut à 14 % au dernier moment. Depuis, dans l’évolution des pratiques de sondage, nous avons plutôt progressé que régressé, comme l’ont souligné mes collègues.

M. Brice Teinturier, directeur délégué d’Ipsos. L’accord observé entre les évolutions mesurées à partir d’un sondage réalisé un mois avant le scrutin et le résultat final est une excellente nouvelle pour la démocratie et pour vous, responsables politiques. Cela démontre qu’une campagne produit des effets et qu’il serait étonnant de simplement comparer un résultat d’un mois avant l’élection avec le résultat final pour conclure à un problème. Il est crucial de reconnaître que la campagne influence les comportements, ce qui est positif car cela prouve que les Français sont attentifs aux débats et peuvent modifier leur opinion en conséquence.

Chez Ipsos, nous avons mis en place depuis 2017 un panel au sens technique, c’est-à-dire un large échantillon initial d’électeurs que nous suivons dans le temps. Cette méthode présente l’avantage considérable de pouvoir mesurer précisément qui change d’avis et pourquoi, permettant ainsi de mieux comprendre les dynamiques de campagne. Nos outils visent à comprendre ce que pensent les Français et leurs motivations, au-delà de la simple prédiction. Ce panel, réalisé en collaboration avec le Cevipof et divers partenaires pour Le Monde, met en évidence l’extraordinaire fluidité de l’opinion publique durant une campagne, ce qui est une bonne nouvelle pour la démocratie, même si cela complique notre tâche. Les comportements électoraux ne se limitent pas aux changements de candidat. Certains électeurs peuvent passer de la certitude d’aller voter à l’hésitation, tandis que d’autres, initialement peu mobilisés, peuvent finalement décider de participer au scrutin.

Un résultat d’intention de vote est donc une combinaison de flux différents d’électeurs : certains se mobilisent alors que ce n’était pas le cas auparavant et d’autres changent de candidat. C’est ce solde qui constitue le chiffre que nous publions en termes d’intention de vote. Nous avons cherché à illustrer cette alchimie de mobilisation différentielle et de changement de candidat à travers le tableau que vous avez mentionné, montrant les potentiels de mobilité électorale. Fondé sur une hypothèse selon laquelle la moitié des électeurs déclarant pouvoir changer d’avis voteraient pour leur second choix, il vise à attirer l’attention sur la fluidité de l’électorat et à ne pas se focaliser uniquement sur le résultat électoral. Notre objectif est de fournir des clés de compréhension de la dynamique de campagne plutôt que de figer les résultats.

Concernant Jean-Luc Mélenchon, il est incontestable que, lors de cette élection présidentielle, les instituts ont sous-estimé son résultat final. Cependant, il faut noter que ce n’est pas le cas pour toutes les élections, les européennes ou les législatives ayant été plutôt bien prédites. Nous avions parfaitement identifié la tendance à l’augmentation continue de Jean‑Luc Mélenchon, comme vous l’aviez d’ailleurs noté dans certains de vos tweets, monsieur le rapporteur. Nous étions cependant en dessous du niveau final. Il faut prendre en compte la cristallisation de plus en plus tardive du vote. Dans de nombreux sondages, en France et dans le monde, entre 15 et 20 % des électeurs déclarent prendre leur décision le jour même du scrutin. Bien que l’on puisse penser que cela se distribuerait aléatoirement, ces décisions de dernière minute peuvent s’inscrire dans une dynamique de vote particulière, ce qui peut expliquer un écart entre les prévisions et le résultat final.

Notre métier consiste à essayer de fournir des clés de compréhension. Certes, nous cherchons à nous rapprocher du résultat final, mais notre objectif principal est d’éclairer le débat et d’objectiver certaines notions. La question de la fluidité des intentions de vote est centrale. C’est pourquoi nous utilisons ce panel, entre autres outils. Je pense que c’est utile dans une démocratie et pour les électeurs. Chacun peut ensuite faire le point, notamment sur l’influence supposée des sondages sur le comportement électoral, qui n’a jamais été démontrée mais qui reste un objet de croyance ou d’interprétation pas toujours fondé, mais chaque électeur peut décider de prendre en compte ou non ce que les enquêtes d’opinion et les sondages électoraux indiquent.

M. Jean-Daniel Lévy. Vous avez présenté un sondage de mon institut réalisé à trois mois de l’élection. Il est important de souligner que la vie politique n’est pas figée à deux mois d’une élection, quelle qu’elle soit. De nombreux éléments entrent en jeu. Cette enquête spécifique, si je ne me trompe pas, a été réalisée du 18 au 21 février, soit trois jours avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Or cet événement a eu des effets indéniables sur la campagne, que nous avons relevés dans toutes nos enquêtes ultérieures. Ces effets n’étaient pas nécessairement ceux attendus. Pour résumer, deux candidats présentés comme n’étant pas personnellement les plus critiques à l’égard de Vladimir Poutine ont progressé, à savoir Jean‑Luc Mélenchon et Marine Le Pen. En revanche, Éric Zemmour, perçu comme plutôt favorable à Poutine, a entamé une baisse notable. Il était mesuré à cette époque à 15 % et il a ensuite baissé de manière structurelle. Les dynamiques globales ont été correctement identifiées.

Le jour du scrutin, chez Harris Interactive, nous interrogeons 6 000 personnes inscrites sur les listes électorales. Cela nous permet non seulement de connaître leur comportement électoral mais aussi leurs motivations de vote et d’obtenir une sociologie électorale claire. Nous leur posons des questions supplémentaires, notamment sur le moment où elles ont arrêté leur choix, que ce soit pour aller voter ou pour choisir un candidat.

Le jour du premier tour de l’élection présidentielle de 2022, 20 % des électeurs nous ont déclaré avoir décidé au cours des derniers jours de se déplacer pour aller voter. Ce chiffre monte à 24 % pour l’électorat de Jean-Luc Mélenchon. Concernant le choix du candidat, 30 % des électeurs déclarent avoir arrêté leur décision dans les derniers jours, un pourcentage qui atteint 42 % pour l’électorat de Jean-Luc Mélenchon. Ces dynamiques et accélérations de dernière minute expliquent en partie les écarts entre les dernières mesures effectuées et le résultat réel, ainsi que les différences observées entre la mesure du vendredi et le résultat du dimanche.

M. Antoine Léaument, rapporteur. L’estimation des candidats de gauche, à part pour Jean-Luc Mélenchon, correspond à peu près au résultat final. Christiane Taubira n’était plus en lice à la fin, mais globalement, on est proche du résultat final. Yannick Jadot est donné à 5 %, mais finit à 4,63 %. Anne Hidalgo est donnée à 2 % et termine à 1,75 %. Fabien Roussel est peut-être un peu surévalué, car il est donné à 4 % pour un résultat final de 2,28 %. Nathalie Arthaud et Philippe Poutou sont à peu près à leur niveau final. Vous mesurez quasiment le bon résultat, sauf pour le candidat Mélenchon. J’ai l’impression qu’il s’agit d’une surmobilisation d’un électorat qui ne se sentait pas représenté ou pas dans le jeu. Par ailleurs, concernant l’intention d’aller voter au premier tour, on voit qu’elle est assez fortement sous-estimée pendant une longue période. Il est logique qu’en octobre 2021, nous soyons très en dessous du résultat final quand nous interrogeons des personnes sur leur intention de voter à l’élection présidentielle.

Essayez-vous de corriger cet écart de participation ? Plutôt que de laisser de côté ces résultats, ne pourriez-vous pas tenter de corriger les écarts de participation en sachant que la participation sera plus élevée à la fin ? J’ai l’impression que vous pouvez faire des redressements sur plusieurs aspects, mais que vous vous interdisez de toucher à la participation, alors que c’est précisément le facteur qui peut avoir le plus d’effets. Pourquoi ne pas redresser ces écarts de participation ? Quand on envisage une participation de personnes certaines d’aller voter à 59 % en octobre 2021, on sait pertinemment qu’une élection présidentielle avec 59 % de participation effective serait très inquiétante pour notre démocratie. Comment expliquez-vous que c’est peut-être l’élément sur lequel vous avez le plus de difficultés à mesurer ou à redresser ?

M. le président Thomas Cazenave. Pourquoi, dans un tel cas, ne procédez-vous pas à ce redressement, au risque d’avoir des résultats qui sont en écart avec ce que nous observons ici ?

M. Jean-Daniel Lévy. Nous nous efforçons collectivement de démontrer que la méthodologie générale de réalisation des enquêtes, quel que soit l’institut, repose sur des protocoles stricts. L’intervention humaine visant à modifier la nature des mesures en fonction d’hypothèses préconçues est quasiment inexistante, hormis dans le choix de la méthode de redressement. Il serait théoriquement possible de partir d’une hypothèse de participation électorale de 50-60 % pour une élection donnée et d’imaginer les conséquences d’une participation finale de 70-75 %, mais cela ne relève pas de notre pratique professionnelle actuelle. Nous ne pouvons pas préjuger à l’avance du taux de participation électorale ni des catégories spécifiques de population qui se déplaceront pour voter.

Une campagne électorale a généralement pour effet d’amener les personnes les moins politisées à s’intéresser au scrutin, à décider d’aller voter et finalement à choisir un candidat. L’évolution de la participation peut être mesurée, comme l’illustre l’exemple de la campagne référendaire sur le traité constitutionnel européen (TCE) en 2004-2005. Au début du débat, environ 60 % des Français étaient favorables au TCE et 40 % opposés, avec une anticipation de participation élevée. En mars 2005, le débat sur la directive Bolkestein a fondamentalement modifié la perception des enjeux du scrutin par les Français. En quelques semaines, nous avons observé une évolution considérable des intentions de vote, avec un gain de 14 points pour le vote « non ». Ce changement n’était pas tant dû à des Français ayant changé d’avis du jour au lendemain, mais plutôt à la mobilisation de catégories de population qui considéraient initialement qu’il n’y avait pas d’enjeu à se déplacer pour un scrutin apparemment institutionnel. Le débat est devenu politique, entraînant une augmentation de la participation électorale que personne n’aurait pu prévoir quelques semaines auparavant.

L’histoire électorale nous a réservé d’autres surprises. Au second tour de l’élection présidentielle, en 2017 et en 2022, nous avons constaté une baisse de la participation, phénomène inédit depuis 1969, ainsi qu’un nombre record de votes blancs et nuls. Ces processus électoraux ne s’étaient jamais produits auparavant.

Il est possible de construire des hypothèses, mais cela nous éloignerait de notre approche reposant sur des protocoles d’enquête empiriques. Notre méthodologie vise à appliquer des protocoles sans chercher à extrapoler les résultats, ce qui nous permet de rester dans le cadre de notre activité professionnelle.

M. Gaël Sliman. Nous avons observé des dynamiques de campagne qui peuvent se créer en faveur de l’un ou l’autre candidat. L’exemple de Jean-Luc Mélenchon lors de la dernière élection présidentielle illustre le cas d’un candidat bénéficiant d’un vote utile à gauche et d’une mobilisation accrue de certaines catégories de population. Les sondages ont potentiellement contribué à cette dynamique en montrant sa progression, alors que d’autres candidats de gauche stagnaient ou reculaient. Cependant, ce phénomène n’est pas systématique. En 1995, par exemple, la dynamique a été plutôt inverse : Édouard Balladur, donné favori, a vu Jacques Chirac se remobiliser. Cela nous ramène à la critique récurrente qui nous est faite concernant les erreurs des sondages réalisés longtemps avant les scrutins. Il est vrai que, jusqu’à récemment, le favori des sondages à neuf mois ou un an d’une élection finissait souvent par ne pas être élu, comme ce fut le cas pour Lionel Jospin ou Alain Juppé.

Ce qui importe dans les dynamiques de campagne, c’est que nous ne faisons pas de pronostics. Nous mesurons le rapport de force à un moment donné. Si l’élection présidentielle avait lieu le dimanche suivant, la participation serait probablement différente de celle d’une élection présidentielle classique, pour laquelle les gens ont eu le temps de se préparer, de lire les programmes et d’entendre les candidats en campagne. Notre rôle est de prendre des instantanés précis de la situation politique.

Mme Adelaïde Zulfikarpasic. Il est probable que les sondages, comme toute information diffusée dans le débat public, ont une influence sur le comportement électoral. Cependant, il n’existe pas de moyen de la mesurer précisément. Des chercheurs du Cevipof ont évoqué la nécessité d’expérimentations complexes, impliquant la mise à l’écart totale de certains citoyens des sondages et des médias, ce qui est difficilement réalisable. On peut émettre l’hypothèse que les sondages, comme toute information publique, peuvent influencer le scrutin en fonction de la manière dont les électeurs les interprètent, tout comme ils peuvent être influencés par leurs proches, les médias, les réseaux sociaux ou les discours politiques.

Les sondages présentent l’intérêt, selon la définition donnée par la Commission des sondages, d’objectiver les phénomènes et d’apporter un éclairage précis sur certaines questions, par opposition aux rumeurs ou aux supputations. Dans un contexte politique de campagne souvent polarisé, voire hystérisé, le sondage permet d’objectiver la réalité, notamment concernant les attentes des Français. C’est là un enjeu crucial des sondages : non seulement dépeindre les logiques politiques et électorales, mais aussi comprendre l’état d’esprit des Français, leurs attentes et leurs préoccupations.

L’enquête en elle-même est essentielle et participe au débat politique en apportant de l’objectivité. Cependant, ce qui peut être problématique, c’est l’utilisation qui en est faite par ceux qui commandent, commentent ou exploitent ces enquêtes, qu’il s’agisse de journalistes ou de politiques. Il est important de distinguer l’outil du sondage, réalisé selon des méthodes précises, de l’usage et du commentaire qui en sont faits, lesquels peuvent avoir sur le scrutin une influence potentiellement plus importante encore que l’enquête elle-même.

Mme Laure Salvaing, directrice générale France, Verian. On parle souvent de redressement des résultats ou des intentions de vote, mais il faut être vigilant : il s’agit d’un métier très technique, avec des protocoles extrêmement rigoureux. En réalité, nous redressons des échantillons et non des résultats. Il n’y a donc pas d’intervention humaine sur les résultats eux-mêmes. De la même manière que nous effectuons des redressements socio‑démographiques pour refléter la composition réelle de la population en termes de sexe, d’âge, etc., nous procédons à des redressements sur l’échantillon en fonction des votes passés et de ce qu’ils nous apprennent aujourd’hui. Cette précision est cruciale car elle permet d’éviter les fantasmes d’intervention humaine sur les données.

M. Manuel Bompard (LFI-NFP). L’objectif de cette commission d’enquête est d’examiner l’organisation des élections en France et notre échange avec vous vise à comprendre les éventuels impacts des sondages sur le processus électoral dans son ensemble. Ces impacts peuvent se manifester à différents niveaux, depuis la constitution des listes de candidats jusqu’au résultat du scrutin lui-même.

Concernant la participation, je n’ai pas été convaincu par la réponse donnée précédemment. Lorsqu’on observe l’évolution des estimations de participation sur une longue période, de 12 à 18 mois, on constate une sous-estimation significative à long terme par rapport aux derniers sondages. Or vous avez indiqué que ces estimations de participation sont prises en compte dans le calcul des intentions de vote. Vous pondérez les résultats en fonction de la probabilité déclarée d’aller voter, ce qui signifie que ce chiffre influence nécessairement le résultat d’intentions de vote présenté. Vous affirmez que ce n’est pas votre rôle de donner des estimations de participation, mais c’est pourtant ce que vous faites en utilisant un algorithme qui pondère les intentions de vote. Dans ce contexte, pourquoi ne proposez-vous pas différentes estimations de participation avec les résultats correspondants ? Cela permettrait une interprétation plus nuancée des données.

M. François Kraus. Concernant la participation, notre travail est très complexe. Aux élections régionales de 2021, le taux de participation au premier tour était de 33,3 % et nos estimations variaient entre 31,5 % et 33,5 %. Pour la présidentielle de 2022, au premier tour, le taux réel était de 76,2 % et nos estimations allaient de 73,5 % à 76 %. Au second tour, le taux était de 72 % et nous étions tous proches de ce chiffre. Aux européennes de 2024, le taux réel était de 51,5 % et nos estimations tournaient autour de 52-53 %. Enfin, aux législatives de 2024, le taux était de 66,7 % et nos estimations variaient entre 67,5 % et 69 %. Malgré la difficulté d’estimer la participation, nous nous efforçons tous d’être au plus près de la réalité.

M. Bruno Jeanbart, vice-président d’OpinionWay. Attend-on de nous que nous fassions des pronostics ? À cet effet, il existe d’autres outils comme les marchés prédictifs. Ou bien nous demande-t-on de réaliser des sondages ? Il faut rappeler que le sondage est un instantané au moment où il est réalisé. Les estimations de participation évoquées ici correspondent au moment de leur réalisation. La participation estimée en novembre n’est pas celle du jour du scrutin, et de même les intentions de vote évoluent. Nous ne pouvons pas corriger l’estimation de la participation au moment où nous la réalisons pour une raison simple : ces estimations déterminent les profils des personnes qui vont voter. Si nous décidions arbitrairement d’une participation différente, nous n’aurions pas le profil correspondant à cette nouvelle estimation. Notre métier n’est pas de faire des prévisions, mais de mesurer l’opinion au moment où nous réalisons l’enquête.

M. Bernard Sananès. Ce débat est légitime et nous y sommes souvent confrontés, y compris dans notre entourage. Lorsque vous voulez savoir si un film est bon, vous interrogez les personnes qui sortent de la salle, pas celles qui font la queue ou qui passent simplement devant le cinéma. De la même manière, nous interrogeons les personnes décidées à voter. Nous ne pouvons pas extrapoler à partir d’un taux de participation hypothétique élevé. Par exemple, lors des élections européennes de 2019, la participation a augmenté de façon inattendue dans les derniers jours, ce qui n’avait pas été correctement identifié. Il nous serait impossible d’affecter une prévision électorale à ces nouveaux électeurs. C’est pourquoi nous choisissons d’interroger les personnes décidées à voter, qu’elles en soient certaines, quasi certaines ou qu’elles pensent simplement aller voter.

M. Brice Teinturier. Monsieur Bompard, je comprends votre point : un an avant le scrutin, la mobilisation déclarée est inférieure à ce qu’elle sera. Cela pose-t-il un problème ? Pas plus que pour les intentions de vote mesurées un an avant, qui ne seront évidemment pas au niveau du scrutin final. Si nous voulions établir un système d’hypothèses pour extrapoler les résultats, par exemple en passant d’une participation mesurée de 55 % à une hypothèse de 70 %, nous serions dans des schémas d’extrapolation extrêmement difficiles à gérer sans créer encore plus d’imprécision ou de confusion. Cela reviendrait à attribuer des intentions à des électeurs qui nous disent aujourd’hui ne pas avoir l’intention de voter. Ce n’est pas notre métier. Nous travaillons sur des échantillons représentatifs avec ce que les gens déclarent.

À partir de quand peut-on considérer que ce que les personnes nous disent reflète réellement le corps électoral qui va voter ? Personne ne peut définir précisément ce moment. Nous sommes donc obligés de travailler avec un modèle qui estime ce que donnerait une participation au moment du sondage et ses effets sur les résultats. Nous redressons l’échantillon, pas la participation ou les candidats, mais cela a des effets sur les niveaux. Ensuite, nous suivons l’évolution jusqu’au dernier moment autorisé par la loi, le vendredi à minuit.

M. Manuel Bompard (LFI-Nupes). Je ne suggérais pas de prendre en compte les intentions de vote des personnes qui répondent 1 ou 2 sur 10 concernant leur certitude d’aller voter. Cependant, je constate que les méthodes varient selon les instituts. Certains ne prennent pas en compte les réponses de ceux qui indiquent 9 sur 10 pour leur certitude de voter. En faisant cela, vous faites une hypothèse sur la participation. Je sais que certains instituts prennent en compte les réponses 9 et 10 sur 10 et accordent plus de poids à ces réponses et moins aux autres. Mais le fait que certains instituts excluent les réponses 8 ou 9 sur 10 pose problème à mon sens, tant du point de vue de la fiabilité des intentions de vote calculées que de l’information donnée aux citoyens. En effet, si vous publiez une notice mentionnant un échantillon de 1 100 ou 1 200 personnes, mais que vous en retirez 40 % parce qu’elles ne sont pas certaines d’aller voter, vos intentions de vote sont en réalité calculées sur un échantillon de 600 ou 700 personnes. Les marges d’erreur présentées dans vos notices ne sont alors plus exactes, car elles correspondent à un échantillon de 1 200 personnes et non de 600 ou 700. Il faudrait vérifier si cette méthode ne déforme pas l’application de la loi encadrant les sondages.

Enfin, j’ai entendu deux choses qui me semblent contradictoires. Monsieur Lévy a affirmé qu’il n’y a aucune intervention manuelle, à l’exception du choix parmi différentes colonnes de redressement. Or Madame Salvaing, vous avez dit qu’il n’y a pas du tout d’interventions manuelles. Je voudrais savoir s’il y a ou non des interventions manuelles. S’il y en a pour choisir entre différentes colonnes de redressement, comment sont-elles constituées ? Sur quels paramètres ? Et comment sont-elles choisies ?

M. Gaël Sliman. Chaque institut communique à la Commission des sondages sa méthodologie et ses choix. Tous n’utilisent pas la même méthode pour évaluer les intentions de vote. Chez Odoxa, nous prenons en compte toutes les raisons, notamment l’antériorité par rapport au scrutin. Lorsqu’une personne déclare, plusieurs mois avant le scrutin, qu’elle ira « certainement » ou « probablement » voter, nous l’intégrons dans nos calculs. Si l’on examine l’ensemble des sondages publiés et les scores d’intentions de vote, on constate qu’il n’y a pas de différence significative entre les instituts, qu’ils utilisent une échelle de 9 sur 10, de 10 sur 10 ou qu’ils se fondent sur les réponses « certainement ». Nous avons expliqué à la Commission des sondages qu’à l’approche du scrutin, nous ne retenons que les personnes les plus susceptibles d’aller voter. Cependant, plusieurs mois avant l’élection, nous incluons un échantillon plus large. Il est important de noter que les écarts observés entre les instituts de sondage, notamment concernant Jean-Luc Mélenchon ou La France insoumise, ne s’expliquent pas par ces différences méthodologiques. Ces variations sont davantage liées à la dynamique des campagnes.

Le redressement des données est un processus mécanique et non une « bidouille ». Lorsque nous interrogeons un échantillon représentatif, nous veillons à respecter certains critères démographiques. Si, à la fin de l’enquête, nous constatons une sous-représentation d’un groupe, par exemple les femmes, nous appliquons un coefficient de redressement pour corriger ce biais. Le même principe s’applique pour les électeurs de Jean-Luc Mélenchon dans l’exemple du sondage Harris Interactive que vous avez mentionné. Si nous constatons une sous-représentation des électeurs mélenchonistes dans notre échantillon, nous appliquons un coefficient de redressement à chaque individu ayant déclaré avoir voté pour Mélenchon. Il s’appliquera ensuite à leurs intentions de vote futures, quel que soit le candidat choisi.

Il est crucial de comprendre que nous n’augmentons pas arbitrairement le score d’un candidat pour compenser une sous-estimation passée. Le processus est purement mathématique, sans intervention humaine subjective. Chaque institut de sondage peut en revanche choisir sa méthode de redressement, en combinant par exemple les résultats du second tour de la dernière élection présidentielle, la reconstitution du vote au premier tour, et éventuellement la dernière élection de référence. La Commission des sondages exige depuis quelques années une transparence totale sur ces méthodes et nous impose de maintenir la même approche tout au long d’une campagne électorale. La seule flexibilité qui nous est accordée concerne l’échantillon des votants probables : nous pouvons nous concentrer sur les électeurs les plus certains d’aller voter à l’approche du scrutin, alors que nous incluons un échantillon plus large plusieurs mois avant l’élection.

M. Brice Teinturier. Nous n’avons pas répondu à votre question sur les effets supposés ou réels des enquêtes publiées auprès des électeurs et leur mesure. Je ne sais pas si cela fait partie du cadre de notre discussion.

M. le président Thomas Cazenave. Tout d’abord, je veux rappeler que cette commission d’enquête porte sur l’organisation des élections et non sur une éventuelle sous‑estimation de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages électoraux ! Cependant, il est important que nos travaux abordent cette question : soit les sondages se trompent, soit ils ont un effet sur l’électorat. Il est difficile de soutenir ces deux positions simultanément.

Concernant les interrogations sur d’éventuelles interventions manuelles ou une sous-estimation de la participation, avec quelle intentionnalité ces actions seraient-elles menées ? La question fondamentale est de savoir si le métier de sondeur consiste à projeter l’image la plus fidèle possible de l’opinion publique à un instant « t » ou s’il y aurait un objectif caché. Je ne suis pas sondeur, mais je suppose que la qualité d’un institut de sondage se mesure à sa capacité à ne pas se tromper significativement par rapport au résultat final. C’est ce point qu’il faut éclaircir. Quelle serait l’intentionnalité d’un mauvais redressement, d’une mauvaise prise en compte de la participation, voire d’une manipulation manuelle derrière un redressement ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Mon intention n’est pas de remettre en question votre travail, qui suit une certaine logique. Mon intérêt porte sur un problème potentiel lié à la photographie que vous prenez à un instant « t ». Nous savons tous que cette image ne correspond pas nécessairement à la situation finale. Pour le législateur, les effets induits par cette photographie sont multiples et préoccupants.

En effet, elle établit des rapports de force qui ne sont pas définitifs, donnant une certaine perception des dynamiques électorales. Plus important encore, les commentaires médiatiques fondés sur vos sondages soulèvent des questions, qui feront partie de notre mission d’enquête. Présenter une image qui ne reflète pas la réalité finale peut avoir des conséquences concrètes, notamment sur le temps de parole accordé aux candidats à la télévision et sur le financement des campagnes électorales. Un candidat donné à un niveau plus faible que son résultat final pourrait, par exemple, rencontrer des difficultés pour obtenir des prêts bancaires.

Ces effets ont un impact réel sur la vie démocratique de notre pays. C’est pourquoi il est crucial pour nous de comprendre si les écarts entre vos projections et les résultats finaux peuvent poser des problèmes dans l’organisation des élections. Tel est l’objet de notre commission d’enquête et la raison pour laquelle nous vous auditionnons.

Vous avez mentionné qu’auparavant, vous aviez plus de latitude, mais que désormais la Commission des sondages vous impose d’avoir une colonne de redressement. Je me réfère aux propos de Pierre Weill, fondateur de l’institut Sofres, qui évoquait en 2011 dans Le Monde une « dose de pifomètre ». Je comprends la difficulté de constituer des échantillons représentatifs, particulièrement pour le suivi politique, en raison des sous-déclarations potentielles. Envoyez-vous à la Commission des sondages des notices expertes plus détaillées que celles rendues publiques sur le site de cette dernière ? Si oui, ces informations supplémentaires ne pourraient-elles pas être utiles aux médias pour une analyse plus approfondie des sondages, plutôt que de rester confidentielles ?

M. Jean-Daniel Lévy. La France dispose d’une Commission des sondages, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays, qui a pour mission d’expertiser et de valider la fiabilité des méthodologies employées. Elle peut émettre des commentaires, privés ou publics, pouvant entraîner une notification obligatoire dans le média ayant commandé le sondage. Nous lui envoyons effectivement une notice spécifique experte qui n’a pas vocation à être rendue publique. Cette dernière détaille notamment le choix du protocole d’enquête et de la colonne de redressement, qui varie selon les instituts. Le cadre de cette colonne de redressement est aujourd’hui plus strict qu’auparavant, suivant les instructions de la Commission des sondages. Désormais, nous devons en choisir une dès le début et nous ne pouvons plus la modifier au cours de la campagne. Nous devons expliquer les raisons de notre choix à la Commission, mais nous n’avons plus la possibilité de l’ajuster par la suite.

Nous disposons généralement de données brutes recueillies sur le terrain, de données redressées selon des critères socio-démographiques de l’Insee et d’une ou plusieurs échéances électorales passées. Nous prenons également en compte des facteurs tels que la certitude de vote et celle du choix des répondants. Toutes ces données sont transmises à la Commission des sondages avant publication. Elle valide ou invalide ensuite le protocole d’enquête. Ce contrôle a priori, avec un pouvoir de sanction, est une spécificité française parmi les pays occidentaux où les enquêtes d’opinion sont autorisées.

M. Fédéric Dabi. Le temps de parole n’est pas uniquement indexé sur les sondages, mais prend également en compte le nombre d’élus et les résultats des élections précédentes. Le poids des élections passées est peut-être plus important, notamment dans les médias non contrôlés où de nombreux partis politiques peuvent s’exprimer.

J’ai entendu à plusieurs reprises dire que le gagnant est toujours perdant un ou deux ans avant le vote. Cette incertitude est inhérente à toutes les élections présidentielles. Pour autant, François Mitterrand a été donné perdant dans un seul sondage entre 1986 et 1988, et Nicolas Sarkozy était à égalité au second tour dans un sondage au cours des années 2006 et 2007. Il est donc prématuré de décréter de manière péremptoire l’issue de l’élection de 2027. Nous sommes davantage dans une situation d’incertitude que face à des prédictions définitives.

M. Jean-Yves Dormagen, président de Cluster 17. Les sondages, en interrogeant des échantillons représentatifs de citoyens, jouent un rôle crucial dans la mesure du soutien aux candidats et dans l’évaluation de leurs chances de gagner une élection. Sans eux, qui déciderait de l’importance d’un candidat, de sa présence dans les médias ou de son accès aux financements ? En tant que démocrate, je considère que c’est un progrès. On observe d’ailleurs ce phénomène dans toutes les démocraties. Les sondages permettent de déterminer les attentes, les demandes et les opinions des citoyens sur divers sujets. Prenons l’exemple de la réforme des retraites : tous les sondages publiés montraient une opposition majoritaire des citoyens, constituant ainsi une contribution fondamentale au débat démocratique.

Les sondages sont aujourd’hui un acteur majeur et décisif du débat démocratique et de la connaissance de la volonté populaire. Historiquement, certains acteurs, notamment les journalistes et les faiseurs d’opinion, se sont opposés au développement des sondages, car ils se considéraient comme les porte-paroles de l’opinion publique. En tant que démocrate, je préfère que ce soient des échantillons représentatifs qui s’expriment.

La pluralité des instituts de sondage et la transparence de leurs méthodes sont à cet égard essentielles. En France, les notices sont publiées, la Commission des sondages joue son rôle et les données brutes et redressées sont accessibles. Les questions posées et l’ordre dans lequel elles sont posées sont systématiquement publiés. Tout cela constitue un progrès pour la démocratie. Vous-même, monsieur le rapporteur, pourriez bénéficier de ce système. Imaginez que votre parti ou vos candidats ne soient pas sondés : vous n’auriez peut-être pas le même accès aux médias, à la parole publique ou aux financements. En tant que membre de l’Association mondiale des sondeurs, j’ai pu constater qu’il existe une corrélation évidente entre la liberté de sonder et la démocratie. Dans les pays où les sondages sont interdits ou contrôlés, on observe généralement des déficits démocratiques. La liberté de sonder est comparable à la liberté de la presse : c’est un élément absolument capital d’une société démocratique qui fonctionne. Vous ne devriez donc pas regretter le rôle et l’apport des sondages dans le processus démocratique.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je ne regrette pas le rôle des sondages. Ce qui m’intéresse, c’est la précision et la transparence. Contrairement à ce que vous affirmez, je ne considère pas qu’il y ait une réelle transparence de la part des instituts de sondage. Certes, il peut y en avoir une auprès de la Commission des sondages, mais pour le grand public, la population française et même les médias qui commandent parfois ces sondages, elle fait défaut. Un point majeur de détermination reste opaque : le critère de redressement. De plus, la question se pose sur la création d’artefacts lorsqu’on interroge sur une élection présidentielle deux ou trois ans à l’avance, avec les réalités médiatiques et politiques que cela peut engendrer. C’est ce qui nous intéresse en tant que législateurs.

Dans le sondage que j’ai mentionné précédemment, ce qui m’interpellait, c’était la taille des échantillons : sur un échantillon initial de 1 200 personnes, on finissait avec seulement 600, soit une division par deux, ce qui pose question quant aux marges d’erreur. On y observe aussi une survalorisation de Marine Le Pen et une sous-valorisation de Jean-Luc Mélenchon. Cela produit des effets politiques non négligeables. On en vient à dire que Marine Le Pen va gagner l’élection présidentielle avec une quasi-certitude, tandis que Jean-Luc Mélenchon va la perdre. Ces représentations politiques peuvent avoir un impact majeur sur le débat public. C’est ce qui nous intéresse en tant que législateurs. Militant politique, je suis personnellement concerné puisque c’est mon candidat à l’élection présidentielle qui est sous-évalué, mais au-delà de cet aspect, une question majeure se pose pour nos concitoyens, et c’est ce point que je souhaite approfondir.

La place prépondérante des sondages dans les commentaires médiatiques peut occulter d’autres sujets importants. Ce n’est pas la faute des instituts de sondage, mais plutôt celle des médias qui commandent ces enquêtes. Cette focalisation sur les sondages tend à réduire le débat politique à une « course de petits chevaux », au détriment de questions programmatiques essentielles telles que le changement climatique, la sûreté, le pouvoir d’achat ou les retraites. Or les conséquences de cette approche peuvent être considérables pour la vie démocratique de notre pays. Par exemple, les tensions actuelles autour de l’âge de départ à la retraite sont en partie dues au fait que ce sujet n’a pas été suffisamment débattu lors de l’élection présidentielle. Il est crucial de réfléchir à ces enjeux : le fait que les résultats des sondages diffèrent significativement de la réalité finale peut avoir des impacts politiques majeurs.

M. le président Thomas Cazenave. Pour avancer dans notre réflexion sur la transparence, il est important de préciser qu’il n’est pas question d’interdire les sondages, mais plutôt de les rendre parfaitement transparents. Actuellement, vous transmettez certaines informations à la Commission des sondages, mais il semble y avoir des différences de pratiques entre les instituts quant au niveau d’information fourni. La question est de savoir si nous pouvons aller plus loin dans la transparence de l’information rendue publique dans le débat politique. Par exemple, serait-il envisageable de publier davantage d’éléments sur le site de la Commission des sondages, notamment les informations transmises pour le volet expert ? Y a‑t‑il parmi vous des instituts qui verraient des difficultés à accroître la transparence de ces informations ?

Mme Adelaïde Zulfikarpasic. Il est important de distinguer transparence et pédagogie. Le véritable enjeu n’est pas tant la transparence que la pédagogie qui accompagne les enquêtes. Nous pourrions parfaitement mettre à disposition du grand public toutes les informations transmises à la Commission des sondages, y compris les notices expertes qui sont très complètes. Nous répondons déjà tous à ces obligations de mise à disposition, que ce soit pour le questionnaire classique, le questionnaire des commanditaires, les pondérations ou pour les lignes de redressement. Cependant, la difficulté réside dans la compréhension de ces éléments par le grand public. Par exemple, il est crucial de comprendre que nous ne redressons pas les résultats ou les individus, mais les candidats. Il faut donc trouver un espace pour expliquer clairement le fonctionnement des sondages à chacun. En tant qu’enseignante, mon objectif est de former des citoyens éclairés. Bien que nos méthodes soient scientifiques, rigoureuses et précises, elles nécessitent du temps pour être expliquées. Nous sommes favorables à un partage avec le grand public, peut-être dans le cadre d’une éducation civique, mais il faut veiller à ne pas confondre transparence et pédagogie.

M. Bruno Jeanbart. Il est erroné de penser que les sondages réalisés deux ans avant une élection devraient correspondre aux résultats du jour du scrutin. Ce que nous mesurons deux ans avant une élection reflète la situation à ce moment-là et pas ce qui se passera deux ans plus tard. C’est précisément parce que nous vivons dans un pays démocratique que les choses évoluent au cours du temps. Le processus démocratique, notamment à travers la campagne électorale, entraîne des changements. Dans les pays autoritaires, en revanche, les sondages réalisés longtemps à l’avance correspondent souvent aux résultats finaux, ce qui n’est pas le cas dans les démocraties.

Je tiens à préciser qu’OpinionWay publie l’intégralité de sa notice, qui est accessible sur le site de la Commission des sondages. C’est une position personnelle de notre institut et nous ne voyons pas d’inconvénient à cette pratique. Nous comprenons les arguments de ceux qui considèrent que c’est un document complexe, difficile à comprendre sans explication ou pédagogie. Cependant, tout comme nous sommes divers dans nos méthodes de travail sur l’opinion publique, il peut y avoir des positions variées sur cette question de la transparence. Chaque position est légitime, mais nous estimons que la transparence totale est bénéfique.

Mme Laure Salvaing. Chez Verian, nous adoptons également une politique de transparence totale en publiant l’ensemble de nos données. Le public peut avoir accès à tout.

M. le président Thomas Cazenave. Qui parmi vous ne publie pas tout et pour qui tout publier poserait un problème ?

M. Brice Teinturier. Nous ne publions pas tout, mais nous remettons à la Commission des sondages absolument tout ce qu’elle exige et demande. La question se pose de savoir si, au nom de la transparence, nous ne risquons pas de créer une confusion supplémentaire. Cependant, nous sommes ouverts à une évolution sur ces questions de transparence.

Je me rappelle avoir réalisé avec Le Monde, en 2011, un grand article où nous avons montré et expliqué en détail ce qu’était un redressement. Nous avons tout ouvert et tout expliqué. Je pense que ce type de démarche doit être accompagné d’explications. Malgré nos efforts depuis trente ans pour expliquer que nous redressons l’échantillon, il semble persister des malentendus sur la rigueur de nos méthodes. Cela montre que la matière est assez technique et qu’il ne suffit peut-être pas de la diffuser telle quelle au nom de la transparence. Il faut l’accompagner d’explications. L’exemple de cette publication avec Le Monde est intéressant, mais force est de constater que cela n’a pas fondamentalement changé la perception du public.

M. Jean-François Doridot, directeur général public affairs France d’Ipsos. La première fois qu’OpinionWay a publié l’ensemble de ses redressements, j’étais plutôt réticent. Il faut comprendre que le brut est toujours moins bon que le redressé. Ce débat n’a pas évolué depuis trente ans, car on continue de parler de redressement comme s’il s’agissait d’une intervention un peu magique, voire douteuse. En réalité, un sondage doit être redressé. Si l’un de nos confrères envoyait un sondage électoral non redressé à la Commission des sondages, cela provoquerait une mise au point médiatique considérable. Ce débat autour du redressement est un peu étrange. Nous pouvons effectivement publier l’ensemble de nos redressements pour le grand public, ce qui n’a pas changé sa perception depuis un certain temps. Cela permettrait à certains médias ou politiques d’interpréter les résultats d’un sondage en disant : « Si on avait pris cette colonne, cela aurait fait un point de plus ou deux points de plus. » Cela a au moins le mérite de démystifier l’idée que ces redressements, qui sont absolument nécessaires, changent les résultats d’une intention de vote de trois ou quatre points. En réalité, cela ne modifie les résultats que d’un ou deux points au maximum.

M. Brice Teinturier. Pour poursuivre dans ce sens, lorsque l’Insee ou la statistique publique travaille, elle effectue des redressements. On ne demande heureusement pas à l’Insee de publier les résultats de ses enquêtes en brut et en redressé. Les résultats redressés sont simplement plus fiables et meilleurs. Je comprends qu’on nous demande de publier aussi des résultats que nous estimons moins bons et qui sont objectivement moins bons, mais je ne suis pas convaincu que cela serve le débat public. L’exemple d’OpinionWay a montré que cela ne desservait pas et que, contrairement à certaines craintes, cela ne nuisait pas non plus à notre métier.

Je voudrais prendre un exemple d’une intention louable de législateur qui aboutit parfois à des effets inverses : les marges d’erreur. Nous avons beaucoup travaillé avec de très gros échantillons, comme vous le savez, par exemple de 12 000 personnes. Si j’applique la marge d’erreur et si je publie, ce que nous faisons, puisque c’est une obligation légale, on pourrait dire que le résultat est fiable à 0,5 %. Mais je ne vais pas le dire dans les médias ou au public, car d’autres biais peuvent intervenir. On nous demande d’indiquer une marge d’erreur, ce qui est bien si l’intention est de faire de la pédagogie et de montrer aux gens qu’il faut prendre un peu de distance avec les résultats, mais si on applique strictement cette consigne pour de gros échantillons, cela pourrait avoir l’effet inverse, en sur-scientifisant le résultat d’une intention de vote par rapport à ce qu’elle est capable de dire. Il faut adopter une approche plus raisonnable sur ce qu’il faut interdire ou autoriser, et dans quelles conditions. Mais nous faisons confiance au législateur.

M. Jean-Daniel Lévy. Si nous avons une commission des sondages et qu’elle a une raison d’exister, elle a un rôle à jouer. Nous sommes dans un cadre où nous nous soumettons à la législation, nous respectons la loi, nous l’appliquons et nous nous en remettons à ce collège d’experts pour juger de l’application et de la recevabilité.

M. Stéphane Rambaud (RN). Je m’intéresse aux sondages depuis 1988, notamment par le biais des prévisions électorales, ayant été directeur départemental des Renseignements généraux pendant vingt-quatre ans, service qui n’existe plus. Je peux vous dire que vos sondages sont désormais notre base de travail, y compris pour les partis politiques et le gouvernement, puisqu’il n’y a plus de prévisions électorales des Renseignements généraux. Ce que vous faites est technique et nous fournit un outil. C’est ensuite à nous, politiques, de mener notre campagne en nous fondant sur ces outils. Les données que vous nous fournissez à deux ans ne sont évidemment pas les mêmes que celles fournies à deux mois d’une échéance, et c’est heureux car nous sommes en démocratie. C’est à nous d’adapter notre campagne électorale selon les prévisions et les sondages que vous nous donnez. Vos sondages des dernières années sont beaucoup plus précis que ceux des années 1990. Vous nous fournissez de bons outils, et c’est à nous de les utiliser.

M. Manuel Bompard (LFI-NFP). Il n’est pas pertinent de comparer un sondage réalisé dix-huit mois ou deux ans avant une élection à un sondage effectué juste avant le vote. Par définition, c’est impossible. En fait, rien ne nous permet de savoir si votre photographie à dix-huit mois ou à deux ans est juste ou non. On ne peut ni le confirmer ni l’infirmer. Toutes les études de comparaison que vous présentez ne peuvent comparer que des sondages réalisés juste avant le jour du scrutin avec le résultat réel. C’est pourquoi nous nous interrogeons sur l’impact que peut avoir quelque chose qui n’est ni vérifiable ni quantifiable.

Avez-vous envisagé de faire évoluer les indicateurs ou les informations sociologiques utilisés dans les méthodes de redressement ? Pour être plus clair, la société évolue. Les catégories sociales, parfois avec une grille utilisée aujourd’hui par l’Insee (employés, ouvriers, etc.), décrivent de moins en moins les comportements politiques. La littérature scientifique sur ce sujet est très précise. Or, par votre méthode de redressement, vous considérez par principe que, par exemple, un candidat qui aurait parmi son électorat une partie d’ouvriers et une partie de cadres. Lors de la constitution du panel, vous aurez probablement une surreprésentation des cadres par rapport aux ouvriers. Vous allez alors supposer que les cadres ayant voté pour un candidat spécifique conserveront le même comportement électoral, ce qui nécessitera un redressement. La même logique s’applique aux autres catégories. Je m’interroge sur la pertinence actuelle des catégories socio-professionnelles pour analyser les comportements politiques. Ne faudrait-il pas les faire évoluer pour obtenir des redressements plus précis ?

Par ailleurs, si votre échantillon ne capture que 60 % des électeurs d’un candidat au lieu de 100 %, vous effectuerez un redressement pour compenser cette sous-représentation. Cependant, si cette fraction de l’électorat n’est pas représentative de l’ensemble des électeurs de ce candidat au moment de l’élection, votre redressement risque d’amplifier l’erreur au lieu de la corriger. C’est pourquoi je vous demande si vous avez réfléchi à l’évolution de vos méthodes de redressement.

M. Gaël Sliman. Il existe une preuve que notre méthodologie est adaptée un an avant l’élection. En effet, c’est exactement le même outil qui fournit des résultats précis à deux jours du scrutin. Il n’y a aucune raison de penser que l’instrument qui donne une image fidèle à deux jours de l’élection ne serait pas fiable un an avant, en utilisant la même méthodologie. C’est le principe même qui a permis le développement des sondages, d’abord aux États-Unis, puis en France. Notre profession a cela de particulier qu’elle est soumise à une vérification immédiate : nous faisons des prédictions qui sont rapidement confrontées à la réalité électorale. C’est une forme de validation de notre métier.

Pour répondre à votre question, la preuve que notre outil n’est pas de la charlatanerie réside dans sa capacité à prédire correctement les résultats électoraux. Nous intégrons non seulement les scores de chaque candidat, mais aussi les dynamiques observées qui peuvent expliquer pourquoi un candidat a pu être sous-estimé tout en étant sur la bonne trajectoire.

Votre interrogation sur l’évolution des critères de représentativité est tout à fait pertinente. C’est une question que nous nous posons constamment, car ces critères ne sont pas immuables. Nous avons connu des erreurs significatives, comme en 2002 avec Jean-Marie Le Pen : les sondages n’avaient pas correctement estimé son niveau. Cela a suscité un choc important pour l’industrie des sondages en France.

Depuis, nous avons bénéficié du développement des études en ligne, qui permettent d’obtenir des réponses plus sincères. Par exemple, la réticence à avouer un vote pour Le Pen à un enquêteur est désormais largement atténuée dans les sondages en ligne. Nous avons également travaillé sur de nouvelles notions, comme l’importance croissante du territoire dans le comportement électoral, un facteur qui était moins pris en compte dans les années 1990.

Concernant la transparence, nous sommes favorables à ce que la Commission des sondages vérifie notre travail et que nous publiions toutes les informations requises. Cependant, nous estimons qu’une transparence totale sur tous les critères utilisés pourrait saturer l’information et créer de la confusion. De plus, pour des raisons commerciales, si nous découvrons un critère particulièrement pertinent, nous préférons le garder confidentiel. Parmi les critères clés, l’âge reste important, mais nous affinons notre analyse. Par exemple, au-delà de 65 ans, nous distinguons désormais des sous-catégories car les orientations politiques peuvent varier significativement entre 67 et 82 ans.

Chez Odoxa, nous publions toutes les informations légales, notamment sur les marges d’erreur statistique. Nous ne sommes pas partisans d’une transparence totale imposée à tous, car cela pourrait conduire chaque parti politique à contester les résultats en fonction de critères spécifiques, créant ainsi de la confusion.

M. Jean-Yves Dormagen. Le vote reste évidemment la seule certitude ; c’est pourquoi il est si crucial pour nous tous. Nos études sont publiées et largement commentées. Nous savons que notre crédibilité repose en grande partie sur ces sondages. Comme il a été mentionné, ils sont généralement précis, voire plus fiables que dans la plupart des autres démocraties. La France a une longue tradition en matière de sondages.

La meilleure garantie de fiabilité réside dans le pluralisme. J’ai été surpris d’entendre certains, lors des auditions, affirmer qu’il y aurait trop de sondages. Au contraire, la multiplicité des sondages permet justement de vérifier la validité des résultats produits. Lorsque plusieurs sondages sur la réforme des retraites, par exemple, donnent des résultats convergents, cela renforce la confiance dans ces données. Plus il y a d’instituts, plus ils sont divers, y compris dans leurs méthodes, plus la fiabilité est assurée. Je suis donc réticent à l’idée d’une réglementation trop rigide des méthodes. Je crois au contraire au pluralisme méthodologique, bien qu’il soit moins présent en France que dans d’autres pays. Il est important de permettre l’expérimentation et la recherche dans ce domaine qui reste avant tout scientifique.

Concernant la taille des échantillons, il faut comprendre qu’un agrégateur multiplie de fait la taille des échantillons. Lorsque dix instituts produisent dix études sur un sujet similaire, avec des échantillons de 1 000 à 1 500 personnes chacun, cela équivaut à interroger 20 000 individus. La convergence des résultats dans ce cas est un fort indicateur de fiabilité. Je suis convaincu, en tant qu’universitaire et en tant que sondeur, que le pluralisme et la multiplication des sondages constituent la meilleure protection contre d’éventuelles manipulations en matière d’études d’opinion. J’encourage d’ailleurs les universitaires à s’engager davantage dans la réalisation de sondages, comme c’est le cas dans d’autres pays. Plus il y aura de sondeurs et de recherches dans ce domaine, moins les manipulations seront possibles, bien que je pense qu’elles sont inexistantes en France.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je ne me suis pas positionné sur la question du nombre de sondages. J’ai simplement interrogé des chercheurs sur les effets potentiels d’une interdiction totale des sondages électoraux, sujet abordé lors de précédentes auditions. Ce qui m’intéresse, c’est l’impact sur le débat public. D’ailleurs, vos remarques sur les logiques territoriales et d’âge sont intéressantes. Quel critère est réellement pertinent entre le territoire et l’âge ? C’est une question à explorer.

J’ai également retenu votre observation sur la transparence accrue. Vous suggérez qu’elle pourrait amener les politiques à comparer les résultats selon différents critères de redressement. Je trouve cela positif pour le débat public. Savoir qu’avec d’autres critères de redressement on pourrait être plus haut ou plus bas m’intéresse. Vous avez mentionné qu’en fonction de la colonne de redressement, on peut obtenir un ou deux points de plus ou de moins, ce qui peut avoir un impact significatif sur les résultats.

L’article 2 de la loi de 1977, en particulier son deuxième alinéa, dispose qu’il faut mentionner le nom et la qualité du commanditaire du sondage, ainsi que ceux de l’acheteur s’il est différent. Le législateur cherchait probablement à assurer la transparence, pour éviter toute suspicion d’influence de la part du commanditaire. De manière très crue, est-il déjà arrivé que des médias commandant des sondages tentent d’orienter les résultats, par exemple en demandant un croisement spécifique des courbes entre certains candidats, comme Zemmour et Le Pen par exemple ?

M. Brice Teinturier. Je pratique ce métier depuis environ trente-cinq ans et je n’ai jamais été confronté à une telle situation de la part d’un média. Nous avons une éthique et une déontologie. Même si nous recevions ce type de demande ou des tentatives d’intimidation, nous n’y céderions pas, c’est certain. Un institut qui, pour satisfaire un média, manipulerait artificiellement les résultats serait immédiatement repéré comme divergent de ses confrères. Cela jetterait le doute sur la crédibilité de cet institut. A défaut de croire en notre déontologie, croyez en notre rationalité !

M. Antoine Léaument, rapporteur. Les résultats des sondages réalisés longtemps avant l’élection ne sont pas censés refléter l’issue finale. Dans ce cas, il est difficile de vérifier leur exactitude. Par exemple, si on observe la courbe, on constate que certains sondages ont montré un croisement entre deux candidats, évoquant une dynamique en faveur d’Éric Zemmour et un recul de Marine Le Pen. Il serait pertinent que les citoyens aient accès aux critères de redressement utilisés. J’ai délibérément formulé cette question de manière provocante, car si le législateur a exigé la transparence sur le commanditaire et le financeur du sondage, c’est en raison de soupçons potentiels. En octobre 2021, l’élection est encore lointaine. Le choix d’un critère particulier à ce moment-là, potentiellement plus intéressant d’un point de vue médiatique, pourrait soulever des questions quant à la sincérité du débat politique. Cela ne remet pas en cause vos outils, que vous décrivez comme scientifiquement établis, mais plutôt l’impact que cela peut avoir sur le débat public. C’est pourquoi cette question me semble importante.

M. Bruno Jeanbart. En trente ans de carrière dans ce métier, je n’ai comme Brice Teinturier jamais été confronté à une telle situation. De plus, je ne vois pas comment ces personnes pourraient procéder, car elles ne connaissent pas les aspects techniques de notre travail. Les médias nous commandent des sondages, discutent avec nous du sujet des enquêtes et peuvent éventuellement aborder les questions mais, pour le reste, la plupart ne savent pas comment un sondage est réellement élaboré.

Avec dix instituts travaillant sur des courbes très proches, il est statistiquement normal que certains instituts obtiennent un croisement entre elles. C’est inhérent au principe de la statistique, qui comporte une marge d’erreur et une incertitude. Vous aurez donc inévitablement des instituts qui placeront un candidat devant l’autre, et vice versa. La réponse réside dans le pluralisme. Si un seul institut présente un croisement de courbes alors que tous les autres montrent un écart important, ce sera immédiatement visible. Je peux vous assurer que les conséquences pour cet institut seraient extrêmement sévères.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Les médias qui commentent les sondages soulèvent un point intéressant, notamment concernant un institut de sondage, je pense en particulier à CSA, qui présente une spécificité : une forme d’intégration au sein d’un même groupe. On peut y trouver à la fois le journal qui commande le sondage, l’institut qui dépend du même groupe et les chaînes du même groupe qui commentent ensuite les résultats. Cela peut soulever des questions d’indépendance, puisque tout est réalisé au sein d’un même groupe. Une problématique similaire peut se poser pour Le Parisien et Les Échos, je crois, mais je ne suis pas sûr de l’institut concerné. La question porte sur cette forte intégration entre l’entité médiatique qui commentera le sondage, le sondeur lui-même et le commentaire médiatique produit in fine. Dans le cas de CSA et du groupe Bolloré, on sait que le président du groupe a des opinions politiques assez tranchées, pour le dire de manière euphémistique.

M. Yves Del Frate, président directeur général de CSA. CSA est une filiale à 100 % du groupe Havas. CSA ne réalise pas, c’est important de le préciser, de sondages électoraux, mais des études politiques, c’est-à-dire tout sondage publié, diffusé ou rendu public sur le territoire national portant sur des sujets liés de manière directe ou indirecte au débat électoral. Chez CSA, le politique dans cette définition représente 0,3 % du chiffre d’affaires et 3 % de celui du pôle Society. Nous ne faisons donc pas de sondages électoraux et nous appartenons au groupe Havas, qui n’est pas le groupe Bolloré dont vous parlez.

M. Arnaud Schmite, administrateur et représentant d’Havas. Le groupe Havas, est un groupe de communication. Son président-directeur général est Yannick Bolloré. Le groupe Havas est une société cotée en bourse. La question que vous posez est celle de l’indépendance des questions que nos clients diffusent dans leurs médias. Le processus d’élaboration des questions est assez simple : chaque semaine, nous proposons des questions aux médias et ce sont eux qui choisissent et déterminent la question finale. Si un média souhaite que nous modifiions la question ou introduisions un biais dans la question, c’est toujours l’institut CSA qui décide de la question à poser. Nous formulons nos questions de sorte qu’elles soient les plus simples et les plus compréhensibles possible pour les sondés.

M. Yves Del Frate. La seule pression exercée chez Havas concerne le résultat économique de l’entreprise CSA. Nous sommes en effet dans un groupe coté en bourse. Or, en bourse, c’est la performance économique qui prime. Notre mission est d’avoir une société rentable, de veiller au bien-être des salariés et au respect de la déontologie de notre métier d’études.

Mme Julie Gaillot, directrice du pôle Society de CSA. Nous collaborons avec nos partenaires médias comme avec n’importe quel client, en utilisant des échantillons représentatifs fondés sur la méthode des quotas. Le CSA dispose de son propre panel, ce qui nous permet un contrôle rigoureux des panélistes. Chaque semaine, nous recevons entre 100 et 200 demandes de nouveaux panélistes. Nous examinons attentivement leur profil et en éliminons environ 30, en nous appuyant sur des critères stricts pour éviter les inscriptions frauduleuses ou robotisées. Par exemple, nous supprimons les inscriptions massives à une heure précise, les adresses mail similaires ou les inscriptions provenant de la même adresse IP. Malgré ces précautions, nous ne pouvons pas totalement exclure les tentatives malveillantes. En moyenne, nous acceptons 150 nouveaux panélistes par semaine, soit environ 7 800 par an, ce qui représente 6 % de notre panel. Ainsi, ce dernier se renouvelle entièrement sur une période de quinze ans. Cette méthode nous permet de garantir la meilleure qualité possible pour nos clients médias, même si nous ne sommes pas infaillibles. Nous appliquons les mêmes protocoles d’enquête pour tous nos clients, en utilisant des échantillons représentatifs tirés de nos panels.

M. Frédéric Micheau. OpinionWay travaillait déjà avec Les Échos, avant qu’il devienne membre du groupe Les Échos-Le Parisien. Ce groupe a aussi d’autres prestataires : Le Parisien travaille notamment avec Ipsos et Les Échos avec Elabe. De plus, OpinionWay travaille avec d’autres médias, et pas seulement avec ceux de ce groupe. La déontologie est évidemment strictement respectée. Il est procédé à un audit de certification récurrent. Nous avons signé un code anti-corruption, conformément à une obligation légale. Nous respectons le pluralisme, la concurrence et la multiplicité des expressions, et nous sommes contrôlés par la Commission des sondages.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Concernant les sondages de sortie des urnes et les estimations à 20 heures, nous avons constaté en 2022 un écart entre le résultat initial et le résultat final, notamment dans la présentation du groupe TF1. France 2, quant à elle, a présenté un second tour qui s’est avéré correct, bien qu’il y ait eu un écart entre Marine Le Pen et Jean‑Luc Mélenchon. Ma préoccupation porte sur les effets potentiels de ces écarts. L’un des principaux risques identifiés par notre commission d’enquête concerne la confiance des Français dans la sincérité et la fiabilité du scrutin, notamment face aux menaces d’ingérence étrangère. Je m’interroge sur le risque que ces sondages, qui ne sont pas totalement fiables, puissent créer des difficultés en cas de second tour très serré. Si vous annonciez à la télévision un résultat quasiment certain à 90 % mais que celui-ci s’avérait différent, je crains que cela ne sème le doute chez les électeurs qui auraient vu ces résultats le soir même. En réalité, c’est vous, plus que le ministère de l’intérieur, qui annoncez le résultat de l’élection.

M. Bernard Sananès. Tout d’abord, à 20 heures, nous donnons des estimations s’appuyant sur les bulletins dépouillés. Les informations sont transmises directement, excluant toute possibilité de manipulation. Aucun d’entre nous ne prendrait le risque d’annoncer un résultat sans être certain de l’ordre d’arrivée. Lorsque nous avons communiqué ce résultat, nous étions convaincus que l’ordre ne pouvait plus être modifié. Ces estimations sont fiables et elles l’ont été pour chacun des scrutins que nous avons couverts ensemble.

M. Bruno Jeanbart. Si les législateurs s’inquiètent de ces questions, ils devraient éviter de mettre des bâtons dans les roues des instituts de sondage. La décision prise en 2016 de fermer les bureaux de vote à 19 heures pour l’élection présidentielle rend les résultats de 20 heures plus fragiles et évolutifs par rapport au résultat final. Ce sont des estimations. Si nous prenons le risque de les afficher en désignant les deux qualifiés pour le second tour, c’est que nous estimons l’écart statistique suffisant. Jusqu’à présent, il n’y a jamais eu de cas où les deux candidats annoncés comme qualifiés à 20 heures ne l’étaient finalement pas. Même lors d’élections très serrées, comme le référendum sur le traité de Maastricht, le résultat annoncé à 20 heures indiquait correctement la victoire du « oui ». Il n’y a donc jamais eu d’erreur. Les législateurs devraient aussi s’interroger sur les dispositions qu’ils prennent et qui fragilisent les estimations de 20 heures.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) (mercredi 2 avril 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous recevons aujourd’hui M. Jean‑Philippe Vachia, président depuis 2020 de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). Il est accompagné de M. Sébastien Audebert, secrétaire général de la Commission, et de M. Stéphane Gauvin, chef du service du contrôle et des affaires juridiques. Autorité indépendante créée en 1990, la CNCCFP a pour mission de contrôler les dépenses de campagne électorale et le respect des obligations comptables des partis politiques. Cette instance collégiale est composée de membres du Conseil d’État, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes.

Bien que le financement ne figure pas explicitement dans le périmètre de notre commission d’enquête, qui vise à examiner les conditions d’organisation des élections en France, il constitue une dimension essentielle de ce processus. Votre audition nous semble donc particulièrement pertinente, d’autant plus que vous avez récemment évoqué les conditions d’organisation des élections législatives anticipées en juin 2024.

Conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Philippe Vachia, M. Sébastien Audebert et M. Stéphane Gauvin prêtent serment).

M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). La CNCCFP vient d’achever un double cycle de contrôle des comptes de campagne. Sur les élections au Parlement européen, nous avons rendu nos décisions sur les 38 listes le 12 décembre dernier, dans le délai légal imparti. Nous avons également finalisé l’examen des 3 199 comptes de campagne des élections législatives, les dernières décisions concernant les circonscriptions des Français de l’étranger ayant été rendues récemment.

Face à la dissolution de l’Assemblée nationale, nous avons dû prendre des mesures rapides pour nous adapter, comme nous l’avions fait pour les élections européennes. Pour ces dernières, nous avons mis en place, pour la deuxième fois après l’élection présidentielle de 2022, un dépôt obligatoire des comptes numérisés sur notre plateforme Fin’pol. Cette procédure s’est déroulée sans encombre, à l’exception de deux absences de dépôt pour des candidats ayant obtenu très peu de voix et d’un dépôt hors délai.

Sur les trente-huit décisions rendues pour les élections européennes, nous avons prononcé sept rejets, principalement pour des candidats d’envergure minime. Les sept listes ayant obtenu plus de 3 % des suffrages, seuil de remboursement, ont pu bénéficier d’un remboursement partiel de leurs frais de campagne, après examen, avec, dans certains cas, modulation du montant.

Concernant les élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024, nous avons traité environ 3 200 dossiers. Le taux d’absence de dépôt ou de dépôt hors délai est conforme aux moyennes habituelles et nous avons prononcé 85 décisions de rejet.

Nos missions de contrôle des comptes de campagne et de vérification des comptes des partis politiques sont étroitement liées, notamment en raison de la participation des partis aux campagnes électorales, en particulier via l’octroi de prêts. Dans notre dernier rapport d’activité, nous avons formulé dix-huit propositions visant à améliorer le fonctionnement de la Commission. Elles seront reprises dans notre prochain rapport.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Concrètement, comment s’opère la montée en charge au moment des élections ? Quel est l’effectif habituel de la CNCCFP, sachant que vos missions couvrent à la fois le contrôle des élections et le financement des partis politiques ? Ces deux missions peuvent parfois se recouper, voire se chevaucher, notamment lorsqu’il s’agit de distinguer l’activité habituelle d’un parti politique de ses actions dans le cadre d’une élection. Plus précisément, combien de personnes travaillent habituellement à la CNCCFP et à combien s’élève cet effectif lors des élections européennes et législatives ? Comment répartissez-vous les différents dossiers ?

Cette question en amène une autre : les trésoriers des partis politiques ont parfois l’impression que les règles peuvent s’appliquer différemment selon les candidats ou qu’il existe une certaine ambiguïté. Comment expliquez-vous que des décisions puissent parfois sembler divergentes d’un dossier à l’autre ? Par exemple, lors des dernières élections législatives, le compte d’un candidat a été rejeté du fait d’une dépense personnelle supérieure au seuil de 10 %. En revanche, pour le compte d’une autre candidate dont le montant était monté très au-dessus de ce seuil par manque de connaissance, une règle forfaitaire a été appliquée et son compte a été validé moyennant un moindre remboursement. Pourquoi n’est-ce pas la même règle qui s’applique, alors que ces deux situations peuvent être considérées comme à peu près similaires ? Cela vient-il du fait que ce sont des personnes différentes qui peuvent traiter les dossiers ?

M. Jean-Philippe Vachia. La Commission est un collège de neuf membres et les 3 200 décisions ont fait l’objet de délibérations au cours de plusieurs dizaines de séances. Nous avons siégé sans discontinuer pendant plusieurs mois, parfois plusieurs fois par semaine, en examinant un par un les comptes. Le personnel permanent se compose de quarante-six personnes, quarante-sept avec moi, et nous nous appuyons, puisque notre activité est saisonnière en fonction de l’organisation des élections, sur du personnel temporaire représentant environ huit ou neuf équivalents temps plein, soit plus d’une vingtaine de personnes physiques qui sont des chargés de mission adjoints, ainsi que du personnel administratif de soutien. Nous disposons d’un service métier, le service du contrôle des affaires juridiques, que dirige M. Gauvin, et, au sein de ce service, un pôle élections comprend huit chargés de mission qui sont des agents de catégorie A instruisant les rapports et préparant leur présentation par un des membres de la commission. Nous disposons d’un vivier de deux cents rapporteurs qui sont des agents de la fonction publique ou des retraités de la fonction publique issus des administrations financières et des juridictions financières administratives. Ce sont eux qui procèdent à l’instruction de base des rapports. Ils se fondent non pas sur leur opinion personnelle, mais sur un guide du candidat et du mandataire, que vous pouvez trouver en ligne sur notre site Internet et que nous remettons à jour pour chaque élection, et sur un guide d’audit, qui définit l’ensemble des diligences attendues. Un rapport remonte à la commission, un contrôle qualité est effectué et ensuite l’un de mes collègues membre de la Commission, qu’on appelle rapporteur général, présente le compte devant la Commission. La tâche essentielle de celle-ci consiste à veiller à ce que chaque décision soit bien fondée, mais surtout à s’assurer de l’égalité de traitement des candidats dans des situations similaires.

En général, les paiements directs, c’est-à-dire hors mandataire financier, qui sont effectués soit par le candidat lui-même, soit par une personne X, Y ou Z sont acceptés à condition que ce soit pour de menues dépenses ne dépassant pas la double limite de 10 % des dépenses du compte et de 3 % du plafond fixé par l’article L. 52-11 du code électoral. En cas de dépassement, le rejet est systématique. Néanmoins, comme nous ne sommes pas sourds et aveugles, nous avons bien vu que la rapidité avec laquelle les électeurs ont été convoqués et les délais extrêmement durs pour les candidats et leurs mandataires pour obtenir l’ouverture d’un compte bancaire et la disposition de moyens de paiement créaient des circonstances exceptionnelles. Nous avons donc épluché tous les comptes pour savoir si, dans certains cas, nous pouvions admettre des dépassements ; nous y avons passé vraiment beaucoup de temps. Dans la majorité des cas de dépassement des plafonds, il y a eu rejet. Dans certains autres, une demi-douzaine peut-être, nous avons admis exceptionnellement un dépassement, lorsque nous avons eu la démonstration que le candidat avait fait toutes les diligences nécessaires pour ouvrir un compte. Évidemment, nous sommes faillibles, mais nous sommes organisés pour traiter de la même manière les candidats et nous avons veillé à appliquer les mêmes modulations ou réductions de remboursement aux situations similaires.

M. le président Thomas Cazenave. Considérez-vous que le cadre de financement des campagnes électorales est aujourd’hui un obstacle, ou non, au bon déroulement des élections ? Ce cadre est-il connu, vérifié, bien organisé ou y percevez-vous des éléments qui peuvent constituer un obstacle et qui mériteraient d’être réexaminés ? Dans le cas d’une campagne éclair, les candidats doivent très vite ouvrir un compte. Avez-vous noté plus de difficultés pour les candidats à obtenir ces ouvertures de compte que par le passé ou bien la situation est-elle à peu près stable dans le temps pour cette opération absolument indispensable à la bonne tenue des comptes de campagne ?

M. Jean-Philippe Vachia. Concernant le cadre de financement, il convient d’examiner si l’objectif d’équité, l’un des trois piliers avec la transparence et la moralisation qui fondent les lois de 1988 et 1990, est atteint par le plafond des dépenses et le niveau de remboursement actuels. Nos observations annuelles révèlent que le plafond des dépenses est rarement atteint, sauf dans quelques cas particuliers qui seront détaillés dans notre prochain rapport. Les candidats établissent généralement leur budget à un niveau nettement inférieur, principalement en fonction du remboursement potentiel de l’État. Deux variables influencent ce calcul : le montant des dons récoltés, qui reste modeste pour les élections législatives hormis outre-mer, et la part de financement assumée par le parti politique, qui peut varier considérablement.

Il existe une disparité évidente entre les candidats investis par les grands partis, qui bénéficient d’un soutien conséquent, et les candidats divers, qui rencontrent plus de difficultés. La tendance générale est à l’ajustement au niveau du remboursement, avec parfois des cas surprenants où les dépenses remboursables correspondent exactement au taux maximum de 47,5 %.

Nous constatons certaines failles dans le système, notamment liées à la coexistence des partis politiques. Ces derniers disposent de leurs propres ressources, comprenant l’aide publique, qui sera recalculée sur la base des résultats de ces élections, et les dons, qui peuvent atteindre des montants considérables, comme dans le cas du parti Reconquête. Les partis peuvent accorder des prêts ou des subventions aux candidats sur leurs fonds propres. Si les subventions ne posent pas de problème, les prêts soulèvent une question : ils augmentent l’apport personnel du candidat, lui donnant droit au remboursement de l’État ; puis le candidat rembourse le parti, qui récupère ainsi son investissement. Sans critiquer ce mécanisme, il est important d’en être conscient.

Concernant l’organisation financière de la campagne, un point crucial est la prise en compte de la période de financement de six mois qui précède le mois de l’élection. Il est impératif que les candidats désignent leur mandataire financier, personne physique ou association, le plus tôt possible pour éviter les risques de paiements directs. Bien que l’obligation légale ne soit que de déclarer le mandataire lors de la déclaration de candidature à la préfecture, une désignation tardive peut compliquer la gestion financière de la campagne.

L’ouverture du compte bancaire reste un sujet sensible. La majorité des candidats parvient à ouvrir un compte, parfois avec des délais excessifs, particulièrement problématiques dans le cas d’élections dont la période de financement est courte. En cas de difficulté, le candidat peut faire valoir son droit au compte auprès de la Banque de France ou solliciter l’intervention du médiateur du crédit. Nous déplorons les cas où, malgré la désignation d’un établissement par la Banque de France, celui-ci ne donne pas suite, ce qui est rarissime mais inacceptable. De plus, certains établissements facturent des frais exorbitants pour l’ouverture de compte, pratique que nous jugeons contestable. Enfin, l’obligation d’ouvrir un compte pour tout candidat, même sans recette ni dépense, pose problème. Cette exigence légale explique le rejet des comptes de quelques dizaines de petits candidats. Le législateur pourrait envisager un aménagement de cette obligation, pour simplifier le processus pour ces candidats.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Une loi de 2007 a introduit l’obligation d’intégrer dans les comptes des partis politiques les activités des organisations territoriales ou des entités proches de l’activité politique, notamment les think-tanks. Cette règle s’applique lorsqu’un think-tank ou une association est étroitement lié à un parti politique. Dans les élections à venir, et peut-être déjà dans certaines élections passées, comme une récente élection municipale, nous pouvons observer l’émergence d’organes se définissant comme think-tanks, médias ou associations. Ces entités, bien que n’étant pas directement liées à un parti politique, consacrent une part importante de leur activité à dénigrer un candidat ou à en soutenir un autre. Cette situation soulève une question fondamentale sur les règles de financement de la vie politique. Comment devons-nous appréhender ce phénomène ? D’une part, la question de la liberté de la presse se pose, mais d’autre part ces organisations risquent de constituer un moyen détourné de participer au financement d’une campagne électorale sans se soumettre aux règles de la CNCCFP. Pour illustrer mon propos, je me réfère à un article publié par L’Humanité le 19 juillet 2024. Cette problématique met en lumière une potentielle faille dans notre système de régulation du financement politique. Comment pouvons-nous garantir l’équité et la transparence face à ces nouvelles formes d’influence qui échappent au cadre traditionnel de contrôle ?

Je souhaite en particulier attirer votre attention sur le projet Périclès du milliardaire Pierre-Édouard Stérin. Doté d’un budget de 150 millions d’euros jusqu’en 2032, il vise trois objectifs principaux : la victoire idéologique, électorale et politique. Le volet électoral ambitionne d’influencer significativement les élections dans les deux prochaines années. Il prévoit d’identifier des scrutins prioritaires, de sélectionner et de former des candidats au « combat électoral » et de leur fournir un arsenal complet d’outils : big data, médias, ressources humaines et financements. Un point particulièrement préoccupant est l’objectif affiché de permettre au Rassemblement national (RN) de capitaliser sur ses récents succès électoraux pour remporter les élections municipales de 2026. Selon un document interne révélé par le journal L’Humanité, ce projet a reçu l’aval de la direction et de l’état-major du RN lors de ses universités d’été 2023. Il prévoit également d’établir des partenariats médiatiques. Cette stratégie soulève de sérieuses questions quant à l’indépendance et à la liberté de la presse, remettant en cause son rôle de contre-pouvoir face aux intérêts politiques et financiers. Je suis profondément choqué par ces révélations. Elles mettent en lumière non seulement la volonté de personnes fortunées d’influencer le processus démocratique, mais aussi l’acceptation de ces pratiques par la direction d’un parti politique majeur.

Quels sont les moyens à votre disposition pour contrôler de telles pratiques ? Estimez-vous nécessaire d’intervenir ? Disposez-vous des outils d’enquête adéquats ou le législateur devrait-il vous en octroyer de nouveaux ? Il me semble primordial que votre commission se penche sur la question de l’influence de l’argent dans les élections, particulièrement lorsque celui-ci n’est pas comptabilisé dans les comptes des campagnes officielles. Votre expertise est essentielle pour aborder cette problématique qui menace l’intégrité de notre processus démocratique.

M. Jean-Philippe Vachia. Nous sommes effectivement au fait du projet que vous évoquez. Il convient de rappeler que seuls les partis politiques régis par la loi de 1988, c’est-à-dire ceux dont le mandataire est agréé par la Commission ou qui ont déclaré un mandataire financier, sont autorisés à participer en tant que personnes morales au financement des élections. Depuis 2017, nous intégrons dans les comptes d’ensemble des partis politiques l’ensemble des organisations territoriales, au sens large. Cette disposition est cruciale, car elle permet aux structures locales de contribuer au financement d’un candidat local.

Concernant la problématique que vous soulevez, il est essentiel de distinguer plusieurs aspects. Lorsqu’une personne morale autre qu’un parti politique intervient dans une élection, nous devons différencier les organes d’information relevant de la liberté de la presse écrite, qui jouissent d’une liberté éditoriale totale, des autres formes d’intervention. Toutefois, si un organe de presse se transformait en un outil de propagande permanent distribué au profit d’un candidat, la situation serait différente.

Pour l’audiovisuel, nous considérons qu’il appartient à l’Arcom de veiller au respect des règles d’équité ou d’égalité d’accès au temps de parole pendant les campagnes électorales. Néanmoins, si nous constations qu’un média audiovisuel apportait une aide effective dépassant le cadre éditorial à un candidat, nous le considérerions comme un soutien apporté par l’organe au candidat. L’une de nos douze décisions concernant la campagne de 2022 illustre ce type de situation.

Une difficulté majeure réside dans l’interprétation de l’article L. 52-12 du code électoral. Celui-ci dispose que doivent figurer dans le compte de campagne les dépenses engagées par le candidat ou pour son compte, ainsi que celles engagées par un tiers avec l’accord du candidat. Cette formulation pose problème face à des organisations qui, à l’instar des Political Action Committees (PAC) américains, peuvent mener des campagnes orientées soutenant de facto un candidat ou un parti politique sans accord explicite.

Nous sommes particulièrement préoccupés par les risques liés aux campagnes menées sur les réseaux sociaux, via des influenceurs, sans parler des potentielles ingérences étrangères. Une interprétation trop littérale du code électoral pourrait nous empêcher d’agir efficacement face à ces nouvelles formes d’influence électorale. En tant que législateur, vous pourriez vous saisir de cette question, notamment concernant les campagnes négatives ou de dénigrement suffisamment habiles pour ne pas apparaître comme un soutien direct à un candidat. C’est un sujet complexe qui risque de devenir crucial pour les élections municipales à venir et certainement pour la présidentielle de 2027.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Au-delà de la victoire électorale, le document révélé par L’Humanité évoque une stratégie de victoire idéologique. Celle-ci vise à imposer certains thèmes et à en maîtriser la fenêtre d’Overton, c’est-à-dire les limites du discours acceptable. Elle prévoit également de discréditer les idées adverses par divers moyens : réalité des faits, chiffres, dénigrement, procès, y compris via des structures juridiques financées à cet effet. Certains protagonistes de cette stratégie bénéficient d’ailleurs d’une présence médiatique régulière sur certaines chaînes de télévision. Nous avons donc sous les yeux un véritable plan de bataille détaillé : achat de think-tanks, influence sur les élections, etc. La question cruciale qui se pose est : comment prévenir ce type d’ingérence, non pas étrangère, mais économique dans le processus électoral ? Le législateur s’est efforcé depuis des années de protéger l’intégrité des élections contre l’influence financière. L’objectif était d’éviter qu’une propagande électorale massive, financée par des acteurs fortunés, puisse indûment influencer l’opinion publique et, par conséquent, les décisions économiques qui en découlent. Face à cette situation clairement annoncée, quelles mesures préconisez-vous ? Comment le législateur peut-il renforcer la protection de notre démocratie contre ces influences financières ? Faut-il vous octroyer davantage de moyens de contrôle ? Devons-nous instaurer des règles de contrôle plus strictes sur ce type de fonctionnement ?

Comment pouvons-nous contrer l’influence de ces PAC, dont la perversité réside dans leur action subtile ? Au-delà du simple soutien à un candidat, ils visent à implanter certaines idées dans la société, à promouvoir des thèmes spécifiques. Le document mentionne même l’utilisation d’instituts de sondage et de baromètres monothématiques sur des sujets clivants tels que « islam et insécurité » ou « immigration et extrême-gauche ». On constate clairement une tentative d’utiliser le pouvoir financier pour créer des divisions au sein de la société et cibler des adversaires politiques. Il me semble que le devoir du législateur est de protéger notre démocratie contre cette influence financière. Avez-vous des recommandations spécifiques concernant des modifications législatives à apporter pour prendre en compte ce risque d’influence sur les élections ?

Enfin, le document en question présente un état des lieux des « relations de confiance ». Il y est mentionné que des responsables de Reconquête et les deux principales figures du RN, Marine Le Pen et Jordan Bardella, sont classés dans la catégorie « relations de confiance/influence réelle ». D’autres responsables politiques, comme MM. Ciotti et Wauquiez, sont classés dans la catégorie « relations actives, mais pas de réelle influence ». Cela signifie que des élus de la République participent déjà à ce projet Périclès. Comment la CNCCFP envisage-t-elle le contrôle de ce type de projet ?

M. Jean-Philippe Vachia. Je ne connais ce projet que par les articles de presse publiés à son sujet. Il me semble que ses concepteurs n’ont pas une connaissance approfondie de la législation française sur les campagnes électorales et le financement des partis politiques. J’ai même l’impression qu’ils l’ont totalement ignorée, se projetant dans un contexte anglo-saxon, voire spécifiquement américain.

Il est crucial de rappeler que les partis politiques en France sont soumis à des restrictions strictes concernant leurs sources de financement. Ils ne peuvent compter que sur l’aide publique, les dons des personnes physiques   ̶ les dons des personnes morales étant interdits depuis 1995, contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne –, ainsi que sur des prêts de personnes physiques et des prêts bancaires. Je tiens à souligner que les prêts de personnes physiques constituent une préoccupation constante pour nous. Ils peuvent atteindre des montants considérables, parfois plusieurs centaines de milliers d’euros, et nos capacités de vérification de l’origine de ces fonds sont limitées. Nous souhaitons que nos pouvoirs soient renforcés dans ce domaine, car je ne peux garantir l’absence d’intermédiaires derrière ces prêts, malgré les règles anti-blanchiment appliquées par les établissements bancaires.

Il faut être clair : la législation actuelle n’a absolument pas été conçue pour faire face au scénario que vous décrivez. C’est même l’inverse. L’article L. 52-12 du code électoral sur les dépenses de campagne devant figurer obligatoirement avec l’accord au moins tacite du candidat a été rendu plus restrictif par rapport à sa version initiale, allant ainsi à l’encontre de ce qui aurait été nécessaire.

Le problème ne se limite pas aux moyens de contrôle, mais concerne également notre légitimité à interroger ces nouveaux types de financement, sauf si nous parvenons à prouver qu’un candidat a explicitement donné son accord à une opération de soutien spécifique. Prenons l’exemple d’un candidat invité dans une émission de télévision où, contrairement à la règle générale d’équité du temps de parole, il bénéficierait d’une exposition exclusive, avec un animateur lui apportant un soutien manifeste tout en discréditant son adversaire. Dans ce cas précis, la présence du candidat dans l’émission pourrait être un élément à considérer, bien que ce type de situation soit rare.

Concernant les think-tanks menant des campagnes de dénigrement ou des campagnes négatives, il faut admettre que la législation actuelle ne les prend pas clairement en compte. Il est important de noter que la publicité électorale est interdite pendant une période de six mois correspondant à la période de financement. Si de telles campagnes apparaissaient, notamment via des influenceurs rémunérés, et qu’elles s’apparentaient à de la publicité, nous chercherions à déterminer s’il y a eu un accord implicite du candidat. Cependant, cela nécessiterait des moyens de contrôle supplémentaires, que nous évoquons dans notre rapport d’activité.

En conclusion, il s’agit d’un sujet extrêmement complexe qui représente effectivement l’un des risques majeurs pour les années à venir.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Dans la période des six mois précédant une élection, durant laquelle les dépenses sont intégrées au compte de campagne, notamment dans la catégorie « publicité sur Internet », un scénario problématique pourrait se présenter. Une puissance financière pourrait rémunérer un influenceur bien avant cette période de six mois, rendant difficile la traçabilité de ces fonds. Le contrat pourrait stipuler que l’influenceur fasse de la propagande électorale dans les deux mois précédant l’élection. Cela pourrait alors apparaître comme une simple expression d’opinion politique personnelle, plutôt que comme une participation déguisée au financement électoral. Il est crucial de distinguer entre un avis personnel légitime – je suis favorable à la participation des influenceurs à la vie démocratique de notre pays – et un financement occulte. La difficulté réside dans l’impossibilité de tracer ces transactions et d’interroger les personnes susceptibles d’avoir un impact significatif sur l’élection.

Prenons un exemple concret : si un influenceur très suivi exprime son soutien à un candidat ou dénigre un autre, avez-vous la capacité, dans le cadre juridique actuel, d’interroger cette personne et de remonter dans le temps pour examiner d’éventuels contrats ?

M. Jean-Philippe Vachia. Nous ne disposons pas de cette capacité. En effet, nous n’avons aucun droit de communication sur les fournisseurs ou les prestataires de services des candidats, ce qui constitue une limitation considérable pour mener ce type d’enquête. Face à un influenceur faisant campagne pour un candidat spécifique, notre seule option consiste à interroger le candidat lui-même. Nous lui demandons alors de prouver que l’influenceur agit de son propre chef et n’a pas conclu de contrat publicitaire, ce qui serait prohibé. Sous ma présidence, la Commission, confrontée à de telles situations, a adopté la pratique de demander aux candidats des attestations sur l’honneur certifiant qu’ils n’ont pas eu recours à de telles pratiques. Bien que la valeur de ces attestations soit relative, elles représentent actuellement notre seul moyen d’action.

M. le président Thomas Cazenave. Cette méthode s’apparente aux attestations que vous exigez concernant les prêts de salles.

M. Antoine Léaument, rapporteur. L’intégration d’un think-tank dans les comptes consolidés, notamment les comptes d’ensemble des partis politiques, ne pourrait-elle pas être un moyen détourné d’obtenir des financements ? En incorporant un think-tank dans le compte d’ensemble d’un parti politique, ne serait-il pas possible de contourner les règles de financement en faisant transiter des fonds par le think-tank avant qu’ils alimentent le parti ? Je m’interroge sur la faisabilité d’un tel scénario.

M. Jean-Philippe Vachia. Votre question est pertinente. Dans les comptes d’ensemble des partis politiques, nous intégrons les organisations territoriales, les instituts de formation et éventuellement les organes de presse. A priori, les think-tanks n’y figurent pas, du moins pas sous cette dénomination. Je tiens à souligner que le financement d’un think-tank par des sociétés ou des milliardaires est strictement interdit. C’est un point que nous examinons attentivement. Cependant, nous sommes confrontés à une limitation importante : pour les élections présidentielles et européennes, nous disposons d’une annexe par parti politique dans le compte de campagne, détaillant l’ensemble des recettes et dépenses liées à la campagne, avec les justificatifs correspondants. Néanmoins, nous n’avons pas le pouvoir de vérifier la comptabilité du parti pendant l’année considérée pour nous assurer de l’absence de telles pratiques.

Prenons l’exemple de l’élection présidentielle de 2022 : nous avons reçu cette annexe avec les comptes déposés à l’été 2022 et rendu nos décisions fin 2022. Cependant, nous n’avons reçu les comptes des partis politiques pour l’année 2022 que le 30 juin 2023. De plus, ils se limitent aux états sociaux (compte de résultat, bilan et annexes) sans inclure l’ensemble des pièces justificatives des recettes et dépenses.

Notre pouvoir de contrôle sur les comptes des partis politiques est limité. Nous pouvons vérifier la licéité des recettes, mais pas l’ensemble des dépenses, hormis celles consacrées aux campagnes électorales. Si ces dépenses ne nous sont pas déclarées, nous n’avons pas les moyens de les contrôler, sauf à les suspecter. C’est précisément ce pouvoir de contrôle étendu que nous réclamons depuis des années.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Votre réponse soulève effectivement la question de l’indépendance des partis politiques et de leur liberté d’utilisation des dépenses. Je comprends la logique qui voudrait un contrôle des dépenses, mais l’aspect le plus crucial concerne les recettes. Si un parti politique décide de ses dépenses, cela ne me choque pas qu’il jouisse d’une certaine liberté à cet égard. C’est une forme de liberté démocratique des partis. En revanche, dès lors que des règles sont établies concernant le financement des partis politiques, il est impératif qu’il n’existe aucun moyen de les contourner, y compris par des mécanismes censés renforcer le contrôle. C’est pourquoi j’évoque les modifications apportées par la loi de 2017 et les règlements de 2018. Si, par le biais d’une structure rattachée au compte du parti politique, on parvient à financer indirectement le parti, cela pose un problème sérieux.

Si je comprends bien votre explication, vous n’avez pas la possibilité de contrôler les recettes de la structure intégrée au compte d’ensemble du parti politique.

M. Jean-Philippe Vachia. Dans les comptes d’ensemble, nous avons accès à la totalité des recettes du parti et de ses entités satellites. Nous examinons attentivement les différentes catégories de ressources, qui comprennent principalement l’aide publique, les dons, les prêts de personnes physiques – bien que l’on puisse débattre de leur classification en tant que ressources – et éventuellement les contributions d’autres partis. Il existe également des ressources généralement minoritaires, voire marginales, telles que les produits de colloques, les inscriptions ou les ventes de journaux. Nous avons connaissance des montants que ces ressources représentent, ce qui nous permet d’exercer un certain contrôle.

Je ne considère pas que le scénario que vous évoquez, à savoir un think-tank s’inscrivant dans un parti pour financer des élections, représente un risque majeur. Une telle manœuvre serait, à mon avis, trop visible pour être mise en œuvre discrètement. Je ne pense pas que ce soit un véritable sujet de préoccupation dans la pratique.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Concernant le financement des partis et des élections, ainsi que la participation indirecte au financement, vous avez évoqué précédemment un manque de moyens de contrôle technique, notamment pour la traçabilité des fonds dans le cadre des prêts de personnes physiques. Collaborez-vous avec d’autres structures étatiques, telles que Tracfin ?

M. Jean-Philippe Vachia. Effectivement, lorsque nous avons des doutes, nous saisissons régulièrement Tracfin, comme nous l’avons fait récemment. Nous souhaiterions pouvoir demander des informations sur certains donateurs ou prêteurs, car la problématique que j’ai soulevée pour les prêteurs s’applique également aux donateurs potentiels. Il faut noter que si les dons sont plafonnés à 4 600 euros par élection et à 7 500 euros par an pour les partis, les prêts de personnes physiques, eux, ne sont pas limités et peuvent atteindre 400 000 euros pour un parti. Tracfin est tout à fait disposé à nous fournir ces éléments, mais la loi doit le permettre. Je crois savoir qu’un texte de loi est actuellement en discussion. C’est une excellente proposition, car elle prévoit notamment que la liste des organismes auxquels Tracfin peut adresser des informations soit fixée par arrêté ministériel. Cela simplifierait considérablement les choses et nous permettrait d’obtenir ces informations lorsque nous avons des doutes.

Nous souhaiterions également avoir accès au fichier Ficoba des détenteurs de comptes. Pour la grande majorité des prêts, qui sont de petits montants, la question ne se pose pas vraiment. Cependant, lorsqu’il s’agit de prêts de plusieurs centaines de milliers d’euros, nous commençons à nous interroger sur l’origine de ces fonds.

M. le président Thomas Cazenave. La proposition de loi sur la lutte contre toutes les fraudes, à laquelle La France insoumise s’est opposée en commission mais sur laquelle elle s’est plus raisonnablement abstenue en séance publique, comporte des dispositions importantes, notamment celle permettant à Tracfin de diffuser plus facilement des informations via une liste arrêtée. Le partage d’informations entre administrations est crucial dans la lutte contre la fraude en général et la criminalité.

J’entends l’argument du rapporteur sur la nécessité de garantir une certaine liberté dans l’utilisation des fonds par les partis. Cependant, dans le cloisonnement recettes/dépenses, une sous-estimation des dépenses peut constituer une forme de recette indirecte. Prenons l’exemple d’un parti politique hébergé dans des locaux dont le loyer serait sous-évalué : cette sous‑évaluation représenterait en réalité une recette indirecte.

Je souhaite comprendre précisément votre demande concernant le volet dépenses. Cherchez-vous à identifier ce type de situations ? Par exemple, si un parti déclare une dépense de 1 000 euros pour un meeting alors qu’elle s’élèverait en réalité à 10 000 euros ? Est-ce dans cette optique que vous souhaitez avoir accès à davantage d’éléments, afin de vous assurer que les sous-estimations de dépenses ne masquent pas des recettes déguisées ?

M. Jean-Philippe Vachia. Votre raisonnement est effectivement proche de notre préoccupation. Il s’agit notamment du cas de dépenses électorales engagées par un parti politique mais non déclarées. C’est précisément ce qui s’est produit avec le compte de campagne de Nicolas Sarkozy en 2012. Cette problématique est particulièrement sensible lorsque le candidat est proche du plafond de dépenses autorisé. Cependant, l’évolution récente montre que, même pour l’élection présidentielle, les candidats restent substantiellement en deçà des plafonds. Par exemple, Marine Le Pen et Emmanuel Macron n’ont pas dépassé 15 ou 16 millions d’euros, alors que le plafond est fixé à 22,5 millions d’euros. Ce sujet est donc moins brûlant aujourd’hui. Néanmoins, la question de l’exhaustivité et de la transparence des dépenses demeure. Cela concerne notamment les moyens mis à disposition par le parti, qui doivent tous être déclarés sans sous-estimation. C’est ce chiffrage précis qui nous préoccupe.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez mentionné qu’un prêt de 400 000 euros émanant d’une personne physique représente une somme considérable. Avez-vous des cas concrets ? Quels sont les acteurs concernés par ce type de prêts de personnes physiques aux montants très élevés ?

De plus, au-delà de la question de la provenance de l’argent du prêt, qui pourrait potentiellement venir de milliardaires, de grandes entreprises, voire de puissances étrangères cherchant à influencer financièrement des élections nationales, la question du remboursement se pose. Un prêt doit être remboursé. Avez-vous la capacité de vérifier l’effectivité du remboursement si vous n’avez pas les moyens de contrôler précisément les dépenses ?

M. Jean-Philippe Vachia. Il existe une obligation de remboursement des prêts tant pour les candidats que pour les partis politiques. Pour les candidats, c’est très clair. Nous incluons une clause standard dans notre décision, exigeant une déclaration. Au sein de la Commission, un service dédié veille à ce que le remboursement effectif du prêt soit justifié au bout d’un an. Je peux vous assurer que nous sommes extrêmement vigilants sur ce point. En cas de non-remboursement, nous adressons une mise en demeure. Si celle-ci reste sans effet, nous saisissons le procureur de la République compétent. Nous avons procédé ainsi pour plusieurs dizaines de cas ces dernières années, ce qui rend le système imparable.

Pour les partis politiques, nous adoptons une approche similaire. Bien entendu, la situation diffère selon qu’il s’agit de prêts de personnes physiques aux candidats, qui sont généralement remboursables en moins d’un an, dès que le candidat obtient le remboursement de l’État, ou aux partis politiques, pour lesquels la situation est plus complexe. Les prêts aux partis peuvent s’étendre jusqu’à cinq ans ou sont limités à deux ans s’ils sont à taux zéro. Chaque année, nous examinons le bilan des partis en vérifiant la présence d’emprunts auprès de personnes physiques datant d’années antérieures. Nous demandons alors des justifications sur leur maintien au passif. Ce processus mobilise considérablement l’unité en charge des partis politiques. Nous exigeons des justifications et, en dernier recours, si le prêt n’est pas remboursé, nous saisissons le procureur de la République, conformément aux infractions prévues par la loi.

Le prochain rapport d’activité présentera une vue d’ensemble du volume et du nombre de prêts accordés par des personnes physiques aux différentes catégories de candidats pour les élections précédentes. Concernant les législatives, l’approche sera plus générale. Nous disposons de toutes les données nécessaires. Il existe deux types de prêts : ceux consentis sans intérêt par des personnes physiques, relevant plutôt d’une démarche militante, et ceux assortis de taux d’intérêt potentiellement élevés, notamment pour les partis politiques.

La législation en vigueur présente des lacunes rédactionnelles, mais je ne m’attarderai pas sur ces aspects techniques. Il convient de noter que, pour être opérationnels, les prêts de personnes physiques aux partis politiques doivent avoir un taux supérieur au taux d’intérêt légal, offrant ainsi un avantage financier au prêteur. Par ailleurs, les prêts de personnes physiques aux candidats peuvent également être assortis d’intérêts. Dans ce cas, le candidat doit rembourser le prêteur et inscrire les intérêts comme dépense dans son compte de campagne. Ces taux peuvent être conséquents, même s’ils sont limités par le taux de l’usure.

Un mécanisme particulier, appelé « prêt miroir », existe également. Il consiste pour des personnes physiques à prêter avec intérêt à un parti politique, lequel à son tour prête avec intérêt à un candidat. Initialement, la loi pour la confiance dans la vie politique de 2017 envisageait ce système pour les emprunts bancaires contractés par les partis et redistribués aux candidats. Cependant, la loi actuelle permet le système que je viens de décrire.

Nous disposons des moyens juridiques pour gérer ces situations, mais une organisation complexe est nécessaire pour assurer la traçabilité et le suivi. La difficulté est exacerbée lorsqu’un parti contracte des prêts importants qu’il redistribue ensuite en petits prêts aux candidats.

Il est important de souligner qu’à la différence des dons, il n’existe pas de plafond pour le montant des prêts, hormis la limite de 47,5 % du remboursement pour les prêts de personnes physiques aux candidats. Pour les partis politiques, aucun plafond n’est fixé. De plus, aucune condition de nationalité française ou de résidence en France n’est imposée au prêteur. Bien que l’article L. 52-8 du code électoral interdise les financements par des personnes morales étrangères, il subsiste une potentielle faille dans ce dispositif.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le système en place permet potentiellement à une personne, qu’elle soit de nationalité française ou non, de recevoir des fonds potentiellement très élevés et de provenance inconnue, y compris de l’étranger, et de les prêter à un parti politique. Il semble que vous puissiez rencontrer des difficultés à assurer un contrôle efficace de la traçabilité de ces fonds.

De plus, vos propos soulèvent une question sur l’enrichissement personnel. Si j’ai bien compris, une personne peut prêter à un taux proche du taux d’usure. Prenons l’exemple d’un prêt à 19,9 % consenti à un parti politique. Ce dernier peut ensuite prêter à un candidat pour une élection, pour un montant correspondant au remboursement du prêt plus un taux avoisinant le taux d’usure. Lorsque le candidat obtient le remboursement de son compte de campagne, il rembourse le parti politique, lequel rembourse à son tour le prêteur initial. Ce dernier réalise ainsi une marge de 19,9 %. Pour un prêt de 400 000 euros, cela représenterait un gain d’environ 80 000 euros. Ai-je bien saisi le mécanisme ?

M. Jean-Philippe Vachia. Lors des dernières élections, le taux d’intérêt le plus élevé observé était de 8 %, ce qui reste significatif sans atteindre le taux d’usure. Il est crucial de distinguer les prêts aux candidats de ceux aux partis politiques. Les premiers sont généralement de moindre importance, étant donné que le plafond des dépenses pour une circonscription législative moyenne se situe entre 60 000 et 70 000 euros, avec une limite de 47,5 % pour les prêts de personnes physiques, soit environ 30 000 euros. D’après mon expérience, ces prêts se situent généralement entre 5 000 et 10 000 euros.

Bien que les montants soient relativement modestes, le prêteur réalise néanmoins un placement intéressant, percevant des intérêts de 8 % remboursés par l’État au titre des frais financiers de campagne. En parallèle, les emprunts des partis politiques peuvent atteindre des montants unitaires beaucoup plus conséquents, avec des taux d’intérêt similaires, passant de 5 % auparavant à 7-8 % actuellement. Ces prêts peuvent atteindre des sommes considérables, de l’ordre de 400 000 euros, 350 000 euros ou 270 000 euros par prêteur.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pouvez-vous nous indiquer quels sont les partis politiques concernés par ces montants astronomiques ?

M. Jean-Philippe Vachia. Ces informations figurent dans les annexes aux comptes publiés sur notre site. Vous pouvez les consulter librement, il suffit de localiser l’onglet approprié.

M. Stéphane Gauvin. Pour un accès plus rapide à ces données, je vous recommande de les télécharger sur data.gouv. Vous y trouverez le montant des prêts de personnes physiques ainsi que celui des prêts bancaires.

M. Jean-Philippe Vachia. Le nom des personnes concernées n’est pas divulgué. Vous trouverez une liste anonymisée avec des identifiants tels que A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K. Pour chaque prêt, le montant, le taux d’intérêt et la commune du prêteur sont indiqués. La loi nous interdit de communiquer le nom des prêteurs.

Cette intervention marque la fin de ma vie publique, mon mandat arrivant à échéance le 30 avril prochain.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, réunissant les responsables de l’information de BFMTV, CNews, LCI, et Franceinfo (jeudi 3 avril 2025)

La commission entend lors de sa table-ronde réunissant les responsables de l’information de BFMTV, CNews, LCI, et Franceinfo :

 M. Fabien Namias, directeur général de BFMTV, et Mme Alix de Montesquieu, responsable des affaires publiques du groupe RMC-BFM ;

 M. Thomas Bauder, directeur de l’information de CNews, et M. Christophe Roy, directeur des affaires réglementaires et concurrence du groupe Canal+ ;

 Mme Julie Burguburu, secrétaire générale du Groupe TF1, et M. Guillaume Debré, directeur général de LCI ;

 M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, Mme Livia Saurin, secrétaire générale adjointe de France Télévisions, et M. Cyril Guinet, directeur de la réglementation, de la déontologie et du pluralisme de France Télévisions.

M. le président Thomas Cazenave. Merci aux responsables des quatre grands groupes audiovisuels français qui disposent d’une chaîne d’information en continu sur le canal de la télévision numérique terrestre (TNT) de participer à nos travaux sur l’organisation des élections en France. Nous examinons toutes les étapes des élections dans notre pays, de l’inscription sur les listes électorales à la tenue des bureaux de vote, en passant par le financement des campagnes électorales, les sondages, le rôle des médias – en particulier de la télévision – et des réseaux sociaux.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Fabien Namias, Mme Alix de Montesquieu, MM. Thomas Bauder et Christophe Roy, Mme Julie Burguburu, MM. Guillaume Debré et Alexandre Kara, Mme Livia Saurin, et M. Cyril Guinet, prêtent serment.)

M. Fabien Namias, directeur général de BFMTV. Lancée en novembre 2005 sur la TNT, BFMTV est une chaîne d’information généraliste en continu, reconduite pour dix ans par le régulateur en décembre 2024. Après dix-neuf ans d’existence, elle s’est imposée comme une référence grâce à une rédaction de 250 journalistes qui produisent vingt heures de programmes en direct chaque jour et disposent d’une capacité particulière à couvrir l’actualité.

Depuis le rachat par le groupe CMA-CGM en juillet 2024, la chaîne traverse une période de transition : une clause de cession est ouverte jusqu’à la fin mai, et un repositionnement stratégique est en cours. Mon travail est guidé par une certitude : je crois fermement que BFMTV est à son meilleur lorsqu’elle se concentre sur ses fondamentaux, à savoir l’information, le direct, les images, l’exclusivité et le décryptage.

Cette audition me donne l’opportunité d’appeler votre attention sur deux points.

Premier point : les chaînes d’information en continu – et les médias audiovisuels en général – sont soumises à des règles strictes encadrées par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), notamment en matière de pluralisme ou de diffusion des sondages. En revanche, les plateformes et les réseaux sociaux y échappent totalement, alors qu’ils deviennent des canaux privilégiés de consommation de l’information, en particulier chez les plus jeunes. L’absence de régulation de ces acteurs pourrait donc contribuer à accentuer le phénomène de méfiance à l’égard de la chose politique et des enjeux électoraux, faisant de l’harmonisation des règles un sujet que nous pensons crucial pour l’avenir.

Deuxième point : les éditeurs doivent spécifiquement respecter les règles du pluralisme, notamment politique. Pendant les élections présidentielles, par exemple, une période d’équité est suivie d’une période d’équité renforcée puis d’égalité parfaite de temps de parole, avec une comptabilisation complexe répartie sur quatre tranches horaires. Ces règles apparaissent trop strictes et peuvent même, ainsi que nous l’avons vécu régulièrement lors des plus récents scrutins, y compris les plus importants, décourager la couverture de certains sujets comme les élections locales. Nous pensons qu’une réflexion s’impose sur le caractère proportionné de ces dispositions.

M. Thomas Bauder, directeur de l’information de CNews. Cela fait maintenant huit ans que j’exerce mes fonctions au sein de CNews, chaîne détenue à 100 % par Canal Plus, et dont le directeur général est Serge Nedjar. Chaîne d’information nationale, CNews réunit plus de 8 millions de téléspectateurs cumulés par jour. Depuis janvier, elle est la première chaîne d’information en France – 3,2 % de parts de marché en mars, selon Médiamétrie, parmi les 4 ans et plus. Elle diffuse 8 760 heures de programme par an, dont 6 570 heures de direct, soit environ dix-sept heures par jour, et propose une quarantaine de rendez-vous d’information par jour. Elle revendique des incarnations – personnalités – de référence, une rédaction de près de 200 collaborateurs entièrement dédiés à l’information, dont 150 possesseurs de cartes de presse. Profitant de l’occasion, je voudrais saluer le travail de tous ces collaborateurs, notamment des dizaines de journalistes qui sont sur le terrain et sur nos plateaux tous les jours.

Ce succès est le fruit du travail et de la persévérance des équipes de CNews depuis la réinvention de son modèle en 2017. À l’époque, iTélé s’essoufflait dans un paysage audiovisuel marqué par une concurrence accrue sur le marché des chaînes d’information – lancement de Franceinfo, passage de LCI du payant au gratuit. Il a donc fallu définir une nouvelle stratégie pour la chaîne, afin d’en garantir la pérennité dans un univers concurrentiel et économique contraint. Notre pari a été double : proposer aux téléspectateurs français une chaîne qui leur ressemblait et parlait aussi concrètement que possible de leurs sujets de préoccupation quotidiens ; s’ouvrir à toutes les expressions. Tournée vers l’accessibilité, CNews cherche à être le miroir de toute la diversité de la société, et apporte une information décryptée et commentée en lien avec les préoccupations des Français. Pour nous différencier tout en respectant nos obligations, nous nous sommes attachés à présenter de nouveaux formats, à proposer une information moins verticale et plus participative, à organiser davantage de plateaux pour favoriser l’expression des opinions. Au vu des audiences croissantes, ce pari nous semble être gagnant.

En décembre 2024, l’Arcom a décidé de renouveler notre autorisation d’émettre pour une durée de dix ans, dans le cadre d’une convention qui prendra effet le 1er septembre prochain. Nous sommes pleinement engagés pour continuer d’informer les Français sur les sujets qui les préoccupent.

M. Guillaume Debré, directeur général de LCI. Lancée en 1994 et présente gratuitement sur la TNT depuis 2016, LCI est la première née des chaînes d’information. C’est une filiale à 100 % du groupe TF1, leader audiovisuel qui détient cinq chaînes sur la TNT et diffuse sur sa principale chaîne des journaux de référence à 13 heures et 20 heures – en plus d’une matinale. Le groupe compte 3 500 et collaborateurs. Quant à LCI, elle a 200 collaborateurs, dont 140 possesseurs de cartes de presse.

Notre proposition éditoriale est centrée sur le décryptage et l’analyse des grands enjeux de politique économique et internationaux qui affectent la vie des Français. Pour que nos téléspectateurs comprennent les événements, nous prenons le temps d’aller au fond des choses par le biais de débats et du recours à des experts. Notre positionnement idéologique est celui du débat raisonnable et raisonné, qui permet d’exposer tous les points de vue et de les mettre en perspective. Dans un univers polarisé, que d’aucuns disent hystérisé, nous voulons apporter de la raison dans l’explication des phénomènes qui affectent la vie des Français.

M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions. Premier groupe audiovisuel d’information du pays, France Télévisions produit près de 8 000 heures d’information chaque année à travers France 2, France 3 et Franceinfo, la chaîne d’information en continu du groupe, qui a commencé à émettre le 1er septembre 2016.

