N° 1587

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 17 juin 2025.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES,
DE LA LÉGISLATION ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE
DE LA RÉPUBLIQUE, SUR LA PROPOSITION DE LOI,


visant à protéger l’effectivité du droit fondamental d’éligibilité,

 

 

PAR Mme Brigitte BARÈGES

Députée

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Voir le numéro : 1415.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Introduction................................................ 5

COMMENTAIRE DE l’ARTICLE UNIQUE DE LA PROPOSITION DE LOI

Article unique (supprimé) (art. 131-26 du code pénal) Inapplicabilité de l’exécution provisoire pour les peines d’interdiction du droit de vote et d’éligibilité

Compte rendu des débats

Personnes entendues

Annexe : Contribution de M. Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

 


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Mesdames, Messieurs,

L’éligibilité constitue un droit fondamental du citoyen, consacré dès 1789 au sein de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’histoire républicaine de notre pays s’est d’ailleurs construite sur un assouplissement progressif des conditions de cette éligibilité.

Le droit à l’éligibilité est aujourd’hui attaqué de toutes parts, sous l’influence des lois confiant au juge le rôle de faire advenir la vertu en politique. À cet égard, le périmètre de la peine complémentaire d’inéligibilité, devenue obligatoire, est particulièrement large, au point que les condamnations prononcées concernent de façon très minoritaire des élus ou des aspirants à la vie politique.

Or, les conséquences d’une peine d’inéligibilité sont majeures. Elle empêche, à l’évidence, de se présenter à une élection future et représente, à ce titre, une perte de chances pour la personne concernée. Elle vaut également pour le passé puisqu’elle emporte déchéance du mandat local ou parlementaire, invalidant ainsi les résultats d’une élection antérieure. Les conséquences sont donc radicales et produisent des effets majeurs non seulement pour le mis en cause mais également pour ses électeurs passés ou futurs. D’un point de vue démocratique, la peine d’inéligibilité est radicalement différente des autres sanctions pénales.

À ces effets radicaux s’ajoute la possibilité de prononcer l’exécution par provision des peines d’inéligibilité, introduite par le nouveau code pénal entré en vigueur en 1994. Il s’agit d’une dérogation au principe fondamental du droit pénal selon lequel le recours a un effet suspensif.

Or, l’exécution provisoire de l’inéligibilité produit les mêmes effets qu’une telle peine devenue définitive. Elle entraîne l’impossibilité de se présenter à une nouvelle élection et, en vertu d’une jurisprudence du Conseil d’État, la déchéance du mandat local. Une exception existe cependant pour le mandat parlementaire : le Conseil constitutionnel considère que seule une décision devenue définitive peut entraîner la déchéance d’un tel mandat.

De fait, le législateur n’a pas expressément souhaité confier au juge pénal la possibilité d’assortir l’inéligibilité de l’exécution provisoire. Cette possibilité ne lui est confiée que « par ricochet », par un jeu de renvoi entre dispositions du code pénal et du code de procédure pénale. Au moment des débats au Parlement sur les lois ayant rendu obligatoire la peine complémentaire d’inéligibilité, aucune mention n’est faite de cette possibilité.

L’absence de volonté clairement exprimée par le législateur est problématique dans la mesure où l’exécution provisoire des peines d’inéligibilité constitue une atteinte disproportionnée à plusieurs principes fondamentaux du procès pénal.

Il s’agit, d’abord, d’une atteinte au droit au recours effectif. L’exécution provisoire n’est, en effet, susceptible d’aucun recours spécifique alors même qu’elle peut entraîner des conséquences irréparables pour les personnes concernées et pour la vie des collectivités concernées. Cela est d’autant plus regrettable qu’un tel recours existe en matière civile. Par ailleurs, une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire est susceptible d’être remise en cause par la suite.