Franceinfo fait partie d’une coentreprise avec Radio France, comprenant une télé, une radio et un site, qui touche environ 14 millions de Français par jour, ce qui représente une lourde responsabilité éditoriale. S’agissant de la ligne éditoriale, conformément au cahier des charges de France Télévisions, la chaîne doit répondre à un besoin de connaissance et de compréhension de l’actualité immédiate. Elle doit certes informer le public sur l’actualité la plus immédiate, mais aussi consacrer une part substantielle du temps d’antenne à l’analyse et à la mise en perspective de l’information.

Au fil de l’évolution de la grille depuis la création de la chaîne en 2016, cette offre axée sur l’approfondissement de l’actualité quotidienne s’est développée. Le traitement des sujets politiques s’inscrit dans cette ligne et, plus largement, dans le respect d’un cadre déontologique très clair. Aux termes de la loi du 30 septembre 1986, le secteur public de la communication audiovisuelle doit respecter des exigences en matière d’indépendance, d’impartialité et d’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion, que ce soit en temps ordinaire ou pendant les périodes électorales. À cela s’ajoutent des chartes maison qui encadrent nos activités d’information.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ces interventions montrent que vous êtes dans une logique concurrentielle et de différenciation les uns vis-à-vis des autres. Vous mettez en avant le direct, les enquêtes, l’approfondissement des sujets ou la représentation des courants d’opinion. Mais comment assurez-vous la représentation des divers courants d’opinion sur vos chaînes ?

M. Guillaume Debré. Nous avons le pluralisme chevillé au corps et nous voulons que viennent s’exprimer à l’antenne de LCI tous les courants de pensée, notion qui dépasse les partis et englobe progressistes, conservateurs, droit-de-l’hommistes ou réalistes en relations internationales. Nous déclinons cette approche sur notre antenne, de six heures et demie à minuit, en utilisant des formats différents pour confronter les points de vue.

Notre grille est aussi définie en fonction du cadre fixé par le régulateur et le législateur. Une petite équipe dédiée comptabilise les temps de parole des représentants de partis politiques. Dans le décompte que nous venons de remettre au régulateur pour le premier trimestre, il apparaît que quelque quatre-vingts heures de temps de parole politique ont été utilisées par quarante partis. Nous avons un ordre, des pourcentages et des cibles à respecter, que nous respectons à chaque fois.

Pour aller au-delà de ce cadre partisan, nous avons mis en place un dispositif, au niveau de la grille et de la conférence de rédaction, pour que tous les courants de pensée précités soient représentés. Nous répertorions toutes les thématiques abordées et la cellule de programmation tient les comptes de manière très précise. C’est un engagement et un investissement. Nous voulons nous assurer que chaque thème abordé donne lieu à une expression pluraliste.

M. le président Thomas Cazenave. En 2024, le Conseil d’État a estimé que, pour assurer l’application de la loi sur le pluralisme, l’Arcom ne devait pas se limiter au décompte des temps de parole des personnalités politiques. Que faites-vous à l’égard de personnes qui n’appartiennent pas à des partis politiques, mais qui émettent des opinions politiques – je pense notamment aux éditorialistes ? Ces personnes sont-elles identifiées et catégorisées ? Leur temps de parole est-il décompté ?

M. Guillaume Debré. Cette problématique est au cœur de notre réflexion. Le calcul du temps de parole partisan est simple, mécanique, mathématique. Pour le reste, nous conceptualisons les courants de pensée en fonction de notre proposition éditoriale qui se décline autour des grands enjeux politiques, économiques et internationaux. En matière de relations internationales, par exemple, les courants de pensée ne recouvrent pas les catégories habituelles en politique intérieure. Nous avons donc théorisé des catégories : souverainistes, protectionnistes, droit-de-l’hommistes, réalistes. Lors des conférences de rédaction, nous réfléchissons à la manière dont nous allons organiser nos plateaux, formés par des éditorialistes et des experts – ces derniers ont une expertise, mais ils ont aussi un point de vue, voire un biais idéologique. Dès le départ, ces débats sont organisés avec le souci de mettre en perspective des points de vue différents. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité car nous faisons des choix éditoriaux, mais nous avons la volonté de mettre toujours un progressiste face à un conservateur, un droit-de-l’hommiste face à un réaliste. C’est aussi ce qui fait le sel de la conversation, en plus d’offrir la perspective de points de vue différents. Pour nous, un discours homogène serait le signe d’un échec de programmation. En conférence de rédaction, puis avec les rédacteurs en chef de chaque tranche, nous organisons cette mise en perspective de points de vue.

M. Thomas Bauder. Pour le respect du pluralisme, on doit d’abord mesurer les temps de parole politique, avant de s’intéresser aux débatteurs, éditorialistes et autres. Les règles, très strictes, sont définies par l’article 13 de la loi du 30 septembre 1986, les recommandations de l’Arcom de novembre 2017 et la délibération du 17 juillet 2024 du Conseil d’État. Ce cadre très rigide nous oblige à transmettre tous les mois à l’Arcom le relevé précis des temps de parole, fait à la main, pas au moyen de l’intelligence artificielle ou d’un logiciel.

Depuis le 1er janvier 2018, la règle prévoit de réserver un tiers du temps de parole de la chaîne au pouvoir exécutif, et les deux tiers aux partis et mouvements politiques, en fonction de leur représentativité mesurée selon les critères suivants : les récents résultats électoraux ; le nombre d’élus et leur catégorie – les jeunes partis, qui ont moins d’élus locaux, peuvent être moins bien représentés –; l’importance du groupe parlementaire ; les sondages d’opinion ; les contributions des formations politiques à l’animation du débat. L’Arcom en fait une interprétation relativement floue, estimant, par exemple, que LFI peut avoir un poids quasiment équivalent aux Républicains. Je m’occupe de ces temps de parole avec une équipe constituée d’un juriste, d’un assistant et d’un directeur adjoint des antennes.

Sans détailler la délibération du 17 juillet 2024 sur le pluralisme étendu, je dirais que l’Arcom doit contrôler l’existence éventuelle d’un déséquilibre manifeste et durable dans l’expression des courants de pensée et d’opinion. Il est précisé : « L’Arcom entend rappeler la primauté de la liberté de communication, dont elle est la garante de par la loi. Il en résulte que les éditeurs sont seuls responsables du choix des thèmes abordés sur les antennes et des intervenants, dans le respect des dispositions législatives, réglementaires et conventionnelles applicables. » Le contrôle des chaînes d’information en continu s’effectue sur une période d’un mois et sur la base de plusieurs critères : la variété des sujets ou thématiques abordés à l’antenne ; la diversité des intervenants dans les programmes ; l’expression d’une pluralité de points de vue dans l’évocation des sujets abordés à l’antenne.

Votre question se rapporte à notre vivier, terme professionnel que nous utilisons pour parler de nos intervenants. Notre vivier doit être pluraliste, constitué de gens qui ont des opinions différentes. Si tous les débatteurs sont d’accord entre eux, il n’y a pas de débat. Or notre objectif est de susciter le débat. Pour organiser un débat, on rappelle les faits grâce à un prêt à diffuser (PAD), avec la présence d’un journaliste spécialisé en plateau. Le journaliste animateur a pour mission de maîtriser son plateau et d’éviter les verrouillages par certains intervenants qui voudraient faire un coup d’éclat, une prise d’otages – cela a pu arriver. Il doit aussi faire vivre le débat.

Notre expertise éditoriale consiste à trouver des vecteurs de pluralisme car nous faisons de l’information, mais aussi de la télévision. Pour avoir un bon débat, il faut avoir de bons débatteurs, des gens capables d’échanger sans être d’accord mais sans s’invectiver. C’est toute la difficulté de l’exercice. Sur CNews, il me semble que nous parvenons à réunir ces conditions d’un bon débat. Hier soir, dans « 100 % politique », le présentateur Gauthier Le Bret a ainsi animé un débat entre Erik Tegnér et Rachel Khan. Notre vivier n’est pas celui de BFMTV, de LCI ou de Franceinfo. Les intervenants deviennent les habitués de telle ou telle chaîne.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pensez-vous que diffuser un meeting de Jean‑Luc Mélenchon à 5 ou 6 heures du matin pour équilibrer le temps de parole, c’est une manière de respecter le pluralisme ?

M. Thomas Bauder. Nous respectons les règles sur le temps de parole, calculé entre six heures du matin et minuit. Si le temps de parole est compté entre minuit et six heures du matin, il s’agit du temps de parole de nuit, sachant que celui-ci ne doit pas excéder 25 % du total. Il y a quelques années, nous avons reçu une notification de l’Arcom sur ces diffusions nocturnes. Nous veillons désormais scrupuleusement à rester en dessous de ce seuil de 25 %. En journée, il nous arrive de diffuser des discours de Jean-Luc Mélenchon, de rediffuser des interventions de Manuel Bompard ou de vous-même lorsque vous êtes invité à « La grande interview » de Sonia Mabrouk – comme ce sera le cas de Manon Aubry demain. Il nous arrive de rediffuser l’intégralité ou des segments d’interventions des uns et des autres sur les plateaux.

M. Christophe Roy, directeur des affaires réglementaires et concurrence du groupe Canal+. En 2021, nous avons en effet reçu une notification de l’Arcom selon laquelle les diffusions nocturnes avaient été trop importantes au cours d’un trimestre donné. Prenant cette alerte très au sérieux, nous avons rectifié le tir.

M. Thomas Bauder. Si nous diffusons des discours de Jean-Luc Mélenchon, c’est parce qu’il boycotte CNews. La dernière fois qu’il est venu, c’était sur un plateau de Laurence Ferrari. Désagréablement surpris que l’on diffuse une séquence vidéo récente qui, à son avis, le desservait, il a quitté les lieux en disant qu’il ne reviendrait jamais. Cela date de quelques années. Il sera le bienvenu s’il change d’avis. Nous sommes obligés de diffuser des discours pour respecter le pluralisme malgré le boycott de certains.

M. le président Thomas Cazenave. Poursuivons le tour de table sur le respect du pluralisme et le traitement du pluralisme étendu.

M. Fabien Namias. BFMTV respecte évidemment les règles très strictes qu’ont rappelées mes confrères et qui s’appliquent à une part remarquable de notre temps d’antenne : au premier trimestre 2025, les temps de parole des différentes formations politiques ont représenté 230 heures. Notre service dédié à la comptabilisation de ce temps de parole est d’autant plus important que le volume de la parole politique est notoirement élevé sur BFMTV, et même l’un des plus élevés.

Au-delà de l’arithmétique, il y a aussi l’esprit des textes. En dehors des périodes d’élections où tout est très encadré, le respect du pluralisme relève d’un travail rédactionnel, d’une appréciation journalistique. Il faut veiller à un équilibre qui tienne compte de l’importance des différents rendez-vous de la chaîne. J’ai parfaitement conscience que certains ont une forte audience et sont très identifiés par les responsables politiques : l’interview matinale d’Apolline de Malherbe à 8 heures 30, la grande interview politique du dimanche midi, l’émission de Benjamin Duhamel à 19 heures. Par respect du pluralisme, nous veillons à ce que les responsables des différentes formations représentatives de la vie politique française soient invités dans ces émissions. C’est une appréciation plus relative mais qui nous est chère, même si nous n’avons aucune contrainte en la matière en dehors des périodes électorales.

M. Alexandre Kara. Le pluralisme fait partie de l’ADN de France Télévisions puisqu’il constitue une mission de service public. Au cours de l’année écoulée, France Info a proposé entre 600 et 700 heures de temps de parole politique ; près de 60 courants partisans y ont été représentés. Sur l’ensemble du groupe, près de 3 000 invités politiques se sont succédé. Nous avons une politique très claire concernant les éditorialistes et les invités : Franceinfo ne doit pas être une chaîne d’opinion mais la chaîne de toutes les opinions. Nous avons institué un référencement sur une page baptisée « transparence » qui présente l’ensemble des invités qui se succèdent sur nos antennes. Nous sommes très scrupuleux sur la nature des opinions exprimées par chacun de nos invités et faisons très attention à l’équilibre entre celles-ci.

M. Jean-Victor Castor (GDR). La loi définit vos responsabilités dans le cadre des élections mais quelles règles éthiques suivez-vous en dehors des périodes électorales ? Votre ligne éditoriale exerce en effet, tout au long de l’année, une influence sur les électeurs. Comment justifiez-vous, par exemple, le fait que, sur certaines chaînes, des personnes candidates, voire des élus, assurent une chronique ? Par ailleurs, des chroniqueurs permanents ont des positionnements politiques…

M. Guillaume Debré. Vous avez raison, nous devons veiller à ce que l’équilibre, en la matière, soit respecté. Cela étant, ce n’est pas parce qu’on est élu qu’on ne peut pas s’exprimer sur certains sujets. L’élection n’empêche pas la parole cathodique, bien au contraire ; l’essentiel est de la mettre en perspective, de la contextualiser et de confronter les points de vue. Les élus, que nous invitons à exprimer leurs opinions sur des sujets variés, tels que leur ville, la vie politique ou, plus largement, la vie internationale, sont soit confrontés à un point de vue différent, voire opposé, soit questionnés par des journalistes. Les élus ont le droit de venir s’exprimer dans le cadre fixé par le régulateur et le législateur : cela fait partie de la vie politique. J’ajoute que le temps de parole d’un élu est systématiquement décompté dans le bilan que nous remettons trimestriellement à l’Arcom.

M. Fabien Namias. On comptabilise le temps de parole d’un intervenant dès lors qu’il est affilié à une formation politique, quel que soit le statut, souvent assez générique, qui lui est attribué – invité, chroniqueur ou autre. Si une chaîne confie un rendez-vous régulier à une personnalité élue et en fait, de la sorte, un chroniqueur, son temps de parole est automatiquement comptabilisé et décompté du temps de parole de la formation concernée. C’est une question sur laquelle les partis politiques sont assez sourcilleux.

Par ailleurs, des personnalités politiques à forte notoriété, qui ont exercé des fonctions ministérielles ou ont été longtemps parlementaires mais qui ne disposent plus d’aucun mandat électif, sont encore rattachées, durant un temps qui est laissé à l’appréciation de l’Arcom, à leur formation politique précédente ou à une catégorie d’idées politiques. Aussi, sur BFM TV, avant de proposer à un ancien responsable politique n’ayant plus aucun mandat d’exercer des fonctions de chroniqueur, nous prenons généralement le soin d’en discuter avec les responsables des formations politiques auxquelles il a été rattaché, afin que ces dernières ne soient pas pénalisées au titre du temps de parole. J’ai toujours été très sourcilleux sur ce point.

M. Thomas Bauder. S’agissant de l’éthique, nous sommes tous des journalistes professionnels et, à ce titre, nous sommes soumis au respect de règles déontologiques et aux chartes que nous avons signées ou qu’ont signées les sociétés de journalistes ou de rédacteurs. Lorsqu’un homme politique s’exprime au nom de son parti, on décompte son temps de parole ; s’il change de position et de formation politique, le temps de parole est imputé sur son nouveau parti. Toutefois, si un chroniqueur exprime des idées qui diffèrent de son positionnement idéologique supposé, ou qu’il tient des propos qui peuvent être considérés comme relevant du champ culturel d’un autre bord politique, comment comptabilise-t-on son temps de parole ? On peut estimer que Luc Ferry – qui est chroniqueur sur LCI – est plus à droite que Daniel Cohn‑Bendit, mais s’il débat avec Patrick Buisson, on le jugera beaucoup plus à gauche que ce dernier. Ce type de questions se pose pour tous les chroniqueurs. Au cours des mois à venir, conformément à la délibération sur le pluralisme, il faudra chercher une manière convenable et légitime de sortir de cette ornière, dans le respect des deux principes intangibles que sont la liberté d’expression et la liberté éditoriale.

M. Alexandre Kara. Nos règles sont claires : elles interdisent les chroniqueurs réguliers engagés, partisans. Personne n’est partisan au sein de nos équipes. En revanche, nos invités expriment des opinions politiques.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai constaté, à deux reprises, sur Franceinfo, que vous présentiez comme « communicants » d’anciens candidats aux élections législatives, ce qui est un peu choquant. Lorsqu’une ancienne candidate du parti Les Républicains (LR) dit que l’affaire Bétharram a été récupérée politiquement par la gauche, elle exprime une opinion qui correspond à celle de son parti. Déontologiquement, il serait utile de préciser, entre parenthèses, à côté de la profession exercée par la personne, qu’il s’agit – pour reprendre ce cas – d’une ancienne candidate LR aux élections législatives. Cette information permettrait aux téléspectateurs de prendre de la distance à l’égard des propos tenus et de se forger une opinion propre. Qu’en pensez-vous ?

M. Alexandre Kara. Au risque de vous surprendre, je partage votre avis : il faut être le plus précis possible sur le pedigree de nos invités. Il arrive que nous ne le soyons pas assez, je le reconnais. Nous devons travailler sur ce point. Cela étant, chaque cas est particulier. On ne sait pas toujours exactement quel est le CV de la personne, et l’information continue implique souvent de travailler dans l’urgence. En tout cas, nous œuvrons sans relâche pour être toujours plus précis et donner la meilleure information possible aux téléspectateurs. Je rappelle que chacun peut procéder à des vérifications en consultant, sur notre page « transparence », la liste de l’ensemble des invités présents sur nos antennes.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Vous avez évoqué un vivier de personnes exprimant des opinions plurielles. Or, bien que vous soyez concurrents, ce vivier est souvent identique : on voit les mêmes personnes, en boucle, sur toutes les chaînes. Or cela nuit à l’attractivité de la télévision pour les plus jeunes, qui s’en détournent en faveur des réseaux sociaux, sur lesquels ils n’obtiennent pas la même information. Il me paraît nécessaire de renouveler les intervenants politiques, en recherchant la diversité.

Par ailleurs, quel est le contenu des chartes que vous avez évoquées ?

M. Fabien Namias. Il est de l’intérêt de chacun des médias que nous représentons, qui sont en concurrence, de ne pas voir les chroniqueurs passer d’une chaîne à l’autre, ce qui risquerait d’affadir leur discours, d’envoyer l’image d’un fonctionnement en vase clos et de désintéresser effectivement de la politique une partie importante de la population. En outre, les mêmes chroniqueurs sont souvent présents sur les plateaux depuis des années, ce qui ne va pas dans le sens d’un renouvellement de l’expression et ne contribue pas à attirer les plus jeunes vers l’information politique. Lors de mon arrivée à la direction de BFMTV, j’ai lancé une réflexion à ce sujet, qui est toujours en cours. Nous soumettons les chroniqueurs à un principe d’exclusivité en vertu duquel ils n’ont vocation à s’exprimer que sur une seule antenne. Cela évite la dispersion et permet, dans le cadre de la programmation, de savoir précisément où on les place et, d’une certaine manière, d’encadrer leur présence médiatique. Cela étant, un certain nombre de spécialistes refusent ce principe et souhaitent partager leur savoir sur différents plateaux. Nous ne nous interdisons pas de faire appel à eux, mais de manière mesurée.

Par ailleurs, je suis convaincu que nous avons intérêt à diversifier à l’antenne la représentation des politiques, des élus – quelle que soit la formation concernée –, de faire apparaître de nouveaux visages pour participer au renouvellement de la vie politique. Nous demandons aux formations et aux groupes politiques de participer à cette volonté de renouvellement qui est la nôtre. Souvent, les partis, les groupes sont tentés d’envoyer les mêmes représentants sur les plateaux. On rapporte que les chaînes de télévision identifient – pour employer une expression triviale – les bons clients, autrement dit des personnes qui s’expriment avec aisance sur un plateau, qui ont le sens de la répartie et dont on sait qu’elles vont faire passer des messages. Certes. Mais dans les partis et les groupes politiques, on a précisément tendance aussi à envoyer ces bons clients, car on sait qu’ils porteront mieux la parole. Lorsqu’il s’agit d’inviter des personnalités politiques, notre liberté est parfois réduite car nous devons en discuter avec le groupe ou le parti.

Autre sujet sensible depuis de nombreuses années : la représentation des femmes sur les plateaux politiques. On se heurte à une véritable difficulté en la matière. Bien souvent, groupes et partis politiques préfèrent envoyer des hommes sur les plateaux – peut-être parce qu’il y a moins de femmes dans leurs rangs, ou parce qu’ils considèrent que les hommes porteront mieux la parole, je n’en sais rien. Cela ne correspond pas à nos demandes et, au-delà de nos valeurs et de notre conception de l’égalité dans la société, cela nous met en difficulté au regard du principe de parité dans la représentation politique.

M. Guillaume Debré. Construire un plateau, faire intervenir des chroniqueurs nécessite des procédures que chacun de nous, j’imagine, a instituées. Il nous arrive très régulièrement, en vertu de l’exigence de pluralisme, de refuser de faire intervenir un chroniqueur ou d’inviter telle ou telle personne – qui est parfois proposée par un parti politique. La parole politique sur les chaînes d’information ne cesse de s’étendre, mais elle est régulée. Nous sommes en compétition avec un univers qui n’est pas régulé, où la parole, émanant d’acteurs variés, est beaucoup plus libre et, parfois, dérape. Chacun de nous assume une responsabilité éditoriale, journalistique, et respecte les prescriptions du régulateur et du législateur. On peut parfois avoir le sentiment que l’on voit trop les uns et pas assez les autres mais nous respectons les règles et essayons de faire vivre, à notre manière, le pluralisme et le débat démocratique dans un cadre contraint.

Mme Julie Burguburu, secrétaire générale du groupe TF1. Madame la députée, si vous le souhaitez, nous pourrons vous transmettre notre charte déontologique, qui est annexée aux contrats des journalistes. Nous rappelons régulièrement son existence non pas en raison de circonstances particulières mais par souci de pédagogie. Nous disposons d’un comité relatif à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information que nous saisissons ou consultons régulièrement, en présence des deux SDJ (sociétés des journalistes) de TF1, du directeur de l’information et du directeur général de LCI. En outre, une administratrice indépendante, membre du conseil d’administration de TF1, est en lien avec ce comité et est référente en matière de déontologie. Plus généralement, il est interdit à nos journalistes de mener des missions de media training de responsables politiques, institutionnels ou d’entreprise. Toute collaboration, même en tant que plume de quelqu’un – donc à titre anonyme –, est soumise à autorisation de la direction de l’information, à l’instar des missions de formation et d’enseignement. En effet, un journaliste de TF1 engage l’ensemble de la rédaction lorsqu’il s’exprime à l’extérieur de la société. Nous sommes très pointilleux sur le respect de ces règles.

L’Arcom nous demande de tenir des plateaux qui, au minimum, tendent vers la parité. TF1 mène depuis cinq ans le programme « Expertes à la une », qui vise à aller chercher des femmes spécialistes d’un sujet, dans toutes sortes de domaines – scientifique, économique, sociologique, social… – et à les former en media training pour réduire leurs réticences à prendre la parole sur un plateau – exercice qui, on le sait, n’est pas aisé. C’est un programme altruiste, dans la mesure où nous encourageons ces femmes à se rendre sur l’ensemble des plateaux, qu’il s’agisse de nos chaînes ou de celles de nos confrères.

M. le président Thomas Cazenave. Un débat a émergé, à l’occasion de nos auditions, sur la formation de l’opinion. Considérez-vous que les chaînes d’information que vous représentez fabriquent, d’une manière ou d’une autre, l’opinion et, par voie de conséquence, la réponse politique qui y est apportée ?

La ligne éditoriale d’une chaîne d’information consiste-t-elle à mettre des sujets à l’agenda ? Les pratiques varient-elles entre vous ?

Des menaces, souvent d’origine étrangère, pèsent sur l’organisation des élections. Comment vous prémunissez-vous contre le risque de devenir un instrument d’ingérence étrangère dans le débat politique et le déroulement des élections ?

M. Thomas Bauder. Pour ma part, en tant que journaliste, je me consacre à la fabrique de l’information, non de l’opinion. J’anime, du matin au soir, dix conférences de rédaction – je suis en conférence permanente avec des journalistes. Nous nous interrogeons sur la pertinence de la couverture de tel ou tel sujet, de telle ou telle actualité. Nous sommes mobilisés par l’actualité, et c’est elle qui fait notre programme. Nous faisons un choix dans l’actualité mais nous ne fabriquons pas l’opinion. Il n’y a pas d’agenda d’actualité. Les journalistes suivent l’agenda politique, économique, international – si agenda il y a. Ils suivent les soubresauts du monde, du débat national, de la vie parlementaire ou judiciaire. Nous sommes suiveurs, non initiateurs.

Nous sommes des journalistes français, régulés par le droit français. Nous sommes les tenants de la liberté d’expression à la française. L’une de nos intervenantes, sur CNews, Xenia Fedorova, pourrait être accusée par certains d’être l’agent de Moscou. Elle intervient dans l’émission « L’Heure Inter », tous les jeudis de 16 heures à 17 heures ; elle s’est également exprimée à quelques reprises dans le cadre de la promotion de son livre. Dans cette émission, elle intervient en tant que journaliste russe ; elle donne effectivement un point de vue russe. Elle a face à elle deux contradicteurs, Rachel Khan et Karima Brikh, avec lesquelles elle n’est jamais d’accord et qui ne sont jamais d’accord avec elle. Il s’agit non pas de relayer un point de vue étranger mais de recueillir l’opinion d’une journaliste étrangère sur les questions internationales, comme cela se faisait avant, assez simplement. Les chaînes d’information connaissent en effet des modes. Il fut un temps où l’on faisait intervenir les journalistes de la presse étrangère sur un forum consacré aux questions européennes.

Je ne pense pas que l’intervention de Xenia Fedorova constitue une ingérence étrangère. Sa rubrique est d’ailleurs intitulée « L’œil de Xenia », celle de Rachel Khan « Les lumières de Rachel Khan » et celle de Karima Brikh « Le nouveau monde de Karima Brikh ». Je ne sais pas si votre question concernait la présence sur notre antenne de Xenia Fedorova, ex‑patronne de RT France (Russia Today) – chaîne interdite en France – mais je précise qu’elle réside en France de manière tout à fait légale puisqu’elle a vu son visa renouvelé récemment – il n’y a ni soupçon à cet égard ni action engagée. C’est dans le cadre de la liberté d’expression que nous l’avons invitée à s’exprimer dans cette émission.

M. le président Thomas Cazenave. Ce n’était pas le sens de ma question : je n’ai pas cité cette intervenante. Ma question, plus générale, portait sur les ingérences étrangères. Pourriez-vous préciser ce qu’est une ligne éditoriale et comment vous la fabriquez ? Une ligne éditoriale est un choix. Comment opérez-vous le choix entre les informations et décidez-vous que tel sujet est un sujet d’actualité ?

M. Thomas Bauder. Il n’y a pas, à proprement parler, de ligne éditoriale : il y a des choix éditoriaux et une liberté éditoriale. Nous sommes ici quatre confrères qui entretenons une relation de concurrence et, en conséquence, nous devons nous positionner les uns par rapport aux autres. Nous faisons des choix éditoriaux en fonction de l’actualité. Nous considérons que tel ou tel sujet est important : c’est notre liberté éditoriale. Nous nous demandons si nous pouvons couvrir cette actualité correctement et si nous voulons devancer nos concurrents ou, s’ils ont une longueur d’avance, les rattraper. Nous sommes quatre acteurs d’un champ culturel, pour reprendre le terme de Pierre Bourdieu, qui a été modifié il y a huit ans avec le passage de LCI sur la TNT (télévision numérique terrestre) gratuite et l’arrivée de Franceinfo. Il fallait trouver un nouveau modèle d’information pour répondre à cette évolution : tel a été l’objet de la transformation de iTélé en CNews.

Parfois, nous faisons tous la même chose : vous aurez remarqué que lundi, l’ensemble des chaînes d’information ont quasiment développé la même actualité la journée durant. En fonction des spécificités de chacun, des sujets, tels que les droits de douane, se verront accorder ou non la priorité ; certaines chaînes choisiront plutôt de traiter des sujets de proximité, de questions de consommation, etc. Fabien Namias disait, lors d’une autre audition « journaliste, c’est un métier d’expérience ». De fait, c’est notre expérience de journaliste de télévision, de chaîne d’information qui nous conduit à faire nos choix en fonction de l’actualité et de ce que nous savons ou présupposons des choix de nos concurrents. C’est ainsi, que, parmi l’ensemble des éléments d’information qui sont à notre disposition – du bandeau jusqu’aux breaking news –, nous arbitrons et composons notre cocktail. Ce n’est pas une ligne éditoriale mais du pragmatisme renouvelé au quotidien.

M. le président Thomas Cazenave. Quelle partie du champ culturel avez-vous choisi de couvrir ?

M. Thomas Bauder. Dans le champ culturel, certaines chaînes se positionnent sur le direct car elles en ont les moyens, quand d’autres choisissent de couvrir l’international. Nous avons décidé de nous positionner sur les préoccupations des Français, sur ce qu’on appelle le testimonial.

Il ne faut pas penser que ce choix est théorique, que nous suivons un plan fixe comme des ingénieurs, en élaborant des prototypes. En réalité, c’est un levain perpétuel : nous essayons des choses, nous faisons des choix éditoriaux puis, le lendemain, nous évaluons l’audience. Nous sommes des acteurs privés qui vivent de la publicité. Or le budget publicitaire est lié aux audiences. Nous avons donc intérêt à faire une bonne – voire une meilleure – audience. Les facteurs qui conditionnent les audiences sont nombreux – numérotation, ancienneté, incarnations de la chaîne.

Au fur et à mesure, nous choisirons donc de traiter plutôt un fait divers ou un fait économique. Si je considère que la couverture d’une information donnée nécessite beaucoup de moyens, je m’interroge : ai-je assez de moyens pour la couvrir ou faut-il plutôt laisser BFMTV se rendre sur place avec plusieurs équipes. C’est mon choix éditorial, c’est ma liberté éditoriale au quotidien.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous allons nous parler franchement : vous nous prenez un peu pour des imbéciles ! Oui, il existe des lignes éditoriales. Oui, des choix éditoriaux sont faits dans certains médias. Je ne fais pas insulte à votre intelligence en disant que CNews suit une ligne éditoriale et politique de droite voire d’extrême droite.

Il est faux de dire que le pluralisme est assuré par la réunion sur un plateau de personnes qui débattent ensemble. Vous ne garantissez ni la liberté d’expression ni le pluralisme en organisant des débats entre une personnalité politique et d’autres personnes, présentées comme neutres et objectives, qui, en réalité, démonteront ses opinions sans la laisser parler et la pousseront à se contredire. Sans parler des bandeaux qui qualifient politiquement la situation d’une manière préjudiciable à la personne invitée. Bref, c’est une descente en règle des opinions politiques. Ce n’est pas ainsi que doivent être organisés sainement les débats publics.

En faisant, depuis le début de l’audition, comme si cela n’arrivait pas sur votre chaîne – et elle n’est pas la seule concernée –, j’ai l’impression que vous nous prenez pour des imbéciles. Je tiens à vous signaler que nous ne le sommes pas.

M. Thomas Bauder. Je tiens à vous assurer, ainsi qu’à l’ensemble de la représentation nationale, de mon profond respect.

Néanmoins, je suis en total désaccord avec vous : il n’y a pas de ligne éditoriale de droite ou d’extrême droite. CNews n’est ni une chaîne de droite ni une chaîne d’extrême droite ; c’est une chaîne d’information et de débats.

Il existe deux types de bandeau. Lors d’une présentation des faits, le bandeau reprend les propos d’une personne, un son, ou présente des éléments chiffrés ; il peut aussi y avoir un PAD. En tout état de cause, le bandeau présente toujours des éléments factuels. Nous y sommes vigilants en permanence. En revanche, lors des débats, l’éditorialisation des bandeaux relève de notre liberté éditoriale.

M. Fabien Namias. Monsieur Cazenave, vous pourriez être journaliste car dans toutes les rédactions, les journalistes se demandent en permanence quelle est la ligne éditoriale.

Le choix de BFMTV est de proposer une information généraliste et populaire qui porte sur tous les thèmes. Nous les mettons à portée de citoyen, en les présentant de la manière la plus accessible, la plus claire et la plus pédagogique possible. Il ne s’agit pas de fabriquer ou de véhiculer une opinion. En revanche, nulle hypocrisie ici, nous avons tous parfaitement conscience que la façon dont nous traitons les sujets, qu’ils soient politiques, économiques ou sociétaux, influe sur le regard que les gens portent sur la société dans laquelle ils vivent et contribue à forger leur opinion. Il faut être parfaitement conscient des choix qui sont faits.

Et privilégier, comme le fait BFMTV, une information généraliste et populaire n’est pas une ligne politique ou partisane –  tordons ici le cou à un fantasme souvent véhiculé. Dans ce cadre, le choix que l’on fait avec plus ou moins de talent, d’inspiration et de réussite est fondamental. Il s’effectue chaque jour au sein des conférences de rédaction en fonction de l’importance qu’on accorde à tel ou tel sujet.

La semaine dernière, BFMTV a accordé une grande place à l’enquête sur la mort du jeune Émile, lorsque ses grands-parents et sa famille ont été placés en garde à vue. Nous avons alors estimé que ce fait divers était important, mais qu’il ne devait pas pour autant être l’unique sujet couvert. À l’exception de certains faits gigantesques, aucun fait ne doit tout écraser, ne doit faire disparaître le reste de l’information. Puis, samedi, à la suite du séisme en Birmanie qui a fait plusieurs milliers de morts, nous avons fait le choix de dépêcher deux équipes sur place. Cet événement a fait l’ouverture de tous les journaux et de toutes nos tranches d’information. Lundi, une information de nature judiciaire – la décision de justice concernant Marine Le Pen –, qui emporte des conséquences politiques, a fait la une de l’actualité. Enfin, hier soir, nous avons été nombreux à écouter avec beaucoup d’intérêt la déclaration de Donald Trump, qui a été un coup de massue commercial d’une ampleur considérable, dont il nous revient maintenant d’analyser les conséquences. Un fait divers, une catastrophe naturelle, une décision judiciaire et une actualité économique ont successivement fait la une de l’actualité. Voilà ce qu’est une ligne éditoriale, une ligne pluraliste qui s’intéresse à tous les sujets et qui traduit des choix.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Votre ligne éditoriale est populaire, et vise à correspondre aux attentes des Français, ce qui vous conduit à faire des choix éditoriaux consistant à mettre en avant certains sujets plutôt que d’autres.

Mais la ligne éditoriale peut aussi avoir pour objectif d’orienter la lecture de l’actualité. Je ne nie pas la liberté éditoriale – c’est défendre la liberté de la presse. Néanmoins, les chaînes, dans le traitement de l’information, donnent-elles aux citoyens les éléments nécessaires pour leur permettre de prendre du recul par rapport à l’information qu’elles donnent ?

En tout cas, les bandeaux sur lesquels figurent les messages « Immigration : un crime contre la nation ? » ou « LFI : le nazisme est-il passé à l’extrême gauche ? » alimentent clairement une ligne politique. Un bandeau peut également reprendre la citation d’un intervenant orienté politiquement, les guillemets permettant alors à la chaîne de faire passer une ligne politique sans avoir à l’exprimer elle-même. Cette manière de présenter l’information n’est pas honnête, contrairement à ce qui a pu nous être dit.

Monsieur Bauder, vous nous prenez pour des imbéciles lorsque vous prétendez que le traitement de l’information politique n’est pas orienté. Vous avez dit qu’il n’y avait pas d’agenda caché. Or la question se pose car vos confrères de L’Humanité, qui font du journalisme sérieux, ont révélé le plan Périclès, qui vise en partie à influencer les élections et l’opinion dans un sens politique qui n’est pas neutre. En effet, Périclès est un acronyme qui signifie Patriotes, enracinés, résistants, identitaires, chrétiens – en opposition avec d’autres religions, notamment l’islam –, libéraux, européens, souverainistes. Or un nombre important de reportages sur CNews sont consacrés à l’immigration et à l’islam. Vous en tirez d’ailleurs une fierté à en juger par vos visuels sur le sujet. Il n’est pas vrai de dire qu’il pourrait ne pas y avoir d’agenda caché.

Les équipes du projet Périclès ont cherché à nouer des partenariats avec l’Ifop et a rencontrer plus de dix médias, parmi lesquels, probablement, Marianne et L’Express – il n’y a pas CNews. Je pose donc la question à l’ensemble des personnes auditionnées : avez-vous été approchés par les personnes chargées du projet Périclès ?

M. Guillaume Debré. Non, nous n’avons pas été contactés.

La confusion vient de la définition de l’expression ligne éditoriale. Certains assimilent la ligne éditoriale à la ligne politique, alors que le sens est différent. Nous faisons des choix et nous avons tous des lignes éditoriales, qui sont nécessaires pour faire vivre le débat démocratique. Il faut que nous ayons des points de vue différents.

À LCI, nous voulons et nous assumons une ligne éditoriale qui offre aux téléspectateurs une analyse des grands enjeux politiques, économiques et internationaux. Le patron d’un organe de presse ou d’une chaîne de télévision doit définir et assumer une ligne éditoriale car elle fixe le cap pour les journalistes.

En conférence de rédaction, nous nous interrogeons à longueur de journées : quels sujets allons-nous couvrir ? Comment les couvrirons-nous ? Quelles questions allons-nous poser ? Ce sont elles qui définiront le débat et détermineront la manière dont l’information sera analysée et retranscrite aux téléspectateurs.

Dans les rédactions, il faut penser contre soi, c’est-à-dire contre la doxa. Les réseaux sociaux ou les chaînes de télévision peuvent en effet imposer des narrations qui emportent tout, puisqu’elles deviennent vérité. Les remettre en question fait partie du travail d’un journaliste.

L’information est produite –  plutôt que fabriquée, qui peut être mal interprétée – par des journalistes qui ont leur carte de presse ; ils sont 140 à LCI. Tous les jours, ils viennent travailler avec cette préoccupation, avec la volonté de participer au débat public, et ce dans un cadre législatif très contraint. Les chaînes d’information n’ont peut-être jamais autant participé au débat démocratique, dans un environnement très polarisé, très peu régulé, et même hystérisé.

À ce titre, je félicite les équipes de LCI, et plus largement le corps journalistique, pour leur travail formidable, même s’il faut reconnaître parfois certaines erreurs. Les journalistes sont soumis à une déontologie, ils ont signé une charte et ont le devoir d’information chevillée au corps. En outre, les organes de presse ont instauré des process pour garantir le respect du pluralisme et la vérification des faits.

Enfin, s’agissant de l’ingérence étrangère, les organes de presse, les médias, les chaînes de télévision seront sans doute ciblées lors des prochaines élections législatives et présidentielles. J’ai en mémoire, à cet égard, la manière dont le groupe TF1 et Thierry Thuillier, le patron de l’information, ont géré les tentatives d’influence lors de l’affaire des étoiles de David. Nous avons pris du temps pour vérifier les faits ; comme nous commencions à avoir des doutes, nous ne nous sommes pas précipités. Ce cas de figure se représentera de manière répétée dans les années à venir

Dans un environnement concurrentiel et compétitif où on veut aller vite, nous inculquons à nos journalistes qu’il faut prendre le temps de vérifier les faits afin d’éviter les approximations et les erreurs ; c’est un point fondamental. Le groupe TF1 est particulièrement exigeant en la matière. Nous essayons de responsabiliser les chaînes d’encadrement qui sont essentielles pour structurer une rédaction. Lorsque les jeunes journalistes commencent leur carrière, ils se tournent vers les encadrants. Il faut avoir des réflexes journalistiques.

M. Alexandre Kara. C’est une évidence : nous passons notre temps à travailler, à nous interroger, à nous questionner, même contre nous-mêmes. En réalité, la ligne éditoriale n’existe pas. Ce qui existe, en revanche, c’est un questionnement éditorial permanent. C’est ce que nous faisons dans nos rédactions. Il est vrai que nous faisons des erreurs mais celles-ci ne doivent pas faire oublier que 99,9 % du travail est bien fait par nos équipes, qui sont très investies et auxquelles je rends hommage.

Le service public joue un rôle de phare en matière de diversité. Nous avons reçu quelque 3 000 invités politiques en 2024 ; nous essayons de donner la parole à un maximum de personnes, c’est important. Fabien Namias a souligné qu’il était difficile, lors des débats, de parvenir à la parité ou au pluralisme politique – il arrive en effet que des personnes boycottent certaines chaînes de télévision. Tous les jours, chacun d’entre nous est confronté à cette réalité.

S’agissant du service public, je préfère parler de conscientisation du citoyen plutôt que de fabrication de l’information. Il s’agit d’aider le citoyen à se forger son opinion, de lui permettre d’avoir une maturité politique, de l’accompagner en décryptant et en analysant les faits pour qu’il puisse voter en toute conscience, et de l’inciter à aller voter. Dans le cadre de nos missions de service public, nous menons régulièrement des campagnes d’incitation au vote.

La hiérarchisation de l’information se fait de manière naturelle. Dans environ 90 % des cas, les personnes qui ont une carte de journaliste savent très bien comment l’information va se développer. Contrairement à un certain nombre de pays, nous sommes encore dans une info de l’offre et non de la demande. Désormais, aux États-Unis, c’est généralement Google qui hiérarchise l’information. J’espère que nous en serons préservés le plus longtemps possible.

La désinformation est l’enjeu fondamental de ces prochaines années sur lequel nous devons collectivement travailler. La lutte contre la désinformation est inscrite dans notre cahier des charges. Nous menons des actions avec Radio France et des partenaires internationaux comme la BBC ou la ZDF. Nous avons mis en place une équipe, les Révélateurs, qui vérifie les faits mais aussi la réalité d’une image car l’IA, qui est déjà un puissant facteur de désinformation, le sera encore davantage dans les prochaines années.

Enfin, nous avons adopté une charte relative à l’utilisation des sondages, une charte relative à l’IA et une charte relative aux rectificatifs – l’information en continu, de par sa temporalité, induisant plus d’erreurs. Nous pourrons vous transmettre ces documents.

Mme Livia Saurin, secrétaire générale adjointe de France Télévisions. S’agissant des réseaux sociaux, nous appliquons les obligations de nature législative ou réglementaire et nous avons adopté de nombreuses chartes internes pour fournir à nos téléspectateurs une information de qualité et de confiance.

La question des réseaux sociaux s’impose également à nous, en notre qualité d’acteur de la télévision linéaire présent sur ces réseaux. Les médias traditionnels doivent y être présents pour constituer un contrepoids nécessaire à la désinformation à laquelle on est plus exposé dans ces espaces moins régulés. La direction de l’information a ainsi développé des programmes spécifiquement conçus pour les réseaux sociaux à destination des jeunes publics – un journal télévisé quotidien pour les adolescents et, désormais, un autre pour les enfants. L’idée est, dès le plus jeune âge, d’acculturer toutes les jeunes générations aux comportements informationnels qui leur permettent de détecter la manipulation de l’information.

Non seulement les médias traditionnels doivent faire leur travail pour protéger les téléspectateurs de la désinformation, mais ils doivent également donner des clés, notamment à ceux qui ne regardent pas, ou moins, la télévision – les enfants et les adolescents –, pour les aider à devenir des citoyens éclairés.

La parité est respectée s’agissant des experts qui interviennent sur nos antennes. Elle n’est pas toujours atteinte en ce qui concerne les invités politiques en raison des limites qu’Alexandre Kara a rappelées.

M. le président Thomas Cazenave. Les réseaux sociaux sont un sujet de préoccupation. Lors de l’audition de l’Arcom, nous avons constaté que la réglementation et le cadre de régulation y sont moins stricts. Au-delà de la concurrence qui s’exerce entre vous, vous êtes désormais en concurrence directe avec d’autres sources d’information qui sont moins encadrées et qui menacent la qualité du débat public.

M. Thomas Bauder. Non, monsieur le rapporteur, nous n’avons pas été approchés. Je regrette votre expression, qui laisse entendre que certains journalistes ne seraient pas « sérieux ». Pour ma part, je n’en connais pas et j’entretiens des relations confraternelles avec tous les journalistes, qu’ils appartiennent à la presse écrite ou à la radio. Les journalistes professionnels se soumettent à la loi, à des codes de déontologie et travaillent en conscience, dans toutes les rédactions.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je voulais seulement désigner le travail d’enquête de fond mené à ce sujet de façon incontestable par L’Humanité, sans chercher à opposer les journalistes entre eux. Votre interprétation est assez révélatrice, je pense.

M. Jean-Victor Castor (GDR). Certains d’entre vous n’ont pas répondu à la question relative au projet Périclès. Par ailleurs, pourriez-vous nous fournir un tableau présentant les invités politiques de vos émissions phares au cours des deux dernières années ? Nous pourrons ainsi nous faire notre propre idée.

Certains sujets d’actualité sont clivants à l’échelle mondiale et donc également dans la société française, notamment le conflit entre Israël et la Palestine. Or je n’ai pas constaté de votre part de tentative d’expliquer l’histoire de ce conflit sur vos chaînes. Même si certains invités rappellent à la marge son origine dans les années 1940, tout se passe comme s’il avait commencé le 7 octobre. Pour moi, c’est une falsification de la réalité, qui empêche la compréhension de ce conflit majeur.

De même, cela fait un an, voire un an et demi, que certains médias ne parlent plus que de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, passant sous silence d’autres conflits importants où des millions de personnes meurent. Pourquoi ce choix ? L’envahisseur est stigmatisé, mais en oubliant de préciser que la guerre a commencé en 2014, si bien que nos concitoyens ne disposent pas des éléments de compréhension nécessaires. Vous devez replacer les événements dans leur contexte historique.

M. Alexandre Kara. Nous n’avons pas été contactés par les équipes du projet Périclès.

M. Fabien Namias. Nous non plus. Je ne connaissais d’ailleurs pas, jusqu’à présent, l’existence de ce dispositif.

M. Alexandre Kara. Monsieur Castor, la liste de nos invités est disponible sur la page « transparence » de Franceinfo. Nous pouvons également vous la transmettre.

Je vous invite à consulter notre offre d’information. Nous ne prétendons pas que le conflit entre Israël et la Palestine a commencé le 7 octobre 2023. Nous avons même consacré une heure de journal télévisé à ce conflit, lors du triste anniversaire de cette date. Sachez que notre offre d’information pour les 12-18 ans, intitulée « C quoi l’info ? », qui est disponible sur des médias sociaux tels que Youtube, permet notamment de raconter la genèse du conflit Israël-Palestine aux plus jeunes. Elle comptabilise actuellement 8 millions de vues. Conformément à notre rôle, nous usons de pédagogie pour contextualiser autant que possible l’information, notamment internationale.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Sur la présentation des conflits, celui au Nord-Kivu, qui est très meurtrier et a causé de nombreux déplacements de population, prend moins de place dans l’information, par exemple. Cela peut conduire à considérer que l’importance des conflits est relativisée dans certaines zones du monde. En outre, nombre de nos concitoyens ne savent pas comment trouver l’information à ce sujet sur les chaînes d’information en continu.

M. Guillaume Debré. Je vous remercie pour cette question. J’espère que vous avez vu sur LCI le formidable reportage de vingt-six minutes de Liseron Boudoul, qui s’est déplacée au Nord-Kivu, pour montrer les ravages de ce conflit. Nous sommes très fiers de son travail. Certains peuvent avoir l’impression que nous nous désintéressons de ce conflit, mais ce n’est pas le cas. Nous essayons d’apporter des éclairages par les débats et des reportages. Tous les vendredis, samedis et dimanches, nous diffusons notamment un reportage d’une durée allant de vingt-six à cinquante minutes réalisé par la rédaction de LCI et TF1. Michel Scott s’est ainsi rendu à Haïti ou au Mexique, pour couvrir la guerre des cartels. Enfin, nous nous rendons régulièrement en Ukraine, mais aussi en Russie, par souci de couvrir tous les points de vue.

Concernant le conflit au Moyen-Orient, j’espère que vous avez vu le formidable reportage que nous avons tourné en octobre de l’an dernier. Nous avons réussi à obtenir des images poignantes de la vie quotidienne à Gaza, grâce à des journalistes indépendants que l’une de nos journalistes, Gwendoline Debono, avait réussi à contacter. Vous avez raison d’évoquer ces conflits parfois oubliés. Nous sommes fiers de l’offre éditoriale de LCI et de TF1, qui participe du pluralisme.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Dans quelle mesure les résultats des sondages déterminent-ils le temps de parole alloué aux différents mouvements politiques dans le cadre des règles d’équité ? Ce temps est-il évalué par l’Arcom ou par vous-mêmes ? Je vous interrogerai ensuite sur la fabrique de l'information à partir des sondages.

M. Cyril Guinet, directeur de la réglementation, de la déontologie et du pluralisme de France Télévisions. La représentativité des formations politiques est appréciée sur la base de différents critères énumérés par l’Arcom. Certains sont très objectifs, tels les résultats aux différents scrutins ou le nombre de députés. D’autres sont plus évolutifs, tels les sondages ou la capacité à animer le débat politique ou électoral. Les sondages ont ainsi un impact à la marge.

Nous entretenons un dialogue constant avec le régulateur. Nous lui transmettons régulièrement les temps de parole sur nos antennes ; il formule des observations tous les trimestres, en dehors des périodes électorales, ou chaque semaine, en période électorale. Nous ajustons ainsi notre appréciation de la représentativité des formations politiques aux souhaits de l’Arcom. À ce jour, cette autorité n’est jamais intervenue pour mettre en garde, mettre en demeure ou sanctionner Franceinfo concernant les niveaux de temps de parole.

M. Fabien Namias. Rappelons que la commission des sondages encadre strictement les sondages et que les instituts de sondage doivent satisfaire des critères précis pour publier des enquêtes d’opinion.

À BFMTV, comme dans la plupart des médias représentés ici, nous avons choisi d’établir une relation privilégiée avec un institut de sondage – en l’occurrence Elabe –, parce que nous devons à notre audience de publier des estimations de résultats lors des soirées électorales – ces soirées sont peu fréquentes mais ont une forte résonance.

Il est de coutume de reprendre l’institut de sondage avec lequel nous avons contracté pour les estimations électorales pour les autres enquêtes – qui ne sont pas forcément politiques et peuvent porter sur des questions de société ou de consommation. Dès avant mon arrivée, BFMTV a eu pour ligne de limiter autant que possible le traitement des enquêtes à celles que nous avons commandées et dont nous maîtrisons les questions, car nous voulons être certains de ce que nous publions.

Rappelons que lorsqu’un institut commande une enquête, le commanditaire c’est-à-dire la rédaction ou le rédacteur ou chef du média qui paye pour cette enquête, valide les questions.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La semaine dernière, j’ai interrogé les représentants des instituts de sondage pour savoir si des médias leur avaient déjà demandé de jouer sur les critères de redressement afin de parvenir au croisement des courbes d’intention de votes de deux candidats. La question était brutale à dessein ; elle visait à obtenir des réponses franches. Elles l’ont été. Ils m’ont assuré que cela n’arrivait jamais et que les instituts de sondage décidaient de la question posée. Or vous indiquez l’inverse, c’est-à-dire que la question du sondage est validée par les rédactions. De manière concrète, comment les questions sont-elles déterminées ?

M. Fabien Namias. Il n’est jamais arrivé que nous demandions de redresser certains résultats. Ce serait contraire aux règles. Un média n’a pas à juger du résultat qui lui est fourni par un institut de sondage. Il prend les résultats tels qu’on les lui donne. Les sondeurs ont leur propre méthodologie et nous ne mettons pas trivialement la main dans le cambouis de la fabrication des sondages.

Dans un premier temps, les médias demandent une enquête sur un sujet : soit les intentions de vote pour une élection, soit le rapport de l’opinion à tel ou tel fait de société, économique ou politique. La thématique du sondage relève donc d’une initiative éditoriale. Ensuite, l’institut de sondage, à partir de critères extrêmement précis, propose des questions, que nous ne reformulons jamais – nous n’avons pas le droit de le faire. Nous pouvons juger si les questions reflètent l’esprit du sondage que nous demandons, mais le libellé de la question, le recueil de l’opinion et le calcul des résultats appartiennent à 100 % à l’institut de sondage. Le choix des thématiques est une initiative éditoriale.

M. le président Thomas Cazenave. Est-il déjà arrivé qu’un média décide de ne pas publier un sondage qu’il a commandé – et qui lui appartient donc –, parce que les résultats ne semblent pas intéressants à ses responsables, par exemple ?

M. Guillaume Debré. Non. Nous avons le même process de fabrication des sondages que BFMTV. Nous donnons l’impulsion, les thèmes ; les questions sont ensuite formulées par l’institut de sondage – un sondage a ainsi été commandé en lien avec l’invitation de Jordan Bardella ce soir dans l’une de nos émissions.

Distinguons les sondages thématisés – qui répondent à une question éditoriale, qui nous semble intéressante pour le public – des sondages d’opinion politique, réalisés notamment en période électorale. Même si notre groupe entretient une relation ancienne avec l’Ifop, nous lançons un appel d’offres très exigeant et détaillé avant chaque contrat. Le chef du service politique, Adrien Gindre, le directeur de l’information, Thierry Thuillier, le rédacteur en chef adjoint, Philippe Morand, et moi-même avons reçu plusieurs instituts de sondage qui nous ont proposé leurs services pour les prochaines années. Nous les avons questionnés, ils ont présenté leur méthodologie, nous avons analysé leur offre, fixé des exigences. Nos relations avec les instituts sont contractuelles.

Le rolling, un instrument que vous devez consulter en tant qu’hommes politiques, nous permet de suivre les mouvements précis de l’opinion publique en période électorale, pour éviter d’être surpris par des mouvements brusques de l’opinion – même si certains y voient une manipulation de l’opinion. Nous avons lancé un rolling sur LCI deux mois avant les élections européennes. À partir d’un échantillon très représentatif, il nous a permis de saisir instantanément l’évolution des partis politiques et de leur positionnement. Nous avons ainsi gagné en profondeur.

Enfin, juste avant l’échéance électorale, nous utilisons des projections de résultats en sièges, présentées sous forme de fourchettes. Là encore, le cahier des charges est extrêmement précis.

L’utilisation et la fabrique des sondages, pour reprendre votre expression, sont très encadrées, comme l’ensemble des pratiques des chaînes d’information.

M. Alexandre Kara. Notre degré d’exigence est au moins égal à celui que viennent d’exposer nos confrères. Nous contractons avec les instituts de sondage à l’issue d’un appel d’offres. Nous avons normé de manière très stricte l’utilisation des sondages, notamment les nôtres, concernant par exemple la mention à l’antenne de la marge d’erreur. Pour notre part, nous sommes méfiants à l’égard du rolling. Nous essayons d’éviter cet outil, qui doit être utilisé avec précaution. Nous limitons le nombre de sondages en période électorale.

Les résultats présentés à l’antenne les soirs d’élection s’appuient en général sur le dépouillement. Nous ne délivrons le classement des candidats ou des partis que quand le sondeur avec lequel nous travaillons et en qui nous avons confiance nous donne l’absolue certitude qu’il n’évoluera pas. Si le moindre doute subsiste sur le résultat, nous ne le présentons pas, et nous en expliquons les raisons à l’antenne.

M. Fabien Namias. Quand nous produisons une étude, nous demandons au responsable de l’institut de sondage qui l’a réalisée d’en présenter le résultat à l’antenne – pour BFMTV, il s’agit de Bernard Sananès, qui dirige l’institut Elabe. Ainsi, le processus est clair de bout en bout : le sondage a été réalisé par un institut ; c’est l’institut qui le présente. Les téléspectateurs savent ainsi précisément qui parle et à quel titre.

M. le président Thomas Cazenave. BFMTV publie-t-il tous les sondages qu’il a commandés ?

M. Fabien Namias. Depuis un peu moins de six mois que je travaille à BFMTV, tous les sondages que nous avons commandés ont été publiés. Je pense que c’était également le cas avant mon arrivée, mais je ne peux m’engager sur une réponse à ce sujet.

M. Thomas Bauder. CNews s’appuie sur l’expertise de deux instituts reconnus et contrôlés, d’excellente réputation, qui respectent évidemment les exigences de la loi. Leurs représentants vous ont présenté, lors d’une précédente audition, les différences entre les sondages d’opinion, les sondages électoraux, les rollings et les sondages de sortie d’urne, les marges d’erreur, les recours aux sous-traitants pour la collecte de données, les redressements, et ainsi de suite.

Nous travaillons avec OpinionWay pour les sujets politiques et les projections électorales et l’institut CSA pour les sujets de société. Nous avons également travaillé avec l’Ifop, jusqu’au moment où cet institut a choisi de travailler avec TF1. La commission des sondages vérifie que ces instituts travaillent dans les règles de l’art.

Pour notre part, nous n’intervenons pas dans le choix des questions. L’institut CSA propose deux, trois, quatre ou cinq questions d’actualité. Ce sont des questions de sondeurs – pour ma part, je ne sais poser que des questions de journaliste. Ensuite, nous échangeons par téléphone, parfois par mail, et je choisis une question. Après en avoir discuté avec Serge Nedjar, le directeur de CNews, nous prenons notre décision. Il nous arrive de renoncer à une étude.

Les sondages ne font pas l’élection, j’en suis convaincu. Sinon, il ne serait plus nécessaire d’organiser des élections. Les sondages n’apportent qu’un élément d’appréciation à un instant T, très souvent démenti par les résultats électoraux. Les sondeurs ne se trompent pas sciemment, mais parce que le moteur du vote est l'action politique. Un pronostic semblait évident entre le premier et le second tour des dernières élections législatives ; il a été infirmé.

M. le président Thomas Cazenave. Nous avons déjà mené ce débat de manière détaillée avec les sondeurs. Nous vous interrogeons sur la manière dont vous utilisez les sondages en tant que journaliste. Vous choisissez donc les questions.

M. Thomas Bauder. Oui, tout à fait, pour les questions d’actualité.

M. le président Thomas Cazenave. Les questions sont formulées par les sondeurs, mais vous choisissez les thématiques. Publiez-vous tous les sondages que vous commandez ?

M. Thomas Bauder. Il est déjà arrivé que, trente-six heures après que nous avons lancé un sondage sur une question d’actualité, qui utilise donc la méthode des quotas, quand nous recevons les résultats, l’opinion soit déjà passée à autre chose. Dans ce cas-là, nous ne diffusons pas le sondage.

Il faut distinguer entre les questions d’actualité et les sondages électoraux, qui mesurent les intentions de vote. Nous pouvons diffuser ou non les résultats de ces études. C’est notre liberté éditoriale.

M. le président Thomas Cazenave. Donc vous ne diffusez pas tout. C’était ma question.

M. Thomas Bauder. Cela dépend, en effet.

Pour les soirées électorales, nous avons un partenariat avec OpinionWay et c’est Bruno Jeanbart qui vient donner les projections de son institut, comme je demande parfois – un peu moins dernièrement – à Julie Gaillot de venir décrypter à l’antenne les résultats des sondages CSA.

Nous ne tripatouillons pas les sondages : nous n’intervenons pas dans les redressements. Le redressement fait partie de la pratique des instituts de sondage.

M. le président Thomas Cazenave. Vous ne rentrez pas dans la technique du sondeur, mais les redressements existent. C’est une pratique courante des sondeurs.

M. Thomas Bauder. Lors des soirées électorales, nous recevons tous les projections sorties des urnes, un peu avant vingt heures – c’est aussi, je crois, le cas d’une grande partie du personnel politique ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Moi, je ne reçois pas de résultats de sondages, mais je ne fais pas partie de l’équipe de direction des campagnes.

Vous dites ne pas rentrer dans la technique. Je fais le contraire : je suis allé, en tant que rapporteur de cette commission d’enquête, dans les locaux de la commission des sondages pour demander les « notices expert » – tous les sondeurs, à l’exception d’OpinionWay, envoient en effet deux notices, l’une publique et l’autre destinée aux experts. La seconde donne les redressements possibles : socio-démographique ; politique ; politique et socio-démographique ; politique, socio-démographique et en fonction de la participation… La commission des sondages impose aux sondeurs de choisir une de ces colonnes de redressement. Les écarts, contrairement à ce que nous ont dit les instituts de sondage, peuvent atteindre 10 points pour certains candidats. Je vais continuer à creuser cette piste. Mais il me semble en tout cas que les outils que sont les sondages doivent être interrogés, qu’il faut examiner leurs méthodes, leurs échantillons, leurs marges d’erreur…

Vous évoquiez les sondages de « sortie des urnes ». Je m’intéresse bien davantage aux sondages qui fabriquent l’opinion par le choix des questions posées.

Prenons un exemple récent : dans un meeting – auquel participait d’ailleurs un représentant d’un institut de sondage, M. Dabi, de l’Ifop –, M. Retailleau dit « vive le sport, à bas le voile ». Immédiatement, Le Journal du dimanche puis votre chaîne ont diffusé un sondage selon lequel 69 % des Français seraient opposés au port du voile dans l’espace public. Il s’agit bien là d’une fabrication d’un sujet ! La question se pose-t-elle vraiment dans l’espace public ? On peut se le demander. Mais vous en faites un sondage, et vous fabriquez de l’actualité sur ce sujet.

Bourdieu expliquait, dans un article célèbre intitulé « L’opinion publique n’existe pas », que les sondages sont des artefacts, et participent d’une façon d’imposer une problématique aux personnes à qui on pose les questions. Ces questions produisent des réponses, « étant donné que l’on peut demander n’importe quoi à n’importe qui et que n’importe qui a presque toujours assez de bonne volonté pour répondre au moins n’importe quoi à n’importe quelle question » – j’adore cette formule. Et ces réponses peuvent ensuite être commentées.

Dès lors qu’un média commande un sondage sur un thème qui l’intéresse, il produit une réponse à sa question – celle-ci étant critiquable sous de multiples aspects – et cette réponse est commentée à l’antenne : c’est bien de fabrication de l’information que l’on parle. L’information n’existe pas par elle-même.

M. Thomas Bauder. Sous-entendez-vous qu’il y a des questions interdites ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pas du tout, au contraire. Je considère que fabriquer de l’information à partir de sondages relève de la liberté de la presse. Je m’interroge seulement sur ce que cette information constitue, sur votre rôle de journaliste et sur ce qu’il pourrait vouloir dire de mise en perspective. M. Kara prenait par exemple ses distances vis-à-vis des rollings. Votre présence à tous ici est intéressante parce qu’elle peut nous éclairer sur cette fabrication de l’information à partir des sondages que vous commandez et que vous commentez ensuite.

Par ailleurs, vous parlez de temps, mais il y a aussi à mon sens une question d’argent : le sondage ne coûte pas si cher par rapport à l’envoi d’une équipe de reportage sur le terrain.

M. le président Thomas Cazenave. Pour en revenir à la diffusion, quelles précautions prenez-vous ? Les bandeaux, par exemple, donnent souvent des chiffres, mais pas de marges d’erreur. Comment traitez-vous l’incertitude qui se loge derrière le sondage ?

M. Guillaume Debré. Nous faisons des choix. Faire un sondage est un choix éditorial, et nous le faisons parce que certaines questions nous paraissent pertinentes. J’insiste : il ne s’agit pas pour nous de fabriquer l’opinion, mais de soulever des questions pertinentes et qui s’inscrivent dans une approche éditoriale. LCI est produit par des journalistes, qui disposent de cartes de presse : ce que l’on attend d’eux, c’est du questionnement éditorial. Le sondage est un des outils de l’approche éditoriale que nous employons, il est très loin d’être le seul. Nous en faisons même peu, notamment sur les questions thématiques que vous preniez en exemple. En période électorale, évidemment, nous en faisons plus, mais ce sont des questions différentes.

Quant à la diffusion et aux précautions, j’insisterai sur le rôle de l’encadrement : c’est toujours un rédacteur en chef ou un rédacteur en chef adjoint, un chef d’une tranche, et la direction qui décident de la mise à l’antenne d’une information issue des sondages. Ce n’est jamais le journaliste lambda : il y a toujours un process de validation, qui doit être respecté et qui est très encadré. La direction est responsable de la mise à l’antenne du sondage. Ce ne sont pas des choses que nous faisons à la légère.

S’agissant du « marketing antenne », des bandeaux qui résument l’actualité, c’est là aussi le fruit d’un questionnement : il faut trouver un équilibre entre la justesse de l’information et le nombre de caractères que l’on peut afficher. Là encore, ce sont des choix éditoriaux, que nous voulons aussi judicieux que possible, et le résultat d’une ligne éditoriale.

M. Jean-Victor Castor (GDR). Certains sondages, dites-vous, ne sont pas diffusés parce qu’ils ont perdu leur actualité. Pourriez-vous nous les transmettre ?

Par ailleurs, il me paraît paradoxal de dire à la fois que les sondages jouent sur l’opinion et qu’ils ne font pas le résultat de l’élection. Je crois, moi, qu’ils ont une action. Si vous considérez vraiment qu’ils ne font pas l’élection, pourquoi les commander, pourquoi par exemple mesurer le poids dans l’opinion de telle ou telle personnalité ?

Dressez-vous un bilan avec les sondeurs ? Leur avez-vous demandé pourquoi ils étaient si peu performants ?

M. le président Thomas Cazenave. Bref, quel est votre regard de client sur la qualité du produit ?

M. Thomas Bauder. Nous n’avons pas d’intérêt dans les sondages. Je m’inscris en faux contre vos propos, monsieur le rapporteur. Les sondages sont pour nous l’un des éléments de l’information, et pas le principal. Dans l’exemple que vous avez pris, sans la prise de parole du ministre de l’intérieur, comment pourrions-nous poser la question ? Elle ne peut venir qu’après le discours de M. Retailleau, après une actualité. C’est la raison pour laquelle les questions nous sont proposées par les instituts de sondage, qui analysent l’actualité. Je n’ai d’intérêt ni dans un sondage, ni dans un reportage, ni dans une infographie, ni dans un papier plateau : mon métier est de fabriquer de l’information et de donner la meilleure information au téléspectateur.

Les sondages, et plus largement les chaînes d’info, sont peut-être l’un des éléments du débat mais ne font pas l’élection. Ce n’est pas la presse mais le peuple souverain qui fait l’élection, monsieur le député.

Quand nous ne diffusons pas un sondage, c’est parce qu’il est devenu obsolète, qu’il est sorti de l’actualité, ce qui arrive pour des sondages comme pour des prêts à diffuser (PAD). Nous sommes nombreux ici à savoir combien de PAD nous « trappons », nous mettons à la poubelle, tous les jours parce qu’ils se trouvent dépassés par l’actualité. Vous n’avez pas idée du taux de déchet dans ce que nous fabriquons ! Une bonne matinale d’info est normalement quasiment prête la veille au soir : en fonction de ce qui se passe pendant la nuit, nous faisons des choix dans ce qui était prévu. Parfois, c’est 100 % de la production de la veille qui n’est pas utilisée.

Je le redis, je n’ai pas d’intérêt : je fais un boulot de journaliste, j’informe les gens en fonction de l’actualité – mais l’actualité m’est donnée.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je suis au regret de vous dire que je pense que vous avez menti.

Au sujet du voile, vous dites que c’est M. Retailleau qui amène le sujet. Ce n’est pas tout à fait exact : il peut y avoir des chaînes, ou des journaux, qui soulèvent des sujets – pensons à l’habituel marronnier sur les tenues de plage, sujet aussi majeur dans la société que celui du voile dans le sport, qui concerne 0,07 % des personnes licenciées. Il se trouve surtout qu’Europe 1, CNews et Le Journal du dimanche ont commandé il y a peu un sondage sur la question des statistiques ethniques. Tous les articles que je lis sur le sujet disent que le débat « revient régulièrement ». Vous nous dites que vous ne faites pas de sondage s’il n’y a pas de fait d’actualité à l’origine : mais ici, c’est un débat qui « revient régulièrement ». Et qui pose régulièrement la question, à part les journaux qui commandent le sondage ? La question n’est pas majoritairement posée dans la société. Elle l’est certes par des chercheurs, mais des chercheurs assez rarement cités sur votre chaîne car ils ne vont pas dans le sens de votre ligne éditoriale, puisqu’ils considèrent notamment que ces statistiques permettraient d’objectiver l’existence de discriminations liées à la religion, à la couleur de peau, à l’origine… quand vous essayez au contraire – ce qui est scientifiquement faux – de lier insécurité et immigration. Voilà un exemple d’information littéralement fabriquée.

M. Thomas Bauder. Je ne suis pas scientifique, mais journaliste, c’est ma limite, et c’est déjà beaucoup !

Les questions sont la plupart du temps fondées sur l’actualité. Celle des statistiques ethniques se pose au long cours dans le débat public. Elle n’est pas forcément orientée : c’est une question factuelle. Voulons-nous savoir ce qui se passe, voulons-nous des éléments d’information sur ce sujet ? Il nous revient de nous adapter : je ne me rappelle pas le contexte spécifique de cette question-là, mais il devait y avoir une raison de la poser, peu ou prou liée à l’actualité. Elle peut être discutée, voire contestée, c’est votre droit. Parfois, nos questions sont liées à des questionnements que nous posons, à CNews, et d’autres peut-être moins. Nous prenons position, mais de façon éditoriale.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Sur ce sujet spécifique, hors des médias du groupe dont fait partie CNews, personne n’a traité cette question : c’est un sujet sans doute majeur, mais pour une seule série de médias qui se trouvent appartenir au même groupe.

Vous dites en gros qu’il y a des questionnements qui posent question : cette formule circulaire me semble marquer la fabrication de l’information.

J’en viens, sans acharnement contre vous, à la question spécifique des violences faites aux enfants et aux adolescents. Votre chaîne emploie une personne condamnée en appel pour des faits de corruption de mineurs. Considérez-vous qu’il soit normal, légitime, de donner de l’audience à cette personne ?

M. Thomas Bauder. Le groupe a déjà répondu de nombreuses fois à cette question juridique. Jean-Marc Morandini s’est pourvu en cassation.

S’agissant de la commission que vous évoquez, nous la suivons et nous avons même diffusé ce matin un point d’étape.

M. Christophe Roy. La réponse a été apportée par le groupe : il y a une présomption d’innocence, et nous prendrons une décision à l’issue des recours.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je n’ai pas évoqué cette commission.

Il y a une condamnation, donc la présomption d’innocence tombe.

Comment entendez-vous faire respecter l’interdiction d’exercice d’une profession au contact des mineurs associée à cette décision de justice ? Il peut y avoir dans vos locaux des stagiaires, collégiens ou lycéens, par exemple.

M. le président Thomas Cazenave. Nous nous éloignons un peu de l’objet de la commission. Voulez-vous répondre ?

M. Thomas Bauder. Je n’ai pas de réponse sur cette question. Je précise que l’émission de Jean-Marc Morandini est produite par une société dans des locaux extérieurs à CNews. La diffusion se fait en direct, tous les jours.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Mais est-ce que vous faites respecter la loi ?

M. Thomas Bauder. Nous sommes au-delà de mes compétences de directeur de l’information.

M. Christophe Roy. Nous sommes en effet très loin de l’objet de cette commission d’enquête. Nous respectons la loi, évidemment, nous la faisons respecter et nous prêtons attention à la sécurité de l’ensemble des salariés du groupe comme de tous ceux qui y travaillent. Nous sommes vigilants.

M. Jean-Victor Castor (GDR). En tant que député de Guyane, je voudrais vous alerter sur la faible visibilité de nos pays sur vos chaînes. Dans le cas spécifique des processus électoraux, vous donnez la date du scrutin dans l’hexagone, c’est-à-dire le dimanche ; mais, chez moi, nous votons le samedi. Comment entendez-vous corriger cela, ce qui paraît indispensable si vous émettez chez nous ? En Guyane, les taux d’abstention dépassent souvent les 70 %.

M. Fabien Namias. C’est évidemment une remarque à prendre en compte.

Lorsqu’il y a des scrutins, les chaînes – en tout cas celles que j’ai dirigées – diffusent tout au long de la journée du samedi des images des bureaux de vote déjà ouverts, dans les outre-mer comme à l’étranger, pour montrer que les opérations de vote ont commencé. Nous sommes alors tenus de n’aborder en aucune manière la question de l’élection.

M. Jean-Victor Castor (GDR). Je parle de ce qui se passe tout au long de la campagne, pas seulement du jour du vote !

M. Fabien Namias. La campagne est nationale : elle est la même pour tous. Je redis que nous avons à cœur de diffuser des images des bureaux de vote ouverts dès le samedi. Mais je note votre remarque.

Mme Livia Saurin. S’agissant de la visibilité des outre-mer sur nos antennes, je précise que nous émettons directement dans les neuf territoires ultramarins par le biais de nos chaînes La Première, qui sont à la fois des radios, des télévisions et un portail numérique. Nous y sommes souvent l’offre d’information locale de référence.

À la suite de l’arrêt de France Ô, France Télévisions a signé un pacte outre-mer comportant vingt-cinq engagements. Nous en rendons compte chaque année par le biais d’un comité de suivi, au sein duquel siègent notamment des représentants du Parlement. L’arrêt de France Ô a finalement eu un impact favorable sur la visibilité des outre-mer sur nos antennes, dans la mesure où nous atteignons plusieurs centaines de prime sur les outre-mer en comptant Culture Box. Nous touchons à peu près 50 millions de téléspectateurs chaque année grâce à notre offre ultramarine sur les antennes de France Télévisions. En matière d’information, nous avons lancé récemment un magazine intitulé « C pas si loin », qui nous permet de faire la jonction entre l’information et la visibilité des outre-mer sur les antennes nationales.

M. Alexandre Kara. J’ajoute que Franceinfo diffuse tous les jours un journal consacré à l’outre-mer, à 21 heures heures 30. L’actualité guyanaise y est notamment très largement couverte.

M. le président Thomas Cazenave. Merci.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de représentants du ministère de la justice : M. Roland de Lesquen, adjoint au directeur des services judiciaires (DSJ), M. Clément Henry, chef du bureau du droit constitutionnel et du droit public général de la direction des affaires civiles et du sceau (DACS), et M. Adrien Tanné, rédacteur au bureau du droit constitutionnel et du droit public général de la direction des affaires civiles et du sceau (mercredi 9 avril 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Le ministère de la justice joue un rôle important dans le processus électoral en France, tant au niveau de l'organisation pratique des scrutins, notamment concernant les procurations, que pour garantir la sincérité des élections. Plusieurs instances de supervision des opérations électorales sont d'ailleurs présidées ou encadrées par des magistrats.

L'objectif de notre commission d'enquête est d'examiner en profondeur l'organisation des élections en France, en considérant tous les aspects et en entendant l'ensemble des acteurs impliqués.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Roland de Lesquen, M. Clément Henry et M. Adrien Tanné prêtent serment.)

M. Roland de Lesquen, adjoint au directeur des services judiciaires (DSJ). L’implication de l’autorité judiciaire dans le processus électoral en France se décline à travers cinq principaux axes d’intervention, qui traduisent la diversité de son engagement.

Elle s’exerce tout d’abord par le contrôle des lieux de vote, puis par sa contribution à l’organisation matérielle des scrutins. Elle se manifeste également à travers le contentieux des listes électorales, ainsi que par l’établissement des procurations et la tenue de permanences le jour du scrutin, permettant aux électeurs de formuler un recours en cas de non-inscription sur les listes. Enfin, elle se prolonge par la participation à diverses commissions électorales, notamment les commissions de propagande, en amont même des opérations de vote.

Cette implication de l’autorité judiciaire, et en particulier des magistrats, représente une garantie fondamentale quant à la régularité et à la sérénité du processus électoral. Il convient toutefois de s’interroger sur la pertinence de certaines de ces interventions, notamment s’agissant de l’établissement des procurations. La dimension résiduelle de cette mission, telle qu’elle est actuellement assurée par le ministère de la justice, suscite en effet des interrogations légitimes en matière d’efficience et de juste allocation des ressources, comme l’a d’ailleurs souligné la Cour des comptes dans un récent rapport.

À l’inverse, notre valeur ajoutée apparaît nettement plus substantielle dans d’autres domaines, tels que la participation aux commissions électorales, le traitement du contentieux des listes électorales relevant de la justice judiciaire, ou encore la participation au contrôle des lieux de vote et des diverses commissions électorales. En tant que tiers indépendant entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, l’autorité judiciaire confère au processus électoral un regard extérieur, impartial et indispensable, propre à garantir l’équilibre institutionnel et la confiance démocratique.

M. Clément Henry, chef du bureau du droit constitutionnel et du droit public général de la direction des affaires civiles et du sceau (DACS). La DACS exerce, en matière électorale, une compétence partagée avec le ministère de l’intérieur, ce dernier demeurant le principal acteur chargé de l’organisation des élections. Le rôle qui nous incombe consiste notamment à élaborer, à l’occasion de chaque scrutin national, une circulaire destinée à accompagner les juridictions dans l’exercice de leurs différentes missions. Cette circulaire résulte d’une collaboration étroite entre plusieurs services du ministère de la justice, en particulier la DSJ et la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), s’agissant du casier judiciaire national, mais également avec le ministère de l’intérieur et l’Insee. Elle a vocation à guider les juridictions dans l’établissement des procurations, le traitement des recours relatifs à l’inscription sur les listes électorales, les modalités pratiques de consultation du casier judiciaire, ainsi que dans la mise en œuvre des permanences prévues pendant le déroulement du scrutin.

Mon bureau, qui traite du droit public et du contentieux administratif, intervient plus spécifiquement sur les questions afférentes au juge administratif, lequel est principalement compétent en matière de contestation des opérations de vote.

M. Antoine Léaument, rapporteur. En ce qui concerne la gestion des procurations, l’article R. 72 du code électoral prévoit l’intervention des autorités judiciaires. Toutefois, cette disposition paraît aujourd’hui largement méconnue, et donc peu mobilisée par les citoyens, lesquels privilégient désormais les dispositifs dématérialisés qui orientent majoritairement vers les services de police ou de gendarmerie. Ai-je bien saisi que vous souhaiteriez voir cette compétence soustraite du périmètre d’intervention du ministère de la justice ?

Par ailleurs, pourriez-vous nous apporter des éléments d’éclairage sur les moyens humains qui sont requis pour assurer le respect effectif de cette disposition du code électoral ?

S’agissant enfin des recours, et plus particulièrement de ceux intervenant au cours de la période critique des six semaines précédant le scrutin, délai durant lequel les inscriptions sur les listes électorales sont en principe closes, avez-vous été confrontés à des situations atypiques, notamment sur la question des radiations ? Cette interrogation se fonde sur l’exemple précis de la commune d’Évry-Courcouronnes, dans laquelle nous avons observé un taux de radiation anormalement élevé. Selon les données transmises par l’Insee, le taux de radiation fondé sur la perte d’attache communale y aurait en effet dépassé les 16 % sur une période de deux années, ce qui paraît particulièrement significatif. Il nous a également été rapporté un nombre important de recours formés auprès de la justice en vue d’obtenir la réintégration sur les listes électorales des personnes concernées.

J’ai eu connaissance de situations pour le moins singulières, dans lesquelles un ou deux membres d’une même famille se trouvaient radiés des listes électorales, tandis que les autres, pourtant domiciliés à la même adresse, y figuraient toujours. De tels cas, bien qu’isolés, soulèvent des interrogations sérieuses quant à la régularité des radiations opérées. Disposez-vous, de votre côté, d’informations sur des cas similaires ? L’exemple que je viens d’évoquer vous a-t-il été signalé ? Avez-vous eu connaissance d’autres situations de radiations massives, susceptibles d’alerter quant au respect effectif des droits électoraux des citoyens ?

Dans cette même perspective, comment garantissez-vous ce droit fondamental à l’inscription sur les listes électorales, en particulier lorsque vous êtes confrontés à des situations comme celles évoquées ? J’imagine que vos services sont calibrés pour faire face à un certain nombre de recours le jour du scrutin, notamment afin de permettre, dans les délais les plus brefs, la réinscription des personnes concernées. Mais dans l’hypothèse où ce nombre excéderait très largement les prévisions, comment parvenez-vous à assurer de manière effective l’accès au recours pour les électeurs radiés à tort ?

M. Roland de Lesquen. S’agissant des procurations, il est exact que notre implication en la matière s’est progressivement réduite au point de devenir aujourd’hui résiduelle. L’évolution des chiffres entre les élections législatives de 2017 et celles de 2022 montre que nous sommes passés de 227 810 procurations validées par les tribunaux judiciaires à seulement 27 055 en 2022, soit une diminution par dix en l’espace de cinq années. Cette évolution s’explique principalement par le développement, en 2021, du téléservice maprocuration.gouv.fr, lequel est directement connecté aux réseaux de commissariats et de brigades de gendarmerie. Ce dispositif permet aux citoyens d’accomplir plus aisément leur démarche, en s’appuyant sur un maillage territorial plus dense que celui des 164 tribunaux judiciaires répartis sur le territoire national. Dès lors, cette mission, qui demeure certes un honneur pour nos services, n’apparaît plus, d’un point de vue organisationnel et pratique, comme la plus pertinente. Sur le plan des ressources humaines, l’ensemble de la charge représentée par ces procurations correspond à une moyenne nationale de 5,8 équivalents temps plein travaillés (ETPT) soit, en réalité, une fraction très modeste du temps de travail quotidien des agents des juridictions.

Dans ces conditions, il est permis de penser que cette faible implication pourrait conduire, à terme, à une forme de perte de savoir-faire au sein des juridictions. Bien que la technicité de la tâche demeure relativement limitée, elle nécessite néanmoins une familiarité procédurale que le faible volume d’activité ne permet plus véritablement de maintenir. Au regard de ces constats, il nous semble, dans une approche pragmatique, que notre valeur ajoutée sur ce volet précis est devenue marginale. À titre d’illustration, les 27 055 procurations validées par les tribunaux judiciaires représentent aujourd’hui moins de 1 % des quelque 3,6 millions de procurations traitées par les services de police et de gendarmerie.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Disposez-vous des données chiffrées relatives à l'année 2024 ? Cette année-là a en effet été marquée par la tenue de deux scrutins, et il me semble que, du fait du caractère anticipé des élections législatives, le recours aux procurations a connu une augmentation significative

M. Roland de Lesquen. Bien que je ne dispose pas des chiffres précis, il ne me semble pas que nous ayons observé, au sein des tribunaux, une hausse notable du nombre de procurations enregistrées. Il est vrai que nous ne communiquons que très peu sur ce sujet, ce qui peut en partie expliquer la méconnaissance de cette possibilité par les électeurs.

Pour répondre à votre seconde question, relative au contentieux des listes électorales, nous avons effectivement été confrontés à une situation particulière lors des dernières élections, notamment dans le cadre du scrutin organisé à Évry-Courcouronnes, qui a suscité une mobilisation de la cour d’appel de Paris sur cette problématique. Il convient de rappeler que, pour accueillir les électeurs rencontrant des difficultés, notamment en lien avec une radiation survenue le jour même de l’élection, des permanences sont systématiquement organisées dans les tribunaux. Cela fut le cas à Évry-Courcouronnes, où le tribunal de proximité a enregistré 81 demandes de réinscription sur les listes électorales, alors qu’en temps normal, ce chiffre s’élève au maximum à une dizaine.

Ce volume, nettement supérieur aux prévisions habituelles, nous a contraints à adapter nos moyens. Alors que nous prévoyons, en principe, la mobilisation d’un magistrat et d’un greffier pour traiter une dizaine de dossiers, il a été nécessaire de mobiliser, voire de redéployer, d’autres fonctionnaires et magistrats afin d’accueillir convenablement les électeurs concernés et de répondre aux sollicitations formulées. Malgré ces efforts, la volumétrie des demandes était telle qu’il n’a pas toujours été possible de les traiter intégralement sur le moment. Cela révèle une limite inhérente à un dispositif fondé sur des données historiques, qui ne permet pas, par défaut, une mobilisation étendue de l’ensemble du tribunal, ce qui serait sans doute excessif en l’absence d’alerte préalable. Néanmoins, dès lors que des signaux exceptionnels nous parviennent, nous avons la capacité de réagir avec réactivité et d’ajuster notre organisation. C’est précisément ce que nous avons fait à la suite de l’épisode d’Évry, en mettant en place un dispositif renforcé pour les scrutins ultérieurs. Si des demandes sont formulées de manière anticipée, nous pouvons donc dimensionner plus largement les moyens humains en mobilisant un plus grand nombre de greffiers et de magistrats.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez indiqué que, compte tenu du volume exceptionnel des demandes, il n’avait pas toujours été possible de traiter l’ensemble des requêtes formulées. Cela signifie, si je vous comprends bien, que certains électeurs se sont présentés vainement devant le tribunal dans l’espoir d’être réinscrits sur les listes électorales. Disposez-vous d’une estimation, même approximative, du nombre de personnes qui se sont ainsi retrouvées dans l’impossibilité d’exercer leur droit de vote ?

M. Roland de Lesquen. Je ne dispose pas du détail exact du nombre de personnes concernées. Des ajustements ont en revanche été mis en place par la suite dans le but d’éviter que de telles difficultés ne se reproduisent.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Avez-vous connaissance d’autres communes qui auraient pu être concernées ? Il m’a notamment été rapporté le cas de la commune de Vaulx‑en‑Velin, sans que je puisse, à ce stade, vérifier l’ampleur. Dans ce cas précis, il s’agirait de radiations opérées dans le cadre des commissions municipales avec, au sein d’un seul bureau de vote, près de 300 radiations simultanées. Si de telles radiations massives venaient à être ciblées, elles pourraient entraîner des conséquences significatives sur le processus électoral.

M. Roland de Lesquen. Il nous appartient de mettre en œuvre, en étroite concertation avec les chefs de cour et de juridiction, l’ensemble des dispositifs nécessaires pour garantir aux électeurs la pleine et entière possibilité d’exercer leur droit de recours dans les meilleurs délais.

S’agissant de la situation spécifique Vaulx-en-Velin, nous n’avons, à ce jour, reçu aucun signalement particulier ni aucune remontée d’information faisant état d’irrégularités lors des opérations de vote intervenues entre 2022 et 2024. Ce constat tend à confirmer que le phénomène n’a pas revêtu un caractère massif. Cela étant, nous demeurons pleinement mobilisés et disposons de la capacité d’intervenir avec réactivité dès lors qu’une difficulté nous est signalée.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le Sénat a récemment adopté une proposition de loi visant à supprimer la possibilité, pour les personnes détenues, de voter par correspondance à l’occasion des élections municipales et législatives. Cette mesure, qui semble avoir reçu l’assentiment du ministère, soulève toutefois un certain nombre d’interrogations fondamentales quant à l’effectivité du droit de vote des personnes incarcérées.

Nous nous trouvons en effet confrontés à une double problématique. D’une part, les personnes détenues ne sont pas nécessairement originaires de la commune dans laquelle elles purgent leur peine, ce qui rend leur inscription sur les listes électorales locales complexe. D’autre part, il convient de rappeler que la grande majorité d’entre elles conservent leurs droits civiques.

Dès lors, garantir leur participation aux scrutins municipaux et législatifs constitue un impératif démocratique auquel nous ne saurions nous soustraire. Quelle est donc la position précise du ministère sur la suppression du vote par correspondance pour les personnes détenues, qui représentait jusqu’ici un instrument important de facilitation de leur expression électorale ?

M. Clément Henry. La réforme instaurant le vote par correspondance pour les personnes détenues a été expérimentée pour la première fois à l’occasion des élections européennes de 2019, puis pérennisée à l’occasion des élections régionales et départementales de 2021. Avant l’introduction de ce dispositif, la participation électorale en détention demeurait extrêmement marginale. À titre d’exemple, seules 2 % des personnes incarcérées en capacité de voter avaient effectivement exercé ce droit lors de l’élection présidentielle de 2017.

Cette réforme a profondément modifié la donne, puisque le taux de participation électorale de la population carcérale a été multiplié par onze, atteignant 22,42 % lors des élections européennes de 2024. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs salué l’efficacité de ce mécanisme, tandis que la Cour des comptes en a souligné les effets bénéfiques en matière d’accessibilité au vote pour les personnes privées de liberté.

Ce dispositif a toutefois suscité, dès son origine, un certain nombre de questionnements, en particulier sur la prise en compte des suffrages exprimés. Il a été décidé que les votes des détenus seraient rattachés à la commune chef-lieu du département dans lequel se situe l’établissement pénitentiaire. Cette option a rompu avec deux principes structurants de la tradition électorale française. Tout d’abord, le lien entre le lieu de résidence de l’électeur et celui de la comptabilisation de son vote s’est trouvé rompu. Par ailleurs, les suffrages des détenus ont été concentrés dans des bureaux de vote avec lesquels ils n’avaient aucun lien. Cette configuration a généré une forme de surreprésentation électorale des personnes détenues dans certains chefs-lieux de départements, en particulier ceux accueillant des établissements pénitentiaires de grande capacité.

C’est précisément pour remédier à ces déséquilibres que la proposition de loi récemment adoptée par le Sénat a été déposée, afin d’envisager des modalités de vote alternatives susceptibles d’atténuer cet effet de concentration.

La version initiale de cette proposition de loi soulevait néanmoins d’autres difficultés, non pas tant sur le plan juridique ou de principe, mais en raison d’obstacles pratiques majeurs. Elle prévoyait en effet de rétablir un rattachement de l’électeur incarcéré à sa commune de domicile antérieure ou à celle d’un proche, ce qui aurait nécessité, pour l’administration pénitentiaire, de fournir à chaque détenu un matériel de vote strictement individualisé. Une telle exigence, à l’échelle nationale, s’avérait matériellement inapplicable.

La commission des lois du Sénat a donc recherché une solution d’équilibre. Elle propose de revenir aux modalités de vote antérieures pour les élections locales et législatives, tout en conservant le vote par correspondance pour les scrutins à circonscription nationale unique, à savoir l’élections présidentielle et les élections européennes.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La question du vote des personnes détenues soulève indéniablement une problématique de fond, étroitement liée aux enjeux que notre commission d’enquête entend explorer, à savoir les phénomènes de non-inscription et les dynamiques de participation électorale.

Il est vrai que la réforme a permis d’amplifier de manière significative la participation électorale en détention, la multipliant par onze pour atteindre 22 %. Si ce taux demeure très inférieur à la moyenne nationale, il convient de rappeler que, dans un contexte où la participation générale peine elle-même à franchir le seuil des 50 %, ce résultat ne saurait être considéré comme négligeable.

Or la suppression du vote par correspondance, telle qu’envisagée par la proposition de loi, risque inévitablement d’entraîner un recul de la participation des personnes incarcérées. Une telle évolution soulève des interrogations fondamentales sur l’effectivité des droits civiques accordés à des individus qui, bien que privés de liberté, conservent pleinement leur citoyenneté. Le droit de vote constitue d’ailleurs un vecteur essentiel de maintien du lien avec la société et traduit une forme d’appartenance collective, dans la mesure où il permet à chacun de contribuer aux choix qui engagent la communauté nationale.

En tant que député d’une circonscription comprenant l’établissement pénitentiaire de Fleury-Mérogis, qui est le plus vaste d’Europe, je suis tout particulièrement attentif à cette problématique. Pour les élections législatives, les suffrages des personnes détenues à Fleury-Mérogis sont actuellement rattachés à la ville d’Évry, chef-lieu du département. Je comprends donc les difficultés que peut susciter une telle situation.

Je demeure néanmoins convaincu que la solution la plus conforme à l’esprit de nos institutions consisterait à permettre à chaque détenu de voter dans sa commune de rattachement. Nous devrions, me semble-t-il, approfondir les voies qui rendraient possible une telle participation, sans exclure le recours au vote par correspondance. Vous avez évoqué les contraintes matérielles qu’impliquerait la distribution personnalisée du matériel électoral en fonction de la commune de rattachement de chaque détenu. Bien que cette opération soit complexe, elle n’est peut-être pas si compliquée que ça à mettre en œuvre et mérite une analyse approfondie.

Il pourrait également être opportun d’envisager des dispositifs innovants, tels que l’impression locale des bulletins de vote. Une telle démarche impliquerait certes de s’écarter du principe d’uniformité des documents électoraux mais, si nous souhaitons sincèrement garantir le droit de vote aux personnes détenues, nous devons être prêts à explorer toutes les pistes.

Dès lors, disposez-vous de pistes de réflexion complémentaires à celles formulées dans la proposition de loi sénatoriale ?

M. Clément Henry. S’agissant de la question relative à la mise à disposition du matériel électoral, celle-ci relève de la compétence de nos collègues de la direction de l’administration pénitentiaire. Leur position s’est toutefois révélée catégorique quant à l’impossibilité matérielle de mettre en œuvre un tel dispositif.

Il est par ailleurs incontestable que la réforme a permis une très forte hausse de la participation électorale des personnes incarcérées. Néanmoins, il demeure difficile de déterminer avec exactitude la part de cette progression qui découle exclusivement du changement législatif, par opposition à celle qui résulte des actions d’accompagnement mises en place dans les établissements pénitentiaires.

Il convient en effet de souligner que cette réforme a été intégrée aux modules de formation dispensés en détention, ce qui a permis une sensibilisation effective des personnes détenues aux enjeux électoraux, notamment par la présentation concrète du matériel de vote. Dès lors, un retour aux anciennes modalités ne permettrait pas, à lui seul, de tirer des conclusions certaines quant à l’évolution de la participation électorale.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il me semble fondamental de rappeler que la réinsertion des personnes détenues constitue un objectif central de toute politique pénitentiaire, et que la participation électorale s’inscrit pleinement dans cette perspective. Du point de vue de l’idéal républicain qui est le mien, le droit de vote symbolise l’appartenance à la société, l’exercice concret de la citoyenneté et la capacité à participer à la prise de décision.

L’incarcération, à mes yeux, ne doit pas être envisagée comme une rupture définitive avec la vie sociale. Permettre aux personnes détenues de participer aux scrutins, c’est donc leur offrir une forme de continuité dans leur lien à la société et les aider à se réinscrire dans un avenir collectif.

Dans cette optique, il me semblerait opportun que le ministère de la justice intègre pleinement cette problématique au centre de son action, en lui conférant une place structurante. Je dois vous avouer, en toute franchise, que le traitement actuel de cette question me paraît peu satisfaisant. Il donne parfois le sentiment que les personnes incarcérées sont considérées comme des citoyens de second rang, dont les droits fondamentaux seraient négociables au gré des contraintes techniques.

Nous disposons aujourd’hui d’un dispositif qui a démontré son efficacité. Pourtant, face aux difficultés qu’il soulève et aux effets secondaires qu’il induit, la réponse proposée semble consister à en restreindre l’accès, plutôt qu’à chercher les moyens d’en garantir la pérennité tout en en corrigeant les limites. Je comprends naturellement les problématiques évoquées, notamment dans l’exemple que j’ai mentionné, où près de 3 000 détenus votent pour une autre commune, sans entretenir de lien réel ni avec Fleury-Mérogis, où ils sont incarcérés, ni avec Évry.

Dans cette perspective, la solution qui me paraîtrait la plus adaptée consisterait à développer le recours au vote par procuration, en dépit des enjeux qu’il soulève en matière de fiabilité et de contrôle. Ce mode de participation mériterait, selon moi, d’être exploré plus en profondeur, car il pourrait constituer une voie pertinente pour accroître la participation électorale en milieu carcéral.

M. Roland de Lesquen. L’organisation du vote en milieu carcéral constitue indéniablement un défi logistique majeur. La direction de l’administration pénitentiaire serait, à cet égard, plus à même de détailler avec précision les implications concrètes de ce processus et les contraintes qu’il suppose.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je souhaite approfondir cette réflexion, car elle me paraît pertinente et pourrait se conjuguer avec d’autres aspects examinés par la commission d’enquête. Nous envisageons différentes modalités de vote, telles que le vote à distance, le vote électronique ou encore l’usage de machines à voter. À l’instar des Français établis à l’étranger, qui bénéficient du vote électronique en raison de leur éloignement des bureaux de vote physiques, il pourrait être envisageable d’adapter certaines modalités au contexte carcéral.

Je me permets de soulever cette question car votre réforme a démontré son efficacité en multipliant par onze la participation électorale grâce au vote par correspondance. Cette réflexion appliquée au milieu carcéral pourrait ainsi nous conduire à repenser plus largement les modalités de participation électorale pour le reste de la société.

M. Clément Henry. La modalité du vote par procuration demeure une possibilité. D’après les échanges que j’ai pu avoir avec mes collègues de la direction de l’administration pénitentiaire, l’enjeu consistant à encourager la participation électorale des personnes détenues est clairement identifié, tant sous l’angle démocratique que dans une perspective de réinsertion. Cet objectif reste une priorité affirmée du ministère de la justice et ne fait l’objet d’aucune remise en cause dans le cadre de la présente proposition de loi.

M. le président Thomas Cazenave. Monsieur le rapporteur, si vous souhaitez approfondir les modalités pratiques du vote en milieu carcéral dans le cadre des travaux de cette commission d’enquête, il serait sans doute opportun d’interroger directement la direction de l’administration pénitentiaire. Cela permettrait d’identifier avec précision les obstacles que vous avez évoqués et d’examiner la faisabilité d’autres modalités de vote à distance, notamment le vote par internet.

En dehors du cas particulier des personnes détenues, l’objectif de notre commission d’enquête est d’évaluer les conditions d’organisation des élections en France. À cet égard, considérez-vous que les derniers scrutins, voire ceux des années précédentes, se sont déroulés dans des conditions satisfaisantes ? Avez-vous identifié, dans le cadre de votre action, des difficultés ou des fragilités structurelles du processus électoral qui mériteraient l’attention particulière de notre commission ?

M. Roland de Lesquen. S’agissant des indicateurs dont nous disposons du côté des services judiciaires, le volume du contentieux des listes électorales constitue un élément d’appréciation particulièrement pertinent. Il permet de mesurer, à l’échelle nationale, l’évolution des difficultés rencontrées en lien avec les listes électorales. En 2017, lors des élections législatives, 20 119 contentieux des listes électorales ont été recensés. Pour le même scrutin en 2022, ce chiffre est tombé à 7 412, ce qui représente une diminution significative qu’il convient néanmoins de mettre en perspective avec les taux de participation, traditionnellement plus élevés pour les élections législatives.

À titre de comparaison, les élections européennes de 2019 ont donné lieu à 5 900 contentieux, tandis que les élections municipales de 2020, organisées dans le contexte particulier de la crise sanitaire, en ont généré 6 216. Ces deux scrutins, dont les taux de participation avoisinaient les 50 %, s’inscrivent ainsi dans une même fourchette de contentieux. La baisse marquée observée entre 2017 et 2022 mérite d’être soulignée, car elle reflète une régression notable du traitement des opérations électorales. Je ne suis pas en mesure, à ce stade, de vous communiquer les chiffres relatifs à l’année 2024, mais je pourrai vous les transmettre ultérieurement.

Quoi qu’il en soit, nos services ont la capacité de traiter un tel volume de contentieux et cet indicateur constitue à ce titre un signe encourageant quant au bon déroulement global des opérations électorales.

M. le président Thomas Cazenave. Il convient également de considérer l'autre aspect du contentieux, celui lié au bon déroulement des opérations de vote.

M. Clément Henry. Le contentieux afférent au contrôle des opérations de vote relève d’une compétence partagée entre le Conseil constitutionnel et les juridictions administratives. Le Conseil d’État tient à jour des statistiques relatives au volume de contentieux enregistré qui pourront, le cas échéant, être transmises à votre commission.

Il convient toutefois de souligner que le lien entre le volume du contentieux et la qualité du déroulement des opérations électorales n’est pas nécessairement corrélatif. En d’autres termes, une augmentation du nombre de recours ne saurait être interprétée de manière systématique comme le signe d’une dégradation des conditions dans lesquelles s’est déroulé le scrutin.

Sur le plan qualitatif, le juge électoral exerce une fonction particulière, distincte de celle du juge administratif ordinaire. Sa mission consiste à examiner les irrégularités alléguées par les requérants, sans que cela implique une sanction automatique pour chaque manquement constaté. Le rôle du juge électoral repose en effet sur une mise en balance entre la gravité de l’irrégularité qui pourrait être constatée et son incidence présumée sur le résultat du scrutin. Ainsi, lorsqu’un écart important est constaté, une irrégularité substantielle peut ne pas suffire à remettre en cause la validité de l’élection. À l’inverse, dans les cas où l’écart est minime, une irrégularité même minime, dès lors qu’il est prouvé qu’elle a pu bénéficier au candidat proclamé vainqueur, est susceptible de justifier l’annulation du scrutin.

Le juge procède donc à une analyse fine, portant non seulement sur la véracité de l’irrégularité invoquée, mais également sur l’identification du candidat qui en a tiré avantage et sur l’évaluation de ses effets potentiels sur l’issue du vote. Dans certains cas, cette analyse permet d’établir avec certitude l’identité du candidat effectivement élu. Dans d’autres hypothèses, lorsque la sincérité du scrutin se trouve altérée, le juge n’a pas d’autre solution que de décider d’annuler l’élection, imposant ainsi la tenue d’un nouveau scrutin.

En conclusion, le contentieux électoral se caractérise par un contrôle juridictionnel approfondi et nuancé, garantissant à la fois la sincérité des opérations électorales et l’effectivité du droit au recours des citoyens.

M. le président Thomas Cazenave. Je souhaite approfondir la question du contentieux électoral. Nos auditions ont mis en lumière de nouveaux risques liés à la manipulation d'informations, aux ingérences étrangères ou à l'influence des réseaux sociaux. Dans ce contexte, la diffusion de fausses informations et le rôle des réseaux sociaux apparaissent-ils comme des motifs de saisine croissants ou significatifs du point de vue du juge électoral ?

M. Clément Henry. Je ne suis pas en mesure de vous apporter une réponse précise sur ce point et ne suis pas certain que des données soient disponibles pour répondre à la question que vous évoquez. En l’état actuel, notre système statistique permet de classer les requêtes en fonction de l’objet de la demande, mais non en fonction des moyens invoqués. Une analyse plus fine, dépassant le simple traitement statistique, serait donc nécessaire pour répondre de manière satisfaisante à votre interrogation.

Cela étant, ce type d’allégations occupe une place importante dans le contentieux électoral, en particulier dans le cadre des élections locales. Le juge est assez fréquemment amené à se prononcer sur des irrégularités alléguées portant sur des propos tenus à l’encontre d’un autre candidat, notamment sur les réseaux sociaux, ou sur la diffusion d’informations inexactes. Même si nous ne disposons pas, à ce jour, de données chiffrées précises sur ce sujet, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un thème récurrent dans le contentieux électoral.

M. le président Thomas Cazenave. Vous indiquez donc que nous ne disposons pas actuellement de moyens pour objectiver ces éléments dans le suivi du contentieux.

M. Roland de Lesquen. Il convient de rappeler que le volume global du contentieux électoral demeure relativement limité. S’agissant des élections législatives, il est question de quelques centaines de recours au maximum. Cette base statistique restreinte limite d’emblée la portée d’une analyse.

Par ailleurs, l’évolution du contentieux électoral dépend davantage de l’écart de voix entre les candidats que d’autres variables. Ce facteur joue un rôle déterminant dans l’appréciation contentieuse, ce qui rend délicate toute tentative de modélisation statistique fiable à partir de grands volumes de données.

M. le président Thomas Cazenave. Pour conclure sur la question du contentieux, les machines à voter font-elles l'objet de contentieux réguliers et significatifs ?

M. Clément Henry. Je ne dispose pas d'informations sur ce sujet mais vais examiner la possibilité de vous les communiquer ultérieurement.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Permettez-moi de revenir sur les chiffres relatifs au contentieux des listes électorales que vous avez mentionnés, à savoir 20 119 contentieux en 2017 contre 7 412 en 2022. Vous avez justement rappelé qu’une augmentation du contentieux ne traduit pas nécessairement une dégradation de la qualité du scrutin. À l’inverse, une diminution ne reflète pas de manière automatique une amélioration.

Comment expliquez-vous une telle différence, le nombre de contentieux ayant été presque divisé par trois ? L’année 2017 présentait-elle, selon vous, des caractéristiques particulières ? Et si tel est le cas, pour quelles raisons précises ?

M. Roland de Lesquen. Je ne suis pas en mesure de vous apporter une réponse précise quant à l’écart observé. Il est toutefois intéressant de relever une forme de stabilisation du contentieux des listes électorales autour de 6 000 cas, notamment à l’occasion des élections municipales de 2020 et des élections européennes de 2019.

Cet indicateur ne semble pas directement corrélé à la qualité de l’organisation des élections, même si le contentieux des listes électorales paraît davantage refléter l’organisation matérielle des scrutins que le contentieux électoral au sens strict. Ces variations ne semblent pas liées aux résultats des élections, mais plutôt aux modalités de leur organisation.

Il est possible que certains facteurs, tels que des dates de recensement différentes, aient contribué à faire évoluer les chiffres observés en 2017.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le renouvellement important du personnel politique pourrait être un facteur explicatif. Un plus grand nombre de personnes ayant perdu des élections qu'elles avaient l'habitude de remporter, notamment au premier tour où la multiplicité des listes est plus importante, pourrait avoir contribué à cette situation. Il s’agirait là d’un point méritant une analyse plus approfondie.

Concernant les commissions de propagande, leur fonctionnement est perçu comme étant parfois opaque et source de stress pour les candidats. Il y a également la question de la potentielle disparité de traitement entre les différentes circonscriptions. Comment garantissez-vous le respect d'une uniformité dans les rendus de ces commissions sur l’ensemble du territoire ?

M. Roland de Lesquen. Il convient de rappeler que les 20 000 cas recensés en 2017 ne représentaient que 0,05 % des 45 millions d’électeurs inscrits, ce qui constitue un indicateur rassurant quant à l’intégrité du processus.

S’agissant des commissions de propagande et de contrôle des opérations de vote, les magistrats y jouent un rôle déterminant pour contrebalancer la place centrale occupée par le pouvoir exécutif dans l’organisation des scrutins. Le magistrat intervient en effet comme un observateur actif, garant du bon déroulement des opérations. Il convient toutefois de rappeler que le ministère de l’intérieur demeure le principal acteur de l’organisation électorale, et notamment des commissions de propagande.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La présence de deux pouvoirs distincts au sein de ces commissions contribue en effet à renforcer l’efficacité et la crédibilité du processus. Toutefois, ma question portait plus spécifiquement sur la prise de décision finale. À la lumière de vos explications, j’ai cru comprendre que les décisions rendues par les commissions de propagande n’étaient pas réellement prises de manière collégiale. En définitive, l’administration disposerait-elle du dernier mot dans ce processus ?

M. Roland de Lesquen. Peut-être me suis-je mal exprimé. Nous considérons que la participation des magistrats au sein de ces commissions constitue une véritable valeur ajoutée. Bien que leur rôle puisse, à certains égards, paraître plus restreint que celui des agents préfectoraux, il revêt néanmoins un caractère nécessaire en contribuant à garantir le plus haut degré d’impartialité et de neutralité dans le déroulement du processus.

Les décisions sont, dans la pratique, prises de manière assez consensuelle et collective.

M. le président Thomas Cazenave. S’agissant de l’harmonisation des pratiques au sein des commissions électorales, je comprends que le magistrat y joue un rôle important, tout en demeurant un membre parmi d’autres de la commission. La question soulevée concerne les disparités constatées d’une circonscription à l’autre, notamment en matière d’utilisation des couleurs dans le matériel électoral. Existe-t-il, à cet égard, une coordination entre le ministère de la justice et le ministère de l’intérieur visant à harmoniser les pratiques des commissions électorales au niveau départemental ?

M. Roland de Lesquen. Ces commissions interviennent effectivement à l’échelle départementale voire, dans certains cas, à un niveau plus local, ce qui peut entraîner des appréciations un peu différenciées d’un territoire à l’autre. Il est vrai que les magistrats appelés à y siéger disposent généralement d’une spécialisation moindre sur ces sujets que les agents des préfectures.

Bien qu’il n’y ait pas de dispositif de péréquation à proprement parler, il existe un corpus jurisprudentiel applicable de manière uniforme sur l’ensemble du territoire. Le rôle du magistrat consiste précisément à veiller au respect de ces règles de droit et de jurisprudence. Cependant, la justice, parce qu’elle est exercée par des êtres humains, ne saurait prétendre à l’infaillibilité.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Une problématique récurrente pour les candidats à une élection réside dans l’usage des couleurs bleu, blanc et rouge. Tous sont confrontés à la question de savoir si la combinaison de leur tenue vestimentaire pourrait être interprétée, même involontairement, comme une représentation du drapeau tricolore.

En pratique, les commissions de propagande semblent concentrer leur attention sur l’éventuelle présence du drapeau national dans les documents de campagne. La réglementation actuelle, qui interdit l’usage de ces couleurs dans les supports de campagne, suscite ainsi de légitimes interrogations. Avez-vous envisagé, dans ce contexte, d’élaborer des directives nationales à destination des magistrats siégeant au sein de ces commissions ?

M. Roland de Lesquen. Nous pourrions effectivement relayer certaines indications ou vade-mecum relatifs à l’organisation des élections. Il nous paraît toutefois préférable que le ministère de l’intérieur demeure l’unique interlocuteur en la matière, notre rôle se limitant à transmettre aux magistrats les précisions contenues concernant l’interprétation des nuances de couleurs utilisées dans les documents de propagande.

Notre position est de ne pas intervenir directement dans ce processus, précisément afin d’éviter toute source de confusion, car la multiplication des acteurs risquerait d’induire des divergences d’appréciation sur le territoire national. Nous demeurons néanmoins pleinement disposés à jouer un rôle de relais entre les vade-mecum, le ministère de l’intérieur et les magistrats.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Permettez-moi de souligner une forme de contradiction dans vos propos. Après avoir insisté sur l’importance de la présence des magistrats au sein des commissions, précisément pour garantir un équilibre entre les pouvoirs, vous indiquez à présent que les directives devraient émaner exclusivement du ministère de l’intérieur, au nom de l’efficacité administrative.

Ma question s’inscrit dans un cadre plus large. Il est fréquent de constater d’importantes disparités dans la validation du matériel électoral d’une circonscription à l’autre, alors même que les documents soumis sont similaires dans leur contenu. Une telle situation engendre, de manière incontestable, une forme de confusion chez les candidats aux élections législatives.

M. le président Thomas Cazenave. Alors même que des efforts considérables sont déployés pour éviter toute confusion sur les bulletins de vote, certaines situations observées sur les panneaux d’affichage officiels apparaissent paradoxales. Il n’est en effet pas rare d’y voir plusieurs affiches comportant la mention « votre député », alors même que les candidats en question ne sont pas encore élus. Cette pratique est de nature à induire en erreur une partie de l’électorat.

M. Roland de Lesquen. Pour clarifier ma position à l’égard des commissions de propagande, il n’est nullement question de remettre en cause l’indépendance des magistrats. La transmission d’éléments d’information ne saurait en aucune manière porter atteinte à leur impartialité ni à leur indépendance. Notre intention est simplement de leur fournir des ressources complémentaires, qu’ils demeurent parfaitement libres d’utiliser ou non.

Si la DSJ n’a pas vocation à adresser des consignes aux magistrats, elle peut en revanche leur proposer des outils d’aide à la décision, destinés à nourrir leur réflexion et à éclairer leurs délibérations.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour les informations que vous nous avez communiquées en séance ainsi que pour les compléments que vous ne manquerez pas de nous faire parvenir afin d'enrichir la documentation à disposition de notre commission.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de représentants de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) : Mme Laurence Franceschini, membre du collège, chargée de la vie politique et citoyenne, M. Mathias Moulin, secrétaire général adjoint, M. Antoine Gaume, ingénieur expert au service de l’expertise technologique, et Mme Chirine Berrichi, conseillère pour les questions parlementaires et institutionnelles (mercredi 9 avril 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Depuis sa création par la loi du 6 janvier 1978, la CNIL veille à ce que l'informatique soit au service du citoyen et ne porte pas atteinte aux libertés individuelles ou publiques, garantissant ainsi les droits des citoyens. Au cours de nos auditions, nous avons constaté que, bien que l'acte de vote conserve généralement sa forme traditionnelle avec l'utilisation d'un bulletin, les procédures électorales et les campagnes s'appuient désormais sur des systèmes d'information nécessitant la collecte de données essentielles. Dans ce contexte, vous avez d'ailleurs mis en place un observatoire des élections.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Laurence Franceschini, M. Mathias Moulin, M. Antoine Gaume et Mme Chirine Berrichi prêtent serment.)

Mme Laurence Franceschini, membre du collège, chargée de la vie politique et citoyenne (CNIL). Je vous prie tout d’abord de bien vouloir excuser l'absence de notre présidente, Mme Marie-Laure Denis, retenue par des engagements.

Permettez-moi d’ouvrir mon propos par quelques mots sur les missions générales de la CNIL. Comme vous l’avez rappelé, il s’agit d’une autorité administrative indépendante, instituée par la loi du 6 janvier 1978, modifiée en 2018 à la suite de l’adoption du règlement général sur la protection des données (RGPD). Elle est composée d’un collège de dix-huit membres, parmi lesquels figurent quatre parlementaires, six représentants de juridictions, cinq personnalités qualifiées (dont deux sont désignées par l’Assemblée nationale et le Sénat), deux membres du Conseil économique, social et environnemental (Cese), ainsi que le président de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada). La CNIL comprend par ailleurs une formation restreinte composée de cinq membres, présidée par une personnalité distincte de la présidente de la CNIL et chargée de prononcer des sanctions.

La CNIL se distingue d’autres autorités de régulation par sa compétence transversale en matière de protection des données à caractère personnel, compétence qui s’applique à l’ensemble des secteurs d’activité. Ses missions recouvrent l’information des particuliers, le conseil apporté aux pouvoirs publics, l’autorisation de certains traitements sensibles, l’accompagnement des organismes dans leur mise en conformité, l’élaboration de cadres juridiques tels que des référentiels ou des recommandations, le traitement des réclamations des citoyens, le contrôle des traitements de données ainsi que la faculté de prononcer des sanctions.

En résumé, la CNIL veille à ce que le développement du numérique serve le citoyen sans porter atteinte à l’identité humaine, aux droits de l’homme, à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques. Depuis l’entrée en vigueur du RGPD, elle s’attache tout particulièrement à favoriser un environnement de confiance dans le domaine numérique.

S’agissant du cadre juridique applicable à la protection des droits et libertés des citoyens dans le contexte électoral, celui-ci s’articule autour du code électoral, du RGPD et de la loi informatique et libertés. Ces deux derniers textes se caractérisent par leur neutralité technologique, en ce sens qu’ils privilégient l’effectivité de la protection des données personnelles indépendamment des technologies mobilisées.

Parmi les évolutions récentes, il convient de mentionner la réforme des modalités d’inscription sur les listes électorales, adoptée en 2016 et entrée en application en janvier 2019. Cette réforme vise à moderniser les procédures d’inscription, notamment en ce qui concerne les ressortissants de l’Union européenne et les Français établis hors de France, en permettant une mise à jour en continu des listes électorales, afin d'autoriser une inscription au plus près de la date du scrutin, et en instaurant le répertoire électoral unique (REU), qui rend possible la gestion de l’ensemble des informations nécessaires à la tenue et à la mise à jour des listes électorales.

Une autre évolution majeure réside dans l’adoption du règlement européen 2024/900 relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, entré progressivement en vigueur depuis le 13 mars 2024. En vertu du premier alinéa de l'article 22 de ce règlement, la CNIL est compétente pour contrôler l'application des articles 18 et 19, qui entrent en application en octobre prochain. Ces derniers viennent renforcer des exigences déjà existantes en précisant que le recours aux techniques de ciblage ou de diffusion d’annonces publicitaires impliquant le traitement de données à caractère personnel n’est autorisé, dans le contexte de la publicité politique en ligne, qu’à certaines conditions strictement définies.

La première impose que la collecte des données s’effectue directement auprès de la personne concernée, laquelle doit avoir donné son consentement préalable. Ce point marque un véritable changement de paradigme en passant d’un système dans lequel l’usager devait se soustraire activement au traitement à un modèle fondé sur une démarche proactive de consentement, ce dernier devant être éclairé.

La seconde condition tient à l’interdiction du profilage fondé sur des données sensibles, parmi lesquelles figurent notamment les opinions politiques. Il convient de souligner que ce règlement ne crée pas un régime autonome applicable aux publicités à caractère politique mais vient plutôt en complément des acquis existants de l’Union européenne en matière de protection des données, et s’inscrit ainsi dans la continuité du RGPD.

Au cours des dernières années, la CNIL a observé un recours croissant des candidats et des partis politiques aux traitements de données à caractère personnel dans le cadre de leurs opérations de communication politique, qu’il s’agisse de démarchage téléphonique, de l’envoi de SMS ou de communications électroniques.

La CNIL a mené plusieurs actions significatives en matière de protection des données dans le contexte électoral. Parmi celles-ci, deux initiatives majeures méritent d’être particulièrement soulignées. D’une part, la délibération du 26 janvier 2012 portant recommandation relative à la mise en œuvre en œuvre par les partis ou groupements à caractère politique, élus ou candidats à des fonctions électives de fichiers dans le cadre de leurs activités politiques. D’autre part, la création, la même année, de l’observatoire des élections de la CNIL, qui mobilise une douzaine de personnes à chaque élection.

Cet observatoire poursuit trois objectifs principaux. Il vise d’abord au respect de la réglementation relative à la protection des données dans le cadre des opérations de prospection politique, en sensibilisant les candidats et les partis, en recueillant également les signalements des citoyens s’estimant contactés de manière indue et en assurant la coordination avec d’autres autorités nationales concernées en période électorale, telles que l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ainsi que certains organismes européens, tels que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui joue un rôle important dans la supervision des scrutins.

À l’occasion des élections législatives anticipées organisées l’année dernière, le canal SMS s’est imposé comme le principal mode de prospection politique, représentant plus de la moitié des signalements adressés à la CNIL. Cette évolution marque une rupture notable par rapport aux pratiques observées lors des scrutins antérieurs.

Outre son rôle d’observation, la CNIL est amenée à se prononcer sur les traitements de données personnelles liés à l’organisation des élections. À titre d’exemple, une délibération adoptée en 2022 portait sur un projet de décret modifiant les dispositions du code électoral relatives au vote par correspondance électronique pour l'élection de députés par les Français établis hors de France.

La CNIL s’intéresse d’ailleurs à la question du vote par correspondance électronique depuis 2003. Plusieurs recommandations ont été formulées à ce sujet, notamment en 2003, 2010 et 2019, dans le but de renforcer la sécurité des systèmes de vote par correspondance électronique, c’est-à-dire le vote par internet. Je précise ici que les machines à voter ne font pas partie du périmètre d'action de la CNIL. Ces recommandations visaient d’une part à informer les responsables de traitement des risques réels associés à ces systèmes et, d’autre part, à inciter l’écosystème des fournisseurs de solutions de vote par correspondance électronique à adopter des pratiques plus vertueuses et exigeantes en matière de sécurité et de protection des données personnelles, notamment par l’intermédiaire d’audits indépendants de ces systèmes.

Au début de l’année 2025, la CNIL a proposé une actualisation de cette recommandation, soumise à consultation publique. Les contributions reçues sont en cours d’analyse. De ce travail, conduit en étroite collaboration avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), découlera une recommandation actualisée accompagnée d’un guide apportant des précisions complémentaires.

En ce qui concerne l’entrée en application du règlement européen relatif au ciblage politique, prévue pour le 10 octobre 2025, la CNIL met actuellement en œuvre un plan d’action destiné à clarifier les règles applicables aux partis politiques, aux candidats et aux sous-traitants et à accompagner leur mise en conformité. Ce plan repose sur une analyse juridique approfondie et sur des consultations avec les parties prenantes, en particulier les partis politiques, dans le but de les sensibiliser aux nouvelles obligations et de recueillir leurs observations.

Dans ce même cadre, la CNIL travaille en coordination avec l’Arcom et la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) du ministère de la culture pour définir la répartition des compétences prévue par le règlement. Si la CNIL exerce une compétence exclusive en matière de ciblage et de diffusion de publicités politiques reposant sur des données personnelles (articles 18 et 19), d’autres dispositions, notamment celles liées à la transparence, à l’information et à la documentation, relèvent en effet de la compétence d’autres autorités comme l’Arcom.

À l’issue de ces concertations, la CNIL prévoit de mettre à jour sa doctrine et de publier de nouvelles ressources sur son site avant l’entrée en application du règlement le 10 octobre 2025.

S’agissant enfin de l’intelligence artificielle, la CNIL a mené une série de travaux portant sur son impact sur les processus électoraux, en particulier dans le cadre des élections européennes organisées l’an dernier. Les premiers résultats de ces études, menées par le Laboratoire d’innovation numérique de la CNIL (LINC), ont mis en évidence, sans susrprise, le rôle croissant joué par l’intelligence artificielle dans le fonctionnement des réseaux sociaux, des moteurs de recherche et des plateformes, qui constituent désormais des vecteurs majeurs d’information pour les citoyens, de communication pour les formations politiques ou d’influence pour d’autres acteurs intéressés par le résultat des élections.

L’intelligence artificielle peut être mobilisée de plusieurs manières dans le contexte électoral. Elle peut servir à la génération de contenus réels dans le cadre d’une campagne politique, à la promotion directe ou indirecte d’idées mais également, de façon plus préoccupante, à la création de faux contenus pouvant paraître crédibles, contribuant ainsi à la désinformation et à la manipulation de l’opinion publique. Une troisième utilisation concerne la diffusion et la mise en visibilité des contenus, qu’ils soient véridiques ou non, à travers des systèmes automatisés. Enfin, l’intelligence artificielle est également utilisée à des fins de ciblage et de profilage des utilisateurs, notamment dans le cadre des publicités ciblées ou des moteurs de recommandation.

Pour chacune de ces formes d’usage, la CNIL a procédé à une analyse approfondie des dispositions applicables dans le droit en vigueur, qu’il s’agisse du RGPD, du règlement relatif au marché unique des services numériques (DMA) ou encore des textes en cours d’élaboration, tels que le règlement sur l’intelligence artificielle ou celui relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique. Cet important travail d’analyse doit nécessairement se poursuivre de manière continue.

Je tiens à souligner, pour conclure, l’importance du travail mené par votre commission d’enquête, qui rejoint pleinement les préoccupations de la CNIL, notamment autour de la notion de citoyenneté numérique. Cette notion implique des actions volontaristes en matière d’éducation au numérique, car la formation à la citoyenneté débute dès le plus jeune âge et doit irriguer l’ensemble de nos actions.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pouvez-vous préciser combien de personnes travaillent au sein de la CNIL ?

M. Mathias Moulin, secrétaire général adjoint (CNIL). Environ 300 personnes travaillent au sein de la CNIL. La commission s’articule autour de quatre directions métiers, directement rattachées à ses missions fondamentales. La direction de l’accompagnement, qui regroupe environ soixante agents, se consacre au conseil, à l’élaboration de droit souple, à la formulation d’avis sur les projets de textes législatifs et réglementaires, ainsi qu’à l’accompagnement du Parlement dans ses travaux.

La direction du répressif, forte d’une centaine de collaborateurs, prend en charge l’ensemble de la chaîne répressive, depuis l’instruction des plaintes jusqu’à la conduite des contrôles, en passant par la proposition de mesures correctrices.

La direction des technologies, de l’innovation et de l’intelligence artificielle, essentiellement composée d’ingénieurs, apporte son expertise technique en appui aux deux directions précédemment mentionnées. Elle analyse les dispositifs technologiques, évalue la sécurité des systèmes et intervient notamment sur des sujets tels que le vote électronique.

Enfin, la direction des relations avec le public, qui constitue notre interface directe avec les citoyens, gère le centre d’appels, assure une présence active sur le terrain à travers des actions de sensibilisation et d’information, avec des interventions dans les écoles, et pilote nos dispositifs d’éducation au numérique. Elle conçoit également des ressources pédagogiques à destination de publics variés, comme par exemple un manga destiné aux collégiens qui aborde les enjeux de cyberharcèlement, de cybersécurité et de citoyenneté numérique.

En termes d’effectifs, la direction de l’accompagnement compte environ soixante personnes, celle du répressif une centaine, la direction des technologies une cinquantaine, et la direction des relations avec le public une trentaine. À ces effectifs s’ajoutent les directions support, notamment celles en charge de l’informatique et des finances, qui garantissent le bon fonctionnement opérationnel de l’institution.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Concernant le droit souple, votre approche semble privilégier la production de recommandations non contraignantes mais néanmoins largement suivies d’effets. Pourriez-vous clarifier ce que vous entendez exactement par cette notion de droit souple ?

Le domaine de la publicité politique, fortement encadré par le droit électoral, prévoit notamment l'interdiction de publicité dans les six mois précédant une élection sur les réseaux sociaux, règle à la fois peu respectée, notamment pour les élections locales, et mal connue des candidats. Quel est le rôle de la CNIL dans le respect de cette règle ? Cette responsabilité incombe-t-elle à d'autres instances telles que l’Arcom ?

Par ailleurs, les possibilités de ciblage offertes par les réseaux sociaux pour les publicités politiques, âge, genre, pages politiques suivies, sont extrêmement détaillées. Disposez-vous de moyens de contrôle pour vérifier le respect des règles de ciblage par les partis politiques ou les candidats ?

Concernant le REU, relativement récent, il nous a été rapporté qu'il incluait des adresses électroniques et des numéros de téléphone, bien que ces derniers soient encore peu nombreux. Quelle serait la position de la CNIL sur un enrichissement massif de ce répertoire avec ces moyens de contact, dans le but spécifique d'informer les citoyens sur les élections ? Considérez-vous cela comme une menace pour les données personnelles ou, au contraire, comme une utilisation bénéfique pour l'information des citoyens ?

Mme Laurence Franceschini. La CNIL a, à sa disposition, un ensemble d’outils lui permettant d’élaborer des cadres juridiques, parmi lesquels figurent les référentiels, les lignes directrices, les résolutions et les recommandations.

Le droit souple, bien qu’il ne revête pas un caractère contraignant au sens strict, est désormais pleinement pris en compte par le juge administratif. Il ne saurait, dès lors, être assimilé à une simple faculté laissée à l’appréciation des acteurs. Cette approche reflète une méthode d’élaboration normative particulièrement adaptée aux spécificités de l’environnement numérique. Nous constatons d’ailleurs que d’autres autorités ou agences publiques indépendantes se voient désormais dotées d’outils similaires. Cette démarche implique, par ailleurs, une concertation étroite avec les acteurs concernés qui seront appelés à appliquer les règles ainsi définies.

M. Mathias Moulin. En complément, il convient de rappeler que les textes imposent un certain nombre d’obligations, parmi lesquelles figurent des obligations de moyens, en particulier en matière de sécurité. Il ne s’agit nullement d’une obligation de résultat, ce qui serait irréaliste compte tenu de la diversité des situations, mais bien de la nécessité, pour les responsables de traitement, de démontrer qu’ils ont mis en place des moyens adaptés au niveau de risque propre à chaque contexte. Le droit souple intervient précisément pour apporter des clarifications quant aux moyens à mobiliser et aux niveaux d’exigence attendus dans le cadre de ces obligations de moyens. Il permet également d’éclairer les modalités concrètes de mise en œuvre d’une législation dense et parfois complexe.

S’agissant de notre approche en matière de régulation, notamment en ce qui concerne les cookies et, prochainement, les applications mobiles, nous avons adopté une démarche séquencée pour traiter les enjeux à caractère systémique. Celle-ci repose sur une phase de concertation et de consultation sur un projet, suivie de l’élaboration d’un projet de droit souple visant à expliciter la norme. Ce projet est ensuite soumis à consultation publique, puis consolidé et mis en œuvre, avant de faire l’objet de contrôles sur le terrain, destinés à en évaluer la compréhension et l’application effective.

En cas de manquement manifeste au droit, et non à la seule recommandation, des sanctions peuvent être prononcées.

Mme Laurence Franceschini. Cette approche s’inscrit pleinement dans l’esprit du RGPD, qui promeut une responsabilisation accrue des acteurs. La souplesse dont il est ici question relève avant tout d’une pédagogie des textes, visant à expliciter de manière concrète l’application des règles législatives ou réglementaires dans un environnement en perpétuelle évolution. Il s’agit d’un outil de régulation moderne, qui permet une intervention rapide, dans le respect du cadre légal, afin de mieux appréhender la diversité des situations rencontrées.

S’agissant de l’article L. 52-1 du code électoral, la CNIL demeure strictement dans le périmètre de ses compétences, à savoir la protection des données à caractère personnel. La sanction, quant à elle, relève du juge de l’élection, comme le confirme la jurisprudence établie en la matière.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Disposez-vous de la capacité technique de vérifier le respect des règles en matière de ciblage dans les publicités à caractère politique ?

Certaines publicités politiques peuvent en outre être diffusées de manière déguisée, notamment lorsqu’elles émanent d’acteurs médiatiques qui, sous couvert de la liberté de la presse, peuvent promouvoir des contenus à forte orientation politique en utilisant leur puissance financière. Cette pratique peut s’étendre aux réseaux sociaux ainsi qu’à d’autres sites en ligne, recourant à des outils tels que Google AdSense, voire à des sites spécifiquement créés à cette fin. Dans ce contexte, quelle est votre capacité effective de contrôle face à ces formes dissimulées de publicité politique et aux mécanismes de ciblage qu’elles peuvent indirectement mettre en œuvre ?

Mme Laurence Franceschini. Votre observation est très juste et s’inscrit dans le prolongement de notre recommandation de 2012 relative aux fichiers constitués par les partis politiques.

Nous exerçons une vigilance renforcée durant les périodes pré-électorales et électorales, en nous appuyant notamment sur les signalements que nous recevons. Il s’agit néanmoins d’un phénomène pour lequel il nous faut encore renforcer notre capacité d’anticipation et de préparation. L’exemple de la Roumanie, où la puissance algorithmique du ciblage, heureusement détectée, a conduit à l’annulation d’un scrutin, soulève en effet des interrogations majeures quant à l’intégrité des processus démocratiques dans un contexte de numérisation croissante.

M. Mathias Moulin. Jusqu’à présent, les observations fondées sur les signalements que nous recevons indiquent que la majorité des opérations de propagande et d’action politique s’effectue principalement par l’envoi de SMS, l’utilisation d’automates d’appel et de courriels. Nous nous trouvons assurément à un point de bascule mais, lors de la dernière séquence électorale en France, nous n’avons pas constaté d’actions massives menées via les réseaux sociaux, ni d’opérations de deep fake comme cela a pu être observé en Roumanie. Il est néanmoins manifeste que nous sommes passés dans une nouvelle ère, marquée par une évolution technologique particulièrement rapide.

S’agissant de notre capacité de contrôle, la CNIL est fondée à mener à la fois des contrôles sur pièces, des contrôles en ligne, des contrôles sur place ainsi que sur auditions. Nous avons la possibilité de demander la transmission de documents, de procéder à des extractions sur site, de réaliser des vérifications directement en ligne et même de créer des comptes fictifs à des fins d’observation, afin d’analyser les messages de prospection reçus en fonction des caractéristiques renseignées.

Concernant plus spécifiquement le contrôle des réseaux sociaux, la majorité de ces plateformes sont établies à l’étranger, principalement aux États-Unis, ce qui limite notre capacité d’investigation directe. Dans le cadre du RGPD, nous agissons selon le principe du guichet unique, l’autorité compétente pour instruire les dossiers étant celle du pays où l’entreprise a son établissement principal. Ainsi, pour des entités telles que Google ou Meta, c’est l’autorité irlandaise qui exerce le rôle de chef de file pour procéder aux investigations. Nous entretenons une coopération étroite avec cette autorité, à laquelle nous transmettons nos plaintes et que nous pouvons inciter à intervenir.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Dans le cas spécifique des publicités à caractère politique, le dispositif actuellement en vigueur permet, sauf erreur, d’identifier l’annonceur. Cette exigence de transparence devrait, en théorie, vous autoriser à exercer un contrôle directement auprès de l’annonceur, y compris sur les critères de ciblage employés.

Votre compétence en matière de contrôle devrait vous permettre d’examiner les modalités de ciblage mises en œuvre, non pas en sollicitant des informations auprès des autorités irlandaises, mais en demandant un accès direct aux éléments commandés par l’annonceur.

M. Mathias Moulin. Il convient de prendre en considération les limites inhérentes aux systèmes distants, les informations détaillées n’étant pas nécessairement stockées sur le terminal de l’utilisateur. Si nous avons la faculté d’interroger l’annonceur et de solliciter la documentation afférente, l’accès aux configurations techniques précises au sein des systèmes utilisés peut s’avérer sensiblement plus complexe.

Notre capacité de vérification se trouve ainsi restreinte lorsqu’il s’agit de services mis en œuvre par des réseaux sociaux établis à l’étranger, recourant à des infrastructures de type cloud. Dans ces configurations, notre accès direct aux machines, aux systèmes et aux paramètres spécifiques est considérablement limité.

Mme Laurence Franceschini. S’agissant du REU et de la possibilité d’y adjoindre des numéros de téléphone en complément des adresses électroniques, la CNIL a exprimé sa position lors de l’examen des textes fondateurs en 2021. Nous faisons preuve, à cet égard, d’une vigilance particulière à la fois sur la proportionnalité des coordonnées collectées au regard de l’objectif poursuivi et sur la durée de conservation des données enregistrées. Notre recommandation était, en ce sens, de limiter cette durée de conservation à six mois.

M. Mathias Moulin. Il est en effet essentiel que les catégories de données collectées soient strictement alignées sur les finalités définies pour le REU, telles que l’inscription sur les listes électorales ou la mise à jour des informations afférentes.

L’introduction d’une nouvelle finalité, telle que la communication, nécessiterait une modification du cadre juridique existant car les durées de conservation sont déterminées en fonction des finalités poursuivies. Le décret en vigueur prévoit ainsi environ cinq régimes de conservation distincts, dont la durée varie selon l’usage envisagé.

Le principe fondamental reste l’adéquation entre la durée de conservation et la finalité poursuivie. Dès lors, l’ajout d’une nouvelle finalité supposerait de définir, de manière cohérente, les catégories de données nécessaires ainsi qu’une durée de conservation adaptée.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La question des radiations électorales, en particulier lorsqu’elles sont motivées par une perte d’attache communale, suscite des préoccupations légitimes au sein de notre commission. La procédure actuellement en vigueur, qui repose sur l’envoi d’un courrier suivi d’une relance peut conduire, dans certains cas, à des radiations injustifiées.

L’idée de recourir à des moyens de communication plus directs, tels que les SMS ou les appels téléphoniques, pourrait ainsi considérablement améliorer ce processus. Elle permettrait de s’assurer, de manière plus fiable, que les électeurs ont bien reçu l’information avant qu’une décision de radiation ne soit prise. Une telle approche pourrait contribuer à résoudre les difficultés observées dans certaines communes, où des radiations massives ont engendré des complications notables, notamment pour la réinscription le jour du scrutin.

Bien que je souscrive pleinement aux actions de la CNIL en matière de protection des données personnelles, il me semble donc indispensable de rechercher un équilibre entre cette exigence de protection et la préservation du droit fondamental de participation électorale.

Mme Laurence Franceschini. Cette proposition pourrait effectivement être intégrée comme une nouvelle finalité dans le cadre réglementaire existant. Notre rôle est de veiller à ce que les finalités soient clairement définies et que les données collectées leur correspondent. Si cette finalité est inscrite dans le texte réglementaire, elle peut se concevoir.

M. Mathias Moulin. Il est important de préciser que nous parlons ici d'une modification potentielle au niveau du décret, qui nécessiterait la consultation préalable de la CNIL et du Conseil d’État.

Dans la mesure où nous n’avons pas été saisis de manière formelle sur cette question spécifique, notre première démarche consisterait à vérifier si la finalité nouvellement envisagée est conforme à la loi sur laquelle repose le décret. Notre analyse s’articulerait autour de trois axes fondamentaux, que sont la légitimité et la précision de la finalité poursuivie, la proportionnalité des données collectées au regard de cette finalité et, enfin, l’adéquation de la durée de conservation envisagée.

M. le président Thomas Cazenave. La CNIL est particulièrement bien placée pour observer les menaces pesant sur la qualité de l’information, sa manipulation, ainsi que l’usage qui est fait des données personnelles et des préférences individuelles par les algorithmes.

Considérez-vous que les réseaux sociaux constituent aujourd’hui une nouvelle forme de menace pour le bon déroulement des élections en France ? Ce constat justifie-t-il les investissements particuliers que vous consacrez notamment à l’intelligence artificielle ? Estimez-vous, au sein de la CNIL, que ces évolutions font émerger de nouveaux risques ?

Je souhaiterais, à cet égard, mettre en perspective cette problématique avec le contrôle extrêmement rigoureux exercé sur les campagnes menées par SMS ou par courriel, dont l’impact sur l’opinion publique semble, à bien des égards, sans commune mesure avec les opérations massives pouvant être conduites à l’aide d’outils plus puissants. Comment le collège de la CNIL appréhende-t-il cette nouvelle donne ?

Mme Laurence Franceschini. Vous posez une question très pertinente. Pour le collège de la CNIL, il ne s’agit nullement de considérer l’univers des réseaux sociaux comme intrinsèquement hostile, prédateur ou systématiquement orienté vers la manipulation de l’information et des esprits.

Cela étant dit, il serait illusoire de nier l’existence de risques réels, multiples et complexes. Parmi ceux-ci, la question de la souveraineté numérique confère aux réseaux sociaux une dimension singulière dans les menaces qu’ils peuvent faire peser sur l’intégrité du débat public et, plus largement, sur la manipulation des consciences.

Pour autant, la CNIL doit s’en tenir strictement à son champ de compétences. S’agissant des campagnes menées par SMS, il s’agit sans ambiguïté d’un sujet relevant de la manipulation de données à caractère personnel. À l’inverse, les réseaux sociaux, par leur capacité à façonner l’opinion de manière massive, exigent une approche plus transversale, fondée sur une coopération étroite entre autorités indépendantes. À cet égard, je pense en particulier à la collaboration engagée dans le cadre de la convention signée en juin dernier entre l’Arcom, la CNIL et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), visant à la mise en œuvre du règlement sur les services numériques. Cette coopération repose notamment sur le partage d’informations recueillies et sur les exigences accrues de transparence imposées par le texte, qui sont susceptibles de jouer un rôle déterminant.

M. le président Thomas Cazenave. En partant de l'hypothèse que la manière dont nous sommes informés et ciblés en termes de flux d'information sur différents réseaux constitue également une forme d'utilisation algorithmique des préférences individuelles, ne pensez-vous pas que cela relève précisément de votre champ d'action ?

Mme Laurence Franceschini. S'il y a un profilage avéré, nous sommes effectivement pleinement dans notre champ de compétences.

M. le président Thomas Cazenave.  Sans être un spécialiste, si le principe même des réseaux sociaux consiste à exploiter les préférences et caractéristiques individuelles pour diffuser ensuite une information ciblée, alors cette menace et ce risque ne relèvent-ils pas pleinement de vos attributions et de vos missions ?

Quelles conclusions en tirez-vous ? Je vous invite à prolonger votre réflexion au-delà de la stricte question du recueil du consentement à la réception d’une communication. Ne sommes-nous pas, ici, face à un enjeu d’une ampleur bien supérieure aux problématiques plus classiques que représentent les campagnes par SMS ou par courrier électronique ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pour approfondir cette réflexion, je souhaiterais revenir sur un point soulevé lors de l’audition du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), au cours de laquelle il nous a été indiqué que les pratiques d’Elon Musk en France relevaient de l’ingérence.

Dans cette perspective, et compte tenu des propos récemment tenus par le président de la République à propos de la mise en avant de certains contenus sur les réseaux sociaux, considérez-vous qu’une personne détenant une telle plateforme, capable de promouvoir des contenus dans de nombreux espaces et, potentiellement, d’opérer un ciblage algorithmique, puisse tenter d’influencer les esprits et, par voie de conséquence, le résultat d’un scrutin électoral ?

Cette interrogation prend une acuité particulière à la lumière des événements observés en Allemagne, où il semble que des efforts aient été déployés en vue de favoriser spécifiquement le parti Alternativ für Deutschland (AFD), dont les positions apparaissent proches de celles défendues par M. Musk dans son propre pays.

Mme Laurence Franceschini. Je considère effectivement qu’il existe un risque majeur en la matière. L’utilisation des algorithmes relève incontestablement du champ de compétences de la CNIL. La mise en œuvre et l’entrée en vigueur du règlement européen de 2024, consacré précisément à la transparence et au ciblage de l’information, constituent à cet égard une opportunité déterminante pour s’emparer pleinement de cette problématique et intégrer cette dimension de manière proactive dans la perspective des prochaines échéances électorales.

M. le président Thomas Cazenave. S’il apparaissait qu’un réseau social, par le biais du fonctionnement de son algorithme, privilégiait systématiquement la mise en avant de contenus fortement orientés politiquement à destination de ses utilisateurs, la CNIL serait-elle, d’une part, fondée à s’autosaisir, et, d’autre part, habilitée à ouvrir la boîte noire et à procéder elle-même aux vérifications nécessaires, en accédant directement à l’algorithme ? Les capacités de contrôle sur pièces et sur place dont dispose la CNIL lui permettraient-elles d’exercer véritablement sa capacité d’intervention ?

M. Mathias Moulin. La CNIL est compétente dès lors qu’il existe un traitement de données à caractère personnel. Dès lors que de telles données sont mobilisées, nous sommes habilités à intervenir, sous réserve toutefois des règles relatives à l’établissement principal qui déterminent si la CNIL agit en tant qu’autorité chef de file ou en tant qu’autorité concernée.

S’agissant des campagnes par SMS ou par courriel, mes propos faisaient référence à une séquence électorale passée et aux constats issus de nos observatoires. Dans la mesure où les citoyens nous ont eux-mêmes saisis de ces sujets, nous avons agi sur ces vecteurs de communication, mais cela ne signifie en rien que nous nous désintéressons d’autres aspects. Il est d’ailleurs logique que nous n’ayons pas été saisis, jusqu’à présent, sur la question de la manipulation algorithmique, dans la mesure où celle-ci demeure opaque et passe inaperçue. Nous verrons si des utilisateurs avertis nous interpellent sur ces problématiques à l’occasion du prochain observatoire des élections.

Il s’agit précisément de l’objet du travail conduit dans le cadre de la mise en œuvre du règlement relatif au ciblage politique. Ce texte vise principalement l’usage de données par les plateformes et les réseaux sociaux à des fins de ciblage électoral. Les règles, claires et rigoureuses, incluent l’interdiction de tout ciblage fondé sur des données sensibles, la nécessité du consentement explicite de la personne concernée et l’exigence d’une collecte directe des données. Notre mission consiste à vérifier que ces obligations sont effectivement respectées lors de leur mise en œuvre.

En ce qui concerne les responsabilités juridiques, la loi informatique et libertés opère une distinction fondamentale entre le responsable de traitement, qui détermine les finalités et les moyens du traitement, et le sous-traitant, qui agit pour le compte du responsable. Le règlement relatif au ciblage politique introduit des catégories supplémentaires, plus détaillées, qui impliquent une répartition des responsabilités légèrement différente. Il nous appartient de faire converger ces deux cadres réglementaires.

L’un des enjeux centraux de notre action réside dans l’application concrète du RGPD au contexte politique. Lorsqu’un parti politique recourt à un réseau social à des fins de ciblage, nous procédons à une vérification rigoureuse du respect des règles applicables. En cas de manquement constaté, nous n’hésitons pas à engager des procédures de sanction. Dans l’hypothèse d’une ingérence étatique, où une personne ou un État mobilise les moyens d’un réseau social pour mener une action d’influence, cette entité est considérée comme responsable du traitement et peut donc faire l’objet de sanctions. La CNIL a d’ailleurs déjà pris des décisions importantes concernant l’ensemble des géants du numérique, dits Gafam, notamment sur des questions liées aux cookies, aux politiques de confidentialité ou encore à la transparence des traitements.

Si un réseau social décide demain d’utiliser ses ressources pour influencer une élection, notre priorité ne réside pas dans l’influence en tant que telle, mais bien dans le respect des conditions régissant le traitement des données personnelles, à savoir l’information des personnes concernées, le recueil de leur consentement et la possibilité effective d’exercer leurs droits.

Mme Laurence Franceschini. Bien qu'il n'existe pas de régime d'autorisation préalable, le plan d'action évoqué aboutira à la mise en place de ressources spécifiques pour faire face à ces risques. Notre approche ne se limite pas à une intervention a posteriori, une fois le préjudice causé, pour déterminer la nature de ce préjudice et identifier les responsables à sanctionner. Il est crucial de souligner l'importance d'un cadrage général en amont.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Avez-vous identifié certains fournisseurs de réseaux sociaux dont les pratiques, qu’il s’agisse de l’utilisation des données personnelles ou de la diffusion de contenus, vous apparaîtraient comme problématiques ?

Cette question revêt une acuité particulière lorsque Viginum nous indique qu’une personne détenant un réseau social se livre à des activités d’ingérence sur le territoire national. Les modalités techniques de cette ingérence, en particulier l’usage d’algorithmes destinés à mettre en avant certains contenus, constituent le cœur des préoccupations de notre commission d’enquête. En poussant le raisonnement, nous sommes confrontés à l’hypothèse dans laquelle un ministre d’une puissance étrangère, porteur d’une orientation politique spécifique et disposant d’une capacité d’influence significative à l’échelle mondiale, utiliserait un réseau social comme vecteur de diffusion d’une forme de propagande. Cette dernière viserait à la fois à servir les intérêts de l’État concerné et à favoriser certaines forces politiques déterminées. Une telle situation soulève des enjeux fondamentaux en matière de souveraineté pour notre pays, ainsi que des interrogations relatives à l’accès aux données, qui relèvent directement des compétences de la CNIL, notamment lorsqu’il s’agit d’apprécier la véracité des contenus diffusés.

Je souhaiterais ainsi savoir si la CNIL a d’ores et déjà engagé des travaux sur ce sujet, formulé des recommandations ou conduit des analyses. Êtes-vous en mesure, dans le cadre de cette commission d’enquête, d’adresser des observations, des alertes ou des critiques à la représentation nationale, ou bien s’agit-il d’un domaine qui, à ce jour, n’a pas encore été formellement investi par votre institution ?

Mme Laurence Franceschini. Ce sujet se trouve, en effet, au cœur de nos préoccupations et ne saurait être réduit au seul réseau social que vous évoquez. Il peut concerner d’autres plateformes, ce qui confère à la question de la souveraineté une importance toute particulière. Sous l’impulsion de la présidente de la CNIL, nos équipes font preuve d’une vigilance constante à l’égard de ces problématiques. Bien que ce thème n’ait pas été abordé récemment au niveau du collège, il fait néanmoins l’objet d’une surveillance attentive et régulière.

Je tiens également à réaffirmer que cette problématique sera pleinement intégrée aux conclusions de notre plan d’action relatif à la mise en œuvre du règlement européen sur le ciblage politique.

M. Mathias Moulin. Notre perspective dépasse le seul champ de l’influence politique, pour englober également l’usage des algorithmes à des fins commerciales. Cette problématique a déjà fait l’objet d’investigations approfondies, notamment de la part de l’autorité britannique de protection des données, qui a prononcé des sanctions en la matière. Nous avons participé activement à ces travaux ainsi qu’aux échanges qu’ils ont suscités.

Nous sommes pleinement conscients des enjeux en présence et avons d’ores et déjà formulé des recommandations concernant le traitement des données personnelles par les réseaux sociaux. Toutefois, notre champ d’action demeure encadré par les règles de compétence territoriale et nous ne pouvons intervenir directement que sur les responsables de traitement relevant de notre compétence territoriale. Pour les problématiques de portée plus globale, nous œuvrons dans le cadre d’une coopération renforcée au sein du collectif européen.

Notre travail actuel consiste à articuler le Digital Services Act (DSA), le règlement sur le ciblage politique et le RGPD et à élaborer un modèle d’intervention cohérent, intégrant les exigences de ces différentes législations. La question des algorithmes, de leur influence et des bulles de filtres qu’ils peuvent générer, constitue un point central de nos préoccupations. Sur ces sujets, nous avons déjà publié des lignes directrices, émis des recommandations et mené des investigations.

Nous réfléchissons par ailleurs à l’élaboration d’un plan d’action systémique, impliquant conjointement les autorités de protection des données et l’Arcom, afin de mettre en œuvre de manière effective les textes existants. Plusieurs de ces textes étant récents, leur articulation demande un travail rigoureux et coordonné.

Il convient également de rappeler que la menace est protéiforme et que l’influence ne suppose pas nécessairement le contrôle direct d’une plateforme. Le simple recours à des influenceurs rémunérés ou à des campagnes ciblées peut suffire à exercer une pression significative sur l’opinion publique.

Nous portons également une attention particulière aux évolutions liées à l’intelligence artificielle, en particulier générative, et à ses effets potentiels sur la manipulation des processus électoraux et les enjeux démocratiques. Le règlement sur l’intelligence artificielle (RIA) prévoit d’ailleurs une régulation spécifique pour les systèmes d’IA à haut risque dans ce domaine.

En résumé, nous disposons d’ores et déjà d’une base solide de connaissances sur le fonctionnement des algorithmes, fondée sur des contrôles, des recommandations et des mesures prises, mais l’émergence de nouvelles technologies et de nouvelles réglementations requiert une articulation complexe dans le périmètre de nos compétences, en lien étroit avec les autres autorités concernées. Le plan d’action que nous préparons, dont une première déclinaison est attendue pour le mois d’octobre, aura pour objectif de clarifier les aspects juridiques en jeu et de formuler des recommandations concrètes. Il sera suivi d’une phase de vérification et de mise en œuvre.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Même si mes propos précédents visaient en effet un réseau social en particulier, notre intérêt ne se limite pas à cette seule plateforme. Dans cette perspective, certains d’entre eux suscitent-ils, à vos yeux, des inquiétudes particulières ?

Une telle information nous serait précieuse pour orienter utilement nos prochaines auditions, dans la mesure où vous avez peut-être d’ores et déjà identifié certaines plateformes présentant des difficultés spécifiques au regard des enjeux que nous avons abordés au cours de cette audition.

M. le président Thomas Cazenave. Pour être plus précis, traitez-vous actuellement des enquêtes concernant les algorithmes d'une plateforme ou d'un réseau social spécifique sur cette base ?

M. Mathias Moulin. La CNIL ne mène, à ce jour, aucun contrôle sur un réseau social en lien avec des dispositifs de ciblage politique mis en œuvre. Des missions de vérification, menées notamment en coopération avec l’autorité irlandaise, sont toutefois en cours sur ces plateformes. Ces procédures portent principalement sur des enjeux liés au recueil du consentement, au modèle économique des acteurs concernés ainsi qu’au traitement des données personnelles. Elles n’intègrent pas encore, à ce stade, les problématiques directement liées au ciblage politique.

Mme Laurence Franceschini. La CNIL est pleinement consciente de l’importance capitale de ces questions, que je n’hésiterais pas à qualifier d’enjeu de civilisation. Le caractère profondément multiforme de cette problématique exige une réponse à la hauteur des défis posés et justifie pleinement le recours à une coopération étroite entre l’ensemble des entités concernées, ce qu’on appelle l’interrégulation.

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  1.    Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Jacob, directeur général des outre-mer, et Mme Marie Grosgeorge, directrice de cabinet (mercredi 9 avril 2025)

M. Jean-Victor Castor, président. L'association des communes et collectivités d'outre-mer, contactée pour participer à nos échanges, nous a fait parvenir une contribution écrite, n'ayant pu être présente aujourd'hui. M. Jacob, fort de son expérience antérieure à la tête de la direction du management de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur (DMATES), possède une expertise approfondie de l'organisation des élections sur l'ensemble du territoire national.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Olivier Jacob et Mme Marie Grosgeorge prêtent serment.)

M. Olivier Jacob, directeur général des outre-mer. Permettez-moi, tout d’abord, d’apporter une clarification quant au rôle spécifique de la direction générale des outre-mer dans l’organisation des élections politiques. Notre mission, exercée en étroite collaboration avec le bureau des élections politiques de la DMATES, se concentre tout particulièrement sur les élections politiques organisées dans les collectivités d’outre-mer relevant de l’article 74 de la Constitution, que sont Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna, la Polynésie française, ou du titre XIII de la Constitution pour la Nouvelle-Calédonie.

Pour ces territoires, la direction générale des outre-mer prépare les textes nécessaires à la tenue et à l’organisation des scrutins politiques, notamment les circulaires et les décrets portant convocation des électeurs. Elle élabore également les notes relatives aux prévisions électorales et à la remontée des résultats. La communication officielle de ces résultats dans les territoires concernés relève de la compétence du ministre des outre-mer.

S’agissant des élections nationales dans ces collectivités, bien que leur organisation relève de la DMATES, nous apportons systématiquement notre expertise technique. Il s’agit, en l’occurrence, des référendums, des élections européennes, présidentielles, sénatoriales, législatives, régionales, départementales et municipales. Sur l’ensemble des textes encadrant ces élections, la DMATES sollicite systématiquement notre avis. La DMATES saisit également la direction générale des outre-mer lorsqu'il s'agit de modifier des textes électoraux en incluant des mesures d’adaptation dans les territoires concernés.

Il importe de souligner plusieurs spécificités relatives à l’organisation des élections dans les outre-mer. Ainsi, certains territoires, tels que Saint-Martin, Saint-Barthélemy ou les îles Wallis-et-Futuna, ne connaissent pas d’élections municipales, faute de communes constituées. En Polynésie française, les communes sont divisées en sections, une configuration qui induit des règles électorales spécifiques, notamment pour l’élection des maires délégués. En Nouvelle-Calédonie, l’élection des conseillers municipaux dans les communes de moins de 1 000 habitants s’effectue en outre par scrutin de liste, et non au scrutin majoritaire, comme c’est le cas dans le reste du territoire national. Cette collectivité présente également la particularité de disposer d’un corps électoral particulier avec trois listes électorales distinctes : une liste générale pour les élections nationales, une liste spéciale pour les élections provinciales et une troisième pour les consultations, notamment celles qui ont eu lieu à l’occasion des trois derniers référendums relatifs à l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie.

Les électeurs de Nouvelle-Calédonie ne sont pas inscrits sur le répertoire électoral unique (REU), conformément à une décision politique prise par le comité des signataires. Cette situation rend plus complexe la lutte contre les doubles inscriptions, ce qui constitue un enjeu particulièrement sensible à l’approche des prochaines élections provinciales, au regard des mouvements de population survenus à la suite des événements du 13 mai 2024.

D’autres particularités méritent également d’être relevées. Dans certains territoires ultramarins, le vote est organisé le samedi plutôt que le dimanche, en raison du décalage horaire. Tel est le cas en Polynésie française, en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Saint-Pierre-et-Miquelon.

Les horaires d’ouverture des bureaux de vote peuvent également être adaptés par le représentant de l’État dans certaines collectivités, sous réserve que la durée du scrutin ne soit pas inférieure à dix heures. Tel est le cas en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française, à Wallis-et-Futuna, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Saint-Pierre-et-Miquelon.

Il convient enfin de souligner que nous ne disposons pas, à ce jour, d’un système d’information dédié aux élections spécifiques des outre-mer, à l’image du SIE2 utilisé pour les élections nationales. Cette situation résulte de choix techniques opérés lors de la modernisation du système d’information électoral, qui a accordé la priorité aux élections présidentielles et législatives, au détriment des scrutins territoriaux propres aux outre-mer.

Une autre spécificité des outre-mer concerne les modalités de transmission des procès-verbaux relatifs aux opérations électorales. En Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Wallis-et-Futuna, compte tenu de l’éloignement géographique et de l’étendue des territoires concernés, la commission de recensement est autorisée à se prononcer non seulement sur la base des procès-verbaux de recensement, mais également au vu de télégrammes, de télécopies ou de courriers électroniques émanant des maires et constatant les résultats obtenus dans les bureaux de vote. Cette dérogation au droit commun pour les territoires du Pacifique s’applique également à la transmission des procès-verbaux à la commission nationale de recensement dans le cadre des élections européennes, permettant ainsi une transmission électronique, en lieu et place du format papier.

En matière de financement électoral, trois spécificités s’appliquent aux outre-mer. En premier lieu, les comptes de campagne des candidats peuvent être déposés auprès du représentant de l’État dans la collectivité concernée, et non directement auprès de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politique (CNCCFP). Ensuite, les frais de transport dûment justifiés par les candidats dans les départements d’outre-mer, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française ou à Wallis-et-Futuna, ne sont pas inclus dans le plafond légal des dépenses électorales. Enfin, le calcul du versement de l’aide publique aux partis politiques prévoit qu’une part de la première fraction du financement peut être attribuée aux partis ou groupements politiques n’ayant présenté de candidats, lors du dernier renouvellement de l’Assemblée nationale, que dans une ou plusieurs collectivités d’outre-mer.

Les principales difficultés rencontrées dans l’organisation des scrutins dans les outre-mer tiennent au contexte géographique singulier de ces territoires. L’éloignement de la France hexagonale, l’insularité ainsi que les distances parfois importantes au sein même d’un territoire donné, constituent autant de contraintes logistiques majeures. Ces difficultés affectent en particulier l’acheminement de la propagande électorale et du matériel de vote, nécessitant parfois des solutions exceptionnelles, comme par exemple le largage par avion du matériel électoral sur l’île de Rapa, en Polynésie française, qui ne dispose pas de piste d’aviation.

L’adressage constitue une autre difficulté récurrente dans de nombreux territoires ultramarins. L’absence d’adresses précises en Polynésie française, ou la persistance d’un système d’adressage rudimentaire à Mayotte, compliquent la distribution de la propagande électorale. Si ces obstacles ne remettent pas en cause la régularité des scrutins, les bulletins de vote étant systématiquement mis à disposition dans les bureaux, ils constituent une différence par rapport au territoire hexagonal.

L’accès aux procurations dématérialisées demeure également problématique dans certains territoires tels que Wallis-et-Futuna, la Polynésie française ou Saint-Pierre-et-Miquelon, en raison de l’absence de compte FranceConnect ou de numéro fiscal. Dans ces collectivités, le recours au dispositif antérieur, fondé sur des procurations papier, peut générer des retards ou des difficultés le jour du vote.

La communication institutionnelle entourant les élections peut, par ailleurs, être source de confusion pour certains électeurs ultramarins, notamment en ce qui concerne le jour du scrutin, le samedi ou le dimanche. Il apparaît dès lors nécessaire d’améliorer la coordination avec le service d’information du gouvernement (SIG) afin d’adapter les campagnes de communication aux spécificités propres aux outre-mer.

Malgré l’ensemble de ces défis, le bilan global de l’organisation administrative des scrutins politiques et des élections territoriales spécifiques dans les outre-mer s’avère positif pour ces dernières années. Certaines difficultés sont survenues à l’occasion des élections européennes et législatives en Nouvelle-Calédonie, consécutivement aux émeutes du 13 mai 2024, notamment pour la distribution de la propagande électorale. L’organisation des élections à Saint-Martin, à Saint-Barthélemy, à Saint-Pierre-et-Miquelon et en Polynésie française s’est déroulée de manière particulièrement satisfaisante.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il apparaît que les taux de participation dans les outre-mer sont, de manière générale, sensiblement inférieurs à ceux observés en métropole. À votre connaissance, quelles sont les causes de ce phénomène ? Des enquêtes ont-elles été menées afin d’en identifier les ressorts ? Cette situation s’explique-t-elle par des facteurs d’ordre géographique, un déficit d’information ou d’autres éléments peut-être plus structurels ? Peut-on observer, de manière plus générale, une forme de désaffection, voire de désengagement civique, qui traduirait une contestation du fonctionnement démocratique ?

Existe-t-il par ailleurs une différence sensible dans les niveaux de participation entre les scrutins locaux et les scrutins nationaux ? Comment expliquez-vous les écarts qui subsistent entre l’Hexagone et les outre-mer en matière de mobilisation électorale ? Enfin, constate-t-on des spécificités au sein même des territoires ultramarins ? Certains territoires, ou certains types de scrutins, suscitent-ils une mobilisation notablement plus forte que d’autres ?

M. Olivier Jacob. Cette question appelle une analyse nuancée en fonction des différents types de scrutins. Si la participation électorale s’avérait systématiquement faible, quel que soit le type d’élection, qu’il s’agisse de scrutins nationaux, locaux ou spécifiques, comme en Nouvelle-Calédonie ou à Wallis-et-Futuna, cela serait naturellement très préoccupant. Or nous observons que les élections locales, notamment les municipales, ainsi que les scrutins territoriaux propres à certains territoires comme Wallis-et-Futuna, suscitent une mobilisation électorale satisfaisante.

En revanche, s’agissant des scrutins nationaux, en particulier les élections présidentielles et législatives, nous constatons effectivement une participation sensiblement plus faible dans les territoires ultramarins que dans l’ensemble du territoire national. Cette tendance s’est confirmée lors des échéances de 2017 et de 2022, avec des écarts significatifs. Prenons, à titre d’illustration, l’élection présidentielle. Au second tour de 2017, la participation dans les outre-mer s’établissait à 50 %, contre près de 75 % pour la France entière. En 2022, ce taux atteignait 47 % dans les outre-mer, alors qu’il s’élevait à environ 72 % à l’échelle nationale. Ces chiffres traduisent un réel décrochage de la participation dans les outre-mer lors de l’élection présidentielle.

Pour ce qui concerne les élections législatives en revanche, les taux de participation dans les outre-mer étaient relativement proches de ceux observés pour la France entière en 2017 puisqu’au second tour, la participation atteignait 41,4 % contre 42,6 % au niveau national. Un décrochage plus net s’est toutefois manifesté en 2022, avec un taux de participation de l’ordre de 36 % dans les outre-mer au second tour contre 46 % dans la France entière.

Bien que les élections législatives anticipées de 2024 aient enregistré une hausse globale de la participation, l’écart entre les territoires ultramarins et le reste du pays s’est néanmoins accentué, avec une participation au second tour dans les outre-mer qui s’établissait à environ 41 % contre 67 % à l’échelle nationale.

Ce même écart s’observe également lors des élections européennes. En 2014, la participation atteignait 50 % pour la France entière, contre seulement 20 % dans les outre-mer. En 2024, ce différentiel s’est aggravé, avec une participation de 18 % dans les outre-mer contre un peu plus de 51 % pour la France entière.

En conclusion, il ressort de ces éléments un décrochage manifeste et croissant de la participation électorale dans les outre-mer lors des scrutins nationaux, qui ne se vérifie pas dans le cadre des élections locales.

Il est important de préciser que, lorsque je fais référence à la France entière, cela inclut les territoires ultramarins. Par conséquent, les écarts réels entre la France métropolitaine et les outre-mer sont, en réalité, encore plus prononcés que ne le laissent apparaître ces données.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Avant d’aborder plus en détail les données relatives aux élections locales, pourriez-vous apporter des précisions quant aux taux de participation enregistrés au premier tour ?

Je m’interroge en effet sur l’existence d’un éventuel effet lié à la configuration du second tour, notamment en fonction des candidats encore en lice. Il arrive, dans certains territoires ultramarins, que des candidats soient élus dès le premier tour, ce qui pourrait mécaniquement entraîner une baisse du taux de participation lors du second tour.

M. Olivier Jacob. Nous disposons de l'ensemble des données, qui vous seront transmises ultérieurement. Nous inclurons également ces informations dans notre réponse au questionnaire, en fournissant une analyse complète du premier tour.

Mme Marie Grosgeorge, directrice de cabinet. Concernant l'élection présidentielle de 2022, je peux d'ores et déjà vous indiquer que la participation a été plus forte au second tour qu'au premier dans l'ensemble des territoires d'outre-mer.

M. Olivier Jacob. Je précise que nous n’avons pas mené d’étude approfondie sur le phénomène de décrochage de la participation électorale. Nos analyses reposent en général sur des rapports parlementaires, ainsi que, ponctuellement, sur des travaux universitaires, mais nous n’avons pas engagé de démarche d’exploration détaillée sur cette problématique.

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un défaut de civisme, dans la mesure où nous observons des niveaux de participation élevés dans les outre-mer pour d’autres types de scrutins. Il est possible que cette situation soit davantage liée à la nature du lien entre les territoires ultramarins et la métropole, qui peut inclure une forme d’incompréhension ou de décalage. L’offre politique elle-même, tout comme le traitement des problématiques ultramarines par les candidats, pourrait également jouer un rôle, même si je formule ici une hypothèse, sans disposer de données objectives pour l’étayer. Cela étant dit, cette hypothèse ne paraît pas pleinement transposable aux élections législatives, qui sont ancrées localement. Il est envisageable que les électeurs ultramarins perçoivent que ce type de scrutin n’a pas d’incidence tangible sur leur vie quotidienne en tant que citoyens français vivant dans les outre-mer.

M. Antoine Léaument, rapporteur. N’assistons-nous pas, en réalité, à une certaine forme d’indifférence de la part de l’Hexagone et de la sphère politique métropolitaine à l’égard de nos compatriotes ultramarins ? Ayant eu l’opportunité de me rendre fréquemment dans les outre-mer au cours de ma carrière politique, j’ai souvent entendu s’exprimer un profond sentiment d’abandon. Cette perception se reflète notamment dans les conditions matérielles que connaissent certains départements, en particulier en ce qui concerne le coût de la vie.

Au-delà des enjeux liés au pouvoir d’achat, la question de l’accès aux services publics se pose avec acuité. Il suffit de songer à la situation de Mayotte ou aux difficultés rencontrées en Guadeloupe et en Martinique. Pour le dire sans détour, la République française n’est peut-être pas toujours à la hauteur des promesses qu’elle formule à l’égard des territoires ultramarins. Dès lors, face à ce sentiment d’exclusion, ne pourrions-nous pas interpréter la faiblesse de la participation électorale comme une forme de désengagement, traduisant l’idée que, dans la mesure où la population se sent ignorée, elle ne voit pas de raison de participer à un processus dont elle ne se sent pas partie prenante ?

Cela renvoie à une problématique fréquemment rencontrée dans certains quartiers populaires de l’Hexagone, qui est celle du sentiment d’exclusion démocratique, qui conduit certains citoyens à s’abstenir, convaincus que les institutions ne s’intéressent pas à eux. Pensez-vous qu’il soit possible d’agir concrètement sur ce phénomène ? Je suis conscient que ce sujet peut susciter des sensibilités variables, mais disposez-vous de recommandations précises en vue de faire évoluer le système électoral national, afin de mieux intégrer les réalités spécifiques des territoires ultramarins ? Au-delà de la question, déjà bien identifiée, de l’organisation des scrutins le samedi dans certains territoires, envisagez-vous d’autres mesures concrètes susceptibles de répondre à ces enjeux ?

M. Olivier Jacob. Mes recommandations porteront exclusivement sur les volets techniques et administratifs, sans empiéter sur les considérations d’ordre politique. Il convient toutefois de souligner que, lors des élections présidentielles, les principaux candidats prennent généralement soin d’élaborer une propagande spécifique à destination des outre-mer, dans laquelle ils déclinent leurs engagements territoire par territoire. Force est néanmoins de constater que les enjeux ultramarins demeurent peu présents dans les grands débats médiatiques nationaux, quand bien même ils font l’objet d’une couverture soutenue au niveau local.

S’agissant des pistes d’amélioration envisageables, j’ai précédemment évoqué la nécessité d’optimiser nos échanges avec les services d’information du gouvernement. La dématérialisation des procura              tions et de la propagande électorale pourrait, par ailleurs, présenter un intérêt particulier pour les outre-mer, compte tenu des contraintes géographiques qui y prévalent. Une telle mesure pourrait permettre de faciliter la diffusion de l’information électorale auprès des électeurs ultramarins, même si son impact sur la participation reste difficile à anticiper.

Enfin, l’amélioration de l’adressage demeure un chantier de longue haleine, sur lequel nous sommes engagés malgré sa complexité.

M. Jean-Victor Castor, président. Je souhaiterais apporter plusieurs précisions issues de mon expérience personnelle en matière électorale. Lors d’un scrutin où j’ai obtenu plus de 60 % des suffrages dès le premier tour, la règle imposant un minimum de 25 % des inscrits m’a néanmoins contraint à participer à un second tour.

Les difficultés liées aux procurations demeurent un enjeu majeur. Malgré les avancées en matière de dématérialisation, des dysfonctionnements subsistent, susceptibles d’avoir un impact sur le bon déroulement des scrutins.

La distribution de la propagande électorale constitue un autre défi considérable dans plusieurs territoires ultramarins. Dans ma circonscription, qui jouxte le Brésil, j’ai notamment été contraint d’intervenir directement auprès du préfet qui a envoyé un hélicoptère afin de solutionner une pénurie de bulletins de vote. De telles situations, bien que touchant un nombre restreint d’électeurs, peuvent s’avérer décisives dans le cadre de scrutins particulièrement serrés. La campagne électorale elle-même soulève d’importantes difficultés logistiques pour les candidats dans des territoires vastes et complexe d’accès tels que les archipels de Polynésie française.

Il serait pertinent d’analyser les variations de participation, notamment lors des scrutins où l’abstention connaît une diminution notable. Ces évolutions peuvent s’expliquer par des facteurs politiques nationaux, mais également par la qualité des programmes élaborés au niveau local et par le soutien apporté par les partis politiques ultramarins.

Il convient d’ailleurs de souligner le rôle central que jouent les partis locaux dans la vie politique ultramarine, notamment à l’occasion des scrutins locaux. Leur influence contribue à expliquer des taux de participation plus élevés dans ce type d’élections, par contraste avec les scrutins nationaux où la couverture médiatique accorde une place prépondérante aux partis hexagonaux. Je déplore par ailleurs la suppression des spots de campagne spécifiques aux partis ultramarins sur les médias publics, lesquels offraient autrefois une visibilité accrue aux enjeux locaux. En tant que candidat potentiel, je n’ai donc, aujourd’hui, plus aucun accès à ce type de visibilité médiatique. La couverture audiovisuelle locale est devenue extrêmement restreinte et lorsqu’un média décide d’organiser deux débats, il se limite à ces deux événements sans proposer de dispositif complémentaire. Il existait autrefois des modules de campagne officielle diffusés à la télévision pour rappeler la tenue imminente des scrutins. Désormais, il ne subsiste qu’un spot unique, diffusé quelques jours avant le vote. Il y a là un décalage manifeste entre les efforts déployés par les candidats locaux et le flot d’informations relayé par les médias, qui ne rend pas compte de la réalité. Les informations transmises apparaissent souvent déconnectées de ce que les candidats locaux peuvent porter, que ce soit à l’occasion d’une élection législative ou d’un autre scrutin.

Il est également évident que l’éloignement géographique complique considérablement les choses, notamment s’agissant des élections européennes pour lesquelles l’abstention bat des records.

M. Olivier Jacob. S’agissant des élections européennes, la taille des circonscriptions joue un rôle.

M. Jean-Victor Castor, président. Nous serions intéressés par une analyse des tendances sur le long terme.

M. Olivier Jacob. Il serait en particulier pertinent d’analyser l’évolution des écarts de participation entre les outre-mer et la France hexagonale, y compris pour l’élection présidentielle, qui suscite généralement une mobilisation plus marquée.

M. Jean-Victor Castor, président. Sur la question de la taille des territoires, il faut souligner combien il est difficile pour un candidat de mener une campagne efficace avec les moyens limités dont nous disposons, ou de prévoir par exemple un déplacement en pirogue ou en hélicoptère. Ce sont finalement les candidats disposant de ressources financières importantes qui sont avantagés, ce qui induit un déséquilibre manifeste dans les résultats.

Il convient également de rappeler que l’État ne met pas en place les moyens permettant à l’ensemble des populations d’accéder aux bureaux de vote. Dans notre région, les nombreux électeurs qui vivent tout au long du fleuve doivent ainsi se rendre aux urnes par leurs propres moyens. Or, faute de pouvoir le faire, ce sont souvent les candidats qui organisent le transport.

Il est certes compréhensible que l’État ne puisse assurer directement l’organisation, mais cette question mérite d’être examinée. Si je ne formule pas ici de proposition précise, je souhaite simplement attirer l’attention sur la nécessité d’une amélioration significative de cette situation.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pouvez-vous nous indiquer les écarts de participation avec les élections locales ?

M. Olivier Jacob. S’agissant des élections municipales ou régionales, nous observons dans les outre-mer des taux de participation sensiblement plus élevés que ceux enregistrés en France métropolitaine, en particulier lors des dernières élections municipales.

Cette tendance traduit le lien singulier qui unit les populations ultramarines à leurs élus locaux. Ainsi, en 2020, le taux de participation au second tour dans les outre-mer s’élevait à 61 %, contre seulement 42 % en métropole. Cette différence notable s’explique sans doute par la taille plus restreinte des communes concernées, mais également par la proximité et la densité des relations entretenues entre les habitants et leurs maires.

M. Jean-Victor Castor, président. Sur ce point, il me semble qu’une lecture plus fine et plus analytique des données s’impose. L’exemple de la Guyane lors des élections municipales traduit un paradoxe intéressant, puisque les grandes villes ont enregistré des taux de participation très faibles alors que, dans certaines communes où la campagne s’est révélée particulièrement clonflictuelle, la participation s’est avérée nettement plus élevée. Ce phénomène n’est pas rare et, dès lors que les campagnes électorales sont dynamiques et fortement animées, les taux de participation tendent généralement à s’en ressentir positivement.

M. Olivier Jacob. Les chiffres que je présente sont agrégés, car les situations varient considérablement d’un territoire ultramarin à l’autre.

S’agissant des scrutins spécifiques que sont les élections territoriales, je peux vous communiquer quelques données. À Wallis-et-Futuna, par exemple, la participation aux élections territoriales s’élevait à près de 89 % en 2017 et à 81 % en 2022. À Saint-Pierre-et-Miquelon, les taux de participation étaient de 72 % en 2017 et de 68 % en 2022. À Saint-Barthélemy, ils atteignaient respectivement 62 % en 2017 et 67 % en 2022. Seul Saint-Martin fait figure d’exception, avec des taux de participation plus modestes de 45 % en 2017 et 52 % en 2022.

Nous constatons donc que les taux de participation demeurent particulièrement élevés pour les élections territoriales, avec une dynamique propre à ces territoires qui bénéficient d’une autonomie administrative.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je souhaitais que vous rendiez publics ces chiffres car ils viennent conforter l’analyse que vous formuliez plus tôt, à savoir qu’il ne s’agit nullement d’un manque de civisme ou d’une quelconque réticence à participer au système électoral dans son ensemble. Certaines élections suscitent simplement moins d’intérêt que d’autres.

Il me semble que ce phénomène trouve davantage sa source dans la nature de la relation qu’entretient l’Hexagone avec les outre-mer plutôt que dans un désengagement des citoyens ultramarins eux-mêmes. Ce désintérêt relatif se manifeste par une participation moindre, et cette abstention peut d’ailleurs être interprétée comme une forme de participation à part entière, consistant à faire le choix délibéré de ne pas voter. D’ailleurs, en France hexagonale, nombreux sont ceux qui s’abstiennent au motif que, compte tenu de la manière dont ils estiment être traités par les gouvernants, ils ne perçoivent pas l’intérêt de désigner d’autres responsables appelés à poursuivre sensiblement les mêmes politiques.

M. Jean-Victor Castor, président. Vous semble-t-il normal que la gestion du matériel de vote des candidats ait changé ? Auparavant, nous le déposions en préfecture, qui se chargeait ensuite de le distribuer. Depuis plusieurs scrutins, la préfecture nous demande de le livrer dans un hangar et ce sont désormais les forces armées qui s'en occupent.

M. Olivier Jacob. L’organisation d’une mise sous pli en régie, c’est-à-dire sans recours à un adresseur, fait l’objet d’un appel à candidatures adressé notamment aux agents de la préfecture et des services déconcentrés de l’État. Il est donc tout à fait possible que des militaires y prennent part, mais ceux-ci doivent normalement intervenir en tenue civile. Leur participation n’a toutefois rien d’inhabituel, notamment en Guyane où la présence des forces armées est importante. Les militaires, en tant que fonctionnaires de l’État, peuvent tout à fait répondre à cet appel à candidature, dans le strict respect des procédures en vigueur.

M. Jean-Victor Castor, président. Je souhaite insister tout particulièrement sur la question des procurations, qui continue de soulever un nombre important de difficultés. Il me paraît indispensable d’examiner ce point avec la plus grande attention, notamment s’agissant de la Polynésie française. Plus généralement, c’est l’ensemble du processus électoral qui mérite d’être appréhendé, en particulier la gestion des résultats dans les jours suivant le scrutin.

Je prendrai pour illustration une élection majeure survenue en Guyane, qui a donné lieu à de vives interrogations. Aux alentours de minuit, un candidat a été annoncé comme vainqueur, avant que toute communication du media public ne cesse brusquement. Le lendemain, la préfecture a proclamé l’élection d’un autre candidat, l’écart entre les deux n’étant que de quelques voix. Cette inversion résulterait, semble-t-il, de la transmission tardive des résultats d’une petite commune. Un tel épisode a inévitablement nourri le doute quant à la sincérité du scrutin.

M. Olivier Jacob. La responsabilité de la proclamation officielle des résultats incombe au représentant de l'État ou au magistrat présidant la commission de recensement des votes, et non aux médias. Il est possible que dans le cas évoqué, les médias aient fait preuve de précipitation.

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  1.   Table-ronde, ouverte à la presse, réunissant des représentants en France des entrreprises Google, Meta, Snap.Inc., TikTok et X (jeudi 17 avril 2025)

La commission entend lors de la table ronde consacrée des représentants en France des entreprises Google, Meta, Snap.Inc, TikTok et X : 

 M. Benoît Tabaka, Secrétaire général de Google France, et Mme Charlotte Radvanyi, responsable des relations institutionnelles ;

 M. Anton’Maria Battesti, directeur des affaires publiques de Meta France, Mme Aurore Denimal, responsable des affaires publiques France, et Mme Clémence Dubois, responsable des partenariats avec les pouvoirs publics et de l’impact social ;

 M. Grégory Gazagne, Directeur général France de Snap. Inc. (Snapchat), et Mme Sarah Bouchahoua, responsable des affaires publiques ;

 Mme Sarah Khémis, senior public policy manager France de TikTok, et M. Louis Ehrmann, public policy manager France ;

 Mme Claire Dilé, directrice des affaires publiques Europe de X.

M. le président Thomas Cazenave. Au cours de cette table ronde, nous souhaitons échanger sur la place que les plateformes numériques et les réseaux sociaux occupent dans le débat public et évaluer leur impact sur l’organisation des élections en France, sujet de notre commission d’enquête.

Dans le cadre de cette commission d’enquête, nous analysons en effet toute la chaîne d’organisation des élections, depuis l’inscription sur les listes électorales jusqu’à la tenue des bureaux de vote, en passant par le débat public qui anime la campagne.

Au fil des auditions, la question du rôle des plateformes numériques et des réseaux sociaux est apparue sous des angles différents. Tout d’abord, ces plateformes nous exposent à un risque accru d’ingérence étrangère lors des périodes électorales, comme nous avons pu le constater dans d’autres pays, ce qui nous oblige collectivement à faire preuve de vigilance. Par ailleurs, alors que le débat se tient de plus en plus sur les réseaux sociaux, la très stricte régulation de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ne concerne que les médias traditionnels.

Dans ce contexte, nous aimerions savoir comment les entreprises que vous représentez appréhendent leur rôle, leurs responsabilités et les risques que leur activité peut faire peser sur l’organisation et la bonne tenue des élections dans notre pays.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Benoît Tabaka, Mme Charlotte Radvanyi, M. Anton Maria Battesti, Mme Clémence Dubois, Mme Aurore Denimal, M. Grégory Gazagne, Mme Sarah Bouchahoua, Mme Claire Dilé, Mme Sarah Khemis et M. Louis Ehrmann prêtent successivement serment.)

M. Benoît Tabaka, secrétaire général de Google France. Comme vous l’avez souligné, le numérique est un sujet clé dans les opérations électorales. Dans ce contexte, la mission principale de Google, qui est d’organiser l’accès à l’information, devient critique.

En France, Google emploie environ 1 400 personnes, principalement localisées à Paris. Toutes les fonctions de l’entreprise sont représentées dans ce que certains qualifient de « mini Mountain View », du nom de la ville dans laquelle se trouve notre siège social aux États‑Unis. Outre des commerciaux et des équipes chargées du marketing ou du cloud, plus de 300 collaborateurs travaillent dans la recherche et le développement, notamment dans les technologies d’intelligence artificielle (IA).

Parmi nos employés parisiens, une grande partie est mobilisée à l’occasion des élections. C’est également le cas dans les autres bureaux de Google dans le monde. Nous pourrons y revenir de manière plus détaillée si vous le souhaitez.

Lors des élections, notamment en France, notre approche repose sur trois piliers.

Premièrement, nous nous assurons que les informations qui font autorité concernant le vote sont à la disposition de nos utilisateurs. Lorsque vous tapez une requête sur le moteur de recherche Google pour savoir comment voter, où voter, ou encore pour avoir des détails sur les bureaux de vote, nous devons faire remonter des informations fiables et structurées, qui émanent des autorités. Nous l’avons fait pour les élections européennes, comme pour les élections présidentielles ou législatives.

Nous mettons en avant certains éléments dans ce que nous appelons des « boîtes d’informations ». Pour les élections européennes, leur contenu est défini avec le Parlement européen. Pour les élections nationales, nous travaillons avec le service d’information du gouvernement (SIG). Lorsque les internautes posent une question, ces informations remontent de manière organique.

Deuxièmement, nous nous attachons à assurer la protection, la sécurité et l’intégrité des élections. Le risque cyber et le risque d’ingérence étrangère sont importants dans ces périodes. En 2024, alors que plus de la moitié de la population mondiale était appelée aux urnes, nous avons pu constater de nombreuses tentatives structurées d’ingérence étrangère dans les campagnes électorales. Au sein du groupe, deux entités travaillent sur ces sujets : le Google’s Threat Analysis Group et Mandiant. Elles identifient les menaces et les analysent, pour anticiper et, si nécessaire, informer les autorités, notamment françaises. Ces tentatives d’ingérence étrangère peuvent prendre la forme de cyberattaques ou passer par la diffusion de certaines informations.

S’agissant de l’intelligence artificielle, qui est de plus en plus présente dans notre vie quotidienne et dont l’usage se développe pendant les périodes électorales, nous disposons de technologies de marquage des contenus. Elles permettent d’assurer leur traçabilité sur internet et d’informer le public qu’ils ont été générés par l’IA.

Troisièmement, nous accompagnons les équipes de campagne dans leurs usages du numérique. Nous mettons à leur disposition des outils permettant de protéger les sites de partis politiques ou de candidats. Lors des dernières élections aux Pays-Bas, des attaques massives par déni de service visaient à faire tomber certains sites. Nous avons des solutions pour assurer leur sécurité et garantir leur intégrité.

Quand des élections se déroulent en France, nous constituons une équipe dédiée, à Paris, qui est le point de contact permanent avec les différents partis politiques. Nous avons une adresse mail pour la communication d’urgence. Les différentes équipes de Google, notamment les équipes d’ingénierie, sont également mobilisées. Notre objectif est d’apporter une réponse le plus rapidement possible en cas de problème.

M. Anton’Maria Battesti, directeur des affaires publiques de Meta France. Vous connaissez probablement Meta et ses services associés, dont Instagram, Facebook et WhatsApp, ou ses solutions d’intelligence artificielle ou de réalité augmentée et virtuelle. L’entreprise est présente en France depuis 2008, mais s’y est principalement développée à partir des années 2012 et 2013. Elle emploie environ 300 personnes et a constitué un bureau spécialisé dans l’intelligence artificielle, situé à Paris.

À titre personnel, j’ai rejoint l’entreprise il y a bientôt douze ans. J’y ai vécu deux élections présidentielles, des élections législatives, européennes et locales. Je pourrai donc vous apporter un regard utile fondé sur cette expérience personnelle.

Certains des sujets que nous pourrons aborder ont déjà été évoqués par le représentant de Google. Notre approche est holistique. Elle consiste à promouvoir l’engagement des citoyens, en mettant en avant les dates d’élections et le déroulement du vote, par exemple. Nous aurons l’occasion de détailler les produits que nous proposons, comme les campagnes de sensibilisation sur l’information électorale et la désinformation. La sécurité des utilisateurs et des candidats constitue également l’une de nos priorités. Nous portons de l’attention à la propagation de fausses informations. S’agissant des ingérences étrangères, nous travaillons en collaboration avec les autorités françaises, dont le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). Nous disposons par ailleurs d’outils de transparence de la publicité politique. Ils existent depuis de nombreuses années et se sont développés après l’adoption de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information en 2018 et du Digital Services Act (DSA). Si vous le souhaitez, nous pourrons aussi revenir sur l’émergence des nouvelles technologies comme l’IA et la manière dont nous appréhendons ces phénomènes.

M. Grégory Gazagne, directeur général France de Snapchat. La protection de notre démocratie est un sujet fondamental, qui passe notamment par le respect de l’intégrité des élections et par la sensibilisation de nos utilisateurs aux enjeux électoraux.

Permettez-moi tout d’abord de vous rappeler ce qu’est Snapchat. C’est une application de communication : nos utilisateurs s’y connectent principalement pour échanger avec leurs amis et leur famille. Nous donnons la priorité à cette interaction. Pour cette raison, l’application s’ouvre sur un appareil photo et non sur un fil d’actualité.

Notre application a été conçue différemment des réseaux sociaux traditionnels. La confidentialité est le mode par défaut. Les conversations sont privées et réciproques, ce qui signifie que vous ne pouvez pas engager une discussion avec quelqu’un qui ne vous a pas accepté comme ami en retour. Ces principes sont fondamentaux pour nous.

Du fait de son architecture, Snapchat ne se prête pas naturellement aux débats et à la diffusion de contenus politiques. L’application ne propose pas de fil public ouvert. Elle ne permet pas la diffusion en direct ou la diffusion massive de contenus préjudiciables non modérés. Un utilisateur privé ne peut pas repartager des contenus avec une large audience. Nous ne faisons pas la promotion d’un enfermement algorithmique. La confidentialité est une fondation de l’application et la viralité n’est pas notre modèle.

S’agissant de la protection des processus électoraux, vous aurez compris que notre plateforme ne se prête pas à une diffusion massive de contenus illicites. Pour chaque événement majeur, dont les périodes électorales, nous mettons toutefois en place des équipes dédiées, composées de représentants des affaires publiques, de la modération, des partenariats avec les médias ou de la communication.

Ces équipes dédiées travaillent sur trois axes prioritaires, dont le premier est la modération. Nous appliquons des règles strictes contre la désinformation, et les signalements sont traités avec rigueur et rapidité. Comme nous l’avons mentionné dans le rapport de transparence établi dans le cadre du DSA, le temps médian d’examen et de réaction au signalement de fausses informations a été de deux minutes lors du second semestre 2024. Pendant les périodes électorales, nous entretenons également des relations étroites et constantes avec l’Arcom.

Notre deuxième axe prioritaire concerne la prévention des ingérences étrangères. Toutes les publicités à caractère politique sont vérifiées manuellement avant leur diffusion et doivent respecter nos règles de transparence. Elles doivent notamment porter la mention « publicité ». Par ailleurs, nous interdisons la diffusion dans l’Union européenne de toutes les publicités politiques financées directement ou indirectement par des entités établies en dehors de cette zone. Enfin, pour renforcer la fiabilité des contenus, nous travaillons avec des vérificateurs de faits indépendants, comme Pointer, et l’une de nos équipes surveille en permanence l’émergence de nouvelles menaces, afin que nous puissions adapter nos défenses.

Le troisième axe prioritaire est la sensibilisation aux enjeux des élections, comme nous l’avons fait à l’occasion des dernières élections européennes. Grâce à des campagnes d’information, nous encourageons nos utilisateurs à participer de manière active et éclairée au processus démocratique.

Cette approche à la fois proactive et pragmatique nous a permis de ne pas connaître de phénomènes massifs de désinformation ou de volonté de nuire à la bonne tenue des élections, notamment européennes ou législatives anticipées de 2024.

Nous vous apporterons toutes les précisions nécessaires pour vous assurer du sérieux, de la responsabilité et de l’engagement de Snapchat dans la défense du processus démocratique. Les choix de conception de notre plateforme sont structurants. Notre volonté de protéger nos utilisateurs est claire et nous menons un travail constant pour garantir l’intégrité de nos contenus. Nous savons que la confiance se construit par la transparence et l’action.

Mme Claire Dilé, directrice des affaires publiques Europe de X. Votre invitation est l’occasion de présenter le travail de nos équipes pour protéger la conversation publique pendant les périodes électorales, notamment lors des dernières élections européennes et législatives anticipées en France.

X est une plateforme de réseau social et d’information en temps réel où la conversation est publique. Selon notre dernier rapport de transparence établi dans le cadre du DSA, qui date d’octobre 2024, nous recensons 20 millions d’utilisateurs mensuels actifs et 13 millions de comptes en France.

Notre ambition est de servir et de protéger la conversation publique, en garantissant un environnement sûr dans lequel chacun peut participer librement et en toute confiance.

L’approche de X en matière de sécurité est étayée par ses conditions d’utilisation, y compris les règles et politiques de confidentialité, qui sont conçues pour garantir que tout utilisateur puisse participer à la conversation publique de manière sûre. Nous soutenons la possibilité pour chacun de s’exprimer sur la plateforme et ne tolérons pas les comportements qui harcèlent, menacent ou intimident dans le but de faire taire la voix d’autrui. Nous nous engageons à maintenir un environnement inclusif où des perspectives diverses peuvent être partagées, débattues et appréciées.

En France, la politique et le débat public font partie des sujets les plus souvent abordés sur X, aux côtés du divertissement et du sport. Nous avons donc la responsabilité de nous assurer que notre service n’est pas utilisé dans l’intention de manipuler le discours public ou l’authenticité des conversations en ligne, particulièrement en période électorale.

Nos équipes de modération restent attentives à toutes les tentatives de manipulation de la plateforme par des acteurs et des réseaux malveillants. Nous avons mis en place des règles robustes pour les empêcher et combattre le spam, l’usurpation d’identité et toute autre forme de préjudice. Nous suspendons les comptes qui se livrent à de tels agissements. Nous luttons également contre les médias manipulés et les deepfakes et nous labellisons de manière visible tout contenu de ce type qui a été démenti par une source crédible.

Le travail que nous menons repose sur notre politique en matière d’intégrité civique, selon laquelle les utilisateurs ne peuvent pas utiliser le service dans le but de manipuler ou d’interférer dans les élections. Nous n’acceptons pas la publication et le partage de contenus susceptibles de dissuader la participation au scrutin, d’induire en erreur sur quand, comment et où voter ou de conduire à des violences hors ligne.

Dans l’Union européenne, X interdit en outre les publicités assurant la promotion d’un contenu ou d’une campagne politique.

Pour protéger les élections, nous disposons d’une équipe interdisciplinaire associant différents domaines d’expertise. Elle possède les informations pertinentes sur le contexte local, afin d’appliquer les règles de manière cohérente et précise, selon l’évaluation des risques qu’elle a préalablement conduite.

Nos actions liées aux élections s’articulent principalement autour de deux axes.

Le premier axe s’appuie sur nos politiques d’intégrité civique et concerne la sécurisation de la plateforme, en particulier vis-à-vis des informations trompeuses. Nous accordons une attention particulière à toutes les tentatives d’ingérence étrangère, de manipulation, ainsi qu’au respect de l’intégrité de la conversation, en refusant les comportements haineux, les contenus violents, les abus et le harcèlement. Nous veillons également à respecter les périodes de silence électoral.

Afin de contrer les risques pesant sur notre service dans l’espace informationnel, nous entretenons des contacts réguliers avec les commissions électorales, les entités gouvernementales, les agents de sécurité du cyberespace, les forces de l’ordre, les partis politiques et les candidats, ainsi que les associations.

Lors des dernières élections législatives en France, par exemple, nous avons eu des contacts réguliers avec l’Arcom et maintenu des canaux de communication avec le ministère de l’intérieur, le ministère des affaires étrangères et Viginum. Nous avons mis en place une hotline pour signaler les incidents, qui était accessible aux différentes formations politiques. Nous avons consulté des associations spécialisées pour connaître leur lecture des risques éventuels liés à l’élection. Nous avons coopéré avec les différents services de forces de l’ordre et la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (Pharos). Enfin, nous avons publié sur notre compte @XFrance un message rappelant les règles de la période de silence, à l’attention des créateurs de contenus et des influenceurs.

Le second axe concerne le soutien à l’engagement civique et à l’éducation aux médias et à l’information, qui se traduit par des activations sur la plateforme et des campagnes de sensibilisation menées conjointement avec les partenaires associatifs.

Pour les élections législatives anticipées en France, par exemple, nous avons mis en place, en partenariat avec le SIG, des activations renvoyant directement à la plateforme officielle intergouvernementale sur les élections. Elles prenaient la forme de messages de rappel et d’encouragement à aller voter le jour du scrutin, d’outils de recherche sur les élections et d’un « election hashmoji », #ElectionsLegislatives2024. Ces différents outils destinés à promouvoir l’engagement civique ont généré des millions d’impressions et de clics de la part des utilisateurs en France. Nous avons également travaillé avec l’association Génération Numérique sur une campagne d’éducation et d’information aux médias que nous avons financièrement soutenue.

En 2024, plus d’un milliard de personnes ont voté dans le monde, de l’Inde à l’Union européenne, en passant par les États-Unis. Des élections anticipées ont eu lieu en France et au Royaume-Uni. Au total, à l’exclusion des élections américaines, notre entreprise a pris plus de 221 000 décisions de modération liées aux élections, qui s’ajoutent à nos actions de modération habituelles. Quant aux messages visant à encourager la participation aux élections et à soutenir l’engagement civique, ils ont reçu environ 1,4 milliard d’impressions.

Mme Sarah Khémis, senior public policy manager de TikTok en France. Le bureau de TikTok en France est ouvert depuis 2019 et compte plus de 200 employés. Selon le dernier rapport DSA de février 2025, la plateforme totalise 24,7 millions d’utilisateurs actifs mensuels en France.

En période électorale, le rôle de TikTok est de garantir un espace de conversation sûr pour ses utilisateurs, conformément aux règles communautaires qui listent et définissent ce qui est interdit sur la plateforme, de transmettre des informations claires, vérifiées et localisées sur la tenue des élections, et enfin de sensibiliser les utilisateurs aux risques liés à la désinformation électorale. Dans ce domaine, TikTok travaille en coopération avec les autorités publiques françaises, notamment l’Arcom et Viginum.

S’agissant du respect de l’intégrité des procédures électorales, nos règles sont claires et publiques. Les contenus et comportements frauduleux sont interdits sur TikTok de manière générale, c’est-à-dire pendant et en dehors des périodes d’élections. Ils incluent la désinformation liée aux processus électoraux, mais également les ingérences étrangères. Pour ce dernier point, nous rendons publique la suppression de tels contenus, dans le cadre d’un rapport dédié. Lors des élections législatives de juillet 2024, nous n’avons pas identifié d’opérations visant la France. Elles ont, en revanche, pu cibler d’autres pays, comme la Suède ou l’Indonésie. Par ailleurs, nous n’autorisons pas les publicités présentant du contenu politique dans nos fonctions de monétisation, y compris en dehors des périodes d’élections.

En amont des élections, nous rencontrons les différents partis politiques pour leur rappeler ces règles.

Nous interdisons les utilisations préjudiciables de contenus vidéo et audio générés par l’IA. Une politique dédiée existe au sein de nos règles communautaires – nous pourrons y revenir si vous le souhaitez. Ces contenus sont modérés et peuvent faire l’objet d’un signalement. TikTok travaille en outre avec des vérificateurs de faits, dont l’Agence France-Presse (AFP) en France.

Au-delà de l’application stricte de ces règles, une équipe de spécialistes est également mobilisée en interne pendant les périodes électorales.

S’agissant de la mise à disposition d’informations vérifiées et localisées sur la tenue des élections, nous travaillons, pour ce qui est des utilisateurs français, en partenariat avec le SIG. Un guide, qui contient différents éléments et renvoie vers des sources fiables, est intégré directement dans l’application. Du 17 juin au 7 juillet 2024, cette page a été consultée 1,8 million de fois.

Enfin, nous cherchons à sensibiliser les utilisateurs aux risques liés à la tenue des élections, notamment en matière de désinformation. Le guide que je viens d’évoquer incluait, au moment des dernières élections législatives, deux vidéos réalisées avec l’AFP pour transmettre des conseils en matière de lutte contre la désinformation en ligne. Ce travail de sensibilisation est effectué pendant les périodes électorales, mais également en dehors.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Dans le cadre du groupe d’études sur les réseaux sociaux, j’ai déjà eu l’occasion d’échanger avec plusieurs d’entre vous et de vous poser des questions sur les actions que vous mettez en œuvre pour informer les électeurs en période électorale.

Nous n’avions pas prévu au départ de vous auditionner dans le cadre de cette commission d’enquête, mais des questions ont été soulevées par d’autres intervenants et il nous a semblé utile d’organiser cette table ronde.

Pour structurer nos débats, je vous propose de commencer par la question de l’information des électeurs et des outils que vous mettez en place à destination des citoyens. Certains d’entre vous ont un peu évoqué le sujet, mais vous pourrez entrer dans le détail de ce qui est proposé par chacune des plateformes dont vous êtes responsables. Elles ont été citées s’agissant de Meta, mais pour Google, il ne faut pas oublier YouTube.

Nous pourrions ensuite aborder la lutte contre la désinformation, puis les algorithmes, qui ont été mentionnés par Snapchat. Ce dernier sujet est central dans l’organisation du débat public, parce que des “bulles de filtres” peuvent enfermer les utilisateurs dans des idées très néfastes pour le débat électoral.

Enfin, nous pourrions revenir sur la question des ingérences, qui a déjà été évoquée dans nos auditions précédentes, en particulier par Viginum, et nous attarder un peu, pour finir, sur l’IA et la publicité politique.

Quels outils mettez-vous donc en place à destination des électeurs ? Quelles informations diffusez-vous ? Alors que la mal-inscription reste un problème dans notre pays, que faites-vous pour faciliter l’inscription sur les listes électorales ? Quand commencez-vous à communiquer en amont d’une élection – évidemment, en dehors du cas particulier d’une dissolution ?

Mme Charlotte Radvanyi, responsable des relations institutionnelles de Google France. À l’occasion des élections européennes, nous avons mis en place des boîtes d’informations, dont le contenu n’était pas produit par Google mais par les autorités publiques, en l’occurrence le Parlement européen. Nous avons renouvelé cette initiative avec le SIG et les ressources du ministère de l’intérieur quand les élections législatives ont été annoncées.

Ces boîtes d’informations apparaissaient en haut des résultats de recherche, de manière organique, en réponse aux questions des internautes sur la date et les modalités du scrutin. Nous avons veillé à en faire la promotion sur nos différentes plateformes et nos différents services. Sur la page d’accueil du moteur de recherche, nous avons positionné des bannières directement sous le logo Google à des dates clés, dont – je crois – le 26 avril, c’est-à-dire avant la date limite d’inscription sur les listes électorales, ou le 9 mai, pour la journée de l’Europe. Avant les élections, nous avons également envoyé des notifications mobiles aux détenteurs de l’application Google. Quand les circonstances nous l’ont permis, nous nous sommes donc attachés à informer nos utilisateurs de manière régulière et suffisamment à l’avance.

S’agissant des résultats des élections, des dispositifs dédiés renvoyaient vers des sources fiables, comme celle du ministère de l’intérieur.

Pour en revenir à l’information des électeurs, notre dispositif Google Trends, qui permet de mesurer la popularité des requêtes sur le moteur de recherche Google, a montré que des efforts de pédagogie étaient nécessaires, notamment pour les élections européennes. Le nombre de tours ou la date du second tour figuraient en effet parmi les questions les plus fréquentes.

Mme Clémence Dubois, responsable des partenariats avec les pouvoirs publics et de l’impact social de Meta France. Concernant la promotion de l’engagement citoyen et de la participation électorale, nous travaillons en collaboration avec le SIG afin de mettre en avant les sources officielles pour les dates limites d’inscription sur les listes électorales – nous l’avions fait en 2022, mais cela n’a évidemment pas été possible pour les élections législatives de 2024 – et les dates de scrutin.

Pour les élections législatives, les encarts figurant en haut du fil d’actualité ont été cliqués 599 000 fois sur Facebook et plus de 496 000 fois sur Instagram. Ils ont donc généré plus de 1 million de clics et ont été vus par un nombre bien plus important de personnes.

En matière de sensibilisation, nous avons travaillé en collaboration avec l’AFP et Thomas Pesquet à l’occasion des élections européennes. Des reels – qui sont de courtes vidéos – montraient comment faire la distinction entre de vraies et de fausses informations. Nous avons en outre participé à la campagne de Génération Numérique qui a été mentionnée précédemment.

D’autres initiatives avaient été mises en place en 2022, dont une campagne avec le média Loopsider, une boîte à outils de vérification avec France 24 et, pour les utilisateurs de WhatsApp, un numéro dédié permettant de faire vérifier des faits, en collaboration avec l’AFP. Nous avions aussi créé un chatbot avec l’association “A voté” pour encourager les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales et lutter contre la mal-inscription.

Nous répétons en amont les dates et les modalités des scrutins. Quand c’est possible, nous commençons à travailler environ un an à l’avance avec nos différents partenaires, qu’ils soient publics, associatifs ou vérificateurs de faits.

Mme Sarah Bouchahoua, responsable des affaires publiques de Snapchat France. Chez Snapchat, nous considérons que l’exercice du droit de vote est l’une des formes les plus puissantes d’expression personnelle. Par conséquent, comme les autres plateformes, nous proposons différents outils de sensibilisation pour éduquer nos utilisateurs, lutter contre la mal-inscription et apporter le plus d’informations possible sur les programmes politiques et les différents scénarios pouvant résulter du scrutin.

Pour les élections européennes de juin 2024, nous avons travaillé avec le Parlement européen sur des activations qui ont été diffusées sur l’ensemble de la plateforme. Elles montraient, en réalité augmentée, comment l’Union européenne affectait notre vie quotidienne. Cette initiative a été très appréciée, puisque plus de 10 millions d’utilisateurs ont utilisé la lens. Nous avons ensuite envoyé une notification push à l’ensemble des utilisateurs en âge de voter au sein de l’Union européenne – 18 ans en France, mais 16 ans dans d’autres pays –, afin de les rediriger vers la lens et de leur rappeler que les élections européennes arrivaient prochainement. Enfin, une campagne publicitaire a été diffusée sur l’ensemble des parties publiques de Snapchat, afin de mettre en avant le rôle du Parlement européen et de montrer le déroulement des discussions politiques et du vote.

Pour les élections législatives anticipées, nous avons été un peu pris de court, mais nous avons bien travaillé avec le SIG et réussi à proposer un dispositif complet. Nous avons investi l’ensemble de la plateforme, avec des lens, des filtres et des bitmojis, disponibles soit sur la partie Map, soit sur la partie Discover. Il était notamment rappelé aux utilisateurs qu’il est possible de voter avec une carte Vitale – peu de gens le savent, mais c’est important pour lutter contre la mal-inscription. Des informations les aidaient à trouver leur bureau de vote ou à identifier les partis et les candidats qui se présentaient. Nos partenaires médias, dont M6 Info, Le Parisien ou Brut, proposaient des interviews et présentaient les programmes politiques des différents partis. Nous leur avions envoyé un message de sensibilisation pour insister sur la règle d’or en matière de silence électoral et leur demander de ne pas communiquer pendant les week-ends d’élections.

Mme Claire Dilé. Nous disposons de plusieurs outils d’activation, que je vais vous présenter.

Pour les élections européennes et les élections législatives anticipées en France, des messages de rappel sur la tenue des élections s’affichaient en haut du fil d’actualité des utilisateurs au moment où ils se connectaient sur X, une semaine avant le scrutin ou avant chaque tour de scrutin. D’autres messages étaient diffusés le jour du vote pour les inciter à se déplacer. En cliquant sur ces encarts, ils étaient renvoyés vers le site du Parlement européen pour les élections européennes ou vers le site du ministère de l’intérieur pour les élections françaises, où ils pouvaient trouver toutes les informations utiles.

De plus, nous avions mis en place des search prompts. Quand les utilisateurs tapaient dans la barre de recherche certains mots-clés en lien avec les élections, tels que « vote », « élections », « élections législatives », « législatives anticipées » ou « élections européennes », ils étaient renvoyés vers les sites officiels. Ainsi, ils pouvaient trouver facilement les renseignements dont ils avaient besoin et évitaient d’être confrontés à de fausses informations.

Enfin, nous avons créé un election hashmoji et une promoted trend. Ces termes se traduisent très mal en français. Il s’agissait d’un #ElectionsLegislatives2024 ou #ElectionsEuropéennes associé à un emoji, c’est-à-dire à un tout petit dessin pixelisé. Avant les élections, ces hashtags étaient placés en haut des tendances : ils étaient donc très visibles pour les utilisateurs qui se connectaient sur X, ce qui les incitait à cliquer, à poster des messages sur le sujet et potentiellement à aller voter. À chaque fois que ces hashtags étaient utilisés, ils nourrissaient la tendance, ce qui l’entretenait.

Comme je l’ai déjà indiqué, nous avons par ailleurs mené une campagne, en partenariat avec Génération Numérique, sur l’information et l’éducation aux médias. Dans de petits encarts, l’association expliquait aux gens comment être vigilants par rapport aux contenus diffusés sur internet, et comment ne pas tomber dans le piège de la désinformation.

Mme Sarah Khémis. Pour TikTok, un guide était directement accessible dans l’application. Il était automatiquement proposé aux utilisateurs lorsqu’ils effectuaient une recherche en lien avec les élections et par l’intermédiaire d’un bandeau apposé en bas de toutes les vidéos associées aux élections. Réalisé avec le SIG, il comportait des informations utiles – comment trouver son bureau de vote, comment établir une procuration, dates du scrutin, etc. – et des liens vers les sources officielles, comme le ministère de l’intérieur. Deux vidéos de sensibilisation de l’AFP sur la lutte contre la désinformation en ligne y avaient été intégrées.

Ces efforts de sensibilisation ne sont pas réalisés uniquement en période électorale. En novembre 2024, par exemple, nous avons conduit une opération en partenariat avec l’AFP, avec une page dédiée dans l’application, qui contenait des conseils pour faire preuve d’esprit critique en ligne. Les utilisateurs étaient ainsi incités à examiner les faits, à vérifier les sources ou à comparer les informations avec d’autres contenus. Cinq vidéos de l’AFP présentaient le travail journalistique et les bons réflexes à adopter face à des contenus d’information, notamment lorsqu’ils sont générés par l’IA ; elles étaient assorties d’un lien vers le compte TikTok de l’AFP.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous pouvons passer à un autre thème, celui de l’information et de la désinformation. Ces deux éléments sont intimement liés, puisque sur les réseaux sociaux, n’importe quelle personne peut produire du contenu et diffuser des informations, vraies ou fausses. L’enjeu est particulièrement important pendant les périodes électorales, car la circulation virale de certaines informations peut créer des formes de bulles et, à force de les voir répétées, donner l’impression qu’elles sont vraies.

Comment luttez-vous contre ces mécanismes de désinformation ? Plusieurs d’entre vous ont évoqué le rôle de tiers de confiance que peuvent jouer les médias dans la vérification des informations, mais n’existe-t-il pas un biais potentiel, car les médias ont chacun des lignes éditoriales et peuvent être de droite ou de gauche ?

Enfin, la question des influenceurs est centrale sur beaucoup de réseaux sociaux. Quand ils participent au débat démocratique, le font-ils pour défendre leurs propres convictions – auquel cas ils sont libres de s’exprimer au même titre que tous les autres individus, quel que soit leur nombre d’abonnés –, ou pourraient-ils être payés pour diffuser du contenu politique ? Il s’agirait alors d’un contournement de la loi électorale, puisque la publicité politique est interdite sur les réseaux sociaux dans les six mois qui précèdent le mois où a lieu l’élection. Avez-vous des méthodes pour effectuer cette distinction ?

M. Benoît Tabaka. En matière d’information et de désinformation, toutes les plateformes sont confrontées aux mêmes défis.

Énormément d’informations, qui émanent de sites internet, de médias ou d’individus, peuvent être publiées. La mission principale de Google est d’organiser l’accès à ces informations. Pour notre part, nous n’utilisons pas de fact-checkers. Nous n’avons pas cette logique, ni pour le moteur de recherche, ni pour la plateforme vidéo. Je précise que nous ne sommes pas un réseau social.

Quand vous tapez une requête sur un moteur de recherche, vous obtenez une liste de liens bleus qui vous donnent accès à toute la diversité de l’information et à différents types de contenus. L’utilisateur a la capacité de cliquer sur le lien qu’il veut, d’aller et de revenir. Dans le domaine des élections, les critères de classification des résultats permettent de mettre en avant les informations que nous considérons de qualité, c’est-à-dire émanant de sources qui font autorité, principalement des sources gouvernementales ou les différents médias. Néanmoins, nous ne nous focalisons pas sur des médias spécifiques. Nous donnons accès à des contenus divers, qui proviennent de l’ensemble des acteurs qui ont accepté leur indexation sur le moteur de recherche ou qui ont décidé de le rendre disponible sur la plateforme YouTube, dont le fonctionnement est identique.

Les campagnes d’ingérence étrangère sont notre principal sujet de préoccupation en matière de désinformation. Les ingérences étrangères peuvent se concrétiser par des cyberattaques, mais aussi par de la désinformation. Avant des élections, la date du vote est le premier élément sur lequel nous communiquons auprès de nos utilisateurs. C’est aussi celui qui fait l’objet des premières campagnes de désinformation visant à les perturber. Plus vous faites circuler des dates fausses, moins vous aurez de mobilisation le véritable jour du scrutin.

S’agissant de la publicité politique, elle est interdite en France. Par conséquent, la question ne se pose pas. Nous respectons la loi française et le cadre très particulier posé par le code électoral. Il n’est pas possible de faire de publicité électorale sur nos plateformes.

Comme d’autres autour de cette table, nous soutenons les initiatives – qui sont nécessaires – en faveur de la sensibilisation et de l’acculturation au sens critique. Avec différentes associations, nous avons notamment élaboré une campagne sur le pré-bunking, qui est une autre forme d’éducation au sens critique.

Mme Clémence Dubois. Que ce soit sur Facebook, Instagram ou Threads, nous supprimons les fausses informations les plus graves, par exemple les contenus susceptibles de contribuer à une violence imminente ou à des dommages physiques ou qui tenteraient d’empêcher le vote.

En France, pour réduire la circulation de fausses informations, nous travaillons avec des fact-checkers certifiés par l’European Fact-Checking Standards Network et l’International Fact-Checking Network, c’est-à-dire l’AFP, 20 Minutes, Les Surligneurs et France 24. Ces partenaires ont été formés à un nouvel outil de recherche, la Meta Content Library, qui les aide dans leur travail.

Nous n’autorisons pas les publicités dont le contenu est évalué comme faux. En France, nous n’autorisons pas non plus les publicités qui découragent les gens de voter, qui remettent en question la légitimité de l’élection ou de son résultat, ou qui revendiquent de manière prématurée des victoires électorales, par exemple.