Votre rapporteure peut témoigner des excès de cette modalité dérogatoire d’exécution des peines. Condamnée par le tribunal correctionnel à une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire, elle a été complètement relaxée par la cour d’appel. Entre temps, la commune et l’agglomération qu’elle dirigeait ont perdu leur gouvernance et ont vu leurs projets mis à l’arrêt pendant onze mois, soit un sixième de la durée totale du mandat. Votre rapporteure n’a pas pu, non plus, se présenter aux élections départementales et régionales intervenue dans l’intervalle entre le jugement de première instance et l’appel.

L’exécution provisoire constitue, par ailleurs, une atteinte à la présomption d’innocence en conférant à un jugement non définitif un effet exécutoire normalement réservé aux décisions passées en force de chose jugée. Elle ne peut qu’influencer, à ce titre, le libre choix de l’électeur par la sévérité dont elle témoigne.

L’exécution provisoire des peines d’inéligibilité est en effet devenue une sanction en elle-même, justifiée par la gravité des faits supposément commis. Or, si elle est justifiée en matière de détention lorsqu’il s’agit de prévenir la réitération ou l’ingérence dans l’enquête ou pour la confiscation du permis de conduire dans le cas d’une conduite sous l’influence de l’alcool ou de stupéfiants, de telles justifications ne peuvent trouver à s’appliquer dans le cas de peines produisant de très forts effets démocratiques.

Enfin, l’appréciation des critères justifiant l’application de l’exécution par provision de la peine d’inéligibilité ne correspond pas à l’office du juge pénal. Le Conseil constitutionnel a en effet rappelé que celui-ci devait exercer un double contrôle de proportionnalité sur l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la liberté de l’électeur. Or, l’appréciation qu’il est demandé au juge de porter se fonde, nécessairement, sur des critères politiques, qu’il s’agisse des prochaines échéances électorales ou des chances de réussite de la personne mise en cause. Il ne s’agit pas de critères relevant de l’office du juge répressif.

La peine d’inéligibilité entraîne donc des conséquences démocratiques irréversibles, qu’il n’est pas possible d’admettre pour des décisions encore susceptibles de recours. En laissant au juge pénal le choix d’en prononcer l’exécution provisoire, le législateur le fait sortir de son office de garant de la liberté individuelle pour le transformer en arbitre de la vie démocratique.


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   COMMENTAIRE DE l’ARTICLE UNIQUE DE LA PROPOSITION DE LOI

Rejeté par la Commission

       Résumé du dispositif et effets principaux

L’article unique de la proposition de loi rend inapplicable l’exécution provisoire des peines portant privation du droit de vote et du droit d’éligibilité.

       Dernières modifications législatives intervenues

Pas de modifications législatives récentes.

       Position de la Commission

La Commission a rejeté l’article unique de la proposition de loi.

  1.   L’État du droit
    1.   L’extension progressive des conditions de l’éligibilité, marqueur de l’histoire républicaine française
      1.   L’éligibilité, droit fondamental du citoyen

Le droit à l’éligibilité est indissociable de l’affirmation du statut de citoyen. Dès 1789, l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen établit que : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

Depuis cette date, l’histoire républicaine est associée à un assouplissement progressif des conditions attachées à ces droits de vote et d’éligibilité.

La Constitution du 3 septembre 1791 instaure ainsi une monarchie constitutionnelle accompagnée d’un suffrage censitaire, octroyant le droit de vote à tous les hommes de plus de 25 ans payant un impôt direct égal à la valeur de trois journées de travail. Seuls les citoyens payant les impôts les plus élevés, évalués entre 100 et 200 journées de travail, peuvent être éligibles. Il est nécessaire, par ailleurs, d’être âgé d’au moins 30 ans pour être élu au Conseil des Cinq-Cents et 40 ans pour le Conseil des Anciens.

Le suffrage universel masculin, sous une forme indirecte, est instauré brièvement pour l’élection de la Convention en 1792, avant le rétablissement d’un suffrage censitaire en 1795. La Constitution de l’an VIII, qui établit le Consulat, reprend et étend le suffrage universel à tous les hommes de plus de 21 ans.