Nous évoquerons tout à l’heure la publicité politique, mais je tiens à souligner dès à présent que nous avons des règles très strictes qui encadrent la publicité portant sur des sujets politiques, électoraux ou sociaux susceptibles d’influencer le débat public.

Enfin, en qui concerne les créateurs de contenus, tout partenariat rémunéré doit être mentionné. L’objectif est d’assurer la transparence.

M. Anton’Maria Battesti. En début d’année, Meta a annoncé une évolution de ses mécanismes de fact-checking aux États-Unis, avec la fin du recours à des tiers vérificateurs et le basculement vers un système de notes de la communauté. Ce changement s’inspire des modes de fonctionnement de Twitter et X. Il suscite des interrogations, mais vise à répondre à plusieurs difficultés, qui sont à la fois de réussir à agir à grande échelle et avec le maximum d’objectivité.

Quelques tiers professionnels, dont la qualité n’est pas en cause, peuvent-ils tout vérifier ? C’est impossible. Puisqu’ils sont indépendants – ce qui est normal –, nous ne pouvons pas leur indiquer sur quoi concentrer leurs efforts. Se pose en outre la question de la ligne éditoriale des médias, qu’il ne m’appartient pas de commenter. Le recours à plusieurs fact-checkers ne permet pas de résoudre toutes les difficultés.

Le débat s’est posé en ces termes aux États-Unis, où l’évolution des règles est en cours sur nos plateformes. La situation est très différente en Europe, où nous conservons le dispositif qui vous a été présenté. Puisque nous y sommes régis par le DSA, il faudra écouter ce que la Commission européenne dira des nouveaux mécanismes mis en œuvre ailleurs.

Pour le moment, il n’y a aucun changement pour notre pays et pour notre continent. Néanmoins, il faudra évaluer les effets des modifications introduites dans d’autres régions du monde et prendre connaissance des études académiques qui analysent l’impact des notes de la communauté sur le fact-checking.

M. le président Thomas Cazenave. Voulez-vous dire que les déclarations sur la modération faites en début d’année par Mark Zuckerberg n’ont aucun impact en France et en Europe ?

M. Anton’Maria Battesti. Pour ce qui concerne le fact-checking, à l’heure où nous parlons, non. Les accords avec nos fact-checkers sont toujours en place et le dispositif fonctionne tel qu’il vous a été décrit.

M. le président Thomas Cazenave. Cela signifie-t-il que les orientations annoncées par le propriétaire et dirigeant de Meta n’ont aucune conséquence en France, notamment sur la politique de modération, y compris pendant les périodes électorales ?

M. Anton’Maria Battesti. S’agissant de la politique de modération, notre dirigeant et fondateur a annoncé la possibilité de discuter de sujets qui ne pouvaient pas forcément être débattus auparavant. Ils sont décrits dans les standards de Meta, mais sont propres aux États-Unis. Il s’agit notamment des discours sur le genre ou les politiques d’immigration. De toute façon, ce qui était illégal en France le reste, et nous appliquons toujours la loi locale.

En matière de fact-checking, rien ne change. Le dispositif actuel est toujours en place. Si une évolution devait intervenir, nous échangerions avec les autorités à ce sujet. Nous le faisons déjà avec la Commission européenne à propos du DSA, qui nous demande de lutter contre la désinformation. Il reviendra donc aussi à la Commission de dire si les notes de la communauté sont un outil qui lui paraît acceptable pour atteindre cet objectif. Nous ne ferons rien sans échanger avec le régulateur et recueillir son opinion.

Pour répondre clairement à votre question, ce qui se passe aux États-Unis n’est pas ce qui se passe ici.

M. le président Thomas Cazenave. Les évolutions en matière de politique de modération n’ont donc aucune conséquence pour notre pays, notamment pendant les périodes électorales ?

M. Anton’Maria Battesti. Pour ce qui est du fact-checking, elles n’en ont pas.

M. le président Thomas Cazenave. Mais pour la politique de modération ? Vous semblez faire une différence entre cette dernière et le fact-checking

M. Anton’Maria Battesti. La politique de modération est globale et évolue donc globalement, y compris pour la France et l’Europe. Néanmoins, la loi l’emporte sur la politique de modération. Par conséquent, les contenus qui sont signalés comme illégaux sont supprimés. C’est tout à fait normal, et cela correspond à ce qui est prescrit par le DSA et les lois locales.

En revanche, le dispositif de fact-checking ne change pas.

Pardonnez-moi si je ne suis pas assez clair, mais j’essaie de vous expliquer ce qui relève des règles de modération, qui ont évolué de manière globale, et ce qui relève du dispositif de fact-checking, qui connaît des évolutions différenciées entre les États-Unis et l’Europe.

Nous pourrons vous transmettre la politique de modération actualisée, même si ce sujet ne concerne pas forcément les élections.

M. le président Thomas Cazenave. Le fait que vous ayez apparemment réduit votre capacité de modération doit-il nous inquiéter ? La décision d’y consacrer moins de moyens pourrait-elle affecter la bonne tenue des élections ?

M. Anton’Maria Battesti. Je n’ai pas dit que nous avions réduit les moyens alloués à la modération sur notre plateforme. Ils sont restés identiques. En revanche, nous avons fait évoluer des règles de modération, ce qui signifie que certains contenus qui pouvaient être modérés jusqu’à présent ne le seront plus. Je me tiens à la disposition de vos services pour détailler l’évolution de ces règles.

Nos règles de modération sont en ligne. Dans un souci de transparence, il est possible de consulter la version actuelle, mais également les versions précédentes pour les comparer et suivre l’évolution de certaines dispositions.

Pour être très clair, les moyens demeurent. Ils sont d’ailleurs très importants : plus de 20 milliards d’euros depuis 2016 et plusieurs milliers de modérateurs.

M. Antoine Léaument, rapporteur. En avril, Meta a annoncé la suppression de 2 000 postes de modération à Barcelone. Comment pouvez-vous en conséquence être à moyens constants ? Ces postes ont-ils été délocalisés ?

M. Anton’Maria Battesti. Les rapports de transparence que nous transmettons à la Commission européenne dans le cadre du DSA détaillent les moyens alloués marché par marché. Pour la France, ils n’ont pas du tout évolué. Nous pourrons vous communiquer ces documents, qui sont publics.

M. le président Thomas Cazenave. La révision des règles de modération concerne-t-elle des champs politiques ? Peut-elle avoir des conséquences en matière d’élections ? Le débat politique sera-t-il moins modéré ? Ces questions me semblent utiles pour éclairer le travail de la commission, car je ne connais pas le détail de ces règles.

M. Anton’Maria Battesti. Il sera peut-être nécessaire que nous vous adressions des documents écrits, pour que vous puissiez en prendre connaissance.

S’agissant des candidats aux élections, nous avons toujours refusé de faire du fact-checking. Le sujet est assez compliqué aux États-Unis. Certains candidats tiennent des discours qui sont ce qu’ils sont, mais notre politique en matière de liberté d’expression est de ne pas vérifier les discours des candidats.

Pour certains sujets sociétaux, il a été considéré que les règles devaient être mises à jour. Il est peut-être nécessaire, dans le contexte de la politique américaine, de pouvoir parler davantage d’immigration ou de genre, même si certains discours peuvent gêner ou offenser. Ce sont des thèmes qui font partie du débat public aux États-Unis – peut-être moins dans nos contrées…

De toute façon, le champ de la liberté d’expression est encadré par la loi. Dans notre pays, l’équilibre n’est pas le même qu’aux États-Unis. Or nous appliquons la loi du pays dans lequel nous opérons. Nous sommes très clairs à ce sujet.

Notre politique de modération a déjà évolué dans le passé. Elle a évolué le mois dernier et elle évoluera peut-être encore. Ce qui compte, c’est de le faire de manière transparente.

Mme Clémence Dubois. Les standards de la communauté couvrent un grand nombre de sujets. Les règles qui interdisent la contestation du résultat d’une élection ou l’incitation à ne pas aller voter n’ont pas changé.

Les standards sont appliqués par des modérateurs, mais aussi par des outils d’intelligence artificielle. À titre d’exemple, ces derniers permettent de supprimer 97,5 % des contenus incitant à la violence avant qu’ils apparaissent sur nos plateformes.

Mme Aurore Denimal, responsable des affaires publiques de Meta France. L’annonce relative à nos équipes de Barcelone ne doit pas être interprétée comme une diminution brute des effectifs, mais comme une redistribution de ces derniers.

Plus de 40 000 personnes travaillent sur les questions de sécurité chez Meta. Il y a plus de 15 000 modérateurs. Ces chiffres sont constants. Une partie de ces collaborateurs travaillent en langue française.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous ne nous en prenons pas particulièrement à Meta, mais comme nous avons commencé la discussion, il nous semble intéressant de la poursuivre.

D’importantes évolutions semblent avoir eu lieu depuis deux semaines s’agissant de la diffusion des contenus politiques, en particulier sur Instagram et Facebook. Ce constat est empirique, mais en matière d’algorithmes, nous n’avons pas d’autre choix.

Il y a quelques mois, la diffusion des contenus politiques était assez naturelle et semblait obéir aux mêmes règles que n’importe quel autre contenu. Ensuite, Meta a pris la décision – et l’a explicitement annoncé – de réduire la visibilité de ces contenus, au motif que ce n’était pas ce que les utilisateurs venaient chercher sur les plateformes. À de rares exceptions liées probablement à des bulles de filtres, nous avons vraiment constaté une diminution. Or, depuis deux semaines, les contenus politiques semblent à nouveau être diffusés de manière très large. Est-ce l’effet des changements de règles de modération que vous avez évoqués ?

Mme Clémence Dubois. Il ne s’agit pas vraiment d’un changement des règles de modération, mais il y a quelques mois, les contenus politiques étaient en effet moins diffusés. Nous avions constaté que les utilisateurs attendaient moins ce type de contenus. Depuis le début de l’année, notre politique a changé et, que ce soit sur Facebook, Instagram ou Threads, les contenus politiques sont à nouveau traités comme n’importe quel autre contenu. Les utilisateurs conservent toutefois la possibilité de dire s’ils souhaitent en voir plus ou moins.

En fonction de vos centres d’intérêt, vous êtes plus ou moins exposés à des contenus politiques. Par conséquent, vous avez peut-être ressenti l’évolution de manière un peu plus prégnante que d’autres utilisateurs. Néanmoins, votre perception était juste.

M. le président Thomas Cazenave. Pour bien comprendre, le dispositif de modération n’a pas changé, mais vous avez actualisé la ligne de modération, notamment par rapport au débat politique américain sur l’immigration ou le genre. Diriez-vous que votre politique de modération est orientée politiquement ? Dépend-elle de convictions politiques ? Peut-elle avoir un impact sur notre débat politique national, qui n’est pas le débat politique américain ?

M. Anton’Maria Battesti. Elle ne le doit pas, mais il faut que toutes les opinions puissent s’exprimer. Quand il apparaît que des choses sont à changer dans ces domaines, il faut en tirer les conséquences et faire les évolutions nécessaires. C’est ce qu’a expliqué Mark Zuckerberg.

M. le président Thomas Cazenave. Je ne comprends pas. Que veut dire changer des choses en matière d’immigration et de genre ? Concrètement, quel est l’impact sur la politique de modération ?

M. Anton’Maria Battesti. Je n’ai pas d’exemples précis en tête. L’idée est que ce qui peut être dit à la télévision et dans les médias, et qui n’est pas illégal, doit aussi pouvoir être dit sur Facebook. Si les règles de la plateforme l’interdisent et sont en décalage avec cette réalité, il est nécessaire de les faire évoluer. Il y a, sinon, un problème d’expression démocratique. Nous pourrions aussi être accusés de censure.

Dans ces domaines, mon expérience depuis dix ans est que nous n’avons jamais raison. C’est toujours trop, ou pas assez. Soit on nous demande de retirer davantage de contenus, soit on nous reproche d’en retirer trop. Nous essayons de trouver un équilibre, qui est forcément instable et sur lequel nous avons des comptes à rendre, comme nous le faisons aujourd’hui et comme nous le faisons régulièrement en Europe, où le cadre est plus structuré.

Définir ce type de règles n’est jamais simple, mais il est apparu que nous modérions peut-être trop certains sujets, dont ceux que j’ai mentionnés, par rapport à l’état du débat public, tel qu’il peut se tenir en dehors des réseaux sociaux.

M. le président Thomas Cazenave. L’apparition des questions d’immigration et de genre dans le débat politique américain a donc une conséquence directe sur la politique de modération de vos plateformes dans notre pays.

M. Anton’Maria Battesti. C’est une politique de modération globale. Les réseaux sociaux sont faits par les gens qui les utilisent. Nous y reviendrons avec les bulles de filtres. Il n’y a pas de compagnie aérienne sans passagers, et c’est la même chose nous concernant. Nous n’avons pas de ligne éditoriale, car nous ne produisons pas de contenus. Les contenus sont produits par les utilisateurs.

M. le président Thomas Cazenave. L’existence d’une ligne éditoriale qui orienterait la politique de modération est justement le fond de ma question.

M. Anton’Maria Battesti. Il n’y en a pas.

M. le président Thomas Cazenave. La politique de modération est-elle nourrie par une forme de ligne éditoriale ou de ligne politique, qui assumerait de permettre une autre forme d’expression s’agissant de l’immigration, du genre ou de sujets comme les libertés ou la transition écologique ? Comment se construit cette politique de modération et à quel point structure-t-elle le débat politique ?

M. Anton’Maria Battesti. Le principe, c’est la liberté d’expression. La politique de modération y fixe toutefois des limites, puisque vous ne pouvez ni harceler, ni injurier, ni promouvoir le terrorisme, ni faire quoi que ce soit de ce genre. Nous pouvons nous référer à une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, dite Handyside, qui promeut une vision libérale de la liberté d’expression, qui s’exerce dans les limites de la loi et de la protection de la sécurité et des personnes. La liberté d’expression ne s’applique pas qu’aux discours qui nous conviennent, mais aussi à ceux qui ne nous conviennent pas. Nous n’avons pas de ligne éditoriale qui définirait ce que vous avez le droit de dire ou pas. La liberté d’expression reste cependant encadrée – et c’est ce qui nous est demandé – pour protéger la jeunesse, lutter contre le terrorisme, éviter le scam, la fraude, le harcèlement, les discours de haine, etc. Parmi les acteurs représentés autour de la table, beaucoup ont des dispositifs comparables.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous avons ces échanges avec vous, mais nous pourrions les avoir avec d’autres plateformes. Ils sont néanmoins intéressants, car ils nous permettent d’aborder un sujet que nous avons déjà évoqué avec l’Arcom, qui est celui du contrôle qu’elle peut opérer sur les réseaux sociaux.

L’Arcom intervient sur le contenu éditorial. Or vos plateformes offrent certes un espace d’expression aux utilisateurs, mais elles interviennent aussi sur les publications, ce qui constitue une forme d’éditorialisation. Cette intervention peut se faire de deux façons, soit par les choix algorithmiques favorisant tel ou tel contenu, soit par l’application de règles de modération.

La logique actuelle de Meta est apparemment de moins intervenir sur certains sujets, quitte à ce que des propos publiés sur vos plateformes puissent être considérés comme très choquants par les personnes concernées par une transition ou les questions de genre, par exemple. Vous expliquez que l’origine de cette évolution se trouve dans le débat électoral américain, vis-à-vis duquel nous pouvons avoir un peu de distance critique, même si vous représentez, pour la plupart d’entre vous, des plateformes américaines. Par ailleurs, il est vrai que certaines chaînes de télévision en France vont beaucoup plus loin que par le passé, y compris dans la mise en cause des valeurs républicaines…

En tant que législateurs, notre rôle est de définir les limites à la liberté d’expression, puisque celle-ci s’exerce dans un cadre spécifique visant à empêcher tout trouble à l’ordre public établi par la loi.

Diffuser quotidiennement des émissions à propos des musulmans, des méchants immigrés ou de la théorie du genre participe au délitement de la réflexion politique. Nous avons d’ailleurs auditionné certaines des chaînes qui proposent ce type de programmes. Il est intéressant de chercher à identifier ce qui conduit à l’appauvrissement du débat intellectuel dans notre pays.

M. le président Thomas Cazenave. Dans cette commission d’enquête, notre seul objectif est de déterminer comment vous pouvez affecter l’organisation des élections en France.

M. Grégory Gazagne. Snapchat est une plateforme de communication. Du fait de son architecture, elle ne favorise pas les fils d’actualité ouverts. Nous n’avons pas de diffusion virale de contenus ou de direct. En outre, les espaces publics sont rigoureusement encadrés. Pour cette partie de l’application, qui s’appelle Discover, nous travaillons avec des médias français. Afin de garantir une certaine diversité d’opinions et de points de vue, nous avons plus de cent partenaires – France Télévisions, Arte, Radio France, Brut, TF1, etc. –, qui ont une éthique journalistique et sont soumis à des règles strictes concernant la désinformation.

Sarah Bouchahoua pourra détailler nos dispositifs de protection. Les mécanismes de contrôle reposent directement sur les signalements effectués par les internautes. Avec plus de 27 millions d’utilisateurs mensuels, nous avons la capacité de réagir rapidement.

Nos lignes directrices sont claires. La publicité politique est strictement encadrée. Comme d’autres plateformes, nous travaillons avec des fact-checkers indépendants et avec l’Arcom. L’architecture de Snapchat limite naturellement les dérives et nous y ajoutons une modération efficace, des partenariats responsables avec les médias et des campagnes de sensibilisation.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le sujet est spécifique à Snapchat, mais lorsque nous nous étions rencontrés dans le cadre du groupe d’études sur les réseaux sociaux, vous m’aviez indiqué, sauf erreur, que les politiques n’étaient pas présents dans la partie Discover, à l’exception du Président de la République. Or, bien qu’il soit le président de tous les Français, il représente aussi son propre parti politique. Envisagez-vous que les groupes de l’Assemblée, voire l’Assemblée nationale elle-même, puissent accéder à cette partie Discover, afin de proposer d’autres contenus politiques ?

Mme Sarah Bouchahoua. Je me souviens bien de cette discussion ? Nos règles en matière de certification sont spécifiques à la France et à l’Europe. Nous ne certifions que les chefs d’État et les membres du gouvernement, pendant le temps où ils sont en fonction. Lorsque ces derniers ne sont plus ministres, leur certification leur est retirée. Néanmoins, tous les partis, candidats ou figures politiques peuvent créer des comptes, publier sur la plateforme et même constituer une communauté. Dans ce domaine, nous pouvons vous accompagner – vous ou n’importe quel parti politique – et vous réexpliquer les règles de fonctionnement de Snapchat.

Les règles de modération s’appliquent à l’ensemble des utilisateurs, qu’ils soient certifiés ou non, quels que soient leur notoriété et leur domaine de compétences. Le Président de la République, un sportif ou un artiste sont soumis aux mêmes règles qu’un utilisateur lambda. Nous interdisons explicitement la diffusion de fausses informations et nous sommes vigilants quant au respect de ce principe.

Nous disposons d’un mécanisme de signalement qui est assez efficace et qui couvre l’ensemble de la plateforme. Des sous-catégories sont prévues pour signaler de fausses informations concernant la politique, la santé ou d’autres sujets. Lorsque nos utilisateurs le font, un petit message leur expliquant ce qu’est la désinformation s’affiche. Cela permet de les éduquer et de les inciter à poursuivre la démarche si elle entre dans le cadre proposé.

Snapchat interdit la diffusion de fausses informations faisant du tort à autrui ou de nature malveillante. En matière d’atteinte à l’intégrité des processus civiques, quatre sous-catégories sont proposées. La première concerne l’interférence procédurale, c’est-à-dire la désinformation concernant les procédures électorales ou civiques, comme la communication de dates, d’heures ou de conditions pour y participer erronées. La deuxième porte sur l’ingérence dans la participation, dont les intimidations mettant en cause la sécurité personnelle des utilisateurs ou la propagation de rumeurs visant à les dissuader de participer aux processus électoraux ou civiques. La troisième concerne la participation frauduleuse ou illégale : il s’agit notamment des contenus encourageant les gens à se présenter sous une fausse identité pour participer au scrutin, ou encore à déposer ou à détruire illégalement des bulletins de vote. Enfin, la quatrième englobe ce qui relève de la délégitimation des processus et institutions démocratiques, par exemple en diffusant des affirmations fausses ou trompeuses concernant les résultats des élections.

M. le président Thomas Cazenave. Révisez-vous régulièrement votre politique de modération, comme le fait Meta ? Le cas échéant, quels sont les critères et les objectifs de la démarche ?

Mme Sarah Bouchahoua. Nous disposons d’une équipe dédiée à la rédaction de nos lignes de modération. Snapchat a toujours maintenu le même niveau d’exigence dans ce domaine. Nous essayons d’assurer au mieux la protection de nos utilisateurs. La révision de notre politique peut être liée à des faits qui se sont passés en France ou dans d’autres pays, ou à l’évolution technologique, par exemple. Ainsi, nos règles de modération ont-elles récemment évolué pour inclure les contenus générés par l’IA dans la liste des contenus pouvant être modérés par la plateforme.

M. le président Thomas Cazenave. Qu’en est-il chez X ?

Mme Claire Dilé. L’anglais permet de distinguer les notions de disinformation et de misinformation, que nous pourrions respectivement traduire par désinformation et information trompeuse. En français, tout cela est regroupé sous le terme de désinformation.

En matière de désinformation – au sens anglais –, notre approche repose sur des politiques visant à lutter contre des phénomènes de manipulation du service ou de manipulation de qui vous êtes et de ce que vous montrez.

L’une de ces politiques couvre ce qui relève de la manipulation de la plateforme, par du spam ou toute autre forme d’amplification artificielle. Les ingérences étrangères entrent également dans cette catégorie. Comme Benoît Tabaka l’a évoqué dans son introduction pour Google, nous disposons d’une équipe interne appelée Threat Disruption, qui est chargée d’enquêter sur la plateforme de manière proactive, et non à partir de signalements. Elle travaille avec des entités comme Viginum en France, le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) au niveau de l’Union européenne, ou d’autres. Le rôle de cette équipe est d’identifier les réseaux de comptes qui amplifient la conversation de manière artificielle, que ce soit dans un but d’ingérence, de spam ou de manipulation de la conversation. Sa technique est proche de la pêche au filet. Tous les comptes qui se trouvent pris dans la nasse sont suspendus. Ce phénomène, que Viginum a peut-être évoqué devant vous, a été observé à plusieurs reprises en France. Pour illustrer son ampleur, il a conduit à la suppression de 16 millions de comptes dans le pays entre avril et octobre 2024.

M. le président Thomas Cazenave. Faites-vous notamment référence à l’astroturfing ?

Mme Claire Dilé. L’astroturfing est l’une des techniques utilisées, mais il en existe plusieurs.

D’autres manipulations sont liées à des identités trompeuses et mensongères. Il est interdit de se faire passer pour quelqu’un d’autre sur la plateforme. Pendant une campagne électorale, de tels agissements peuvent prendre la forme de faux comptes de candidats, destinés à leur faire tenir de faux propos. Ces comptes sont évidemment supprimés.

Notre politique de ban evasion empêche de recréer des comptes censés être supprimés de façon permanente.

Enfin, nous avons une politique relative aux médias synthétiques et manipulés. Il est interdit de publier un deepfake ou certains contenus générés par une IA, par exemple une vidéo manipulée de quelqu’un ou de quelque chose. Les règles applicables dépendent de la gravité de la situation et peuvent aller de l’apposition d’un label à la suspension.

S’agissant des informations trompeuses – la misinformation, en anglais –, nous avons développé un outil permettant d’apporter du contexte sous chaque post ou chaque publicité, afin de mieux informer les utilisateurs de X. Cette approche est aussi un moyen de lutter contre la désinformation.

Cet outil, qui s’appelle Notes de la communauté, est participatif et transparent, puisque l’algorithme est en code source ouvert. Il fonctionne selon le principe des bridge algorithms, ce qui signifie que les notes n’apparaissent que si elles mettent d’accord des membres de la communauté qui ne le sont pas habituellement et qu’elles sont évaluées comme utiles. Un petit questionnaire intégré dans l’outil permet de s’assurer qu’elles reposent sur des sources fiables et des éléments concrets.

Tous les utilisateurs peuvent demander une note de la communauté sur n’importe quel contenu. Nous essayons de faire en sorte que les notes apparaissent en quelques heures. La rapidité est en effet l’un des enjeux majeurs en matière de lutte contre la désinformation.

Nous développons par ailleurs des technologies de correspondance des médias, particulièrement utiles pour les contenus générés par l’IA. Si un contenu a fait l’objet d’une note de la communauté, elle lui reste attachée. Par conséquent, à chaque fois qu’il est repartagé ou republié, elle s’affiche à nouveau.

Nous envoyons en outre des notifications aux utilisateurs qui ont interagi avec un contenu ayant ultérieurement donné lieu à une note, ce qui permet de les avertir que celui-ci était peut-être trompeur.

La France compte 60 000 contributeurs à notre programme de Notes de la communauté, ce qui en fait la première base de contributeurs de l’Union européenne.

Nous démonétisons toutes les publicités ayant fait l’objet d’une note. Elles ne peuvent plus être promues par l’algorithme.

M. le président Thomas Cazenave. Quelle est la situation chez TikTok ?

M. Louis Ehrmann, public policy manager de TikTok France. Pour combattre la désinformation en ligne, TikTok s’appuie principalement sur ses règles communautaires, applicables à tous les utilisateurs de la plateforme. Leur violation peut entraîner le retrait du contenu, voire le bannissement du compte si ces agissements sont graves ou répétés.

Au sein des règles communautaires, une section intitulée « intégrité et authenticité » est elle-même composée de plusieurs sous-catégories, qui couvrent la désinformation entraînant un préjudice important ou la désinformation concernant les processus civiques et électoraux. Ces pratiques sont interdites sur la plateforme TikTok.

Les règles communautaires peuvent évoluer à l’issue de travaux internes et de consultations d’experts. En 2023, TikTok y a ainsi ajouté la lutte contre la désinformation contre le consensus scientifique établi en matière de dérèglement climatique. Elles ne sont donc pas figées, mais leur modification fait l’objet de réflexions importantes.

L’application de nos règles communautaires repose sur une modération technologique et humaine permettant de détecter les contenus trompeurs.

Nos équipes sont formées pour identifier et supprimer les contenus et les comptes non conformes aux règles communautaires, notamment en matière de désinformation. À l’échelle mondiale, les équipes de sécurité de TikTok sont composées de plus de 40 000 personnes, dont plus de 6 000 modérateurs en Europe. Parmi ces derniers, 509 sont francophones. Ces chiffres figurent dans notre dernier rapport DSA, que nous avons publié en février 2025 dans le cadre de nos obligations européennes.

TikTok s’appuie également sur les signalements de ses utilisateurs pour identifier les contenus porteurs de désinformation. Un outil intuitif a été mis à leur disposition au sein de l’application. Il leur permet de choisir la catégorie dont relève le signalement. Pour ce qui est de la désinformation, trois sous-catégories sont proposées : elles concernent la désinformation sur les élections, la désinformation nuisible, ainsi que les deepfakes, médias synthétiques et médias manipulés. Tous les types de contenus peuvent être signalés, qu’il s’agisse d’un compte, d’une vidéo, d’un commentaire, d’un hashtag, d’un son, d’un message ou d’un live.

En matière de lutte contre la désinformation, les équipes de modération de TikTok ont également recours à des sociétés vérificatrices de faits. En France, nous travaillons avec l’Agence France-Presse. Lorsqu’elles doutent de la véracité des événements mentionnés dans un contenu, nos équipes peuvent ainsi transmettre ce dernier à l’AFP. Pendant le travail de vérification, la vidéo n’est pas supprimée de la plateforme, mais sa visibilité est réduite. Elle n’est pas éligible à l’apparition dans le fil « Pour toi », qui est la page principale de TikTok. Lorsqu’elles reçoivent le résultat de l’analyse effectuée par l’AFP, les équipes de modération peuvent décider de maintenir le contenu ou, s’il viole les règles communautaires en matière de désinformation, de le retirer.

De nombreux médias sont présents sur la plateforme et y produisent du contenu informatif de qualité. Le Monde, France Télévisions ou France Inter, par exemple, ont des comptes TikTok.

La publicité politique est interdite sur TikTok, quelle que soit la période. Les comptes politiques sont labellisés comme tels et n’ont pas accès aux fonctions de monétisation, comme la publicité et la levée de fonds. Nos équipes de modération sont mobilisées pour garantir l’application de cette règle.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La période récente a été marquée par plusieurs cas d’ingérences étrangères. En Roumanie, l’élection présidentielle a été annulée, à la suite de manipulations de contenus sur TikTok. Quelles dispositions avez-vous prises pour que notre pays ne puisse pas être confronté à un tel événement ?

Dans son intervention, X a également abordé la question des ingérences étrangères. Lorsque nous avons auditionné Viginum, nous avons évoqué les étoiles de David taguées à Paris, ainsi que les mains rouges sur le Mémorial de la Shoah. À cette occasion, une puissance étrangère a cherché à créer un événement sur les réseaux sociaux en diffusant massivement l’information, qui a parfois été reprise par des médias. Alors que certains d’entre eux interviennent comme vérificateurs de faits, ils ont ainsi paradoxalement participé à cette tentative d’ingérence, dont l’objectif était de diviser et de renforcer les tensions au sein d’une société française qui connaît déjà une augmentation des actes racistes et antisémites.

Les mains rouges sur le Mémorial de la Shoah ont été taguées au moment des élections européennes. Que faites-vous pour empêcher que vos réseaux sociaux soient utilisés comme vecteur principal d’une ingérence étrangère, particulièrement en période électorale ? Comment éviter qu’ils amplifient un faux événement au point qu’il soit repris dans les médias ?

M. le président Thomas Cazenave. Vous nous avez présenté tous les dispositifs de protection mis en place par TikTok, mais le premier tour de l’élection présidentielle en Roumanie aurait tout de même – si j’en crois la presse – été annulé en raison d’une opération d’envergure menée sur votre réseau. Comment celle-ci a-t-elle pu se produire ? Les obligations qui s’appliquent à vous en France sont les mêmes qu’en Roumanie, puisque les deux pays sont membres de l’Union européenne. Un événement comparable pourrait-il survenir en France ? Pouvez-vous nous rassurer à ce sujet ?

Mme Sarah Khémis. Nous comprenons parfaitement vos inquiétudes. Une réunion a été organisée en janvier avec Viginum, l’Arcom et la ministre déléguée chargée du numérique. Nous avions déjà des contacts réguliers avec Viginum, notamment au moment des élections, mais nous avons intensifié nos échanges. Nous avons constitué une task force qui regroupe les experts techniques de Viginum, ceux de TikTok et notre équipe chargée des affaires publiques. Trois rencontres ont eu lieu, dans le but d’anticiper les élections de 2027 et de s’assurer que tout se passera bien sur notre plateforme.

Nos règles communautaires interdisent les ingérences étrangères sur TikTok, mais s’agissant de la Roumanie, vous comprendrez qu’il nous est impossible de fournir plus de précisions aujourd’hui car une enquête est ouverte au niveau de la Commission européenne. Nos équipes y coopèrent pleinement. Nous ne prenons absolument pas ce sujet à la légère. Nous comprenons vos inquiétudes et travaillons avec Viginum pour faire en sorte qu’un événement de ce type ne se reproduise pas, en France.

M. le président Thomas Cazenave. Votre réponse ne me satisfait pas totalement. Vous devez évidemment travailler avec Viginum ; toutefois, j’aimerais comprendre comment, malgré tout cet arsenal que vous nous avez présenté, un tel incident a pu se produire et entraîner l’annulation d’une élection présidentielle dans un pays européen. Nous avons besoin de savoir ce qui s’est passé, pour évaluer le risque de transposition dans le contexte français.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Notre rapport, qui sera publié à la fin du mois de mai, pourrait recommander des modifications législatives pour mieux nous protéger des ingérences étrangères. Sans entrer dans le détail de l’enquête menée par la Commission européenne, avez-vous identifié des procédés ou des méthodes qui ont permis de berner votre vigilance ?

M. le président Thomas Cazenave. Nous sommes dans le cadre d’une commission d’enquête de l’Assemblée nationale. Vous ne pouvez pas balayer notre question d’un revers de main en nous disant que des travaux sont en cours avec la Commission européenne. Nous souhaitons savoir ce qui s’est passé, car la Roumanie applique, comme nous, la réglementation européenne. Devons-nous nous inquiéter dans la perspective de nos prochaines élections nationales ou, au contraire, pouvons-nous être rassurés ? Nous avons besoin de réponses.

Mme Sarah Khémis. Je ne peux pas vous fournir plus de précisions sur les mécanismes utilisés, mais je peux vous mettre en relation avec ma collègue chargée des enquêtes liées au DSA et, plus précisément, de l’enquête sur le déroulement de l’élection en Roumanie. Plusieurs réunions ont déjà eu lieu avec les pouvoirs publics et différents ministères à ce sujet.

M. le président Thomas Cazenave. Nous y reviendrons, car ce sujet est fondamental. Ce qui s’est passé en Roumanie est un cas d’école, qui doit nous interpeller en tant que législateurs et garants du bon fonctionnement de nos institutions. Lorsque nous examinons les différentes étapes du processus électoral, je ne suis pas très inquiet s’agissant des bulletins de vote ou des urnes. Je le suis davantage concernant ces nouveaux phénomènes que nous découvrons au fur et à mesure des auditions.

Reprenons notre tour de table à propos des ingérences étrangères.

M. Benoît Tabaka. Comme je l’ai indiqué en introduction, deux équipes sont mobilisées pendant les élections, quel que soit l’endroit où elles se déroulent. Le Threat Analysis Group analyse toutes les pratiques malveillantes d’ingérence étrangère susceptibles d’affecter l’une de nos plateformes. Parallèlement, Mandiant s’emploie à sécuriser nos infrastructures et celles de tiers.

Ces équipes étudient ce qui se passe sur les réseaux sociaux ou les sites dédiés. Elles suivent les échanges qui se déroulent sur les messageries comme Telegram. Leur objectif est de repérer tout ce qui se trame sur internet. Vous vous souvenez certainement des campagnes d’ingérence russes, qui ont pu être mises au jour. Viginum a publié des rapports à ce sujet. Nous avons longtemps partagé des informations avec eux, car nous avions, chacun de notre côté, observé des choses. Ces échanges ont permis de traquer certaines pratiques et d’y mettre fin.

Ces pratiques pouvaient prendre diverses formes – par exemple, remplacer intégralement des sites de médias, en reprenant leur charte graphique et un grand nombre d’articles, dont le contenu était légèrement modifié. L’utilisation de leur indexation naturelle sur le moteur de recherche aurait permis de tromper les gens. Heureusement, nous avons pu intervenir à temps.

Comme l’a dit M. le rapporteur, nous sommes également confrontés à des campagnes d’ingérence hybrides, qui s’appuient sur des faits réels, déformés et restructurés pour désinformer. Lorsque nous observons de tels agissements, notre objectif est de les bloquer avant qu’ils ne produisent leurs effets.

En France, nous avons la chance de pouvoir compter sur la diversité des médias pour contrer les campagnes de désinformation organisées par des États étrangers. C’est un élément de résilience important. Il ne faut pas sous-estimer la capacité des gens à s’informer. Lorsqu’ils entendent une information à la radio ou qu’ils la voient à la télévision, ils n’hésitent pas à se renseigner en tapant une requête sur un moteur de recherche.

Votre commission doit insister sur la nécessité de protéger la diversité des médias, car elle permet aux gens de vérifier les informations. Malheureusement, des glissements ont commencé à s’opérer dans le secteur du numérique. Le trafic envoyé par les réseaux sociaux vers les médias n’a cessé de diminuer : selon les chiffres publiés par l’Alliance de la presse d’information générale, il n’est que de 5 %, contre 67 % pour Google. Nous sommes le premier acteur à investir dans les médias, et le seul à verser des droits voisins à quasiment tous les éditeurs de presse français. Nous appelons de nos vœux des modifications législatives qui permettraient que d’autres – qui ne sont pas présents aujourd’hui, comme Microsoft ou LinkedIn, notamment – participent également au financement de l’information et au soutien des médias. Il ne faut pas oublier le rôle qu’ils jouent face aux politiques d’ingérence étrangère et tout ce qu’ils nous apportent en matière de résilience.

L’ingérence étrangère existe probablement depuis des siècles en France, et elle continuera. Nous sommes mobilisés pour qu’elle n’affecte pas nos plateformes. Nous sommes vigilants vis-à-vis de ce qui se passe autour de nous, car les menaces naissent souvent ailleurs. En tant que dernier maillon de la chaîne, nous essayons de les bloquer, mais nous avons aussi besoin d’autres éléments de résilience.

Enfin, il est important que nous puissions mieux structurer nos échanges, entre plateformes, ainsi qu’avec Viginum et les autorités françaises. Vous auditionnez cet après-midi la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle. Nous avons beaucoup travaillé avec elle, mais nos échanges ne s’organisent souvent qu’au moment des élections. Or ces dernières sont parfois un peu inattendues – je pense par exemple aux dernières élections législatives. Il faudrait que l’ensemble des acteurs parviennent à se coordonner au long cours.

M. Anton’Maria Battesti. Nous luttons contre ce que nous appelons les actions coordonnées inauthentiques, c’est-à-dire des réseaux de faux comptes créés par des puissances étrangères visant à désinformer. Nous en avons démantelé 200 depuis quelques années. Nous publions un rapport tous les trimestres à ce sujet. Nous pourrons orienter vos services vers ces informations, dont certaines sont publiques. Sans surprise, les principaux pays qui se livrent à de tels agissements sont la Russie, l’Iran et la Chine. Certaines des opérations que nous avons identifiées ont pu concerner la France. Nous travaillons en lien avec les autorités françaises pour les faire cesser. Certains réseaux ont été démantelés grâce à l’échange d’informations et à des partenariats qui ne sont pas toujours publics ; nous continuons d’y travailler.

Il serait intéressant d’effectuer un travail de recherche pour approfondir le lien de causalité entre ces opérations et le comportement des citoyens dans l’isoloir. Dans quelle mesure sont-ils réellement influencés ? Néanmoins, cela ne veut pas dire que nous ne devons pas, par principe, lutter contre la désinformation. D’ailleurs, nous le faisons.

Mme Clémence Dubois. Chez Meta, nous définissons la publicité électorale de manière extensive, puisqu’il ne s’agit pas seulement de la publicité faite par un élu ou un candidat ou portant sur des sujets électoraux. Nous incluons les questions sociétales susceptibles d’influencer le cours d’une élection, notamment la sécurité, l’économie, l’environnement ou les droits sociaux.

Les personnes qui souhaitent diffuser de la publicité portant sur ces enjeux doivent prouver leur identité et être présentes dans le pays concerné. Pour diffuser une telle publicité en France, il faut donc être basé en France, ce qui limite les tentatives d’ingérence.

Nous disposons par ailleurs d’une bibliothèque publicitaire, qui regroupe toutes les publicités actives sur la plateforme. Il est possible d’effectuer des recherches par pays ou par page. Les publicités labellisées comme portant sur les différents enjeux que j’ai cités sont archivées pendant sept ans. Si un annonceur n’affiche pas cet avertissement et que la publicité est identifiée comme relevant de ce cadre, elle est bloquée, puis intégrée dans cette bibliothèque et archivée.

Afin de lutter contre les ingérences et de garantir plus de transparence aux utilisateurs, nous identifions les médias contrôlés par un État sur Facebook, Instagram ou Threads. Des mesures encore plus strictes ont été appliquées aux médias russes contrôlés par l’État, puisque Rossiya Segodnya, RT et d’autres entités sont désormais bloqués sur nos plateformes.

Mme Sarah Bouchahoua. En matière d’ingérences étrangères, l’approche de Snapchat est assez singulière. Compte tenu de la conception de la plateforme, il est difficile pour un utilisateur ou plusieurs utilisateurs privés d’envoyer des messages à une très large audience. Nous ne proposons pas non plus de fil d’actualité ouvert où n’importe qui peut publier quelque chose, ni de fonctionnalités en direct. Ce n’est pas parce que nous ne savons pas le faire, mais parce que nous ne le voulons pas. Nous avons constaté, dans d’autres pays, les différents risques qui peuvent y être associés.

Nous établissons une relation contractuelle avec des partenaires médias, ce qui nous permet de faire un tri et de refuser des médias qui sont connus pour diffuser de fausses informations. Nous avons déjà évoqué le DSA, mais nous pourrions également citer la loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique (Sren). Au début de la guerre en Ukraine, l’application des règles européennes a entraîné le bannissement de certains médias d’origine étrangère. Snapchat avait pris les devants. Ni Russia Today ni Sputnik ne sont présents sur la plateforme. Nous souhaitons travailler avec des partenaires médias qui respectent nos règles et font preuve d’une certaine éthique journalistique.

Une équipe est dédiée au renseignement et à l’analyse des différentes menaces. Elle est mobilisée en continu, même en dehors des périodes électorales, afin d’adapter notre défense à tous les nouveaux mécanismes qui peuvent apparaître. Comme nous l’avons déjà indiqué, aucune alerte significative n’a été identifiée sur la plateforme Snapchat à l’occasion des élections européennes ou législatives de 2024.

Toutes les publicités politiques sont vérifiées avant d’être mises en ligne. Ce travail est effectué manuellement par un modérateur, qui s’assure de l’intégrité du contenu avec l’aide d’experts internationaux indépendants. Lors des dernières élections, nous avons collaboré avec Pointer, Boom ou Logically.

Au début, Snapchat avait une approche stricte concernant la localisation de l’émetteur d’une publicité politique : si elle était destinée à un public français, il devait résider sur le sol français. Depuis le règlement européen de 2024 sur les publicités politiques, ce périmètre a été élargi à toute l’Union européenne. Il reste toutefois interdit à une entité non basée dans un pays de l’Union européenne de diffuser une publicité en France.

Lors des deux dernières élections, nous avons travaillé en collaboration avec l’Arcom, afin d’alerter et d’être alertés sur les risques identifiés sur Snapchat ou d’autres espaces numériques. Nous nous sommes également mis à la disposition de Viginum.

M. le président Thomas Cazenave. Le pluralisme est-il un élément important dans votre politique de partenariat avec les médias ? Le cas échéant, comment cette préoccupation se traduit-elle ?

Mme Sarah Bouchahoua. Les médias viennent vers nous ou nous allons vers eux. Avant de nouer un partenariat, nous vérifions leur éthique journalistique. Nous essayons également de garantir une forme de pluralisme, pour présenter différents points de vue aux utilisateurs. Nous travaillons notamment avec France Télévisions, Brut et Konbini.

Ces médias peuvent partager des contenus politiques ou liés à du divertissement, par exemple, mais dans le respect d’un cadre assez strict. En France, une personne est dédiée au dialogue avec ces partenaires. En cas de violation des règles – par exemple, en cas d’utilisation d’un titre trop vendeur –, des signalements peuvent être faits. Si ces manquements sont réitérés, nous pouvons supprimer de la plateforme les médias concernés.

M. le président Thomas Cazenave. Avez-vous des partenariats avec des médias qui assument une orientation de gauche ou, à l’inverse, de droite ? Estimez-vous avoir pour responsabilité de couvrir l’intégralité du spectre politique ?

Mme Sarah Bouchahoua. Notre approche est objective : nous ne portons aucun jugement lié à des positionnements politiques spécifiques, qu’ils soient de gauche ou de droite. Pour engager le dialogue avec des médias, ce qui nous importe est leur éthique journalistique : nous nous assurons qu’ils n’ont pas recours à la désinformation ou à des manipulations visant à contrer l’esprit critique des utilisateurs. Je pourrai vous envoyer nos règles dans ce domaine.

M. le président Thomas Cazenave. Pourrez-vous nous transmettre la liste des médias avec lesquels vous avez conclu un partenariat ?

Mme Sarah Bouchahoua. Oui, nous vous la communiquerons.

M. le président Thomas Cazenave. Le pluralisme est un sujet important pour nous. Nous l’avons abordé longuement avec l’Arcom. Pendant les périodes électorales, des règles s’appliquent aux journaux et aux médias. Nous essayons de savoir comment elles se traduisent sur vos plateformes.

Mme Claire Dilé. Nous avons été auditionnés par la commission d’enquête du Sénat sur les politiques publiques face aux opérations d’influence étrangères. Le rapporteur, M. Rachid Temal, a publié un rapport assez précis à ce sujet.

Comme l’ont rappelé mes collègues de Meta et Snapchat, des sanctions ont été prononcées à l’échelle européenne à l’encontre de certains médias étrangers. Nous nous y conformons et avons suspendu les comptes des entités concernées.

Les faits qui ont été évoqués par M. le rapporteur sont attribués au réseau Doppelgänger. Nous enquêtons au long cours sur ses agissements. Il utilise des méthodes assez sophistiquées et très créatives, mais à force de le côtoyer, nos équipes parviennent à reconnaître son empreinte. Je ne peux pas entrer dans le détail à l’occasion d’une audition publique, mais certains signaux sont caractéristiques, comme le moment où les tweets sont publiés et la manière dont ils le sont, en série.

Au cours des dernières années, nous avons assisté au développement d’opérations hybrides, à la fois en ligne et dans le monde réel. L’objectif est d’obtenir une amplification grâce aux réseaux sociaux – les étoiles de David taguées au pochoir dans le 10e arrondissement de Paris en sont un exemple. Nous nous efforçons de suspendre, à grande échelle, les comptes impliqués dans de telles opérations. Nous devons être particulièrement vigilants à l’approche des élections, car nous savons que ces acteurs malveillants cherchent à exploiter les vulnérabilités de nos sociétés, à jouer sur nos divisions et à profiter de tous les événements emblématiques.

Nous avons observé des ingérences lors des événements en Nouvelle-Calédonie, des Jeux olympiques et des élections. Lorsque l’attention se focalise sur la France, elle est plus exposée vis-à-vis de ces réseaux, et notre vigilance doit donc être accrue. Il faut cependant reconnaître que nous jouons un peu au chat et à la souris. Plus nos méthodes sont efficaces, plus nos adversaires sont créatifs. Nous avons toujours un petit temps de retard. Pour cette raison, la collaboration avec Viginum est très importante. C’est une structure particulière au sein de l’Union européenne. La réflexion sur la mise en place d’un bouclier démocratique, qui pourrait améliorer la coopération entre les États membres en matière d’échanges d’informations et déboucher sur la création d’entités comparables à Viginum, est salutaire. Je souscris à la remarque de mon collègue de Google sur la nécessité de mieux structurer le dialogue entre les acteurs.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez dit, à juste titre, que la collaboration avec Viginum est indispensable. Son chef, M. Marc-Antoine Brillant, nous a dit le 18 mars, à propos de l’ingérence d’Elon Musk dans le débat public national relatif aux élections allemandes : « Toute utilisation par un acteur étranger, organisation ou individu, de techniques numériques majoritairement inauthentiques pour s’ingérer dans un débat public numérique lié à une élection – c’est-à-dire un événement d’intérêt fondamental pour la nation – caractérise une ingérence numérique étrangère. Or autour du compte d’Elon Musk, déjà très puissant sur X, gravitent d’autres comptes dont la mission est d’amplifier la visibilité des contenus qu’il publie : c’est le propre des procédés inauthentiques. Il s’agit donc bien d’une ingérence. » Le responsable de Viginum, avec qui vous dites travailler, affirme donc que le propriétaire de votre réseau social, X, utilise des méthodes qui peuvent être assimilées à de l’ingérence, notamment dans un contexte électoral. En Allemagne, nous avons constaté que des contenus publiés par le parti Alternativ für Deutschland (AFD) avaient été mis en avant. Quels sont les risques en France ?

Mme Claire Dilé. Le propriétaire du réseau social X, M. Elon Musk, est soumis aux mêmes règles que tout un chacun sur la plateforme. Il ne peut pas se livrer à une manipulation de l’information. Viginum ne nous a pas alertés ou fait part d’observations à ce sujet. Ce sera peut-être le cas lors de notre prochaine rencontre. Cela étant, je vous confirme que les règles s’appliquent de façon horizontale.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Une décision de justice a été récemment rendue à l’encontre de Mme Le Pen. Dans un message sur X, qui liste des personnes ayant été sanctionnées par la justice dans leur pays, M. Musk dit – je le traduis – que lorsque la gauche radicale n’arrive pas à gagner par un vote démocratique, elle abuse du système légal pour emprisonner ses opposants, et que c’est sa technique traditionnelle, partout dans le monde. Par ces propos, M. Musk remet directement en cause une décision de justice, ce qui est puni par la loi française et passible de plusieurs milliers d’euros d’amende et de quelques mois d’emprisonnement. Le responsable du réseau social ne semble donc pas respecter les règles de fonctionnement de X.

M. le président Thomas Cazenave. Je suppose qu’il n’a pas échappé aux équipes de fact-checkers qu’en l’occurrence, personne n’avait emprisonné une opposante politique.

Mme Claire Dilé. M. Musk a exprimé son opinion personnelle. En tant que plateforme, nous n’avons aucune position concernant le procès de Marine Le Pen et la décision de justice dont elle a fait l’objet. Dans cette affaire, notre priorité a été de nous assurer que les magistrats ayant reçu des menaces n’en soient pas victimes sur X. Nous y avons été très attentifs.

M. le président Thomas Cazenave. Venons-en à la question des algorithmes. Comment pouvez-vous garantir que ces derniers, de même que votre politique de modération, ne sont pas biaisés politiquement et qu’ils ne deviennent pas des instruments au service d’objectifs politiques, ce qui affecterait directement la bonne tenue des élections ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Les algorithmes peuvent influencer la diffusion des contenus électoraux et le choix des électeurs, et ce de plusieurs manières. Tout d’abord, certains contenus peuvent être survalorisés en raison d’un choix politique effectué par l’éditeur de la plateforme – c’est le cas de figure que j’évoquais à propos de M. Musk. Des failles algorithmiques peuvent aussi être exploitées, grâce à des robots ou à des stratégies numériques, pour donner plus de visibilité à certains contenus dans les résultats de recherche. Les équipes de campagne des candidats peuvent d’ailleurs se livrer à cet exercice, qui fait partie du jeu politique. Enfin, l’enfermement dans les bulles de filtres est peut-être le problème le plus pernicieux.

Les bulles de filtres exposent les utilisateurs à des contenus qui produisent en permanence des biais de confirmation. Je suis de gauche, je « like » et je commente des publications de gauche, je ne vois que des contenus de gauche, donc je reste de gauche et je ne me pose pas de questions, puisque, de toute façon, le monde est de gauche, dans mes yeux et dans le miroir que me renvoie le réseau social. C’est évidemment la même chose si vous êtes de droite, d’extrême droite, d’extrême gauche ou de ce que vous voulez ! Vous êtes exposés à des contenus qui renforcent vos peurs et vous incitent à voter d’une certaine façon.

Plusieurs d’entre vous ont souligné l’enjeu que constitue la cohésion de notre société. Vous avez expliqué comment des puissances étrangères essayaient de profiter de nos divisions pour aviver les tensions, mais les bulles de filtres peuvent également perturber le débat démocratique, car elles empêchent la confrontation des opinions contraires ou rendent cet exercice plus compliqué.

Le rôle de nos institutions républicaines est théoriquement d’organiser le dissensus, pour que les citoyens puissent ensuite faire leur choix de manière éclairée. Que se passe-t-il lorsque l’enfermement dans les bulles de filtres est tel qu’il ne permet plus d’écouter une opinion contraire ?

Comment luttez-vous contre ces bulles de filtres ? Comment faites-vous pour préserver la réflexion et éviter que nos concitoyens soient dans une logique de tension vis-à-vis de contenus avec lesquels ils sont en désaccord ?

M. Benoît Tabaka. Chez Google, nous ne faisons pas de choix politiques. Ce positionnement est clair et affiché.

Il y a quelques années, la plupart des algorithmes – dont celui du moteur de recherche – reposaient sur la notoriété, c’est-à-dire sur le nombre de like ou de visiteurs d’un site, par exemple. Cette logique assez naturelle était identique à celles des publications académiques, dont la reconnaissance augmente en fonction de l’intérêt manifesté par les pairs.

La situation a profondément changé. Sur toutes nos plateformes, de multiples facteurs interviennent désormais pour renforcer la diversité des contenus. Nous investissons massivement pour garantir que les personnes qui font une requête sur notre moteur de recherche ou notre plateforme de vidéos accèdent à une grande variété de contenus. Dans cette perspective, il est essentiel de soutenir le pluralisme des médias. C’était également le sens de ma remarque concernant les droits voisins.

Il existe toutefois une limite, que de nombreux acteurs doivent travailler à lever. Nous ne pouvons donner accès qu’aux contenus qui sont disponibles en ligne. Beaucoup de discussions ont eu lieu sur le « grand remplacement », par exemple, mais si personne ne s’exprime pour contredire le concept ou démontrer qu’il n’existe pas, ces positions ne seront pas visibles. L’un des enjeux est de s’assurer que toutes les opinions sont représentées sur internet. Au-delà du pluralisme des médias, il faut préserver le pluralisme des idées.

En période électorale, les contrôles de l’Arcom ne concernent que les chaînes de télévision. Pourtant, d’autres grands médias réalisent des audiences largement supérieures, notamment grâce à une diffusion multicanale. Il est nécessaire de réfléchir à la manière de garantir le pluralisme des idées dans ce nouvel environnement.

Les acteurs de l’audiovisuel doivent s’adapter à l’évolution des comportements. La plupart des jeunes – la génération Z – privilégient les différentes plateformes numériques pour s’informer. Lors des dernières élections, nous avons travaillé avec France Télévisions pour nous assurer que les débats étaient retransmis sur YouTube et valoriser ces contenus dans le moteur de recherche, afin de leur donner le maximum d’exposition, au-delà de la télévision.

M. Anton’Maria Battesti. Nous sommes au confluent de questions à la fois humaines et technologiques. L’algorithme est une technologie qui crée des liens de causalité directs avec les comportements humains, mais ils ne sont peut-être pas si évidents. Nous proposons les mêmes services dans toute l’Union européenne et dans d’autres grandes démocraties qui nous entourent. Pourtant, les résultats des élections ne sont pas identiques. Les sujets qui sont au cœur des débats peuvent être différents. La gauche connaît un rebond au Royaume-Uni, tandis qu’ailleurs la dynamique est à droite ou au centre. Il ne faut pas sous-estimer cette dimension, qui peut être un objet de recherche intéressant.

Je partage l’avis du sociologue Dominique Cardon, qui considère que les bulles de filtres n’existent pas. Il explique que, de manière générale, les êtres humains ont tendance à aller vers ce qu’ils préfèrent ou ce qui leur ressemble. Si vous êtes de droite, vous avez plutôt des amis de droite ; si vous êtes de gauche, vous avez plutôt des amis de gauche. De même, les mariages unissent souvent des personnes qui évoluent dans des sphères intellectuelles ou professionnelles similaires.

Ces phénomènes d’homophilie sociale se retrouvent naturellement dans les réseaux sociaux, qui rassemblent 20, 30 ou 40 millions de personnes. Quand vous créez votre compte Facebook, vous ajoutez vos amis proches, qui pensent souvent comme vous. L’exposition à des opinions diverses n’est pas supérieure à ce qu’elle est à la machine à café ou dans les autres sphères de la vie sociale. Il me semble essentiel d’en prendre conscience avant d’aborder les aspects technologiques. Certaines choses sont du ressort de la société, de l’éducation et de la manière dont les humains se comportent.

L’algorithme aide à sélectionner ce qui vous est présenté sur un réseau social. Il privilégie les publications de vos amis, puis les pages ou les comptes que vous avez décidé de suivre. Ce que vous avez « liké » ou repartagé lui envoie aussi des signaux, pour savoir ce que vous préférez voir, que ce soient des chats qui jouent du piano ou des contenus politiques.

Nous avons toutefois des comptes à rendre. Nous devons être capables d’expliquer au régulateur quels sont les signaux que je viens d’évoquer et comment ils fonctionnent. Des publications en ligne, vers lesquelles nous pourrons vous orienter, détaillent tous ces éléments. Par ailleurs, au-delà de cette transparence, nous devons permettre aux utilisateurs d’avoir un contrôle sur leur expérience algorithmique et de la refuser. Sur Instagram, vous pouvez ainsi afficher les publications de manière brute et chronologique.

Mme Clémence Dubois. Nous n’avons pas qu’un seul algorithme. Les algorithmes sont différents sur le fil d’actualité de Facebook, les stories d’Instagram ou l’onglet Explore, qui vous suggère de nouveaux contenus. Cette diversité est liée au fait que les utilisateurs n’y sont pas à la recherche du même type d’expérience.

Les algorithmes prennent en compte des milliers de signaux, selon que vous avez interagi avec tel contenu ou vu telle vidéo, par exemple. Pour cette raison, nous organisons des formations pour les partis politiques avant les élections, puis pour les députés et sénateurs qui ont été élus. Il s’agit de leur permettre de s’emparer des codes des réseaux sociaux, pour que leurs contenus aient de la visibilité. Un reel bien fait fonctionnera mieux sur la plateforme qu’une image en 16/9. Nous nous assurons de former de manière équitable tous les partis et groupes politiques.

Sur Instagram, nous avons introduit la possibilité de réinitialiser les suggestions de contenus, notamment dans les onglets Reels et Explore. Cela permet de repartir du début, à partir d’une feuille blanche.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La manière dont vous avez présenté la situation est à la fois intéressante et un peu fallacieuse. Vous faites le parallèle entre les réseaux sociaux et la vie quotidienne, dans laquelle nous privilégions effectivement les relations avec des personnes que nous apprécions. Sur les réseaux sociaux, la situation est tout de même différente. À l’exception de Snapchat, qui s’ouvre sur un appareil photo, les plateformes ont une page d’accueil qui propose des contenus. Ces derniers peuvent être présentés dans l’ordre chronologique, comme vous l’avez mentionné, mais ce n’est pas toujours le cas et c’est précisément cette configuration qui nous intéresse.

Le choix des publications affichées répond à des logiques algorithmiques, qui sont influencées par nos comportements précédents. Néanmoins, si à force d’avoir commenté le même type de contenus, nous finissons par ne plus voir que cela, notre capacité à entendre des opinions contraires diminue. Ce n’est pas une impression personnelle, car il me semble que beaucoup de travaux de chercheurs portent sur ce sujet. Progressivement, les adversaires sont disqualifiés et se voient affublés d’étiquettes qui rendent le dialogue impossible. Prenons l’exemple des Insoumis. La tendance est de nous traiter d’islamo-gauchistes ou de complices du terrorisme. Ces qualificatifs rendent évidemment les échanges très difficiles. Vous admettrez que discuter avec des complices du terrorisme ne fait pas envie !

Je ne prétends pas que les tensions qui émergent dans la société sont le fait des réseaux sociaux, mais que faites-vous pour au moins proposer des contenus différents, au-delà des outils que vous mettez à la disposition des utilisateurs ? J’ai l’impression que vous faites des tests, puisqu’en me connectant à Facebook, j’ai vu une publication et vous m’avez demandé si elle m’intéressait. Avez-vous la même démarche concernant les contenus politiques ? Exposez-vous les personnes à des opinions qui ne correspondent pas à ce qu’elles ont précédemment « liké » ?

M. Anton’Maria Battesti. Vous n’êtes pas d’accord avec moi, mais je récuse le terme « fallacieux ». J’ai seulement exprimé mon opinion.

Il est important de prendre en compte le facteur humain. J’ai sous les yeux un article de journal passionnant, publié en juin 2024, intitulé « “Je ne peux plus cautionner son discours” : amitié et politique, quand les désaccords creusent le fossé ». Il illustre parfaitement ces questions, qui dépassent le cadre des réseaux sociaux.

Nous parviendrons peut-être à partager au moins le diagnostic. Quand vous vous connectez à Facebook, votre fil d’actualité est d’abord alimenté par les publications de vos amis. Or on ne devient pas amis sur Facebook par accident. Il faut envoyer une demande et qu’elle soit acceptée, ou accepter les demandes qu’on a reçues. S’agissant de la proposition d’autres types de contenus, nous devons être prudents, d’autant que de manière générale, il me semble que nous sommes plus exposés à des opinions diverses sur les réseaux sociaux que dans d’autres sphères. Jusqu’où devons-nous aller, notamment dans le contrôle de votre expérience ? N’est-il pas préférable que vous fassiez vos choix, plutôt que des personnes de Facebook décident ce que vous devez voir, parce qu’elles pensent que vous êtes un peu trop de droite ou un peu trop de gauche ? Est-ce vraiment le rôle d’une entreprise ? Il faut avoir là-dessus un débat prudent et éclairé.

M. le président Thomas Cazenave. Comment l’appétence pour ce type de contenus et les préférences politiques sont-elles intégrées dans les algorithmes ?

Mme Clémence Dubois. Certains comptes sont identifiés comme appartenant à des personnalités ou à des partis politiques. Ils le sont sur une base déclarative. Quand nous disions que le contenu politique était plus ou moins vu, nous prenions en compte cette catégorie.

Meta n’éditorialise pas les fils d’actualité. Les recommandations de contenus ne dépendent pas du fond, mais uniquement des formats. Nous essayons de promouvoir leur diversité, en proposant des vidéos, des photos ou des carrousels, afin que l’expérience soit la plus agréable possible pour les utilisateurs.

M. le président Thomas Cazenave. Nous avons évoqué les récentes annonces du fondateur et propriétaire de Meta lorsque nous avons abordé la politique de modération. Ces nouvelles orientations décidées par Mark Zuckerberg ont-elles également affecté le fonctionnement de l’algorithme ?

M. Anton’Maria Battesti. Les contenus politiques ont retrouvé une visibilité comparable aux publications des amis ou de la famille. Ces dernières années, j’ai entendu beaucoup de plaintes d’élus qui considéraient que nous privilégiions trop les chats et les contenus des proches. Je leur répondais que mettre en avant ce type d’expériences correspondait à la logique de notre réseau social. Les choses ont toutefois évolué : Mark Zuckerberg a annoncé que les contenus politiques seraient désormais traités comme le reste. Nous avons donc retrouvé une certaine horizontalité dans la distribution des contenus, quelle que soit leur nature.

M. le président Thomas Cazenave. Vous pouvez modifier l’algorithme pour promouvoir plus ou moins les contenus politiques, mais l’effet d’une telle décision est-il neutre ? Certains contenus politiques peuvent-ils être privilégiés par rapport à d’autres ? Comment nous rassurer ?

M. Anton Maria Battesti. Non. Comme je l’ai déjà indiqué, notre objectif est que tout le monde puisse s’exprimer sur la plateforme. L’algorithme ne préfère pas les idées de gauche ou de droite.

En revanche, j’invite tous les acteurs politiques à être présents sur la plateforme, à exprimer leurs idées et à participer aux débats. Si les élus de certaines obédiences décidaient de ne plus être sur Facebook, nous aurions un déséquilibre : leurs positions ne seraient plus défendues et nous ne pourrions pas le faire à leur place. Or il est important que toutes les tendances puissent être représentées. Nous faisons tout pour que cela soit le cas : nous interagissons avec les partis et organisons des formations pour leur présenter nos outils.

L’algorithme n’a pas à privilégier les idées de gauche, de droite ou d’ailleurs. S’il le faisait, nous aurions des comptes à rendre et nous nous exposerions à de fortes amendes dans le cadre du DSA. Nous n’aurions aucun intérêt à adopter de telles pratiques.

Mme Clémence Dubois. Nous pouvons vous rappeler brièvement le fonctionnement d’un algorithme. À partir de l’inventaire des publications auxquelles vous pouvez être exposés – notamment les pages que vous suivez –, il prend en compte les signaux que j’évoquais tout à l’heure. Ces mécanismes sont transparents. Il existe des milliers de signaux, qui ne sont pas les mêmes pour les reels d’Instagram ou le fil d’actualité de Facebook, mais qui ne dépendent que de l’intérêt que vous avez porté aux publications précédentes et de la nature de vos interactions. Avez-vous regardé la vidéo ? Avez-vous cliqué sur le lien ? Ils ne prennent pas en compte le fond des contenus. En fonction de ces signaux, un score est attribué à chacune des publications et celles qui sont le plus susceptibles de vous plaire sont placées en haut de votre fil d’actualité ou en premier dans les stories.

M. Grégory Gazagne. Snapchat est une application de communication. La principale raison de se connecter est d’échanger avec ses amis et sa famille, non de partager son avis et de débattre avec de larges groupes de personnes.

Néanmoins, nous avons également des espaces qui permettent d’offrir à nos utilisateurs des contenus pertinents et variés. Monsieur le rapporteur, vous avez mentionné votre intérêt pour l’actualité politique et je suppose que vous aimez consommer et partager de tels contenus. L’application le prend en compte dans la catégorisation de vos centres d’intérêt. À ce propos, il est toujours utile de rappeler que le DSA ne permet pas de ciblage sur les convictions politiques. Chez Snapchat, la politique entre dans la catégorie plus large des actualités, qui peut également couvrir des sujets plus larges, comme les Jeux olympiques par exemple.

Notre approche en matière de recommandation de contenus peut paraître contre-intuitive, puisque nous avons financièrement intérêt à retenir nos utilisateurs le plus longtemps possible sur la plateforme. Notre objectif est toutefois de permettre à la communauté de découvrir des sujets variés.

Il serait plus simple et lucratif de remplacer l’appareil photo sur lequel s’ouvre l’application par un flux de contenus, qui pourraient être monétisés, mais ce n’est pas notre stratégie. Nous préférons conserver cet élément indispensable pour la création, qui encourage les utilisateurs à échanger, à s’amuser et finalement à revenir régulièrement sur Snapchat. Nous ne sommes pas totalement désintéressés. Nous avons, en revanche, une logique différente de celle des autres plateformes.

S’agissant des algorithmes, notre approche est transparente. Toutes les explications sur la manière dont ils fonctionnent et les contenus qui peuvent être mis en avant sont accessibles en cliquant sur un lien à partir de notre site. Je pourrai vous transmettre ces informations, qui sont publiques.

Mme Sarah Bouchahoua. Le fonctionnement de nos algorithmes est transparent. Nous essayons d’adopter une approche éthique en matière de numérique et d’éviter l’enfermement algorithmique. Nous avons d’ailleurs souhaité le mentionner dès notre propos liminaire.

Notre objectif est d’offrir à l’ensemble de nos utilisateurs des contenus variés, pertinents et provenant de sources vérifiables, tout en évitant l’enfermement algorithmique. Nous ne voulons pas qu’ils soient confrontés à des publications similaires ou répétitives. Pour ce faire, l’algorithme prend en compte leurs interactions avec les différents contenus – partage, nombre de clics, temps passé, etc. – afin d’identifier leurs centres d’intérêt. Toutefois, des contenus qui n’ont aucun rapport leur seront aussi proposés. Nous pouvons ainsi détruire les bulles de filtres. Par exemple, des contenus liés à l’actualité sportive pourront être proposés à un fan de cuisine, comme j’ai pu moi-même en faire l’expérience lors des Jeux olympiques de Paris. L’utilisateur reste cependant maître de son expérience sur Snapchat et peut gérer ses paramètres – au sens du DSA et du règlement général sur la protection des données (RGPD) – pour désactiver les recommandations de contenus.

Mme Claire Dilé. Il est normal de chercher à soulever le capot pour comprendre le fonctionnement du moteur. S’agissant de l’algorithme, le cadre légal défini par le DSA nous impose des obligations en matière de transparence, notamment en ce qui concerne le système de recommandation. Nous devons également être attentifs à la gestion des risques systémiques.

Vous avez compris comment fonctionne un algorithme. Les principes sont les mêmes chez X. Des explications sur la manière dont fonctionnent les systèmes de recommandation sont accessibles en ligne sur un site dont je vous enverrai le lien. Nos ingénieurs ont également rédigé un article de blog expliquant le fonctionnement d’un algorithme du point de vue technique. Ces informations sont intéressantes dans une optique de vulgarisation.

L’algorithme propose à l’utilisateur des contenus qui l’intéressent, mais celui-ci conserve une possibilité de choix. Sur X, il peut opter pour un fil d’actualité chronologique : les contenus s’affichent alors au fur et à mesure qu’ils sont postés. L’utilisateur peut dire qu’il n’est pas intéressé par un contenu, qui ne lui sera donc plus recommandé. Des outils lui permettent aussi de filtrer certaines publications qu’il ne souhaite pas voir, notamment parce qu’elles comportent une forme de violence – certaines peuvent d’ailleurs être interdites. Les vidéos peuvent, ou non, être lues automatiquement. Des comptes peuvent être mis en sourdine ou bloqués. Il existe des possibilités de contrôle de la conversation. Grâce à tout ce panel, l’utilisateur conserve une maîtrise de son expérience algorithmique.

Nous pourrons toujours inventer de nouveaux outils. Néanmoins, la transparence de l’algorithme permet aux gens de mieux comprendre comment il fonctionne et renforce leur confiance dans le réseau. C’est un élément fondamental.

M. Louis Ehrmann. Le fil « Pour toi » de TikTok est un fil de découverte, où des contenus sont suggérés à l’utilisateur en fonction des préférences qu’il exprime par ses interactions sur la plateforme – les comptes qu’il suit, les publications qu’il aime, le temps qu’il passe sur une vidéo, etc. Nous partageons l’objectif de transparence autour du fonctionnement de ce système de suggestion. TikTok a d’ailleurs publié un article de blog à ce sujet.

Pour lutter contre les bulles algorithmiques, TikTok encourage la diversité des contenus en introduisant dans le fil des vidéos concernant des sujets qui ne correspondent pas aux préférences exprimées par l’utilisateur. S’il passe du temps à en prendre connaissance, son fil s’enrichira progressivement.

Par ailleurs, tout utilisateur peut agir sur son fil d’actualité, notamment en filtrant automatiquement les vidéos contenant des mots ou des hashtags qu’il ne souhaite pas voir apparaître. Il peut également indiquer par un clic qu’il n’est pas intéressé par un contenu qui lui est proposé, ce qui envoie un signal au système de recommandation.

Nous disposons d’outils puissants, mis en œuvre dans le cadre de l’application du droit européen et du DSA, dont la faculté pour l’utilisateur de réinitialiser son « Pour toi ». Dans ce cas, le contenu qui lui sera proposé sera le même que s’il découvrait TikTok et qu’il venait de s’inscrire sur la plateforme. Il est également possible de désactiver la personnalisation du fil d’actualité : seules les vidéos populaires dans la région où se trouve l’utilisateur seront alors proposées, sans aucune prise en compte de ses centres d’intérêt.

La plateforme ne fait pas de choix politiques partisans dans la présentation des contenus. Dès lors qu’ils respectent nos règles communautaires et le droit local applicable, les contenus politiques sont autorisés, sans usage de nos outils publicitaires et des fonctions de monétisation. En France, toute la diversité des sensibilités politiques est représentée sur la plateforme TikTok.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour ces échanges approfondis, qui, pour certains des aspects que nous avons évoqués, appelleront peut-être quelques demandes de compléments.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de représentants de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP) (jeudi 17 avril 2025)

La commission procède à l’audition de représentants de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP) : M. DidierRoland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État, président de droit de la CNCCEP lors de l’élection présidentielle de 2022, M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d’État, et Mme Isabelle de Silva, rapporteure générale de la CNCCEP en 2022.

M. le président Thomas Cazenave. Notre commission d’enquête a pour objectif d’examiner les conditions d’organisation des élections en France et procède depuis plusieurs mois à une série dauditions afin d’établir si ces conditions sont satisfaisantes pour garantir la bonne tenue des élections, échéances importantes pour notre pays et notre démocratie.

La Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP) n’est pas une commission permanente : elle est recréée à l’approche de chaque élection présidentielle et cesse d’exister une fois qu’elle a adopté son rapport et que celui-ci est publié au Journal officiel. Elle est chargée de veiller au respect de l’égalité de traitement entre les candidats à l’élection présidentielle comme des règles relatives à la campagne électorale et elle s’appuie pour ce faire sur des commissions locales de contrôle dans chaque département.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Didier-Roland Tabuteau, M. Thierry-Xavier Girardot et Mme Isabelle de Silva prêtent successivement serment.)

M. Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État, président de la CNCCEP. Je commencerai par rappeler les caractéristiques et les missions de la CNCCEP, une commission particulière, comme vous l’avez dit, par son caractère temporaire, pendant la période de l’élection présidentielle. Sa création résulte non pas de la loi du 6 novembre 1962 relative à l’élection du président de la République au suffrage universel, mais des dispositions réglementaires prises pour l’application de celle-ci – j’y reviendrai. Il s’agit à l’origine du décret du 14 mars 1964 ; aujourd’hui, le texte applicable est un décret de 2001, modifié à plusieurs reprises et encore récemment, en 2021 et 2022.

La CNCCEP est donc réactivée à chaque scrutin. Elle exerce trois catégories de missions.

La première consiste à veiller au respect d’une disposition capitale de la loi de 1962, selon laquelle « tous les candidats bénéficient de la part de l’État des mêmes facilités pour la campagne en vue de l’élection présidentielle ». Au-delà de la question de l’utilisation des moyens mis à disposition par l’État, la CNCCEP est ainsi investie d’une mission de portée générale qui est de veiller à ce que l’égalité entre les candidats soit bien respectée.

Lui revient en deuxième lieu une tâche à la fois juridique et concrète : s’assurer que le matériel électoral officiel des candidats – affiches, déclarations, professions de foi – respecte les dispositions du décret de 2001 et celles du code électoral applicables à l’élection présidentielle, de sorte qu’il ne puisse risquer d’altérer la sincérité du scrutin.

Enfin, de manière plus générale, il lui appartient en troisième lieu d’exercer une mission de vigilance – plutôt que de surveillance – concernant les différents aspects de la campagne électorale, qu’il s’agisse des réunions publiques, de la presse écrite, des médias audiovisuels, des médias numériques ou des réseaux sociaux – autant qu’elle le peut et dans des conditions qui ne sont pas toujours simples – et d’intervenir lorsque des agissements ou des comportements sont de nature à compromettre l’expression libre et éclairée du suffrage. Elle adresse alors des avertissements ou invite à modifier certaines déclarations ou mentions. Ces missions sont détaillées dans le rapport où nous retraçons le déroulement de l’épisode de 2022 et en tirons des conclusions.

La commission n’exerce un pouvoir de décision qu’en ce qui concerne l’homologation des affiches et des professions de foi des candidats, les « circulaires », selon la terminologie de l’article R. 29 du code électoral. Cette mission a été étendue à l’enregistrement sonore transmis avec la profession de foi, ainsi qu’au document dit Falc (facile à lire et à comprendre) rendu obligatoire par le décret de 2021. En 2022, nous exercions notre contrôle pour la première fois sur ce document intéressant.

Pour le reste, la CNCCEP n’est pas investie d’un pouvoir de décision ou de sanction, mais exerce plutôt une autorité morale pour assurer le bon déroulement de la campagne électorale, faire respecter le principe d’égalité entre les candidats et la loyauté du débat politique, enfin garantir la libre expression du scrutin.

Elle peut en outre, comme toute autorité constituée, saisir le parquet en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale, ce qu’elle a fait pour la dernière fois en 2017.

Enfin, la CNCCEP échange avec les nombreuses autres autorités qui interviennent dans ce scrutin et émet parfois un avis sur les règles qu’elles fixent, comme pour l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) en 2022.

La composition de la CNCCEP est la garantie de son impartialité à l’égard des candidats à l’élection et de tous ceux qui interviennent dans le débat public. Elle est fixée par l’article 13 du décret du 8 mars 2001. La CNCCEP se compose de cinq membres. Ses trois membres de droit sont le vice-président du Conseil d’État, qui la préside, le premier président de la Cour de cassation – ou sa première présidente, comme en 2022 – et le premier président de la Cour des comptes. S’y ajoutent deux membres en activité honoraire issus de ces mêmes institutions : traditionnellement – ce fut du moins le cas en 2017 et 2022 –, un magistrat de la Cour de cassation et un magistrat de la Cour des comptes. Sur ces dernières éditions, la CNCCEP comptait donc un membre du Conseil d’État, deux membres de la Cour des comptes et deux membres de la Cour de cassation.

Depuis sa création, la CNCCEP exerce ses missions en lien et en bonne intelligence avec le Conseil constitutionnel, garant de l’élection présidentielle, notamment par la désignation de délégués conjoints chargés de s’assurer du bon déroulement de l’élection, en outre-mer par exemple. Ces délégués, dont le rôle est très important, sont issus, eux aussi, des juridictions que j’ai évoquées et exercent leur mission de contrôle en vertu tant des compétences de la CNCCEP que de celles du Conseil constitutionnel.

Ainsi, notre rapport pour 2022 rappelle que la CNCCEP s’est adjoint neuf rapporteurs choisis parmi les membres du Conseil d’État, de la Cour des comptes et de la Cour de cassation et qu’elle a désigné, en lien avec le Conseil constitutionnel, sept rapporteurs issus de ces mêmes institutions pour suivre le déroulement de la campagne et des opérations électorales en outre-mer, compte tenu des différences d’horaires et d’organisation sur place.

Ce travail conjoint, qui fait la particularité de notre commission, s’étend à d’autres instances : l’Arcom, la Commission des sondages, la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) et, bien sûr, la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). Nous nouons des relations très étroites avec ces institutions – autorités indépendantes ou non – avec lesquelles nous interagissons en temps réel pendant la période de l’élection présidentielle. Nous travaillons enfin avec le ministère de l’intérieur, le ministère des outre-mer et le ministère des affaires étrangères, ainsi qu’avec le SGDSN (secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale), l’Anssi (Agence nationale pour la sécurité des systèmes d’information) et Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, pour surveiller les influences potentielles.

En pratique, et selon la manière dont on compte les séances, la CNCCEP s’est réunie treize ou quatorze fois pendant son exercice 2022. Son rythme de travail varie selon les périodes mais peut être très soutenu, comme lors de l’homologation des documents. En effet, à la réception des documents envoyés par les équipes des candidats – affiches, grandes et petites, professions de foi, documents Falc et enregistrements sonores –, nous procédons avec les rapporteurs à leur examen minutieux compte tenu des règles du code électoral. La CNCCEP se réunit ainsi pour examiner chaque document.

J’exposerai pour finir les propositions et les enseignements que nous avons tirés de l’exercice 2022.

Notre première proposition, relative au fonctionnement de la CNCCEP, est juridique. Dans le cas où cette commission issue du décret de 1964 devrait se maintenir et garder son rôle de vigilance et de contrôle des documents électoraux, elle devrait logiquement relever de la loi organique sur l’organisation de l’élection du président de la République. En 2017, elle avait déjà souhaité que son statut soit conforté et mis au bon niveau ; nous avons repris cette proposition en 2022.

Notre deuxième proposition est liée aux circonstances dans lesquelles nous avons exercé nos fonctions. L’inscription sur les listes électorales des Français résidant en Ukraine ou en Russie a posé des questions particulières. Celles-ci se sont réglées par des mesures dans le détail desquelles je n’entrerai pas, mais qui ont conduit la CNCCEP à envisager un nouveau cas de figure permettant une inscription en urgence sur les listes électorales en cas de force majeure. Comme ces circonstances n’étaient pas prévues par le code électoral, elles ont nécessité des procédures exceptionnelles afin que les Français puissent s’exprimer par leur vote.

En ce qui concerne un aspect plus concret du travail de la CNCCEP, nous sommes saisis très tardivement et dans des délais très courts des documents de campagne – documents importants puisqu’ils seront reçus par tous les électeurs. Ces délais rendent leur examen difficile, même s’il revient à la CNCCEP de s’organiser. Mais ils sont aussi problématiques pour les équipes de campagne en cas de problème sur l’un des documents, notamment pour réimprimer en temps et en heure une version adaptée. Nous avons donc proposé que la transmission soit anticipée de quelques jours et ait lieu avant la date à laquelle le Conseil constitutionnel proclame la liste des candidats habilités à se présenter à l’élection présidentielle. Cette démarche, naturellement inutile si le candidat n’est pas sur la liste, aura cependant servi pour ce qui est de la gestion des documents. Notre but est de souligner que ceux-ci sont souvent trop tardivement finalisés, envoyés et réceptionnés par les autorités. D’ailleurs, les électeurs les reçoivent parfois la veille ou l’avant-veille du scrutin ; ce ne sont pas des conditions satisfaisantes pour l’expression de leur choix.

Nous formulons une deuxième proposition d’ordre pratique. Lors de l’homologation des documents, la CNCCEP a trois possibilités : homologuer, homologuer avec réserve, refuser l’homologation – seul pouvoir juridique, au demeurant important, dont elle dispose. C’est donc un peu tout ou rien. Refuser l’homologation, compte tenu des délais d’impression, notamment, peut mettre un candidat dans l’impossibilité de les fournir, ce qui, sauf cas majeur, n’est ni souhaitable ni envisageable puisqu’il faut que les électeurs disposent de ces éléments. Nous envisageons donc des formules plus sévères – par exemple que le document soit homologué avec réserve et envoyé, mais qu’il ne soit pas pris en charge financièrement par la collectivité – et des mesures graduées pour éviter le tout ou rien et donner plus de poids aux avis de la CNCCEP.

Enfin, nous nous sommes interrogés sur l’envoi de documents papier dans notre monde numérisé. Dans le cadre démocratique, est-ce indispensable à l’expression du suffrage ? Pourrions-nous réduire l’impact environnemental des documents ? Nous avons délibéré et conclu que les documents papier sont indispensables, en tout cas pour ceux qui le souhaitent. Nous avons dès lors envisagé deux formules. D’abord, que les électeurs s’inscrivent pour recevoir ces documents papier ; mais cette formule est à nos yeux trop restrictive – nombre d’entre eux ne recevraient pas les documents électoraux faute d’inscription. Nous suggérons donc plutôt que ceux qui souhaiteraient ne recevoir ces documents que par voie numérique se manifestent.

Quant à notre mission de vigilance vis-à-vis des contenus illicites ou problématiques, les règles sont à présent bien connues, en particulier celles qui concernent la diffusion des sondages ou les conditions d’intervention par voie audiovisuelle et numérique dans les dernières heures avant le scrutin. Nous avons d’ailleurs collaboré de manière satisfaisante avec les plateformes avec lesquelles nous avons été en contact lorsque des problèmes se sont présentés.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous l’avez dit, la CNCCEP est temporaire. Quelle est sa durée de vie ? Ce caractère temporaire vous semble-t-il une bonne chose ? Dans l’hypothèse, évoquée un temps dans la presse, d’une élection présidentielle anticipée, la nécessité de recréer la structure pourrait être problématique. Je m’interroge donc sur cette absence de permanence. Quels sont vos liens et vos méthodes de travail avec la CNCCFP, qui est, elle, permanente ?

Vous avez par ailleurs évoqué les multiples organes avec lesquels vous êtes en lien. Notre commission d’enquête s’intéresse particulièrement aux sondages et à leur rôle ; nous aimerions donc connaître vos relations avec la Commission des sondages. Pouvez-vous l’interpeller à propos de certains sondages ou contrôler son action, y compris ses propres méthodes de contrôle ?

Enfin, le numérique a été évoqué à propos des modes de diffusion de la propagande électorale, mais d’autres questions se posent, en particulier sur l’usage des réseaux sociaux par les candidats. En la matière, il existe une inégalité fondamentale entre des candidats qui ne bénéficient pas tous du même niveau de suivi sur les réseaux sociaux ; c’était le cas pendant les campagnes présidentielles de 2022 et de 2017. La spécificité de la campagne de 2022 tenait en outre au fait que le président de la République était candidat à l’élection présidentielle ; vous aviez d’ailleurs averti sur l’utilisation du compte Twitter du président-candidat Macron. Avez-vous des recommandations quant à l’usage des réseaux sociaux ? Avez-vous mené des études sur le sujet afin de garantir l’équilibre et l’équité entre les candidats ?

M. Didier-Roland Tabuteau. La création de la CNCCEP se fait très vite, en quelques heures ou quelques jours : il suffit de désigner deux personnes et d’installer la commission. Le fait que son secrétariat général soit assuré par le secrétariat général du Conseil d’État la dote d’une capacité permanente d’installation rapide. Dans l’état actuel de ses missions et dans la mesure où l’élection présidentielle a lieu en principe tous les cinq ans – même si des échéances plus rapprochées peuvent advenir –, je ne suis pas convaincu que la commission ait besoin d’être permanente, du moins à la lumière de l’expérience courte et unique que j’en ai. S’il s’agissait d’une structure différente, dotée d’autres missions, la question pourrait se poser. L’enjeu est donc de savoir s’il serait utile de créer une structure permanente ou plus durable qui serait dotée de missions comparables pour d’autres élections que l’élection présidentielle. C’est une question à laquelle il ne m’appartient pas de répondre.

En ce qui concerne nos interactions avec la Commission des sondages ou la CNCCFP, voici comment nous avons travaillé. Nous avons d’abord rencontré l’ensemble des présidents et des représentants des structures concernées lors d’une séance commune organisée dans les locaux du Conseil d’État pour mettre au point un modus vivendi et des méthodes de travail. Cela a bien fonctionné et nous avons même publié des communiqués communs avec la Commission des sondages quand cela a été nécessaire. Nous menons avec ces institutions un travail conjoint et nous n’avons rencontré aucune difficulté.

Enfin, nous n’avons pas d’études concernant les réseaux sociaux, mais nous avons une expérience et nous faisons preuve de vigilance grâce aux moyens que le ministère de l’intérieur consacre à ces sujets et aux relations que nous entretenons avec le SGDSN, l’ANSSI et Viginum.

Mme Isabelle de Silva, rapporteure générale de la CNCCEP. Le décret de 2001 définit la commission de manière souple, ce qui lui permet d’être installée rapidement dès lors qu’une élection présidentielle se profile. Mais le fait que la CNCCEP soit temporaire ne lui permet pas de réfléchir de façon préventive et dans la durée aux questions qu’elle rencontre.

Voici comment la CNCCEP travaille avec les institutions très nombreuses qui interviennent dans la campagne pour l’élection présidentielle. Avant même d’être pleinement active, elle rencontre les responsables des autorités compétentes que sont la Commission des sondages, l’Arcom, la Cnil et la CNCCFP, et ceux des administrations appelées à intervenir – le ministère de l’intérieur, le ministère des affaires étrangères ou l’administration chargée de l’outre-mer.

En ce qui concerne la Commission des sondages, nous avons invité sa présidente et son rapporteur général à toutes les réunions préparatoires qui avaient pour but de préparer les communications destinées aux candidats ou aux organes de presse pour leur rappeler les règles et, le cas échéant, leur indiquer les nouveautés par rapport à l’élection présidentielle précédente – souvent, d’une élection à l’autre, les textes sont mis à jour, complétés ou modifiés compte tenu de ce qui a pu poser des problèmes.

Même si le droit des sondages est relativement stable et même si les obligations qu’il comporte font partie de celles que les candidats et les organes de presse connaissent bien, chaque élection conduit à de nouvelles questions. En 2022, nous avons ainsi vu apparaître de pseudo-sondages, qu’il était possible de prendre pour des sondages, mais qui correspondaient en réalité au bruit fait par un candidat sur les réseaux sociaux : des présentations tendancieuses laissaient penser que la présence marquée d’un candidat sur les réseaux constituait une forme de sondage prédictif. À cette occasion, nous avons décidé d’intervenir conjointement avec la Commission des sondages pour rappeler qu’il ne s’agissait pas d’un sondage et que cet élément ne pouvait donc pas être présenté comme tel. Face à ce type de problème inédit, la Commission des sondages dispose d’experts reconnus en techniques de sondage, qui vérifient la manière dont les sondages sont réalisés et elle est capable d’intervenir rapidement, notamment lorsque la validité des sondages est mise en cause.

Pendant la campagne, la CNCCEP fonctionne comme une administration de mission, de manière informelle dans la mesure où rien de tout cela n’est décrit par les textes, mais très précise. Nous échangeons quotidiennement avec les instances concernées – notamment avec l’Arcom au sujet de la campagne audiovisuelle – et invitons leurs plus hauts responsables à nos séances. Lorsque nous avons, par exemple, évoqué préventivement les risques cyber, le SGDSN est venu lui-même nous rencontrer, tout comme le responsable de Viginum, avec lequel nous avons échangé très régulièrement.

Ce modus operandi, bien qu’il ne soit pas décrit par les textes, se reproduit à chaque élection présidentielle et fonctionne très bien, y compris lorsque des faits nouveaux – comme la diffusion du sondage qui n’en n était pas un, dont j’ai parlé – nous obligent à réagir en urgence le week-end. Les week-ends de vote appellent une vigilance particulière. Nous mettons en place un processus permettant d’opérer les vérifications d’heure en heure et d’échanger avec les autres instances appelées à intervenir.

L’usage des réseaux sociaux par les candidats a effectivement posé de nouvelles questions en 2022. Les précédentes commissions avaient déjà souligné, en 2012 et en 2017, que le déroulement des campagnes électorales se trouvait modifié par le poids important des réseaux sociaux. Ceux-ci sont en effet le support à la fois de contenus diffusés par les candidats et de débats politiques dans lesquels tout un chacun peut intervenir, et ils sont liés au nouveau risque d’ingérence étrangère – une des priorités de la CNCCEP en 2022, compte tenu des problèmes constatés lors d’élections dans des pays étrangers.

Vous soulevez le problème de l’usage par les candidats de leur compte officiel ou personnel dans la campagne électorale de 2022, qui n’était pas encore apparu comme tel lors de la précédente élection. Il n’existe pas de texte spécifique traitant de cette nouvelle difficulté, mais seulement les principes généraux de la campagne électorale et les principes inscrits dans le décret donnant pour mission à la CNCCEP de garantir l’équité entre les candidats.

La CNCCEP a notamment délibéré sur la question de l’usage par un candidat, par ailleurs président de la République, de son compte personnel. Elle a transmis aux candidats une grille de lecture générale proposant, pour déterminer si l’utilisation du compte personnel d’un candidat pouvait remettre en question l’équité de la campagne, de tenir compte de sa nature, des moyens publics dont il avait bénéficié et de son utilisation antérieure – ce qui, en l’espèce, a conduit la commission à établir que ce compte était utilisé depuis longtemps et bénéficiait de ce fait d’un grand nombre d’abonnés.

C’est un des points que la commission a mis en avant dans son rapport de 2022, dans la mesure où il pourrait faire l’objet d’une réflexion en vue de la prochaine élection présidentielle. Il est difficile de réglementer ou de légiférer sur ces sujets très évolutifs, mais il pourrait appartenir au gouvernement de préparer des lignes directrices, comme il en existe pour certaines questions qui se renouvellent d’élection en élection.

M. le président Thomas Cazenave. Une des questions auxquelles notre commission d’enquête est confrontée, et qui ressort des auditions que nous menons, est l’ingérence étrangère. Nous avons même sous les yeux un cas d’école qui montre que la menace n’est pas théorique : en Roumanie, le premier tour de l’élection présidentielle a été annulé en raison d’une manipulation à grande échelle sur les réseaux sociaux – TikTok, apparemment –, qui était, d’après la presse, commanditée depuis l’étranger. Vous sentez-vous armés pour affronter une telle menace ? Comment procéderiez-vous, très concrètement, pour identifier clairement une entreprise d’ingérence étrangère, dont la menace n’est plus théorique, et établir si elle est suffisamment massive pour menacer l’intégrité du scrutin ? Comment seriez-vous certains de bien la caractériser ? Quelles conséquences en tireriez-vous compte tenu des compétences de la CNCCEP ?

M. Didier-Roland Tabuteau. Soyons clairs : la CNCCEP, en l’état actuel des textes et de son fonctionnement, est totalement, ou presque, dépendante des analyses du SGDSN, de Viginum et de l’ANSSI. À partir de là, elle peut émettre des avertissements ou signaler une déformation de l’information. Elle ne dispose pas d’autres moyens d’action que cette capacité d’information, pour laquelle elle est, je l’espère, crédible, en tant qu’autorité institutionnelle chargée de cette mission. Nous n’avons pas de moyens techniques de réponse.

Mme Isabelle de Silva. L’ingérence étrangère nous est apparue comme la question la plus vaste et la plus délicate. Elle appelle une réflexion en vue des échéances futures.

La création de la structure Viginum, à laquelle sont dédiés des moyens techniques substantiels et des équipes capables de contrôler l’activité sur les réseaux sociaux et d’identifier une ingérence étrangère numérique, est déjà un point très positif. Elle a permis d’affiner la technique d’identification d’une ingérence étrangère numérique, notamment par le repérage de comptes suspects et l’analyse de la viralité anormale de contenus pistés et liés à des comptes situés à l’étranger. L’exercice 2022 nous permet donc de conclure que nous disposons désormais d’une méthodologie, du moins en ce qui concerne un certain type d’ingérence étrangère numérique s’appuyant sur des bots ou des comptes falsifiés. C’est un acquis intéressant pour l’avenir.

Il est plus difficile de saisir les mouvements de manipulation de l’opinion ou la création de bulles de renforcement de contenus. Il ne s’agit pas stricto sensu d’une ingérence étrangère, mais différentes élections, aux États-Unis par exemple, ont montré combien ce phénomène pouvait peser dans la campagne électorale. Or une autorité de contrôle comme la nôtre n’a pas les moyens d’analyser en temps réel les activités de réseaux sociaux à la fois divers et plus ou moins ouverts au public – il peut s’agir de boucles de diffusion de contenus extérieures aux réseaux sociaux classiques.

Enfin, la CNCCEP est une structure légère, qui s’appuie sur une série d’administrations et d’autorités. Dispose-t-elle de moyens suffisants pour assurer, dans le temps court de l’élection, une veille intensive de phénomènes complexes qui nécessitent des analyses techniques ne pouvant être immédiates ? Ce point mérite des réflexions supplémentaires, y compris en ce qui concerne la définition de Viginum, conçu en réaction à différentes affaires comme celle de Cambridge Analytica. Serait-il opportun d’élargir son mandat, voire d’enrichir ses moyens d’investigation ? Pour finir, quels sont les réseaux sociaux qui doivent être surveillés le plus attentivement et en fonction de quels critères ? C’est un point d’attention pour les futures élections.

M. le président Thomas Cazenave. Dans une situation d’ingérence étrangère numérique, le rôle de la CNCCEP serait-il de conclure ex post – après un premier ou un second tour – que nous avons été confrontés à des menaces ou à une déstabilisation de l’opinion, ce qui conduirait le juge électoral à statuer sur une irrégularité ? Ou disposez-vous d’une capacité d’action a priori, qui s’exercerait avant ou pendant le processus électoral ? Autrement dit, quand on est en train de mettre au jour une manœuvre de déstabilisation, faut-il attendre pour la caractériser que l’élection ait eu lieu ? Au fond, jusqu’où va le rôle de la CNCCEP ?

M. Didier-Roland Tabuteau. Si des faits suspects sont identifiés par les services techniques – qui, nous venons de le dire, ne relèvent pas de la CNCCEP –, cette dernière peut simplement les faire connaître par un avertissement solennel et, éventuellement, saisir les autorités judiciaires s’ils relèvent d’une infraction pénale. Cela concerne ce qui se passe au cours du processus électoral. À partir du deuxième tour de l’élection, ces missions relèvent du Conseil constitutionnel puisque le mandat de la CNCCEP cesse à ce moment-là. En l’état des textes, il faudrait donc articuler son action avec la compétence pleine et entière du Conseil constitutionnel.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Cette question intéressante sous-tend mes interrogations sur le caractère temporaire de la CNCCEP.

S’il est utile d’avoir des éléments sur l’élection présidentielle de 2022, nous sommes surtout préoccupés par la prochaine échéance. Les auditions nous ont inquiétés, notamment en ce qui concerne les ingérences étrangères dans l’élection présidentielle de 2027 et, plus généralement, dans l’ensemble des élections. Vous avez vous-même évoqué une autre question préoccupante : celle des bulles de filtre, des algorithmes, des enfermements dans une logique intellectuelle qui conduisent à des biais de confirmation politique ayant des conséquences sur l’élection, notamment présidentielle.

Vous développez une expertise sur une élection spécifique qui s’exerce dans un temps très réduit, alors que les questions continuent de se poser jusqu’à l’élection suivante – alors que nous parlons, nous savons déjà ce qui risque de se passer en 2027. Il ne s’agit pas de se réunir toutes les semaines lorsqu’il n’y a pas d’élection présidentielle, mais ne risque-t-on pas une perte d’information ? À chaque échéance électorale, la commission doit se remettre à niveau, rencontrer de nouveau les autres instances pour s’informer des risques apparus dans l’intervalle, etc. La commission pourrait avoir une durée de vie plus longue et de nouvelles missions, ou, comme vous l’avez évoqué, une commission distincte, plus durable, pourrait étudier les risques qui pèsent sur les élections en général.

Enfin, avez-vous parfois trouvé, en exerçant vos missions, qu’au-delà de votre magistère moral, vous manquiez de moyens autonomes de contrôle ou de contrainte pour faire respecter vos avertissements ?

M. Didier-Roland Tabuteau. Je comprends parfaitement votre interrogation. Je me suis jusqu’ici exprimé à droit constant, puisque je ne pouvais parler qu’au nom de la CNCCEP, qui ne s’est pas réunie et n’est pas allée au-delà des réflexions contenues dans le rapport très complet que nous avons diffusé. Mais si, en m’abstrayant de mon rôle d’ancien président de la CNCCEP, je réfléchis à ce que nous avons tiré de notre expérience en 2022, il est clair qu’une réflexion sur ces points est nécessaire, même si elle ne concerne pas forcément la CNCCEP en elle-même.

Je répète que celle-ci est totalement dépendante des moyens techniques qui permettent la surveillance de l’information numérique. Elle ne peut réagir que sur alerte et à la suite de la démonstration par des techniciens qu’il existe un problème, quel qu’il soit – notre rapporteure générale a évoqué les hypothèses dont nous avons discuté avec les autres instances.

Jusqu’à présent, la CNCCEP vivait dans un environnement électoral classique. Or, depuis 2017, nous avons constaté des changements profonds liés à l’évolution des moyens de communication comme à celle de la société. D’après mon expérience, je ne peux pas dire qu’il n’y aurait pas d’intérêt à créer une instance de réflexion, permanente ou régulièrement réunie, sur la manière de s’adapter en temps réel à ces évolutions parfois très rapides. Quant à savoir si cette mission devrait revenir à la CNCCEP telle qu’elle est constituée ou résulter d’une évolution des textes, c’est aux pouvoirs publics d’en décider. En tout cas, il est très clair que nous en avons besoin. Pendant les semaines où nous avons fonctionné, nous avons bien constaté que nous étions confrontés à de nouvelles questions, même si l’expérience de 2017 nous avait déjà alertés, comme le met en évidence le rapport publié alors.

M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d’État. En 2022, nous avons eu la chance de ne pas faire face à un mouvement significatif de fausses informations. Le SGDSN nous a régulièrement informés de petits mouvements, certes, mais qui ne prenaient pas d’ampleur. Le législateur, par la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, a orienté vers l’Arcom le suivi régulier de ces phénomènes ; la question est de savoir de quels pouvoirs dispose effectivement l’Arcom pour intervenir vis-à-vis des plateformes – un sujet qui mérite débats, études et évaluation à l’issue de ces quelques années d’application de la loi. Quant à la CNCCEP, elle est une instance à la fois temporaire et légère, qui bénéficie néanmoins de l’autorité morale issue de sa composition puisqu’elle compte les trois chefs des plus hautes juridictions du pays, et qui travaille en collaboration avec l’ensemble des services spécialisés et des instances qui suivent ces questions de manière permanente, qu’il s’agisse du SGDSN ou de l’Arcom.

Mme Isabelle de Silva. J’ajouterai une remarque sur l’importance du travail mené avec les plateformes pour anticiper ces difficultés. Notre rapport le note, les plateformes se sont montrées très coopératives, se prêtant à l’instauration de protocoles dans le cadre desquels elles doivent nous répondre, désigner une personne à qui rapporter nos signalements et agir très rapidement en cas de demande de retrait de contenus. Mais que se passerait-il si elles n’étaient pas d’aussi bonne volonté ? En effet, ces protocoles ont été instaurés sans base juridique spécifique, et par une commission créée par décret. Une telle réflexion pourrait conduire à rehausser la définition de la CNCCEP et de son régime d’intervention au niveau de la loi organique, comme nous le proposons dans le rapport, mais aussi à prévoir un mécanisme par lequel la CNCCEP demanderait aux plateformes de prendre les mesures qui s’imposent pour assurer le bon fonctionnement de la campagne.

Par ailleurs, le fait que le droit français limite le financement des campagnes empêche ce qu’on a pu voir dans des démocraties proches, à savoir que des fonds privés très importants servent à financer des campagnes sur les réseaux sociaux. De tels financements entreraient au moins dans les comptes de campagne : nous ne pourrions pas assister à un déferlement massif de contenus achetés par les soutiens de tel ou tel candidat. Cet élément juridique important nous préserve donc de certaines dérives.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez évoqué la question des financements. C’est intéressant, car c’est normalement la CNCCFP, comme son nom l’indique, qui s’en occupe. Avez-vous une mission de contrôle des comptes de campagne des candidats à l’élection présidentielle, ou un droit de regard sur eux ? La CNCCFP, lors de son audition, nous a alertés non pas sur les dons ou les prêts de personnes privées à des campagnes, très encadrés par la loi, mais sur les dons ou les prêts à des partis politiques qui, ensuite, financent les campagnes électorales.

M. Didier-Roland Tabuteau. Si nous constatons que des moyens publics ont servi à la diffusion de la propagande électorale, nous pouvons le signaler à la CNCCFP et le faire valoir. Mais l’appréciation des comptes ne relève pas de notre compétence.

Mme Isabelle de Silva. Lors de nos réflexions préliminaires à la mise en place du contrôle de la campagne, nous avons eu deux échanges : avec le président de la CNCCFP, qui a assisté à une grande part de nos travaux, et avec le médiateur du crédit aux candidats et aux partis politiques, afin de déterminer si certains candidats pouvaient être empêchés de candidater faute d’accès suffisant aux financements. Cette question aurait pu en effet relever de la compétence de la CNCCEP, qui s’assure qu’aucun candidat n’est indûment empêché de participer. Or, d’après les informations transmises par ces autorités au terme d’échanges avec les équipes des candidats, il n’existait pas d’obstacle appelant une intervention de la commission.

Enfin, divers signalements ont été transmis à la CNCCEP au cours de la campagne par des électeurs ne différenciant pas très bien notre rôle de celui de la CNCCFP. Ces signalements concernaient parfois des pratiques de candidats qui auraient pu ne pas être conformes au droit du financement des campagnes électorales, auquel cas nous les avons immédiatement relayés à la CNCCFP, tout en restant vigilants dans l’hypothèse où ces pratiques auraient affecté la régularité de la campagne électorale. Ainsi, notre contrôle, plus éloigné de cet aspect que celui de la CNCCFP, ne le met toutefois pas complètement de côté, pour autant qu’il soit systémique et qu’il puisse porter atteinte à l’égalité entre les candidats.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous évoquez un lien avec les équipes de campagne. Existe-t-il des facilités pour entrer en communication avec vous ? Les équipes de campagne peuvent-elles vous solliciter pour une intervention ? Si oui, sur quels sujets ?

Il faut, pour se porter candidat à l’élection présidentielle, disposer de 500 signatures de maires. De nombreuses possibilités ont été envisagées pour procéder différemment ; le rapport de la commission Jospin a ainsi proposé d’autres modalités. Intervenez-vous d’une manière ou d’une autre dans le processus de parrainage ? De mémoire, c’est au Conseil constitutionnel que revient la validation des signatures. Néanmoins, dans le cas où un candidat disposerait déjà d’une certaine surface médiatique et politique mais serait empêché de recueillir des signatures, pourriez-vous intervenir pour éviter que des électeurs soient privés de voter pour lui ?

Mme Isabelle de Silva. Chaque équipe de candidats devait désigner auprès de la CNCCEP une personne qui soit le point d’entrée de toutes ses demandes. Cette personne était en général celle qui transmettait les informations, et devenait celle avec laquelle nous échangions sur tous les sujets concernant la propagande électorale, notamment la modification des circulaires, mais pas uniquement. Ainsi, certains représentants nous faisaient part d’attitudes qu’ils jugeaient problématiques de la part d’autres candidats ; c’est l’un des procédés de signalement qui donnait lieu à des analyses de la part de la CNCCEP. Cela a très bien fonctionné – nous demandions que les délégués des candidats soient très réactifs ; c’était nécessaire au stade de l’approbation du matériel électoral pour que celui-ci puisse être imprimé dans les délais.

En revanche, le mécanisme de signature est géré entièrement par le Conseil constitutionnel. Le seul cas où la CNCCEP interviendrait – un cas d’école qui, à ma connaissance, ne s’est jamais présenté – serait celui où le processus prévu par la loi pour obtenir des signatures serait obéré de telle manière que l’égalité entre les candidats serait remise en cause. Mais rien de tel n’a été signalé à la CNCEEP en tant qu’organisme spécialement chargé d’assurer le bon contrôle du déroulement de la campagne. In concreto, la commission devient plutôt active lorsque les candidats ont déjà satisfait à ces obligations.

M. le président Thomas Cazenave. Plus globalement, et à la lumière de vos travaux, quel regard portez-vous sur la solidité de l’organisation du processus de l’élection présidentielle en France, concernant la CNCCEP, mais aussi plus largement ?

M. Didier-Roland Tabuteau. Je garde de cette expérience de quelques semaines le sentiment d’un dispositif très affûté. La bonne collaboration entre les instances est nécessaire puisque ce dispositif est assez éclaté, mais je ne suis pas sûr qu’on puisse beaucoup le recentrer, compte tenu des compétences très techniques qu’il nécessite, à la Cnil ou à l’Arcom, par exemple.

La question qui demeure est celle des moyens. Sans vouloir parler au nom de la Commission des sondages, d’après les échanges que nous avons eus avec eux, je peux affirmer que son rôle est important et qu’il suppose un investissement pendant la période de l’élection, mais aussi à d’autres moments. On peut se demander si les moyens mis à sa disposition sont adaptés pour faire face aux enjeux actuels. Il faut également y réfléchir pour Viginum, même si je ne mesure pas ce que ses moyens représentent. Quand des problèmes très nouveaux apparaissent, il faut adapter les moyens.

Pour ce qui est de la CNCCEP, dès lors que celle-ci reste dans la logique ayant présidé à son établissement en 1964, sa force, et peut-être aussi sa faiblesse, est d’être une autorité morale. Son pouvoir de décision sur le matériel électoral est un élément à part, mais pour le reste, la CNCCEP est bien une instance dont les membres sont issus d’institutions reconnues et qui peut ainsi alerter, émettre des avertissements ou contester une conformité avec l’autorité requise. Des moyens techniques supplémentaires ne me semblent pas nécessaires. En revanche, il faut que les autres structures aient des moyens techniques adaptés et qu’elles puissent transmettre leurs observations à la CNCCEP afin que celle-ci use de son autorité morale pour faire respecter l’égalité entre les candidats.

J’ai constaté en 2022 – je pense que nous partageons tous les trois cette appréciation – qu’il n’y avait pas eu d’élément massif qui nous ait inquiété sur les conditions de déroulement de l’élection et que, face aux alertes, nous avions pu réagir avec réactivité et une bonne écoute de nos interlocuteurs. En revanche, je le répète, les moyens techniques des différentes composantes chargées de la surveillance comme la Commission des sondages et Viginum – je ne sais pas si la même question se pose pour la CNCCFP – sont très importants puisque la CNCCEP dépend de leur expertise.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous donne le sentiment de la commission d’enquête sur ce sujet. Les moyens de la Commission des sondages représentent une personne à temps plein et deux personnes qui travaillent à la tâche en fonction des sondages. Dans une période comme celle-ci, c’est manifestement suffisant puisque peu de sondages concernent l’élection présidentielle, mais dans une période où cette dernière fait l’objet de davantage de sondages, cela devient compliqué, ce qui rejaillit sur tout le processus qui s’ensuit et qui consiste à formuler des recommandations, voire des mises en demeure, et à faire appliquer la loi.

On peut s’interroger également sur ce qu’on entend par sondage. La loi le définit comme ayant trait de près ou de loin au débat politique. Or, pour l’instant, la Commission des sondages ne contrôle que ceux qui concernent les enquêtes électorales, et non ceux qui auront un impact dans le débat public. Cela soulève le problème des moyens.

Je note également ce point au sujet de Viginum. Il n’a pas été signalé par ses représentants, mais il est vrai que si l’on s’intéresse à l’ingérence étrangère et à ses moyens, notamment numériques, la question peut se poser ; nous y serons attentifs dans notre rapport.

M. le président Thomas Cazenave. Peut-être attendaient-ils la voix d’une autorité morale pour dire qu’il leur manque quelques moyens.

Je vous remercie au nom de la commission pour votre disponibilité et la qualité de nos échanges.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Sananès, président d’Elabe, et de M. Vincent Thibault, directeur études-opinion (mardi 29 avril 2025)

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête cet après-midi en nous intéressant à nouveau à la question des sondages, à laquelle nous avons déjà consacré plusieurs auditions. À la suite de la table ronde du 26 mars dernier, M. le rapporteur a souhaité interroger à nouveau les représentants de plusieurs instituts de sondage. À ce titre, nous accueillons M. Bernard Sananès, président d’Elabe, ainsi que M. Vincent Thibault, directeur d’études opinion.

Avant de laisser M. le rapporteur engager nos échanges, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bernard Sananès et M. Vincent Thibault prêtent serment.)

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie d’avoir accepté de participer de nouveau à cette commission d’enquête. En ma qualité de rapporteur, je me suis rendu à la Commission des sondages pour récupérer les données brutes des sondages, à partir desquelles nous avons mené des analyses sondage par sondage, mais également des analyses agrégées. Il s’agit pour moi aujourd’hui de vous interroger sur plusieurs sondages qui m’ont semblé poser question.

Le premier sondage sur lequel je souhaite vous interroger, est le sondage « Les Français et les élections législatives », effectué le 5 juillet 2024 pour le compte de BFM TV et le journal La Tribune. Dans ce sondage, vous aviez réalisé une projection en sièges qui interroge. La Commission des sondages indique dans ses documents internes qu’elle n’exerce pas de contrôle sur les projections en sièges, mais sur ce sondage précis, elle signale qu’elle ne peut même pas exercer un contrôle sur les intentions de vote, qui sont publiées ici sous la forme de report de voix.

Or plusieurs questions se posent à ce sujet. En premier lieu, vous indiquez qu’au sein des électeurs ayant voté pour un candidat ou une candidate du Nouveau Front Populaire (NFP) au premier tour, le report de voix pour ce même candidat ne serait « que » de 86 % pour le deuxième tour. Cela peut sembler étrange : la logique voudrait que le report soit plutôt de l’ordre de 100 %. Au-delà, comment la Commission des sondages peut-elle contrôler la validité d’un sondage qui n’est pas un sondage électoral, mais où la projection en sièges à l’Assemblée nationale est uniquement établie sur la base d’un report de voix ?

M. Bernard Sananès, président d’Elabe. Nous répondrons à deux voix à vos questions. Sauf erreur de ma part, je n’ai pas le souvenir d’une remarque qui nous aurait été adressée personnellement par la Commission des sondages sur ce point. En effet, je précise que nous prenons très à cœur les remarques de la Commission des sondages, avec laquelle nous menons un dialogue toujours exigeant et constructif. En dix ans d’existence, Elabe n’a ainsi reçu, à ma connaissance, qu’une seule remarque de la part de la Commission concernant un sondage sur les intentions de vote à des élections régionales, que nous avions élaboré pour un média, puis pour un autre. Nous avions ainsi établi une comparaison alors que les évolutions n’étaient pas les mêmes, la Commission s’était ainsi bornée à émettre une remarque sur le tableau de présentation des résultats.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous rapporte les propos qui m’ont été tenus : lorsque vous envoyez un sondage à la Commission des sondages avec des notices techniques, celles-ci sont adressées à des experts qui analysent ces sondages et produisent des notes internes à destination de la Commission. En l’espèce, la note précise qu’il est difficile d’analyser un sondage qui n’est pas un sondage d’intentions de vote, mais une projection en sièges sur la base de reports de voix estimés.

M. Vincent Thibault, directeur études-opinion, Elabe. Ce sondage a été produit dans l’entre-deux-tours et ne présentait pas d’intentions de vote en rapport de force, étant donné que le premier tour était passé. Les projections en sièges s’appuient effectivement sur des reports de voix entre le premier et le second tour et ont constitué le seul livrable transmis aux médias.

M. Bernard Sananès. Au soir du second tour, les médias ne rappellent pas les résultats en voix obtenus par les formations politiques, mais s’orientent directement sur la projection en sièges. Des panélistes sont ainsi interrogés sur des configurations différentes, qui étaient au nombre de six, de mémoire, dans ce sondage. Le sondage a été réalisé dans l’entre-deux-tours, mercredi 3 et jeudi 4 juillet 2024, le dépôt des candidatures ayant eu lieu le mardi 2 juillet à dix-huit heures. Il nous a ensuite fallu récupérer l’offre réelle en préfecture. Les questions ont porté sur une offre « réelle » : par exemple, l’électeur de Sainte-Geneviève-des-Bois se voyait ainsi interrogé sur les candidats effectivement présents au second tour.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je m’interroge précisément sur ces aspects. Dans la notice que vous adressez, les seules questions posées sont du type « Approbation ou non du retrait d’un candidat pour faire barrage au Rassemblement national », « Souhait de victoire du Rassemblement National, du Nouveau Front Populaire, du camp présidentiel ou aucun d’entre eux », « Avenir sur la situation du pays », « Avenir sur sa situation personnelle » et « Gouvernement d’union ». Je partage l’impression de la Commission des sondages, selon laquelle il n’y a pas eu de sondage d’intentions de vote sur le deuxième tour.

M. Vincent Thibault. J’ai sous les yeux la notice technique qui a été envoyée sur le sondage des 3 et 4 juillet. La première question, classique, est la suivante : « Êtes-vous inscrit sur les listes électorales pour pouvoir voter ? » La deuxième question porte sur la probabilité d’aller voter, notée de zéro à dix. La troisième question porte justement sur cette intention de vote de second tour, à partir d’une offre réelle. Elle nous a permis de produire le tableau de reports de voix.

M. Bernard Sananès. J’ajoute qu’elle est bien mentionnée dans le document.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir fournie à la Commission des sondages ? Dans sa note interne, la Commission indique qu’elle ne dispose pas des données brutes permettant de vérifier que ces estimations de report de voix sont bien fondés sur des données réelles.

M. Vincent Thibault. La Commission des sondages nous demande de transmettre la notice technique sur les questions qui sont publiées en tant que telles. Nous n’avons pas publié de chiffres sur le rapport de force de second tour, par exemple dans toutes les circonscriptions où un candidat RN était opposé à un candidat NFP, dans la mesure où il n’est pas pertinent d’agréger toutes les circonscriptions. Nous n’avons pas publié ce rapport de force et nous ne l’avons donc pas indiqué dans la notice. Si la Commission nous avait demandé de lui transmettre ces informations, nous l’aurions naturellement fait. Nous nous sommes simplement conformés à respecter strictement le règlement de la notice, lequel consiste à n’indiquer que ce qui est publié dans le rapport.

M. Bernard Sananès. Si le législateur ou la Commission estimaient que cette information est importante, nous produirions cette information. Je rappelle ainsi que nous avons été l’un des premiers instituts à publier des tableaux sur les écarts d’intentions de vote, qui ont été depuis repris. Nous sommes favorables à tout ce qui participe à la transparence.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ces réponses me satisfont. Je vous interrogeais à ce sujet, dans la mesure où la Commission le mettait en avant. Notre commission d’enquête pourrait éventuellement formuler des recommandations d’évolution à ce sujet.

Ma deuxième question porte sur un sondage publié le 7 décembre 2021 concernant l’élection présidentielle 2022. Celui-ci concerne Valérie Pécresse et teste l’hypothèse où elle serait candidate de la droite à l’élection présidentielle. Ce sondage me semble assez problématique et suscite plusieurs interrogations. Les documents internes de la Commission des sondages font ainsi état de totaux de pourcentage qui posent question. Selon eux, vous justifiez le score de 20 % attribué à Mme Pécresse, dont le résultat redressé s’élève à 19,4 %, « par la nécessité d’aboutir à un total de 100 %. » Cet argument ne convainc pas totalement dans la mesure où, pour le lecteur de vos notices, votre tableau présente un total de 103 %, si l’on compte les « inférieurs à 1 % » comme des « 1 % », un total de 101,5 % si l’on compte les « inférieurs à 1 % » comme des « 0,5 % » et un total de 101 % si l’on compte les « inférieurs à 1 % » comme des « 0,3 % ».

La note poursuit en indiquant « qu’il aurait sans doute été préférable en l’espèce de s’en tenir à l’arrondi arithmétique et de publier Mme Pécresse à 19 %, d’autant plus que rien ne vous interdisait de préciser au bas du tableau que le total de 100 % n’était pas requis du fait des arrondis ». Elle conclut en disant que « cela vous aurait évité d’ajouter encore au spectaculaire de vos données ». Ces remarques m’ont interpellé.

Finalement, Mme Pécresse sort à 16,4 % en brut, mais à 19,4 % lorsque le résultat est redressé, soit 3 points supplémentaires, voire 3,6 points en intégrant l’arrondi. Pour Emmanuel Macron, le chemin est inverse, de 24,6 % à 22,8 %, après redressement. L’écart entre les deux candidats passe donc de huit points au départ à trois points finalement en redressé, en intégrant l’arrondi, laissant penser que le « match » de la présidentielle se fera entre les deux candidats.

S’ajoute ensuite la lecture médiatique qui est réalisée, selon laquelle, au terme de ce match, Valérie Pécresse l’emporterait. Or dans aucun des cas étudiés par le sondage, Valérie Pécresse n’est devant Emmanuel Macron selon les données brutes, mais l’inverse se produit après redressement. Vous allez certainement me rétorquer que les redressements politiques sont réalisés en fonction des échantillons et du sous-échantillonnage. Mais en tant que député, je ne peux que m’interroger sur la manière dont les médias se saisissent du sondage pour affirmer que Mme Pécresse l’emportera face à M. Macron. Il y a là un côté « sensationnel », qui a d’ailleurs été souligné par la Commission. Comment ces redressements sont-ils effectués ? Pourquoi ont-ils autant réduit les écarts dans le cas d’espèce ? Pourquoi n’avoir pas été plus prudents ?

M. Bernard Sananès. Nous avons déjà eu l’occasion de débattre à ce sujet. Tout d’abord, tous les sondages électoraux connaissent des redressements. L’Insee en fait de même, d’ailleurs. En revanche, si nous redressons un échantillon – nous ne redressons jamais une intention de vote – par exemple s’il manque un certain nombre d’ouvriers, pour les ramener « à leur poids », selon l’expression consacrée. S’il manquait des électeurs de droite qui n’osaient pas dire qu’ils avaient voté François Fillon en 2017, nous les remettions à leur poids. Nous pratiquons scrupuleusement ces redressements qui, encore une fois, sont la règle pour disposer d’arrondis « propres ».

M. Vincent Thibault. Je réponds à la question concernant l’arrondi. Je rappelle que le sondage a eu lieu plus de quatre mois avant l’élection, période à laquelle, nous effectuons un arrondi au premier chiffre après la virgule, avant de préciser au deuxième chiffre à mesure que l’on se rapproche de l’élection.

Nous avons ajouté un point au candidat dont le chiffre après la virgule est le plus élevé, afin d’aboutir au total à 100 %, car à ce stade, tous les candidats « inférieurs à 1 % » sont considérés comme des « 0 % ». Derrière un « inférieur à 1 % », il peut y avoir un résultat de 0,4 % ou 0,5 %. Or en l’espèce, le candidat dont l’arrondi supérieur était le plus proche était Valérie Pécresse, dont le score était de 19,4 %.

M. Bernard Sananès. J’ajoute que ces résultats constituaient une surprise lorsqu’ils m’ont été apportés. En conséquence, j’ai fait procéder à toutes les vérifications nécessaires pour m’assurer qu’aucune erreur n’avait eu lieu.

Ensuite, pour revenir à l’aspect « sensationnel » du résultat, il convient de rappeler quelques éléments de contexte. Le sondage a été réalisé le surlendemain de la désignation de Mme Pécresse par la convention LR. Quelques jours auparavant, un autre événement était intervenu : l’annonce de la candidature d’Éric Zemmour, qui avait beaucoup occupé les médias et entraîné une forte progression de son score dans la même enquête, à 14 %. Je précise cependant qu’avec un ou deux autres de nos confrères, nous n’avons jamais placé Éric Zemmour devant Marine Le Pen tout au long de la campagne électorale.

Nous avons tiré cette photographie à l’instant t, à un moment où une partie de l’électorat de droite et de l’électorat macroniste devait considérer qu’il s’agissait d’une candidate crédible. Il n’en demeure pas moins que ce « moment Pécresse » n’a pas duré. De la même manière, il y a eu également un « moment Zemmour » qui a duré plus longtemps, un « moment Mélenchon » en fin de campagne, ou un « moment Macron » après la déclaration de guerre en Ukraine, qui s’est tassé en cours de de campagne.

Les sondages enregistrent ces mouvements de l’opinion durant une campagne électorale ; ils n’ont pas pour objet d’établir une prédiction. Nous ne sommes pas les « Élizabeth Teissier » de l’isoloir, nous sommes simplement là pour livrer un instantané. Je précise enfin que nous avions indiqué que « cette forte progression est toutefois nuancée par le fait que seule la moitié des potentiels électeurs de Valérie Pécresse sont aujourd’hui certains de leur choix ». Cette phrase n’a pas été reprise par les médias.

M. Vincent Thibault. Je souhaite également apporter un complément sur le redressement. Les redressements respectifs de M. Macron et Mme Pécresse s’expliquent : à la lumière des résultats de la précédente élection de 2017, l’échantillon comportait un trop grand nombre d’électeurs de M. Macron, que nous avons redressé à la baisse. Simultanément, il ne comportait pas suffisamment d’électeurs de François Fillon – ce qui a d’ailleurs été le cas quasiment tout au long de la campagne – et la correction apportée a profité à Mme Pécresse.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’observe malgré tout que le candidat François Asselineau était à 0,4 % et qu’il aurait pu profiter de l’arrondi supérieur à 1 %.

M. Vincent Thibault. Il est en dessous en raison d’une deuxième décimale, qui n’est pas affichée dans ces résultats, qui sont arrondis à la première décimale.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je ne mets pas doute les résultats de vos sondages, j’essaye simplement de les éclairer, y compris pour la Commission des sondages, et j’ai bien entendu vos explications.

Je souhaite évoquer maintenant les écarts entre les échantillons, que nous avons pu retrouver dans l’ensemble des sondages. Leur analyse fait apparaître une sous-représentation de l’électorat Mélenchon quasiment systématique et chronique : ses scores sont toujours inférieurs de quatre points chez Elabe, qui n’est pourtant pas l’institut qui les minore le plus. Simultanément, vous avez indiqué que l’électorat Macron a tendance à être surreprésenté. Dans certains sondages, les écarts dans l’échantillonnage peuvent être de l’ordre de dix points. Il s’agit là d’un problème que vous vous efforcez de corriger, en dépit des difficultés, notamment parce que l’électorat Mélenchon est peut-être celui qui participe le moins à des panels et à des sondages. Cependant, il est possible de penser que ces écarts d’échantillonnage peuvent entraîner des conséquences non négligeables. Avez-vous un commentaire à formuler à ce sujet ?

M. Vincent Thibault. Il est vrai que, systématiquement, les échantillons ne comportent pas suffisamment d’électeurs de Mélenchon, quand ils contiennent parallèlement trop d’électeurs de Le Pen et de Macron. C’est la raison pour laquelle nous procédons à ces redressements ; si nous ne le faisions pas, cela pourrait nous être reproché. Grâce à ce redressement, nous replaçons les électeurs Mélenchon à leur poids en augmentant leur proportion et en diminuant simultanément ceux de Macron et Le Pen.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai pu consulter l’ensemble des données des sondeurs et établir des comparaisons. À ce titre, je répète que chez certains sondeurs, la fiabilité des redressements est parfois plus problématique que celle de votre institut.

En compagnie de mon équipe, j’ai essayé de tirer des enseignements sur le temps long, en comparant les sous-échantillonnages de Mélenchon, Le Pen, Pécresse, Zemmour et Macron, soit les cinq candidats arrivés en tête. Je rappelle que l’objectif de cette commission d’enquête consiste à évaluer les facteurs d’erreur et de proposer des solutions pour y remédier. Je n’oublie pas non plus l’exploitation médiatique de vos résultats, qui peut aboutir à des lectures sensationnalistes.

Nous avons essayé de comparer le sous-échantillonnage avec le redressement. Je suis par ailleurs conscient qu’il existe des redressements sociodémographiques, qui ont pour objet de pondérer la place de tel ou tel électeur. Néanmoins, en agrégeant les données, nous pouvons tirer plusieurs enseignements. Pour un souvenir de vote de Jean-Luc Mélenchon, on obtient un redressement nul pour un écart de -3 points ou de 1,75 point pour le même écart de sous-échantillonnage. À l’inverse, pour Mme Le Pen, il n’existe pas de sous-échantillonnage : elle est plutôt surreprésentée dans l’échantillon. Pour une surreprésentation de 5 points de son électorat dans l’échantillon de départ, le redressement sera au maximum de -1 point.

Les deux courbes des graphiques qui vous sont diffusés devraient présenter des nuages de points assez homogènes, à proximité de la régression linéaire. Mais pour Mélenchon, les écarts peuvent parfois très variables. Quelle en est la raison, selon vous ?

M. Vincent Thibault. Ces données proviennent-elles des sondages Elabe ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Oui, exclusivement.

M. Vincent Thibault. La linéarité constatée pour Marine Le Pen tient généralement au fait que d’une élection sur l’autre, son électorat lui est très fidèle. Un électeur qui a voté Marine Le Pen en 2017 a très souvent voté pour elle en 2022. Cela n’est pas toujours le cas pour Jean-Luc Mélenchon, en fonction du moment de la campagne. Par exemple, dans le sondage du 7 décembre 2021, 40 % des électeurs Mélenchon de 2017 avaient prévu de voter à nouveau pour lui en 2022. Cela signifiait qu’à ce moment-là, 60 % des électeurs de 2017 envisageaient de voter pour un autre candidat de gauche. Puisque l’échantillon faisait apparaître une sous-représentation des électeurs Mélenchon en 2017, le redressement ne s’appliquait pas en totalité sur le candidat Mélenchon de 2022.

En revanche, à mesure que la campagne a avancé, le socle électoral de 2017 s’est peut-être reformé autour de Jean-Luc Mélenchon. Dans ce cas, le redressement s’est beaucoup plus porté sur ce candidat qu’à un moment où son électorat était plus dispersé. Mais il est vrai que ce phénomène de dispersion était particulièrement observable pour Jean Luc Mélenchon, alors qu’Emmanuel Macron ou Marine Le Pen récupéraient 60 % à 70 % de leur électorat.

M. Bernard Sananès. La dynamique de campagne est effectivement un élément clé à prendre en compte. Plus la campagne a avancé, plus Jean-Luc Mélenchon a retrouvé son électorat de gauche, autour de la mécanique du « vote utile », qui est fédératrice.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Cette explication comporte une certaine logique. Néanmoins, le sous-échantillonnage de -3 points redressé de 0,25 point intervient en fin de campagne. Cela n’est pas logique, le redressement devrait être bien plus élevé. Nous avons parfois l’impression que les redressements peuvent consister à lisser des effets de variation très forts à l’intérieur des sondages.

La situation était assez similaire pour Valérie Pécresse, marquée par une sous-représentation ou, à tout le moins, une sous-déclaration de l’électorat Fillon. Mais le souvenir du vote peut être modifié, car certains électeurs ne se souviennent plus pour qui ils ont voté lors de la précédente élection. Cela ne pose pas de problème en soi : je ne suis pas sûr que tous les députés se souviennent de leur premier vote à 18 ans.

Je souhaite revenir sur le fameux sondage concernant Valérie Pécresse, dont j’ai parlé précédemment. En l’espèce, sa courbe de redressement est assez homogène ; les nuages de points ne s’écartent pas trop de la régression linéaire, à l’exception du sondage du 7 décembre 2021, qui faisait émarger la candidate à 20 % et la plaçait gagnante au second tour. Quelle en est la raison ? S’agit-il d’une volonté de produire du sensationnel, comme l’évoquait la Commission des sondages ? Cela est-il inhérent à un début de campagne, qui rend les évaluations difficiles ? Pourquoi existe-t-il un tel écart à la moyenne sur ce sondage ?

M. Vincent Thibault. Pour pouvoir vous répondre intégralement, il faudra que nous regardions ce sondage dans le détail, avant de revenir vers vous. Je précise que le redressement est purement mathématique et statistique.

Si je comprends bien votre question, sur ce sondage, le souvenir du vote est établi à - 3,5 points, produisant un redressement de +3 points, alors que la dynamique est différente pour tous les autres sondages. L’écart en points est plus marqué lorsque la candidate a été mesurée à 20 % que lorsqu’elle a été mesurée à 5 % ou 6 %, plus tard dans la campagne.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il faudrait effectivement pouvoir faire figurer l’ensemble des dates sur le graphique. Mais la semaine suivante, il existe également une donnée de -3 points en souvenir de vote.

M. Vincent Thibault. En réalité, sur votre graphique, il aurait fallu centrer, normer toutes les données. Un même écart en pourcentage produit des effets différents selon que les chiffres auxquels ils s’appliquent sont faibles ou élevés. Une autre possibilité pour vous consiste à produire ce travail en variation de pourcentage plutôt qu’en points.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous avons conduit un travail assez considérable. Les données brutes du sondage du 7 décembre 2021 font apparaître la candidate Pécresse à 16,4 % ; deux semaines plus tard, elles sont quasiment similaires, à 16,2 % et un sous-échantillonnage corrigé par l’abstention se situe à peu près au même niveau. En revanche, le redressement est passé de 20 % dans le premier sondage à 17 % dans le deuxième.

Comment est-il possible qu’un même sous-échantillonnage et un même résultat brut conduisent à des différences de trois points dans le redressement, à seulement quinze jours d’intervalle ?

M. Vincent Thibault. Le report de voix diffère. Début décembre, la proportion d’électeurs, notamment de François Fillon, qui ont l’intention d’aller voter pour Valérie Pécresse, est plus élevée que deux semaines à trois semaines plus tard, car sa dynamique a été très éphémère. Dès lors, l’impact du redressement de l’échantillon sur l’intention de vote n’est pas le même.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je comprends la logique à l’œuvre. Néanmoins, ce point doit être éclairé, notamment pour la Commission des sondages. En effet, cette dernière ne dispose pas nécessairement des moyens humains pour procéder à l’analyse que nous avons menée ; nous disposions de temps et de l’ensemble des sondages, ce qui nous a permis de réaliser des comparatifs entre les sondages. Pour conduire notre travail, nous ne disposions que des données que vous fournissez à la Commission des sondages, nous n’avions pas les données détaillées que vous pouvez posséder.

M. Vincent Thibault. Les données relatives aux reports de voix figurent toujours dans le rapport.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je me suis fondé sur les données qui sont celles que vous envoyez à la Commission des sondages. Je ne disposais pas de celles concernant le détail des reports à l’intérieur du sous-échantillon des personnes qui ont déclaré avoir voté pour François Fillon. Sur la base des éléments en ma possession, je ne peux pas savoir si vous me dites la vérité ou si vous me mentez. Je vous fais cependant confiance, puisque vous avez prêté serment de dire la vérité au début de l’audition. Une autre possibilité consisterait pour vous à envoyer davantage de données à la Commission des sondages. Cependant, celle-ci n’est pas forcément dimensionnée pour pouvoir rendre des avis sur l’ensemble des sondages lorsque ceux-ci sont très nombreux, en période électorale. Cela a par exemple été le cas pour une période en 2022.

Je souhaite aussi évoquer deux sondages de fin de campagne présidentielle qui concernent Jean Luc Mélenchon. Un sondage du 2 avril 2022 présente un sous-échantillonnage de -2 points le concernant, que vous redressez de 1,75 point. Un autre sondage, dans les derniers moments de la campagne, était affecté par un sous-échantillonnage de -5 points, mais vous l’avez également redressé de seulement 1,75 point.

Les tableaux sur lesquels nous avons travaillé avec mon équipe vous sont actuellement diffusés. Ils présentent en pourcentage l’échantillon Mélenchon corrigé par l’abstention, le résultat brut de Mélenchon, son résultat redressé et le résultat tel que vous l’avez publié. Je souhaite m’arrêter sur l’écart de redressement, qui figure à la dernière colonne du tableau.

Pour un même niveau de sous-échantillonnage, les corrections peuvent être complètement variables alors qu’il s’agit des derniers moments de la campagne. Or a priori, à mesure que l’on se rapproche du premier tour, les choix des électeurs s’affinent, en particulier si l’on se fonde sur les souvenirs de vote. Mais dans ces sondages, on passe d’un sous-échantillon Mélenchon corrigé par l’abstention de -1,7 point à -5,4 points en six jours et à des résultats bruts de 13 % et 15,5 %. Mais les redressements publiés montrent une forme de lissage de la dynamique. En remontant dans le temps, les résultats bruts de vos sondages sont les suivants : 11,9 % ; 12,1 % ; 12,2 % ; 13,9 % ; 14,8 %. Finalement pour les deux sondages que je mentionnais, vous pratiquez le même redressement quand bien même les sous-échantillonnages sont totalement différents. J’avoue éprouver beaucoup de difficultés à me l’expliquer.

M. Bernard Sananès. Sur le plan analytique, cette campagne 2022, très atypique, a enregistré des mouvements très fréquents d’arbitrage entre candidats estimés comme proches sur le plan idéologique. Pour la droite extrême, des arbitrages sont intervenus entre les candidats Le Pen et Zemmour ; d’autres sont intervenus entre Macron et Pécresse ; et le candidat Mélenchon a profité dans les derniers jours de la dynamique du vote utile. En résumé, ces fluctuations ont été nombreuses. De mémoire, lors des dix derniers jours précédant le premier tour, 33 % ou 37 % des électeurs indiquaient qu’ils étaient susceptibles de changer d’avis.

M. Vincent Thibault. Comme je l’indiquais précédemment, les reports de voix peuvent évoluer d’un sondage à l’autre. Dans votre tableau est isolé le redressement politique, mais il ne faut pas oublier l’ensemble des autres données qui sont intégrées dans le redressement. La structure d’un échantillon est affectée par l’aléa, elle se modifie chaque semaine. À titre d’exemple, il conviendrait de creuser le sous-échantillon de -5,4 points sur l’électorat Jean-Luc Mélenchon que vous avez mentionné. En résumé, il n’est pas possible d’isoler uniquement la variable politique dans le redressement, car d’autres variables entrent en jeu et il convient de les prendre en compte. Il est difficile d’isoler seulement un critère et de conclure sur son impact même si, intellectuellement, cet exercice est intéressant.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je partage l’idée d’un intérêt intellectuel à cet exercice. Les critères qui fondent la constitution d’échantillons sociodémographiques ne sont peut-être plus forcément adaptés.

M. Vincent Thibault. Nous y réfléchissons.

M. Antoine Léaument, rapporteur. À titre d’exemple, comment considérer un chauffeur ou un livreur Uber ? S’agit-il d’un chef d’entreprise, d’un salarié, d’un ouvrier ?

M. Vincent Thibault. Nous travaillons à partir des données et catégories Insee.

Par ailleurs, nous ne pouvons malheureusement redresser que sur des données observables, mesurables, connues. Si l’Insee publie demain une autre classification qui nous paraît plus pertinente pour maîtriser les comportements électoraux, nous l’utiliserons.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je partage ce point de vue et la nécessité de creuser ces questions techniques. Encore une fois, je ne vous adresse pas de reproche, je pense que vous vous efforcez de produire le travail le plus correct possible.

Néanmoins, les redressements et les pondérations politiques associées posent de nombreux problèmes, comme le sous-échantillonnage ou le sur-échantillonnage chronique de certains candidats. Le deuxième problème concerne le souvenir de vote, qui n’est pas une donnée totalement fiable.

Spécialiste de sociologie électorale, j’ai été ravi de pouvoir réaliser ces tests. À ce titre, nous avons effectué des redressements purement politiques plutôt que sociodémographiques, à partir de vos données brutes. Nous avons ainsi travaillé sur des reports de voix dans le temps, en estimant qu’une personne qui avait voté pour un candidat voterait à nouveau pour lui. Je sais bien qu’il ne faut pas raisonner uniquement de la sorte, mais en utilisant cette méthode, nous avons obtenu des résultats quasiment identiques à ceux de l’élection présidentielle, à la différence près que le candidat Mélenchon passait devant la candidate Le Pen.

Si une telle méthode avait été employée lors de la campagne, le discours médiatique aurait été différent, quand il n’a présenté l’élection de 2022 que sous l’angle d’un duel inévitable entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Or en effectuant des redressements purement politiques, dont je ne méconnais pas la limite, nous observons que dès le mois de mars, les trois candidats arrivés en tête au premier tour étaient bien plus proches que cela n’a été présenté à l’époque.

En résumé, un redressement purement politique permet d’obtenir un résultat plus conforme aux chiffres du premier tour et plus proche des dynamiques à l’œuvre dans la campagne.

M. Bernard Sananès. Même si l’écart était supérieur à la réalité constatée le dimanche soir du premier tour, la progression du candidat Mélenchon a été réelle. En conséquence, les électeurs n’ont pas considéré que le match était déjà joué. Nous avons d’ailleurs déjà conduit ce débat sur le rôle des sondages lors de la précédente audition. De nombreux médias rappellent d’ailleurs que les sondages offrent un instantané et qu’ils ne font pas tout. Sinon, à quoi serviraient la campagne, les mains serrées, sur les marchés, les kilomètres de route parcourus, les réunions publiques ? Votre objectif consiste bien à faire évoluer les sondages et de notre côté, nous ne sommes pas là pour « faire » la campagne.

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Je vous remercie pour l’ensemble des éléments fournis, qui sont très intéressants.

Je me permets de rebondir sur votre dernier point, car il renvoie à une interrogation qui me semble importante. Vous estimez que si les sondages avaient modifié en dernière instance le comportement de vote, nous n’aurions pas connu la progression de voix constatée en faveur de Jean-Luc Mélenchon entre les derniers sondages et les résultats du premier tour, de l’ordre de trois à quatre points selon les instituts.

De manière contre-factuelle, il est à l’inverse possible de considérer qu’en dépit des sondages, une surmobilisation de l’électorat Mélenchon est intervenue. En revanche, les sondages ont a peut-être contribué à « fixer » les électorats Hidalgo, Jadot, Roussel, qui en réalité ont réalisé « leur » score. C’est la raison pour laquelle je m’inscris complètement en faux face à la thèse du vote utile : je considère que le vote Mélenchon n’a pas relevé d’un vote utile lors de la dernière élection présidentielle. En effet, dès le mois précédent le premier tour, une dynamique propre pouvait être discernée.

Votre institut, comme d’autres, évalue les certitudes d’aller voter auprès des électeurs. Or il n’est pas nécessaire d’être un grand spécialiste en sociologie électorale pour savoir que l’électorat de gauche, populaire, se déclare souvent certain d’aller voter au dernier moment. Je m’interroge donc sur la pertinence de ces sondages à trois ou quatre mois de l’échéance, dans la mesure où ils sont extrêmement en décalage avec les résultats finaux.

À l’inverse, l’écart entre les derniers sondages et le résultat réel du candidat Mélenchon au premier tour a peut-être empêché un certain nombre d’électeurs dits du bloc social-démocrate, de voter utile en faveur de ce même candidat. Je le dis d’autant mieux que j’ai pu constater cet effet, sur le terrain. Je souhaite donc vous interroger sur la pertinence d’inclure cette nouvelle méthode de certitude de vote.

M. Bernard Sananès. Nous publions ces éléments, mais il n’est pas possible de produire des redressements à partir de ceux-ci. En revanche, nous en tenons compte pour conduire notre analyse et formuler nos commentaires. Par exemple, quand un candidat progresse fortement sur une vague, la certitude du choix de vote en faveur de celui-ci diminue, dans la mesure où une partie de l’électorat n’est pas « fixée ».

M. Emeric Salmon (RN). Contrairement aux propos de Monsieur le rapporteur, je me rappelle très bien mon premier vote, lorsque j’avais 19 ans : j’avais voté « non » à Maastricht en 1992. De la même manière, je me souviens de tous mes votes lors des élections présidentielles.

Ensuite, je ne partage pas entièrement les propos du rapporteur et du président ; je pense effectivement que le vote utile existe. Je ne surévalue pas non plus le poids des sondages ; les électeurs sont suffisamment matures pour voter comme ils l’entendent. Ils se servent des informations qu’ils lisent dans les débats, dans les analyses qu’ils consultent, dans les programmes et probablement dans les sondages. Il s’agit d’un tout et il ne faut pas réduire l’intelligence des électeurs à une simple copie de ce qu’ils lisent dans les sondages, dont je ne remets pas en cause l’utilité.

Ensuite, je souhaite revenir sur certains éléments techniques, comme ceux qui vous conduisent à procéder à des arrondis pour atteindre un total de 100 % d’intentions de vote. Ne faudrait-il pas revoir ce procédé ? Ne serait-il pas pertinent de plus détailler vos échantillons dans la notice présentée au grand public, afin de rendre cette information plus visible ?

M. Bernard Sananès. Nous sommes favorables à tout élément pouvant concourir à la transparence, puisque nous nous efforçons de faire notre métier honnêtement et consciencieusement. De la même manière, nous sommes très conscients de notre responsabilité dans le cadre du débat public.

S’agissant du sondage de décembre 2021, je ne regrette pas d’avoir procédé à l’arrondi à la baisse, mais sans doute de ne pas l’avoir expliqué, y compris dans notre rapport, pour une meilleure compréhension de ceux qui s’intéressent à ces travaux. Je rappelle enfin que nous travaillons dans des délais souvent très courts et que nous devons remettre la notice à la Commission des sondages en même temps que nous publions le rapport. Peut-être convient-il de prévoir une remise de rapport complétée par des informations détaillées, dans un second temps.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La Commission des sondages a indiqué, à propos d’un sondage réalisé par un institut qui n’est pas le vôtre, que les résultats n’auraient jamais dû être publiés tant ils sont critiquables… Je m’interroge par ailleurs sur la pertinence de produire des sondages si loin de l’échéance présidentielle, parfois plusieurs années avant, sans même que l’on connaisse les candidats. Cela contribue à construire un récit médiatique, un paysage politique, qui peuvent influencer. Des régulations existent déjà, notamment à travers la Commission des sondages. Cependant, un enjeu de notre commission d’enquête est d’améliorer la « critiquabilité » des sondages, dans la mesure où le grand public n’a pas accès aux données que j’ai pu consulter en ma qualité de rapporteur et que j’ai pu exploiter en tant que spécialiste du sujet.

Or le critère fondamental de la science repose sur la reproductibilité de l’expérience : si un scientifique ne peut pas reproduire l’expérience ni utiliser les données brutes, comment peut-on valider le caractère scientifique d’un sondage ? J’entends que vous indiquez que des données supplémentaires pourraient être apportées à la Commission des sondages. J’en prends note et vous remercie d’avoir répondu à nos questions, de manière détaillée.

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Je vous remercie.

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*     *

  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos, et M. Jean-François Doridot, directeur général Public Affairs France (mardi 29 avril 2025)

M. le président Pierre-Yves Cadalen. Pour donner suite à la table ronde organisée le 26 mars dernier, M. le rapporteur a souhaité recevoir individuellement les représentants de plusieurs instituts de sondage, dont vous êtes, messieurs.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Brice Teinturier et M. Jean-François Doridot prêtent successivement serment.)

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai usé de mes prérogatives de rapporteur de commission d’enquête parlementaire pour obtenir de la Commission des sondages qu’elle me transmette les données brutes que vous avez utilisées pour établir certains sondages, dont la liste vous a été adressée. J’ai agrégé ces données pour approfondir certains thèmes. Je me suis également fait communiquer les échanges ayant eu lieu entre la Commission des sondages et les sondeurs, et certaines notices techniques rédigées par les experts de cette commission.

Le premier sondage dont il sera question a été publié le 5 juillet 2024, à quelques jours du deuxième tour des élections législatives. Bien qu’il soit fondé sur un échantillon énorme, et rarissime, de 10 000 personnes, la Commission des sondages observe que les quotas sociodémographiques ne sont pas toujours respectés. Elle note la surreprésentation, à + 4, des CSP+, notamment les cadres supérieurs, et des retraités à presque + 6. Je constate pour ma part que la représentation des ouvriers est inférieure de 3,5 à ce qu’elle devrait être. Comment expliquez-vous de tels écarts sociodémographiques, alors qu’un échantillon aussi large devrait à peu près correspondre à la population ?

M. Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos. La grande taille d’un échantillon n’apporte malheureusement pas la garantie d’une parfaite représentativité. C’est tout l’intérêt du redressement, qui permet de corriger les biais, dont le biais classique du déficit d’ouvriers et de surreprésentation des CSP+. S’il suffisait d’interroger beaucoup de monde pour disposer d’emblée d’un échantillon parfaitement représentatif, notre métier serait assez simple, mais les choses sont plus complexes car il n’y a pas de lien direct entre les deux éléments.

M. Jean-François Doridot, directeur général Public Affairs France d’Ipsos. Comme le relève la Commission des sondages dans son rapport sur l’élection présidentielle, ce dispositif est particulier. Il s’agit d’enquêtes réalisées pour le Cevipof sous la forme d’un panel électoral : nous réinterrogeons des individus, suivis pour certains depuis 2015 lors d’une enquête relative à l’élection présidentielle de 2017, afin de retracer leur parcours électoral, ce qui intéresse les chercheurs. Que nous privilégiions le suivi du plus grand nombre possible de personnes ayant déjà répondu à des vagues précédentes explique que nous ne recherchions pas nécessairement des quotas parfaits puisqu’il y aura redressement ensuite et que, comme il vient d’être dit, les grands échantillons ne favorisent pas la réalisation des quotas ; ce n’est pas un obstacle réel. En revanche, redresser une population de 1 000 personnes à 0,7 est mieux que redresser une population de 100 personnes.

M. Brice Teinturier. Nous avons créé ce dispositif en 2015 avec le Cevipof pour suivre la trajectoire des changeurs. Notre objectif premier est de comprendre ce qui se passe lors d’une élection. De ce point de vue, c’est un outil unique puisque nous interrogeons les mêmes électeurs d’une vague à l’autre. Cela nous permet de comprendre les changeurs, qui sont de deux sortes. Il y a d’une part les gens dont la mobilisation évolue : certains électeurs ayant dit lors d’une première vague ne pas avoir l’intention d’aller voter peuvent déclarer lors d’une vague suivante qu’ils en ont l’intention, et le phénomène inverse se produit aussi. D’autre part, il y a ceux qui passent d’un candidat à l’autre. Cet outil permet de mesurer ces flux et de les combiner pour appréhender ce qui se passe. La taille de l’échantillon a évidemment son importance. Parce que nous avons démarré les recrutements en 2015, la cohorte connaît une attrition au fil du temps – certains individus ne veulent plus répondre, d’autres meurent – et nous devons donc reconstituer l’échantillon. Mais l’objet premier de ce dispositif est, je le redis, de disposer d’une cohorte permettant de suivre les changeurs. On applique ensuite des redressements pour avoir un échantillon à chaque fois strictement représentatif.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est un outil intéressant pour essayer de percevoir des dynamiques électorales. Je vous pose des questions à ce propos parce que la Commission des sondages s’est elle-même interrogée, et aussi parce que, quand on dispose d’un aussi gros échantillon, on pourrait peut-être en laisser une partie de côté pour essayer d’obtenir une correspondance plus exacte avec la population.

La Commission a aussi noté que vous avez réalisé une projection en sièges sur la base de ce sondage, mais qu’elle n’a pas accès à un sondage d’intentions de vote. Ses documents internes contiennent à ce propos des commentaires pour partie aimables et pour partie durs à votre égard, disant qu’Ipsos a respecté les recommandations de la commission…

M. Brice Teinturier. C’est l’essentiel !

M. Antoine Léaument, rapporteur. … mais aussi que « la notice n’est pas très complète, il manque les intentions de vote ». C’est un peu moqueur. Vous faites donc une projection en sièges dont la Commission des sondages ignore sur quelle base elle repose puisqu’elle ne dispose pas des intentions de vote pour le second tour. Elle ne vous en fait pas le reproche mais s’interroge sur la manière dont vous vous y prenez pour donner des projections en sièges dans ces conditions.

M. Jean-François Doridot. Ce sondage a eu lieu entre les deux tours et nous avons évidemment réalisé une enquête sur les intentions de vote. Vous aurez noté qu’Ipsos a décidé de ne pas faire de projection en sièges avant le premier tour parce que ces projections se font circonscription par circonscription. Il est bon d’avoir le résultat du premier tour pour savoir la configuration, surtout quand les configurations de second tour changent énormément du lundi au mardi, et même jusqu’au mardi à 18 heures. La Commission des sondages ne nous a pas fait les remarques que vous mentionnez. Nous aurait-elle téléphoné pour nous demander de lui adresser les intentions de vote qu’elle les aurait eues dans la demi-heure. Si nous ne les lui avons pas envoyées, c’est parce qu’elle avait déclaré qu’elle ne contrôlerait pas les simulations en sièges.

Je reviens à votre question précédente : pourquoi avions-nous besoin d’un effectif très large, même si l’échantillon pouvait être déformé ? C’est qu’au second tour on mesure des intentions de vote configuration par configuration – Rassemblement national contre Nouveau Front populaire, Ensemble contre Rassemblement national… – et les triangulaires. À partir de ces intentions de vote, on établit des matrices de report de voix entre les premier et le second tours que l’on applique à chaque circonscription où existe une de ces configurations. Cela explique la nécessité et l’avantage d’un dispositif fondé sur une cohorte de 10 000 cas. Les configurations étaient moins éclatées qu’au soir du premier tour mais elles le restaient ; nous avions donc besoin d’effectifs solides par configuration.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Cette réponse est tout à fait satisfaisante, la Commission des sondages ayant dit qu’elle ne vérifierait pas ce point. Peut-être ses experts n’en étaient-ils pas informés, peut-être auraient-ils souhaité davantage de données brutes, je ne sais.

M. Brice Teinturier. Nous les leur transmettrions volontiers.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ma question suivante est un peu plus dure et je vous invite à dire la vérité.

M. Brice Teinturier. Nous avons prêté serment de le faire.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Au cours de la table ronde du 26 mars, vous avez déclaré que la discussion avait « au moins le mérite de démystifier l’idée que ces redressements, qui sont absolument nécessaires, changent les résultats d’une intention de vote de trois ou quatre points. En réalité, cela ne modifie les résultats que d’un ou deux points au maximum ». Or j’ai les données brutes que vous avez fournies à la Commission des sondages, et ce n’est pas tout à fait ce que j’ai constaté. Maintenez-vous ce propos ou saisissez-vous l’occasion que je vous donne de le modifier ?

M. Brice Teinturier. Dans la majorité des cas, il n’y a pas de différence substantielle entre les résultats bruts et les résultats redressés. Mais, sincèrement, nous n’avions pas en mémoire toutes les enquêtes que nous avons réalisées il y a 3 ans quand nous nous adressions à vous le 26 mars dernier et il est possible que dans certaines enquêtes l’effet du redressement ait été supérieur à 2 ou 3 points. Cela peut évidemment se produire : tout dépend du point de départ de la reconstitution et de l’effet du redressement sociologique et politique. Nous souhaitions principalement appeler l’attention sur le fait que dans les années 1980 et 1990, quand les enquêtes étaient faites par téléphone, la reconstitution du vote antérieur était très éloignée de la réalité, si bien que le redressement avait un effet puissant – et tant mieux, car en eût-il été autrement que les résultats de l’enquête auraient été très largement faux. Les reconstitutions de votes dans les enquêtes en ligne permettent que l’effet des redressements soit beaucoup moins brutal qu’il l’était à cette époque. Mais il y a sûrement eu des enquêtes pour lesquelles les redressements ont eu un effet plus fort.

M. Jean-François Doridot. Lorsque nous avons pris connaissance de votre déclaration sur le fait que vous aviez trouvé des écarts supérieurs à 10 points entre données brutes et données redressées, je me suis jeté sur les listings, puisque c’est moi qui avais parlé d’« un ou deux points ». J’ai constaté qu’en effet, même chez Ipsos, les variations sont parfois plus élevées que celles évoquées le 26 mars dernier. Pour l’enquête qui vous préoccupe le plus, c’est-à-dire le dernier sondage avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2022, j’ai noté une différence de 3,5 points pour Emmanuel Macron entre le brut, à 30, et le redressé, à 26,5.

Je précise que la différence entre brut et redressé dépend de la force du candidat : on peut trouver un écart de 3,5 points pour Emmanuel Macron, on ne peut pas le trouver pour Yannick Jadot, Valérie Pécresse ou Éric Zemmour. Si la force du candidat est de 30, c’est 10 % de cette force ; si la force du candidat est de 10, l’écart sera de 1 point. D’autre part, j’ai l’impression que le fantasme porte surtout sur le redressement politique. Mais parce que, vous l’avez montré, nos enquêtes ne sont pas parfaites en termes de quotas, nous opérons aussi des redressements sociodémographiques et la Commission des sondages n’a pas ces indications. J’ai analysé ce qu’il en a été pour cette enquête en ce qui concerne Emmanuel Macron. Sur les 3,5 points d’écart, 1,5 point est dû au redressement sociodémographique – le panel de 2024 étant le même que celui de 2022, avec à peu près les mêmes déformations – et 2 points sont dus au redressement politique. En résumé, oui, un écart de plus d’un ou deux points est possible. Pour ce qui est des 10 points, si vous l’avez écrit, je suppose que vous l’avez constaté, mais je ne l’ai pas trouvé.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ce n’est pas chez Ipsos. Cependant, la discussion devient beaucoup plus intéressante quand je dispose des données brutes : cela m’a permis de constater des écarts de redressement supérieurs à 2 points dans 28 de vos sondages réalisés du 3 septembre 2021 au 8 avril 2022. Vous n’êtes pas de ceux chez qui les écarts sont les plus forts, mais nous avons vu, ailleurs, des sondages dans lesquels des candidats sont donnés à 36 dans une colonne de redressement et à 46 dans une autre ; on voit là que le poids du redressement politique peut jouer très fortement. Pour l’essentiel, nous avons constaté en agrégeant les données la surestimation globale de l’électorat Macron, qui correspond d’ailleurs assez bien à la surreprésentation des CSP+ et des retraités et à la sous-représentation des ouvriers évoquées précédemment. Nous avons dressé la liste des sondages qui vous concernent. Ce n’est pas spécialement pour vous dire que vous avez menti devant une commission d’enquête mais pour essayer d’éclairer la suite de la discussion.

Je concentrerai mes questions sur un autre sondage, réalisé pour France Info/Le Parisien et spécimen type en ce qu’il conjugue de nombreux problèmes. D’abord, faire en septembre 2021 un sondage portant sur l’élection présidentielle de 2022, ce n’est tout simplement pas possible à mon sens – à cette date, on ne sait même pas qui sont tous les candidats ! De plus, vous faites le choix de prendre pour base les seules personnes se déclarant certaines d’aller voter à l’élection présidentielle huit mois plus tard. Cela vous donne un effectif réel de 410 personnes. C’est vraiment peu, et cela a pour effet que 2 personnes peuvent créer un écart de 0,5 point. Ces variations assez fortes avec un échantillon assez faible nous conduisent aux intervalles de confiance. Vous avez l’honnêteté de les expliciter, mais assez discrètement : pour comprendre que l’échantillon réel est de 400 personnes qui se sont dites certaines d’aller voter et non de 900, il faut se reporter aux indications écrites en renvoi, en petits caractères. Quelle est la validité scientifique d’un échantillon aussi faible avec des écarts qui peuvent être aussi forts, à une telle distance de l’élection présidentielle ?

M. Brice Teinturier. Est-il légitime de faire une enquête sur des intentions de vote huit mois avant le scrutin, alors même, avez-vous précisé, que l’on ne connaît pas la liste des candidats officiels ? Je vous retourne la question : à partir de quel moment jugez-vous qu’il serait légitime de faire une enquête sur les intentions de vote lors de l’élection présidentielle ? Si l’on prend pour critère les candidatures officielles, il ne faudrait faire d’enquête de ce type qu’au moment de leur dépôt, et donc très peu de temps avant le scrutin. Vous voyez bien qu’il n’y a pas de bonne réponse à cette question. De même, on ne peut savoir quand la campagne commence réellement ; c’est une question de sciences politiques irrésolue. Il y a effectivement un relatif arbitraire dans le choix de commencer les enquêtes six mois, un an ou deux ans avant un scrutin. Nous essayons, vous l’avez peut-être remarqué, de ne pas faire d’enquêtes d’intentions de vote à l’élection présidentielle trop longtemps avant qu’elle ait lieu, c’est-à-dire 3 ans ou 2 ans auparavant, a fortiori si d’autres élections auront lieu entre-temps.

Cela dit, je revendique la possibilité de faire une enquête sur les intentions de vote à l’élection présidentielle 8 mois avant le scrutin, même quand on ne connaît pas les candidats. Je préférerais qu’on les connaisse mais, quoi qu’il en soit, cette enquête nous permet de poser un point zéro et de définir des hypothèses. Sans reprendre la discussion que nous avions eue en mars dernier, personne ne pense ni ne dit que les conclusions obtenues prédiraient un résultat futur. Cette enquête permet de poser les rapports de force politiques à ce moment-là et c’est intéressant pour comprendre comment les choses évolueront. C’est pourquoi me plaît l’idée d’un point zéro à un an d’une élection. En tous les cas, il n’y a pas de bonnes règles, et je mets quiconque au défi de me dire quel serait le supposé bon moment où il serait légitime – et donc, auparavant, illégitime – de faire de telles enquêtes.

La taille de l’échantillon n’est pas très importante, c’est un fait. Nous sommes d’accord : mieux vaut, et nous nous y efforçons, travailler sur des échantillons de 1 500, 3 000 ou 10 000 personnes que sur des échantillons plus réduits. Cela n’est pas toujours possible et on peut le regretter mais, j’y insiste à nouveau, ce critère seul ne suffit pas. Il y a même un piège consistant à dire que disposer d’un échantillon très important permet des marges d’erreur très réduites. Je crois me souvenir vous avoir dit en mars que jamais je ne soutiendrais, même avec un échantillon de 10 000 personnes pour lequel, statistiquement, la marge d’erreur est réduite à 0,5 en fonction de la dispersion des résultats, que le sondage est fiable à 0,5. Ce serait de la folie, car il y a des biais de recueil et d’autres biais. Donc, l’échantillon est faible, c’est exact et qu’il faille faire avec des échantillons plus importants, je vous l’accorde volontiers et nous nous y efforçons.

Faut-il prendre l’ensemble de l’échantillon pour avoir une supposée garantie supplémentaire ? Il n’y a aucune cohérence à élaborer des intentions de vote en tenant compte de personnes ayant dit d’emblée qu’elles n’iraient pas voter. Vous direz sans doute que, puisqu’on est très en amont du scrutin, la participation évoluera progressivement en fonction de la campagne et des enjeux. C’est la logique générale mais elle n’est pas absolue. Des événements de campagne peuvent contrecarrer cette tendance ; de plus, on ne peut anticiper ce que sera le niveau de participation réel et nous savons d’expérience que la notice a plutôt tendance à le surestimer. Mieux vaut donc s’en tenir à ce niveau de mobilisation pour élaborer des intentions de vote puis voir comment elle évolue et rester sur cette dynamique, puisque nous ne pouvons changer nos règles du jeu, plutôt que déclarer qu’il faudrait prendre – j’aimerais savoir pour quelle raison – l’ensemble de l’échantillon, y compris les gens disant qu’ils n’iront pas voter.

M. Jean-François Doridot. Je ne peux évidemment affirmer que toutes les personnes s’étant dites « certaines d’aller voter » en cochant la note 10 iront toutes voter et que celles qui se déclarent « presque certaines d’aller voter » en cochant la note 9 n’iront pas voter. Mais Brice Teinturier l’a dit, le but n’est pas d’évaluer la participation mais de constituer la base ressemblant le plus à la population qui, au moment de l’enquête, a vraiment l’intention d’aller voter. Or, les deux dernières élections présidentielles exceptées, la base la plus proche est constituée de ceux qui cochent la note 10. D’autre part, nous sommes tenus de respecter les consignes de la Commission des sondages, notamment celle de ne pas modifier notre base durant la campagne, ce que nous comprenons : la changerions-nous toutes les deux ou trois semaines que vous seriez les premiers à nous en faire le reproche, en nous disant qu’il n’y a alors pas de comparaison possible. Aussi, parce que nous savons qu’en fin de campagne, un échantillon basé sur ceux qui ont coché la note 10 est d’une représentativité très nettement supérieure à un échantillon basé sur ceux qui ont coché les notes 9 et 10, il est vrai que nous tendons, même six mois avant le scrutin, à ne retenir que ceux qui ont coché la note 10. Ils étaient 53 % dans cette enquête, ils auraient été 69 % si nous avions retenu aussi ceux qui avaient coché la note 9.

M. le président Pierre-Yves Cadalen. En procédant de la sorte, vous aggravez le problème d’un échantillon qui, pour commencer, sous-représentait les ouvriers, les employés et les plus jeunes, ceux-là mêmes qui sont le moins certains d’aller voter. Cette pratique pose un problème politique essentiel car vous construisez ainsi une photographie des rapports de force politiques à six ou à huit mois de l’élection dans laquelle une partie de la population – les plus jeunes et les classes populaires –, déjà largement maintenue en périphérie des institutions, est sous-représentée.

M. Brice Teinturier. La réalité, c’est que l’on constate, le jour du vote, que les ouvriers et les jeunes se mobilisent moins que les plus âgés et les catégories dites CSP+. C’est un fait, ce n’est pas l’effet d’une construction par le biais de nos échantillons. Votre argument est de dire « c’est encore plus vrai six mois avant, donc vous ne devriez pas le faire ». Mais quelle serait la méthode alternative ? Prendre tout le monde et donc élaborer des intentions de vote sur l’ensemble du corps électoral alors que des individus nous disent qu’ils n’iront pas voter ? Mais ensuite, comment mesurer l’évolution de la participation ? On ne peut pas considérer la croissance de la mobilisation comme une loi d’airain car des événements peuvent percuter une campagne électorale et faire qu’elle baisse après avoir monté. Rappelons-nous les élections municipales qui ont eu lieu en pleine pandémie. J’entends votre argument et j’en perçois la logique : comme les ouvriers et les jeunes ont davantage voté pour Jean‑Luc Mélenchon, vous avez le sentiment que cet échantillonnage vous pénalise davantage que d’autres formations politiques. Mais cela renvoie à une réalité, la capacité de mobilisation rapide ou moins rapide d’un électorat qui est en lui-même plus abstentionniste. On ne peut reprocher à l’instrument de ne pas résoudre ce problème réel.

M. Jean-François Doridot. Surtout, on ne peut être certain que la progression des intentions de vote pour Jean-Luc Mélenchon qui s’est produite en 2017 et en 2022 se reproduise aux prochaines élections, quelles qu’elles soient. Le débat actuel me rappelle celui qui a eu lieu au sujet du Front national dans les années 1990 et 2000 : on nous reprochait souvent de le sous-estimer parce que ses électeurs se mobilisaient en fin de campagne. Ce n’est plus le cas : au contraire, c’est un électorat souvent très mobilisé en amont de la campagne et pourtant c’est un électorat qui, parmi les populations qui votent le moins, est très surreprésenté chez les ouvriers et les employés. On ne peut pas prendre l’hypothèse que ce qui s'est passé en 2017 et en 2022 se reproduira et qu’il y aura forcément une progression de la participation et du vote pour Jean‑Luc Mélenchon et La France insoumise. À chaque élection on rencontre des problèmes différents ; c’est la difficulté de notre métier.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je n’ai pas de reproches particuliers à formuler sur cette base, d’autant que les données détaillées montrent que l’échantillonnage peut conduire à survaloriser des candidats plutôt de gauche, mais moins à gauche que Jean-Luc Mélenchon, tels Yannick Jadot ou Anne Hidalgo, et aussi le candidat Macron, ce qui est assez logique compte tenu de la structure de l’échantillon initial. J’entends les réponses que vous m’avez faites sur la taille de l’échantillon mais je considère qu’elle peut poser des problèmes dans la perception des dynamiques, des variations de 4 ou 5 personnes entraînant des variations d’un ou deux points.

Toujours à propos de ce sondage de septembre 2021, qui montre une variation bien supérieure à 2 points entre données brutes et données redressées, je ne me suis délibérément pas intéressé à Jean-Luc Mélenchon mais à Emmanuel Macron et à Marine Le Pen. Dans l’hypothèse où Michel Barnier est candidat pour la droite, ce petit échantillon conduit à un résultat brut de 26,5 pour Macron. Comme vous considérez qu’il est surreprésenté dans l’échantillon, vous opérez un redressement qui le ramène à 21,8 soit – 5 points. Pour Marine Le Pen, la tendance est inverse : vous avez considéré qu’elle est sous-représentée dans l’échantillon, ce qui entraîne une augmentation de 3 points de la situation redressée par rapport aux données brutes. Il résulte de ces conclusions que l’on va décrire une situation politique – les médias en particulier – dans laquelle Marine Le Pen et Emmanuel Macron semblent très loin de tous les autres candidats pris dans le maelström de ceux qui ne pourraient pas atteindre le second tour. Or on est à ce moment très loin du premier tour de l’élection présidentielle, avec des candidats encore hypothétiques, et l’échantillon est tout petit. Des redressements sont faits dont je comprends la logique, mais si l’on étudie les résultats bruts, l’écart du rapport de force peut être important. Sur quelle base exactement pondérez-vous les résultats bruts ? Estimez-vous vos redressements politiques réellement pertinents à ce moment-là et sur un échantillon aussi faible ?

M. Brice Teinturier. « Vous avez considéré que… », avez-vous dit. Non : nous n’avons rien « considéré », nous avons constaté que la reconstitution du vote antérieur marque un écart de tant de points avec la réalité de ce vote. C’est la technique du redressement politique, et nous appliquons le coefficient nécessaire pour remettre cet écart au bon niveau. L’effet, de ce point de vue, est purement statistique. Il est non seulement exact mais heureux qu’il y ait des écarts entre les bruts et les redressés. Ils jouent de manière plus ou moins forte sur tel ou tel candidat selon le niveau de qualité de reconstitution du vote antérieur. Il n’y a rien de mystérieux là-dedans. Enfin, certes, plus l’effectif est important mieux c’est, sans que cela apporte une garantie complète, je vous l’ai dit.

M. Jean-François Doridot. Puisque vous disposez aussi du tableau des résultats bruts et redressés pour l’ensemble de la population, prenez ce tableau-là. On y trouvera aussi des écarts, que je ne connais évidemment pas par cœur, mais il est dommage que vous preniez pour référence un tableau dont vous savez très bien que ce n’est pas celui que nous avons publié.

Pour terminer sur ce point, à peu près toutes nos enquêtes portent sur 1 500 cas, et je pense qu’il en est de même pour nos confrères. Vous vous attardez, et vous avez raison, sur cette enquête réalisée sur 925 cas, je ne sais plus pourquoi ; peut-être les délais de publication étaient-ils brefs. Évidemment, un échantillon de 1 500 cas sera toujours mieux qu’un échantillon de 925 cas mais, Brice Teinturier vous l’a dit, même un échantillon de 10 000 cas n’est pas la panacée et que l’on trouverait quand même des écarts entre brut et redressé ; peut-être seraient-ils un peu moins importants mais ce n’est pas lié. Il est vrai qu’avec un échantillon de 925 cas, 3 personnes peuvent entraîner un écart de 0,5 point, ce qui ne sera pas le cas si 1 500 personnes ou plus sont interrogées. Mais pour calculer les écarts entre brut et redressé, les méthodes seront exactement les mêmes que l’on interroge 925, 1 500 ou 10 000 personnes.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai pris ce tableau précisément parce qu’il permettait mieux d’observer les écarts mais, une fois corrigé des gens qui n’expriment pas d’intention de vote, on obtient logiquement des résultats montrant les mêmes écarts, c’est seulement un report.

M. Brice Teinturier. Puisque vous avez manifestement analysé toutes les données, ce dont nous nous réjouissons, vous voyez qu’il est heureux que les résultats aient été redressés.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est l’objet de ma question : sur quelle base cela a-t-il été fait, en particulier pour les redressements politiques ? Nous avons agrégé les données et réalisé un grand nombre de courbes pour observer si des éléments marquants sur le plan méthodologique et scientifique apparaissaient. Ne sont projetées ici que les courbes intéressantes. Celles qui figurent sous l’intitulé « Représentation des candidats dans l’échantillon » nous ont fait nous interroger, car elles montrent en miroir la sous-représentation des gens qui se souviennent avoir voté pour Jean-Luc Mélenchon et la surreprésentation de ceux qui ont le souvenir d’avoir voté pour Emmanuel Macron dans l’ensemble des sondages réalisés entre le 30 juillet 2021 et le 8 avril 2022. Avez-vous une explication scientifique à cet étonnant effet miroir ou l’attribuez-vous au hasard ?

M. Jean-François Doridot. Ma première réponse sera : heureusement que nous redressons ! Pour le reste, je n’ai pas d’explication totale. Nous vous l’avons dit, c’est un mélange. La surreprésentation d’Emmanuel Macron est due à une surreprésentation, dans les échantillons, des catégories CSP+, un peu plus diplômées, qui auront plus tendance à voter pour lui. La sous-représentation de Jean-Luc Mélenchon est due en partie à Jean-Luc Mélenchon, au sens où la reconstitution des élections varie au fil du temps en fonction de ce que les gens pensent des personnalités concernées car ils peuvent éprouver des difficultés à dire qu’ils ont voté pour tel candidat. Nous avons connu ce problème pendant longtemps avec le Rassemblement national. Au cours de la période 2017-2022, après certains événements liés à Jean-Luc Mélenchon intervenus en 2019-2020, nous avons constaté, et je pense cela valait pour tous les instituts de sondage, que la reconstitution de vote en sa faveur était plus difficile qu’auparavant : certaines personnes disaient qu’elles n’avaient pas voté, certaines passaient à un autre électorat de gauche. C’est aussi pourquoi il vaut mieux redresser que ne pas redresser, en gardant à l’esprit que le redressement n’est pas une baguette magique qui donnerait forcément le résultat, mais que si nous n’appliquions pas un redressement politique à un échantillon, la Commission des sondages ne serait pas contente – et elle aurait raison. Le phénomène que vous avez observé s’explique par les caractéristiques sociodémographiques classiques des échantillons, dues à la propension continue, depuis fort longtemps, de l’électorat de centre-gauche ou de centre-droit à répondre plus facilement à un sondage qu’un électorat un peu plus radical, de gauche, de droite ou d’extrême droite. Mais c’est beaucoup moins vrai depuis l’apparition des enquêtes en ligne.

M. Brice Teinturier. Un peu plus loin dans le temps, on se rappellera que l’affrontement Balladur-Chirac s’est joué à 1,5 point ; or, dans les enquêtes avec reconstitution de vote antérieur faites six mois ou un an plus tard, plus personne n’avait voté pour Balladur ! Cela peut être en raison d’une démémorisation pure – un électeur de droite ayant voté pour Balladur, interrogé deux ans plus tard sur ce qu’a été son vote, se dit « Chirac » car il est légitimiste. Mais nous observons aussi avec intérêt, quand elle se produit, la baisse de la reconstitution de vote antérieur pour un candidat, en nous disant que ce candidat a quelques soucis à se faire parce que c’est le signe que sa popularité est en baisse. C’est ce qui s’est produit pour Jean-Luc Mélenchon après sa déclaration « La République, c’est moi » : elle a heurté l’opinion, et certains électeurs se rappelant avoir voté pour Jean-Luc Mélenchon ont eu du mal à l’assumer et à le dire. C’est un indicateur qui donne une dynamique pour un candidat. La reconstitution du vote est donc compliquée par de vraies démémorisations et par l’impact de l’actualité, mais dans tous les cas mieux vaut redresser que ne pas redresser, même si vous semblez en douter. Lors du référendum sur le traité de Maastricht, de beaux esprits nous disaient « un référendum, c’est différent, il ne faut pas redresser ». Ceux qui ont suivi cette voie et donné des résultats en brut étaient totalement à côté de la réalité ; ceux qui ont redressé l’échantillon ont donné 50,5 ou 50,8 points.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Les sondages que j’ai présentés n’ont pas été réalisés pendant la période où a eu lieu l’épisode que vous avez évoqué. On constate cependant un phénomène chronique qui ne peut être dû seulement à la sous-déclaration, ou alors elle est systématique et cela signifierait que vous êtes dans l’incapacité matérielle de composer un échantillon comprenant un électorat Mélenchon représentatif.

« Heureusement que nous redressons », dites-vous. C’est précisément ce sur quoi j’aimerais vos explications, car nous avons cherché à comprendre les redressements appliqués dans la durée. La ligne rouge visible dans le tableau projeté à l’écran signale le moment à partir duquel les données brutes de vos sondages montrent une augmentation assez nette des intentions de vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Jusqu’au 25 mars, on constate une stagnation autour de 11 points et ensuite, d’un coup, à la fin de la campagne, une dynamique telle que l’on passe à 12,6, puis 13,7, puis 14,6, puis 15,5 avant une petite baisse à 14,7 pour finir à 15,7. Mais quand, pour un même niveau de sous-échantillonnage politique, le redressement opéré le 20 mars entraîne une hausse de 1,5 point des intentions de vote, celui du 1er avril, alors qu’on s’approche du premier tour de l’élection présidentielle, conduit à une baisse de 0,1 point.

Plus troublant encore, avant le 26 mars, les redressements sont pratiquement constants, à 1,5, mais dès que la dynamique s’enclenche, le redressement diminue au point de devenir négatif, ce qui est rarissime. Ainsi, aussitôt que les intentions de vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon commencent à monter, vos redressements lissent cette dynamique de manière flagrante. Pourquoi ?

M. Jean-François Doridot. Il est difficile de vous répondre avant d’avoir pu analyser ces documents, que vous auriez dû nous envoyer avant. Sans écarter vos remarques, je peux déjà vous dire que deux types d’enquêtes sont sûrement mélangés : le rolling poll que nous réalisions quotidiennement pour Le Parisien/France Info d’une part, le panel Cevipof d’autre part. Ce n’est pas du tout la même chose puisque, dans le cadre du panel, nous interrogeons les mêmes personnes, ce qui offre un énorme avantage pour les restitutions de vote. Immédiatement après le premier tour de l’élection de 2022, nous leur avons demandé pour qui elles avaient voté et nous avons conservé cette information qui ne peut donc être déformée, contrairement à ce qui peut se produire dans les enquêtes quotidiennes. Je rappelle d’autre part que les mêmes types de redressement sont appliqués, que c’est contrôlé, et que les redressements portent sur des individus et non sur des scores. Nous vous apporterons une réponse plus précise après que vous nous aurez envoyé ce tableau pour que nous déterminions à quoi il correspond.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Mon équipe et moi avons fait de nombreuses courbes en reprenant les données de toutes les enquêtes que vous avez publiées, et nous avons été heurtés de constater qu’au moment où une dynamique s’engage, le redressement s’effondre.

M. Brice Teinturier. Il ne s’effondre pas, il est moins opérant.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Cela n’apparaît pas dans le tableau que je vous présente, mais quand on regarde les courbes, on voit que si on applique la même matrice de redressement politique du début à la fin, Mélenchon sort plus proche de 17 que de 15,7 dans les résultats redressés.

M. Jean-François Doridot. Bien entendu, un électorat Mélenchon à 11 ou 12, ce n’est pas la même chose qu’à 17 ou 18. Ce n’est pas le même électorat : il y a un vote utile de gauche, il y a aussi un vote de population plus diplômée, de cadres. Cet écart pourrait s’expliquer par le fait que certaines catégories sont souvent surreprésentées sociodémographiquement dans nos échantillons. Mais je n’en sais rien puisque je n’ai pas examiné les chiffres.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je prends note que vous nous apporterez une réponse écrite. Je vous montre maintenant certaines des courbes que nous avons réalisées. L’une d’elles traduit la différence des redressements entre deux candidates, Valérie Pécresse et Marine Le Pen. Nous nous sommes dit que Valérie Pécresse serait sous-représentée dans l’échantillon brut, le souvenir d’avoir voté pour François Fillon était souvent très faible. On comprend la raison de cette sous-déclaration : il y a eu les affaires, et certaines personnes ne voulaient pas forcément dire qu’elles avaient voté pour lui. On pouvait donc avoir un écart de souvenir de vote de - 7 avec un redressement de 1 point. Mais, pour Marine Le Pen, à un souvenir de vote de - 4 correspondait plutôt un redressement de 2,5 points.

Le sujet majeur, pour la représentation nationale, les citoyens et les media, c’est le redressement politique, le seul qui entraîne des questionnements. Quand on observe les redressements appliqués à Valérie Pécresse tels que reflétés sur la courbe, on constate de grands écarts : pour un souvenir de vote évalué à – 6, le redressement est de 0,25, mais il peut aussi être de 2,5. Il n’en va pas de même pour Marine Le Pen.

Quant à la courbe que nous avons établie des redressements politiques que vous appliquez à Jean-Luc Mélenchon, elle montre une spécificité dingue, littéralement impossible : c’est la seule qui remonte. Comme c’est incompréhensible, j’aimerais une explication. On constate que vous tendez à surévaluer Mélenchon quand il est déjà meilleur dans l’échantillon et à le sous-évaluer quand il est très mauvais et qu’en même temps, en cas de souvenir de vote à - 5, vous redressez l’échantillon Mélenchon à + 2,5 ou à - 0,1. Ipsos est le seul institut ayant cette courbe pour ce candidat.

M. Jean-François Doridot. Franchement, je ne comprends pas ce que sont ces courbes. Clairement, on redresse un individu en tenant compte de son sexe, de son âge, de sa profession, de la région où il habite. Un redressement, ce n’est pas ce que vous dites : il n’y a pas un redressement politique différent du redressement sociodémographique. Je ne comprends pas du tout de quoi il s’agit et je ne vois pas le lien avec des redressements appliqués sur des individus en tenant compte aussi bien des critères que j’ai rappelés que de leur vote passé – et pas simplement à l’élection présidentielle, puisque nous avons toujours redressé lors des élections européennes. Ici, vous isolez un des dix critères de redressement et faites comme si c’était lié, vous parlez de Valérie Pécresse par rapport au vote Fillon 2017… Je suis désolé, mais ça n’a pas beaucoup de sens !

M. Antoine Léaument, rapporteur. Si. Ce que donnent à voir ces données, c’est que vous faites des redressements au sujet desquels je ne peux que vous croire. C’est précisément le problème : on ne peut que vous croire. Vous nous dites que vous faites les redressements au niveau individuel ; je vous crois sur parole puisque vous avez juré de dire la vérité. Ce que je vous dis en vous montrant ces données, c’est que le résultat auquel vous parvenez – et je ne pense pas que cela soit un objectif réfléchi – par ces redressements politiques et sociodémographiques individuels est que lorsque le sous-échantillon Mélenchon est sous-représenté vous avez tendance à le sous-pondérer politiquement, et à le surpondérer politiquement quand il est meilleur. Encore plus problématique, les écarts sont considérables sur un même sous-échantillonnage, tout cela dans des périodes très réduites, comme le montre le tableau de la fin de la campagne. J’attends vos explications, car je me demande comment la Commission des sondages peut, sur la base des données que vous leur envoyez, celles que nous avons, envisager la fiabilité du sondage.

M. Brice Teinturier. Vous avez donc agrégé et mis bout à bout par ordre chronologique le rolling poll et le panel. Nous devons examiner, instrument par instrument, si nous aboutissons aux mêmes conclusions, que nous découvrons à l’instant, après avoir analysé ce que vous avez fait et comment vous l’avez fait. Donnez-nous ces éléments et nous le ferons.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Enfin, je me suis demandé ce qui se passerait si, en me basant sur vos données brutes, je procédais à des redressements purement politiques en appliquant à l’échantillon Jean-Luc Mélenchon la matrice de redressement agrégé que vous avez appliqué à l’échantillon Marine Le Pen. C’est ce que retracent les deux courbes projetées sur l’écran figurant sous l’intitulé « Redressement de Marine Le Pen appliqué à Jean-Luc Mélenchon ».

M. Jean-François Doridot. Ça n’a pas de sens !

M. Antoine Léaument, rapporteur. Mais si ! Vous faites un redressement politique et sociodémographique. Or, on peut considérer qu’il y a des similitudes sociodémographiques, d’ailleurs vous l’avez dit au cours de l’audition, entre l’électorat de Jean-Luc Mélenchon et celui de Marine Le Pen…

M. Brice Teinturier. Parler de similitudes ne signifie pas que ce sont deux électorats homothétiques !

M. Antoine Léaument, rapporteur Évidemment, puisque les gens qui votent pour Marine Le Pen ne votent pas pour Jean-Luc Mélenchon et inversement, et que ce sont des choix électoraux plutôt opposés. Je m’attendais à votre réponse ! Mais la courbe à laquelle nous sommes parvenus est presque exactement celle du résultat de l’élection présidentielle, en tout cas des rapports de force à cette élection : en appliquant à l’échantillon Jean-Luc Mélenchon la matrice de redressement appliquée à l’échantillon Marine Le Pen, nous parvenons, avec un écart de 0,8 point, à un résultat beaucoup plus proche de la réalité – il était de 1,2 point au soir de l’élection présidentielle –, que ne le fut le vôtre, obtenu avec les redressements par individu.

M. Brice Teinturier. J’aimerais être sûr de bien comprendre. Vous avez pris la matrice de redressement qui s’applique au vote Le Pen et l’avez appliquée exactement au vote Mélenchon ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Oui.

M. Brice Teinturier. Je ne comprends pas le sens de cette opération.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous l’ai dit, nous avons fait de nombreux tests qui donnaient des résultats totalement différents et nous ne vous présentons que les courbes qui nous ont semblé intéressantes. Celle-ci l’est particulièrement. Vous avez dit qu’il y avait une similitude des critères sociodémographiques des électorats, et l’on voit qu’en procédant comme nous l’avons fait, on s’approche davantage du résultat de l’élection présidentielle. Une nouvelle fois, le redressement politique que vous appliquez est en cause, puisque ni les citoyens, ni la Commission des sondages, ni les médias, ni personne d’autre que vous n’a la matrice de redressement politique. Vous dites procéder scientifiquement ; la base de la méthode scientifique, c’est la reproductibilité de l’expérience pour vérifier la validité des résultats. Or, la partie de la science sondagière qu’est le redressement politique est précisément celle qui est inaccessible au grand public et aux chercheurs. Pourtant, les redressements politiques ont eu pour effet, lors de l’élection présidentielle de 2022, un très fort écart avec ce qui s’est finalement produit. Un sondage est une photo à l’instant « t », soit, mais cette photo participe d’un récit médiatique problématique.

M. Jean-François Doridot. Je ne peux vous laisser dire que c’est un redressement politique. Il faut arrêter de nous accuser de mal faire notre métier alors que vous faites quelque chose qui est totalement à côté et qui n’a rien à voir. Ce que vous faites n’a aucun sens, je suis désolé de vous le dire.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Alors pourquoi faites-vous des redressements ?

M. Jean-François Doridot. Mais nous nous battons pour vous dire…

M. le président Pierre-Yves Cadalen. M. le rapporteur a la parole.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous me dites que tout cela n’a aucun sens. Pour ma part, j’estime que lorsque vos sous-échantillons sont à ce point sous-représentés…

M. Brice Teinturier. Mais non !

M. Antoine Léaument, rapporteur. … le problème principal est la qualité de vos échantillons…

M. Brice Teinturier. Ah ! On parle donc d’autre chose maintenant ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Non. Au regard des données que vous fournissez, vos échantillons sont de mauvaise qualité. Qu’ils le soient sur le plan sociodémographiques, pourquoi pas, vous faites des corrections. Mais ils sont de mauvaise qualité sur le plan politique. Or, vous faites des redressements politiques, en appliquant des matrices qui n’ont littéralement pas de sens. Vous m’accusez d’avoir fait quelque chose que vous faites vous-même en permanence – mais si ! – en appliquant aux données brutes des redressements auxquels personne n’a accès, et vous intimez aux gens l’ordre de croire que les redressements politiques sont corrects. J’imaginais une audition tranquille, mais étant donné votre manière de me dire que je fais n’importe quoi, je vous retourne le compliment.

M. Brice Teinturier. Ce que nous disons, c’est qu’appliquer une matrice de redressement du Rassemblement national à Jean-Luc Mélenchon n’a pas de sens.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pourquoi, alors, parvenons-nous ainsi à un résultat plus proche que le vôtre de l’élection présidentielle ?

M. Brice Teinturier. Mais vous avez vous-même dit que vous aviez procédé de la sorte avec de nombreux autres candidats et que ça ne marchait pas !

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ce n’est pas ce que j’ai dit.

M. Brice Teinturier. Ah bon.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai dit que nous avions fait de nombreux tests sur les échantillons, les résultats et les redressements politiques et que je ne présentais que les résultats intéressants. Je ne vous dis pas que mon résultat est bon ; cela n’a évidemment pas de sens d’appliquer à un candidat un redressement politique que vous appliquez à un autre ! Ce que l’on constate, c’est qu’en appliquant à l’autre les redressements que vous faites à l’un, les résultats sont totalement différents. C’est précisément ce qui est intéressant, car cela met en exergue le fait que personne n’ayant accès aux données que vous utilisez pour procéder à vos redressements politiques, le problème se pose de leur reproductibilité. C’est ce que je veux montrer dans cette audition et il n’y a aucune raison de le prendre mal…

M. Brice Teinturier. Nous essayons de comprendre ce que vous faites.

M. Antoine Léaument, rapporteur. …d’autant que vous vous êtes dits prêts à nous envoyer des données détaillées et des réponses plus précises à nos questions. Pour ma part, constatant une très forte sous-représentation chronique de l’échantillon Mélenchon et une sous-représentation un peu moins forte de l’échantillon Le Pen, j’entreprends d’appliquer au candidat le redressement un peu moins fort appliqué à la candidate pour voir ce que cela donne. Cela n’a rien de lunaire, c’est une matrice de redressement comme une autre que l’on peut appliquer à ce type d’échantillons. Il ressort de cette expérience une question de science politique qui intéresse le chercheur que je suis : comment des scientifiques peuvent-ils vérifier des données de redressement politique quand non seulement il y a sous-déclaration ou surdéclaration d’un vote mais qu’en plus l’analyse des échantillons donne l’impression que vous opérez des redressements faibles à des échantillons très sous-représentés politiquement et des redressements plus ou moins forts à des échantillons très surreprésentés ? Vous m’accusez d’avoir fait des choses un peu lunaires ; je vous retourne l’accusation car, parfois, la manière dont ces redressements sont faits reste un peu floue, même quand on dispose des données agrégées de l’ensemble de vos sondages.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Les 27 sondages faits pendant la période des élections législatives donnaient le Rassemblement national largement en tête. Ils étaient tous faux puisque ce fut le Nouveau Font populaire. Il arrive donc que vos sondages ne soient pas exacts. J’ai compris que ces inexactitudes tenaient au panel. L’avez-vous modifié et ajusté pour assurer que vos prochains sondages reflètent un peu plus la réalité ?

M. Brice Teinturier. Parlez-vous de sondages ou de simulations en sièges ? Ce n’est pas la même chose.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Je parle de simulations en sièges, mais je ne sais si la distinction est flagrante pour les Français qui regardent les informations de 20 heures sur BFMTV disant « voilà ce que sera l’Assemblée nationale ».

M. Brice Teinturier. Nous nous sommes efforcés d’être très pédagogues pour expliquer comment étaient faites les simulations en sièges et comment nous essayions de passer de rapports de force dans des strates suivant des configurations de second tour à des simulations en sièges dans 577 circonscriptions. Il faut continuer d’expliquer que les simulations en sièges ne sont pas des sondages et ne pas dire que 27 sondages sur les législatives se seraient tous trompés. Les simulations en sièges reposent sur des sondages qui eux-mêmes nous permettent d’avoir des matrices de report du premier sur le second tour, puisque c’est cela qui est difficile.

Le sondage est un des éléments permettant de faire les simulations en sièges. Ce qui rend ces simulations extrêmement fragiles, et nous n’avons cessé de dire, c’est qu’un écart d’un ou deux points peut très vite jouer sur 30 ou 40 sièges. Si vous vous reportez à notre première simulation en sièges, publiée dès le soir du premier tour des élections, parce que nous disposions alors des configurations – nous n’avions pas voulu en faire plus tôt, précisément en raison de la fragilité de cet instrument –, vous constaterez que nous avons dit tout de suite qu’il n’y aurait pas de majorité absolue pour le Rassemblement national. Je me souviens avoir ajouté « ce sera d’autant plus vrai qu’il y aura des accords, des retraits et des désistements entre lundi et mardi », et c’est exactement ce qui s’est produit. Qu’ensuite, des titres de presse aient présenté le Rassemblement national comme aux portes du pouvoir, certes, mais les simulations en sièges ne disaient pas cela. Qu’elles n’aient pas été, et loin de là, parfaites, c’est exact. Cependant, nous donnons des fourchettes pour montrer que cet instrument doit être utilisé avec précaution, et nous avions indiqué dans cet éventail de possibilités qu’il pouvait y avoir 145 sièges, sans les divers gauche, pour le Nouveau Front populaire ; mais il est vrai que dans notre simulation le Rassemblement national était potentiellement en tête.

Qu’avons-nous fait depuis lors ? Pour les élections européennes, les sondages ont très bien fonctionné, y compris pour Jean-Luc Mélenchon : dans nos dernières enquêtes, il était, de mémoire, à 9,5 et le score de la France insoumise a été de 9,8. Nous étions à 13,8 ou 14 pour la liste Glucksmann, pour un score effectif de 13,8 me semble-t-il. On ne peut donc pas dire que l’instrument est déficient et que 27 sondages sur les élections législatives se seraient tous trompés. L’instrument « sondage » a plutôt bien fonctionné aux élections européennes et aux législatives. Les simulations en sièges sont, nous n’avons cessé de le dire, un outil beaucoup plus fragile et malgré cette fragilité, nous avions non seulement indiqué, si l’on prend la fourchette basse et la fourchette haute, que le Rassemblement national n’aurait pas de majorité absolue, mais qu’il était possible que La France insoumise arrive en tête.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Avez-vous modifié votre technique ?

M. Brice Teinturier. Nous n’avons pas fait de nouvelles simulations de sièges.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Votre technique de sondage a-t-elle évolué ?

M. Brice Teinturier. Après chaque élection, nous faisons un post-mortem pour essayer de comprendre ce qui a bien fonctionné et ce qui n’a pas bien fonctionné, en France comme dans l’important nombre de pays où travaille le groupe Ipsos. Vous vous concentrez sur la question du redressement politique. Pour aller droit au but, des questions peuvent se poser sur ce qui s’est passé en 2022 au sujet de Jean-Luc Mélenchon. Elles tiennent en partie au vote utile, mais elles peuvent aussi tenir, et nous n’avons pas attendu cette audition pour nous interroger, à la qualité de représentativité de nos échantillons – pas forcément la qualité de représentativité politique mais la qualité sociologique. D’autres variables peuvent jouer, et pour certaines il n’y a pas de données statistiques – je pense aux Français musulmans –, si bien que l’on ne peut avoir de redressement sur ces catégories. Nous essayons en permanence d’améliorer nos outils. Les biais évoluent ; nous nous attachons toujours à analyser ce pourquoi un sondage a fonctionné ou n’a pas fonctionné. C’est notre métier depuis toujours que de déterminer les biais, mais ils varient d’une élection à l’autre. Aussi, ce n’est pas parce qu’il y a eu un raté qu’il y en aura un autre la fois suivante, et ce n’est pas parce que l’instrument a bien fonctionné que l’on est assuré d’une garantie de très bonne fiabilité ensuite.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Puisque, apparemment, ce n’est pas une science exacte, pensez-vous qu’il faille continuer à faire des sondages à 18 mois ou un an d’une élection aussi importante que l’élection présidentielle, alors même que les incertitudes sont encore extrêmement fortes, ou plutôt ne rien faire ?

M. Brice Teinturier. Je ne pense pas qu’il serait mieux de raréfier l’information, mais il faut bien en expliquer l’intérêt et les limites. Il me semble avoir répondu à votre question au début de cette audition en disant que l’intérêt est de fixer un point zéro pour comprendre les dynamiques à l’œuvre. C’est pourquoi nous avons réuni un panel qui nous permet de suivre les changeurs et la mobilisation. Je ne rêve pas d’une démocratie où l’on raréfierait l’information à disposition sous prétexte que les citoyens ne seraient pas assez sachants pour en faire le bon usage. L’information doit évidemment être la plus fiable possible. Nous avons une responsabilité à cet égard et nous essayons de tout faire pour qu’elle le soit, mais personne ne peut dire « le citoyen est digne d’avoir telle information parce qu’il sera suffisamment compétent pour la comprendre, mais pas telle autre parce qu’il ne la comprendra pas ».

Ce serait régresser que revenir à ce qu’a commis le législateur quand, en 1977, il a interdit de publier des sondages un mois avant le scrutin. C’était doublement scandaleux, parce que certains citoyens pouvaient acheter des sondages et avoir l’information cependant que d’autres n’y avaient pas accès. Une politologue du Cevipof, Florence Haegel, a publié une très intéressante analyse des débats à ce sujet ; elle exposait les a priori des parlementaires de l’époque jugeant qu’il fallait protéger le citoyen, plus ou moins considéré comme un mouton, de l’influence évidemment pernicieuse des sondages d’opinion. On a heureusement progressé depuis lors, et l’idée n’est plus qu’à partir d’une certaine date la publication de sondages devrait être interdite ; j’aimerais bien savoir de quand à quand il serait légitime de faire des enquêtes d’intentions de vote et de quand à quand il ne le serait pas et, je le redis, je ne vois pas pourquoi on priverait le citoyen de ces informations. En revanche, il faut répéter qu’elles ont des limites, et nous nous y efforçons. Je l’ai souligné ici, et je le fais publiquement, que ce n’est pas parce que l’échantillon est gros que le résultat est parfait. Cette mise en garde étant faite, je crois que, contrairement à ce qui est parfois dit, les Français comprennent très bien que les sondages sont des outils qui peuvent nous donner des éléments d’information mais qu’ils doivent être manipulés avec prudence et une certaine distance. Je leur fais suffisamment crédit pour ne pas les considérer comme le font certains responsables politiques.

M. le président Pierre-Yves Cadalen. Nous avons également confiance en la capacité de compréhension de nos concitoyens mais on ne peut pas dire qu’il en soit tout le temps ainsi dans la sphère médiatique, qui semble s’approprier les sondages pour créer une ambiance, et qui part souvent de ce que vous appelez une photographie à l’instant « t » pour lui donner une capacité prédictive, sinon pour dessiner un rapport de force général social profond dans le pays, ce qui n’est évidemment pas le cas. Nous n’avons pas le sentiment que l’indice de participation sous-représente notre électorat : nous en avons la certitude rationnellement établie pour ce qui est de l’espace médiatique. L’argument avancé par M. le rapporteur sur la falsifiabilité des sondages est un argument sérieux. Il compte d’autant plus que les instituts de sondage ne sont pas des laboratoires de recherche et qu’ils poursuivent d’autres intérêts – la vente de leurs sondages. Chercheur, je suis attaché à l’indépendance de la production du savoir et, pour ce qui est de la projection en sièges, je renvoie aux travaux d’excellents politistes et sociologues qui étaient parvenus par leurs seuls moyens à des résultats en certains cas meilleurs que ceux de l’ensemble des instituts de sondage.

Messieurs, je vous remercie d’avoir participé à nos travaux.

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  1.   Table-ronde, ouverte à la presse, réunissant des représentants des entreprises Bilendi, Dynata et Toluna (mardi 29 avril 2025)

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête avec une table ronde consacrée à la question de la fabrique des sondages en nous intéressant plus précisément à la constitution des panels de personnes sondées. Nous recevons des représentants de trois entreprises exerçant cette activité : M. Marc Bidou, président-directeur général de Bilendi, accompagné de Mme Lucie Deliry, directrice France ; M. Renaud Farrugia, directeur commercial Europe de Dynata, accompagné de Mme Carla Dib-Roblès ; MM. Jean-Daniel Lévy, Patrick Van Bloeme et Paul Hambly, représentants de Toluna Harris Interactive. Nous vous remercions de vous être rendus disponibles.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Marc Bidou, Mme Lucie Deliry, M. Renaud Farrugia, Mme Carla Dib-Roblès, MM. Jean-Daniel Lévy, Patrick Van Bloeme et Paul Hambly prêtent serment.)

M. Marc Bidou, président-directeur général de Bilendi. Je vous remercie de nous avoir conviés aujourd’hui à cette table ronde et de nous offrir l’opportunité de parler de notre métier, qui est relativement peu connu. J’ai créé la société Bilendi en 2000, société française indépendante dont le siège social est situé à Paris. Bilendi s’est développée par croissance organique et par un certain nombre d’acquisitions. Nous opérons aujourd’hui des panels dans quarante pays du monde, dont la France, et nous disposons de bureaux dans dix-neuf pays. La société rassemble 650 collaborateurs, dont 105 en France, et travaille pour environ 2 500 clients dans le monde. Ces clients sont composés d’un très grand nombre d’instituts d’études, d’universités, de centres de recherche, de cabinets de conseil, d’entreprises. L’essentiel de notre activité porte sur des études de marché, des études marketing, des études d’opinion ; les enquêtes électorales représentent une très faible proportion de notre chiffre d’affaires.

Notre métier porte sur la collecte de données et les technologies dans le secteur des études de marché. Nous sommes donc une société de technologie, nous ne sommes pas une société de conseil. Nous n’employons pas de sociologues, de politologues, de consultants, mais plutôt des développeurs informatiques, des personnes chargées de traiter la donnée. En ce qui concerne les sondages électoraux, le rôle de l’institut consiste à rédiger le questionnaire, de déterminer l’échantillon, puis nous réalisons les travaux qu’il nous demande d’effectuer. Notre rôle consiste ainsi à collecter les données et les réponses qui correspondent parfaitement aux questions et aux attentes des clients.

Nous livrons les réponses à l’institut, qui peut procéder ensuite à d’éventuels redressements. Nous travaillons à partir de panels, plus précisément d’access panels, de grandes bases de données où sont inscrites des personnes ayant accepté d’être sollicitées pour des études. Nous leur posons 300 questions sur leur profil, qui nous fournissent environ 2 000 réponses et nous permettent de répondre aux attentes de nos clients.

Nous gérons à peu près 4 millions de panélistes dans nos panels dans le monde, dont 811 000 en France, que nous suivons tout au long de l’année. Ces panels subissent de nombreux contrôles de qualité. Ils sont hébergés en France et nous menons uniquement des enquêtes d’opinion à partir de nos propres panels. Les dossiers d’access panel nous donnent la possibilité de livrer des échantillons parfaitement représentatifs à nos clients et notre activité est extrêmement régulée par des lois françaises, par la réglementation générale sur les données personnelles – qui impacte fortement notre activité – et par de nombreuses règles déontologiques du métier et des associations professionnelles, locales et internationales. Enfin, nous sommes certifiés ISO.

M. Renaud Farrugia, directeur commercial Europe de Dynata. La société Dynata est une société française née en 2006, membre d’un groupe américain. J’ai été à l’origine de la création de la société en France, dont l’objet porte également sur la collecte de données. Notre métier consiste ainsi à fournir des répondants à nos clients, qui sont des instituts d’études, des marques, des cabinets de conseil ou des instituts de sondage en particulier, dans plus de quarante pays dans le monde. Nous donnons accès à plus de 70 millions de personnes à travers nos access panels. En France, la taille de notre panel est légèrement supérieure à un million de personnes et nous avons vingt-cinq salariés, soit une petite entité ; l’ensemble de nos activités de gestion de panels et de technologies sont situées dans d’autres pays que la France.

M. Patrick Van Bloeme, co-président de Toluna Harris Interactive. Nous représentons aujourd’hui Toluna, maison-mère de plusieurs sociétés, dont Harris Interactive. Toluna a été créé en 2000 et j’y travaille depuis 2014, lorsque Harris Interactive, dont j’étais l’un des deux cofondateurs, a rejoint le groupe. À ce titre, je co-dirige aujourd’hui le groupe Toluna Harris Interactive en France.

Notre activité de panel est également très importante, car il s’agit de l’activité fondatrice du groupe Toluna. Aujourd’hui, nous gérons plus de 70 millions de panélistes dans le monde, dont plus d’un million en France. Le groupe conduit également des activités d’instituts d’études, la partie opinion étant une partie visible, mais relativement marginale en termes de chiffre d’affaires du groupe, au niveau mondial ou en France.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie d’avoir accepté de participer à cette audition, qui nous semble très importante. En effet, l’un des objets de cette commission d’enquête vise à analyser les facteurs d’erreur potentiels sur les sondages et les instituts de sondage, en particulier sur les sondages politiques. Pour ce qui me concerne, je ne connaissais pas l’activité de panéliste.

Je souhaite d’abord vous interroger sur la manière dont vous réalisez les contrôles qualité sur vos panels. Comment vous assurez-vous que les gens qui participent à vos panels vous disent bien la vérité lors des descriptions sociodémographiques ?

Ensuite, de quelle manière se déroulent vos relations avec les instituts de sondage ? À partir des demandes que ces derniers formulent, quel est le processus, sur le plan technique ? Produisez-vous l’outil sur lequel les réponses seront récoltées ? L’institut de sondage vous fournit-il un logiciel de récolte des réponses ?

Enfin, je veux vous interroger concernant les rémunérations. Le législateur a précisé que lorsque les panélistes étaient rémunérés, cette information devait être mentionnée. Rémunérez-vous ces personnes par des points qui leur fournissent des avantages ? Les instituts de sondage contribuent-ils à cette rémunération ? Enfin, quelle part de cette rémunération concerne les questions d’ordre politique du sondage ? Les données publiées évoquent des points obtenus en avantages, dont les équivalences en euro sont assez faibles, de l’ordre de moins d’un euro.

M. Jean-Daniel Lévy, directeur délégué de Toluna Harris Interactive. Je vais commencer par répondre à votre première question, en insistant sur un point qui me paraît essentiel et que j’avais déjà évoqué lors de la table-ronde du 26 mars dernier.

En tant que panéliste, l’immense majorité de notre activité professionnelle, de nos revenus, du chiffre d’affaires et, encore plus, de la marge échappe aux études d’opinion d’un point de vue général, aux études politiques de manière plus particulière et aux études publiées de manière encore plus précise. Les études politiques publiées représentent ainsi une partie extrêmement faible de notre activité.

La démarche initiale dans le recrutement et l’entretien des panélistes ne constitue pas une vision dont l’objet cherche à « satisfaire » le marché de l’opinion, le marché politique ou le marché des études publiées, mais le marché de nos clients, c’est-à-dire des instituts ou des clients finaux. Ces derniers doivent ainsi prendre des décisions essentielles pour leurs investissements, leurs campagnes de communication, leurs organisations marketing ou pour la plupart de leurs choix stratégiques, lesquels peuvent engager des conséquences majeures pour le développement de leur entreprise.

Le premier « contrôle » qualité de la donnée que nous leur fournissons provient donc de nos clients finaux, du marché. Cette donnée s’appuie sur un échantillon de panélistes identique, quel que soit le type de question qui est posée : une personne inscrite dans le panel Toluna peut très bien répondre à une enquête d’opinion, à une question politique ou à une question marketing.

Ensuite, nous sommes pertinemment conscients que nous ne pouvons pas savoir si la personne qui nous déclare son genre, son âge, sa catégorie sociale, sa localisation géographique nous dit la vérité. À l’heure actuelle, aucun moyen légal ne permet de s’en assurer. Mais nous nous permettons de considérer qu’il ne s’agit pas d’un problème majeur, même s’il peut toujours exister des plaisantins qui s’inscrivent dans les différents panels. Cela deviendrait un problème si le phénomène était massif, mais rien ne le laisse penser.

Comme nous l’avions indiqué lors de la précédente audition, lorsque nous réalisons des baromètres, nous posons les mêmes questions à des personnes absolument différentes, d’une vague d’interrogation à une autre vague d’interrogation. Or nous observons que les évolutions sont faibles entre chaque vague d’enquête. Mais surtout, lorsque nous regardons dans le détail les réponses qui nous sont données selon le genre, la catégorie sociale, l’âge, la localisation géographique, voire la proximité politique, les variations sont en général assez faibles. En conséquence, les phénomènes de mensonge volontaire quant aux caractéristiques sociodémographiques sont malgré tout assez marginaux dans l’ensemble de nos échantillons.

Des contrôles qualité existent et je rappelle l’existence du code ICC/ESOMAR, qui constitue la référence mondiale en termes de bonnes pratiques. Les panélistes ne sont pas « lâchés dans la nature » dans leurs opérations, dans leurs méthodes de collecte et de conservation des données qui peuvent être délivrées par les personnes interrogées. Ces bonnes pratiques sont rassemblées dans des codes nationaux et codes internationaux.

M. Renaud Farrugia. Je partage cette réponse. Dans l’exercice de notre métier, nous sommes encadrés par un organisme comme ESOMAR ou d’autres associations dont nous sommes membres.

La principale motivation des personnes qui s’inscrivent dans ces panels correspond à leur volonté de donner leur avis. Dans notre industrie, la qualité des données est un sujet très important. Tant que nous pouvons nous assurer que cette intention prédomine dans leur participation à des access panels, nous nous prémunissons contre toute tentative de masse de tromperie. Pour autant, ces comportements peuvent exister, pour un certain nombre de raisons, notamment lorsque la gratification est plus importante que celle que vous avez évoquée, ce qui n’est pas le cas pour les sondages politiques, ou dans certains cas très précis où l’on cherche des cibles rares. Or dans les études d’opinion ou les études politiques, l’incentive est en général très faible, car les populations que nous cherchons n’ont pas de caractéristiques de rareté particulière.

Ensuite, bien évidemment, la qualité des données que nous fournissons est gage de notre succès économique : les clients nous achètent la garantie de constituer des informations ou de disposer d’informations fondées sur des données de qualité. A priori, ici aussi, le principe de réalité économique laisse penser que la qualité qui est délivrée par Dynata à ses clients est suffisamment bonne, éprouvée et reconnue puisque nos clients continuent de travailler avec nous et que d’autres nous rejoignent.

Enfin, nous conduisons de nombreux contrôles de qualité. Il est impossible de garantir la véracité des propos qui sont tenus par les répondants à l’intérieur d’une enquête, mais plusieurs centaines de contrôles sont effectués, au moment du recrutement des répondants, à chacune de leur interaction avec nous dans le cas d’une prise d’enquête, au moment où ils renseignent le questionnaire, à la fin de l’enquête et également au moment où ils récupèrent leur gratification. À chacun de ces moments, nous collectons de l’information qui nous permet d’éduquer un modèle et de détecter des comportements suspicieux. Si vous êtes intéressés, je serais très heureux de vous transmettre un papier vous détaillant un peu plus ces contrôles, lesquels nous permettent de garantir un minimum de rejet de la part de nos clients sur le type de répondants.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous l’acceptons volontiers. D’une enquête à l’autre, vérifiez-vous bien que la même personne vous transmet les mêmes informations concernant ses caractéristiques ?

M. Renaud Farrugia. Je vous apporterai une réponse plus précise par écrit à ce propos. Nous procédons à des vérifications d’ordre technique comme l’adresse IP ou la localisation géographique, qui nous conduisent à dresser un profil de validité de la personne. Ces données techniques sont souvent plus fiables que des données humaines, car des répondants peuvent être inattentifs durant les enquêtes.

M. Marc Bidou. J’adhère aux explications qui ont été formulées. Au-delà, quelle serait la motivation de nos répondants à nous mentir ? Un homme de 30 ans ne gagnerait pas plus de points s’il prétendait être une femme de 50 ans ; au contraire, il recevrait des dizaines d’invitations pour des enquêtes qui ne le concernent pas. Si une prétendue jeune maman n’est pas en mesure de citer deux à trois marques de lait premier âge, des suspicions peuvent apparaître et être confirmées par d’autres questions. En réalité, il n’existe pas d’intérêt à vouloir tromper les enquêteurs.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Sur le plan politique, il pourrait exister un intérêt à créer des profils fictifs pour essayer de biaiser les sondages à la marge, en déclarant de fausses intentions de vote. C’est la raison pour laquelle il m’apparaissait souhaitable de vous interroger sur votre capacité à vérifier ces informations.

M. Marc Bidou. L’électeur d’un parti ou d’un candidat n’a pas vraiment d’intérêt à annoncer une intention de vote erronée ou à travestir son opinion. Un parti ne pourrait pas influencer avec succès un panel, pour de simples raisons statistiques. Nous avons 800 000 membres, nous en tirons 1 000 dans une réponse. Pour n’avoir ne serait-ce que 5 % de « faux » invités, il faudrait créer 40 000 faux comptes. Si tel devait être le cas, nous le verrions puisque nous vérifions toutes les adresses IP ou l’usage de VPN par une série de contrôles. Si vingt comptes étaient créés, nous ne le verrions pas, mais cela n’aurait pas d’influence statistique sur un échantillon de cette taille.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Votre réponse me conforte, il est important de dissiper tout fantasme concernant les panélistes.

Vous n’avez pas répondu à la question concernant l’aspect technique. Le sondeur vous envoie-t-il une série de questions, un lien à partir duquel il faut répondre ? Constituez-vous l’outil à partir des questions qui sont posées ?

Mme Lucie Deliry, directrice France de Bilendi. Deux cas de figure existent. Dans le premier cas, l’institut programme en interne son questionnaire et nous livre un lien que nous insérons dans nos outils. Dans le deuxième cas, il rédige un document Word avec les questions, que nous devons ensuite programmer pour pouvoir l’échantillonner et l’administrer aux panélistes. Tous nos outils sont développés en interne par nos spécialistes IT, sauf l’outil de scripting qui est un outil externe.

Un chef de projet est ensuite assigné sur l’enquête. À partir de toutes les informations dont il dispose, il programme le questionnaire. Il teste le questionnaire, l’envoie au client qui le teste à son tour et il procède ensuite à l’échantillonnage, grâce à un algorithme développé en interne qui poursuit deux objectifs : sélectionner les bonnes personnes pour qu’elles répondent au bon moment et s’assurer qu’elles ne soient contactées ni trop souvent ni trop rarement. En fonction de son taux de participation, du nombre de sollicitations qu’il a reçues dans les derniers mois et du nombre d’enquêtes auxquelles il a répondu, un poids est attribué à chaque panéliste. Ce poids est ensuite agrégé au niveau de sa catégorie, de son sexe, de son âge, de sa CSP.