La Restauration de la monarchie en 1815 s’accompagne du rétablissement du suffrage censitaire. Seuls les hommes de 30 ans et plus payant une contribution directe d’au moins 300 francs ont le droit de vote. Peuvent seuls être élus les hommes de 40 ans et plus payant une contribution d’au moins 1 000 francs.

C’est à la faveur du rétablissement de la République, en 1848, que le suffrage universel masculin est définitivement établi. Dans le même temps, le droit d’être élu est accordé à tout électeur de plus de 25 ans.

Un siècle plus tard, le retour à la légalité républicaine en 1944 s’accompagne de la reconnaissance du droit de vote des femmes et, partant, de leur droit à l’éligibilité. L’article 17 de l’ordonnance du 21 avril 1944 portant organisation des pouvoirs publics en France après la Libération dispose à cet effet que : « Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ».

  1.   Les restrictions actuelles au droit d’éligibilité

Le droit à l’éligibilité apparaît ainsi comme un droit fondamental du citoyen. Le Conseil constitutionnel a récemment rappelé, à cet égard, que le législateur ne saurait priver un citoyen du droit d’éligibilité dont il jouit en vertu de l’article 6 de la Déclaration de 1789 que dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l’électeur ([1]).

● Aujourd’hui, l’article L. 44 du code électoral dispose, de façon générale, que : « Tout Français et toute Française ayant la qualité d’électeur peut faire acte de candidature et être élu, sous réserve des cas d’incapacité ou d’inéligibilité prévus par la loi ». La qualité d’électeur est attribuée par l’article L. 2 du même code : « Sont électeurs les Françaises et Français âgés de dix-huit ans accomplis, jouissant de leurs droits civils et politiques et n’étant dans aucun cas d’incapacité prévu par la loi ».

La loi prévoit cependant plusieurs restrictions spécifiques. L’article L. 45 dispose ainsi que: « Nul ne peut être élu s’il ne justifie avoir satisfait aux obligations imposées par le code du service national ». Les fonctions de militaires en position d’activité sont, par ailleurs, incompatibles avec l’exercice de certains mandats, en application de l’article L. 46.

● Le droit d’éligibilité est également soumis au contrôle du juge, qui peut déchoir une personne de ce droit. L’article L. 45-1 exclut ainsi l’acte de candidature pour les personnes déclarées inéligibles par le juge administratif ou le Conseil constitutionnel pour non-respect des règles relatives au financement de la vie politique.

Le juge pénal peut également prononcer une peine d’interdiction des droits civiques portant sur l’éligibilité, en application du 2° de l’article 131-26 du code pénal (CP). Cette interdiction ne peut excéder une durée de dix ans en cas de condamnation pour crime et une durée de cinq ans en cas de condamnation pour un délit.

Cette dernière exigence est renforcée pour les personnes exerçant une fonction de membre du Gouvernement ou un mandat électif au moment des faits. L’article 131-26-1 du CP dispose ainsi que, lorsque la loi le prévoit, la peine d’inéligibilité peut être prononcée pour une durée de dix ans au plus en cas de commission d’un délit.

Enfin, le prononcé d’une inéligibilité en application de l’article 131-26 emporte, en application du dernier alinéa de cet article, interdiction ou incapacité d’exercer une fonction publique, sans que cela ne constitue une peine automatique ([2]).

  1.   La systématisation des peines d’inéligibilité
    1.   Les lourdes conséquences des peines d’inéligibilité

Le prononcé d’une peine d’inéligibilité entraîne de lourdes conséquences. L’article L. 6 du code électoral prévoit, d’abord, que : « Ne doivent pas être inscrits sur la liste électorale, pendant le délai fixé par le jugement, ceux auxquels les tribunaux ont interdit le droit de vote et d’élection, par application des lois qui autorisent cette interdiction ». Or, comme rappelé supra, c’est bien la qualité d’électeur qui autorise toute personne à faire acte de candidature et à être élu, sous réserve des cas d’incapacité ou d’inéligibilité prévus par la loi. L’inéligibilité entraîne donc, d’abord, l’interdiction de se présenter à une nouvelle élection.