Plusieurs vagues d’envoi du questionnaire sont réalisées jusqu’à atteindre les 1 000 répondants souhaités. Ensuite, en cours de terrain, des contrôles qualité sont effectués de manière automatique, notamment via une intelligence artificielle (IA) développée en interne et de manière humaine, par le chef de projet. Une fois que le terrain est terminé, nous procédons à des vérifications sur la base de données, des contrôles de cohérence.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez évoqué deux cas de figure. Je pense qu’une question peut se poser sur la fiabilité des données. Si le sondeur fournit le lien, comment peut-il vérifier qu’à un individu correspond une réponse et que votre contrôle qualité s’applique sur ce sondage ?

Mme Lucie Deliry. Nous pouvons fournir différents types de lien (lien de speeder, de straightliner, de quality) qui peuvent être insérés, que la programmation soit effectuée par l’institut ou par nous-mêmes. Quand un questionnaire de dix minutes est répondu en trois ou quatre minutes, il y a peu de chances que le répondant ait lu toutes les questions et surtout tous les items de réponse. Dans ce cas, le panéliste est exclu, de même que celui qui cliquerait systématiquement sur les premières réponses ou les dernières réponses, par exemple. Par ailleurs, l’équipe de traitement de données de l’institut d’études réalise des contrôles de cohérence à la fin du terrain, à partir de la base de données, pour déterminer si des « filous » ont répondu de manière non consciencieuse.

M. Patrick Van Bloeme. Les contrôles de cohérence sont systématisés sur l’ensemble de la filière, qu’il s’agisse des instituts ou des panélistes. Il ne sert à rien qu’une personne fasse n’importe quoi dans une enquête, le jeu n’en vaut pas la chandelle, en matière d’incentives, c’est-à-dire de dédommagements plutôt que de rémunération : en moyenne, sur une année, un panéliste ne gagne que quelques euros. La motivation d’un access panel est liée en réalité à son souhait de s’exprimer, de s’assurer que sa voix puisse compter, essentiellement pour les sujets marketing et, à la marge, pour des sujets d’opinion. Je précise à ce titre que Paul Hambly, qui nous accompagne aujourd’hui, a inventé l’activité panel chez Toluna.

Il existe également des contrôles à l’entrée sur les cohortes, sur des phénomènes que nous pouvons identifier. Nous allons chercher les panélistes, à travers des campagnes de recrutement, ce qui permet déjà de limiter le risque ; et nous pouvons surveiller effectivement l’activité. Depuis de longues années, nous avons expérimenté des formules avec ou sans dédommagements et sommes parvenus à la conclusion qu’ils permettent de toucher une population plus large et donc de produire des études plus représentatives.

M. Renaud Farrugia. Selon que la programmation soit effectuée par l’institut de sondage ou par nos soins, il existe une différence technique, mais le niveau de contrôle qualité minimal est déjà très élevé, y compris dans le cas où l’institut contrôle la programmation. À la fin de l’enquête, si les clients ne sont pas satisfaits de la qualité de certaines réponses, nous récupérons les identifiants de ces répondants et notre système de qualité en est informé, pour ensuite déterminer si ces répondants doivent être placés en « quarantaine », sans qu’ils en soient informés. Des vérifications supplémentaires sont effectuées et certains d’entre eux réintègrent finalement les panels, quand le problème portait plus sur de l’inattention que sur une fraude ou un mensonge caractérisé.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ce sujet est passionnant, dans la mesure où ces questions sont rarement abordées. Comment vous assurez-vous d’avoir des panels réellement représentatifs de la population, pour les sondages politiques ? En effet, certains échantillons politiques sont chroniquement sous-représentés et d’autres chroniquement surreprésentés, en lien avec les déterminants sociodémographiques. Par exemple, les CSP+ ou les retraités, électeurs fréquents d’Emmanuel Macron, y sont plus représentés que des ouvriers, qui votent plus pour Jean-Luc Mélenchon. Une difficulté supplémentaire est liée à la notion centrale de souvenir de vote, lequel n’est pas forcément fiable.

Il existe également sans doute une évolution des caractéristiques sociodémographiques : l’Insee fournit des caractéristiques sociodémographiques peut-être un peu plus éloignées aujourd’hui de la réalité matérielle des conditions d’existence. Je pense notamment aux personnes « ubérisées », c’est-à-dire officiellement des chefs d’entreprise, mais qui vivent en réalité une relation de salariat déguisé. Comment parvenez-vous à percevoir ces éléments ? La modification des conditions sociales d’existence est-elle prise en compte dans la constitution de vos panels ?

M. Jean-Daniel Lévy. Nous cherchons toujours à interroger un échantillon national représentatif, quel que soit le type de client et quel que soit l’objet de l’étude. En conséquence, nous ne parlons pas d’échantillon politique, mais d’échantillon sociologique, à partir de données sociodémographiques. Nous nous fondons effectivement sur les données de l’Insee, notamment en matière de genre, d’âge, de catégorie sociale, de localisation géographique, celles-ci pouvant être déclinées en deux parties, avec d’un côté la taille d’agglomération et de l’autre la région ou éventuellement le regroupement de régions administratives. Ces aspects, même s’ils peuvent apparaître comme incomplètement efficients au regard par exemple de l’évolution du salariat que vous avez évoquée, constituent malgré tout une donnée fiable et, à certains égards, exemplaire par rapport à ce qui peut exister dans d’autres pays, y compris occidentaux.

S’agissant du souvenir de vote, que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, les Français ne se rappellent pas toujours leurs comportements électoraux passés. On se base alors sur les données qui nous sont fournies.

M. Patrick Van Bloeme. Dans la relation entre l’institut et le panéliste, le premier est le donneur d’ordre : l’institut fixe les règles de représentativité, les « quotas » qu’il attend. L’institut a tendance à confier à son panel ou à son prestataire des directives assez claires sur la partie qui est maîtrisée, c’est-à-dire la partie sociodémographique. Il revient ensuite à l’institut, à partir des données recueillies, de procéder éventuellement à des redressements, lesquels ne concernent pas trop les panélistes.

Comme M. Levy l’a indiqué, nous devons être cohérents : quel que soit le sujet, qu’il s’agisse d’une enquête d’intention de vote ou une enquête d’opinion, nous devons nous assurer que nous maîtrisons l’échantillon sur lequel nous travaillons, que nous pouvons le comparer à un autre échantillon sur un sujet connexe. Nous avons la chance, en France, de pouvoir disposer de nombreuses statistiques et de données. Ensuite, elles peuvent évoluer avec le temps, comme M. le rapporteur l’a indiqué ; mais de notre côté, nous devons posséder une matière disponible, pour pouvoir l’adapter à ces évolutions.

M. Renaud Farrugia. En tant qu’entreprise, notre responsabilité en matière de représentativité consiste à recruter des panélistes et des membres les plus divers possible, élément sur lequel nous concentrons nos efforts. Il revient à l’institut de nous fournir le profil des personnes qu’il souhaite interroger ; il serait audacieux de notre part de proposer quelque chose de différent des données de l’Insee, qui font référence.

Mme Carla Dib-Roblès, responsable des opérations de Dynata. Même si nous cherchons à être le plus représentatifs possible, nous ne sommes pas certains que les panélistes soient disponibles pour répondre à l’enquête. En conséquence, les quotas constituent vraiment la garantie de disposer d’une certaine représentativité.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie. Madame Deliry, vous avez indiqué plus tôt que vous procédiez par vagues. Comment procédez-vous dans le détail, de manière concrète ? Retenez-vous un même groupe de panélistes pour leur envoyer plusieurs fois le questionnaire jusqu’à ce qu’ils répondent ? Si l’on vous demande d’interroger 1 000 personnes, en contactez-vous juste 1 000, ou un plus grand nombre ? Ces éléments techniques apparaissent importants, car ils me semblent être susceptibles de comporter des effets de bord sur le résultat même des enquêtes.

Mme Lucie Deliry. Nous procédons par étapes. Pour atteindre 1 000 répondants, nous cherchons au début à obtenir une centaine de répondants, ne serait-ce que pour valider que tout se passe bien dans l’administration du questionnaire. Nous continuons ensuite, jusqu’à atteindre le chiffre de 1 000 ; raison pour laquelle je parlais de plusieurs vagues d’invitations. L’objectif consiste notamment à couvrir toutes les phases d’une journée : nous savons par exemple qu’un ouvrier ne pourra pas répondre à 11 heures du matin. Nous étalons ainsi le nombre d’envois, afin d’optimiser et d’en maximiser la qualité.

Ensuite, une première extraction représentative est réalisée en sexe, en âge, en CSP, en catégorie d’agglomérations et de régions, puis nous surpondérons malgré tout quelques populations. Nous savons par exemple que les femmes répondent plus rapidement que les hommes ou que les jeunes répondent moins rapidement que les 50 ans et plus, ou les CSP+.

En résumé, nous agissons de manière progressive, parfois en surpondérant, afin d’arriver au chiffre de 1 000, de manière homogène. Telle est la manière dont nous procédons à l’échantillonnage classique, chez Bilendi.

M. Patrick Van Bloeme. Je précise que la surpondération concerne la sélection et l’envoi, et non les réponses : les réponses sont pondérées pour refléter exactement les quotas. Pour éviter que les 300 derniers répondants appartiennent tous à la même cible, nous faisons en sorte de bien répartir l’ensemble de l’échantillon sur la durée des terrains, qui peuvent être plus ou moins longs selon leur difficulté. À cet effet, nous disposons d’algorithmes pour procéder de manière simple et fonctionnelle et éviter tout biais. Je précise qu’il n’existe pas de biais à avoir répondu en début ou en fin d’enquête : qu’il réponde le lundi après-midi ou le mardi matin, le répondant est exposé à la même expérience. En revanche, nous nous assurons que chaque profil puisse trouver « son » moment pour répondre et ne pas introduire de biais dans ce domaine.

Mme Carla Dib-Roblès. Chez Dynata, nous procédons de manière légèrement différente. Nous ne fonctionnons pas vraiment par un système d’invitations par email. Les invitations par email ont juste pour objet de rappeler aux personnes qu’elles font partie d’un panel et leur demander de se connecter pour répondre aux enquêtes. Mais la majorité des répondants se connectent par eux-mêmes sur notre plateforme, où un système de routeur les dirige en fonction des besoins du terrain vers les enquêtes disponibles, qu’il s’agisse d’enquêtes commerciales ou de sondages. Nous tenons également compte des rythmes horaires des personnes : par exemple, les retraités sont plus disponibles le matin que dans l’après-midi ; les jeunes le sont plus en fin de journée.

M. Renaud Farrugia. Il existe donc des mécanismes techniques différents pour conduire les répondants dans l’enquête, mais les processus sont identiques, en fonction des disponibilités connues de chaque catégorie.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie de ces précisions, je n’avais pas forcément en tête ces modalités concernant les disponibilités de chaque catégorie en fonction des moments de la journée. D’une certaine manière, vous allez même plus loin que les requêtes des sondeurs en matière de données brutes de caractéristiques sociodémographiques.

Comment procédez-vous pour recruter des panélistes ? Envoyez-vous des emails ? Avez-vous accès à des bases de données particulières ?

Par ailleurs, pour les questions d’ordre politique, il peut sembler que des effets de halo peuvent parfois intervenir. Par exemple, si un répondant est interrogé sur des questions portant sur le partage de la richesse, sur la santé, sur les services publics et qu’il est ensuite questionné sur une intention de vote politique, peut-être se dirigera-t-il plus naturellement vers un candidat de gauche. La mécanique peut être inverse si les premières questions ont concerné la sécurité, l’immigration. Peut-il exister de tels effets de halo associés à des questions totalement différentes ? Au cours d’un même questionnaire, mélangez-vous des questions sur la consommation et des questions d’ordre politique ?

M. Paul Hambly, Toluna Harris Interactive. Nous disposons d’une grande expérience dans ce domaine, depuis vingt-cinq ans, avec des équipes dédiées au marketing digital, aux moteurs de recherche, aux réseaux sociaux, afin de toucher tous types de catégories sociodémographiques. Dans plus de quatre-vingt-dix pays, nous effectuons des campagnes marketing pour promouvoir notre panel et inciter les gens à s’inscrire. Il ne s’agit pas uniquement de campagnes d’emails, mais de bannières qui peuvent s’afficher sur un site comme lemonde.fr, une publicité sur Facebook ou X. Nous les adaptons en fonction des audiences dont nous avons besoin pour nourrir les échantillons.

M. Renaud Farrugia. Chez Dynata, nous utilisons à peu près les mêmes méthodologies. Il peut nous arriver également de nouer des partenariats avec des influenceurs pour aller recruter des cibles très précises de jeunes. Nous codéveloppons également des panels avec des marques, uniquement sur invitation. Ces marques disposent de programmes de fidélité et les répondants sont rémunérés dans la « devise » du programme de fidélité. Il s’agit de constituer un seul même panel virtuel à partir de toutes ces informations et de tous ces membres que nous recrutons par le biais des divers moyens que je viens d’évoquer.

M. Patrick Van Bloeme. Le questionnaire politique est unique, dédié, il n’est pas intégré dans un autre questionnaire qui évoquerait par exemple des habitudes de consommation. Nous ne mélangeons pas les genres. Ensuite, nous sommes très vigilants concernant les effets de halo ; il s’agit d’une question importante que nous nous posons systématiquement sur l’ensemble de nos projets. À titre d’illustration, en moyenne, un paneliste répond à huit enquêtes sur une année, soit une quantité modérée, vous en conviendrez. Ces enquêtes s’influencent-elles les unes les autres ? Nous maîtrisons ces aspects : si nous estimons que le risque existe, nous intégrons des critères d’exclusion ; par exemple, tel panel de 1 000 personnes n’est pas éligible à telle enquête ci.

Cela est encore plus marqué en marketing. Il n’y a aucun sens à demander à un panel de se prononcer sur la notoriété spontanée d’une marque s’il a été interrogé trois jours auparavant sur une liste précise de marques.

Dans le domaine politique, l’impact sur le comportement électoral d’un panéliste des quelques questionnaires auxquels il a pu répondre par le passé peut être considéré comme marginal dès lors que l’on ne parle pas d’une même enquête électorale qui serait intervenue auparavant. Il est marginal par rapport à l’ensemble du temps qu’il passe sur Internet, sur les réseaux sociaux, sur les chaînes d’information. Nous partons donc du principe que nous neutralisons ce risque, si tant est qu’il existe.

Il existe des protocoles où nous avons besoin de neutraliser telle ou telle enquête, dans la mesure où nous maîtrisons toutes les enquêtes que nous effectuons auprès de nos panélistes, en termes de sujet et de risque d’influence. Encore une fois, les sondages d’opinion représentent une extrêmement faible proportion des enquêtes que nous menons. La collusion est donc quasi nulle par rapport aux études de notoriété de marques, pour lesquelles nous procédons à un véritable travail de contrôle.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous me confirmez donc bien qu’une enquête d’opinion ou une enquête politique n’est jamais intégrée dans une liste de questions portant sur d’autres sujets, n’est-ce pas ? Je vous pose la question à dessein, dans la mesure où il y a quelques années, j’avais participé à des questionnaires qui commençaient par des questions sur telle ou telle marque de savon, puis enchaînaient sur des questions d’ordre politique ou sur la sécurité, avant de revenir sur des lessives. Une évolution est-elle intervenue ? Certains panélistes ne respectent-ils pas les règles que vous avez énoncées ?

M. Marc Bidou. Un certain nombre d’instituts mènent des questionnaires de type « omnibus ». Ils vendent des questions à des clients ; certains clients achèteront deux questions, d’autres clients en achèteront trois ou quatre. Au sein de ces questions peut figurer une question d’opinion ; il revient aux instituts de décider du contenu de leurs questionnaires. Ensuite, il existe des enquêtes électorales dédiées.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Des questions politiques peuvent-elles être intégrées au sein d’un sondage omnibus ?

M. Marc Bidou. Oui.

Mme Lucie Deliry. Lorsque cela est le cas, il s’agit du choix de l’institut et non du nôtre.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’en conviens naturellement. Au sein d’un même questionnaire, différents sujets peuvent être abordés, dont celui d’une intention de vote pour une élection, n’est-ce pas ?

M. Jean-Daniel Lévy. Chez Toluna, nous n’organisons quasiment plus d’omnibus. Mais quand nous procédions de la sorte, les questions politiques étaient toujours placées en tête de questionnaire, afin d’éviter précisément l’effet de halo que vous mentionniez. J’ignore la manière dont les autres entreprises procédaient.

M. Renaud Farrugia. De notre côté, nous ne participons pas à des études omnibus. En dehors du domaine politique, il peut arriver que pour un motif de qualification, nous posions des questions préalables à l’enquête nous permettant de déterminer le profil de la cible et si celui-ci correspond à l’enquête. Mais il ne s’agit pas d’une étude, d’une enquête à proprement parler, ni d’une question relative à une intention de vote.

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Je souhaite vous poser une dernière question avant de conclure cet après-midi qui nous a vus recevoir deux instituts de sondage avant votre audition. Il s’agit d’un sujet qui nous semble central dans le cadre des travaux de cette commission au sujet des mesures de l’opinion, des intentions de vote. Nous avons eu l’occasion d’évoquer avec vos prédécesseurs les méthodes de redressement. Tout le monde s’accorde sur un point : les échantillons de base ne sont pas représentatifs. En effet, si tel était le cas, il ne serait pas nécessaire de les redresser. De fait, ces échantillons sont toujours assez inexacts par rapport une représentativité qui serait parfaite sur le plan sociodémographique. Il nous a par exemple été indiqué que dans les échantillons de vote, les ouvriers sont sous-représentés quand les retraités sont surreprésentés.

M. Jean-Daniel Lévy. Il peut exister des différences par rapport aux objectifs initiaux, mais en général, la différence entre la population recherchée idéalement et la population véritablement interrogée n’est pas extraordinairement élevée. Si un redressement intervient, il ne s’agit que d’être le plus fin possible, de l’ordre de quelques points ; il ne s’agit pas de procéder à une modification profonde de la nature de l’échantillon.

Ensuite, face à des critères multiples en termes de genre, d’âge, de catégorie sociale, de localisation géographique, nous savons bien qu’à la fin du terrain, nous cherchons des « moutons à cinq pattes ». Nous acceptons donc des interviews, quitte à ce que les répondants soient « hors quotas », c’est-à-dire surreprésentés par rapport à la moyenne. En conséquence, une pondération est effectuée pour redresser non pas des individus, mais l’ensemble de l’échantillon.

Enfin, de manière encore plus importante, il s’agit pour nous de nous assurer que l’effet du redressement ne crée pas de biais statistique ; c’est-à-dire que le fait d’accorder 1,1 point ou 1,2 point à un individu et éventuellement 0,8 point ou 0,9 point à un autre individu ne permette pas de remettre en cause la base sur laquelle nous appuyons collectivement.

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Pour être tout à fait clair, si je comprends bien, il n’existe pas de marge d’amélioration de constitution de l’échantillon. Lors d’une audition précédente, nous avons constaté que sur un sondage d’intention de vote, un échantillon de base présentait une surpondération de six points de la catégorie retraités par rapport à leur représentation dans la population générale. Si je comprends bien vos propos, ces quelques points n’entraînent donc pas selon vous des conséquences considérables.

M. Antoine Léaument, rapporteur. En l’espèce, il s’agissait d’un cas particulier, c’est-à-dire un sondage politique, à partir d’un échantillon très important, de l’ordre de 10 000 personnes. La Commission des sondages avait ainsi pointé un problème dans ce sondage, qui comportait 5,5 % de retraités en plus ; 4 % de cadres en plus et 3,5 % d’ouvriers en moins. En matière électorale, ces différences ne sont pas forcément négligeables.

M. Patrick Van Bloeme. Il nous est difficile de nous exprimer sur un sondage produit par nos confrères. Quoi qu’il en soit, notre travail consiste à respecter les quotas qui sont donnés par le donneur d’ordre, y compris au sein d’un même groupe. Il peut être nécessaire de procéder à des redressements lorsque sur les 1 000 personnes, les vingt ou trente dernières ne correspondent pas exactement à l’échantillon parfait sur certains critères, comme le sexe, l’âge, la région.

M. Marc Bidou. Lorsqu’il nous est demandé de produire un panel de 1 000 personnes représentatif sur les quotas de l’Insee, nos résultats sont presque parfaits : sur les 52 % de femmes dans la population, nous parvenons à produire un échantillon de 52 % ou 52,1 %. Il en va de même pour les CSP ou les tranches d’âge. Même si notre access panel n’est pas totalement représentatif, notre livrable est représentatif à 0,1 % ou 0,2 % près. Dès lors, on ne peut pas affirmer que nos échantillons ne sont pas représentatifs. Ensuite, il est toujours possible de s’interroger pour savoir si les critères de l’Insee sont parfaitement nécessaires pour une enquête, mais il s’agit là d’un autre débat.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vos propos soulèvent une autre question. Les sondeurs eux-mêmes indiquent qu’ils redressent sur la base de plusieurs éléments, notamment les données sociodémographiques et les données politiques. Je déduis de votre intervention que vous livrez aux instituts des données qui s’approchent de la perfection quant à la représentation sociodémographique. Mais vos données sont redressées sur ces bases sociodémographiques. Fournissez-vous les coefficients de pondération aux instituts de sondage ou les instituts font-ils intervenir par la suite de nouveaux critères de redressement ? Si vos données sont les plus proches possible de la réalité, pourquoi effectueraient-ils à leur tour des correctifs ? Le seul correctif qui me semble possible est le correctif politique, qui apparaît encore plus important que ce que j’envisageais de prime abord.

M. Renaud Farrugia. Il est plus facile pour nous, sur le plan statistique, de fournir un échantillon de 1 000 personnes, puisque nous disposons de plus d’un million de personnes en base. Notre rôle se limite à respecter les échantillons et les quotas que le client, en l’occurrence l’institut, nous demande de fournir. Il est très rare de ne pas pouvoir y parvenir. Nous livrons des échantillons représentatifs de la population. En revanche, nous ne touchons pas du tout à l’aspect politique.

M. Marc Bidou. Il est sans doute nécessaire de produire des redressements. Nous livrons des échantillons quasi parfaits, mais ensuite, la science des instituts consiste à savoir s’il faut redresser à partir de l’élection n-1, n-2 ou n-3, s’il s’agit de l’élection présidentielle, des élections européennes ou des élections législatives par exemple. Les redressements n’interviennent pas sur l’échantillon en tant que tel, mais font appel à d’autres éléments, comme le biais de mémorisation des derniers votes, par exemple. Il s’agit d’un autre débat, qui ne nous incombe pas.

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Je vous remercie.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Rérolle, directeur général de Périclès (mardi 6 mai 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Avant de céder la parole à M. Arnaud Rérolle, je souhaite rappeler le cadre dans lequel s’inscrit son audition. Notre commission d’enquête a pour mission d’examiner les conditions de l’organisation des élections en France. Son périmètre ne s’arrête pas aux seuls aspects logistiques, juridiques ou techniques pilotés par l’État, les collectivités territoriales ou les autorités indépendantes, dont nous avons auditionné les représentants ces derniers mois. Nous nous attachons aussi à comprendre les évolutions profondes de notre environnement démocratique : progression de l’abstention, tensions sur le recrutement des personnels électoraux, mutations numériques, influence des réseaux sociaux, risques d’ingérences étrangères, transformations de l’offre politique.

C’est bien ce dernier point – l’émergence, en dehors des formations politiques traditionnelles, d’acteurs nouveaux engagés dans la vie publique –, qui est l’objet principal de la présente audition. Le projet Périclès, que vous dirigez, en constitue en effet un exemple particulièrement abouti. Selon les documents rendus publics par la presse, il reposerait sur une stratégie d’influence assumée, de nature à la fois politique, idéologique et opérationnelle, et articulée autour de trois axes : la formation de futurs élus locaux, l’accompagnement ciblé de certaines forces politiques et la constitution d’un vivier de cadres destinés à exercer le pouvoir administratif et politique.

Dans une tribune publiée en février dernier dans les colonnes du Figaro, vous affirmiez d’ailleurs : « nous avons créé Périclès […] afin de susciter, conseiller et financer des initiatives citoyennes en vue de constituer un écosystème politique et économique favorable au développement de la France. » Cette déclaration éclaire, je le crois, votre intention, qui n’est pas simplement de participer au débat public, mais de structurer un véritable écosystème d’action, d’influence et de conquête politique, pour peser sur le paysage politique français et sur les échéances électorales à venir. D’après les documents dont la presse se fait l’écho, l’objectif est d’obtenir une « victoire électorale » en identifiant des candidats et en mettant à leur disposition « tous les outils nécessaires (big data, médias, ressources humaines, financements) ».

Ces éléments soulèvent, vous en conviendrez, des interrogations légitimes. D’abord, les personnes morales, à l’exception des partis politiques, ne peuvent participer ni directement ni indirectement au financement des campagnes électorales. Les moyens humains, matériels ou financiers que votre structure mettrait à disposition de certains candidats pourraient être analysés à l’aune de ce cadre juridique.

Par ailleurs, les partis politiques sont soumis à des règles strictes en matière de transparence financière, de contrôle et de déclaration. Votre organisation, qui, à notre connaissance, ne présente pas directement de candidats mais en soutiendrait certains de manière active, échapperait à ces obligations – à moins que vous estimiez qu’elle se rapproche en réalité d’un parti politique –, ce qui pose une question de fond, qui relève bien des travaux de notre commission, quant à la transparence du financement de la vie démocratique.

L’objectif de cette audition n’est pas de débattre du fond des idées que vous défendez, mais de savoir comment votre projet s’inscrit dans le cadre légal et réglementaire qui régit notre vie politique, et plus particulièrement les grands moments démocratiques que sont les élections. Je vous invite donc à nous présenter en détail le fonctionnement, les objectifs, les moyens et la nature du projet Périclès.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Arnaud Rérolle prête serment.)

M. Arnaud Rérolle, directeur général de Périclès. Je tiens à vous remercier de votre invitation, même si j’ai exprimé une certaine surprise à la réception de ma convocation – peut-être aurai-je l’occasion d’y revenir. Permettez-moi de me présenter brièvement avant d’exposer la genèse de Périclès et le contenu de nos activités, puis de partager quelques réflexions liées à vos travaux.

J’ai 32 ans, je suis le troisième d’une fratrie de quatre enfants ayant des racines bourguignonnes et lozériennes, et je suis moi-même marié et père de trois jeunes enfants. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je n’étais pas disponible pour honorer ma première convocation, passant les vacances scolaires avec ma famille en Bretagne. Je vous remercie de votre compréhension et d’avoir accepté de reporter cette audition à une date plus propice. Après des études supérieures à l’université Bocconi de Milan, puis à l’Essec – École supérieure des sciences économiques et commerciales – de Cergy-Pontoise, dont je suis sorti diplômé en 2016, j’ai démarré ma carrière dans une société technologique puis ai travaillé quelques années dans une entreprise d’investissement industriel avant de commencer ma collaboration avec Pierre‑Édouard Stérin.

En parallèle de mon parcours académique et professionnel, j’ai toujours eu un goût très prononcé pour la chose publique, sans avoir eu l’occasion de me présenter au suffrage – raison pour laquelle je salue le courage et l’engagement de ceux qui s’y soumettent, pour peu, évidemment, qu’ils le fassent en vue de faire vivre notre démocratie.

Je me suis toujours retrouvé dans un socle de valeurs qu’on a tendance à positionner à droite de l’échiquier politique, sans pour autant être attaché à une quelconque formation. J’ai toujours été convaincu que la société civile a un rôle essentiel à jouer pour faire vivre notre démocratie, à laquelle je suis très attaché. Je crois même que l’engagement citoyen est une solution à la profonde crise de confiance qui mine les liens entre les Français et la politique. J’ai effectivement écrit une tribune en ce sens dans Le Figaro en février dernier.

Après réflexion, Pierre-Édouard Stérin et moi-même en sommes venus à poser trois constats. D’abord, la situation économique, sociétale et morale de notre pays a atteint un niveau critique. Ensuite, la relation des Français à la politique connaît une crise profonde. Enfin, s’il existe en France depuis des décennies un écosystème d’associations structuré et financé – que ce soit par des subventions publiques ou par des philanthropes généreux –, il n’existe aucune organisation cherchant à soutenir et à faire émerger, de manière structurée, des initiatives citoyennes promouvant dans le débat public les valeurs libérales et conservatrices auxquelles nous sommes attachés. C’est donc dans un souci de rééquilibrage démocratique, lié à notre attachement au pluralisme, que nous avons jugé opportun de lancer une organisation agissant dans le champ métapolitique pour promouvoir ces valeurs.

Vous nous avez qualifiés d’acteur nouveau. S’il est vrai que nous nous sommes lancés il y a seulement un an et demi, en fin d’année 2023, il me semble toutefois que rien de ce que nous faisons n’est particulièrement nouveau : le débat, la promotion d’idées ont toujours fait partie de la vie démocratique. Les think tanks y jouent un rôle essentiel et ont toujours été financés par des tiers, sans que cela pose problème. La particularité de notre démarche tient surtout à la grande transparence dont nous faisons preuve, et probablement aussi à nos méthodes, inspirées de l’univers dont nous sommes issus, à savoir le secteur privé.

Périclès est une société d’intelligence politique, qui suscite, conseille et finance des initiatives citoyennes en vue de constituer un écosystème économique et politique favorable au développement de la France. Nous agissons donc dans le champ des idées et de leur diffusion auprès du plus grand nombre. Concrètement, nous sommes une pépinière de projets métapolitiques, que nous créons – en accueillant des entrepreneurs et en leur donnant les moyens de monter une initiative citoyenne – ou que nous accompagnons et aidons à passer à l’échelle supérieure. Nous nous concentrons principalement sur trois types d’initiatives : le soutien aux think tanks, médias et cercles de réflexion qui produisent, diffusent et promeuvent des idées dans l’espace public ; le développement de solutions technologiques favorisant la professionnalisation de l’action publique ; la formation, qui permet de faire émerger de nouveaux décideurs susceptibles de s’approprier ces idées.

Nous ne prétendons pas être apolitiques et assumons pleinement notre positionnement à droite – Pierre-Édouard Stérin dirait qu’il se considère au centre de la droite. Nous ne sommes certainement pas de gauche – surtout au vu de ce qu’elle est devenue, même si une part significative de la gauche républicaine peut, je le crois, se retrouver dans les valeurs et les idées que nous défendons, et nous nous en réjouissons. J’insiste en revanche sur le caractère totalement non partisan de notre action. Nous connaissons parfaitement le code électoral, notamment son article L. 52-8, et nous nous conformons, dans toutes nos actions, à la loi.

Depuis le lancement de Périclès, nous avons étudié plus de 600 dossiers et en avons retenu moins de 15 %, ce qui montre la grande rigueur et l’exigence de nos équipes. Nous avons déployé environ 8 millions d’euros en 2024 pour soutenir une cinquantaine d’initiatives et nous ambitionnons, en 2025, de déployer une vingtaine de millions d’euros pour un nombre similaire de projets. À ce jour, Pierre-Édouard Stérin est, à titre personnel, l’unique contributeur financier de Périclès, mais nous envisageons de diversifier nos ressources dès cette année et d’attirer d’autres contributeurs susceptibles d’être intéressés par nos actions. Nous avons recruté une dizaine de personnes, que je tiens à remercier pour leur engagement, la qualité de leur travail et leur rigueur. Je suis très fier de diriger cette équipe et du travail qu’elle accomplit, ainsi que de tous les projets que nous soutenons.

Nous agissons de manière transparente, ce dont témoignent les nombreuses tribunes et réponses aux sollicitations de la presse rendues publiques ces derniers mois. Je suis donc ravi de répondre à vos questions.

J’ai bien compris l’objet de cette commission d’enquête et j’ai bien noté que vos principaux axes de travail concernent l’inscription sur les listes électorales, la propagande, ou encore la gestion des bureaux de vote. Si j’avais exprimé une certaine surprise dans mon courriel de réponse à votre convocation, c’est parce qu’il me semblait que, lors de l’examen de la recevabilité de la proposition de résolution tendant à créer votre commission, le 20 novembre 2024, M. le rapporteur avait explicitement exclu le financement des campagnes électorales de ses travaux, déclarant : « Nous avons […] souhaité limiter le champ de notre commission d’enquête aux éléments que j’ai cités ainsi qu’à la question des sondages. […] Cela représente déjà beaucoup de travail. Restons concentrés sur ces sujets ».

Je me réjouis toutefois que vous ayez changé d’avis et je suis tout disposé à répondre à vos questions. J’espère – j’en suis même certain – que, puisque la question des personnalités ou organisations s’attachant à diffuser leurs idées dans le débat public concerne votre commission, vous serez amenés à interroger prochainement d’autres personnalités, comme M. Legrain, qui a financé à hauteur de 400 000 euros la Primaire populaire dont l’objectif était de faire émerger un candidat unique pour la gauche, ou encore M. Pigasse qui, le 11 janvier 2025, déclarait dans Libération : « J’ai pris position pour le Nouveau Front populaire. […] Il y a un combat majeur à mener […]. Je veux mettre les médias que je contrôle dans ce combat, au service d’une conception ouverte du monde […]. Je mets mes intérêts financiers au service de mes idées. » Nul doute que ces prises de position intéresseront aussi votre commission.

Enfin, j’ai été étonné de découvrir la nouvelle date d’audition dans la presse, en l’occurrence dans Mediapart, qui a publié un article environ trente minutes avant que je reçoive une convocation officielle, et vingt-quatre heures avant que M. Stérin reçoive la sienne. S’agissant d’une commission d’enquête consacrée aux élections en France, donc aux liens que certaines organisations politiques pourraient nouer avec des acteurs du débat public, voilà qui me semble poser une question intéressante.

M. le président Thomas Cazenave. Avant de donner la parole au rapporteur, je tiens à apporter quelques précisions, qui ont d’ailleurs donné lieu à un courrier argumenté de ma part, pour – pardon de le dire – insister sur votre présence et celle de M. Stérin.

À mesure que nous cheminons dans nos travaux, nous pouvons être amenés à programmer de nouvelles auditions. Les événements survenus dans d’autres pays, où des élections ont dû être annulées, nous ont par exemple incités à nous arrêter sur la question fondamentale des risques d’ingérence étrangère et sur le rôle des réseaux sociaux, car nous estimons qu’il y a là une faiblesse potentielle dans le bon déroulement des élections en France. L’inclusion de la question du financement dans le champ de nos travaux a quant à elle fait l’objet d’un débat entre les membres de la commission d’enquête lors de notre réunion constitutive. Nous avons choisi de l’intégrer, car la bonne tenue des élections suppose que les règles régissant leur financement soient effectivement respectées.

Nous avons ainsi eu l’occasion d’entendre le président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), qui a évoqué le cas de Périclès et exprimé certaines interrogations qui seront probablement au cœur de nos échanges aujourd’hui, notamment celle de savoir comment cette nouvelle initiative politique s’intègre dans le cadre légal et réglementaire. Il est bien de la responsabilité de la représentation nationale de s’assurer que les lois en vigueur, particulièrement celles qui portent sur l’organisation de la vie politique et les élections, sont bien respectées.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il est vrai que le financement de la vie politique ne faisait pas, initialement, partie du champ de la commission d’enquête, qui me semblait avoir déjà beaucoup de travail. En réponse à la proposition du Rassemblement national et du groupe EPR, j’avais cependant indiqué que nous pourrions peut-être nous y intéresser à la fin de nos travaux. Nous y sommes. J’aurais préféré que votre audition intervienne plus tôt, mais vous étiez malheureusement indisponible à la date initialement prévue. Nous avons d’ailleurs fait preuve d’une certaine mansuétude en acceptant de la reporter, car vous n’êtes pas sans savoir que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 dispose que « toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée ». Nous avons été plutôt patients et c’est dans l’ordre des choses.

Pourquoi avons-nous jugé utile de vous auditionner ? Parce que le journal L’Humanité a rendu public un document, qui semble être un document de travail de Périclès, comportant plusieurs éléments qui nous ont intéressés, en lien avec la question du financement des élections. Il y est notamment fait mention de « trois objectifs pour servir et sauver la France ». Le premier est la « victoire idéologique », qui suppose, dites-vous, de « rendre nos idées majoritaires dès maintenant, […] imposer nos thèmes et en maîtriser la fenêtre d’Overton […], décrédibiliser et attaquer les idées adverses », celles-ci étant définies de la manière suivante : « hyperétatisme, socialisme et assistanat, lois liberticides, wokisme, refus des limites, laïcité agressive, refus de la préférence nationale, islamisme, immigration incontrôlée ».

Le deuxième objectif est la « victoire électorale », votre souhait étant de « faire la différence lors des élections d’ici à deux ans ». Le document ayant été établi en fin d’année 2023, cette perspective inclut les élections européennes, voire les élections municipales à venir. Cette dernière question prend un relief tout particulier, puisque vous annoncez vouloir « permettre au Rassemblement national de transformer ses derniers succès électoraux en victoire aux municipales 2026 » et faites mention, « à date », d’un « projet validé par la direction et l’état-major du RN aux Estivales 2023 ». Dans la perspective des échéances électorales à venir, vous indiquez également vouloir « influencer les sujets traités lors des européennes (2024) » – il s’agirait donc d’influer sur les thèmes abordés au cours de la campagne –, « aider à remporter plus de 1 000 mairies (2026), aider à remporter la présidentielle » et une « majorité absolue (2027) ». Vous assurez enfin que « cette première mission de conseil ne rend le RN ni exclusif ni prioritaire par rapport aux autres partis ». C’est sans doute ce à quoi vous faites référence quand vous affirmez ne pas vous inscrire dans une logique partisane mais qui vise à faire gagner, d’une certaine manière, la droite.

D’après vous, Périclès se distingue d’autres structures préexistantes par le caractère transparent de son action – vous l’avez même dit deux fois. Pourtant, s’il y a une organisation qui ne semble pas transparente, c’est bien Périclès ! Pierre-Édouard Stérin a annoncé son existence quelques jours seulement avant les révélations de L’Humanité, ce qui donne l’impression qu’il s’y est résolu contraint et forcé. Votre site internet ne présente d’ailleurs que vingt-trois projets – et un autre dont le contenu n’est pas accessible –, alors que vous nous dites en avoir financé une cinquantaine en 2024 et que vous projetez d’en soutenir autant en 2025. Si vous avez effectivement retenu 15 % des 600 dossiers reçus, soit 90 projets, cet objectif est en passe d’être atteint. Pouvez-vous dresser la liste des dossiers financés par Périclès et des montants associés ?

M. Arnaud Rérolle. L’article de L’Humanité n’était pas une « révélation », dans la mesure où le média La Lettre s’était fait l’écho dès avril 2024, donc quelques mois plus tôt, du lancement par Pierre-Édouard Stérin d’une initiative intitulée Périclès, en citant quelques collaborateurs impliqués dans le projet. Par la suite, Pierre-Édouard Stérin a effectivement publié une tribune. Le JDD avait d’ailleurs mentionné le document auquel vous faites référence avant L’Humanité, dont la couverture a par ailleurs été particulièrement caricaturale et tronquée, ce qui n’est pas forcément surprenant au vu du positionnement de ce journal.

Nous avons toujours eu pour ambition de rendre nos activités publiques. Je l’ai dit, Périclès est né en fin d’année 2023 après plusieurs mois de réflexion. En tant qu’organisation privée, qui finance ou crée des initiatives citoyennes conduites par des associations ou des entreprises – ce peuvent être des think tanks participant à la vie publique, des médias, des entreprises proposant des solutions technologiques, ou encore des organismes de formation –, nous avons fait le choix de jouer la transparence en créant un site internet, en répondant aux sollicitations de la presse et en nommant certaines des initiatives que nous avons soutenues, sans prétendre toutes les lister, parce que la loi ne nous y oblige pas. Nous sommes uniquement tenus de respecter le droit en vigueur, notamment pour ce qui concerne le type d’organisations financées. Je ne suis pas en mesure d’énumérer de tête toutes les organisations que nous avons soutenues, mais je pourrai citer les principales.

Le document publié par L’Humanité en juillet 2024 date de septembre 2023. Il est donc vieux de près de deux ans. Dans le cadre de travaux exploratoires et de réflexion, nous avons couché sur le papier un certain nombre d’idées, d’initiatives et de projets que nous envisagions de développer car ils nous paraissaient pertinents. Ensuite, à mesure que notre réflexion a progressé – un peu à l’instar des travaux de votre commission, si vous me permettez cette analogie –, nous avons pu identifier de nouveaux sujets à traiter, en mettre certains de côté ou modifier l’ordre de nos priorités. J’assume ce document, dont je suis l’auteur, mais certains des éléments qui y sont présentés ne sont plus d’actualité.

S’agissant notamment des municipales, nous avions effectivement jugé intéressant de regarder ce qui pourrait être fait et avions envisagé de mener une mission rémunérée – le cadre légal nous l’aurait permis, au même titre que des prestataires peuvent répondre à une sollicitation ou proposer des solutions à des organisations politiques. Il se trouve que cette mission spécifique n’a pas abouti.

En revanche, étant convaincus que l’engagement citoyen, notamment au niveau local, est essentiel pour l’avenir de la démocratie, nous avons décidé de soutenir, au cours du premier trimestre 2024, l’organisation Politicae fondée, je crois, en 2023 par deux jeunes maires et qui a vocation à fournir des solutions didactiques sur l’engagement local – notamment dans le cadre des élections municipales – à toutes les personnes intéressées. Nous lui avons apporté une aide significative pour lui permettre de renforcer son activité, qui consiste essentiellement en un blog reprenant des éléments publics relatifs au code électoral ou à la gestion d’une commune, en des tutoriels vidéos disponibles en libre accès, et en des séminaires organisés régulièrement, à Paris comme en province. Politicae fournit ainsi une boîte à outils technologiques et civiques accessible à tous, qui nous paraît pertinente dans une perspective de promotion de l’engagement local. Voilà qui me permet de répondre explicitement sur au moins un projet que nous avons soutenu de manière significative en 2024.

M. le président Thomas Cazenave. Pour la clarté du débat, je souhaite que vous nous apportiez une précision fondamentale. Certaines questions de M. le rapporteur se fondent sur un document révélé par le journal L’Humanité. Vous reconnaissez que ce document existe – vous indiquez en être l’auteur –, mais vous soulignez qu’il a été rédigé il y a deux ans et que depuis, le projet a pu évoluer. Cette base de départ est très importante, car certains objectifs mis en avant dans ce document nous interpellent au plus haut point ; nous souhaitons savoir si vous les maintenez. Je les rappelle : former des élus locaux, accompagner certaines formations politiques, constituer un vivier de cadres destinés à exercer le pouvoir politique, arriver à la victoire électorale en identifiant des candidats et en mettant à leur disposition tous les outils nécessaires : big data, médias, ressources humaines, financement.

Est-il toujours d’actualité pour Périclès de détecter et d’accompagner des candidats ? Avez-vous des liens privilégiés avec certaines formations politiques ? L’accompagnement éventuel de candidats se fait-il de manière gracieuse ou rémunérée ? J’insiste sur ce point, car nous essayons de comprendre la nature des activités de Périclès au regard du cadre législatif et réglementaire. Êtes-vous un quasi-parti politique, un parti politique ? Il existe de nombreux think tanks, mais rares sont ceux qui préparent directement des candidats. Votre objectif est-il toujours, comme vous l’affirmez dans le document, de préparer la stratégie électorale de candidats que vous accompagnez, que vous financez et que vous dotez d’outils matériels, technologiques et numériques ?

M. Arnaud Rérolle. Je vous confirme que ce document existe ; il a été diffusé à notre insu, quand bien même nous avions vocation à communiquer sur l’existence de Périclès et sur le contenu de nos activités.

Comme je l’ai expliqué dans mon propos liminaire, Périclès est une organisation qui assume un positionnement libéral-conservateur, qui défend un certain nombre de valeurs et qui souhaite utiliser tous les moyens légaux à sa disposition pour diffuser et promouvoir ses idées. Nous le faisons en soutenant des organisations qui sont soit des associations, soit des entreprises. J’ai insisté sur le fait que Périclès était une pépinière : mon métier est d’instruire des dossiers pour identifier s’ils sont pertinents et si nous souhaitons les accompagner. Nous donnons les moyens à des entrepreneurs de développer leur activité.

Périclès est donc une structure qui soutient d’autres organisations, lesquelles déploient ensuite leur activité – Politicae, par exemple, propose de nombreux outils sur sa plateforme en ligne à ceux qui s’intéressent aux élections municipales.

Périclès ne forme pas de candidats et n’en accompagne pas, ni gracieusement ni de manière rémunérée. En revanche, Périclès peut tout à fait être amené à soutenir des initiatives qui, dans le respect du code électoral, proposeraient à des candidats des solutions – formations, outils technologiques – pour mener leur campagne. Cela répond-il à votre question ?

M. le président Thomas Cazenave. Je vous avais demandé si vous aviez un lien privilégié avec des formations politiques, comme l’indique le document dont vous dites être l’auteur.

M. Arnaud Rérolle. Nous avons, je vous l’ai dit, un positionnement politique assumé, et notre vocation est de faire gagner nos idées. Ces idées, libérales conservatrices, expliquent notre attachement à certains grands principes comme la liberté, la prospérité et la sécurité. Nous avons la volonté que ces idées émergent et soient reprises par le plus grand nombre, qu’il s’agisse du grand public ou des décideurs politiques. Il nous arrive de rencontrer des personnalités politiques dans le but de promouvoir nos idées, et nous avons des liens privilégiés avec tous ceux qui les partagent. Le champ libéral-conservateur est suffisamment large pour accueillir, notamment, des personnes très attachées aux principes libéraux économiques que nous partageons.

Pour le dire différemment, nous nous attachons à soutenir des projets et à discuter avec des personnes qui partagent les vues que nous voulons promouvoir. À titre d’exemple, nous sommes convaincus qu’il faut promouvoir la liberté d’entreprendre et la liberté d’action des entrepreneurs auprès de tous ceux qui sont prêts à se saisir de ces idées – la formation politique à laquelle vous appartenez, monsieur le président, est également sensible à ces sujets. Le lien que nous entretenons avec des personnalités est donc lié à leur sensibilité aux thèses que nous défendons.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le document rendu public par L’Humanité classe des personnalités dans différentes catégories : « relation de confiance/influence réelle », comme M. Bardella et Mme Le Pen ; « relation active mais pas de réelle influence », comme M. Ciotti, M. Retailleau, M. Tanguy et Mme Maréchal ; « relation activable via accès » ; « pas de relation activable à date », comme M. Sarkozy, M. Zemmour et M. Philippe. Où en êtes-vous aujourd’hui ? L’objectif à fin 2024 était le suivant : « 80 % des profils prioritaires en relation de confiance ou influence réelle, contre 30 % aujourd’hui. » Suivaient des questions pour le comité exécutif : « Quels sont les autres profils prioritaires avec qui nous devons nouer une relation de confiance/influence réelle ? Qui sont, pour chaque profil prioritaire, les responsables capables de devenir l’homme de confiance ? Quelles sont les personnes manquantes sur cette cartographie (potentiels dirigeants de demain) ? » Comment rester transpartisan tout en travaillant étroitement avec des concurrents, puisqu’il y a des gens qui viennent de plusieurs partis – partis néanmoins assez marqués à droite ?

Où en êtes-vous de ces relations ? Par exemple, avez-vous des relations de confiance ou une influence réelle sur M. Retailleau, qui est aujourd’hui ministre de l’intérieur, ou avec d’autres personnalités figurant dans cette liste ?

M. Arnaud Rérolle. Lors des travaux exploratoires qui ont précédé la création de Périclès, il nous a paru évident de cibler en priorité des personnalités qui pouvaient partager de manière significative un socle commun d’idées que nous défendons ; c’est la raison pour laquelle nous en avons dressé la liste. Encore une fois, nous défendons des idées et souhaitons qu’elles soient reprises par le plus grand nombre – je serais ravi de rencontrer des parlementaires de La France insoumise pour leur présenter nos vues concernant la liberté ou la sécurité, sans aucune relation d’exclusivité, quelle qu’elle soit.

Le terme « influence » employé dans le document se rapporte à la qualité des échanges que nous avons avec ces personnes, et surtout à leur sensibilité aux idées que nous défendons. Nous n’avons pas l’outrecuidance de prétendre manipuler des personnalités politiques qui ont fait preuve de liberté et d’une forte indépendance tout au long de leur carrière. Ce serait leur faire injure que de croire qu’elles pourraient être manipulées.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous n’avez pas répondu à ma question.

M. Arnaud Rérolle. Comme je vous l’ai dit, nous rencontrons différentes personnalités, mais mon métier principal est de rencontrer des entrepreneurs qui montent des projets et des organisations. Je n’ai pas de relation étroite, de proximité ou d’influence avec les décideurs, notamment avec le ministre de l’intérieur.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est intéressant car vous dites : « je n’ai pas de relation de confiance », or le document parle de trouver « les responsables capables de devenir l’homme de confiance ». Êtes-vous en relation avec des relais de confiance de responsables politiques listés dans le document ?

M. Arnaud Rérolle. Nos relais de confiance, sur lesquels nous pouvons nous appuyer, sont les personnes qui incarnent les idées que nous voulons défendre. Si vous me demandez si les personnes avec lesquelles nous discutons discutent elles-mêmes avec des personnalités politiques, la réponse est probablement – et évidemment – oui. Mais, pour répondre explicitement à votre question, nous ne mettons évidemment pas ce tableau à jour toutes les semaines pour actualiser les scores de confiance des uns et des autres.

M. le président Thomas Cazenave. Notre objectif n’est pas de débattre au fond des idées que vous défendez, mais de comprendre comment votre action s’insère dans le cadre légal et réglementaire. Vous expliquez que vous respectez les règles de financement de la vie politique et j’ai compris de ce que vous m’avez dit que vous ne financez pas directement des candidats. Vous me le confirmez ?

M. Arnaud Rérolle. Périclès ne finance pas de candidats, ni directement ni indirectement. Je suis au clair de l’article L. 52-8 du code électoral qui indique qu’une personne morale ne peut ni financer des candidats ni leur apporter des avantages en nature dans le cadre d’élections. Nous avons parfaitement conscience de ce cadre légal. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que notre activité consiste aujourd’hui à produire et à soutenir des idées, ce que nous assumons complètement, dans le respect du cadre légal. Les organisations plutôt positionnées à gauche que j’ai citées dans mon propos liminaire, ainsi que d’autres think tanks ou les organisations qui les financent, assument aussi leurs idées et rencontrent des personnalités politiques pour leur faire part de leurs réflexions et de leurs travaux. C’est dans ce cadre que nous nous inscrivons.

M. le président Thomas Cazenave. Vous ne financez pas seulement des entreprises, mais aussi des projets « métapolitiques », pour reprendre votre terme, c'est-à-dire des organisations dont j’imagine qu’elles peuvent mener des combats politiques et défendre des idées, voire lancer des initiatives qui influent directement sur la vie politique– Politicae, par exemple, accompagne des candidats. En quoi cela se distingue-t-il d’une forme de soutien ou de financement, même indirect, d’une activité politique – ce qui relèverait de l’article du code électoral que vous avez cité ? Quelles précautions prenez-vous et quelles garanties pouvez-vous apporter en la matière ? Le document révélé par L’Humanité sème le trouble, puisque vous dites y préparer des candidats en vue d’une victoire électorale. L’objectif de la commission d’enquête est de comprendre si le financement d’un projet métapolitique n’a pas pour conséquence de soutenir indirectement, par la voix d’un tiers, un candidat et une formation politique.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous affirmez respecter le code électoral et ne pas financer de candidats dans le cadre d’élections. La loi électorale vise à protéger notre démocratie d’influences financières qui produiraient des inégalités : toutes les dépenses associées à un candidat ou à une liste électorale doivent passer par un compte de campagne, pour pouvoir être tracées ; elles doivent respecter un plafond afin de garantir une forme d’égalité entre les candidats – même si certains ont davantage de moyens que d’autres.

Vous dites ne pas financer de candidats dans le cadre d’élections, mais qu’en est-il autour des élections ? Dans le document dont nous avons connaissance, au paragraphe « victoire électorale », vous dites vouloir « former au combat électoral des candidats » et « mettre à leur disposition tous les outils nécessaires (big data, médias, ressources humaines, financement) ». Il pourrait donc y avoir une forme de participation légale à des campagnes politiques en amont de leur date officielle, sous la forme de préparations de candidats ou de précampagnes. Est-ce l’objectif de Périclès ?

M. Arnaud Rérolle. L’objectif de Périclès, comme je l’ai déjà indiqué, est de soutenir et de faire émerger des initiatives citoyennes qui permettent de constituer un écosystème favorable au développement de la France et de promouvoir nos idées.

Les garanties que nous prenons quant au respect de la loi sont communes à notre activité : lorsque nous décidons de soutenir une organisation – association ou entreprise –, nous procédons à une due diligence pardonnez-moi cet anglicisme barbare –, c’est-à-dire que nous étudions les projets dans toutes leurs composantes, y compris légales. Nous recourons à des conseils juridiques pour nous assurer que ces initiatives respectent la loi. Je me permets de vous livrer une réflexion en cours, qui n’est pas aboutie mais qui pourrait constituer une garantie supplémentaire : nous réfléchissons à la mise en place d’une charte qui rappellerait des règles de droit essentielles et que nous signerions avec les organisations que nous déciderions de soutenir.

Vous établissez une distinction entre la période électorale et la précampagne. Il est tout à fait possible – et conforme à la loi – que Périclès investisse dans des organisations qui apportent des solutions à des candidats dans le cadre d’une campagne électorale. Nous pouvons, par exemple, décider d’investir dans une entreprise qui propose de l’analyse de données électorales et des missions de conseil en la matière. Cette entreprise peut elle-même accompagner des clients lors d’une précampagne – pour les aider à réfléchir à leurs besoins, leur fournir une analyse électorale –, mais aussi pendant la campagne dans le cadre d’une mission facturée, encadrée par la loi.

J’insiste sur le fait que nous ne finançons pas la vie politique, ni directement ni indirectement ; nous soutenons des initiatives qui, dans le cadre légal, apportent des solutions technologiques utiles pour professionnaliser l’action publique. J’ai mentionné l’analyse de données électorales, mais nous pourrions aussi parler des outils de communication. Ce n’est pas le cas à ce jour, mais nous pourrions décider d’investir dans une agence de communication qui vendrait des prestations de service à des clients pouvant être des candidats. Ces prestations seraient parfaitement légales – vous le savez, monsieur le rapporteur, puisque c’était votre métier avant de siéger à l’Assemblée nationale. Elles peuvent répondre à un besoin de professionnalisation de candidats en matière de communication, et entrent dans leurs comptes de campagne.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il faut distinguer les structures qui viennent en aide aux candidats et entrent bien dans le cadre légal – analyse de données électorales, cartographie… –, et tout ce qui gravite autour de l’élection : activité médiatique, thèmes de campagne, sondages.

Le financement des structures qui aident les candidats dans le cadre d’une élection sont régies par la loi électorale et payées sur les comptes de campagne. Cela ne pose pas de problème. En revanche, ce qui se passe en amont de l’élection est plus problématique. Les documents dont nous disposons et vos explications nous donnent l’impression que vous misez d’une certaine manière sur des individus qui s’approchent de votre idéologie libérale conservatrice – Périclès est l’acronyme de patriotes, enracinés, résistants, identitaires, chrétiens, libéraux, européens, souverainistes – et que vous pourriez les soutenir dans la période qui précède l’élection. Est-ce le cas ? Si oui, cela passe-t-il par les structures que vous financez ? Leurs prestations – formations, accès à des données… – sont-elles gratuites ou payantes ? Pourrait-il exister une forme de financement un peu détourné dans laquelle vous essayeriez de professionnaliser des candidats en leur permettant de faire campagne à temps plein avant le début officiel de la campagne, par exemple en finançant des prestations de service dispensées par des autoentrepreneurs ou des associations ?

M. Arnaud Rérolle. Avant d’être un acronyme, Périclès est un stratège athénien particulièrement attaché à la démocratie, qui a fait retrouver son âge d’or à sa cité. Nous avons voulu nous placer sous son patronage – pour l’anecdote, je venais de lire ces paroles de Périclès relatées par Thucydide : « Il n’y a pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage. » C’était aussi l’occasion d’énoncer nos sensibilités et les valeurs que nous promouvons. J’assume sans difficulté le fait que nous soyons patriotes et que nous aimions notre pays – tout le monde d’ailleurs devrait aimer son pays et être patriote. La question de l’enracinement est essentielle ; Simone Weil y voyait un besoin naturel de l’homme. Personne ici ne remettra en question l’héritage de la Résistance. Nous sommes attachés à l’identité, particulièrement dans une société qui parfois la remet en question de manière significative. L’héritage chrétien de notre civilisation nous paraît essentiel. Nous sommes attachés à la liberté, premier mot de notre devise républicaine à laquelle je crois que vous êtes également très attaché, monsieur le rapporteur, ce qui nous fait un point commun. Nous sommes européens et attachés à notre continent, à son histoire. Enfin, nous sommes souverainistes : les enjeux de souveraineté sont essentiels et dépassent les clivages politiques. Telle est la variété des sensibilités que Périclès veut incarner.

Pour le reste, nombre de formations dispensées par les structures que nous soutenons ne s’adressent pas à des décideurs politiques, ni actuels ni à venir : apprendre à débattre en public, apprendre à s’engager dans la vie citoyenne, promouvoir l’engagement citoyen sous toutes ses formes, au-delà de la dimension politique, au service de la cité et du pays.

Concernant les aides, ou plutôt les solutions technologiques qui pourraient être apportées hors période électorale, nous y voyons, pour employer un anglicisme barbare, une opportunité business. C’est sans doute un tropisme lié à notre formation : j’ai fait une école de commerce et Pierre-Édouard Stérin est un entrepreneur. Nous jugeons opportun d’investir dans des initiatives qui participent à la professionnalisation de la vie politique en soutenant des initiatives qui nous paraissent pertinentes, tout en restant dans le cadre de la loi. Très concrètement, si nous investissons dans une agence de communication, elle proposera en période électorale des prestations qui seront inscrites dans les comptes de campagne du candidat ; hors période électorale, elle proposera des prestations de services légales et juridiquement encadrées par un contrat entre client et prestataire. Nous y voyons une opportunité de participer à la professionnalisation de l’action publique.

Parallèlement, un autre type d’actions, gracieuses celles-là, est la production de notes et de travaux de réflexion par des think tanks, à destination de personnalités politiques mais aussi du grand public. L’Institut des Français de l’étranger, que nous soutenons, étudie par exemple les meilleures propositions de politiques publiques à l’international. Ses notes sont diffusées sur son site internet et l’institut s’attache ensuite à rencontrer le plus possible les décideurs politiques pour les former et leur faire prendre conscience de l’importance des sujets qu’il a traités. Cela rentre parfaitement dans le cadre légal. Je ne vous apprends rien, puisque l’activité des think tanks est la diffusion d’idées auprès des personnalités politiques et du grand public. Vous recevez sans doute vous-même de nombreuses sollicitations.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le document qui a été rendu public ne décrit pas seulement une volonté de venir en aide à telle ou telle personne en mettant à sa disposition les outils nécessaires pour les faire gagner, mais une volonté de peser sur le débat public : « rendre nos idées majoritaires dès maintenant », « imposer nos thèmes et en maîtriser la fenêtre d’Overton », « décrédibiliser et attaquer les idées adverses ». C’est une logique de bataille culturelle au sens gramscien ou, à tout le moins, un combat idéologique. Soit dit en passant, je n’ai pas tout à fait la même définition que vous de certains des termes qui composent l’acronyme Périclès – pour moi, le patriotisme renvoie davantage au sans-culottisme, c’est un aparté destiné à nos auditeurs qui, je le crois, sont nombreux.

Je m’interroge également sur la structure concrète de Périclès. Est-ce une association ou une entreprise ? Vous avez parlé tout à l’heure d’une “société d’intelligence politique” : je ne sais pas à quoi renvoie ce qualificatif du point de vue légal. Vous avez également dit que Pierre-Édouard Stérin était le seul financeur de cette organisation. Est-il financeur à titre individuel ou par le biais d’une autre structure, comme Otium Capital ou le Fonds du bien commun ? Dans le document qui a été rendu public, il est spécifiquement fait mention de la nécessité de « protéger le Fonds du bien commun aux plan légal et réputationnel ». D’où viennent les financements et quelle est la traçabilité des dépenses engagées par Périclès ?

M. Arnaud Rérolle. Je serais ravi de débattre avec vous de la définition du patriotisme, hors du cadre de cette commission d’enquête. Nous participons effectivement au combat d’idées, ce qui est évidemment légal ; surtout, je considère que c’est une nécessité pour tout citoyen. Nous sommes attachés à la démocratie et nous nous attelons à la faire vivre en prenant part à la diffusion des idées.

S’agissant de la structure juridique, Périclès est un nom commercial. Je suis le directeur général d’une société par actions simplifiée (SAS) qui nous permet de mener nos actions en toute légalité, que ce soit par la prise de participation dans des entreprises ou par des dons à des associations. Je dirige aussi une association qui permet d’organiser des événements et de produire des travaux. Le financement provient exclusivement de Pierre-Édouard Stérin en tant que personne physique. Vous avez évoqué des auditeurs nombreux ; je profite donc de cette occasion pour dire que nous cherchons d’autres contributeurs. Nous serions ravis d’attirer d’autres personnes qui partagent nos ambitions et nos idées et qui seraient prêtes à apporter leur soutien à Périclès, comme Pierre-Édouard Stérin a la générosité de le faire.

M. le président Thomas Cazenave. Je me permets de rebondir sur ce terme de générosité. Les 20 millions d’euros de financement octroyés à Périclès pour 2025 sont-ils un acte de générosité – ou de mécénat – de Pierre-Édouard Stérin – à qui nous poserons aussi la question la semaine prochaine – ou l’acte d’un investisseur privé avisé ? Depuis le début de l’audition, nous naviguons de l’un à l’autre. Quand nous vous interpellons sur le risque de financement de la vie politique, vous répondez sur le registre économique en disant investir dans une start-up d’analyse de données qui facturerait ses prestations, ou potentiellement dans un média qui aurait son propre modèle économique. En 2024, 8 millions d’euros ont été investis – ou donnés – par Périclès. Quelle part de cette somme relève de l’investissement dans des entreprises et quelle part relève du don, c’est-à-dire de l’argent mis au service d’une cause politique ? La somme annoncée pour 2025 est nettement plus importante : connaissez-vous déjà la répartition entre ces deux volets ? Pouvez-vous nous éclairer ?

M. Arnaud Rérolle. Pierre-Édouard Stérin pourra vous répondre de manière plus exhaustive. C’est un entrepreneur et un investisseur. Il n’a pas fondé – et je ne dirige pas – Périclès dans le but de gagner de l’argent. Ce but a été clairement exposé dans mon propos liminaire.

Les moyens d’action de Périclès sont doubles : il s’agit soit de dons à des associations, c’est-à-dire de générosité pure, soit d’investissement dans des entreprises pour lesquelles la rentabilité, sans être la finalité première, est une composante essentielle. Nous évaluons ainsi les dossiers qui nous sont soumis à l’aune de quatre critères principaux : le premier est la cohérence du projet par rapport à notre stratégie et aux cibles que nous avons identifiées comme prioritaires ; le deuxième est la qualité de l’équipe et de ses dirigeants, qui est à nos yeux l’élément fondamental pour tout projet, qu’il soit entrepreneurial ou associatif ; le troisième est l’ambition du projet, c’est-à-dire l’impact souhaité ; le quatrième est sa pérennité économique, autrement dit l’absence de dépendance démesurée au mécénat de Périclès. Nous nous assurons ainsi de l’existence d’un plan à court ou moyen terme pour trouver d’autres financeurs et donateurs, grands ou petits, aussi bien pour les associations que pour les entreprises.

M. le président Thomas Cazenave. Je comprends bien la distinction. Pour l’année 2024, sur les 8 millions d’euros dépensés, quelle est la part qui relève du don et quelle est la part qui relève de l’investissement ?

M. Arnaud Rérolle. J’y viens. Je tenais à préciser que nous assumons l’originalité de cette action qui consiste à soutenir des organisations, qu’elles soient des associations ou des entreprises.

Je ne veux pas dire de bêtise sous serment. En 2024, l’immense majorité du financement a été du don ; la partie investissement est résiduelle. Pour 2025, la part de prise de participation est plus significative et nous arriverons probablement à 60 % de don et à 40 % de participation dans les entreprises. Il ne s’agit que de projections, car l’année n’est pas terminée.

M. le président Thomas Cazenave. Pour l’année écoulée, c’est donc essentiellement du don à des associations qui entrent dans le cadre que vous avez défini : on reste encore très loin de l’investissement dans des entreprises qui voudraient rénover la vie politique.

M. Arnaud Rérolle. Tout à fait. C’est très clair.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il me semble que vous n’avez pas répondu à toutes mes questions.

Vous avez dit que Périclès est à la fois une SAS et une association. Il y a donc deux, si je comprends bien, deux structures ?

Par ailleurs quels sont les liens encore existants entre Périclès, Otium Capital et le Fonds du bien commun ? Dans votre document de travail, vous parliez de vous en rendre indépendant : est-ce le cas ? Il a été un temps question que vous partagiez vos locaux avec Otium Capital : en êtes-vous désormais séparés ?

M. Arnaud Rérolle. L’actionnaire de la SAS est Pierre-Édouard Stérin, personne physique, à travers l’une de ses holdings, qui n’est ni Otium Capital ni le Fonds du bien commun.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Quelle holding ?

M. Arnaud Rérolle. Une holding en Belgique.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Quelle holding ?

M. Arnaud Rérolle. Elle s’appelle Graal Holding.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La SAS est donc détenue par Pierre-Édouard Stérin via Graal holding, qui est indépendante d’Otium Capital et du Fonds du bien commun.

M. Arnaud Rérolle. Tout à fait.

Mme Léa Balage El Mariky (EcoS). Ma première question porte sur le financement de Périclès. Les mentions légales de votre site internet mentionnent que celui-ci est édité par l’association Forum Liberté Prospérité, créée en septembre 2024. Qui sont ses dirigeants ? Quel est l’objet de cette association, outre l’édition du site internet d’une SAS ? Est-elle reconnue d’utilité publique ou a-t-elle fait une demande de rescrit fiscal ? Reçoit-elle des financements de la part de M. Stérin ?

La seconde question concerne l’éventuelle mise à disposition de deux salariés de Périclès auprès d’un parti politique. Votre responsable des relations publiques et votre senior advisor font partie des cadres du parti Reconquête. Avez-vous instauré un suivi du temps de travail de vos équipes pour vous assurer qu’elles ne soient pas rémunérées par Périclès pour travailler au service de Reconquête ?

M. Arnaud Rérolle. Le Forum Liberté Prospérité est l’association que je dirige et que j’ai évoquée dans ma réponse à M. le rapporteur. L’autre membre du bureau doit être Philippe de Gestas. Les statuts de l’association sont disponibles sur internet. Sa seule activité est d’éditer notre site internet. Elle ne reçoit aucun financement de Pierre-Édouard Stérin. Elle n’est pas une association d’utilité publique et n’a pas vocation à l’être. Elle n’émet pas de reçus fiscaux.

Les deux collaborateurs que vous citez ont eu par le passé des engagements auprès du parti Reconquête. Je crois que ni l’un ni l’autre ne sont plus membres de ce parti ; l’un d’eux est même engagé dans un autre mouvement. Il s’agit d’un engagement personnel et je suis heureux de voir que des membres de la société civile, en parallèle de leurs activités professionnelles, s’engagent au service de leurs convictions au sein d’un parti politique. En aucun cas les salariés de Périclès ne travaillent pour un parti politique durant leur temps de travail.

Mme Léa Balage El Mariky (EcoS). Disposez-vous d’outils afin de garantir, en cas de contrôle, que le temps de travail des salariés est bien mis à disposition de Périclès, et non de partis politiques ?

M. Arnaud Rérolle. Nous avons des outils de travail similaires à ceux de n’importe quelle organisation. La question de savoir si un collaborateur effectue la mission décrite dans son contrat de travail concerne toutes les entreprises en France. Nous utilisons des outils classiques de suivi des tâches et de la performance pour nous assurer que l’activité de nos salariés est conforme au code du travail.

M. le président Thomas Cazenave. Vous avez dit que la holding Graal avait son siège en Belgique. La commission d’enquête porte une grande attention aux risques d’ingérence étrangère dans le débat politique. Considérez-vous être dans la situation où, depuis un autre pays, un acteur tenterait d’imposer ses thèmes de campagne, donc de s’ingérer d’une certaine manière dans la vie politique nationale ?

M. Arnaud Rérolle. Pierre-Édouard Stérin a fréquemment répondu à la question de son exil fiscal. Je ne doute pas que vous la lui poserez à nouveau lors de son audition. En ce qui me concerne, je ne considère pas Périclès comme étant sous ingérence étrangère. Pierre-Édouard Stérin est notre contributeur principal et il a fait le choix d’habiter en Belgique. Il est évident qu’il n’est pas proche des intérêts belges, si c’est ce que vous sous-entendez. Ses engagements sont réellement au service de son pays, la France.

M. le président Thomas Cazenave. Je ne sous-entends strictement rien. Depuis le début, j’essaie de faire la clarté sur le sujet. Le cadre applicable au financement de la vie politique est aussi là pour protéger celle-ci des financements étrangers. Il est donc normal que nous regardions d’où proviennent des financements dont l’objectif affiché est d’influencer le débat politique de notre pays. Le fait que l’entité qui finance les actions que vous avez décrites se trouve à l’extérieur de nos frontières est de nature à nous interroger. Je n’en tire aucune conclusion à ce stade.

M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). Le vrai Périclès disait, chez Thucydide : « C’est par nous-mêmes que nous décidons des affaires, que nous nous en faisons un compte exact : pour nous, la parole n’est pas nuisible à l’action, ce qui l’est, c’est de ne pas se renseigner par la parole avant de se lancer dans l’action. […] Nous savons à la fois apporter de l’audace et de la réflexion dans nos entreprises. Les autres, l’ignorance les rend hardis, la réflexion indécis. »

Le document que vous avez écrit établit une stratégie en vue d’une « victoire électorale » et indique qu’ont déjà été lancés « avec succès […] deux projets organiques », dont le « conseil opérationnel municipales » apparemment consacré au seul Rassemblement national, avec notamment un « objectif de 300 villes à gagner absolument par le RN en 2026 ». Vous avez dit que ce projet n’était plus d’actualité. Peut-être avez-vous été pressés et les liens se sont-ils distendus ; peut-être aussi n’avez-vous pas été assez précis sur les liens qui vous unissent au Rassemblement national. Pourquoi les liens ont-ils été aussi étroits avec une seule force d’extrême droite, contrairement à l’ambition que vous affichez d’être au cœur de la droite ? Ces liens existent-ils toujours à l’heure où nous parlons ?

La trajectoire de financement présentée dans le document table sur un budget de 25 millions d’euros en 2027 : si rien ne vous engage dans des opérations électorales cette année-là, comment allez-vous les dépenser ? La question vaut également pour 2026.

Enfin, vous soutenez un collectif appelé Justitia, mentionné dans plusieurs journaux et qui souhaite « organiser et professionnaliser le contentieux stratégique en utilisant les leviers juridiques/judiciaires, médiatiques contre l’islamisme, l’immigration, l’attaque à la liberté d’expression, la théorie du genre » pour « faire changer la peur de camp ». En quoi aider des personnes qui considèrent que les réfugiés ou les personnes LGBT font peur et qui s’organisent contre eux relève-t-il d’une initiative citoyenne en République ?

M. Arnaud Rérolle. Le document que vous citez précise explicitement qu’une telle mission, si elle avait abouti, n’aurait signifié en aucun cas une relation exclusive avec le RN et que nous souhaitions proposer une mission similaire à d’autres organisations. Il est caricatural de sous-entendre que nous avons une relation d’exclusivité avec le Rassemblement national.

M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). Cessez de voir des sous-entendus partout. J’ai bien lu votre document et il apparaît que le RN est manifestement la force avec laquelle vous avez entretenu le plus de liens et mené les projets les plus avancés. Pourquoi ces liens étaient-ils si forts ? Le sont-ils toujours ? Telle est ma question !

M. Arnaud Rérolle. Le mot « lien » est probablement mal adapté. Il vaudrait mieux parler d’interactions. Au moment où ce document a été rédigé, nous avions eu des interactions avec le Rassemblement national et partagé nos réflexions sur la question des municipales. Cette mission spécifique n’a pas abouti. Comme je l’ai déjà dit, nous assumons nos interactions avec les organisations politiques de droite, dont le RN, mais aussi avec d’autres organisations politiques qui, sans être de droite, peuvent se retrouver dans certains de nos combats, dans des projets que nous voulons développer ou des idées que nous voulons promouvoir.

Je ne suis pas sûr d’avoir compris votre deuxième question concernant notre budget. Comme toute initiative professionnelle rigoureuse et ambitieuse, nous établissons des projections budgétaires à deux ou trois ans. Il ne s’agit pas d’un engagement pour autant. L’enveloppe financière n’est pas encore allouée. En 2026 et en 2027, nous utiliserons probablement le budget de la même manière qu’aujourd’hui, c’est-à-dire en soutenant des associations ou des entreprises qui correspondent aux objectifs de Périclès.

Je ne suis pas surpris de vous voir mal à l’aise devant certains projets de Justitia. Ce collectif d’avocats cherche à défendre les victimes de la liberté d’expression ou d’une certaine violence de la part de l’État. Il a par exemple accompagné la sœur de Samuel Paty, Mickaëlle Paty, dans la procédure qu’elle a entamée pour faire reconnaître la responsabilité de l’État dans le meurtre abominable de son frère. C’est une question politique que vous me posez ; M. le président a précisé que là n’était pas l’objet de la commission d’enquête. Je me permets toutefois de préciser que si nous soutenons cette initiative, c’est parce que nous avons foi en la justice française et que nous considérons que chaque citoyen, quel qu’il soit, mérite d’être soutenu et accompagné juridiquement, à commencer par les personnes dont la liberté d’expression est limitée ou qui ont été victimes de violences, y compris, dans le cas de Mickaëlle Paty, dans les circonstances les plus difficiles.

M. Maxime Michelet (UDR). Votre présence ici m’offre l’occasion d’évoquer la contribution des acteurs économiques à la vie démocratique, car telle est bien la question que posent nos débats. Comme vous l’avez expliqué, Périclès entend appuyer des initiatives entrepreneuriales – qui n’en sont pas moins des initiatives de citoyens français – afin de leur permettre de contribuer à notre vie politique. Votre démarche entend notamment soutenir la participation à la vie publique des entreprises qui délivrent des prestations de service politique, et ce, bien évidemment, dans le respect du cadre légal et selon les préférences politiques qui sont les vôtres.

Si votre démarche de philanthropie, ou d’investissement, suscite la méfiance de certains, c’est que cette méfiance semble frapper globalement la participation des acteurs économiques à la vie démocratique, alors qu’être entrepreneur ou investisseur ne saurait déchoir quiconque de ses droits de citoyen, notamment de celui à s’investir dans la vie démocratique.

Dans ce contexte, pourriez-vous préciser le rôle que, selon vous et selon Périclès, les entrepreneurs, les investisseurs et les entreprises doivent jouer dans une démocratie moderne et mature ? Comment percevez-vous la continuité qui pourrait exister entre vie économique et vie démocratique, entre la responsabilité sociale des entreprises – une expression à la mode –, leur responsabilité économique et leur responsabilité civique et démocratique ? Cette interrogation ne saurait porter sur les seuls entrepreneurs de droite qui s’engagent dans la vie démocratique, car cela laisserait croire que ce n’est pas tant l’engagement des entrepreneurs que l’engagement à droite qui suscite cette suspicion.

Enfin, puisque la question des ingérences étrangères a été évoquée, je crois que l’audition – certes improbable, mais qui ne manquerait pas d’être intéressante – de George Soros pourrait nourrir nos réflexions, puisque sa fondation a distribué pas moins de 1,7 milliard d’euros en 2022 à divers organismes européens marqués à gauche.

M. Arnaud Rérolle. Effectivement, le budget de Périclès correspond à 0,04 % du budget de l’Open Society Foundation, dont il serait judicieux d’étudier les actions.

Je suis convaincu que la solution à la crise de confiance dans la vie politique passe par l’engagement citoyen de tous au service de la vie de la cité. C’est ce qui fait vivre un débat démocratique. Vous avez fait le choix d’une forme d’engagement particulièrement noble en vous présentant au suffrage des Français, mais chacun doit prendre part à sa mesure au débat public et participer à la vie démocratique. Dans le cadre des actions menées par Périclès, nous voyons de plus en plus de jeunes talents issus du privé qui souhaitent s’exprimer dans le débat public pour promouvoir leurs idées et participer à la vie démocratique. C’est un moyen essentiel pour renouer le lien de confiance entre les politiques et les Français.

Je crois que les entrepreneurs et les investisseurs ont une responsabilité significative face à la situation actuelle du pays et qu’ils doivent donc prendre part au débat public. Pierre-Édouard Stérin montre l’exemple, mais il n’est pas le premier, et il existe aussi des personnes à gauche qui indiquent explicitement vouloir mettre leurs moyens financiers au service de leurs convictions. Je lance donc un appel à tous les entrepreneurs, quelles que soient leurs convictions politiques, car je suis attaché au pluralisme : étant donné le trouble politique dans lequel nous sommes, la France a besoin de toutes ses forces productives pour faire face à un discours, voire à un camp de la destruction dont le combat politique contre la force d’entreprendre est particulièrement inquiétant pour l’avenir de notre pays. J’encourage tous les entrepreneurs à s’engager au service de la démocratie, à la place qui est la leur, pour compléter et nourrir l’action de ceux qui nous représentent.

M. Benjamin Lucas-Lundy (EcoS). Politicae est l’officine de votre galaxie chargée des élus locaux en vue du scrutin de 2026. Qui en sont les deux maires fondateurs et quelle est leur étiquette politique ? Sur la base de quels critères avez-vous décidé de soutenir cette structure plutôt qu’une autre ; en d’autres termes, qu’attendez-vous d’elle et avez-vous été partie prenante à sa création ? Quelle est la nature de votre soutien direct ou indirect : financier, matériel, etc. ? Quelle est la fréquence des échanges que vous et M. Stérin – je dis bien et, pas ou – entretenez avec eux ?

M. Arnaud Rérolle. Vous poserez la question à M. Stérin la semaine prochaine pour ce qui le concerne.

Il est particulièrement caricatural de qualifier d’officine une association qui a pignon sur rue et qui met en avant ses activités. Politicae propose des outils disponibles à tous, qui sont principalement utilisés par des candidats dans de petites communes. Plus de 70 % d’entre eux n’ont pas d’étiquette politique.

Les deux maires fondateurs de Politicae sont Antoine Valentin, qui a été élu maire de Saint-Jeoire en Haute-Savoie en 2020 sous l’étiquette LR et est aujourd’hui membre de l’UDR, et Raphaël Cognet, maire de Mantes-la-Jolie, qui appartient au parti Horizons. Cela illustre la dimension non partisane de Périclès mais aussi et surtout de Politicae, qui a vocation à promouvoir l’engagement local au service des citoyens, indépendamment de la couleur politique, dont chacun sait qu’elle a bien moins d’importance à l’échelon local qu’à l’échelon national. Je n’ai pas participé à la création de Politicae, qui existait avant même le lancement de Périclès. Antoine Valentin a créé, je crois, le premier site internet en avril 2023.

Les critères de sélection ont été les mêmes que pour n’importe quel autre projet : la stratégie du projet, la qualité de ses porteurs, son plan et son ambition ainsi que sa pérennité économique. Nous avons été particulièrement séduits par la pluralité des sensibilités politiques d’Antoine Valentin et Raphaël Cognet et par leur complémentarité, puisque l’un est un jeune maire d’une trentaine d’années dans une petite commune rurale de moins de 6 000 habitants tandis que l’autre est un maire plus expérimenté et plus âgé, dans une commune périurbaine de plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Ils incarnent ainsi la diversité de l’engagement local. Ces deux figures nous paraissaient pertinentes : qui mieux que des maires pour encourager d’autres citoyens à s’engager au service de leur ville ou de leur village ?

Notre soutien à Politicae est un soutien financier sous forme de don, car il s’agit d’une association.

Enfin, concernant la fréquence de nos échanges, Antoine Valentin, comme Raphaël Cognet, est un maire très occupé dans sa commune. Comme pour tous les dossiers que nous avons accompagnés – je rappelle que nous en avons étudié plus de 600, que nous en soutenons une cinquantaine et que nous recevons 50 dossiers par mois – nous nous retrouvons pour un point stratégique tous les trimestres. Il m’arrive assez fréquemment – mensuellement voire hebdomadairement, mais certainement pas quotidiennement – d’échanger avec les dirigeants des associations que nous soutenons, en l’occurrence Politicae.

M. Benjamin Lucas-Lundy (EcoS). Comment se sont passées les discussions en vue de ce soutien ? Le site de l’association n’indique pas que vous la financez : la clarté et la transparence ne sont pas vraiment au rendez-vous.

M. Arnaud Rérolle. Il me semble que le journal L’Humanité a écrit une trentaine d’articles sur Périclès depuis notre lancement.

M. Benjamin Lucas-Lundy (EcoS). Malheureusement, tout le monde ne lit pas L’Humanité.

M. Arnaud Rérolle. Et c’est bien dommage. Je suis en tout cas ravi de voir que nous l’intéressons autant.

Notre soutien à Politicae n’a jamais été nié, ni par Antoine Valentin quand il a été interrogé, ni par moi, ni par Pierre-Édouard Stérin. Il est mentionné sur notre site internet. Cette remarque me semble décorrélée de la réalité.

Je ne suis pas sûr de comprendre votre demande de précision.

M. Benjamin Lucas-Lundy (EcoS). Je m’interrogeais sur le montant des dons et la nature de vos discussions. Comment cela s’est-il fait ?

M. Arnaud Rérolle. Comme l’évoque le document cité par L’Humanité, nous étions convaincus de la pertinence de lancer une initiative autour de l’engagement local. Comme nous aimons bien le grec, nous lui avions donné le nom de code Skholè Polis. L’initiative n’a pas abouti car l’étude de marché que nous avons lancée à la suite de nos réflexions nous a amenés à identifier Politicae, qiui existait déjà et dont Philippe de Gestas connaissait au moins l’un des cofondateurs, si ce n’est les deux.

Concernant le montant des dons, nous avons signé un engagement pluriannuel de plusieurs centaines de milliers d’euros jusqu’en 2026 avec Politicae. À cette date, nous évaluerons si nous continuons ou non à la financer, y compris au regard de sa pérennité économique. Politicae fait partie des cinq projets que nous avons le plus fortement soutenus en 2024.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Quels sont ces cinq projets ?

M. Arnaud Rérolle. Nous avons apporté un soutien à l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, un think tank qui traite de manière dépassionnée des questions liées à l’immigration, sujet particulièrement prégnant dans le débat public.

Nous avons également soutenu l’Institut de formation politique, qui propose des formations dont j’ai moi-même eu la joie de bénéficier. C’est une organisation importante qui existe depuis une vingtaine d’années, qui continuera d’exister bien après nous et pour laquelle nous sommes un donateur parmi beaucoup d’autres, mais nous souhaitions apporter un soutien significatif à cette structure particulièrement susceptible de faire émerger de nouvelles vocations d’engagement.

Il y a aussi l’Institut des Français de l’étranger, que nous n’avons pas créé mais qui s’est lancé au moment où nous lui avons apporté du soutien. Nous avons rencontré les fondateurs et avons été très séduits par le projet.

Enfin, nous avons soutenu l’observatoire Hexagone quelques semaines après son lancement. Il produit chaque mois des dossiers et des études statistiques sur l’état du pays, notamment l’éducation, la santé et les dépenses publiques.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je voulais justement vous interroger sur Hexagone. Pour préparer cette audition, je me suis rendu sur son profil LinkedIn. Une publication y indiquait que la somme du budget de la gendarmerie et de l’aide médicale de l’État atteignait 2 milliards d’euros . Je suis au regret d’indiquer à Hexagone qu’il doit revoir ses chiffres : l’aide médicale de l’État se chiffre à 1,6 milliard d’euros ; quant au budget de la gendarmerie, il dépasse de beaucoup les 2 milliards d’euros, fort heureusement pour les gendarmes.

Le document rendu public par L’Humanité parle d’« imposer nos thèmes », « en maîtriser la fenêtre d’Overton » et « rendre majoritaires nos idées ». L’un des outils prévus dans cette bataille est la création d’un baromètre, dans le cadre d’un partenariat souhaité avec l’Ifop. On trouve aussi l’idée d’une « cocréation/financement de trois baromètres “monothématiques” avec des structures externes » sur les thèmes suivants : « islam et insécurité, immigration, extrême gauche ». On peut s’interroger sur la manière dont vous souhaitez utiliser les instituts de sondage pour alimenter et peser sur le débat public, sachant que les médias sont particulièrement friands de sondages.

Or, par un hasard du calendrier, Hexagone est au cœur de l’actualité politique de ces derniers jours. Hier, l’Ifop a publié les résultats d’un sondage commandé par Hexagone et réalisé sur un échantillon de 10 000 personnes, ce qui est extrêmement coûteux, testant la candidature de Jordan Bardella à l’élection présidentielle en le plaçant au deuxième tour face à Édouard Philippe. Les deux candidats seraient à touche-touche. Une deuxième partie du sondage, réalisée sur un échantillon distinct de seulement 2 000 personnes, présente Marine Le Pen comme perdante face à Édouard Philippe. On dirait que le sondage teste la candidature du remplaçant potentiel de Mme Le Pen à l’élection présidentielle avec un échantillon de taille inhabituellement élevée. La presse s’est d’ailleurs fait l’écho du fait que les proches de Marine Le Pen avaient réagi à cette première version. Le fait d’utiliser Hexagone pour mettre en avant certains candidats dans les sondages fait-il partie de la stratégie de Périclès ?

Présidence de M. Pierre-Yves Cadalen, vice-président de la commission.

M. Arnaud Rérolle. J’ai suivi avec un réel intérêt les travaux de votre commission, notamment les auditions des directeurs d’instituts de sondages. J’ai noté ce propos de M. Jean‑Yves Dormagen : « La liberté de sonder est fondamentale en démocratie. Le pluralisme et la multiplication des sondages participent au processus démocratique. » À titre personnel, bien que n’étant pas un expert des sondages, j’en suis moi aussi convaincu.

En ce qui concerne Hexagone, je salue la qualité de son équipe. Le travail qu’elle mène est parfaitement utile à la démocratie car il éclaire le débat public par des statistiques qui apportent une analyse objective et factuelle sur certaines thématiques. Ce travail est essentiel et complémentaire de celui des think tanks qui, eux formulent des propositions de politique publique. C’est pourquoi nous avons décidé de soutenir Hexagone. Le peuple est souverain ; or, pour voter, il faut être informé, et cette information vient des travaux de différentes organisations. Hexagone en fait partie.

Je suis très attaché au principe de subsidiarité. La relation que j’ai avec Hexagone, comme avec les autres projets que nous soutenons ou dans lesquels nous investissons – je rappelle que nous étudions une cinquantaine de dossiers par mois –, inclut une réunion trimestrielle stratégique, mais je n’échange pas dans le détail sur leurs enquêtes et leurs sondages. Néanmoins, comme je me doutais que vous m’interrogeriez  sur celui-ci, je me suis entretenu avec François Pierrard afin qu’il me précise le contenu de ce sondage que lui et son équipe ont décidé de mener. Comme vous l’avez dit, c’est un échantillon très significatif de 10 000 répondants ; à deux ans d’une élection présidentielle, c’est une information très intéressante pour le public. Quand on est attaché à la vie démocratique, on peut se réjouir qu’une organisation produise un sondage exclusif qui donne une photographie à l’instant T de l’état du pays sur cette thématique.

Je ne suis pas sûr de pouvoir commenter outre mesure ce qui a été dit dans la presse. François Pierrard a été interrogé par la presse. Je comprends qu’ils ont voulu tester un candidat pour chaque organisation politique. Au lendemain de la décision de justice qui a été prise, il a été décidé de tester Jordan Bardella ; lorsqu’ils ont sorti leur teaser il y a quelques jours, c’est face aux interrogations – émanant pour beaucoup de personnes anonymes – quant au fait que Marine Le Pen n’était pas testée qu’ils ont demandé à l’Ifop d’ajouter cette hypothèse. M. Dabi pourra vous répondre de manière plus pertinente. L’Ifop est un organisme parmi les autres que vous avez auditionnés, un organisme scientifique dont la méthodologie est parfaitement rigoureuse. Pour ma part, je suis heureux de voir un sondage qui présente deux ans avant, avec toutes les précautions que cela implique, quelque chose du débat démocratique.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je nourris pour ma part quelques réserves sur le caractère scientifique du travail des instituts de sondage. L’une des caractéristiques de la science est la reproductibilité des expériences, qui suppose notamment de permettre à d’autres chercheurs d’accéder à toutes les données de manière transparente. Pour avoir, en ma qualité de rapporteur de la commission d’enquête, examiné les documents techniques transmis à la commission des sondages, je peux malheureusement affirmer que même cette instance chargée d’évaluer la qualité des travaux des instituts de sondage n’a pas accès à l’ensemble des données brutes statistiques qui lui permettraient d’en vérifier la validité scientifique. Il est en tout cas intéressant de vous entendre reprendre le vocabulaire des sondeurs – photographie à l’instant T, caractère scientifique et rigoureux des enquêtes –, même si, effectivement, j’aborderai plus longuement cette question avec M. Dabi demain.

J’ai le sentiment que Périclès cherche à jouer sur tous les tableaux : vous essayez à la fois de préparer des candidats à des élections, et, une fois qu’ils sont candidats, de leur fournir des outils et des prestations par le biais de structures autonomes mais liées à Périclès, le tout en dessinant un paysage idéologique conforme aux idées que vous défendez.

Vous soulignez à très juste titre que le peuple est souverain et que, pour voter, il faut être informé. Seulement, il ne faut pas non plus être désinformé : les citoyens doivent pouvoir vérifier et croiser les informations qui leur sont fournies, et non être exposés à des informations tronquées, influencées, transformées par des intérêts politiques ou économiques. Or c’est bien la question qui se pose ici, puisque, dans le document révélé par L’Humanité, dont vous admettez être l’auteur, vous indiquez vouloir « décrédibiliser et attaquer les idées adverses ». Il ne s’agit pas de contester, de mettre en débat, d’engager un dialogue ou de provoquer une réflexion chez le citoyen en s’appuyant sur son esprit critique, mais de discréditer des adversaires politiques à l’aide d’un certain nombre d’outils, sur lesquels je souhaite vous interroger plus précisément.

Le premier de ces outils serait un baromètre, réalisé a priori par des structures externes chargées de commander des sondages. Cette méthode, parfaitement illustrée par le recours à Hexagone, fait-elle partie de la stratégie de Périclès ? Votre document de travail révèle aussi que vous envisagiez à l’époque d’acheter un institut de sondage. L’avez-vous fait ? Sur quoi les sondages commandés porteraient-ils : sur les élections, sur des thèmes spécifiques ? Visent-ils à donner à croire que certaines opinions seraient majoritaires ou très populaires dans la société, à partir d’études dont je répète qu’elles n’ont, au vu des données dont je dispose, pas de validité scientifique ?

M. Arnaud Rérolle. Pour ce qui est des termes que j’ai employés, j’ai repris les propos tenus au cours de l’audition que j’ai évoquée et que j’ai trouvée particulièrement intéressante. Remettre en question le principe du sondage n’est pas mon sujet. Quant au sondage auquel vous faites référence, j’espère que l’intérêt prononcé que vous lui portez n’est pas lié à la contre-performance qu’y réalise Jean-Luc Mélenchon.

Pour répondre explicitement à votre question, nous n’avons pas acheté d’institut de sondage, mais nous n’excluons absolument pas cette piste : ces structures font partie, parmi de nombreuses autres, des organisations dans lesquelles nous pourrions investir. À l’heure actuelle, cependant, nous n’en possédons pas, et nous n’avons pas engagé de discussions actives avec quelque institut que ce soit en vue d’un investissement ou d’une création.

Le fait de « décrédibiliser » des idées dangereuses pour notre pays – comme l’antisémitisme, dont l’actualité récente, notamment les événements survenus dans les cortèges du 1er mai, montre qu’il constitue une menace significative dans notre pays – fait évidemment partie des outils que nous sommes prêts à utiliser. À travers Hexagone et toutes les structures produisant des notes objectives que nous soutenons, nous souhaitons lutter contre les fakes news en présentant des faits établis à la population – charge à elle de s’en saisir. La logique qui préside au soutien à un projet comme Hexagone est bien celle-là. Présenter régulièrement des études est un moyen d’informer les Français, au même titre que d’autres offres d’information.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Tout en affirmant vouloir lutter contre les fakes news, vous venez d’en colporter une à propos du 1er mai.

Vous vous fixiez pour objectif, dans votre document de travail, de cocréer ou financer « trois baromètres “monothématiques” avec des structures externes : islam et insécurité, immigration, extrême gauche ». Il semble avoir été tout à fait atteint à travers Hexagone, une structure externe chargée de financer, en l’occurrence, un sondage électoral – avec toutes les réserves que j’attache à cet exercice, d’autant que l’Ifop s’était tout de même trompé de cinq points en prévoyant le score du candidat que je soutiens à la dernière élection présidentielle, un écart largement supérieur à la marge d’erreur.

Où en est ce projet, que vous espériez voir aboutir en décembre 2024 ? Ces baromètres existent-ils ? Si oui, dans quel objectif ? Estimez-vous, par exemple, qu’il existe un lien entre islam et insécurité ?

M. Arnaud Rérolle. J’ignorais qu’affirmer que les défilés du 1er mai ont donné lieu à des propos ou à des actions antisémites revenait à colporter une fake news. Je laisserai les auditeurs juger de ce qui a pu se dérouler à cette occasion. Je rappelle simplement que Marine Tondelier, qui n’est pas réputée pour être particulièrement proche des idées de Périclès, a reconnu l’existence d’un antisémitisme d’extrême gauche. C’est intéressant de le souligner.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il n’est pas question de nier l’antisémitisme, l’islamophobie et le racisme qui existent dans l’ensemble de la société française et qui doivent être combattus, précisément parce qu’ils constituent des phénomènes structurels. Les statistiques montrent que les actes antisémites et racistes se multiplient. Sachez ainsi qu’on estime à environ 1 million le nombre d’actes racistes perpétrés chaque année en France, quand seules 12 000 plaintes sont déposées. On est donc très loin de prendre en compte correctement l’insécurité vécue par les personnes qui subissent de tels actes – celles qui n’ont pas ma couleur de peau, par exemple. J’estime que ce sujet, sur lequel j’ai longuement travaillé, mériterait d’être davantage mis en avant dans le monde médiatique. Seulement, je ne dispose pas des moyens financiers nécessaires pour mettre en avant les sujets qui m’intéressent sous l’angle qui me paraît pertinent.

Or j’ai l’impression que tel est précisément l’objectif de Périclès. Je repose donc ma question : le baromètre « islam et insécurité » vise-t-il à faire un lien entre l’islam et l’insécurité ? Existe-t-il ou sera-t-il créé dans le futur, de même que ceux consacrés à l’immigration et à l’extrême gauche ? Si oui, à quelle structure externe l’élaboration de ces baromètres sera-t-elle confiée ?

M. Arnaud Rérolle. Le document publié par L’Humanité était un document exploratoire sur les types de projets que nous envisagions de mener, dont certains ont abouti, quand d’autres ont évolué ou ont été abandonnés. Hexagone n’existait pas au moment de l’écriture de ce document, lorsque nous avons réfléchi à la façon de participer à la présentation de l’état du pays sur quelques thématiques.

Nous n’avons pas créé ou financé de baromètres monothématiques, ce qui ne veut pas dire que nous excluons cette possibilité. Je profite d’ailleurs de l’audience que vous m’offrez pour rappeler que nous recherchons régulièrement des entrepreneurs audacieux et ambitieux susceptibles de nous soumettre des projets à étudier.

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Veuillez répondre à la question du rapporteur, je vous prie : vous n’êtes pas ici pour faire votre publicité.

M. Arnaud Rérolle. Nous n’avons pas lancé de baromètres monothématiques, même si cela pourrait tout à fait être le cas dans le futur.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Faites-vous un lien entre islam et insécurité, ou le baromètre envisagé aurait-il un objet plus général ?

M. Arnaud Rérolle. Je ne suis pas sûr de comprendre le rapport entre cette question et l’objet de la commission d’enquête.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Si vous essayez de financer un baromètre pour établir un lien entre islam et insécurité, j’y verrais une option idéologique particulière. La lettre « c » de l’acronyme Périclès correspondant à « chrétien », il pourrait y avoir là une volonté délétère de recréer une ambiance de guerre de religions dans le pays.

M. Arnaud Rérolle. L’ambition de Périclès n’est en aucun cas de remettre une ambiance de guerre de religions dans le pays.

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Il y a un lien évident entre cette question et l’objet de notre commission d’enquête. S’intéresser à l’organisation des élections en France implique nécessairement de se pencher sur les conditions dans lesquelles le débat se déploie. Si des milliardaires choisissent d’investir dans des instituts de sondage, des associations ou des fondations métapolitiques – pour reprendre votre propre terme –, c’est pour exercer un agenda politique qui, en l’espèce, se rattache à la droite radicale, voire à l’extrême droite. Dès lors, les conditions même du déploiement du débat public s’en trouvent transformées : il est clair que des thèses défendant le partage des richesses ou du patrimoine des milliardaires ne feront pas l’objet de multiples études conduites par des instituts financés par vos soins ou par Vincent Bolloré. Les choix opérés par ces milliardaires ont donc une influence sur les élections, tout comme les biais des études qu’ils financent.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez mentionné des milliardaires qui défendraient des idées plutôt à gauche. Une autre commission d’enquête pourrait effectivement s’attacher à étudier l’influence des ingérences financières sur le débat public.

En attendant, j’aimerais que vous répondiez précisément à ma question : estimez-vous qu’il existe un lien entre islam et insécurité ? Sur d’autres sujets, vous vous êtes permis d’exposer les idées que vous défendez…

M. Arnaud Rérolle. Quel est le problème ? S’agit-il de savoir si je suis chrétien ou si je m’intéresse à l’islam ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il me semble avoir posé une question simple qui appelle une réponse par oui ou par non.

M. Arnaud Rérolle. Je pense qu’on peut à la fois s’intéresser à l’islam, à l’insécurité et au lien entre l’islam et l’insécurité en France.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Donc, pour vous, la réponse est oui.

M. Arnaud Rérolle. La réponse est qu’il est tout à fait pertinent de réfléchir au lien entre l’insécurité en France et l’islam, sauf si vous considérez qu’il est interdit de s’interroger sur cette question.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous dites vouloir créer un baromètre. Si celui-ci vise à établir un lien entre islam et insécurité, ce serait une torsion de la réalité : l’ensemble des enquêtes sur l’insécurité conduites par des sociologues ou des criminologues lient de façon assez fine celle-ci à divers facteurs, notamment sociaux ou de revenus, mais, à ma connaissance, aucune ne fait de lien entre islam et insécurité.

M. Arnaud Rérolle. D’où l’intérêt de se poser la question : le baromètre que nous avions envisagé ne visait pas à affirmer un état de fait, mais à poser une question. S’il existe, comme vous dites, des études consacrées au lien entre insécurité et précarité, on peut aussi concevoir l’intérêt d’une étude s’interrogeant sur la question de l’islam et de l’insécurité.

J’insiste encore une fois sur le fait que ce baromètre n’existe pas : il faisait partie des différentes options que nous avions identifiées mais sur lesquelles nous n’avons, à date, pas mené d’action.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous indiquez aussi, dans votrre document, vouloir combattre un certain nombre de tendances, comme « l’hyper-étatisme », « le socialisme d’assistanat » ou la « laïcité agressive ». Qu’entendez-vous par cette dernière expression ?

M. Arnaud Rérolle. Encore une fois, je me permets de m’interroger sur la pertinence de cette question au vu de l’objet de votre commission d’enquête.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est précisément le fond du sujet. Vous avez souligné, à très juste titre, l’importance de l’information délivrée aux citoyens pour leur permettre de faire des choix libres et éclairés. Personnellement, je ne conçois pas la démocratie comme une tentative de biaiser la réalité et de la tordre pour la faire coller à une idéologie. Vous avez salué le courage de ceux qui se soumettent au suffrage universel. Je l’ai fait. Il est vrai que je défends des opinions, mais j’essaie de convaincre sur des bases rationnelles. Je vois dans la qualité de l’information délivrée aux citoyens un enjeu majeur des élections à venir.

Or plusieurs éléments pèsent sur la capacité des citoyens à s’informer : les informations qui circulent sur les réseaux sociaux, dont certaines sont fausses, voire créées par l’intelligence artificielle, mais aussi la volonté de certains patrons de presse de mettre leurs médias au service de leurs idées politiques – vous l’avez mentionné pour M. Pigasse. La question est celle de la véracité de l’information. Dès lors que des structures que vous financez mettent en circulation de fausses informations, comme Hexagone l’a fait à propos des budgets de la gendarmerie et de l’AME, je m’interroge très fortement sur les baromètres que vous souhaitez créer et sur vos angles d’analyse. Si ces angles étaient biaisés, comme vous l’avez par exemple démontré avec les propos que vous avez tenus sur la manifestation du 1er-mai, ce serait très inquiétant quant à la capacité des citoyens à recevoir une information de qualité.

Je repose donc ma question : qu’entendez-vous par « laïcité agressive » ? Votre réponse peut nous éclairer sur ce que Périclès souhaite mettre en œuvre dans la perspective des futures élections.

M. Arnaud Rérolle. Vous m’interrogez sur des projets qui n’existent pas. Je voudrai bien vous répondre lorsque nous aurons effectivement lancé ces initiatives, mais ce n’est pas le cas. En réalité, vous vous livrez à un procès politique parce que nous ne partageons probablement pas vos convictions sur un certain nombre de sujets. Je serais ravi encore une fois de débattre avec vous, mais je crois que mon opinion sur telle ou telle thématique sociale n’a, pour le coup, rien à voir avec les travaux de cette commission d’enquête parlementaire. Je ne suis donc pas sûr que votre question soit pertinente, d’autant que, je le répète, les projets auxquels vous faites référence n’existent pas à date.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je crois que c’est le principe même d’un projet que de ne pas exister « à date », mais j’entends que vous ne souhaitez pas répondre à la question.

Le projet Périclès a aussi pour objectif d’investir dans le monde médiatique. Plusieurs articles ont d’ailleurs évoqué l’intention de M. Stérin d’investir dans les magazines Marianne ou Valeurs actuelles – nous l’interrogerons sur ce point. Votre organisation participe-t-elle, de façon directe ou indirecte, au financement de médias ? Si oui, lesquels ?

M. Arnaud Rérolle. Notre attachement à la vie démocratique et au pluralisme passe notamment par la bonne information ; de fait, nous nous intéressons évidemment à la question des médias. Nous avons accordé un don à L’Incorrect en 2024 et nous détenons des participations dans le capital de Sphere Media.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Périclès a-t-il financé Le Crayon, comme certains médias l’ont affirmé ?

M. Arnaud Rérolle. Pierre-Édouard Stérin a réalisé cet investissement indépendamment de Périclès.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Qu’en est-il de Contrepoints ?

M. Arnaud Rérolle. Merci de me le rappeler : nous avons accordé un don au think tank Iref – Institut de recherches économiques et fiscales – lorsqu’il a repris et relancé le média Contrepoints, qui propose notamment des notes sur des questions libérales. Il fait donc partie des médias que nous avons soutenus indirectement.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Participez-vous de manière directe ou indirecte au financement de Boulevard Voltaire et de Frontières ?

M. Arnaud Rérolle. Non. En tout cas, nous ne sommes actionnaires ni de l’un, ni de l’autre.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est intéressant parce que vous apporté une précision…

M. Arnaud Rérolle. C’est vous qui m’avez demandé s’il était question de participation directe ou indirecte. Directement, nous ne finançons pas ces médias en tant qu’actionnaire et ne leur avons pas fait de don. Nous avons financé des opérations de communication pour Frontières, mais pas sous la forme d’investissements directs auprès de ce média.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pouvez-vous préciser la nature de ces financements indirects d’opérations de communication ?

M. Arnaud Rérolle. Nous lui avons accordé un don en 2024, mais je n’ai plus le montant en tête.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous n’avez donc participé d’aucune manière au financement de Vauban Nominees Limited ?

M. Arnaud Rérolle. J’ignore de quelle structure vous parlez.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Participez-vous au financement d’organes de communication numérique ou d’influenceurs sur internet ? Je crois savoir que vous financez Les films à l’arrache et la chaîne YouTube Transmission, mais soutenez-vous également des structures plus amples comme Progressif Media ? Si oui, dans quel but ?

M. Arnaud Rérolle. Comme je l’ai expliqué dans mon propos liminaire, l’ambition de Périclès est de participer au débat d’idées en soutenant des initiatives citoyennes qui permettent de les diffuser auprès du plus grand nombre. De fait, la première catégorie de projets que nous soutenons est constituée de think tanks, de médias et de structures de production audiovisuelle qui diffusent et promeuvent des idées et des concepts. La production audiovisuelle au sens large – podcasts sur les réseaux sociaux, séries avec Les films à l’arrache… – entre parfaitement dans le type de projets que nous pourrions être amenés à financer. Je confirme que nous avons soutenu Les films à l’arrache et Transmission, car leurs activités nous paraissent intéressantes et nous avons été séduits par la qualité de leurs équipes. En revanche, nous ne sommes pas investisseurs dans Progressif Media.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le code électoral interdit toute publicité commerciale à des fins de propagande électorale, y compris en ligne, au cours des six mois qui précèdent le mois où se tient une élection. Il n’est donc pas possible de financer des contenus, en particulier sur les réseaux sociaux, qui soutiendraient une campagne politique. Durant les futures périodes pré-électorales, Périclès suspendra-t-il ses financements à des organes qui, d’une manière ou d’une autre, pourraient instaurer une ambiance favorable à certains candidats, comme cela semble être votre ambition ?

M. Arnaud Rérolle. Comme je l’ai dit à de nombreuses reprises, nous nous conformons parfaitement à la loi ; nous la respectons et nous la respecterons. Le podcast Transmission propose des interviews d’intellectuels, qu’ils aient une grande notoriété ou qu’ils publient leur premier livre. Ses activités n’ont aucun lien direct ni indirect avec des campagnes électorales. De la même manière, Les films à l’arrache diffusent une série satirique sur l’état de notre société, qui ne me semble favorable ni de près ni de loin à un candidat ou à un camp politique. Telle en est ma vision à ce jour – mais si le législateur en décide autrement, nous nous y conformerons. Je le répète, nous respectons le code électoral et nous le respecterons évidemment dans tous les investissements et les soutiens que nous accorderons.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Si une personne était invitée dans une de ces émissions pour affirmer son soutien à un candidat, cela pourrait être considéré comme un financement détourné de campagne électorale.

M. Arnaud Rérolle. L’article de loi que vous évoquez concerne les publicités. Or nous ne payons pas de publicités pour les médias précités. Il est vrai que cela pourrait faire partie de nos soutiens : nous pourrions financer des publicités pour faire connaître un podcast, par exemple. Toutefois, nous accordons plutôt des dons non fléchés. Je comprends votre remarque, mais elle ne me semble pas s’appliquer en l’espèce. Encore une fois, nous respecterons la loi.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La question a été évoquée avec la CNCCFP. Nous pourrions établir une distinction entre les influenceurs qui décideraient de s’investir dans le débat électoral – chacun fait ce qu’il veut – et ceux qui auraient été incités financièrement à prendre position pour un candidat.

M. Arnaud Rérolle. Le président de la CNCCFP a soulevé les difficultés liées plus particulièrement au dénigrement de candidats par des influenceurs.

Votre raisonnement pourrait vous amener à vous intéresser aux nombreuses associations qui reçoivent des subventions publiques et prennent explicitement position en faveur ou en défaveur d’un candidat pendant une campagne électorale – à l’occasion des législatives de 2024, certaines ont appelé à contrer un parti politique. Peut-être faudrait-il interdire le subventionnement public, en période électorale, d’associations proches de certaines organisations politiques – je vous invite à vous y intéresser, sans vous dicter naturellement la teneur de vos travaux.

Vous pourriez donc vous interroger sur les liens, notamment financiers, qui existent entre un écosystème associatif au sens large et des organisations politiques en temps de campagne électorale. Citons par exemple l’Institut La Boétie, qui est directement rattaché à La France insoumise et dont Jean-Luc Mélenchon est le coprésident. J’ignore s’il bénéficie de financements publics, mais il reçoit des dons défiscalisés qui dépassent les plafonds de financement de la vie politique. Je serais heureux que vous étendiez votre réflexion jusqu’à lui. Demain, des grandes fortunes ou des personnes morales, pour contourner la loi qui les empêche de financer un parti politique, pourraient décider de financer une fondation qui lui est rattachée. Nous pouvons donc nous interroger sur le lien que certaines associations ayant des messages explicitement politiques nouent avec des partis ou des organisations politiques. Il serait également opportun de s’intéresser aux associations subventionnées par le contribuable, à travers des fonds publics, dont des salariés agissent directement dans le cadre d’une campagne électorale – la presse a relaté des situations de ce type lors des législatives.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La loi encadre déjà très fortement les instituts et autres think tanks qui sont directement liés à des partis politiques. Je vous retourne la question s’agissant du financement de la vie politique par des milliardaires, qui justifie votre convocation devant cette commission d’enquête.

Je souhaite que vous nous communiquiez les documents relatifs aux financements que Périclès accorde à des structures tierces, afin d’examiner si elles ont des liens proches ou lointains avec les élections.

En particulier, Périclès a-t-il participé au financement de l’association Viv(r)e la République, créée par Céline Pina, et du Centre européen de recherche et d’information sur le frérisme (Cerif), créé par Florence Bergeaud-Blackler ?

M. Arnaud Rérolle. Sauf erreur de ma part, ces deux organisations figurent sur notre site internet – j’en suis certain pour le Cerif, mais j’ai un léger doute pour Viv(r)e la République. À ma connaissance, nous avons financé ces deux associations.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Dans quel objectif ?

M. Arnaud Rérolle. Nous avons soutenu une quantité significative d’organisations et je n’ai pas en tête le détail exact de l’activité de chacune. Florence Bergeaud-Blackler mène des travaux particulièrement pertinents sur le frérisme et le danger que constitue l’influence des Frères musulmans. Rappelons qu’elle est menacée de mort et placée sous protection policière – nous parlions tout à l’heure d’insécurité, monsieur le rapporteur. Nous avons soutenu son initiative avec grand plaisir, parmi beaucoup d’autres, pour des montants qui n’ont rien à voir avec les projets que j’ai évoqués précédemment.

Concernant Viv(r)e la République, je crains de la confondre avec une autre organisation – mais puisque vous posez la question, vous pourrez m’éclairer sur son objet social.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je n’ai pas davantage d’informations sur son objet social, mais vous pourrez le préciser dans les documents que vous nous communiquerez.

J’aborderai pour finir la question des ingérences étrangères. Outre les ingérences russes, le chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) nous a alertés d’ingérences possibles de M. Musk en France, visant à influencer le monde médiatique.

Par ailleurs, Périclès est-il membre du réseau Atlas ?

M. Arnaud Rérolle. Nous ne sommes pas membres du réseau Atlas, mais nous le connaissons et avons échangé avec lui une fois, me semble-t-il, il y a quelque temps. J’ignore en quoi consiste le fait d’en être membre – s’il s’agit par exemple de payer une cotisation ou d’entretenir des liens étroits ; ce n’est de toute façon pas notre cas. Atlas fait partie des organisations que nous avions identifiées et avec lesquelles nous avons échangé lors de notre lancement et de notre développement, comme avec des dizaines et des dizaines d’autres, mais nous n’avons pas de liens avec lui. Il organise un événement à Bruxelles en mai – si je ne dis pas de bêtises –, auquel il nous a invités ou auquel nous assisterons en tant que visiteurs – je crois qu’un membre de mon équipe s’y rendra.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Un article du New York Times paru en janvier 2025 relatait des échanges entre Périclès et les équipes de Donald Trump par le biais de M. Paul Manafort, qui vous aurait fait une proposition. Selon Le Nouvel Obs, les équipes de M. Manafort ont proposé « “de développer une campagne ultramoderne et multidimensionnelle” pour faire croître les partis de droite et d’extrême droite en France en mobilisant des tranches ciblées de l’électorat et en attaquant certains opposants ». Le confirmez-vous ? Avez-vous des liens avec M. Manafort et avez-vous répondu à sa proposition ?

M. Arnaud Rérolle. Je confirme avoir échangé avec Paul Manafort par l’intermédiaire d’un contact commun, à l’initiative de ce dernier – ni les équipes de M. Manafort ni moi-même ne sommes à l’origine de cette rencontre. Nous nous sommes vus pendant une heure – en novembre, me semble-t-il, en tout cas avant Noël – pour nous présenter nos activités respectives. À l’issue de ce rendez-vous, M. Manafort m’a indiqué qu’il me ferait une proposition commerciale ; je lui ai répondu qu’il pouvait me l’envoyer s’il le souhaitait. Je l’ai reçue en décembre, toujours avant Noël – je me souviens avoir échangé avec le journaliste du New York Times le soir du réveillon. Entre-temps, j’avais indiqué aux équipes de M. Manafort que sa proposition commerciale ne nous intéressait pas et qu’elle n’était pas adaptée à notre mode de fonctionnement. Je ne me souviens pas du détail de cette proposition, mais je me souviens qu’elle était inadéquate : elle ne correspondait ni à ce dont nous avions besoin, ni à nos objectifs de développement à court ou moyen terme. Depuis, nous n’avons plus eu d’échanges – nous n’y trouverions d’ailleurs pas un intérêt particulier, même si la discussion avait été intéressante. Il est toujours enrichissant de discuter avec des personnes qui ont joué un rôle dans le débat démocratique de leur pays ; c’est la raison pour laquelle j’avais accepté cette rencontre, comme je le fais systématiquement lorsque quelqu’un me propose d’échanger avec lui.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Cette proposition a-t-elle fait l’objet d’un document écrit que vous pourriez nous transmettre ?

M. Arnaud Rérolle. Elle a effectivement pris la forme d’un document ; encore une fois, je ne m’en souviens pas en détail.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous dresserons la liste des documents que nous vous demanderons de nous communiquer. En l’occurrence, il serait intéressant de connaître la teneur de la proposition de l’ancien directeur de campagne de Donald Trump pour analyser les risques d’ingérence étrangère.

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Nous vous remercions.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop, et M. François Kraus, directeur des études politiques de l’Ifop (mercredi 7 mai 2025)

Mme la présidente Eléonore Caroit. Nous poursuivons nos travaux sur la question des sondages, à laquelle cette commission d’enquête a déjà consacré plusieurs auditions.

Après la table ronde du 26 mars dernier, M. le rapporteur a souhaité revoir en audition individuelle les représentants de plusieurs instituts de sondage. Nous accueillons donc M. Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop (Institut français d’opinion publique), et M. François Kraus, directeur des études politiques et d’actualité au sein du même institut.

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Frédéric Dabi et M. François Kraus prêtent successivement serment.)

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie d’avoir accepté de participer à cette nouvelle série d’auditions. Vous êtes au cœur de l’actualité, après avoir rendu public, en début de semaine, un sondage qui fait couler beaucoup d’encre et sur lequel je souhaite vous poser des questions.

Ce sondage a été commandé par Hexagone, une structure largement financée par la structure Périclès, qui a confirmé ce financement hier en audition. Les deux parties de l’enquête publiée font beaucoup parler. La première teste la candidature à l’élection présidentielle de M. Jordan Bardella pour le Rassemblement national, à partir d’un échantillon de dix mille personnes. La seconde, rajoutée a posteriori, teste la candidature de Mme Marine Le Pen pour le même parti, à partir d’un échantillon de deux mille personnes.

Le sondage précise que ces deux échantillons sont différents mais les agglomère dans le rendu final. Avez‑vous reçu des pressions ou des messages de Mme Le Pen ou de membres du Rassemblement national pour retravailler sur ce sondage après sa première publication ?

M. Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop. Nous sommes heureux d’être reçus pour une audition plus resserrée que la précédente – d’autant que j’avais dû partir quarante‑cinq minutes avant la fin. Nous pouvons ainsi échanger franchement et sortir des jugements à l’emporte‑pièce, des tweets et des SMS aigres‑doux.

À son corps défendant, l’Ifop se trouve au cœur de l’actualité. Comme je l’avais dit lors de la première audition, un sondage publié devient un objet public de controverse – instrument de délégitimation pour certains et ressource pour d’autres.

Hexagone est un client de l’Ifop, comme d’autres think tanks – Fondation Jean‑Jaurès, Fondation pour l’innovation politique, Fondation Concorde… – et des médias de tous bords – de L’Humanité, Politis et Regards jusqu’au Figaro et Valeurs actuelles.

Depuis quelques mois, nous avons réalisé plusieurs enquêtes pour Hexagone – une sur le logement par exemple –, sous la direction de François Kraus. Deux enquêtes ont aussi été commandées à nos confrères d’OpinionWay et d’Harris interactive.

Le 26 mars, nous avions abordé la question de la taille des échantillons. L’enquête évoquée est très belle à ce titre, car elle supposait d’interroger dix mille personnes, soit neuf mille cent cinquante électeurs. Cela offre ensuite de merveilleux sous‑échantillons : nous pouvons faire des tris d’ordre deux, savoir ce que pensent les jeunes ouvriers, les catholiques pratiquants qui habitent dans la moitié nord de la France…

Nous avons travaillé avec sept hypothèses de premier tour à la demande de notre client, Paul Sébille – que nous connaissons bien, car il a travaillé plusieurs années à l’Ifop, sous la direction de François Kraus. Après la condamnation de Marine Le Pen, son présupposé consistait à tester uniquement la candidature de Jordan Bardella.

S’agissant de la gauche, ce présupposé supposait de travailler sur une offre très large – Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, Raphaël Glucksmann, Marine Tondelier, Fabien Roussel –, puis une offre plus resserrée – Jean-Luc Mélenchon et Raphaël Glucksmann, ou Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin.

Les enquêtes d’intention de vote aux élections présidentielles réalisées longtemps avant le scrutin me semblent intéressantes : pour 2027, nous pouvons travailler sur une offre pléthorique, car il s’agit d’élections de renouvellement, c’est‑à‑dire auxquelles le président sortant ne se représente pas – comme en 2007 avec Jacques Chirac ou en 1995 avec François Mitterrand. En outre, la finaliste de 2017 et 2022 n’est peut-être pas candidate non plus.

En 2006, j’avais ainsi testé une offre très large, avec sept prétendants socialistes – Dominique Strauss‑Kahn, Ségolène Royal, Laurent Fabius, François Hollande, Lionel Jospin, Jack Lang et Bertrand Delanoë – dans le cadre d’une enquête pour le magazine Paris Match.

Nous avons donc réalisé l’enquête commandée par Hexagone. La Commission des sondages impose de préciser les conditions d’élaboration du sondage – dates et échantillons notamment – dans une notice, que nous avons même rédigée en deux parties. Peu après le week‑end de Pâques, j’ai travaillé personnellement comme toujours au redressement d’échantillon.

Nous n’entrons jamais en contact avec une force politique s’agissant d’une intention de vote publiée, sauf si elle a commandé le sondage. Nous avons en revanche reçu un appel de Paul Sébille, car Hexagone s’était ravisé et souhaitait ajouter des hypothèses avec Marine Le Pen.

Je n’étais pas en droit de lui dire non : Marine Le Pen a été trois fois candidate à l’élection présidentielle et a déclaré qu’elle le serait de nouveau. J’ai relancé une enquête plus réduite. Un échantillon de deux mille personnes – soit mille huit cent cinquante électeurs – reste largement supérieur à la moyenne habituelle.

De plus, mille et dix mille sont proches sur le plan de la fiabilité – les tableaux de marge d’erreur montrent une différence de 0,3 ou 0,4 point. Un échantillon de deux mille personnes n’offre cependant pas les formidables possibilités d’analyse, de contre‑analyse ou de typologie qu’offrait le premier échantillon de dix mille personnes.

Ce travail, remis le 2 mai et publié le 5, a suscité de nombreuses interrogations. J’ai expliqué dans tous les médias qui m’ont sollicité que l’Ifop avait répondu à la demande de son client en réalisant une enquête complémentaire, comme cela arrive parfois.

J’ai donné l’exemple d’une enquête réalisée une quinzaine de jours plus tôt auprès de dirigeants d’entreprise et qui n’avait rien de politique. Au vu des résultats, le commanditaire avait demandé un complément d’enquête – sans jeu de mots – auprès des salariés.

Dans le cas d’Hexagone, j’ai mené deux enquêtes avec le même protocole méthodologique, auprès de respectivement dix mille et deux mille personnes. Nous n’avons rien caché : la notice de la Commission des sondages, rendue publique dès le lundi en début d’après‑midi et mise sur notre site, précise qu’il y a eu deux enquêtes.

Le battage et les polémiques ne sont pas mon affaire, et je m’en serai passé. François Kraus a fait corriger un article du HuffPost affirmant que le RN avait appelé l’Ifop pour demander : « qu’est‑ce que c’est que ce foutoir ? » Je suis heureux d’être sous serment pour affirmer que ce n’est pas vrai. Nous n’avons eu pas de contact avec le Rassemblement national lorsque l’enquête a été faite et avant qu’elle ne soit rendue publique. Nous avons cependant reçu des appels après.

J’assume ce travail de très grande qualité – notamment l’échantillon de dix mille personnes. Le reste ne me concerne pas. Un papier du Monde évoque une querelle interne et prête diverses intentions à M. Stérin, que je n’ai d’ailleurs jamais rencontré et dont je ne connais même pas le visage : soutenir Jordan Bardella un jour, le trouver nul le lendemain et soutenir Bruno Retailleau, à moins que Laurent Wauquiez ne remporte le scrutin interne du 18 mai…

L’on rencontre à chaque présidentielle de renouvellement ces jeux de billard à cinq bandes, encore renforcés par ces sympathiques réseaux sociaux : ils ne sont pas mon affaire. François Kraus souhaite peut‑être intervenir.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Non, car vous venez de passer dix minutes à répondre à la première question.

M. Frédéric Dabi. Vous me permettrez d’être exhaustif en raison des polémiques actuelles. Vous avez affirmé dans un tweet que l’Ifop n’était pas un institut indépendant, ce qui est diffamatoire.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je n’ai pas dit cela.

M. Frédéric Dabi. Si.

Mme la présidente Eléonore Caroit. Nous allons nous en tenir aux questions du rapporteur. Combien en avez‑vous, afin que nous puissions évaluer le temps nécessaire ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’en ai un assez grand nombre, d’ordre général d’abord, qui appellent des réponses plus longues, puis sur des points précis. Peut‑être avez‑vous regardé les précédentes auditions et relevé les questions posées sur certains sondages. J’en ajouterai de spécifiques pour l’Ifop. Je vous propose d’avancer afin que vous ayez le temps de répondre à tout.

Mme la présidente Eléonore Caroit. Parfait.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Mon propos n’est pas d’attaquer l’Ifop ou d’affirmer qu’il ne serait pas indépendant. Ma question concerne plutôt le commanditaire qui, lui, ne l’est pas et peut viser des objectifs politiques.

D’après L’Humanité, Périclès souhaitait obtenir un partenariat avec l’Ifop : la question de l’indépendance se pose alors. Vous affirmez n’avoir pas eu de contact avec M. Stérin. En avez‑vous eu avec M. Arnaud Rérolle ?

M. Frédéric Dabi. Je vous affirme sous serment que non. Je ne sais même pas de qui il s’agit.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Le directeur général de Périclès.

M. Frédéric Dabi. Notre client était Hexagone, et non Périclès. En outre, tous les commanditaires ont un but caché.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Bien sûr.

M. Frédéric Dabi. Je vais prendre des exemples passés afin d’éviter toute polémique. En mars 2012, le premier rolling – c’est-à-dire enquête continue – Ifop‑Fiducial, pour Paris Match‑Europe 1, donnait pour la première fois Nicolas Sarkozy un demi‑point devant François Hollande. Le Figaro, qui n’en était pas le commanditaire, en avait pourtant fait sa une.

Quand le parti des insoumis commande à mes confrères d’Harris interactive une enquête sur le programme de Jean‑Luc Mélenchon, l’intention est louable : il s’agit de communication, de divulgation et d’évangélisation de l’opinion publique. Je vous mets au défi de citer un seul commanditaire d’enquête complètement indépendant et neutre. Tout le monde a des buts cachés. Peu me chaut, car ce n’est pas la question que se pose un institut de sondage.

Avec François Kraus – qui dirige nos enquêtes depuis maintenant dix‑sept ans – nous cherchons à produire des travaux de qualité, avec de bons échantillons, à donner une information au grand public et à améliorer un outil perfectible – même s’il fonctionne globalement très bien en période électorale.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous auditionnerons M. Stérin la semaine prochaine au sujet de Périclès. Nous cherchons à savoir si des gens essaient d’utiliser des instituts de sondage pour influencer les élections.

L’Institut CSA en est un exemple récent : il a carrément été intégré au groupe de M. Bolloré. Il peut donc y avoir des tentatives – ou des tentations – de racheter des instituts de sondage ou de mettre en place des partenariats avec eux, pour essayer de biaiser in fine leurs résultats. Cette possibilité pourrait exister.

Dans le cas de l’enquête commandée par Hexagone, je cherche simplement à comprendre ce qui s’est passé, puisqu’elle est au cœur de l’actualité. Je ne pouvais pas vous auditionner sans vous interroger sur ce sujet.

Je vais rentrer dans le vif du sujet sur lequel je souhaitais vous auditionner. Considérez‑vous que les sondages sont une science ? Selon Karl Popper, la réfutabilité, ou falsifiabilité, est l’une des caractéristiques de la science : la possibilité de falsifier les résultats, c’est‑à‑dire de les travailler, de les reconstituer, de reproduire des expérimentations.

En partant de cette définition, estimez‑vous que les sondages sont des outils scientifiques – sachant que les gens n’ont pas accès aux données brutes pour les retravailler et comprendre comment vous trouvez vos résultats ?

M. Frédéric Dabi. Voilà une belle question, à quelques semaines du bac philo. Les sondages électoraux – et non les sondages marketing qui constituent l’essentiel de l’activité de l’Ifop – ne sont pas une science. Ses fondements reposent cependant sur la science statistique.

Peut‑on falsifier une enquête d’opinion ? Bien sûr. Chaque mois, je teste la popularité de cinquante personnalités politiques. Un institut X ou Y ou un sondeur Y ou Z pourraient changer les chiffres. Cela n’est naturellement jamais arrivé à l’Ifop.

Si quelques sondeurs sont des visages connus et incarnent un institut, ils travaillent en équipe – assistantes, informaticiens, personnes qui relisent… Cela se verrait si quelqu’un voulait tricher.

L’écosystème joue aussi : dans un secteur très concurrentiel, cela se verrait si un institut privilégiait un courant de pensée, une force politique ou un candidat – par exemple, si l’Ifop voulait absolument que Jean Lassalle se représente et le créditait de 8 à 10 % d’intentions de vote.

Avant notre enquête pour Hexagone, d’autres ont été faites par Odoxa, Harris interactive et OpinionWay. Des résultats modifiés se verraient donc.

La commission des sondages – que vous avez utilement consultée et dont vous avez regardé les notices des dernières années – a en outre accès aux données brutes. En 2005 ou 2006, lors d’une audition à la commission des sondages, Jean-Luc Parodi – grand politologue qui m’est cher et qui a introduit en France les opérations estimations, avec Roland Cayrol, les sondages de sortie des urnes, les sondages jour du vote ou les sondages sociologiques de manifestation – a dit : « les chiffres bruts sont des chiffres faux ».

Nous faisons en sorte qu’ils ne soient pas complètement erronés, mais, avant redressement, un chiffre peut être un peu faux : dans l’enquête, on a interrogé trop d’hommes et pas assez de femmes, en fonction de la méthode des quotas et de l’échantillonnage, trop de jeunes et pas assez de personnes âgées, trop d’électeurs X et pas assez d’électeurs Y.

Ce n’est pas une science, même si les sondages s’appuient sur la science statistique. Comme partout, il est possible de tricher. À l’Ifop, nous ne trichons pas du tout.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La notion de falsifiabilité ne signifie pas forcément tricher. Il est bon cependant que vous disiez qu’il est possible de tricher dans les sondages.

M. Frédéric Dabi. Par exemple, sur les réseaux sociaux, la cote de popularité de Poutine avait été rehaussée de cinquante ou soixante points dans un sondage Ifop. Il est possible de tricher.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je n’ai pas de doute sur le fait que Vladimir Poutine soit capable de tricher sur des sondages.

Ma question porte sur la notion de réfutabilité ou falsifiabilité : les données des instituts de sondage pourraient être accessibles aux chercheurs, qui seraient ainsi en mesure de les retravailler. En effet, je n’ai pas accès à vos résultats bruts, ce qui rend cette partie opaque et ne permet pas la réfutabilité.

Certains instituts de sondage, comme Ipsos, donnent à la Commission des sondages leurs résultats bruts, en allant dans le détail – c’est‑à‑dire en précisant la taille de leurs échantillons. L’Ifop, en revanche, ne donne pas les chiffres bruts, mais des pourcentages bruts. Je me fonderai donc sur les éléments à ma disposition.

Se pose la question des redressements, pour lesquels vous utilisez vraisemblablement des formules complexes. Les élaborez‑vous en interne ? Les récupérez‑vous à l’extérieur ? Les achetez‑vous ?

M. Frédéric Dabi. Je ne comprends pas bien ce que vous entendez par « formule de redressement ». Nous donnons à la commission des sondages nos résultats bruts, mais pas nos effectifs. Nous pouvons vous les fournir sans problème, grâce à une simple règle de trois – pas besoin d’être un grand mathématicien, j’ai d’ailleurs fait un bac ES : avec un échantillon de mille personnes et un résultat brut de dix, cela fait cent personnes.

Je ne vous suis pas au sujet des formules de redressement. Celui‑ci est effectué à partir des résultats bruts, qu’une collecte insuffisante sur certains critères peut rendre erronés. Il existe deux types de redressement, finalement très proches : le redressement sociodémographique, comme dans les enquêtes grand public – le sexe, l’âge, la profession, la région, la catégorie d’agglomération et, parfois, le sexe croisé par l’âge –, et le redressement politique – fondé sur les votes antérieurs.

Il n’y a pas la moindre formule. Si nous achetions des choses – j’ignore si c’est le cas – , cela concernerait l’Insee, avec qui nous avons des contacts fréquents. Grâce à l’Insee, nous pouvons appliquer à un échantillon brut des formules de redressement – pour reprendre votre terme – sociodémographique et politique, à l’échelle du pays, d’une région, d’un département, d’un canton, d’une circonscription, d’une commune, d’un quartier ou d’un arrondissement.

Ce sont de simples corrections, comme une photo un peu floue que l’on rendrait nette en fixant les bons résultats – image galvaudée, mais que j’aime bien. Grâce à vos demandes, j’ai regardé les notices que vous évoquez : la plupart du temps, aux élections présidentielles, le rolling ne révèle aucun écart fondamental entre les résultats bruts et les résultats après redressement de l’Ifop.

À l’époque du téléphone, il y avait parfois des écarts délirants entre un résultat brut et un résultat après redressement, par exemple pour Jean-Marie Le Pen.

M. Francois Kraus, directeur des études politiques de l’Ifop. 90 % des enquêtes publiées sont faites en France métropolitaine, sur une population adulte âgée de 18 ans ou plus, à partir de la méthode des quotas. Historiquement, cela nous distingue de nos confrères anglo‑saxons. Après de célèbres plantades, ils ont cependant cessé les sondages aléatoires pour appliquer des méthodes à la française, c’est‑à‑dire issues de travaux sociologiques.

Vous demandiez si les sondages sont de la science. Il s’agit d’un outil des sciences sociales, que nous appliquons à une recherche en sciences politiques destinée au grand public et réalisée pour des médias, des partis ou des think tanks – la Fondation Jean‑Jaurès par exemple.

Le système de base repose sur des enquêtes en ligne ou par téléphone, qui veillent à respecter une France en miniature. Vous avez compris que tout n’est jamais parfait : nous n’avons jamais quatre cent quatre-vingts hommes et cinq cent vingt femmes, puisqu’il faut aussi respecter d’autres variables de quotas. À la fin, nous avons une différence entre les résultats bruts et ceux d’après le redressement.

Comment obtient‑on des résultats redressés ? Une enquête de base, faite sans intention électorale, va prendre en compte les dernières données disponibles, issues soit du recensement principal, soit de l’enquête emploi de l’Insee – elles précèdent donc généralement de deux ou trois ans l’année de la publication. Les mêmes jeux de variables – sexe, âge, CSP (catégorie socioprofessionnelle), diplôme, région, catégorie d’agglomération – servent le plus souvent au redressement dans les enquêtes politiques.

Nous redressons aussi nos résultats à partir des scrutins de référence : l’élection présidentielle et, pour l’Ifop, les élections législatives – choix appliqué depuis quelques mois. Ces variables permettent donc un double redressement politique.

J’effectue des enquêtes sur le genre, le couple… Pour une enquête sur la sexualité, le redressement que j’effectue prendra en compte la proportion de personnes en couple. Pour une enquête sur les voies sur berges à Paris, il intégrera des variables sur le nombre de gens qui possèdent une voiture. Pour une enquête sur les outils d’information, il portera en particulier sur le niveau de diplôme. Ces variables ne sont donc pas une formule magique. Il faut chercher la variable lourde qui permettra de corriger nos échantillons bruts.

Pour les enquêtes électorales, Jean‑Luc Parodi, longtemps responsable à l’Ifop, a bien montré que le vote aux précédentes élections compte. Toutes ces enquêtes ou presque utilisent le scrutin de référence qu’est l’élection présidentielle. S’y ajoutent pour les élections législatives, européennes et municipales les résultats des précédents scrutins du même type. Nous rajoutons parfois une troisième variable lorsque des élections partielles ont eu lieu.

Nous n’achetons pas les formules, celles-ci sont élaborées grâce à notre expérience. Nos parcours sont différents : je viens d’Ipsos et Frédéric Dabi a travaillé à la Sofres avant d’entrer à l’Ifop. Dans cette profession minuscule, tout le monde se connait et a travaillé ensemble.

Il n’y a pas de formule magique : chacun élabore des processus de redressement à partir de son expérience, en utilisant différentes variables ou formules – pour le niveau de diplôme, le vote antérieur, la participation au scrutin…

Par exemple, utilise‑t‑on pour la certitude d’aller voter une échelle d’un sur dix, neuf sur dix, dix sur dix ou « tout à fait certain » ? Dans la campagne, à partir de quand passe‑t‑on de « tout à fait certain » à l’échelle sur dix ? Nous regardons tout simplement ce qui a fonctionné les fois précédentes, ou le moins mal fonctionné, et nous l’appliquons. Il n’y a donc aucun secret.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous confirmez donc que des formules sont appliquées – même simplement des multiplications et des divisions.

M. Frédéric Dabi. C’est exactement cela.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ce n’était donc pas d’une grande complexité. Dans un échange avec d’autres, malheureusement hors micro, il a été dit que certaines formules étaient achetées, d’où ma question. Si vous faites vos redressements en interne, je vous poserai donc des questions à ce sujet.

Vous avez eu l’honneur d’un portrait dans L’Opinion, dans lequel il était écrit : « Frédéric Dabi […] assure lui-même le redressement, une méthode consistant à modifier les résultats bruts du sondage pour mieux prendre en compte tous les critères. Les sondeurs sont trop critiqués pour qu’il prenne le risque que quelque chose lui échappe. »

M. Frédéric Dabi. Jean‑Luc Parodi m’a formé à la technique des redressements à la fin des années 1990. Ils sont faits en interne, comme dans tous les instituts de sondage. Peut‑être y a‑t‑il eu un quiproquo ou une mauvaise compréhension du propos d’un confrère, car je ne pense pas qu’on achète des redressements.

Peut‑être achète‑t‑on des données Insee, par exemple pour une ville ou une circonscription, mais il me semble que ces données sont désormais en accès direct.

M. Francois Kraus. À mon avis, une partie de nos confrères, petits instituts ou cabinets d’études, n’ont pas de cellule de traitement statistique propre et passent par des agences spécialisées dans le traitement statistique, avec lesquelles nous travaillons tous.

Ils entendent par « achat » l’externalisation de ce travail de traitement automatique. Ils reçoivent ainsi les recommandations de statisticiens. À l’Ifop, nous n’externalisons pas le redressement des enquêtes politiques.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Mes questions sur les redressements sont nombreuses. La première est pratique. Ce n’est pas une gageure que de dire que vous avez commis des erreurs.

Sur le tableau projeté au mur, l’écart entre vos estimations et les résultats à la présidentielle est résumé pour Jean‑Luc Mélenchon – en rouge, car c’est le plus élevé –, Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Pour Valérie Pécresse, qui ne figure pas dans le tableau, l’écart était de quatre points : le dernier sondage Ifop la donnait à 9 % des voix, elle n’en a recueilli que 4,78 %. Jean‑Luc Mélenchon, donné à 17 %, a obtenu 21,95 % des voix. Comment expliquez‑vous, notamment pour ces deux candidats, un tel écart par rapport au résultat final ?

M. Frédéric Dabi. Vous me permettrez de répondre longuement à cette question importante. Qu’est-ce qu’une erreur pour une élection présidentielle ? S’il faut donner les résultats au point ou au demi‑point près, je peux comprendre l’emploi de ce terme. En 2012 comme en 2017, le rolling Ifop‑Fiducial a donné presque tous les scores des candidats au point ou au demi‑point près.

En 2022, il n’y a pas eu d’erreur, puisque l’Ifop a donné les deux qualifiés pour le second tour et ne s’est pas trompé sur l’ordre des candidats dans sa dernière enquête. Celle du samedi, veille du scrutin, n’est rendue publique que le lendemain du premier tour. Celle du vendredi 8 avril donne les deux qualifiés du second tour. Au cours de la campagne, nous avons montré la très forte dynamique en faveur de Jean‑Luc Mélenchon. Concernant votre tableau, les écarts ne sont pas des pourcentages mais des points, erreur que font beaucoup de journalistes.

Je ferai une parenthèse. Le 30 mars dernier, dans trois tweets en moins d’une heure trente, Jean‑Luc Mélenchon a écrit que l’Ifop le sous‑estimait systématiquement, ainsi que le mouvement insoumis. Il nous a affublés du sympathique sobriquet d’« Iflop ».

Nous avons publié un communiqué pour démentir cette contre‑vérité. En 2012, nous avons surestimé Jean‑Luc Mélenchon en lui attribuant respectivement 13 % et 12,5 % des voix dans nos enquêtes du vendredi et du samedi, contre un résultat de 11,3 %.

En 2017, nous avons donné son score au point près pour la France métropolitaine : 19 % et 19,5 % dans nos enquêtes du vendredi et du samedi, pour un résultat de 19,3, et même 19,8 pour la France entière – territoires ultra‑marins compris.

En 2022, le score de Jean‑Luc Mélenchon a en effet été sous‑estimé par tous les instituts de sondage. L’Ifop l’a estimé à respectivement 17,5 et 18 % le vendredi et le samedi. Se pose la question de savoir si c’est une erreur.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est en dehors de la marge d’erreur.

M. Frédéric Dabi. Il s’agit d’une erreur si vous attendez que nous donnions des résultats au point ou au demi‑point près, comme pour les élections présidentielles de 2017 ou européennes de 2024 – nous avions estimé le score de Manon Aubry à respectivement 9 % et 9,5 % le vendredi et le samedi.

Pour ma part, il ne s’agit pas d’une erreur, car nous avons donné les candidats qualifiés et les dynamiques, notamment celle autour de Jean‑Luc Mélenchon. Nous n’avons pas pu voir tout le mécanisme. Comme l’a rappelé mon confrère Brice Teinturier, 17 à 20 % des Français se déterminent le jour du vote.

Une belle erreur dans les sondages a aujourd’hui trente ans : en 1995, pas un seul institut de sondage n’avait donné Lionel Jospin en tête. J’étais alors responsable à l’Ifop. Cette erreur s’explique bien aujourd’hui, mais ce n’est pas le lieu. Elle me semble plus grave que celle de 2002, car tous les sondages avaient alors montré le tassement de Jacques Chirac, la forte baisse de Lionel Jospin et la montée de Jean‑Marie Le Pen.

En revanche, le terme d’erreur ne me semble pas adapté pour 2022, même si pour Jean‑Luc Mélenchon, Valérie Pécresse ou Éric Zemmour, les estimations ont certes été imparfaites.

Mme la présidente Eléonore Caroit. Vous donnez peut-être une définition différente à la notion d’erreur. Sans le qualifier ainsi, comment expliquez-vous l’écart entre vos estimations et les résultats ? Les gens vous donnent‑ils des réponses incorrectes parce qu’ils n’assument pas leur vote ou se déterminent tardivement ?

M. Frédéric Dabi. Plus les estimations des votes antérieurs sont proches de la réalité, plus les redressements entre le brut et le chiffre Ifop, Ipsos ou autre sont bons et moins les erreurs sont possibles.

Habituellement, plus on approche de la fin de la campagne, plus les estimations sont satisfaisantes. L’erreur de 1995 s’explique par l’existence de deux électorats très proches, ceux de Jacques Chirac et d’Édouard Balladur. En fin de campagne, la popularité du premier a augmenté, celle du second a baissé et Lionel Jospin en a profité.

En 2022, peut‑être tous les instituts ont‑ils sous‑estimé le score de Jean‑Luc Mélenchon – jamais à plus de 17,5 ‑18 % – car il était mal reconstitué. Les notices des rollings que vous nous aviez demandées le montrent : son score est estimé à 14 ou 15 %, soit moins que celui de 2017, 19,6 % des voix.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La sous‑représentation du souvenir de vote de l’échantillon Jean‑Luc Mélenchon est particulièrement marquée à l’Ifop : elle est de cinq points pour les sondages de 2021‑2022 concernant l’élection présidentielle.

Comme l’échantillon est plus petit, les variations en son sein peuvent être sous‑estimées, puis gommées par les redressements que vous appliquez. Les échantillons Jean‑Luc Mélenchon de départ peuvent ainsi être bien inférieurs à son score réel à l’élection présidentielle de 2017.

M. Francois Kraus. Nous assumons notre grave erreur d’avoir sous‑estimé Jean‑Luc Mélenchon. Travailler pendant des mois pour aboutir à un tel niveau d’erreur n’est pas un plaisir et nous a mis en difficulté. Mais cela commence à dater. Pour le dernier scrutin des élections européennes, nous avons crédité la liste LFI de neuf points la veille du scrutin, elle en a obtenu 9,8 : la sous‑estimation existe donc toujours, pas seulement à l’Ifop, mais 0,8 point me semble un écart acceptable.

Pour les législatives de 2022, nous avons estimé la NUPES à 26,5 %, elle en a obtenu 26,3, soit 0,2 point d’écart. Pour les législatives de juin 2024, nous avons estimé à 40 % le score d’Alexis Corbière en Seine‑Saint‑Denis, il en a obtenu 40,2 ; dans les Alpes‑Maritimes, nous avons estimé à 26 % le score de LFI, il était de 26,6.

Je comprends donc que l’erreur concernant la présidentielle de 2022 soit un problème pour vous, mais nous travaillons sur ce type d’erreur : nous étudions les phases de contrôle, de collecte de données et de redressement pour les corriger, même si aucun travail n’est parfait.

Des enquêtes de référence auprès de dix mille personnes, comme celle réalisée pour Hexagone, permettent aussi de mieux travailler des enquêtes faites sur des échantillons plus petits.

M. Frédéric Dabi. La thèse du rapporteur est la suivante : la mauvaise estimation des instituts de sondage et de l’Ifop en 2022 s’explique par le fait que nous n’avions pas assez d’électeurs ayant voté pour Jean‑Luc Mélenchon en 2017.

Cela s’entend, mais deux éléments vont à l’encontre de cette thèse. D’abord, en 2022, l’ensemble de l’électorat de Jean‑Luc Mélenchon n’était pas contenu dans le vote de 2017. Il a ainsi obtenu des scores exceptionnels, 34 ou 35 %, chez les primo‑votants, c’est‑à‑dire des jeunes qui votaient pour la première fois à la présidentielle et ne comptaient donc pas en 2017. La première nuance à apporter concerne donc le fait de croire que le vote antérieur pour un candidat constitue l’alpha et l’oméga du résultat. Je ne vais pas ergoter, il s’agit d’un élément important, auquel il ne faut cependant pas se limiter.

Une recherche parmi nos anciennes notices montre la deuxième faille de votre thèse. Il est vrai qu’en 2022, les estimations de l’Ifop ont été mauvaises, mais, en 2017, elles ont été très bonnes, concernant les scores de Jean‑Luc Mélenchon comme des autres candidats. Or le score de Jean‑Luc Mélenchon aux élections de 2012 est plutôt sous-estimé.

J’ai retrouvé une bonne vingtaine de notices – peut‑être avez‑vous aussi fait ce travail : notre estimation lui donne huit points, parfois neuf, il en a obtenu 11,3, soit une sous‑estimation parfois supérieure à trois points.

Ainsi, votre thèse – une insuffisante prise en compte du vote antérieur pour Jean‑Luc Mélenchon expliquant les mauvais résultats des instituts – se tient sur le papier, mais ne résiste pas aux deux éléments évoqués. Nos estimations de 2012, alors que nous expérimentions le rolling pour la première fois, sont un excellent cru. Les résultats ont été donnés au demi‑point près pour tous les candidats : nous avions donné 27,5 points et demi pour François Hollande et 27 pour Nicolas Sarkozy, pour un résultat de 28,5 et 27,5. Le score de Jean‑Luc Mélenchon avait été légèrement surestimé, alors même que le vote antérieur était mal reconstitué. Ces éléments nous incitent à ne pas accorder trop d’importance à votre thèse.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je pense qu’un changement s’est opéré lors de l’élection présidentielle de 2022, que vous voyez d’ailleurs en partie : tous les électeurs de Jean‑Luc Mélenchon ne sont pas contenus dans le vote précédent.

Vous laissez par ailleurs de côté une variable importante, le report de voix à l’intérieur même de l’électorat. 100 % des gens qui ont voté pour un candidat ne votent pas forcément pour lui de nouveau – pour Jean‑Luc Mélenchon comme pour les autres. La question se pose, y compris à l’intérieur des sous‑échantillons de chaque candidat, puisque les redressements sont politiques.

L’objet de cette commission d’enquête est l’organisation des élections. Je vous le rappelle, car les sondages sont utilisés dans le débat public. En tant que fournisseur et commentateur de sondages, vous allez d’ailleurs assez fréquemment sur les plateaux de télévision pour commenter ce que vous appelez une « photographie de la campagne à un instant T ».

Cela crée un champ des possibles, en particulier lors d’une campagne présidentielle, qui est ciblée sur des candidats et donc très lisible, en plus de concerner le niveau national. Par exemple, le 2 février 2022, vous disiez : « attention à ne pas comparer et à ne pas plaquer 2017 sur 2022. En 2017, Jean‑Luc Mélenchon n’avait pas l’image qu’il a auprès des Français aujourd’hui ». Le 14 février 2022, vous disiez : « Jean‑Luc Mélenchon occupe l’espace d’une gauche radicale qui, à chaque élection, fait entre 9 et 13 % » – ce qui n’a pas été le cas à la fin. Le 3 mars 2022, vous disiez encore une fois : « Le Jean‑Luc Mélenchon de 2022 n’est pas celui de 2017 » –  et début avril 2017, il était la personnalité préférée des Français : on est revenu sur le Jean‑Luc Mélenchon de 2012.

À partir des sondages et des éléments en votre possession, vous avez donc commenté, à un moment T, la campagne présidentielle des candidats. J’ai noté cet exemple, car concernant l’Ifop, nous nous intéressons particulièrement à la sous‑représentation de Jean‑Luc Mélenchon dans le résultat final.

Vous voyez bien que cela oriente la campagne d’une certaine manière. En donnant à certains candidats cinq ou six points de moins, un sondage crée un champ des possibles qui n’est pas l’accession au second tour.

Cet aspect, rapidement évoqué lors de l’audition précédente, rejoint celui du vote utile ou de la mobilisation. Je pense que tous les instituts de sondage, pas seulement l’Ifop, ont une difficulté fondamentale : ils sont incapables de saisir les mouvements d’abstentionnistes. Si certains d’entre eux décident de se rendre aux urnes, les instituts ne parviennent pas à percevoir cette dynamique d’une partie de la population.

On sait que les jeunes sont les plus abstentionnistes. Comme vous l’avez dit, il est difficile pour vous de savoir vers qui leur choix va se porter, puisqu’ils n’ont jamais voté et qu’on ne peut donc pas reconstituer leur vote. Lors d’une élection présidentielle, qui suscite une forte mobilisation, il est donc plus difficile de percevoir les mouvements d’abstentionnistes traditionnels.

Mme la présidente Eléonore Caroit. Je vais clarifier et réorganiser nos débats. Je souhaite que la commission d’enquête que je préside aujourd’hui soit consacrée aux questions posées aux personnalités que nous invitons, et non à l’exposition des thèses personnelles du rapporteur – auxquelles il demande à ces personnalités de réagir.

Par conséquent, pourriez‑vous formuler vos propos sous la forme de questions ? Monsieur Dabi et Monsieur Kraus pourront ainsi répondre de manière concise, dans le temps imparti.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vais formuler ma question de manière directe. En 2022, vous avez tenu des propos qui se sont révélés faux. Récemment, vous affirmez que les Français éprouvent de la répulsion pour la France insoumise, qu’elle ne gagne pas d’élections, que ses chances d’obtenir des victoires significatives sont très faibles, ou que Jean‑Luc Mélenchon ne peut pas gagner au second tour et que ce n’est pas son objectif.

Mme la présidente Eléonore Caroit. Pouvez‑vous préciser l’origine des citations que vous faites ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Les premières viennent du site LeJournal.info du 5 février 2025, « LFI est un tigre de papier électoral ». Les suivantes sont extraites du Club Le Figaro politique. Vous présentez vos propos en vous appuyant sur des sondages, or ceux‑ci peuvent se révéler assez loin des résultats électoraux. Pourtant, la réalité politique que créent vos affirmations peut avoir un impact sur le champ électoral. Cela vous semble‑t‑il juste ?

M. Frédéric Dabi. Les citations que vous avez retenues sont exactes, je me souviens même de mes propos de 2022. Je pourrais cependant vous reprocher d’avoir fait votre marché, en choisissant celles qui vont dans votre sens.

En 2022, jusqu’à la guerre en Ukraine, l’Ifop a eu un formidable moment médiatique : nous commentions quotidiennement le rolling du jour sur la chaîne partenaire LCI.

Ce n’était pas une course de petits chevaux, car nous faisions beaucoup de pédagogie. Je déplore donc que vous n’ayez cité aucun de mes nombreux propos sur la prudence à avoir concernant le candidat Jean‑Luc Mélenchon, dont je rappelais souvent l’incroyable dynamique de 2017, à partir de l’émission de TFI du 4 mars.

Je suis un peu gêné, car il me semble que vos citations et périphrases ne poursuivent pas l’objectif de cette commission d’enquête. Je me suis beaucoup exprimé dans divers médias, en essayant d’être le plus clair et le plus pédagogique possible.

Nous fêtons demain l’anniversaire de la victoire de 1945, dans laquelle l’URSS a joué un rôle prépondérant. Je serais gêné que la campagne 2027 se tienne sous l’égide d’un comité des écrivains qui déciderait : « vous avez eu raison de dire ça, vous avez tort de dire ça. » 

Le débat existe, je suis d’ailleurs souvent malmené sur les réseaux sociaux pour des propos que j’ai tenus. Je les assume complètement. Lorsque je dis que LFI est un tigre de papier électoral, cela est lié à des défaites électorales cinglantes en Isère –circonscription tenue par la gauche – ou à Villeneuve‑Saint‑Georges – ville dont le maire de droite était complètement discrédité et où la droite a pourtant gagné.

Lorsque j’évoque une répulsion ou une popularité insuffisante, je me fonde sur des chiffres Ifop‑Fiducial pour Paris Match/Sud Radio. La délégitimation de mes propos ne doit pas être l’objet de la commission d’enquête. Dans un débat politique, un sondeur peut expliquer qu’un sondage publié est bon pour X ou Y et présenter les enseignements à en tirer : le sondage est un objet public.

En revanche, vous ne pouvez pas laisser entendre que tous les propos de l’Ifop –  dont les miens – visaient en 2022 la délégitimation du candidat Jean‑Luc Mélenchon. Le travail serait un peu long, mais je pourrais retrouver tous mes propos quotidiens tenus sur LCI. Avec des journalistes chevronnées comme Arlette Chabot, Valérie Nataf ou Elizabeth Martichoux, nous avons été d’une grande prudence pour ne pas aller dans un sens ou un autre.

Je suis en revanche d’accord avec vous concernant l’abstention. Il s’agit en effet d’un phénomène extrêmement difficile à mesurer, car dire qu’on ne va voter à aucune élection n’est pas désirable – même si cela se dit maintenant davantage.

Même dans de très bonnes élections pour les instituts de sondage, l’abstention n’avait pas été bien relevée, car nous nous focalisons sur les rapports de force électoraux. Nous travaillons beaucoup sur l’abstention – personnellement dans le cas de François Kraus –, afin de comprendre les différentiels de mobilisation. À ce titre, les régionales de 2021 ont donné de mauvais résultats, en raison d’un différentiel d’abstention par rapport au RN – sauf en Corse et en Île‑de‑France, où ses scores sont faibles.

M. Francois Kraus. Nous sommes d’accord sur le fait que l’électorat insoumis est compliqué à mesurer correctement. Il comporte effectivement une très forte proportion de jeunes – des primo‑votants ou des personnes qui n’ont pas un vote régulier, systématique selon le qualificatif de l’Insee. Or les matrices de report par rapport au vote précédent sont la variable déterminante pour calculer les intentions de vote.

Nous faisons donc attention à ne pas nous fonder uniquement sur ces matrices de report et nous prenons aussi en compte les données liées à l’ensemble de l’échantillon, y compris, donc, ces personnes qui n’ont pas voté lors du dernier scrutin.

La faiblesse des effectifs rend difficile l’interprétation. Le vote Mélenchon est concentré notamment dans les grandes villes et les quartiers populaires à forte concentration de populations d’origine immigrée. Ces variables à la fois culturelles et sociales expliquent de faibles taux de participation et nous conduisent à partir du principe que, dans ces zones, les gens votent peu ou pas.

Un sursaut a parfois lieu, comme en 2022 dans certains quartiers, ou dans les années 2000 lors de la mobilisation contre Nicolas Sarkozy. Les réflexes de mobilisation dans ces fiefs historiques de la France insoumise sont compliqués à intégrer dans un échantillon de seulement mille personnes, où les répondants de quartiers populaires sont au maximum quarante ou cinquante. Nous veillons donc à les prendre en compte, afin que leur vote ne soit pas sous‑estimé comme dans les échantillons aléatoires.

Concentration du vote Mélenchon dans les banlieues populaires et dans les villes‑centres des grandes métropoles, chez des jeunes au comportement électoral assez erratique, à la participation et à la fidélité politique très incertaines : ces variables géographiques et générationnelles expliquent la volatilité du vote Mélenchon et la difficulté de l’évaluer.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Votre réponse confirme plutôt mes thèses : une partie de l’électorat qui, pour des raisons sociologiques, répond moins aux enquêtes d’opinion, s’y trouve peu représentée. Il est donc plus difficile de la faire apparaître dans les résultats.

 Je souhaite vous interroger sur des cas pratiques, à partir de données fournies par la Commission des sondages. Le premier cas concerne un rolling Ifop pour les 22 et 23 février 2022, pour lequel nous disposons des résultats bruts et des redressements – par rapport aux données sociodémographiques, au souvenir de vote aux élections présidentielles et à la sûreté du vote.

Les redressements intervertissent les résultats bruts : dans le sondage du 22 février, ces derniers donnent Marine Le Pen à 15,5 points, Éric Zemmour à 13,4, Jean‑Luc Mélenchon à 12,5 et Valérie Pécresse à 11,1, dans un mouchoir de poche. Dans les résultats redressés par le vote à l’élection présidentielle de 2017 s’ajoute un filtre, la sûreté du vote, qui conduit à placer Jean‑Luc Mélenchon trois points derrière Valérie Pécresse, alors que le résultat brut le donnait au‑dessus.

 Voilà déjà un élément qui pousse à s’interroger. Je comprends la logique des redressements ou de la sûreté du choix, même si je pense que ce dernier critère est structurellement défavorable à Jean-Luc Mélenchon.

Le sondage du lendemain pose davantage question : quel que soit le redressement, le score de Jean‑Luc Mélenchon ne connait presque aucune variation. Le redressement sociodémographique, qui modifie peu le résultat brut, le fait même légèrement baisser, alors même que ce type de redressement est habituellement plutôt favorable à ce candidat. Aucune variation non plus après le redressement concernant le vote aux élections présidentielles précédentes.

Peut‑être votre échantillon était‑il presque parfait ce jour‑là. Le résultat publié, après redressement, est quasiment identique au résultat brut. À seulement un jour d’intervalle, comment expliquez‑vous une telle différence entre les deux redressements ?

Mme la présidente Eléonore Caroit. Je précise que cette commission d’enquête n’a pas pour vocation d’expliquer la défaite de Jean‑Luc Mélenchon en 2022, qu’il s’agit d’une commission d’enquête générale sur les élections et que, dans le même sondage, le score d’Emmanuel Macron est passé de 27,5 en résultat brut à 25 % après redressement le 22 février, et de 28,1 à 25 % le lendemain, soit un redressement encore plus défavorable que celui de Jean‑Luc Mélenchon. Quant à Philippe Poutou, son score passe, après redressement, de 1,8 à 0,5 % des intentions de vote.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Mon propos permet de préciser l’une de mes questions ultérieures. Il existe une différence importante entre l’échantillon d’Emmanuel Macron et celui de Jean‑Luc Mélenchon. Dans l’échantillon initial, le premier est surreprésenté et le second sous‑représenté : cela peut expliquer un redressement à la baisse pour le premier et devrait expliquer un redressement à la hausse pour le second.

Je vous laisse d’abord répondre au sujet de la différence entre les deux sondages : dans le second, les redressements ne changent pratiquement rien au score de Jean‑Luc Mélenchon, contrairement à ceux d’autres candidats, comme Emmanuel Macron, Valérie Pécresse, Éric Zemmour ou Marine Le Pen.

M. Frédéric Dabi. Les chiffres que vous évoquez sont extraits du rolling Ifop‑Fiducial pour LCI, Le Figaro et Sud Radio – la loi oblige à préciser qui sont les commanditaires.

Il convient de déconstruire un mythe, celui de résultats bruts fondamentalement différents des résultats redressés. Comme je l’ai dit le 26 mars, les souvenirs de vote sont nettement meilleurs que par le passé, notamment la période des enquêtes téléphoniques. Les écarts représentent 2,5 points pour Emmanuel Macron – de 27,5 à 25 –, 2,5 de plus pour Éric Zemmour… : ce sont des progressions et des baisses marginales.

Sur le rolling Ifop‑Fiducial du 22 février, la reconstitution du vote pour Jean‑Luc Mélenchon en 2017 lui est favorable – entre un brut à 17 et un résultat redressé à 19,6. Elle l’est un peu moins le lendemain, mais reste satisfaisante. Sans vouloir vous vexer, peut‑être cette commission a‑t‑elle un biais, celui de tout focaliser sur les votes antérieurs, c’est‑à‑dire sur le redressement politique.

Un échantillon nécessite aussi un redressement sociodémographique, qui fait baisser le score de Jean‑Luc Mélenchon ; il aurait peut‑être augmenté si nous avions pris seulement le vote présidentiel. Dans son électorat, beaucoup de personnes n’ont pas été concernées par la pondération du vote présidentiel. Nous ne redressons pas les résultats des candidats un par un, mais un échantillon d’une somme d’individus.

Nous pouvons vous préparer une analyse écrite prenant en compte non seulement les redressements politiques, mais également les redressements sociodémographiques. Imaginons un candidat qui cartonnerait dans les zones rurales, un Poujade des campagnes :  une enquête Ifop ou autre qui évaluerait mal le poids des communes rurales pourrait le placer à 12,5 au lieu de 25 % des intentions de vote. Un redressement ne prenant en compte que les votes antérieurs n’aurait pas été adapté.

Dans le sondage du 22 février, le score de Jean‑Luc Mélenchon n’est inférieur que de 2,5 points au résultat de 2017 ; c’est l’un des meilleurs de la phase du rolling. En outre, les scores de tous les candidats ne font pas seulement l’objet d’une pondération politique. Beaucoup de personnes refusent d’ailleurs d’indiquer leur vote antérieur, ici 27,5 % des personnes interrogées. Peut‑être n’étaient‑elles pas majeures en 2017, peut‑être n’ont‑elles pas voté, peut‑être ne voulaient‑elles pas répondre.

Un échantillon est donc un redressement global, sociodémographique et politique. Si l’on met la focale sur cet aspect seulement, on ne fait pas erreur, mais on ne voit qu’une partie de l’enquête.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je souhaite comparer les échantillons politiques bruts et redressés politiquement, pour comprendre le fonctionnement de ces redressements. Certes, ce sont des redressements individuels. Mais comme nous n’avons pas accès aux données individuelles, je ne peux me baser que sur les données agrégées. Dans le sondage du 22 février, le score de Jean‑Luc Mélenchon est à 16,8 %, vous le remontez à 19,6 %.

M. Frédéric Dabi. On ne le remonte pas, on lui affecte son score du 23 avril 2017.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Tout à fait. Dans la partie « Redressements Présidentielle 2017 (1er tour) », vous remontez ce résultat avec le score du 23 avril 2017 : le redressement politique est visible, grâce à un sous‑échantillon Mélenchon.

En revanche, dans le sondage du 23 février, Jean‑Luc Mélenchon est crédité de 11,7 % en résultat brut et 11,5 % après le redressement fondé sur le vote présidentiel, soit 0,2 point de moins. L’échantillon brut est pourtant moins bon que celui de la veille. Il est difficile de comprendre comment vous arrivez à une telle différence.

M. Francois Kraus. Le problème concerne les libellés de votre tableau : la catégorie « Résultats bruts » concerne les données brutes ; celle « Redressements sociodémographiques » prend en compte le sexe, l’âge, la CSP, la région, la géographie et le niveau de diplôme ; celle « Redressements Présidentielle 2017 (1er tour) » reprend ces critères et y ajoute les résultats à la dernière élection présidentielle, qui ne représentent donc qu’un seul des six jeux de redressement ; celle « Redressements Régionales 2021 (1er tour) » ajoute à ces critères le dernier scrutin de référence. L’impact des résultats de la présidentielle joue donc un rôle, mais n’est pas central.

Vous affirmez que la catégorie « Électeurs tout à fait certains d’aller voter » est défavorable à Jean‑Luc Mélenchon. Sa base électorale est formée de jeunes et de populations de quartiers populaires, catégories les plus abstentionnistes. Parmi elles, beaucoup répondent qu’ils ne sont pas sûrs d’aller voter, là où les électeurs de Valérie Pécresse, des personnes âgées, aisées et plutôt diplômées, répondent qu’ils en sont sûrs.

Lorsque nous filtrons les résultats avec le seul critère de la sûreté du vote, nous obtenons donc ce « cassage » du redressement global. Nous sommes cependant obligés d’appliquer à l’ensemble des inscrits ces variables sociodémographiques ou politiques.

M. Frédéric Dabi. Nous avons appliqué la même méthode en 2012, lorsque nous avons surestimé d’un point et demi le vote pour Jean‑Luc Mélenchon et en 2017, lorsque nous avons donné les résultats au point près.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je comprends vos explications sur les redressements sociodémographiques, que j’ai pu observer dans de nombreux sondages de l’Ifop. J’insiste cependant sur celui‑ci, car il est très spécifique.

Dans l’intégralité de vos sondages à l’exception de celui‑ci, la colonne « Redressements Présidentielle 2017 (1er tour) » comporte logiquement, pour Jean‑Luc Mélenchon, un score supérieur au résultat brut : votre sous‑échantillon Mélenchon est plus faible que d’habitude et vous opérez donc un redressement politique.

Or dans ce sondage, non seulement le score ne s’en trouve pas augmenté, mais il est même inférieur au résultat brut – dans un sous‑échantillon Mélenchon par ailleurs encore moins bon que d’autres. Je ne comprends pas ce résultat.

 M. Frédéric Dabi. « Redressements Présidentielle 2017 (1er tour) » comprend six variables, auxquelles s’ajoute celle du résultat à la présidentielle.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai bien compris.

M. Frédéric Dabi. Si le hasard des corrections dans tous les autres domaines – sexe, CSP, géographie – est contradictoire avec l’effet de cette septième variable, l’impact de ce dernier redressement fondé sur le vote présidentiel est faible ou mineur. Le hasard fait parfois que le redressement n’a pas d’effet, car les autres jeux de redressement vont dans l’autre sens.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il est littéralement impossible que des jeux de variables puissent s’annuler ainsi dans ce cas précis : si le redressement sociodémographique transforme le résultat brut de 11,7 en 11,5, un redressement fondé sur le vote présidentiel avec un très faible sous‑échantillon devrait nécessairement produire un effet. Or il n’en produit aucun ici : le résultat après redressement est toujours de 11,5.

Vous avez évoqué la possibilité de m’envoyer des données complémentaires. Il ne s’agit pas spécialement de Jean‑Luc Mélenchon, puisque j’ai d’autres questions sur les résultats de Valérie Pécresse : les résultats de ce sondage me semblent particulièrement étranges.

M. Frédéric Dabi. Nous regarderons cela et reviendrons vers la commission. Il ne s’agit pas d’un redressement uniquement politique, mais global.

D’après mon expérience, le redressement politique joue beaucoup lorsque l’on a des distorsions de dingue. Par exemple, dans les nombreuses enquêtes que nous effectuons en ce moment dans la perspective des élections municipales, existe souvent un sur-souvenir de vote pour le maire sortant, à part quand il est complètement discrédité.

Nous avons publié le sondage relatif à Bordeaux, commandé par Renaissance, Annecy et d’autres villes : le redressement joue. Ainsi, quand le maire obtient 37 % des votes au premier tour le 15 mars 2020 et qu’il est maintenant crédité de 52 % des intentions de vote dans le sondage, le redressement va sans doute conduire à baisser son score.

J’entends vos propos sur la sous‑estimation du vote Mélenchon et je redonne mes exemples de 2012 et 2017 : les souvenirs de vote à cette élection sont bons dans l’ensemble. Quand bien même il y aurait entre 3 et 5 points d’écart, ils sont largement compensés par des redressements sur la partie sociodémographique.

Nous ne sommes plus à l’époque des sondages téléphoniques, lorsqu’un Jean‑Marie Le Pen passait de 3,5 points en résultat brut à 12 à l’élection. Ce temps est révolu.

M. Francois Kraus. Dans le sondage du 23 février, le redressement politique n’a pas d’impact sur le résultat de Jean‑Luc Mélenchon, ce qui est effectivement surprenant, mais il a un impact important sur ceux de Valérie Pécresse, Emmanuel Macron ou Marine Le Pen. Le hasard fait parfois que ce redressement n’affecte pas certaines forces et en affecte d’autres.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Voilà précisément pourquoi je pose la question. Pour la reconstitution du premier tour de l’élection présidentielle de 2017, les sous‑échantillons de François Fillon et de Jean‑Luc Mélenchon sont proches et les redressements sont différents, en particulier dans votre sondage du 23 février : l’écart est de cinq points.

Je ne vous reproche pas la difficulté des instituts de sondage à obtenir certains sous‑échantillons, puisqu’il s’agit précisément d’une spécificité de notre électorat. Ma question centrale concerne ce qui va ensuite être débattu dans le débat public, à partir de sondages qui pourraient donner une impression un peu faussée de la réalité.

Nous allons avancer sur d’autres sujets, mais je serais intéressé par des explications complémentaires si vous en avez. Mon but n’est pas de vous clouer au pilori, mais de faire des recommandations, afin de permettre à la Commission des sondages d’analyser ceux‑ci en profondeur et de déceler éventuellement des erreurs ou des problèmes. Il me semble très important que la démocratie française se protège contre les menaces d’ingérences qui pèsent sur les scrutins, qu’elles soient étrangères ou économiques – comme nous l’avons dit au début de cette audition.

Nous avons évoqué rapidement la différence de sous‑échantillons pour montrer la sous‑représentation chronique du vote Mélenchon, liée à une difficulté à le capter comme à une sous‑déclaration.

M. Frédéric Dabi. Si je puis me permettre, l’addition que vous faites sur le tableau projeté n’a aucun sens : 30,4 points de redressement ! Il faut être sérieux.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je souhaitais justement montrer que les redressements peuvent jouer si on les additionne. 30 points de redressement sur un sondage : nous avons évidemment pris le pire.

Je souhaitais plutôt vous interroger sur un graphique établi à partir de l’ensemble des redressements effectués sur quatre candidats, Jean‑Luc Mélenchon, Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Valérie Pécresse.

Pour un même sous‑échantillon, avec la même sous‑représentation d’un électorat, combien appliquez‑vous de redressements aux candidats ? Nous avions déjà posé la question à Ipsos, mais nous trouvions qu’il manquait une représentation permettant une comparaison entre les différents candidats.

Les traits continus représentent les échantillons – le sous‑échantillonnage se lit en abscisse : l’on constate la sous‑représentation de Valérie Pécresse et Jean-Luc Mélenchon dans vos échantillons, ainsi que la surreprésentation d’Emmanuel Macron.

M. Frédéric Dabi. Je ne vous suis pas bien. S’agit‑il de l’intention de vote ou du vote antérieur ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il s’agit du vote antérieur rapporté au redressement effectué à partir des intentions de vote.

M. Frédéric Dabi. 2017 pour obtenir des chiffres en 2022 ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. En abscisse, les chiffres de 2017 représentent la mémoire du vote. En ordonnée est figuré le redressement que vous effectuez.

Nous relevons plusieurs points : pour deux candidates, vous opérez un redressement à peu près équivalent – un même niveau de redressement pour un niveau de sous‑échantillonnage proche. Cela semble correct : si vous aviez des échantillons parfaits sur le plan politique, il n’y aurait presque pas de redressement.

Ensuite, vous avez tendance à surredresser d’un point Emmanuel Macron et à sous‑redresser Jean-Luc Mélenchon, ce qui est problématique sur des données agrégées. Alors même que vos échantillons sont plus faibles pour Jean‑Luc Mélenchon et Valérie Pécresse, vos redressements concernant le premier vont conduire à lui retirer des points.

Cela me semble incompréhensible : si vous avez des sous‑échantillons politiques, la logique de redressement politique consisterait plutôt à rajouter des points, ce qui n’est pas le cas. Comment expliquez‑vous cela ?

M. Frédéric Dabi. Je ne comprends pas très bien voire pas du tout votre démonstration – peut‑être parce que nous sommes en fin de journée.

Je répète qu’un institut de sondage n’est pas un professeur qui donne ou enlève des points. À partir de résultats bruts faux ou erronés, il applique des redressements qui ne sont pas seulement politiques. Tout le monde est concerné par le redressement hommes‑femmes. Une partie n’est pas concernée par le redressement politique – le redressement fondé sur le vote présidentiel.

Se focaliser sur le redressement politique ne permet de voir qu’une partie de la réalité et hypertrophie le redressement politique, comme dans les années 1990 ou 2000. Il est aujourd’hui moins important, voire marginal, puisqu’il s’agit d’un redressement mathématique. Il aurait sinon des effets beaucoup plus spectaculaires.

M. Francois Kraus. Comme il s’agit d’une agrégation de données et que nous ne savons pas comment ce graphique a été constitué, il est compliqué d’expliquer ces résultats. En l’état, ce graphique est trop synthétique pour que nous puissions répondre avec précision à vos questions.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous avons constitué les données à partir de l’intégralité des sous‑échantillons politiques et des redressements qui y étaient appliqués. Ces résultats ont été agrégés afin de déterminer une tendance générale de redressement par rapport à la sous‑représentation politique.

Nous avons procédé ainsi pour l’ensemble des candidats. Si l’on représente ces résultats sur un seul graphique pour les quatre candidats évoqués – en retirant les points pour davantage de lisibilité –, nous observons un redressement à peu près équivalent pour les scores des deux candidates, ce qui n’est pas le cas pour Emmanuel Macron, dont le score est davantage redressé, et Jean‑Luc Mélenchon, dont le score est redressé à la baisse.

Sur un autre graphique, nous avons comparé Valérie Pécresse et Jean‑Luc Mélenchon, pour évaluer le taux de compensation, c’est‑à‑dire le niveau de compensation des résultats dans les cas d’une sous‑représentation politique dans l’échantillon.

Le niveau 100 signifie que pour cinq points de sous‑représentation, vous compensez en ajoutant cinq points. Les écarts sont parfois très importants entre Valérie Pécresse, dont le score ne donne lieu qu’une seule fois à une compensation réelle, et Jean‑Luc Mélenchon. Voilà qui pousse à s’interroger.

M. Frédéric Dabi. Je comprends un peu mieux votre démonstration, mais sa faiblesse majeure est de se focaliser uniquement sur les votes antérieurs : s’ils sont certes importants, ils ne sont plus l’alpha et l’oméga pour passer d’un résultat brut faible à un résultat redressé fort.

Je répète qu’on ne redresse pas Valérie Pécresse ou Jean‑Luc Mélenchon, mais un échantillon dans lequel des personnes avec des caractéristiques sociodémographiques et politiques ont exprimé une intention de vote.

Je trouve que l’on fait fausse route. Vous n’avez pas réagi à mes propos antérieurs : avec des méthodes proches – même si le niveau de diplôme n’était pas intégré de la même façon en 2012 – et un travail presque identique, nous avons surestimé le score de Jean‑Luc Mélenchon en 2012, donné au demi‑point près en 2017 et sous‑estimé en 2022.

Une explication politique de cette sous‑estimation me semble plus adaptée. L’effet du vote utile a fortement joué. Nous avons tous vu dans notre entourage des gens que nous n’imaginions pas choisir un bulletin de vote Mélenchon le faire. Nombre de Français se sont décidés le dernier jour. Dans une vidéo peu avant le premier tour, Valérie Pécresse a rapidement fait comprendre qu’elle avait perdu l’élection.

En vous focalisant sur la technique des sondages, vous faites fausse route. Nous aurions dans ce cas sous‑estimé le score de Jean‑Luc Mélenchon en 2017 en nous fondant sur le vote de 2012 et l’aurions surestimé en 2022 en nous fondant sur le vote de 2017. La surestimation de 2012, le score sans erreur de 2017 et la sous‑estimation de 3,5 et 4 points en 2022 ne s’expliquent pas ainsi.

M. Francois Kraus. Le vote Pécresse est redressé à partir d’un vote Fillon honteux, sous‑représenté, car les gens en ont honte. Il est donc normal que l’on exagère le redressement, car cet électorat de référence, commun à Nicolas Dupont-Aignan, est mal reconstitué.

À l’inverse, les effets d’âge et de profils socioculturels et géographiques spécifiques au vote pour Jean‑Luc Mélenchon nous invitent plutôt à un redressement à la baisse lorsque nous prenons en compte les électeurs certains d’aller voter. Les résultats de Valérie Pécresse sont au contraire boostés par les profils générationnels ou sociologiques de son électorat, des gens auxquels nous pouvons faire confiance quand ils affirment qu’ils votent.

Ces facteurs expliquent que le vote antérieur, bien que central, ne soit pas le seul élément de redressement et qu’un certain électorat obtienne une sorte de prime, comme vous avez essayé de le montrer.

Notre objectif est de donner les données les plus fiables possibles, puisque notre crédibilité est en jeu. Cela ne nous amuse pas d’avoir des résultats déséquilibrés pour un candidat ou l’autre. Nous sommes évalués de façon globale, pas sur une force politique.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous dites que la reconstitution du vote Fillon était plus difficile, car il était perçu comme un vote honteux. Dans ses propos publics de février 2022, l’Ifop affirmait la même chose au sujet de Jean‑Luc Mélenchon.

La semaine dernière, les membres de l’Ipsos que nous avons auditionnés ont affirmé que le sous‑redressement de Jean‑Luc Mélenchon à la fin de la campagne présidentielle pouvait s’expliquer par un taux de report plus faible pour ce candidat parmi ses électeurs de 2017. Je ne pouvais plus vérifier cette hypothèse avec eux, je souhaitais donc la vérifier auprès de vous.

Le taux de report de Jean‑Luc Mélenchon, représenté par les pointillés, augmente de façon importante en fin de campagne présidentielle, jusqu’à dépasser les 60 % de ses électeurs de 2017. Celui de Valérie Pécresse diminue beaucoup, jusqu’à moins de 40 % des électeurs de François Fillon en 2017.

Pourtant, le redressement correspondant à la sous‑représentation, que nous avions appelé le taux de rééquilibrage, n’apporte presque aucune variation. L’on s’étonne qu’un redressement ne permette pas de prendre en compte, d’une manière ou d’une autre, ce taux de report.

M. Frédéric Dabi. Vos observations confirment nos précédents propos : tout ne s’explique pas par le vote Mélenchon antérieur. Si Jean‑Luc Mélenchon avait obtenu en 2022 les votes de 65 % de ses électeurs de 2017, cela aurait représenté 13,13 % des voix, c’est‑à‑dire 65 % de 19,6. Or il en a obtenu 21,5 %, et même 22 % pour la France entière.

L’électorat de François Fillon se reportait aussi sur Emmanuel Macron, Marine Le Pen ou Éric Zemmour. Dans certains rollings Ifop, Valérie Pécresse n’en obtenait parfois qu’un tiers. Or 40 % de l’électorat Fillon lui aurait permis d’obtenir 8 points. Cela n’explique donc pas tout, puisqu’elle en a obtenu encore moins et Jean‑Luc Mélenchon encore plus.

La dynamique de celui‑ci se voit dans cette capacité à garder son électorat de 2017, quand le vote Pécresse parmi l’électorat de François Fillon en 2017 s’effondre. Elle s’appuie aussi sur d’autres facteurs, comme le vote de la jeunesse : les 18‑24 ans ont voté à 35 ou 36 % pour ce candidat.

J’ai travaillé sur les primo‑votants dans le cadre d’un livre. Contrairement à une idée reçue, ils votent pour la présidentielle parfois autant ou plus que l’ensemble des Français : en 1981, ils ont voté pour Georges Marchais au premier tour et François Mitterrand au second ; en 1995, ils votent beaucoup ; en 2007, ils votent beaucoup pour Nicolas Sarkozy et encore davantage pour Ségolène Royal. Or par définition, ces primo‑votants qui ont permis à Jean‑Luc Mélenchon d’obtenir son score n’étaient par définition pas contenus dans son électorat antérieur, de même que les Français de confession musulmane, qui ont aussi sans doute moins voté en 2017 qu’en 2022.

J’ai peut-être été un peu abrupt mais le vote antérieur est une partie importante, mais pas centrale. Elle compte même de moins en moins, compte tenu de la qualité des restitutions de vote.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Entrer dans la technique et le détail nous a permis de mieux comprendre certains éléments : si je comprends bien, la difficulté à percevoir des variations de participation en faveur de tel ou tel candidat et les mouvements dans des électorats plus difficiles à capter ou à reconstituer – la jeunesse et les quartiers populaires, les deux catégories que vous avez mentionnées. Ainsi, des variations de participation parmi la jeunesse ou dans les quartiers populaires peuvent avoir un effet qui ne serait pas perçu par les sondages.

M. Frédéric Dabi. En effet, les jeunes peuvent, comme je l’ai dit, voter massivement. L’élection de 2022 est un contre‑exemple, puisque 40 ou 41 % des primo‑votants ne sont pas allés voter. Ceux qui l’ont fait ont souvent choisi Jean‑Luc Mélenchon, un peu moins Marine Le Pen. La présidentielle reste le scrutin pour lequel les électeurs se déplacent le plus.

Les sondages ont d’ailleurs été très bons au premier tour des élections législatives du 30 juin parce que la participation a été massive, comme aux législatives de 1997 et contrairement aux régionales de 2021.

Nous avons essayé d’être prudents, car un seul facteur n’explique pas tout. L’abstention accroit la difficulté des sondages concernant les scrutins où elle est forte, par exemple les régionales. Si elle est moins forte pour une présidentielle, elle peut avoir un effet.

Lorsque nous commentons nos enquêtes deux, trois ou six mois, voire un an avant la présidentielle, nous disons urbi et orbi, y compris dans nos rapports, qu’il ne s’agit pas d’une prédiction des résultats du jour du vote, mais d’une indication qui permet de comprendre la période que l’on vit.

L’enquête menée pour Hexagone ne donne en rien le résultat des élections. Une enquête équivalente menée en mai 2015 n’aurait peut‑être pas testé le futur candidat Emmanuel Macron, ce qui doit nous inciter à être modestes.

Des contre‑exemples existent : les sondages de 1986‑1987 donnaient précisément les résultats de 1988. En revanche, en 2006 et 2007, pas une enquête ne donnait Nicolas Sarkozy perdant. Nous ne savons pas ce qui se passera. Il faut donc être prudents et toujours recontextualiser l’enquête d’intention de vote, qui n’est pas l’alpha et l’oméga de nos enquêtes. Il y a en effet des enquêtes parallèles.

Une autre partie de l’enquête Hexagone, sur les enjeux et les valeurs, va d’ailleurs être publiée prochainement et permet d’éclairer le vote.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Cette enquête sur les valeurs et sur les enjeux soulève une nouvelle question, pour laquelle je m’appuierai sur les propos que vous avez tenus le 2 janvier sur Sud Radio. Ils avaient d’ailleurs fait réagir et suscité entre nous un échange assez houleux sur Twitter.

M. Frédéric Dabi. Votre mauvaise foi dans l’interprétation de mes propos était extraordinaire.

M. Antoine Léaument, rapporteur. En réponse à ma question sur la démission d’Emmanuel Macron, vous aviez dit : « Ce n’est pas un institut de sondage qui pourrait être exploité dans le champ politique ».

Je pense que les sondages peuvent être exploités dans le champ politique et le soupçon pèse désormais sur eux, puisque certains acteurs veulent mettre en place des baromètres.

Hier, Périclès nous a dit envisager de mettre en place un baromètre « Islam et sécurité ». Je leur ai demandé s’ils faisaient un lien entre islam et insécurité et leur non‑réponse était assez brutale. Le reste de leurs réponses laissait penser qu’ils faisaient effectivement un tel lien, ce qui est problématique étant donné qu’aucune enquête ne le vérifie.

 Mme la présidente Eléonore Caroit. Quelle est votre question ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est précisément la question ! N’avez‑vous pas peur que les instituts de sondage soient utilisés dans les élections à venir comme des facteurs d’influence sur les sujets débattus lors des campagnes pour les élections présidentielles et législatives ?

M. Frédéric Dabi. Il est très difficile de répondre à cette question complexe sur l’influence des sondages. Toute enquête publiée fait l’objet d’une exploitation. Lors de la matinale du 2 janvier sur Sud Radio, que vous avez évoquée, j’ai surtout dit que je ne posais pas la question de la démission d’Emmanuel Macron parce que les Français ne se la posaient pas – en citant Pierre Bourdieu sur les artefacts.

Cependant, nous redoublons de vigilance sur la question de l’influence des sondages, nous essayons d’être le plus sérieux possible et nous refusons de travailler avec un commanditaire qui chercherait à manipuler l’opinion publique. Nous faisons chaque jour ce travail empirique avec François Kraus, Fabienne Gomant ou Jérôme Fourquet.

Mais je ne suis pas naïf : tout sondage publié peut faire l’objet d’une exploitation. Ce mot d’ailleurs n’est pas honteux : en 2017, lorsque Jean‑Luc Mélenchon, crédité de 10 ou 11 points, a fait une percée incroyable à partir du grand débat de TF1, de celui de France 2 et du meeting de Marseille, les insoumis ont utilisé ce sondage – y compris peut‑être dans des tweets : c’était complètement leur droit.

L’Ifop ne fera pas comme Ponce Pilate en s’en lavant les mains, car nous sommes une équipe de citoyens responsables, avec des points de vue divers. Nous savons cependant que le phénomène peut être extrêmement puissant. Le cœur de notre travail consiste à faire des enquêtes sérieuses sur le plan de la méthodologie, avec des questions claires, compréhensibles, et surtout que les Français se posent. Le lien entre islam et insécurité peut être évoqué dans des enquêtes qualitatives, mais ni de cette façon ni avec ces mots-là.

Mme la présidente Eléonore Caroit. Le rapporteur a encore beaucoup de questions, mais nous avons une autre audition. Nous vous remercions donc de vous être présentés une deuxième fois devant cette commission. Une fois de plus, vous vous êtes engagés à apporter des réponses à certaines questions.

Je vous remercie aussi d’avoir répondu à des questions très techniques, de vous être prêtés à l’exercice, d’avoir réagi à des démonstrations, des argumentations voire des plaidoiries de la part de M. le rapporteur : cela fait également partie de l’exercice. Il est important que cette commission d’enquête puisse être éclairée sur les différentes pratiques et faire des recommandations. À ce titre, cette audition s’est révélée très satisfaisante.

M. Frédéric Dabi. Je vous remercie.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Yves Dormagen, président de Cluster17 (mercredi 7 mai 2025)

Mme Eléonore Caroit, présidente. Après la table ronde du 26 mars dernier, M. le rapporteur a souhaité revoir en audition individuelle les représentants de plusieurs instituts de sondage. C’est à ce titre que nous vous accueillons, monsieur Dormagen.

Avant de laisser la parole au rapporteur, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Yves Dormagen prête serment.)

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ne voyez pas d’acharnement dans cette troisième convocation. Aujourd’hui, je souhaite vous interroger sur Cluster17, nouveau venu dans le monde des sondages. Vous avez choisi d’adopter une méthode différente de celle de vos concurrents, en construisant dix-sept clusters. Comment en êtes-vous venu à cette idée ? Que tentez-vous de corriger, par rapport aux autres méthodes ? Qu’est-ce que votre méthode particulière peut apporter d’intéressant ou de différent ? En l’occurrence, vos sondages ont été, dans l’ensemble, plus proches du résultat final des élections que ceux de nombre de vos concurrents.

M. Jean-Yves Dormagen, président de Cluster17. Je suis ravi d’échanger une troisième fois avec vous. Nous avons d’abord parlé de participation électorale et de dispositifs démocratiques, sujets sur lesquels j’ai travaillé durant plus de vingt ans. Les sondages sont une autre de mes passions, et constituent désormais le cœur de mon activité.

Avant de répondre à vos questions, je voudrais lever une ambiguïté. La clustérisation intervient assez peu dans la constitution des sondages et dans la méthode d’échantillonnage et de production des résultats. On surestime parfois le caractère innovant de notre approche, de ce point de vue. Or nous sondons de manière assez classique, selon la méthode des quotas, qui consiste à vérifier que l’échantillon présente un profil proche – dans l’idéal, un profil identique, mais c’est rarement le cas – de la population que l’on cherche à reconstituer. Avec cette méthode, on cherche à vérifier qu’il y a la même proportion d’hommes et de femmes, d’employés et de cadres, d’habitants de petites villes et d’habitants de grandes villes, etc.

La clustérisation, pour sa part, revient à réunir des individus à partir de leur système de valeurs et de leurs attitudes profondes. Pour repérer ces valeurs et ces attitudes profondes, nous avons élaboré un test reposant sur trente mesures clivantes. Celles-ci visent à reconstituer du mieux possible les grands enjeux qui traversent la société concernant un panel de sujets aussi divers que les questions économiques, le rapport aux institutions ou encore les questions de migration ou de diversité culturelle. À partir de ces trente mesures clivantes, nous réunissons les individus qui ont répondu la même chose ou presque. Ce faisant, je crois que nous captons leur sensibilité, leurs valeurs profondes et, au-delà, ce que la psychologie sociale appelle les attitudes, qui font le lien entre la personnalité d’un individu et ses choix ou ses orientations. De fait, le cluster auquel vous appartenez est assez prédictif de vos préférences politiques et électorales et, plus globalement, de vos choix dans tous les sujets qui engagent des valeurs et des attitudes. Tout n’est pas politique, mais tout ou presque est affaire de valeurs – la manière dont on vit et dont on se comporte, y compris ses choix de consommation, même s’ils sont fortement contraints par le pouvoir d’achat. Et pour cause, engager des dépenses plus ou moins importantes dans différents domaines est un enjeu de valeur, et pas seulement une question de pouvoir d’achat.

Cette segmentation en clusters, même si nous ne nous en servons pas comme des quotas, peut participer à produire des sondages de qualité. Je précise que ces clusters sont au nombre de seize et non dix-sept, quand bien même nous avons appelé notre outil Cluster17. Cette segmentation permet d’effectuer une sorte de contrôle qualité de nos échantillons, car nous savons qu’il ne peut pas y avoir d’évolution importante d’une semaine à l’autre, ni même d’un mois à l’autre : les groupes progressistes ne deviendront pas conservateurs du jour au lendemain, les groupes conservateurs ne deviendront pas progressistes, les citoyens affichant une position identitaire ne deviendront pas multiculturalistes, etc. C’est un élément supplémentaire, dans notre chaîne de production, de contrôle qualité de nos échantillons.

Nous nous distinguons aussi par nos panélistes. À l’époque de la présidentielle, nous ne les rémunérions pas. C’est une manière de sonder un peu différente des autres. Je n’ai pas de position ferme sur le sujet. Ce n’est pas une question de doctrine. Dans certaines études, il est logique de rémunérer les sondés, car on leur demande beaucoup de temps, ou de répondre à des questions parfois ennuyeuses. Mais, quand on interroge les citoyens sur des enjeux de société et sur des questions politiques, l’expérience montre qu’il n’est pas besoin de les rémunérer pour qu’ils répondent. Ils restent, comme par le passé dans les enquêtes téléphoniques ou en face-à-face, assez volontiers disposés à donner leur opinion sur la manière dont la société évolue, sur les grandes réformes ou sur les questions électorales.

En somme, Cluster17 ne rémunère pas ses panélistes, mais je ne m’interdis pas, un jour, de le faire. Encore une fois, ça n’est pas une question de doctrine, mais à ce stade, nous n’avons pas besoin de le faire. Nous faisons davantage appel à des motivations extrinsèques, liées au fait que beaucoup de citoyens sont satisfaits de participer à la production de l’opinion publique.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Merci pour cette présentation. Je pensais, de façon erronée, que votre méthode de constitution des échantillons passait par les clusters.

Votre autre spécificité vient du fait que vous avez tendance à mieux reconstituer les échantillons politiques dans les élections. C’est en particulier le cas pour deux candidats pour lesquels on observe souvent des variations plutôt à la hausse – Marine Le Pen – ou à la baisse – Jean-Luc Mélenchon. Votre échantillon de base les représente politiquement de manière à peu près correcte. Nous avons fait le calcul de la moyenne de sous-représentation de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages parus en 2022 : vous étiez à – 1,4 point, ce qui est très bon par rapport aux autres instituts.

En revanche, une question se pose concernant l’équilibre de vos échantillons sur le plan sociodémographique.

En saisissant la commission des sondages, nous avons eu accès à différents échanges – parfois tendus – que vous avez eus avec cette dernière. À la lecture des documents, nous avons eu le sentiment que votre position particulière de nouvel entrant dans le monde des sondages posait à la commission des sondages de nombreuses questions, lesquelles se focalisaient sur l’échantillon sociodémographique et n’abordaient que très peu l’échantillon politique. Alors même que certains de vos concurrents avaient de mauvais échantillons politiques, ils n’étaient jamais interrogés sur le sujet. Quant à vous, alors que vous aviez de bons échantillons politiques, la commission n’a pas valorisé cette partie mais vous a posé de nombreuses questions sur le volet sociodémographique. Comment avez-vous vécu ces interrogations ? Les avez-vous trouvées légitimes ? Avez-vous eu le sentiment que la commission des sondages vous avait posé plus de questions qu’aux autres ?

M. Jean-Yves Dormagen. Vous me ramenez plus de trois ans en arrière, dans une période un peu compliquée, car nous avons senti une grande suspicion. J’ignore si cette analyse est la bonne, mais peut-être que le fait d’être un nouvel arrivant, constitué par un professeur d’université et avec des moyens modestes, y a contribué. Nous avons eu le sentiment d’une grande méfiance, laquelle n’était pas nécessairement fondée sur des éléments factuels et vérifiables. Les échanges étaient donc compliqués, puisqu’on nous affirmait qu’on ne nous faisait pas confiance au motif que nous n’avions pas un access panel. Après cette mise au point, nous avons eu le sentiment d’approcher une situation problématique, dans laquelle on imposerait une méthode unique de sonder – ce qui n’existe nulle part – et on disqualifierait ou décrédibiliserait toute méthode alternative. On voit bien le danger que cela représente : c’est un immense danger en matière d’innovation méthodologique et de progrès. On aurait pu figer les sondages à l’époque du face-à-face, et considérer qu’il n’était pas possible de recourir au téléphone pour sonder. On aurait aussi pu les figer à l’époque du téléphone, et interdire les sondages en ligne.

Les sondages en ligne peuvent être effectués de manière diverse. Aux États-Unis, ceux qui ont produit les meilleurs résultats lors des élections présidentielles de 2020 et de 2024 ont été effectués suivant la méthode du reverse sampling, avec du recrutement sur les réseaux sociaux. Dans ce pays, il existe encore de nombreuses manières de sonder, par téléphone, par tablette, par access panel ou par reverse sampling. En tant qu’universitaire et sondeur, j’y suis doublement favorable. Il est important de favoriser le pluralisme méthodologique et de comparer les méthodes. Comment savoir quelle est la meilleure si une seule méthode est autorisée et si toutes les autres sont disqualifiées ?

En tant qu’universitaire et en tant que sondeur, puisque j’avais monté Cluster17, j’ai été troublé par le fait qu’on puisse faire une mise au point dans laquelle on nous reprochait principalement une méthode et où il était explicitement indiqué que nous avions des moyens trop réduits – pourquoi ? – et que nous n’utilisions pas un panel. Certes, mais pourquoi pas ? On peut tout à fait sonder sans panel, avec du reverse sampling ou, comme nous le faisions, avec du recrutement en ligne à chaque sondage. Aujourd’hui, nous utilisons un panel. Mais, à l’époque, nous sondions en recrutant et en reconstituant des échantillons différents lors de chaque vague de sondage, par une invitation via adresse e-mail à répondre à nos sondages. Cela fonctionnait bien. Vous l’avez mentionné, nos sondages étaient cohérents, nous avons bien lu l’élection et les dynamiques. Nous étions l’un des rares instituts à montrer que le premier tour de l’élection présidentielle serait serré et que les écarts n’étaient pas considérables entre les candidats, en particulier entre la deuxième et le troisième. Cela montre que notre méthode permettait de bien lire l’élection et de donner aux électeurs de l’information assez fiable, dont nous n’avons pas à rougir.

Depuis, Cluster17 a été très bon aux élections européennes de 2024 et aux dernières élections législatives. Nous avions déjà été bons aux élections législatives de 2022. En Espagne, nous avons été les meilleurs, avec la même méthode. Nous avons été les seuls, ou quasiment, à anticiper le fait que les droites n’auraient pas de majorité en 2023, alors qu’elles étaient annoncées comme devant gagner de manière assez facile et large par la quasi-totalité des sondeurs. Nous avons établi, à l’unité près, le nombre d’élus du parti populaire espagnol. C’était la même chose, en Allemagne, lors des dernières élections législatives. Nous avons prouvé que nous savons sonder.

J’ai enseigné durant vingt ans les sondages à l’université et j’ai créé un master qui forme des sondeurs. Nombre de mes étudiants sont devenus sondeurs dans les instituts les plus importants et les plus reconnus. J’ai donc été troublé par cette discussion avec la commission des sondages. J’ai eu le sentiment qu’on ne me considérait pas capable d’estimer ce qu’est un sondage, ou la valeur de mes propres méthodes. J’ai surtout été étonné qu’on puisse nous reprocher de promouvoir une méthode alternative, qui donnait des résultats assez cohérents. Nos résultats n’avaient rien de fantaisiste – ou alors, qu’on m’explique en quoi ils étaient surprenants. Si nous étions arrivés avec des résultats étranges, avec des candidats présentant des écarts étranges et surprenants avec le reste de la production sondagière, j’aurais pu comprendre que notre méthode suscite une forme de perplexité. Mais ils n’étaient, au fond, pas si divergents que cela des autres, et plutôt divergents dans la bonne direction. C’est donc un souvenir particulier.

Il faut faire attention. Autant j’estime que l’existence d’une commission des sondages, qui vérifie qu’une production est un sondage sur la base d’une notice et qu’elle respecte les règles, peut se défendre et a une légitimité. Autant il faut faire attention à ne pas dériver vers une doctrine d’État en matière de sondages – ce qui n’est pas le sens de la loi de 1977. Il ne faut pas considérer qu’il existe une méthode officielle et que les autres doivent être discréditées a priori. Il faut encourager, au contraire, la recherche et l’innovation. Les sondages n’ont cessé de se modifier et d’évoluer, c’est une bonne chose. Le pluralisme des méthodes en est également une.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie de la manière dont vous présentez les choses, y compris de rappeler que vous êtes un universitaire. La question centrale, dans la science, est la possibilité de produire et de reproduire une expérience à partir de données identiques – la « falsifiabilité » ou la « réfutabilité » des données – et de tester des méthodes, en étant jugé par les pairs. C’est la première question que j’ai posée à l’Ifop, une fois évacuée celle du sondage Hexagone qui a fait couler beaucoup d’encre. Dans la pratique sondagière, une forme d’opacité existe concernant les données. Or je suis favorable à ce que ces données soient transparentes et vérifiables, notamment pour que les chercheurs puissent travailler à partir d’elles. En tant qu’universitaire et sondeur, quelle est votre approche ?

Il n’est pas possible de vérifier la façon dont travaillent les uns et les autres, pour identifier le caractère scientifique des démarches sondagières. Comment vous positionnez-vous en la matière ? Avez-vous le sentiment que les données envoyées à la commission des sondages, telles qu’exigées par la loi de 1977, suffisent pour évaluer le sérieux d’un sondage ?

Je partage votre avis : il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas différentes méthodes de sonder, si elles sont falsifiables ou réfutables par les données brutes. Encore faut-il que ces données soient accessibles.

M. Jean-Yves Dormagen. En tant qu’universitaire, ma culture est celle de la transparence et de la preuve. Un énoncé scientifique doit pouvoir être contrôlé, vérifié, réfuté et discuté. Tout ce qui va dans le sens de la transparence me semble souhaitable. J’irai même plus loin. Au risque de paraître iconoclaste, je pense qu’il faut désacraliser le sujet et avoir de la modestie. Les sondages sont une science empirique. Lorsqu’un médecin est sérieux, il est prudent dans son diagnostic, d’autant qu’il n’est pas toujours certain de la façon dont les choses évolueront. Il dira donc « vous avez probablement cela », ou « normalement, avec ce type de traitement, on devait obtenir ce type de résultat ». Il sait qu’il est dans une logique probabiliste, car il a affaire à des phénomènes multifactoriels et complexes. Chaque individu ne réagit pas de la même manière.

De la même façon, les sondages sont un art simple et complexe à la fois. Vous essayez de reconstituer des échantillons aussi représentatifs que possible – il existe plusieurs manières de l’imaginer et de le faire –, vous espérez que les individus répondent correctement aux questions que vous leur posez, mais vous savez que vos échantillons ne sont jamais complètement représentatifs ou parfaits. Ils ne peuvent pas l’être. C’est évident.

Si on y réfléchit un tant soit peu, on se rapproche de la représentativité. Ainsi que je vous l’ai dit, me semble-t-il, lors d’une précédente audition, je ne connais pas de meilleure méthode, aujourd’hui, pour connaître les opinions, les attentes et les intentions de vote des individus. Pour paraphraser une phrase célèbre, le sondage est la plus mauvaise des méthodes à l’exception de toutes les autres. Il n’est pas de meilleure manière de savoir quels sont les rapports de force politiques que d’essayer d’interroger un groupe représentatif de citoyens, de lui poser les questions de la manière la moins biaisée qui soit et d’interpréter le plus honnêtement possible les résultats obtenus. Mais on sait qu’il existe une marge d’erreur. La loi impose d’ailleurs de le dire. On pourrait en discuter, car on ne sait pas sur quoi est fondée cette table, mais c’est un autre débat scientifique.

Il est important de dire qu’il existe une marge d’erreur, et de se montrer prudent et modeste. Pour autant, les résultats ne sont pas souvent présentés de cette manière et il existe parfois une tendance à la pensée magique, qui n’est une bonne chose ni pour les sondages ni pour les sondeurs. Les sondeurs n’ont pas grand-chose à cacher. Je pense, en tout cas, qu’ils ne devraient pas avoir grand-chose à cacher. Chez Cluster17, nous n’avons rien à cacher, et je pense que la quasi-totalité de mes collègues non plus.

Vous m’avez posé une question précise sur les notices de la commission des sondages. Elles sont assez détaillées. Dans les notices qu’on publie, on donne nos résultats bruts et l’on explique quelle était la structure de l’échantillon avant et après redressement. Dans notre cas particulier, nous publions nos résultats avec la décimale, ce qui n’est pas la tradition française – on pourrait d’ailleurs s’interroger sur ce point. Nous le faisons, non pas parce que la décimale est précise, car je n’ai pas l’ambition de prévoir des phénomènes à 0,2 ou 0,3 point près sur un échantillon de 1 000 ou 1 500 personnes. Ce serait même, statistiquement, assez naïf. Mais l’avantage de publier des chiffres avec la décimale est de montrer comment ont été effectués les arrondis. Cela ne me dérange pas qu’on voie comment nous pratiquons en la matière.

La transparence me semble assez saine, tout comme le fait de normaliser les sondages et de ne pas en faire une sorte d’objet sacré et indiscutable. Ils sont une technique, une méthode, une science empirique.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je partage vos propos. Si les sondages posent question, c’est en grande partie parce qu’une forme d’opacité existe dès lors que les données brutes et les résultats bruts ne peuvent pas être travaillés par des chercheurs.

La commission des sondages dispose de données plus détaillées que le grand public ou les chercheurs, mais nous n’y avons rien trouvé d’exceptionnel. Nous avons essayé d’identifier les spécificités des différents sondeurs, en agrégeant les données et en les analysant dans la durée. C’est la raison pour laquelle nous vous avons à nouveau convoqués, vous et certains de vos collègues. Des questions peuvent être posées sur les redressements politiques, car ils sont, presque par essence, difficiles à mesurer.

J’ai souhaité vous revoir compte tenu de la grande différence que j’ai rappelée. Nous avons analysé le redressement politique d’un sondage pour l’élection présidentielle de 2022 et, globalement, vos échantillons politiques sont assez proches de la réalité. Pour Jean‑Luc Mélenchon, par exemple, vous obtenez 19,6 % en brut et 19,7 % en redressé. Pour Marine Le Pen, vos résultats sont de 21,4 % en brut et de 21,9 % en redressé. Il existe des différences pour Emmanuel Macron et François Fillon, en électorat reconstitué, mais elles ne vous démarquent pas des autres sondeurs.

En revanche, vos écarts dans la sociologie de base et les redressements sociodémographiques sont parfois plus importants que pour vos collègues.

Je n’ai pas d’avis sur la question. Compte tenu des résultats que vous obtenez, j’ai tendance à penser qu’il vaut peut-être mieux avoir des échantillons politiques plus proches de la réalité, puisque cela semble produire de meilleurs résultats. Coller autant que possible à l’échantillon politique, peut-être au détriment de l’échantillon sociologique, est-il un choix de votre part ? Ou est-ce le hasard des données que vous avez obtenues, qui fait que votre méthode de constitution est meilleure que d’autres pour représenter l’échantillon politique et un peu moins bonne pour représenter l’échantillon sociodémographique ? Je dis « un peu moins bonne », mais certains sondeurs pouvaient obtenir les mêmes écarts, sans pour autant apporter les mêmes commentaires que vous.

M. Jean-Yves Dormagen. Notre objectif, quand nous faisons un sondage, est de reconstituer au plus près toutes les dimensions – en premier lieu les dimensions sociodémographiques, puisque les quotas sont fondés sur elles. Mais nous sommes aussi attentifs à la qualité de reconstitution du vote et à la qualité politique de l’échantillon.

Lesquels ont le plus d’influence ? J’émets l’hypothèse, qui mériterait d’être contrôlée, que le vote influence davantage. Par exemple, si vous me dites que quelqu’un est cadre, je ne sais pas pour qui il vote. En effet, les cadres votent pour Jean-Luc Mélenchon, pour Emmanuel Macron, pour les écologistes, mais aussi pour Marine Le Pen. En revanche, si vous me dites que quelqu’un a voté pour Jean-Luc Mélenchon ou pour Marine Le Pen lors des dernières élections présidentielles, j’ai une petite idée de son espace électoral. Il peut changer d’avis. Certes, il y a beaucoup plus de mouvement qu’on ne l’imagine, d’une élection à l’autre. Mais, quand même, les probabilités qu’une personne qui a voté pour Jean-Luc Mélenchon vote à gauche sont élevées, de même que les probabilités qu’une personne qui a voté pour Marine Le Pen vote dans l’espace des droites, même élargi – a fortiori dans cette période où les camps sont assez figés.

Si vous avez de trop grands écarts avec le vote, vous êtes obligé de donner des poids très importants. C’est le principe du redressement. Si un vote est mal représenté à 30 %, 40 % ou même 50 %, il faut donner des poids de 1,5. À l’inverse, il faut significativement en réduire d’autres, pour l’une des variables les plus discriminantes et les plus puissantes en matière de comportement politique et électoral. Il faut être attentif à avoir une assez bonne reconstitution des votes, car c’est la variable la plus forte. On voit bien, dans les tableaux croisés des fiches techniques, que les électorats se reportent à environ 70 % ou 80 % d’une élection à l’autre. Quand il se reporte en dessous de 60 % ou 70 %, c’est en général qu’une candidature ou un parti est en chute libre. Pour un parti en ascension, l’électorat a plutôt tendance à se reporter à 80 % voire 90 %. Cela n’existe pas avec les variables sociodémographiques. Il n’y a jamais de relation aussi forte.

On dit que les ouvriers votent pour le Rassemblement national. Mais ceux qui votent le font à 50 ou 55 % pour le Rassemblement national, tout au plus à 60 % dans certains sondages. En outre, c’est l’une des seules catégories sociales qui soit aussi prédictive. Les autres se dispersent beaucoup. C’est pour cela qu’il est très important de bien reconstituer les votes.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est particulièrement le cas dans une période où les catégories sociodémographiques définies par l’Insee et utilisées par les instituts de sondage pour reconstituer les échantillons sont plus éclatées qu’auparavant. Je pense, en particulier, à l’ubérisation de la société et au fait que des personnes peuvent être qualifiées de chefs d’entreprise, alors que leur statut est plus proche du salariat, et d’un salariat très précarisé, plus proche de celui d’un ouvrier que d’un chef d’entreprise au sens des catégories de l’Insee. Cet élément est-il pris en compte dans vos données ? Peut-il l’être ?

M. Jean-Yves Dormagen. Nous observons une complexification des catégories sociales, mais nos quotas sont assez classiques. Pour diverses raisons, nous reprenons les catégories de l’Insee et leur distribution dans la société : l’âge, la catégorie socioprofessionnelle (CSP), la taille de la ville de résidence, le genre, ou encore la région d’appartenance lorsque le sondage est national, pour bien représenter l’ensemble du territoire, y compris les outre-mer, et les Français de l’étranger.

Nous pourrions avoir une longue discussion sur les classes sociales, c’est un sujet passionnant. Comme souvent, nous raisonnons avec les catégories de l’époque précédente.

Pour reprendre notre segmentation en clusters, nos groupes urbains les plus à gauche – les multiculturalistes et les solidaires – gagnent aux deux tiers moins de 2 000 euros par mois. À quelle classe sociale appartiennent-ils ? Ils sont diplômés, et désignés dans le débat public comme des bobos. Mais, par leur revenu de 2 000 euros ou moins par mois, ils appartiennent plutôt aux petites classes moyennes et même, pour une partie non négligeable, à des catégories populaires.

Inversement, les tris croisés sur le vote par le revenu montrent que l’électorat du Rassemblement national est très transversal. Exception faite des plus hautes tranches de revenu, il obtient un score proche de sa moyenne dans quasiment toutes les catégories de revenu. Pourtant, on observe une surreprésentation ouvrière. De fait, vous pouvez être un ouvrier spécialisé et gagner plus qu’un diplômé en sociologie qui travaille dans une association.

La catégorie sociale se définit-elle par le diplôme, par le revenu, par le métier ? La situation est la même aux États-Unis. On qualifie le vote Trump d’ouvrier, mais il est plutôt celui de classes moyennes salariées, y compris avec des métiers ouvriers. Dans ce pays, un ouvrier spécialisé peut très bien gagner sa vie, tandis qu’on peut très mal la gagner en exerçant une profession intellectuelle précarisée en milieu urbain. Vous avez mentionné l’ubérisation. En l’occurrence, vous pouvez être un chef d’entreprise au smic.

C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on regarde les tableaux des tris croisés par catégorie socioprofessionnelle, on ne comprend pas grand-chose. Cette segmentation ne fonctionne pas bien. Elle fonctionne même très mal, à mon avis.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est pour cela qu’il me semblait intéressant de vous faire venir. Vous avez fait un choix très différent de celui de vos concurrents, et cet échange permet d’éclaircir des points qui permettent de comprendre pourquoi vos résultats s’approchaient davantage du résultat final.

Vous êtes-vous autocensuré, dans la campagne présidentielle de 2022 ? Nous avons analysé plusieurs données, pour comprendre ce qui s’est passé dans les différents instituts de sondage. Nous avons regardé les résultats bruts et les redressements. Nous avons essayé de faire des agrégations de redressements, notamment politiques, avec les autres instituts de sondage – puisque nous ne savons pas ce qu’ils font, n’ayant pas accès aux données détaillées. Il en ressort, vous concernant, une grande finesse dans la perception de l’élection dans vos résultats bruts. Durant une période, on retrouve l’idée du « mouchoir de poche », que vous avez évoquée pour certains candidats, tant dans les résultats bruts que dans les résultats publiés, puis une période dans laquelle plusieurs paquets se dessinent, avec un Emmanuel Macron très au-dessus des autres, un paquet Le Pen-Mélenchon assez proche de la réalité, même si vous êtes un peu en dessous concernant le score, mais assez proche du rapport de force, et un paquet Éric Zemmour-Valérie Pécresse, avec un étiage assez proche.