Toutefois, l’inéligibilité ne vaut pas uniquement pour l’avenir. Le code électoral prévoit ainsi la démission d’office, en cas de condamnation définitive à une peine d’inéligibilité, pour les titulaires de mandats :

– de conseiller départemental (art. L. 205 du code électoral) :

– de conseiller municipal (art. L. 236) ;

– de conseiller régional (art. L. 341).

Dans ces différents cas, le représentant de l’État dans le département ou la région déclare immédiatement la démission d’office du mandat, décision pouvant faire l’objet d’un recours devant la juridiction administrative.

Les membres de l’Assemblée nationale sont également déchus de leur mandat lorsqu’ils se trouvent, pendant la durée de ce mandat, dans l’un des cas d’inéligibilité prévus par le code électoral, en application de l’article L.O. 136. La déchéance du mandat est constatée par le Conseil constitutionnel à la requête du bureau de l’Assemblée nationale ou du garde des sceaux, ministre de la justice, ou, en cas de condamnation postérieure à l’élection, du ministère public près la juridiction qui a prononcé la condamnation. Les membres du Sénat sont soumis aux mêmes conditions, en application de l’article L.O. 296.

  1.   La systématisation du prononcé des peines d’inéligibilité

● Le I l’article 131-26-2 du CP impose le prononcé de la peine complémentaire d’inéligibilité à l’encontre de toute personne coupable d’un délit mentionné au II du même article.

Cette obligation a été imposée par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin II ».

Par la suite, la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie publique a étendu la liste des délits pour lesquels la peine complémentaire d’inéligibilité doit être prononcée par la juridiction.

● Actuellement, le II de l’article 131-26-2 prévoit le prononcé d’une peine complémentaire obligatoire d’inéligibilité pour les infractions suivantes :

– les violences volontaires et les agressions sexuelles (1°) ;

– les discriminations (2°) ;

– l’escroquerie et l’abus de confiance (3°) ;

– les actes de terrorisme (4°) ;

– la concussion, la corruption active et passive et le trafic d’influence, la prise illégale d’intérêts, les atteintes à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession ainsi que certaines entraves à l’exercice de la justice (5°) ;

– la commission et l’usage de faux (6°) ;

– l’inscription sur la liste électorale sous de faux noms ou de fausses qualités, les atteintes aux opérations électorales, les tentatives d’influence du vote d’un électeur, la violation du secret du vote et les atteintes à la sincérité du scrutin (7°) ;

– la soustraction frauduleuse au paiement de l’impôt (8°) ;

– les atteintes à la transparence des marchés financiers (9°) ;

– certaines infractions liées à la gestion de sociétés à responsabilité limitée (10°) ;

– la violation des règles relatives au financement et au déroulement de campagnes électorales (11°) ;

– la violation des obligations déclaratives vis-à-vis de la HATVP (12°) ;

– la participation à une association de malfaiteurs (14°).

Le 13° du II, qui incluait à cette liste certains délits de presse punis d’une peine d’emprisonnement, a été déclaré contraire à la Constitution en raison de l’atteinte qu’il représentait à la liberté d’expression ([3]).

En application du principe à valeur constitutionnelle d’individualisation des peines, le juge pénal reste compétent, toutefois, pour déroger à l’obligation de prononcer la peine d’inéligibilité par une décision spécialement motivée, en application du III de l’article 131-26-2.

● Avec l’adoption des lois de 2016 et 2017 précitée, le nombre de peines d’inéligibilité prononcées chaque année s’est ainsi fortement accru. Alors que l’on comptait 40 condamnations par an avant 2017, 20 000 peines d’inéligibilité ont été prononcées en 2024. L’inéligibilité s’est donc largement diffusée dans les condamnations pénales, conformément à la volonté du législateur.

  1.   L’exécution provisoire, une atteinte grave et trop peu encadrée au droit à l’éligibilité
    1.   Une atteinte majeure et non anticipée au droit à l’éligibilité

● En théorie, une condamnation pénale est exécutoire uniquement lorsqu’elle est devenue définitive.