Je vous pose la question d’une éventuelle autocensure dans vos résultats, car à certains moments, les résultats étaient très serrés et les deuxièmes tours s’inversaient, entre Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Il y a eu un moment très bref, après la désignation de Valérie Pécresse, où vos résultats l’indiquaient présente au deuxième tour – à l’instar de tous les instituts de sondage.

Compte tenu de vos résultats et des redressements effectués par d’autres sur le plan politique, vos échantillons politiques sont à peu près bons et donnent l’impression que des résultats différents de ceux de vos concurrents auraient pu être publiés dès le mois de janvier. Vous êtes-vous autocensuré ? Nombre de vos concurrents nous ont indiqué qu’une forme d’autocontrôle était exercée par la présence des autres, et qu’un institut dont les résultats seraient trop différents des autres pourrait estimer qu’il s’éloigne de la réalité.

Vous aviez des résultats assez proches y compris de certains résultats bruts que j’ai pu trouver chez d’autres, mais ils n’ont pas été publiés, car les redressements politiques appliqués par les autres conduisaient à d’importantes variations entre les candidats. On a l’impression, compte tenu de vos résultats bruts, que vous auriez presque pu donner d’autres résultats politiques, mais que vous avez appliqué un redressement qui maintenait les rapports de force que l’on pouvait retrouver dans d’autres instituts de sondage. Vous êtes-vous aligné avec ces derniers, ou vous êtes-vous rapproché d’eux par des redressements, pour éviter d’être trop innovant ou en décalage ?

Mme Eléonore Caroit, présidente. Il nous intéresse de savoir quelle est l’influence des autres instituts de sondage, dans les résultats que vous publiez. On comprend qu’il existe un redressement mécanique, par l’application de données objectives ou objectivables. Subissez-vous une pression, consciente ou inconsciente, de la part de vos pairs ?

M. Jean-Yves Dormagen. Si nous nous étions autocensurés, nous n’aurions pas publié ce que nous avons publié tout au long de la campagne. Nous avons été un peu divergents – ce n’était pas voulu, nous publions ce que nous trouvons.

La difficulté vient du fait que ceux pour qui les sondages sont bons ont tendance à les défendre et à y croire, tandis que ceux pour qui ils ne sont pas bons les remettent en cause, affirmant que les sondages se trompent toujours, qu’ils n’y croient pas et qu’ils ne les lisent pas.

Il est compliqué d’être divergent. Imaginez Cluster17. Vous êtes universitaire, vous fondez un institut de sondage quelques mois avant une élection présidentielle et vous publiez des résultats qui ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux des autres instituts. Vous imaginez la façon dont ils sont reçus ! Ce n’est pas facile. Malgré tout, nous avons publié des résultats divergents. C’est la raison pour laquelle je suis étonné par votre question. Nous avions confiance dans nos méthodes et dans la cohérence de nos échantillons et de nos résultats, parce qu’ils étaient logiques.

Dans une étude, vous voyez si les résultats sont logiques et si l’échantillon est cohérent. J’ai beaucoup travaillé avec des bases de données, tout au long de ma carrière. Je vois très vite quand les résultats d’une enquête semblent bizarres, quand je ne comprends pas la cohérence des réponses, ou, au contraire, quand un échantillon obéit à une logique, est sain, cohérent et fiable. En l’occurrence, je voyais bien que ce que nous faisions était cohérent et logique.

Dans nos résultats, par exemple, Yannick Jadot était plus bas que dans ceux de nos concurrents. Cela nous a été reproché. On se moquait de Cluster17, en pointant son manque d’argent et en évoquant un manque de sérieux. De nombreuses personnes me l’ont dit. Mais, lorsque j’analysais l’échantillon du sondage, je voyais que l’électorat susceptible de voter pour Yannick Jadot l’identifiait mal. De mémoire, dans des groupes demandeurs d’écologie, son niveau de notoriété était de 3 sur 10. Je ne voyais donc pas comment un candidat avec une notoriété de 3 sur 10 dans son électorat pouvoir avoir 9 à 10 % d’intentions de vote. Ce n'était pas plausible. J’étais rassuré par ce type de vérification.

Un sondage d’intention de vote ne reflète pas seulement l’intention de vote elle-même, mais la logique qui la sous-tend, à commencer par la connaissance du candidat. Nous posons d’ailleurs une batterie de questions, qui font que nous avons confiance dans nos résultats ou que nous les trouvons bizarres. Il existe de nombreux moyens de vérification, comme les reports de voix que j’évoquais – les électeurs ne changent pas complètement d’orientation politique d’une élection à l’autre –, la logique des clusters ou le niveau de notoriété des candidats. Je ne croyais pas à Yannick Jadot à 9 ou 10 % avec un niveau de notoriété de 3 sur 10 au sein des groupes les plus sensibles aux enjeux écologiques. Si ces groupes le connaissaient mal, on imagine ce qu’il en était dans le reste de l’électorat. Cela voulait aussi dire que sa campagne n’était pas visible par les électeurs, sans doute parce qu’elle n’était pas assez clivante.

J’avais confiance dans mes résultats, que Cluster17 a publiés, mais qui nous ont exposés à de nombreuses critiques tout au long de la campagne. C’est une forme de prise de risque scientifique et intellectuelle.

Je rappelle qu’à la fin de l’élection, l’écart moyen entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen est d’environ 6,5 points. Chez nous, il est de 3 et même un peu moins avec la décimale que nous publions dans nos résultats redressés. L’écart était encore plus réduit à la fin, mais on était presque dans la marge d’erreur et il y a eu des dynamiques, puisqu’un sondage publié le vendredi est effectué le jeudi et le vendredi matin, donc deux jours avant l’élection.

Quoi qu’il en soit, notre lecture de l’élection était que l’accès au second tour serait serré. C’était risqué de l’affirmer, alors que nous étions les seuls à publier ce type de résultat. Nous ne nous sommes pas autocensurés, au contraire. Nous avons pris le risque d’être un peu divergents, alors que nous étions suspectés d’incompétence et de manque de sérieux. C’était dangereux, mais nous étions confiants, parce que nous savions que ce que nous faisions était solide et nous connaissions l’art de sonder. Je l’ai étudié pendant vingt ans. Je sais ce qu’est un sondage. Je savais que mes sondages étaient bien des sondages, et que mes échantillons étaient propres, cohérents et logiques.

M. Antoine Léaument, rapporteur. On ne peut juger les sondages qu’à la fin des élections. C’est d’ailleurs problématique. Souvent, les sondeurs indiquent qu’ils présentent une photographie des rapports de force à un instant donné, mais ces rapports de force sont faussés compte tenu du fait que cet instant n’est pas celui de l’élection. Quand on se rapproche de l’élection, les intentions peuvent s’affiner par l’effet de la campagne et de la mobilisation.

Je reviens à la question des redressements. Au mois de mars, vos résultats bruts présentent Jean-Luc Mélenchon devant Marine Le Pen. Néanmoins, Marine Le Pen reste devant Jean-Luc Mélenchon dans vos résultats publiés. En outre, un écart s’observe dans les redressements politiques effectués entre ces deux candidats à cette même période : lorsque Marine Le Pen passe un peu en dessous, vous procédez à un surredressement, tandis que vous sous-redressez Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il passe un peu au-dessus. Pourquoi cet écart dans les redressements se produit-il en fin de campagne, alors que les étiages sont les mêmes dans les intentions de vote, qu’il y a peu de reports de voix et que la qualité des échantillons politiques est la même ? Avez-vous appliqué des redressements sociodémographiques ? Vos clusters permettent-ils de ressentir les effets directs de la campagne et son influence sur les choix des électeurs ?

L’augmentation des reports pour Mélenchon et la baisse des reports pour Marine Le Pen peut laisser comprendre qu’il y a eu une volonté de compenser certains effets. Néanmoins, il semble y avoir un surredressement ou une aggravation de redressement. Compte tenu de l’ambiance particulière autour de Cluster17, nouvel arrivant sur le terrain des sondages, et des questions régulières que vous posait la commission des sondages, avez-vous hésité à publier des résultats qui auraient mis Mélenchon et Le Pen à « touche-touche », conformément à ce que vous obteniez dans vos résultats bruts ?

M. Jean-Yves Dormagen. Je ne suis pas capable de répondre à cette question. Il faudrait aller voir chacune des enquêtes que vous avez analysées.

Par ailleurs, je précise qu’on ne redresse pas les candidats, mais l’ensemble de l’échantillon, ce qui produit des effets sur les candidats. On ne redresse pas candidat par candidat, avec un coefficient qui serait calculé pour chacun. Le redressement s’effectue par rapport aux quotas sociodémographiques et aux votes antérieurs. On affecte un poids, négatif pour les profils surreprésentés ou positif pour les profils sous-représentés, lesquels poids impactent les résultats globaux de l’étude.

Avec les redressements, nous respectons parfaitement les quotas, avec la bonne proportion d’hommes, de femmes, de jeunes, de séniors, etc. Cela bouge un peu les votes, et c’est le tableau redressé que l’on publie.

Votre question sur la variation des redressements ne m’apparaît pas très claire.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous avons observé la pondération de vos échantillons sur le plan politique, alors même qu’ils étaient les plus corrects.

M. Jean-Yves Dormagen. Cherchez-vous à évaluer dans quel sens le redressement a fait évoluer le vote Le Pen ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Voilà. L’une des missions de la commission d’enquête est d’évaluer ce que nous avons appelé les facteurs d’erreur des sondages.

Nos graphiques montrent que les redressements politiques, qui sont plutôt moindres chez vous dans la mesure où vos échantillons sont plus corrects que les autres sur ce plan, interviennent à un moment où une forme de dynamique peut s’exprimer pour un candidat. Chez Ipsos, nous avons eu le sentiment qu’une dynamique avait été lissée.

Mme Eléonore Caroit, présidente. Je précise que les graphiques dont il est question, et leurs intitulés, ont été élaborés par M. le rapporteur.

Si je comprends bien, des résultats bruts sont produits, puis vous appliquez des redressements – pas par candidat, mais par échantillon – et vous obtenez des écarts dans les intentions de vote pour chaque candidat.

Monsieur le rapporteur, à partir du moment où l’on ignore ce que donnera le redressement mais où on l’applique de manière globale à tous les candidats, votre question présuppose qu’il y aurait une autocensure et une volonté de modifier les résultats, comme pour influencer le correctif appliqué. Or je comprends de votre réponse, monsieur Dormagen, que ce n’est pas le cas. Pouvez-vous clarifier le débat ?

M. Jean-Yves Dormagen. Le redressement est une opération mathématique. Dans notre méthode, un algorithme ramène l’ensemble des poids à 1. Dans ce poids global, certains individus sont à 0,84 ou à 0,79, et d’autres à 0,22 ou 1,16. Ainsi, si un individu qui est à 1,16 vote pour Emmanuel Macron, cela fait 1,16 vote pour ce candidat. S’ils sont dix, cela fait 11,6 votes. Inversement, si une grande partie des électeurs votant pour Jean-Luc Mélenchon est autour de 0,89, il faut onze électeurs pour faire 10 votes.

Par ailleurs, imaginez – c’est un raisonnement fictif – que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon soit composé de plus de jeunes et qu’il y ait un peu trop de jeunes dans l’échantillon. Nous respectons les quotas, mais il est presque impossible d’arriver au quota parfait, pour lequel il faudrait à la fin de l’enquête un jeune, sans diplôme et qui gagnerait plus de 5 000 euros par mois. Cela devient une figure improbable. À la fin de l’enquête, il y a toujours plus ou moins de déséquilibre dans les catégories. En tout état de cause, vos graphiques montrent que le redressement de Jean-Luc Mélenchon sur une longue période, de novembre à avril, est systématiquement à la baisse. Vous pourriez y voir une volonté de notre part de systématiquement baisser le score de Jean-Luc Mélenchon. En réalité, cela manifeste que l’électorat de ce candidat, dans nos sondages, était sans doute un peu surreprésenté dans certaines catégories sociales. Nous avions sans doute un peu trop d’électeurs de Jean-Luc Mélenchon, et le redressement faisait diminuer son score par rapport aux résultats bruts.

La situation est pratiquement la même avec Marine Le Pen, exception faite d’un moment où elle est redressée à la hausse, en mars.

Pour tous les candidats, hormis Emmanuel Macron dont le score est globalement resté assez stable, il y a eu beaucoup de mouvements durant cette campagne. À un moment donné, dans nos sondages, Éric Zemmour était assez nettement devant Marine Le Pen. Puis les courbes se sont inversées, en particulier durant la période où cette dernière a fait l’objet d’un redressement à la hausse. Je pense que c’est lié à la mutation de son électorat – puisque les électorats Zemmour et Le Pen n’avaient pas tout à fait les mêmes profils sociologiques et culturels. Marine Le Pen les a un peu unifiés, dans une logique de vote utile, un peu comme Jean-Luc Mélenchon avec une partie de la gauche. Cette séquence d’unification, où de l’électorat Zemmour bascule vers de l’électorat Le Pen, modifie peut-être la composition sociale de ce dernier, avec par exemple plus de personnes âgées – ce serait à vérifier. Or si une catégorie est surreprésentée, cela peut expliquer un moment de changement.

Je ne pensais pas que nous aurions une telle discussion. On se croirait à un congrès de sciences sociales. C’est positif ! Nous avons un débat presque scientifique. Vous posez de nombreuses questions. Améliore-t-on, ou non, en redressant ?

Mme Eléonore Caroit, présidente. Redresse-t-on volontairement ?

M. Jean-Yves Dormagen. Le redressement est une opération particulièrement compliquée.

Le fait qu’on ait un peu surestimé Éric Zemmour et Valérie Pécresse, par exemple, était en partie lié à des opérations de redressement, car le vote Fillon était difficile à reconstituer en 2022. Nous avions probablement des électeurs Fillon dans les échantillons qui croyaient avoir voté Emmanuel Macron en 2017 parce qu’ils avaient commencé à voter pour les listes du centre dès les élections européennes de 2019. Dans leur souvenir, ils étaient donc macronistes. Je pense qu’il y a eu des choses comme cela. C’est compliqué. Ces opérations ne sont pas techniquement complexes. La complexité vient du poids donné au vote antérieur dans un redressement.

Si vous manquiez d’un tiers de vote Fillon, comme cela a dû être le cas dans certains sondages, vous boostiez les électeurs Éric Zemmour et Valérie Pécresse, qui comptaient alors plus que les autres. Disons que leur poids passait à 1,3 – même si c’est plus compliqué que cela. Or si ces électeurs votaient beaucoup Valérie Pécresse et Éric Zemmour, vous risquiez de doper les intentions de vote en faveur de ces deux candidats, alors qu’en réalité, le fait de mal reconstituer François Fillon indiquait plutôt un abandon d’une partie de cet électorat de l’espace des droites traditionnelles. Mais vous ne pouvez pas le savoir. Ce qu’il faut comprendre, c’est que c’est facile à dire après coup, mais que vous ne pouvez pas le savoir au moment où vous faites vos opérations de redressement. C’est en cela que les sondages sont une science empirique, qui requiert de la modestie.

Dans l’idéal, il faudrait ne pas avoir à redresser. Mais ce n’est pas possible, parce que si vous faites les choses de manière sérieuse, vous n’arriverez jamais à reconstituer un échantillon qui serait sociologiquement parfait, qui aurait voté exactement comme avaient voté les Français deux ou cinq ans plus tôt. Cela n’existe pas. Je serais très inquiet, si l’on me montrait un tel échantillon. J’aurais de fortes suspicions et je penserais plus à ChatGPT qu’à la réalité.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie, car vous m’apportez une réponse. J’ai posé la même question à plusieurs sondeurs. C’est assez logique. La partie que vous avez à redresser, compte tenu du fait que vos échantillons politiques sont plutôt corrects, et même collent à la réalité, est politique, tandis que les autres essaient de faire de la sociodémographie pure. Il est vrai que notre audition fait penser à un congrès de sciences sociales, mais il est intéressant d’entrer dans cette technicité, qui permet d’éclairer de potentiels facteurs d’erreur.

Je vous remercie d’avoir expliqué comment il peut y avoir des redressements par des évolutions dans la sociologie de l’électorat au cours de la campagne – ce qui n’est pas explicable pour les autres sondeurs, puisqu’ils tentent de faire l’échantillon sociologique parfait alors que leur échantillon politique est mauvais. Les redressements politiques peuvent donc jouer à plein. Quand, dans l’audition de l’Ifop, on nous dit « j’assume de travailler personnellement les redressements », je m’interroge sur la manière dont ceux-ci peuvent être ajustés au dernier moment.

L’origine de mon questionnement est l’évolution du redressement de Jean-Luc Mélenchon, car il y a eu une spécificité concernant ce candidat dans la campagne présidentielle de 2022. En effet, il a été assez mal perçu par les instituts, exception faite du vôtre. On observe une période à partir de laquelle le redressement sociodémographique a tendance à abaisser une dynamique que vous retrouvez en brut. Compte tenu de vos explications, est-ce à dire qu’un changement sociologique profond est intervenu, au cours de cette période, dans le vote pour Jean-Luc Mélenchon ?

Nous avons fait la moyenne entre les deux. À l’exception de fin décembre 2021, où votre redressement était de l’équivalent de 2 points en données agrégées, votre moyenne était globalement en dessous de 1 point, avant de passer à une moyenne de redressement de 2 points, qui va faire baisser Jean-Luc Mélenchon de manière assez importante. Grâce à vos clusters qui permettent une analyse plus fine, avez-vous perçu une évolution des données sociales de l’électorat Mélenchon – étant entendu que le souvenir de vote et l’échantillon politique ne varient pas trop et que les redressements s’appuient sur la sociodémographie ?

M. Jean-Yves Dormagen. C’est probable. Vous me soumettez une question de méthode, passionnante, pour expliquer l’évolution des redressements, laquelle n’est pas linéaire. C’est assez logique, puisque les échantillons varient d’une vague à l’autre. Les catégories sous-représentées changent, et nous avons parfois plus de mal à reconstituer les ouvriers ou les jeunes. C’est normal. C’est empirique, pour reprendre ma comparaison avec la médecine. Vous ne contrôlez pas parfaitement les mécanismes d’agrégation qui vont donner naissance à un échantillon.

Je suis prudent, car les moyennes varient d’une vague à l’autre. Dans la séquence où nous sommes à – 2,1 en moyenne, nous sommes à – 1 ou – 1,1 dans plusieurs sondages. Nous sommes même à – 1,6 le 1er avril, alors que Jean-Luc Mélenchon a fortement progressé dans nos enquêtes, ce qui rappelle le – 1 de novembre. Si l’on traçait une droite de régression, on obtiendrait un écart à la droite. Pour le dire autrement, on n’aurait pas un R2 génial. On voit que c’est quand même assez dispersé. Mais il est vrai qu’il y aurait une droite. L’écart augmente tendanciellement, en dépit de multiples irrégularités.

L’hypothèse la plus plausible, à vérifier, est que l’élargissement de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon, c’est-à-dire des sondés qui répondent pour lui, conduit à faire entrer des groupes ou des catégories en surnombre dans l’échantillon. Ce n’est pas impossible. L’élargissement de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon, comme celui de la plupart des électorats, se fait de deux manières : en partie par des changements de préférence, mais aussi par l’entrée de nouveaux électeurs qui, jusque-là, pouvaient être abstentionnistes ou déclarer qu’ils n’iraient pas voter. Ce qui fait varier les rapports de force n’est pas un jeu à somme nulle. Ce ne sont pas des électeurs Pécresse qui se mettent à voter Mélenchon. Ce sont aussi des électeurs qui n’avaient pas prévu de voter ou étaient très incertains quant à leur vote et qui, au fil de la campagne, décident d’aller voter.

Tout cela fait muter le profil des électorats et peut se refléter dans des évolutions de ce type. C’est plausible, même si c’est à vérifier. Vous nous invitez à réexplorer nos données.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous abordez les choses de façon intéressante, à la manière d’un chercheur. Je voulais vous interroger compte tenu des spécificités dans votre travail. D’abord, vous choisissez de faire des échantillons politiques, bien constitués, plutôt que démographiques. Je comprends l’explication que vous donnez. Nous en discutions avec Mme la présidente et nous reconnaissons que cette manière de faire est assez logique. Ensuite, je vous présente les données agrégées qui sont celles que j’ai pu obtenir à la commission des sondages, dont vous expliquez les variations.

J’ai posé des questions similaires à d’autres sondeurs, pour comprendre pourquoi à certains moments, dans une forme d’accélération de la campagne et de la dynamique d’un candidat en particulier, en l’occurrence Jean-Luc Mélenchon, des redressements ont été opérés à la baisse.

Mme Eléonore Caroit, présidente. La commission parle beaucoup de Jean-Luc Mélenchon.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il a été mon candidat, et le seul à avoir été à ce point sous-évalué, dans un étiage final qui aurait changé le résultat de l’élection présidentielle.

Mme Eléonore Caroit, présidente. C’est votre thèse, qui n’est pas partagée par tous.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est précisément pourquoi la question se pose. En l’occurrence, vous apportez une réponse rationnelle et sociologique.

M. Jean-Yves Dormagen. Pouvoir dessiner une droite de régression, même si elle n’est pas parfaite, est rassurant.

Mme Eléonore Caroit, présidente. Cela montre qu’il n’y a pas eu de volonté d’influer.

M. Jean-Yves Dormagen. Le monde ne change pas radicalement d’une semaine à l’autre, même si l’on observe une accélération en fin de campagne. Cet effet s’est encore vu récemment en Allemagne, où Die Linke a doublé en quelques jours dans nos sondages. Il peut aussi y avoir des effets de contexte. La primaire des Républicains, par exemple, avait mis Valérie Pécresse relativement haut dans les sondages, par un effet de couverture médiatique et de focalisation. Mais, normalement, d’une semaine à l’autre, les choses ne changent pas radicalement.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La sociologie politique est mon domaine de formation, et j’ai eu le même réflexe que vous : j’ai tracé une régression linéaire des données chez Ifop, où les redressements ont été essentiellement politiques, pour des raisons d’échantillonnage. Je ne vous demanderai pas de commenter la situation de vos concurrents, mais j’ai constaté chez eux une tendance à des écarts assez forts dans les redressements politiques.

En résumé, je constate que vous avez répondu qu’il faudrait faire une régression linéaire. C’est ce que j’ai fait pour interroger les autres sondeurs, lesquels ont considéré que cela n’avait pas de sens. Il existe donc des méthodes différentes de travail entre sondeurs, mais je ne vous demanderai pas de commenter les données des autres.

J’ai obtenu plus de réponses dans cette audition que dans les trois précédentes. Je vous remercie d’avoir eu l’honnêteté d’entrer dans le détail de la technique.

Mme Eléonore Caroit, présidente. Monsieur Dormagen, souhaitez-vous ajouter des commentaires finaux ? Cette audition étant la troisième, elle sera peut-être la dernière dans le cadre de cette commission d’enquête, même si nous serons ravis de vous entendre dans d’autres circonstances.

M. Jean-Yves Dormagen. Si je suis le dernier sondeur à parler, cela me place dans une position particulière.

Je redirai que la meilleure garantie est le pluralisme. C’est ma conviction profonde. Il est important qu’il y ait une pluralité de sondeurs. Je regrette, à cet égard, que les universités ne fassent pas de sondages, contrairement à ce qui se passe dans de nombreux pays. C’est dommage. J’ai contribué, avec mes collègues de Montpellier que vous avez auditionnés, à créer un master qui forme des étudiants en sondage. Il est bon que des acteurs différents sondent et qu’il y ait un pluralisme des méthodes. C’est à encourager, pour comparer nos résultats et améliorer nos résultats. Il est bon qu’il y ait de la transparence, également. J’y suis favorable.

Je tiens aussi à dire que les sondages français sont plutôt bons. Je sonde dans d’autres pays – en Espagne, en Allemagne, en Belgique – et je suis de près les sondages à l’étranger. Nous avons plutôt de bons sondages. Nos sondeurs sont sérieux. Il faut en avoir conscience et ne pas entretenir une sorte de défiance généralisée, dans une époque de défiance généralisée. Il faut s’en méfier.

Voyez les dernières législatives, les dernières européennes et même la présidentielle. Je parle des sondages, pas des estimations. Je comprends vos questions et vos remarques, mais les sondeurs français sont globalement sérieux. Étant le dernier sondeur à parler, je le dis.

Mme Eléonore Caroit, présidente. Je vous remercie de vous être prêté à cet exercice devant notre commission d’enquête.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre-Édouard Stérin (mercredi 14 mai 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Notre commission d’enquête mène depuis janvier un cycle d’auditions approfondies sur l’ensemble des aspects du processus électoral – inscriptions sur les listes, participation électorale, propagande, campagne officielle, rôle des médias, sécurité du scrutin, financement de la vie politique. À ce jour, nous avons entendu près de 120 personnes pour plus de 54 heures d’auditions.

Ce matin, nous avions prévu d’auditionner M. Pierre-Édouard Stérin, dans le prolongement de l’audition de M. Arnaud Rérolle, directeur général de Périclès, qui a eu lieu la semaine dernière.

Cette audition nous paraissait légitime eu égard aux éléments révélés par la presse et à la volonté assumée de mettre en œuvre, « une stratégie d’influence assumée à la fois politique, idéologique, opérationnelle, reposant sur la formation des élus locaux, l’accompagnement ciblé de formations politiques, la constitution d’un vivier de cadres destiné à exercer le pouvoir administratif et politique » – je cite les documents évoqués lors de la précédente audition. Autant de sujets sur lesquels il nous semble légitime de poser des questions dans le cadre des travaux de cette commission d’enquête.

Les auditions de MM. Rérolle et Stérin n’ont pas été simples à organiser. Le secrétariat de la commission a engagé des démarches auprès de M. Stérin dès le 10 avril. Le jeudi 17 avril, après plusieurs tentatives de contact infructueuses, une première proposition d’audition est formulée pour le 23 avril. Sans réponse, une convocation officielle est alors adressée par courrier recommandé, avec accusé de réception, signé de ma main. Le mardi 22 avril, un mail est reçu de M. Rérolle, avec M. Stérin en copie, indiquant qu’ils ne pourront être présents le 23. Le jour même, je réponds personnellement pour proposer une nouvelle date, le 6 mai. Le 23 avril, une nouvelle convocation est donc adressée par mail à M. Stérin. Une réponse nous parvient rapidement dans laquelle il propose finalement la date du mercredi 14 mai à 11 heures, donc ce jour.

Jusque-là, à aucun moment, M. Stérin n’a formulé de demande d’audition en visioconférence. Hier à 12 h 57, moins de vingt-quatre heures avant l’audition convenue, un premier message, adressé cette fois directement par M. Stérin, nous parvient, dans lequel il invoque des raisons de sécurité et sollicite une audition en visioconférence. Je lui réponds, dans l’après-midi, qu’une visioconférence dans un délai aussi court n’est pas possible et surtout que toutes les dispositions ont été prises par les services de l’Assemblée pour pouvoir garantir sa sécurité, comme elle l’est, dans cette enceinte, pour toutes les personnalités politiques – et elles sont nombreuses –, qui sont exposées et peuvent faire l’objet de menaces liées à leur engagement ou leur action.

Hier soir, à 21 h 25, le message suivant nous est adressé : finalement, il ne sera pas physiquement présent à Paris, il n’a pas pris ses dispositions mais il reste disponible pour une audition à distance. À 23 h 17, le secrétariat de la commission lui répond qu’il est attendu ce jour à l’Assemblée nationale, étant entendu que toutes les dispositions en matière de sécurité ont été prises pour permettre son audition dans les meilleures conditions.

Ce matin, je suis forcé de constater son absence et je la déplore parce qu’il y a, autant le dire, derrière ces échanges nourris et ces allers-retours depuis maintenant plus d’un mois, ce que je qualifierais de manœuvre dilatoire de la part de M. Stérin.

Le rapporteur et moi-même avons été extrêmement compréhensifs dans le choix des dates, cherchant à nous adapter aux contraintes de calendrier. Les contraintes personnelles sont tout à fait acceptables et nous avons toujours veillé, avec toutes les personnes auditionnées, à faire preuve de la souplesse nécessaire pour que les auditions puissent se tenir.

Je rappelle que nul ne peut se soustraire à la convocation d’une commission d’enquête. J’ai indiqué par courrier à M. Stérin et à M. Rérolle les raisons pour lesquelles la commission d’enquête souhaitait les auditionner. Je crois d’ailleurs que l’audition de M. Rérolle la semaine dernière a démontré tout l’intérêt de cet exercice pour recueillir des éléments d’information sur le projet Périclès et, comme j’ai eu l’occasion de le dire la semaine dernière, sur son insertion dans le cadre légal et réglementaire qui régit notre vie politique et démocratique.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre de 1958 dispose que toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée. La personne qui ne comparaît pas est passible de deux ans d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende.

Constatant l’absence de M. Stérin que je juge injustifiée compte tenu des garanties qui lui ont été apportées s’agissant de sa sécurité, je souhaite, dans la foulée de cette audition qui n’aura donc pas lieu, réunir les membres du bureau de la commission d’enquête afin d’échanger sur les suites que nous entendons donner à cette absence ce matin. J’en informerai ensuite M. Stérin et le grand public.

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  1.   Audition, à huis clos, de M. Lorenzo Andreozzi, expert chargé de la sécurité de la plateforme TikTok (mercredi 14 mai 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Monsieur Andreozzi étant basé à Dublin et s’exprimant en anglais, cette audition a lieu en visioconférence et fait l’objet d’une traduction simultanée.

La Commission européenne a ouvert une enquête contre TikTok concernant les événements survenus en Roumanie lors de l’élection présidentielle de novembre 2024, c’est pourquoi l’entreprise a souhaité que nos échanges aient lieu à huis clos, ce que nous avons accepté.

Lors de notre table ronde du 17 avril dernier, nous avons interrogé des représentants de réseaux sociaux et de plateformes sur les risques d’ingérence étrangère dans les élections françaises. Nous avons souhaité approfondir ces échanges avec la plateforme TikTok, dont les réponses n’avaient pas toujours été très précises. Nous remercions donc M. Andreozzi pour sa disponibilité.

Nous ne pouvons pas nous désintéresser des événements qui ont eu lieu en Roumanie. Que s’est-il passé au juste ? Quelles mesures correctrices avez-vous prises ? Comment pouvons-nous nous assurer que la France ne sera pas touchée, à son tour, lors de l’élection présidentielle de 2027 ?

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Lorenzo Andreozzi prête serment.)

M. Lorenzo Andreozzi, expert chargé de la sécurité de la plateforme TikTok. Je suis italien, mais je travaille au siège social de TikTok à Dublin, au sein de l’équipe Confiance et sécurité. J’assure le suivi du programme Intégrité des élections au niveau mondial.

Lors de la précédente table ronde, mes collègues vous ont présenté les principales mesures que nous déployions dans le cadre d’élections. Nous nous concentrerons aujourd’hui sur le cas de la Roumanie.

Comme vous l’avez souligné, TikTok est sous le coup d’une enquête de la Commission européenne ; si l’enquête m’interdisait de vous communiquer certaines informations, ou si je n’avais pas certaines réponses, je vous en informerai ; le cas échéant, je vous proposerai de vous transmettre des éléments complémentaires après avoir interrogé mes équipes.

Du point de vue de TikTok, les événements qui ont eu lieu en Roumanie étaient absolument exceptionnels. Sur les quelque 200 élections que nous avons couvertes depuis nos débuts – y compris l’élection présidentielle américaine et les élections européennes de 2024 –, nous n’avions jamais rien vu de tel. La situation roumaine était sans précédent et hautement imprévisible ; le vice-président de l’Ancom, l’autorité roumaine de régulation du secteur des médias et du numérique, l’a reconnu publiquement.

La décision d’annuler les résultats du premier tour a été critiquée – le rapport commandé au Conseil de l’Europe en fait état. Nous suivons également cet aspect.

De façon générale, lors d’élections, TikTok s’attache à mettre en œuvre des réponses proportionnées et raisonnables. Dans le cas de la Roumanie, le problème tenait au caractère inédit et parfaitement exceptionnel de la situation. Nous avons réagi immédiatement et apporté des réponses robustes. Nous entretenons une collaboration continue avec les autorités roumaines, les organisations de la société civile et la Commission européenne pour agir dans la plus grande transparence et préparer le second tour qui se tiendra dans quelques jours.

M. le président Thomas Cazenave. Vous insistez sur le caractère exceptionnel des événements, mais cela ne doit pas nous interdire d’en tirer des enseignements sur les risques qui peuvent peser sur les élections dans notre pays. Quelles garanties pouvez-vous nous apporter, issues de votre retour d’expérience, que le cas roumain ne se reproduira pas ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Concrètement, quelles mesures avez-vous prises pour éviter que cette situation ne se répète ? Sont-elles spécifiques à la Roumanie ou étendues à l’ensemble des pays dans lesquels TikTok a des utilisateurs ?

Avez-vous eu connaissance de tentatives de manipulation lors d’élections en France ? Si oui, les avez-vous déjouées ? D’où venaient-elles ? Je pense en particulier aux dernières élections européennes, lors desquelles Viginum a identifié des tentatives d’ingérence visant à influencer le débat public.

M. Lorenzo Andreozzi. Nous appliquons une procédure interne bien définie pour nous préparer aux périodes électorales. Longtemps avant la date des élections, nous constituons une équipe transverse composée de personnes qui connaissent bien le pays et le marché considérés, mais aussi d’experts de différents domaines : désinformation, identification des techniques de manipulation et d’influence sur la plateforme, etc. Cette task force évalue les risques ; elle effectue diverses opérations pour s’assurer que la situation est sous contrôle et que nous comprenons ce qui se passe sur la plateforme. Elle est aussi chargée d’informer le pôle de modération, actif 24 heures sur 24, sur le contexte du pays. Nous lui transmettons des lignes directrices pour l’aider à appliquer au mieux notre politique.

Parmi nos différents outils de lutte contre la désinformation, l’élément clé est notre programme de vérification des faits. Il repose sur des partenariats avec des sociétés spécialisées présentes dans nos différents marchés – l’Agence France-Presse (AFP) en ce qui vous concerne. L’équipe travaille étroitement avec ces acteurs ; nous les intégrons à notre dispositif de communication interne, ce qui permet de vérifier la véracité des contenus en temps réel. Au sein de la task force, une équipe d’experts est chargée d’identifier et d’interrompre les opérations d’influence. Elle se coordonne avec une entité qui surveille les autres comportements trompeurs, comme ceux qui favorisent une augmentation artificielle de l’engagement : il s’agit de déterminer si ce sont de simples campagnes de spam ou des opérations de plus grande portée visant à influencer l’opinion publique sur des sujets qui ont trait aux élections.

Les contenus créés par l’intelligence artificielle font l’objet de mesures spécifiques. TikTok a été la première plateforme à intégrer un dispositif de marquage des contenus générés par l’IA, notamment grâce à la technologie développée par la C2PA, la Coalition pour la provenance et l’authenticité des contenus. L’enjeu est de détecter plus particulièrement les contenus produits par l’IA qui visent à tromper les utilisateurs.

Par ailleurs, nous dispensons des informations à nos utilisateurs sur le déroulement des élections à venir : comment voter, où trouver son bureau de vote, etc. L’année dernière, avant les élections européennes, nous y avons ajouté des recommandations pour aider à détecter les fausses et mauvaises informations et les tentatives de manipulation.

Tous les dispositifs que je viens de décrire ont été appliqués lors des dernières élections présidentielles américaine et roumaine, lors des élections européennes mais aussi, dans la foulée et malgré un délai court, lors des élections législatives françaises de 2024.

En parallèle, nous menons un important travail avec les autorités publiques et les organisations de la société civile. Le Code de conduite sur la désinformation, dont nous sommes signataires, nous impose d’activer un système de réaction rapide – il était en vigueur lors des élections européennes, roumaines et françaises. Nous nouons également des partenariats avec des experts qui apportent à la task force des éclairages et des éléments de contexte. Avec des spécialistes de la vérification de faits ou des organisations de la société civile, nous explorons en profondeur les phénomènes à l’œuvre dans le pays – quels sont les principaux discours de désinformation, etc. – afin de pouvoir réagir au plus vite.

J’en viens aux enseignements que nous avons tirés du cas roumain et aux mesures correctrices que nous avons prises. L’une des leçons est que nous devons encore renforcer nos relations avec l’ensemble des autorités nationales, qu’elles soient chargées du numérique, de la justice ou de la sécurité. Le cadre juridique relatif à la période de réserve électorale est très complexe en Roumanie, entre autres exemples. Nous maintenons un canal de communication ouvert en permanence avec les autorités pour nous informer mutuellement des événements en cours. Les autorités et nos partenaires officiels peuvent nous signaler en temps réel des contenus problématiques – illégaux ou qui violent les règles de notre communauté – sur notre page Safety Enforcement Tool (SET). Cet outil était déjà en place lors des élections roumaines, et nous l’étendons aux autres pays d’Europe où se déroulent des élections.

Une autre leçon est que l’important travail que nous avons accompli à l’occasion des élections roumaines n’a pas été perçu par la société et les autorités. Nous devons faire preuve d’une plus grande transparence sur ce pan de notre activité : mesures déployées, contenus problématiques identifiés et retirés, acteurs malveillants, opérations d’influence, de spamming et de manipulation artificielle de l’engagement débusqués…

C’est pourquoi nous avons décidé de publier des rapports sur la transparence de nos activités en période électorale. Nous recensons chaque semaine, dans un outil interne, toutes nos actions en la matière. Nous avons déjà publié deux rapports sur la transparence concernant les élections en Roumanie ; nous procédons au même exercice en Pologne et au Portugal et nous le ferons également pour les prochaines élections en France.

Nous veillons par ailleurs à identifier plus rapidement et plus précisément ce que nous appelons en interne les comptes de gouvernements, de personnalités politiques ou de partis politiques (GPPPA). Dans le cas de la Roumanie, il y avait une grande confusion quant à l’authenticité et au caractère officiel de certains comptes ; cela tenait aussi au fait que les personnalités politiques n’avaient guère été réactives quand nous avions cherché à communiquer avec elles. Cela nous a convaincus que nous devions renforcer nos relations avec les partis et les hommes politiques. Nous travaillons avec de nouveaux partenaires aidant à identifier les comptes GPPPA sur notre plateforme, à accélérer le processus d’étiquetage et, à terme, de vérification. C’est un point extrêmement important.

La task force consacrée aux élections en Roumanie a été étoffée dès 2024 : cette task force incluait 120 experts, dont certains parlent la langue du pays.

Enfin, nous avons mis à jour nos procédures concernant la publicité politique – qui est interdite sur TikTok –, car il s’était parfois avéré difficile de savoir si des contenus à caractère politique avaient fait l’objet d’un partenariat rémunéré. Jusqu’alors, nous devions en avoir la preuve pour les retirer. Désormais, en cas de soupçon de publicité politique déguisée, le contenu est rendu inéligible au fil « Pour toi ».

Nous communiquons publiquement sur l’ensemble des opérations d’influence coordonnées que nous identifions et démantelons – notre rapport sur la transparence durant les élections en Roumanie en fait état. Entre septembre et décembre 2024, nous avons identifié et démantelé six réseaux en Roumanie, la plupart basés dans le pays. Cinq d’entre eux avaient un très petit nombre de comptes, mais certains de ces comptes avaient un grand nombre de followers. Le sixième, en revanche, possédait 27 000 comptes. Tout ceci figure dans notre rapport.

Nous avons identifié deux nouveaux réseaux en Roumanie en avril 2025, composés pour partie de nouveaux comptes et pour partie de comptes récidivistes. Chaque fois que nous démantelons un réseau, nous continuons à en suivre les membres pour voir s’ils reviennent sur la plateforme et, le cas échéant, les bannir sur-le-champ. Ces deux réseaux étaient opérés depuis la Roumanie et visaient à influencer l’opinion nationale sur des sujets ayant trait à l’élection. Le premier avait soixante comptes, et l’autre vingt-sept.

Depuis septembre 2024, le travail mené par la task force chargée des élections et l’équipe spécialisée dans les opérations d’influence a été rendu public dans la plus grande transparence.

En ce qui concerne la France, nous n’avons identifié aucune opération d’influence ou aucun réseau cherchant à manipuler l’opinion à l’occasion des élections européennes. En revanche, nous avons découvert, dans le cadre de notre coopération avec Viginum, un réseau opéré depuis le Togo qui ciblait l’audience de la France – là encore, cette information est publique. Il visait plus particulièrement des publics francophones vivant en Afrique de l’Ouest et sur le territoire français, et discréditait la politique étrangère de la France dans cette partie de l’Afrique. Ses comptes et ses contenus revêtaient une apparence journalistique afin d’être plus crédibles. Je ne saurais dire si ce réseau entend influencer une future élection, je ne peux toutefois pas l’affirmer avec certitude, car la France n’est pas en période électorale.

Quoi qu’il en soit, nous poursuivons notre travail et renforçons notre collaboration avec Viginum. Notre coopération avec les autorités françaises suivra le modèle que nous avons appliqué en Roumanie et, depuis, dans d’autres pays ayant vécu des élections. Nous espérons que cette collaboration renforcée nous permettra de gagner en rapidité pour identifier et supprimer les contenus inappropriés. Notre engagement est intact.

M. le président Thomas Cazenave. Une question importante est justement celle de la réactivité de la plateforme. Tout l’enjeu est là, notamment dans la lutte contre les faux comptes. Dans l’incident en Roumanie que vous avez cité, combien de temps a-t-il fallu pour détecter le problème, pour alerter les autorités et pour qu’il se passe quelque chose ? Nous serions rassurés de savoir que votre réactivité est forte, si la France était un jour confrontée à ce genre d’attaque.

M. Lorenzo Andreozzi. Tout dépend du problème.

Les contenus qui violent nos directives communautaires tels que la désinformation, par exemple le contenu préjudiciable généré par IA qui représenterait une personnalité politique dans une situation qui n’a jamais existé ou d’une façon qui ne correspond pas à ce qu’elle est, peuvent être retirés très rapidement. Nous nous donnons une fenêtre de vingt-quatre heures ; cela peut-être un peu plus lorsqu’il est nécessaire de faire examiner le contenu par notre équipe de fact checking. Nous nous efforçons de ne pas dépasser un jour.

Les contenus illicites font l’objet d’une double évaluation, à la fois du point de vue de la légalité et de nos directives communautaires. Si le contenu viole nos règles et qu’il est illégal, il sera supprimé. Si le contenu ne viole aucune de nos règles, mais qu’il est illégal en France, il sera bloqué dans le pays.

Pour ce qui est des opérations d’influence impliquant plusieurs comptes, nous devons vérifier que les comptes sont bien liés à des acteurs malveillants afin de ne pas punir par erreur des utilisateurs qui ne seraient pas impliqués. C’est un équilibre délicat. Je ne saurais vous donner un délai exact, car nos équipes doivent effectuer plusieurs étapes de vérification avant la suppression effective des réseaux ; l’objectif est d’être précis. Nous nous engageons à agir aussi rapidement que possible dès que nous avons un signal crédible.

M. le président Thomas Cazenave. Je comprends qu’il soit difficile de faire la différence entre les vrais et les faux comptes pour ne pas pénaliser les utilisateurs. Combien de temps vous a-t-il fallu pour identifier la présence massive de faux comptes en Roumanie dans le but de manipuler l’opinion ?

M. Lorenzo Andreozzi. Je ne saurais vous répondre précisément à ce stade. Il me faudrait demander ces informations en interne. Je vous les transmettrai par écrit.

M. le président Thomas Cazenave. C’est bien dommage, car il s’agit d’une question essentielle.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Si j’ai bien compris, en Roumanie, vous avez essentiellement mené des investigations pour identifier et détruire les réseaux impliqués en supprimant les faux comptes. Parmi les nouvelles mesures mises en place, je note l’augmentation du nombre de personnes dans la task force, le changement des règles concernant le contenu politique afin d’apporter des précisions sur les contenus manipulatoires ou problématiques dans le cadre des élections, l’accélération de la capacité d’action par de meilleurs liens avec les comptes institutionnels et l’amélioration de la transparence de votre action autour des élections.

Il se trouve qu’avant d’être élu député, j’ai été le responsable des réseaux sociaux d’un candidat à l’élection présidentielle ; de ce fait, j’étais en relation avec les plateformes numériques. J’ai l’impression que ces mesures étaient déjà plus ou moins en place en France. Considérez-vous que certains pays sont plus faibles, en tout cas plus vulnérables à ce genre d’opérations du fait de relations moins approfondies avec TikTok ? Vous avez l’air de connaître Viginum : ces liens forts vous permettent-ils de protéger la France davantage que d’autres pays ?

M. Lorenzo Andreozzi. Il est impossible de faire des comparaisons. Chaque pays est différent, chaque système politique est différent et il n’y a pas deux élections similaires.

Il n’est pas exact de dire que toutes ces règles existaient déjà. C’est un processus en cours. Par le passé, pour l’authentification des comptes institutionnels, nous nous reposions principalement sur la relation de nos responsables des affaires publiques avec les partis et les personnalités politiques. Or, si un homme politique ne répond pas à notre demande de vérification et d’identification, il est difficile de gérer ensuite les problèmes d’usurpation d’identité. Parfois, il s’agit simplement de comptes parodiques sans conséquence ; dans d’autres cas, le compte peut se faire passer pour une personnalité ou un parti politique pour diffuser un message qui n’est pas exactement celui de ce parti ou de cette personne, ce qui porte préjudice au processus électoral. Nous investissons actuellement dans un tiers afin d’accélérer le processus par le biais d’un système qui permettra de supprimer les comptes qui ne sont pas authentiques, mais aussi d’empêcher les comptes institutionnels d’accéder aux services monétisés – sur TikTok, les partis et les personnalités politiques n’ont pas le droit de recourir à la publicité – de manière plus rapide, plus efficace et plus précise afin de réduire les risques, mais aussi d’améliorer l’expérience des personnalités politiques sur TikTok.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Un compte politique identifié comme un compte officiel ne peut pas faire de publicité sur la plateforme. Cela veut-il dire qu’une structure qui n’est pas identifiée comme un compte politique officiel, mais qui vise à soutenir un candidat lors d’une élection, pourrait promouvoir du contenu sur la plateforme ? Avez-vous des outils qui permettent d’identifier le contenu politique, quel que soit le compte, et de supprimer la publicité pour ce type de contenu ?

M. Lorenzo Andreozzi. Je n’ai peut-être pas été clair. Personne sur TikTok n’a le droit de faire des publicités politiques : ni les personnalités politiques, ni les comptes institutionnels, ni personne d’autre.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Qu’entendez-vous précisément par publicité politique ? Sans faire de la publicité pour un candidat, on peut sponsoriser des thèmes qui seraient favorables à un candidat. En France, les questions d’immigration et de sécurité tendent à favoriser les candidats de droite, tandis que les services publics et l’augmentation de salaires favorisent les candidats de gauche.

M. Lorenzo Andreozzi. Je vous répondrai par écrit. Je ne suis pas expert sur le sujet et je ne voudrais pas vous induire en erreur.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Si j’ai bien compris, le titulaire d’un compte politique officiel qui considère qu’un contenu mis en ligne ne le représente pas peut demander à TikTok de supprimer celui-ci. J’irai plus loin : si, en tant que titulaire d’un compte certifié, j’apprends l’existence d’une vidéo produite par une IA générative imitant jusqu’à ma voix qui me ferait tenir des propos totalement contraires à ceux que je tiens d’habitude, avez-vous mis en place des outils qui me permettraient de demander la suppression de cette vidéo, mais aussi de toutes les copies qui existeraient sur la plateforme ? Je sais qu’il est possible de le faire pour les vidéos associées au terrorisme ; est-ce possible pour les fausses informations politiques ?

M. Lorenzo Andreozzi. Nous avons rencontré quelques cas de ce genre. Ce type de contenu viole nos directives communautaires et il est probable que nos équipes puissent l’identifier et le supprimer sans qu’il soit besoin de procéder à un signalement. Nous avons également les moyens de trouver les copies et les variantes de cette vidéo et de les supprimer. Lorsque le contenu est signalé, notre task force et notre équipe de gestion des incidents agissent dans le cadre que je viens de décrire.

L’IA générative ne cesse d’évoluer et nous investissons massivement dans des systèmes de détection pour identifier ces contenus avant que quiconque les voie. Toutefois, certains outils d’IA génèrent du contenu de très basse qualité que les machines ont du mal à identifier ; dans ces cas-là, il est essentiel de le signaler.

Il y a une gradation dans les violations et plusieurs politiques peuvent s’appliquer. Le contenu trompeur que vous décrivez ne pose pas seulement problème du point de vue de l’utilisation de l’intelligence artificielle : si les propos tenus sont faux, il s’agit d’une forme de désinformation, laquelle est interdite par nos directives communautaires.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez parlé de vidéos venues du Togo qui cherchaient à dévaloriser la politique étrangère de la France en Afrique de l’Ouest. Avez-vous la capacité de vérifier que ces comptes ne sont pas financés par l’extérieur ? Nous savons que la Russie et la Chine s’attachent à dévaloriser la politique étrangère de la France en Afrique. Sait-on si le mouvement vient du Togo, qui aurait décidé de parler de ce sujet, ou si d’autres puissances utilisent ce pays comme une source d’émission pour noyer le poisson ?

De même, vous dites avoir identifié six réseaux en Roumanie, puis deux réseaux supplémentaires. Avez-vous mené des investigations plus poussées – vous ou la Commission européenne – qui auraient conclu que ces réseaux ne venaient pas seulement de Roumanie, mais que des puissances étrangères étaient impliquées dans une tentative d’ingérence ?

M. Lorenzo Andreozzi. Je ne suis pas en mesure de vous répondre sur l’origine de ces réseaux ni sur les acteurs qui pourraient se cacher derrière ces comptes. Nos données ont leurs limites. Une fois identifiée la structure du réseau – ce que nous faisons en étudiant le comportement des comptes –, nous menons parfois une analyse plus approfondie et il peut nous arriver de remonter jusqu’à leur origine. Néanmoins, la plupart du temps, c’est extrêmement difficile car ils utilisent des tactiques très sophistiquées pour brouiller les pistes. En outre, tout ne commence et ne finit pas sur la plateforme et ces informations n’existent pas toujours chez nous. C’est pourquoi nous collaborons avec les autorités, comme Viginum, et avec les services de renseignement, à qui nous fournissons les informations dont nous disposons, pour comprendre les causes de ces phénomènes. Il ne nous est pas possible de déterminer avec certitude, sur la seule base des informations présentes sur la plateforme, de quelle région ils proviennent.

Notre équipe de lutte contre les opérations d’influence travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Depuis décembre dernier, nous collaborons avec la Commission européenne et la Roumanie et nous les informons dès que nous identifions un nouveau réseau ou une activité suspecte. Nous avons même renforcé nos moyens. Nous partageons les informations dans nos rapports de transparence afin que la société civile, les associations et les autorités en soient informées. Nous mettrons les mêmes mesures en place à l’approche des élections en France. Entre-temps, notre relation avec Viginum continuera et nous approfondirons notre partenariat.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Des événements forts ont eu lieu récemment en Nouvelle-Calédonie-Kanaky. Le réseau TikTok y a été coupé pendant une certaine période. Nous avons depuis obtenu des informations de Viginum, qui parlait de tentatives de manipulation depuis l’Azerbaïdjan. Avez-vous des informations supplémentaires ? Avez-vous eu des contacts avec Viginum ? Comment avez-vous vécu la coupure de TikTok décidée par la France ?

M. Lorenzo Andreozzi. Je ne suis pas en mesure de vous répondre. Il faudra que je vérifie en interne ; vu de notre côté, c’était une situation de crise. Je me rappelle que la décision a été prise de fermer TikTok. Cela a été une vraie surprise pour nous. Nous préférons régler les problèmes dans la communication et la collaboration.

M. le président Thomas Cazenave. Vous pourrez joindre ces précisions à celles concernant la séquence des événements en Roumanie.

À vous entendre, on comprend que tout l’enjeu est celui de la collaboration avec les autorités publiques. Dans le débat public, on dit, au sujet de l’annulation des élections présidentielles en Roumanie, qui est un acte d’une extrême gravité : « C’est la faute de TikTok. » De votre point de vue, la responsabilité est-elle celle de TikTok ou celle des autorités, qui n’ont pas eu une réaction suffisamment rapide ?

M. Lorenzo Andreozzi. Il ne m’appartient pas d’attribuer la responsabilité à l’une ou l’autre partie. La situation était sans précédent et extrêmement complexe.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie et j’insiste sur l’importance de nous adresser les compléments demandés.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre-Édouard Stérin (mardi 20 mai 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Nous nous retrouvons pour notre quarante et unième réunion. Nous avons convoqué une nouvelle fois M. Pierre-Édouard Stérin. Je constate son absence, qui n’est pas une surprise compte tenu des échanges que nous avons eus avec lui ces derniers jours. À la suite de son absence la semaine dernière, nous avons procédé à une nouvelle convocation pour aujourd’hui, qui a donné lieu à des échanges épistolaires nourris où M. Stérin me faisait part de ses craintes liées à sa sécurité.

Parce que je prends ces menaces très au sérieux, nous avons commencé par le rassurer en faisant valoir que sa sécurité était garantie dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, rappelant à cette occasion que certaines personnalités auditionnées, des membres de l’Assemblée et sa présidente elle-même pouvaient aussi faire l’objet de menaces – de menaces de mort.

M. Stérin a alors fait état d’une crainte plus précise portant sur les conditions de son arrivée à l’Assemblée nationale, donc sur sa sécurité à l’extérieur de cette enceinte, m’invitant à me rapprocher du ministère de l’intérieur pour apprécier la réalité de la menace pesant sur lui – ce que j’ai fait.

Le ministère de l’intérieur a pris tous les engagements nécessaires pour garantir la sécurité de M. Stérin, afin qu’il puisse, dans de parfaites conditions, à l’instar de toute personne auditionnée par une commission d’enquête, se présenter devant nous comme nous le lui demandons depuis maintenant un mois et demi. Malgré ces garanties, qui lèvent selon moi le principal obstacle à sa venue, M. Stérin n’a pas souhaité donner suite à cette convocation, m’expliquant qu’il souhaitait participer à la présente réunion uniquement en visioconférence.

Nous constatons son absence, alors que sa présence sur les chaînes de télévision semble avérée.

Je vous propose donc de clore cette réunion et de réunir le bureau de la commission d’enquête pour apprécier les suites que nous entendons donner à cette absence.

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  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. François-Noël Buffet, ministre auprès du ministre d’État, ministre de l’Intérieur (mardi 20 mai 2025)

M. le président Thomas Cazenave. Monsieur le ministre, notre commission d’enquête a réalisé quarante-deux auditions, au cours desquelles nous avons entendu plus d’une centaine de personnes. Nous avons ainsi pu étudier l’ensemble du processus électoral, de l’inscription sur les listes électorales jusqu’à l’organisation des opérations de vote, en passant par les risques qui pèsent sur le bon déroulement des élections, qu’il s’agisse des influences étrangères ou du rôle des réseaux sociaux – le cas de la Roumanie nous a interpellés, il y a quelques mois –, et les questions relatives au financement de la vie politique, donc des candidats aux élections.

Nous avons souhaité clôturer ces auditions par la vôtre pour que le rapporteur puisse vous interroger sur les problématiques soulevées au cours de nos travaux et pour que vous nous disiez quel regard vous portez sur l’organisation des élections dans notre pays, dont je rappelle qu’elle relève des prérogatives du ministère de l’intérieur.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. François-Noël Buffet prête serment.)

M. François-Noël Buffet, ministre auprès du ministre d’État, ministre de l’intérieur. Je m’exprime devant vous dans un esprit de transparence et de coopération institutionnelle, avec l’intention d’apporter des éclairages utiles à vos travaux et, plus généralement, à l’ensemble de nos concitoyens, notamment ceux qui, peut-être, nous écoutent.

Je vais m’attacher à présenter le cadre général de l’organisation électorale de notre pays, à préciser les missions confiées au ministère de l’intérieur et à partager les principales actions que nous conduisons avec le ministre d’État pour garantir le bon déroulement du scrutin.

Je crois utile de rappeler, en préambule, que, dans leur principe, les élections sont garanties dès les premiers articles de notre Constitution, puisque son article 3 dispose : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. […] Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret. Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques. » À quoi l’article 4 ajoute : « Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. […] »

Le principe des élections se situe donc au sommet de notre hiérarchie des normes, comme un acte garant de l’exercice démocratique. À cet égard, l’organisation des élections politiques constitue une mission régalienne essentielle au bon fonctionnement de notre vie démocratique. Elle nous oblige à garantir que chaque citoyen, quels que soient son territoire, son origine sociale ou ses engagements politiques, puisse voter et être entendu sans discrimination ni entrave. L’organisation des élections – qu’il revient au ministre de l’intérieur d’assurer, conformément au décret du 8 janvier 2025 relatif aux attributions du ministre d’État, ministre de l’intérieur – repose sur une coopération étroite entre les différents échelons de l’État et diverses institutions, du niveau local au niveau national, dans un cadre juridique et opérationnel clairement défini.

À l’échelon central, le bureau des élections politiques, rattaché au secrétariat général du ministère, est notamment responsable de la préparation normative des scrutins, de la gestion logistique de la propagande électorale, du pilotage des démarches en ligne pour les électeurs ainsi que de la centralisation des résultats. Ce bureau travaille en étroite coordination avec l’ensemble des préfectures du pays, qui assurent, dans chaque département, l’organisation concrète des scrutins. Dans ce cadre, elles procèdent à l’enregistrement des candidatures, assistent la commission de propagande et centralisent les résultats en lien avec les communes.

Au niveau communal, les maires, agissant en qualité d’agents de l’État dans ces circonstances, sont responsables de la tenue des listes électorales, de l’organisation des bureaux de vote et du bon déroulement des opérations le jour du scrutin. Permettez-moi, à cet égard, d’exprimer la reconnaissance que nous devons aux services du ministère de l’intérieur, aux préfectures, aux communes et à l’ensemble des agents de l’État ainsi qu’aux concitoyens qui participent aux élections et à l’organisation des bureaux de vote. Par leur engagement constant, ils contribuent à assurer le bon fonctionnement de notre démocratie dans un moment où certains s’interrogent sur l’impartialité de nos institutions.

Dans un délai particulièrement resserré de vingt-quatre jours, les services de l’État ont su, grâce à une mobilisation exceptionnelle, garantir la tenue des scrutins des dernières élections législatives dans le respect le plus absolu des règles de droit. Les circulaires idoines ont rapidement été élaborées et diffusées pour fournir aux communes et aux préfectures les instructions juridiques et organisationnelles nécessaires. Des dispositifs inédits ont été déployés pour garantir la bonne tenue de ces scrutins, comme l’organisation de permanences téléphoniques pour traiter de la validité des procurations, l’expérimentation de la plateforme de diffusion Solocal ou la mise en place d’une collaboration rapprochée avec l’ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires) ainsi que la mobilisation du réseau des 2 700 maisons France Services.

Cette mobilisation a permis de garantir l’exercice effectif de leur droit de vote à tous les citoyens. Ainsi, aux premier et second tours, le taux de participation s’est élevé respectivement à 66,7 % et à 66,63 %, contre 47,5 % et 46,23 % en 2022.

Ces élections ont également été l’occasion d’évaluer notre dispositif électoral et d’identifier les leviers d’amélioration.

Parce qu’il s’agit d’un processus démocratique et populaire, l’organisation des élections est elle-même questionnée par des évolutions de la société, dans le respect des principes fondateurs de notre démocratie : la transparence, l’accessibilité, l’égalité et la liberté de candidature ainsi que le contrôle du juge.

Je crois utile de revenir sur les principaux changements survenus ces dernières années. Parmi les évolutions notables en matière d’organisation des élections, je souhaite souligner l’impact positif du déploiement du répertoire électoral unique grâce la loi de 2016. Il a permis de moderniser la gestion des listes électorales au profit d’une plus grande fiabilité et d’une plus grande facilité. Cela a permis une inscription plus souple, jusqu’à six semaines avant l’élection. Les demandes d’inscription sur les listes électorales ont, quant à elles, pu être dématérialisées. En conséquence, une hausse notable des inscriptions a été observée, ce qui est positif.

Concernant les procurations, les efforts engagés depuis plusieurs années ont abouti à leur dématérialisation par les détenteurs de l’identité numérique certifiée, France Identité. Comme vous l’a indiqué la DMATES (direction du management de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur), en 2024, 75 % des électeurs ayant fait une procuration ont utilisé cette téléprocédure, pour un total de 4,4 millions de procurations établies. Je vous annonce d’ailleurs qu’un décret en Conseil d’État sera prochainement pris pour généraliser l’établissement et la réalisation entièrement dématérialisés des procurations, y compris pour les élections partielles.

J’en viens aux thématiques auxquelles votre commission a prêté une attention particulière.

S’agissant de la propagande électorale, le cadre juridique est fixé par le chapitre V du code électoral, qui détermine les périodes de campagne électorale, les modalités de communication dans les médias et, surtout, les conditions d’affichage et de diffusion des documents de campagne. Ces dispositions sont centrales, car elles visent à garantir l’égalité entre les candidats, la sincérité du scrutin et la bonne information des électeurs.

En 2021, le ministère de l’intérieur a tiré les conséquences des incidents et des dysfonctionnements des élections. Les recommandations formulées et par l’Assemblée nationale et par le Sénat lors des commissions d’enquête diligentées à la suite de ces dysfonctionnements ont été suivies lors de la conclusion des nouveaux marchés d’acheminement des plis de propagande. Elles portent en particulier sur les marchés d’externalisation de la mise sous pli et sur les plans d’organisation et de contrôle.

S’agissant des conditions d’acheminement de la propagande, je tiens à vous assurer qu’aucune défaillance significative de colisage n’a été constatée pour ces élections. Les électeurs ont donc pu voter dans des conditions normales à chaque tour de scrutin ; aucun parti n’a été lésé ni favorisé. Quelques dysfonctionnements ont tout de même été recensés, notamment dans le département du Rhône. Un plan de secours a été en effet déclenché dès le 30 mai par le prestataire, et la mise sous pli a été réalisée manuellement par les fonctionnaires sur la plaque lyonnaise pour compenser la défaillance du routeur et permettre la distribution des plis à tous les électeurs.

En ce qui concerne la mal-inscription, il convient de rappeler que l’article L. 9 du code électoral dispose que l’inscription sur les listes électorales est obligatoire mais résulte de la volonté seule de l’électeur. Celui-ci peut s’inscrire dans une commune, pourvu qu’il respecte l’un des différents critères mentionnés à l’article L. 11 du même code, à savoir : y avoir son adresse principale ou sa résidence secondaire, y être contribuable ou gérant d’une société. Cette commune peut également être celle de ses parents s’il a moins de 26 ans, ou celle d’un ascendant ou d’un descendant, dans certains cas précis.

L’objectif du code électoral est de prévoir toutes les configurations personnelles ou familiales pour garantir et préserver le droit de vote des électeurs. En 2024, 99 % des Français de moins de 30 ans et 95 % des Français en âge de voter étaient inscrits sur les listes électorales, contre, respectivement, 88 % et 85 % en 2018.

Une étude de l’Insee met en évidence que 16,5 % des Français inscrits sur les listes électorales pour l’élection présidentielle de 2022, soit un peu plus de 7,7 millions de personnes, l’étaient dans une autre commune que leur commune de résidence. Ces électeurs ne se trouvent pas du tout dans une situation de mal-inscription, dans la mesure où le code électoral prévoit des dérogations. Ainsi, 2,5 millions d’entre eux sont des jeunes de moins de 26 ans, qui ont le droit de s’inscrire dans la commune de leurs parents ; 1,7 million avaient déménagé récemment et sont susceptibles d’être mal inscrits en cas d’absence de mise à jour de leur situation électorale ; 3,5 millions ne présentent pas de caractéristiques particulières : il peut s’agir d’électeurs votant dans la commune de leur résidence secondaire, comme le droit les y autorise, ou d’électeurs réellement mal inscrits. Le nombre précis de mal inscrits demeure donc, en fait, assez malaisé à appréhender.

Le ministère s’engage depuis de nombreuses années à remédier aux problèmes de mal et de non-inscription, grâce au déploiement de plusieurs actions : diffusion par voie postale d’un courrier invitant 150 000 personnes ayant récemment déménagé à actualiser leur inscription sur les listes électorales ; formation de 800 conseillers France Services à la détection proactive d’électeurs mal ou non inscrits et diffusion d’un support de communication dédié dans les 2 900 maisons France Services ; communication sur les réseaux sociaux du ministère et sur le site service-public.fr ; campagne d’achat d’espaces publicitaires en ligne pour inciter les électeurs ayant récemment déménagé à s’inscrire sur les listes électorales ; enfin, proposition à des partenaires institutionnels, notamment la DGFIP (direction générale des finances publiques) et la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), d’intégrer des liens de redirection vers les démarches en ligne d’inscription sur les listes électorales lors des démarches de changement d’adresse couramment réalisées lors d’un déménagement.

Lors des précédentes auditions, la possibilité de recourir à une inscription automatique a été évoquée. Cette proposition doit être analysée avec une grande prudence car, je l’ai dit, l’inscription résulte d’abord d’une volonté de l’électeur. Or l’inscription automatique reviendrait à contraindre son choix, notamment celui de son lieu d’inscription. Par ailleurs, l’inscription automatique suppose une connaissance détaillée et complète de la situation des électeurs, ce qui imposerait de parvenir à concilier le respect du droit à la vie privée et l’intérêt de leur juste inscription, appréciée à l’aune de critères non objectifs dès lors qu’ils excèdent le droit positif. Enfin, le droit de vote est une liberté de choix qui ne saurait aboutir à une restriction des droits et libertés. L’enjeu est, non pas de contraindre, mais de garantir l’accès à un droit fondamental. La contrainte qui serait imposée à près de 50 millions d’électeurs dont 95 % sont déjà inscrits sur les listes ne nous paraît pas, à ce stade, proportionnée à l’objectif poursuivi.

En ce qui concerne les machines à voter, l’article L. 57-1 du code électoral dispose qu’elles peuvent être utilisées dans les bureaux de vote des communes de plus de 3 500 habitants figurant sur une liste arrêtée dans chaque département par le représentant de l’État. Depuis 2008, ce dispositif a été adopté dans soixante-trois communes, ce qui représente environ 1,3 million d’électeurs, soit environ 3 % du corps électoral.

Le ministère de l’intérieur a lancé une concertation afin de réfléchir à la levée du moratoire s’appliquant à l’installation de ces machines à voter, et à leur avenir. Un groupe de travail de niveau technique a déjà réuni, en mars 2023, les services de l’État, la DMATES et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) principalement, ainsi que la société France élection, afin d’évaluer la faisabilité des évolutions techniques préalables à une éventuelle levée du moratoire. J’ai décidé de réunir à nouveau rapidement ce groupe de travail afin de trancher définitivement la question.

La problématique des machines à voter est particulièrement sensible au regard des garanties que nous devons apporter aux électeurs : il convient de limiter le risque de fraude, d’assurer le secret du vote et le bon dépouillement et d’être au niveau des enjeux de cybersécurité. Plusieurs incidents survenus récemment dans des pays européens nous invitent à une grande prudence. Mon propos est, je l’espère, clair. Nous avons pour responsabilité de garantir la sincérité du vote et la bonne expression du pluralisme politique en nous préservant de toute ingérence extérieure comme de tout risque de fraude.

S’agissant, enfin, des risques de déstabilisation du processus électoral, le cadre juridique français vise à limiter les risques de désinformation des électeurs. La loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information a créé deux articles, L. 163-1 et L. 163-2 du code électoral, qui visent à réguler les plateformes en ligne en transposant le règlement sur les services numériques et à instaurer une procédure de référé pour faire cesser la diffusion en ligne d’allégations de nature à altérer la sincérité du scrutin.

Beaucoup de services et d’institutions sont mobilisés pour assurer la bonne information des électeurs, notamment l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique), compétente pour assurer le contrôle du pluralisme des médias, mais aussi les forces de sécurité intérieure et les services de renseignement pour contrer les tentatives d’ingérence. Je le dis le plus solennellement possible : la République ne peut permettre que les élections soient faussées ou les citoyens désinformés.

Je réaffirme ici l’engagement plein et entier du gouvernement de garantir une organisation électorale exemplaire. S’il est une fonction régalienne majeure du gouvernement, c’est bien celle de s’assurer que le droit démocratique le plus fondamental peut s’exercer dans les conditions de rigueur, de sincérité et de sécurité les plus importantes.

M. le président Thomas Cazenave. Merci, monsieur le ministre, pour ce propos préalable précis.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je m’associe aux remerciements du président. Vous avez répondu à un certain nombre des questions qui vous avaient été adressées par écrit. Je vais revenir sur les points qui me paraissent les plus intéressants.

Ma première série de questions porte sur Adrexo – vous avez étudié le problème, nous le savons, dans le cadre de vos précédentes fonctions. Quelles conclusions l’État a-t-il tirées des dysfonctionnements de cette société ? Un remboursement des sommes qui lui ont été versées a-t-il été demandé ? Une enquête approfondie peut-elle être menée sur cette entreprise ? Des soupçons pèsent-ils sur celle-ci ? Nous avons auditionné certains de ses anciens salariés, qui ont le sentiment que l’argent est parti dans les poches de quelques individus au détriment de l’ensemble de la société. Des suites, notamment judiciaires, sont-elles envisagées ?

Par ailleurs, vous avez indiqué, et l’on peut s’en féliciter, que chaque citoyen, quelle que soit son origine sociale, doit pouvoir voter. Or, précisément, les non-inscriptions et les mal-inscriptions sont socialement situées : elles concernent souvent des personnes qui ont un niveau de revenu plus faible que la moyenne, sont dans une situation de plus grande précarité ou déménagent davantage, notamment s’ils habitent un logement social. Quant aux étudiants, ils sont dans une situation de mal-inscription, non pas sur le plan juridique, puisque la plupart d’entre eux ont moins de 26 ans, mais parce qu’ils font souvent leurs études loin de chez leurs parents et ont de grandes difficultés à se rendre aux urnes car ils vivent fréquemment sous le seuil de pauvreté.

Vous êtes défavorable à l’inscription automatique sur les listes électorales ; j’y suis, pour ma part, plutôt favorable, à titre personnel – nous y reviendrons dans le cadre de nos recommandations. Quelle autre solution proposez-vous pour améliorer l’information des électeurs et renforcer l’incitation à s’inscrire sur les listes électorales ? Êtes-vous favorable, par exemple, à la mobilisation d’un plus grand nombre d’acteurs pour favoriser la réinscription sur les listes électorales en cas de déménagement ? Je pense notamment aux opérateurs téléphoniques, aux fournisseurs d’accès à internet, d’électricité et de gaz.

Vous avez indiqué que des courriers étaient envoyés aux électeurs qui déménagent. Selon quels critères ? D’autres moyens pourraient-ils être utilisés, comme l’envoi d’e-mails ou de SMS ?

Enfin, on peut évaluer la part des électeurs non inscrits – environ 5 %, avez-vous dit –, mais on n’est pas capables de les accompagner pour qu’ils s’inscrivent sur les listes électorales. C’est une lacune de l’État.

J’en viens aux procurations. L’un de mes collègues, René Pilato, a interrogé le ministre de l’intérieur – M. Darmanin, à l’époque – à ce sujet, le 28 novembre 2023 sous la forme d’une question orale, le 26 décembre sous la forme d’une question écrite ; sa question a ensuite été signalée le 8 avril 2024. La dissolution ne lui a pas permis d’obtenir une réponse mais, de toute évidence, sa question n’en avait pas.

M. Pilato avait en effet découvert que, lors de l’élection législative à laquelle il avait été candidat en 2022, 64 des 134 procurations manuscrites n’existaient pas. Or l’élection s’était jouée à vingt-trois voix. Le Conseil constitutionnel a donc annulé l’élection, et M. Pilato a été élu lors du scrutin partiel organisé à la suite de cette annulation. Plusieurs questions se posent.

Tout d’abord, les registres des procurations se trouvent dans les mairies ; qui veut contester l’élection doit les consulter dans un délai de dix jours. Ainsi, dans la Creuse, qui est une circonscription départementale, celui qui veut s’assurer que les procurations ne posent pas de problème doit visiter l’ensemble des communes du département dans un délai de dix jours ! Vous conviendrez que c’est un peu difficile. Aussi les registres de procuration pourraient-ils être centralisés à la préfecture, par exemple.

Ensuite, les procurations ne sont plus annexées au procès-verbal, ce qui permettait pourtant de vérifier leur réalité.

Dernier point, si je comprends bien, il est possible de faire une procuration jusqu’au dernier moment. Se pose donc la question de la vérification de la validité des procurations dans des élections qui peuvent se jouer à quelques voix, question qui m’a été soufflée par de nombreuses personnes et sur laquelle travaillent des sénateurs en ce moment.

Dans le cadre de la dématérialisation totale que vous annoncez, qu’en est-il de la gestion de ces procurations de dernière minute ?

Vous avez cité la DMATES, qui centralise les résultats pour les élections à circonscription nationale – l’élection présidentielle et les élections européennes. Or il me semble qu’on peut s’interroger sur le respect du pluralisme dans une telle structure administrative. Ne faudrait-il pas envisager une représentation des forces politiques qui prennent part au scrutin ? Actuellement, elles peuvent venir surveiller la remontée des résultats au niveau départemental mais pas au niveau national. Certes, on peut se débrouiller en additionnant les résultats départementaux, mais il serait utile, au nom du pluralisme, que les forces politiques aient un droit de regard, pas forcément en présentiel.

Enfin, à la lumière des auditions, il apparaît que la sincérité du scrutin sera l’un des grands enjeux de l’élection présidentielle de 2027, celle-ci supposant tant l’absence de triche que la nécessaire confiance de nos concitoyens dans le scrutin, notamment eu égard aux ingérences étrangères.

Cette exigence de sincérité m’amène à exprimer une vive inquiétude à l’égard des machines à voter. Admettons que l’on décide de lever le moratoire et d’étendre le recours aux machines à voter. Si jamais l’élection présidentielle de 2027 était très serrée – cela pourrait être le cas si l’on en croit les enquêtes d’opinion –, ne craignez-vous pas que ce mode particulier de vote soit fortement contesté et puisse faire douter nos compatriotes de la sincérité du scrutin ?

M. François-Noël Buffet, ministre. S’agissant des machines à voter, le moratoire avait été motivé principalement par le risque d’interventions sur la machine elle-même, qui pourraient altérer les résultats. Toutefois, cela n’a jamais été démontré à ce jour. En tout état de cause, il faut prendre une décision : soit on continue, soit on arrête. Tel est l’objectif des réunions à venir.

Si nous sommes capables de nous assurer de la sincérité du scrutin – il y a à cela deux conditions : l’électeur doit pouvoir justifier du fait qu’il a bien voté et il faut être protégé sur le plan cyber –, je ne vois pas de raison d’empêcher les communes qui y sont vraiment attachées d’y avoir recours. Si nous ne sommes pas capables de garantir de façon certaine la sécurité absolue du vote, il faudra arrêter, à charge pour les communes qui utilisent ces machines de revenir à un système plus ancien. Elles n’en ont pas du tout envie, considérant que le système marche très bien – et ce n’est pas faux. Il faut lui reconnaître un avantage : un dépouillement rapide et sincère, qui évite toutes les discussions auquel il donne lieu traditionnellement. Nous allons regarder cela de très près.

Pour ce qui concerne la DMATES et le fait de collationner l’ensemble des résultats des élections présidentielle ou européennes, chacun a accès à la salle de presse du ministère de l’intérieur où les résultats sont communiqués en direct. Je ne crois pas qu’il y ait de difficulté de transparence puisque la salle est totalement ouverte, peut-être faut-il le formaliser.

Je reviens à Adrexo. Vous avez eu l’amabilité de rappeler que j’avais présidé une commission d’enquête au Sénat, dont les conclusions étaient absolument catastrophiques. Elle avait pointé plusieurs difficultés dans l’organisation des élections. La principale était liée à la défaillance du prestataire dans un contexte de double scrutin, avec seulement une semaine entre les deux tours.

Le marché conclu avec Adrexo avait été immédiatement résilié après les élections et un marché de substitution avait été conclu avec La Poste en 2022. Depuis, deux marchés pérennes ont été signés avec elle. Je me souviens que lors des auditions, le discours de La Poste était clair, net et précis, ce qui n’était pas vraiment le cas pour Adrexo. Les recommandations qu’avaient formulées l’Assemblée et le Sénat ont été suivies bien sûr.

Adrexo avait signé un marché avec le ministère de l’intérieur en décembre 2020 pour la distribution de la propagande. À la suite des manquements constatés, le ministère a résilié le contrat et appliqué des pénalités, qui étaient prévues par le marché. Adrexo a engagé une procédure contentieuse en septembre 2021. Le 15 novembre 2024, le tribunal administratif a condamné l’État à verser aux sociétés civiles professionnelles BTSG, JP Louis et Lageat, co-liquidateurs judiciaires de la société Milee, qui avait racheté Adrexo, la somme de 2,313 millions d’euros sur les 40 millions initialement demandés, soit le montant des pénalités infligées à Adrexo par le ministère en 2021, au motif que celles-ci étaient insuffisamment justifiées. En effet, les défaillances dans la distribution de la propagande électorale aux élections régionales et départementales de cette année-là relèvent pour partie de l’État et des routeurs ; elles ne pouvaient donc donner lieu à des pénalités additionnelles aux réfactions qui avaient été infligées. En revanche, la résiliation du marché et les réfactions n’ont pas été remises en question.

Pour ce qui est des personnels, le gouvernement a évidemment suivi les conséquences sociales de la liquidation de la société Milee afin de gérer au mieux la situation des 10 000 salariés, qui étaient essentiellement en contrat court. La ministre du travail et de l’emploi, Mme Panosyan-Bouvet, a rencontré, à leur demande, les délégués syndicaux de l’entreprise le 24 octobre dernier. Elle a annoncé à cette occasion plusieurs mesures, dont le paiement du montant garanti des salaires pour la période du 1er juin au 22 septembre avant la fin du mois d’octobre ainsi que le versement de l’indemnité de préavis, de l’indemnité de congés payés et du solde des congés payés avant la fin du mois de novembre. Un irritant demeure pour les délégués syndicaux : les congés payés des salariés ayant été en arrêt maladie ces dernières années n’ont pas été payés, en raison de manquements de l’entreprise elle-même et d’un système informatique défaillant, qui rend complexe la reconstitution des salariés concernés, des périodes et des montants. Le mandataire judiciaire y procède en ce moment après avoir soldé tous les montants dus à tous les salariés, dont les salariés protégés, qui ont été licenciés tardivement pour des raisons de droit. Le cabinet de la ministre reste en contact étroit avec les délégués syndicaux et continue à suivre attentivement le sujet. Quant à une éventuelle évaporation des fonds, je ne suis pas capable de vous répondre. En toute hypothèse, si les mandataires judiciaires ont constaté que de l’argent a disparu, il leur revient d’engager une procédure pénale.

Quant à l’inscription automatique, la mal-inscription ou la non-inscription, il conviendrait en préambule de nous entendre sur la notion de mal inscrit. Pour lui donner corps, il faudrait définir des critères et des principes. En effet, certains peuvent considérer comme mal inscrite une personne inscrite dans la commune du domicile de ses parents, de sa résidence secondaire, ou du siège de l’entreprise qu’elle dirige, toutes choses que la loi autorise. Des gens peuvent s’être inscrits volontairement ailleurs. Ce n’est pas la même chose que de ne pas être inscrit.

Le bilan de la mission Administration proactive 2024 est le suivant : la plateforme de diffusion Solocal a été expérimentée pour inciter les électeurs qui ont déménagé à s’inscrire sur les listes électorales. Quelque 2,3 millions de publicités ont été imprimées. La mission recommande de mener cette campagne de publicité au long cours au moins six mois avant les élections. Ensuite, 150 000 courriers ont été adressés entre le 10 et le 15 avril aux personnes ayant récemment déménagé. Il est préconisé de ne pas nécessairement reconduire cette démarche utile mais insuffisamment ciblée. Dans le cadre la campagne de communication décrivant les modalités d’inscription sur les listes électorales en collaboration avec les maisons France Services, 270 000 flyers ont été mis à disposition dans les locaux ; quatre webinaires ont réuni environ 800 agents ; des articles ont été publiés dans trois newsletters expédiées à 11 000 personnes. Par ailleurs, 887 accompagnements personnalisés liés au domaine électoral ont été effectués dans 259 services répartis dans 86 départements. Il est recommandé d’intégrer les accompagnements des Adil (agences départementales d’information sur le logement) et Maprocuration au bouquet de l’offre France Services. Enfin, afin d’intégrer un lien de redirection à la fin des démarches de changement d’adresse couramment réalisées lors d’un déménagement, il est suggéré de reprendre l’attache des administrations ayant connaissance d’un changement d’adresse en vue des prochaines élections. C’est ce que vous évoquiez tout à l’heure précisément.

Je cite quelques éléments chiffrés : en 2024, 99 % des Français de moins de 30 ans et 95 % des Français en âge de voter étaient inscrits sur les listes électorales contre, respectivement, 88 % et 85 % en 2018. Selon l’Insee, 16,5 % de nos compatriotes étaient mal inscrits sur les listes électorales pour l’élection présidentielle en 2022 ; autrement dit, 7,7 millions de personnes étaient inscrites dans une autre commune que leur commune de résidence.

Deux actions ont été menées en amont des élections européennes du 9 juin 2024 pour encourager l’inscription sur les listes électorales : diffusion par voie postale d’un courrier invitant 150 000 personnes ayant récemment déménagé à actualiser leur inscription ; formation de 800 conseillers France Services à la détection proactive de la non-inscription et de la mal‑inscription ; diffusion d’un support de communication dans les 2 900 maisons France Services ; communication sur les réseaux du ministère et sur le site service-public.fr ; campagne d’achat d’espaces publicitaires ; proposition de partenariat avec la DGFIP (direction générale des finances publiques) ou la CPAM (caisse primaire d’assurance maladie).

Enfin, la dématérialisation complète des procurations, qui a été expérimentée avec succès en 2024, sera étendue à toutes les élections politiques d’ici à 2026. Un décret en Conseil d’État sera prochainement pris en ce sens. La mise en place de la démarche en ligne Maprocuration en 2021 a facilité l’établissement des procurations au bénéfice de la participation électorale. Son interconnexion avec le répertoire électoral unique a permis dès 2022 de déterritorialiser les procurations. Désormais, les personnes qui reçoivent la procuration n’ont plus à être inscrites dans le bureau de vote de celles au nom desquelles elles votent. En la matière, nous avons maintenu les aménagements que le gouvernement avait mis en place au moment du covid : il était alors permis de détenir deux procurations et de ne pas être inscrit dans le bureau de vote de celui qui vous donne procuration.

Le gouvernement est prêt à travailler avec vous sur l’instauration d’une date limite pour l’établissement de la procuration. Nous connaissons ces procurations faites le samedi après-midi en toute hâte ou le samedi soir, pour ne pas parler du dimanche matin, qui sont juridiquement valables mais dont les conséquences administratives sont terribles – il faut rééditer la liste électorale, la contrôler, etc. Nous devons trouver une solution, peut-être fixer la date limite au vendredi, pour ne pas s’exposer aux difficultés pratiques.

Environ 400 000 procurations ont été établies en ligne dans les deux jours précédant le premier tour des élections législatives de 2024 et 200 000 dans les deux jours précédant le second tour.

S’agissant du contrôle des listes électorales, ce sont les communes et plus largement les consulats qui sont responsables de la validation des inscriptions sur leur territoire, des radiations et de la saisie des demandes de procuration. Faut-il modifier le système ? Je ne suis pas convaincu, cela fonctionne plutôt bien. La dématérialisation et l’instauration d’une date limite devraient permettre de renforcer le contrôle et de garantir la validité des procurations.

Je reviens à votre suggestion d’informer les non-inscrits par e-mail ou par SMS. Tout est possible techniquement à condition que le répertoire soit parfaitement renseigné, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. On ne peut pas obliger nos compatriotes à le faire. On me souffle toutefois que les e-mails et les SMS sont déjà utilisés.

M. Antoine Léaument, rapporteur. En ce qui concerne l’inscription sur les listes électorales, mon idée est de l’ajouter aux démarches que doit faire une personne qui déménage – pour obtenir l’électricité, le gaz, une connexion internet, etc. Il s’agit de s’assurer qu’à chacune des étapes, la personne soit informée, soit par l’État, dans le cas des impôts par exemple, soit par les acteurs privés – ce serait une obligation pour eux – de la nécessité de s’inscrire sur les listes électorales, sauf si, comme je le souhaite, l’inscription devient automatique. L’expérience le montre, c’est plutôt un oubli ou une méconnaissance de l’obligation de se réinscrire qui est à l’origine de la mal-inscription.

Ensuite, si l’on s’attelait à compléter le répertoire électoral unique avec les mails et les numéros de téléphone, on disposerait d’outils bien plus puissants pour informer les citoyens sur les changements d’adresse. Les courriers sont plutôt ouverts par nos compatriotes tandis que le taux d’ouverture des e-mails est très faible – autour de 25 %. En revanche pour les SMS, le taux de lecture est extrêmement fort, de l’ordre de 95 %. Une information par SMS sur la nécessité de se réinscrire sur les listes électorales et la possibilité de le faire en ligne aurait toutes les chances d’être efficace.

S’agissant de l’usage des SMS, vous répondez que le répertoire n’est pas complet mais que peut-on faire pour y remédier ? Ma question est liée à celle des radiations que nos travaux ont mise en lumière. J’ai étudié le cas d’Évry où le taux de radiation pour perte d’attache communale a atteint 16 % en dépit du volontarisme de la mairie. Celle-ci avait envoyé des courriers en recommandé avec accusé de réception pour avertir les personnes qu’elles risquaient d’être radiées pour perte d’attache communale. Résultat : 16 % du corps électoral a été radié – ce n’est pas rien –, parmi lesquels se trouvaient un nombre très important de personnes qui résidaient toujours dans la commune et souhaitaient participer aux élections, au point que le tribunal d’Évry a dû les réinscrire en catastrophe. Il l’a fait pour quatre-vingt-une personnes mais on se doute qu’elles étaient plus nombreuses.

Lors de mon contrôle sur pièces et sur place à la mairie d’Évry, le constat était assez évident : les personnes les plus concernées par les radiations habitaient dans les quartiers populaires et les personnes les moins concernées, dans les quartiers les moins populaires. Cela crée une inégalité de fait.

Or une personne radiée pour perte d’attache communale devient non inscrite, elle est privée de son droit de vote. Si la radiation intervient dans les six semaines qui précèdent la date limite d’inscription sur les listes électorales, la personne perd son droit de vote purement et simplement : elle ne peut plus voter sauf si elle demande au tribunal de la réinscrire, ce qui est peu probable de la part de personnes qui sont éloignées des administrations, comme je viens de l’expliquer.

Enfin, ne pourrait-on pas contraindre les opérateurs téléphoniques à envoyer des messages rappelant la date de l’élection ? Puisque les SMS sont les outils les plus efficaces, cette solution garantirait qu’un maximum de citoyens soient informés. Quel est l’état de la réflexion au ministère de l’intérieur sur ces propositions ?

M. François-Noël Buffet, ministre. Il existe déjà des partenariats en vertu desquels un lien relatif à l’inscription sur les listes électorales figure sur les démarches de changement d’adresse. Ils concernent les administrations – France Travail, la CNAF (Caisse nationale des allocations familiales), la DGFIP, la CNAV (Caisse nationale d’assurance vieillesse), la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie), la CCMSA (Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole) –, le secteur parapublic – EDF et Engie – et le secteur privé – TotalEnergies, Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free. Les opérateurs téléphoniques sont des partenaires engagés.

S’agissant de l’exemple d’Évry, pouvez-vous préciser la procédure que la mairie a suivie pour informer les citoyens du fait que si leur carte électorale lui revenait, ils seraient radiés ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. La procédure mise en place par la mairie d’Évry était assez coûteuse. En cas de retour de la carte électorale qui n’était pas arrivée au domicile, un premier courrier en recommandé avec accusé de réception était envoyé, en novembre ou décembre 2023 de mémoire. Il était prévu d’attendre quinze jours pour envoyer un second courrier à la même adresse avertissant du risque de radiation. Finalement, le second courrier a été envoyé autour du mois de février, soit trois mois avant les élections européennes, à la suite de quoi 6 000 personnes ont été radiées, soit 16 % du corps électoral de la ville.

De nombreux articles de presse s’étaient fait l’écho de cette décision. Afin d’objectiver le phénomène, j’ai interrogé l’Insee, qui m’a fait parvenir un document recensant les villes où le nombre de radiations a été le plus important : Évry est bien en tête du classement ; dans les dix premières villes, le taux de radiation est supérieur à 10 %.

Il apparaît que les quartiers populaires concentrent les plus forts taux de radiation – je l’ai vérifié à Évry. Cela ne signifie pas forcément que les personnes n’habitaient pas à l’adresse à laquelle le courrier avait été adressé. Il y a d’autres explications : des boîtes aux lettres en mauvais état, qui ne permettent pas de recevoir le courrier ni le récépissé du recommandé délivré par La Poste ; les horaires d’ouverture des bureaux de poste qui ne sont pas toujours adaptés aux personnes qui travaillent en horaires décalés. Une accumulation de difficultés peut conduire à une radiation des listes électorales, sans possibilité de corriger le tir dans les quinze jours comme le prévoit la loi.

Je comprends bien l’idée d’essayer d’améliorer la tenue des listes électorales, mais cela conduit au fait de priver des gens de leur droit de vote. S’ils ne sont pas informés de leur radiation, ils découvrent au bureau de vote qu’ils ne sont pas inscrits sur les listes.

M. François-Noël Buffet, ministre. Le maire est responsable des radiations ; il doit s’assurer que la personne qu’il envisage de radier des listes n’est plus domiciliée sur le territoire de sa commune. Par ailleurs, l’électeur a la possibilité d’intenter des recours devant la commission de propagande, voire devant les juridictions, y compris le jour du scrutin. Mais je comprends votre question, qui est un peu différente.

Le ministère examine actuellement la proposition de suspendre les radiations d’office pendant les six semaines qui précèdent un scrutin. Nous en étudions les effets potentiels. Notre avis est plutôt réservé.

L’Insee a montré que les radiations n’étaient pas concentrées dans certains bureaux de vote.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Si !

M. François-Noël Buffet, ministre. Peut-être dans certains quartiers, secteurs ou territoires, au sens large… Nous relirons le rapport pour trancher notre différence d’interprétation !

En revanche, il convient sans doute de réfléchir à la façon d’informer au mieux nos concitoyens de leur radiation. J’imagine que votre commission fera des propositions en la matière. Les électeurs doivent évidemment surveiller leur boîte aux lettres, mais l’envoi de SMS, à intervalles réguliers, constitue peut-être une piste intéressante, d’autant que ce mode de communication est déjà utilisé par ailleurs. Je souhaiterais que cela soit piloté par l’État plutôt que par un opérateur privé, de quelque nature qu’il soit. Ce serait un minimum, s’agissant d’un moment régalien très important !

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai demandé à l’Insee des chiffres détaillés sur les radiations, car si ces dernières concernent davantage certains quartiers, le résultat du scrutin peut en être modifié. Puisque vous avez participé, comme moi, à des élections, vous savez qu’il y a des « bons » et des « mauvais » bureaux, qui ne sont pas les mêmes selon les candidats. Or, à Évry, certains bureaux ont enregistré 200 ou même plus de 300 radiations pour perte d’attache communale – sur 1 000 électeurs inscrits, en moyenne –, alors que d’autres n’ont vu que soixante, cinquante, trente-trois ou même cinq de leurs inscrits radiés. J’entreprendrai, dans les prochains jours, de comparer les résultats des élections avant et après ces radiations, car la question est de savoir si ces opérations n’ont pas empêché de voter une partie spécifique de l’électorat – ce qui donnerait à l’affaire une tout autre dimension.

M. François-Noël Buffet, ministre. Que les choses soient claires : pour le ministère de l’intérieur, les radiations visent à ce que la liste électorale reflète parfaitement la population de la commune, et plus précisément les personnes attachées à cette dernière. L’enjeu est celui de la sincérité de la liste électorale. Il convient effectivement d’éviter que des inscrits soient radiés à tort : si tel est le cas, nous devons le savoir le plus tôt possible afin que la situation soit régularisée. Mais nous devons aussi savoir le plus tôt possible qu’une personne n’a plus d’attache dans la commune, pour qu’elle soit radiée de la liste électorale.

M. le président Thomas Cazenave. Vous avez dit qu’il était de votre responsabilité de vous assurer que les élections sont parfaitement organisées dans notre pays. Parmi les menaces, vous avez identifié les ingérences étrangères, ce qui rejoint en partie les préoccupations de notre commission d’enquête. Récemment, dans un autre pays européen, une élection présidentielle a ainsi été annulée en raison de manœuvres étrangères sur les réseaux sociaux.

Quelles mesures envisagez-vous de prendre pour que ce qui est arrivé en Roumanie ne puisse pas se passer dans notre pays à l’occasion des prochaines échéances électorales, notamment lors de la prochaine élection présidentielle ? Nous avons auditionné Viginum et d’autres acteurs très importants dans ce domaine, mais peut-être pourriez-vous nous en dire quelques mots.

Par ailleurs, les ingérences étrangères prennent-elles toujours la forme d’actions sur les réseaux sociaux ? Faut-il craindre que certains acteurs étrangers financent des initiatives de nature politique, ou dans un domaine proche de la politique, pour influencer la vie politique nationale ? Les ingérences étrangères de ce type vous préoccupent-elles ? Sont-elles susceptibles de recevoir une qualification pénale dans notre législation, afin que nous puissions, au-delà de la question des réseaux sociaux, nous prémunir de ce risque ?

M. François-Noël Buffet, ministre. Ce sujet est extrêmement important, pour ne pas dire essentiel. On peut distinguer les ingérences étrangères à caractère politique, d’une part, et les ingérences économiques, d’autre part.

La lutte contre les ingérences étrangères dans le débat politique et électoral – désinformation, cyberattaques, manipulations sur les réseaux sociaux – mobilise de nombreux services, au-delà du ministère de l’intérieur.

Le premier pilier de cette action consiste en la mise en place d’un système robuste de cyberprotection des applications critiques du ministère de l’intérieur assurant la remontée et la centralisation des résultats.

Le deuxième pilier repose sur un écosystème d’acteurs chargés de lutter contre la manipulation de l’information en ligne en période électorale. Les services de Viginum, structure récemment créée à cette fin et rattachée au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), sont chargés de détecter et de caractériser les ingérences numériques étrangères affectant le débat public numérique en France. Quant à l’Arcom, elle fait respecter les principales obligations auxquelles sont soumises les plateformes de réseaux en ligne. Elle conduit, en amont des élections, des réunions de coordination avec les principales plateformes afin de fixer le cadre de coopération pour l’examen et le retrait des contenus signalés. Enfin, les services de renseignements sont chargés, dans leur champ de compétence, du suivi et de la lutte contre les tentatives de manipulation de l’information et les ingérences étrangères en ligne.

En période électorale, les signalements issus de la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (Pharos) sont analysés, ce qui permet de contrôler la conformité des prises de position en ligne aux dispositions du code électoral, qui fixent notamment le début de la période de trêve électorale à la veille du scrutin, à zéro heure.

J’ajoute que la législation a été renforcée. Ainsi, la loi de 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information a créé une procédure de référé, que j’ai évoquée tout à l’heure, permettant de faire cesser la diffusion en ligne d’allégations de nature à altérer la sincérité du scrutin pendant les trois mois précédant le premier jour du mois d’élections générales et jusqu’à la date du tour de scrutin où celles-ci sont acquises. Quant à la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, qui transpose le règlement européen sur les services numériques, dit DSA, elle impose aux grandes plateformes des obligations d’information loyale sur les personnes physiques ou morales payant pour la promotion de contenus politiques en ligne.

Ce dispositif de lutte contre les ingérences cyber est robuste, assez solide. Il a fait ses preuves à l’occasion des différentes élections, y compris, d’ailleurs, lors de la dernière élection présidentielle : Viginum a parfaitement rempli son rôle.

S’agissant maintenant des ingérences économiques, tout dépend de quoi l’on parle. La loi du 11 mars 1988 interdit strictement aux personnes morales, à l’exception des partis ou groupements politiques, de financer ces derniers, que ce soit en leur faisant des dons ou en leur fournissant des biens, des services ou d’autres avantages directs ou indirects à des prix inférieurs à ceux pratiqués habituellement. Ce même texte interdit également le financement des partis par des États étrangers. Plus précisément, aucune association de financement ou aucun mandataire financier d’un parti ou groupement politique ne peut recevoir, directement ou indirectement, des contributions, des aides matérielles ou des prêts d’un État étranger ou d’une personne morale de droit étranger. Il en va de même pour les candidats à une élection. Il appartient à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) de contrôler le respect de ces dispositions. Cependant, un candidat pourrait, tout à fait légalement, bénéficier de conseils donnés par une entreprise privée dans le cadre d’un contrat dont les dépenses seraient intégrées à son compte de campagne.

Pour le reste, nous ne devons pas nous départir d’une vigilance quotidienne quant aux risques d’ingérences étrangères.

M. le président Thomas Cazenave. Le droit actuel vous semble donc suffisamment complet et robuste pour faire face à ce type d’initiatives que nous pouvons identifier çà et là ?

M. François-Noël Buffet, ministre. Le dispositif de lutte contre les ingérences cyber est très solide. Quant au financement des partis politiques et des candidats par des entreprises, il est assez contrôlé dans le cadre du droit existant. Si de nouvelles méthodes devaient être identifiées, il faudrait sans doute réaliser une analyse assez précise afin de déterminer si le cadre juridique actuel suffit pour assurer le respect des règles qui sont les nôtres.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Si nous vous interrogeons sur ces ingérences que je qualifie de « financières » – mais l’expression « ingérences économiques » me plaît, car elle correspond peut-être mieux à la réalité –, c’est parce que notre commission s’est penchée sur le dossier Périclès. Votre ministère en a-t-il été informé, ou s’en est-il saisi ? Je devine à votre moue que la réponse est négative… Je parle ici d’une société par actions simplifiée (SAS) financée par une holding belge, comme nos auditions ont permis de le démontrer, dont l’objectif révélé par la presse est d’influencer le débat politique français et les élections organisées dans notre pays.

J’ai été très sensible à vos propos sur la lutte contre la manipulation de l’information en ligne, mais que faites-vous pour contrer ce phénomène à un autre niveau, dans les médias traditionnels ? Des responsables d’instituts financés par des entreprises, tels que l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, peuvent y être présentés comme des experts ou des savants alors qu’ils défendent en réalité une opinion politique. Ainsi, des masses financières considérables sont utilisées pour orienter dans tel ou tel sens le débat politique et médiatique dans notre pays. Le ministère de l’intérieur mène-t-il un travail ou une réflexion à ce sujet ?

M. François-Noël Buffet, ministre. À moins d’être démenti par mes collaborateurs ici présents, je vous répondrai que non, du moins depuis que j’exerce mes fonctions au ministère de l’intérieur. Si nous veillons scrupuleusement au respect des règles de financement de la vie politique, à travers la CNCCFP, et à la protection de notre pays contre les ingérences étrangères, principalement dans le cyber mais aussi dans les médias d’information, ce qui se passe dans les médias relève de la compétence de l’Arcom.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Indépendamment du cas que je viens d’évoquer, ma question a aussi une incidence sur le financement de la vie politique. Vous avez rappelé, à juste titre, les dispositions législatives permettant d’empêcher des financements venant de pays étrangers. Néanmoins, une exception existe pour les prêts accordés par des personnes physiques à des partis ou à des organisations politiques, qui ne sont ni limités en montant, ni restreints s’agissant de la nationalité du prêteur – à ma connaissance, le seul élément contraignant est la durée du remboursement de ces prêts, qui ne peut être supérieure à cinq ans. Le confirmez‑vous ?

M. François-Noël Buffet, ministre. Oui.

M. Antoine Léaument, rapporteur. N’estimez-vous pas que cela peut non seulement nous exposer à des risques d’ingérences, mais également altérer l’égalité entre les candidats ? Vous avez rappelé les règles de 1988, qui visent à garantir une forme d’égalité entre ceux qui concourent à une élection, quelle que soit la puissance financière qui pourrait les soutenir, mais ne faudrait-il pas aussi prévoir une limitation des prêts individuels ? Le ministère de l’intérieur y réfléchit-il ?

M. François-Noël Buffet, ministre. Pourquoi ne pas envisager une évolution législative ? Nous attendons de prendre connaissance des propositions que vous formulerez dans le cadre de votre rapport. En tout cas, la question mérite d’être débattue.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’aimerais encore vous interroger sur les étiquettes politiques attribuées par le ministère de l’intérieur aux différents candidats à une élection. Il s’agit d’une question récurrente. Lors des élections législatives de 2022, un certain nombre de candidats qui se revendiquaient de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) ont été sortis de cette alliance, dans les résultats publiés par le ministère de l’intérieur, au motif qu’ils étaient rattachés à des partis ultramarins non officiellement membres de la Nupes. Néanmoins, tant ces candidats que la direction de la Nupes convenaient qu’ils devaient être considérés comme des candidats de la Nupes. Cet étiquetage différent a abouti à ce que la Nupes soit placée en deuxième position, en nombre de voix au niveau national, alors qu’en y intégrant ces candidats, elle serait arrivée en tête des élections législatives. Ce cas concret illustre la façon dont cet étiquetage peut influer sur la lecture, par les médias, des résultats d’une élection. Le ministère de l’intérieur a-t-il des éléments de réflexion à partager avec notre commission d’enquête à ce sujet ?

M. François-Noël Buffet, ministre. Si le candidat affiche une étiquette, la catégorisation par le ministère de l’intérieur porte en réalité davantage sur la nuance politique, qui peut effectivement faire l’objet d’une petite discussion. En tout état de cause, un recours devant le Conseil d’État est toujours possible. Nous n’avons pas encore trouvé de solution qui satisfasse tout le monde. En effet, les partis politiques les plus connus sont catégorisés comme tels, mais les constructions occasionnelles ou conjoncturelles ne rentrent pas forcément dans les référentiels utilisés par le ministère de l’intérieur – d’où l’idée de la nuance. Je ne trouve pas que ce système soit si mauvais, mais je ne suis pas fermé, par principe, à une réflexion visant à l’améliorer. Il faudrait notamment se demander – je vous pose la question de manière informelle – si cela n’aurait pas des conséquences sur le financement des partis politiques.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je ne le pense pas, car c’est après le scrutin que les élus se rattachent financièrement à un parti. Quant à la part du financement dépendant du nombre de voix obtenues, elle dépend de la déclaration effectuée en préfecture.

Je terminerai par une question d’actualité. Ce matin, notre commission d’enquête avait convoqué M. Pierre-Édouard Stérin pour l’interroger sur l’ingérence économique à laquelle il pourrait se livrer dans le cadre du projet que nous avons évoqué ; or cette personne a publiquement indiqué qu’elle ne pouvait se rendre à l’Assemblée nationale, devant notre commission, pour des raisons de sécurité. Pourriez-vous confirmer devant la représentation nationale que le ministère de l’intérieur, avec lequel nous avons échangé à ce sujet, pouvait parfaitement assurer la sécurité de M. Stérin à l’extérieur de l’Assemblée nationale, comme nous le lui avons dit ?

M. François-Noël Buffet, ministre. Le ministère n’a pas d’avis à donner sur le fait que M. Stérin vienne ou ne vienne pas s’exprimer devant votre commission.

Le ministère étudie les demandes qui lui sont adressées pour assurer la sécurité d’une personnalité. La réponse apportée résulte d’une analyse précise, par les services, de la menace qui pèse sur cette personne. Dès lors que la menace est établie, nous protégeons l’individu concerné – c’est la règle –, mais en l’absence de menace, nous n’avons pas de raison de le faire.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Confirmez-vous donc que la situation particulière de M. Stérin, qui a évoqué des menaces pesant sur sa sécurité, ne l’empêchait pas de se rendre devant notre commission d’enquête ?

M. François-Noël Buffet, ministre. Je ne confirme rien du tout, car je n’ai pas été saisi et n’ai pas vu ce dossier en détail. Je redis simplement les principes et les raisons qui amènent le ministère de l’intérieur à protéger une personne, quelle qu’elle soit, dès lors qu’elle se trouve menacée. En l’absence de menace, je ne crois pas qu’il le fasse. Cependant, je le répète, je n’ai pas été saisi de la situation de la personne que vous avez évoquée : je ne peux donc vous apporter qu’une réponse générale.

M. le président Thomas Cazenave. C’est avec le directeur de cabinet de M. Bruno Retailleau, ministre d’État, ministre de l’intérieur, que nous avons échangé sur cette situation particulière. Le ministre d’État s’était engagé à ce que ses services assurent la sécurité de M. Stérin si ce dernier souhaitait se rendre à l’Assemblée nationale pour y être auditionné.

Je vous remercie, monsieur le ministre, pour les réponses que vous avez bien voulu apporter à nos questions. Cette audition était la dernière de notre commission d’enquête.

J’informe nos collègues que la réunion consacrée à l’examen et à l’adoption du rapport aura lieu le mercredi 28 mai, en fin d’après-midi. Le projet de rapport sera préalablement mis en consultation les lundi 26 et mardi 27 mai, toute la journée, ainsi que le matin du mercredi 28 mai.