Cette règle est prévue à l’article 708 du code de procédure pénale (CPP) selon lequel « l’exécution de la ou des peines prononcées à la requête du ministère public a lieu lorsque la décision est devenue définitive ». Dans cette optique, l’article 506 du même code prévoit que, pendant les délais d’appel et durant l’instance d’appel, il est sursis à l’exécution du jugement. De façon équivalente, l’article 569 prévoit une règle similaire en matière de cassation.

Cependant, le caractère suspensif de ces recours connaît plusieurs exceptions. En particulier, selon l’article 471, alinéa 4, du CPP, un certain nombre de sanctions pénales peuvent être déclarées exécutoires par provision, en dépit des éventuels recours formulés par la partie concernée. Selon la Cour de cassation, « la faculté pour la juridiction d’ordonner l’exécution provisoire répond à l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive » ([4]).

Les hypothèses dans lesquelles l’exécution provisoire peut être prononcée ont été multipliées au cours des dernières décennies. La loi n° 83-466 du 10 juin 1983 ([5]) a ainsi autorisé l’exécution provisoire des peines de substitution à l’emprisonnement, prévues aux articles 43-1 à 43-4 de l’ancien code pénal. Comme le relevaient les travaux parlementaires, « le fait que les peines de substitution, à l’exception de la peine de confiscation, ne puissent être assorties d’une possibilité d’exécution provisoire, constitue un obstacle à leur application, qui conduit souvent le juge à leur préférer une peine d’emprisonnement » ([6]). Les peines d’inéligibilité n’étaient alors pas concernées par cette possibilité d’exécution par provision.

Le nouveau code pénal, entré en vigueur en 1994, a étendu la possibilité de prononcer l’exécution provisoire d’une peine privative du droit d’éligibilité, par un renvoi à l’article 131-10 du CP. Cet article détermine les peines complémentaires « qui, frappant les personnes physiques, emportent interdiction, déchéance, incapacité ou retrait d’un droit », incluant celles prévues à l’article 131-26 ([7]).

Or, le prononcé de l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité emporte des conséquences majeures : pour les mandats locaux, elle entraîne la démission d’office du mandat en cours, dans les mêmes conditions qu’une condamnation devenue définitive. Cette solution, non prévue explicitement par la loi, a été confirmée par le Conseil d’État ([8]).

La démission est maintenue même si la cour d’appel confirme la peine d’inéligibilité sans l’assortir de l’exécution provisoire, comme l’a reconnu le Conseil d’État, « dès lors que l’effet suspensif du pourvoi en cassation […] a entraîné le maintien de l’exécution provisoire ordonnée en première instance » ([9]).

À l’inverse, en vertu d’une jurisprudence constitutionnelle constante, l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité n’entraîne pas la déchéance du mandat parlementaire ([10]). Seule une condamnation devenue définitive permet au Conseil constitutionnel de prononcer la déchéance du mandat, en application de l’article L.O. 136 du code électoral ([11]).

● La démission d’office de certains mandats en cas d’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité a été validée par le Conseil constitutionnel ([12]) au regard des motifs suivants :

– la démission d’office du mandat vise à garantir l’effectivité de la décision du juge ordonnant l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité afin d’assurer, en cas de recours, l’efficacité de la peine et de prévenir la récidive. De la sorte, elle met en œuvre l’exigence constitutionnelle qui s’attache à l’exécution des décisions de justice en matière pénale et contribue à renforcer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants et participe, ainsi, à la mise en œuvre de l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ;

– la démission d’office ne peut intervenir qu’en cas de condamnation à une peine d’inéligibilité expressément prononcée par le juge pénal, à qui il revient d’en moduler la durée et qui peut, en considération des circonstances de l’espèce, décider de ne pas la prononcer ;

– le juge décide si la peine doit être assortie de l’exécution provisoire à la suite d’un débat contradictoire au cours duquel la personne peut présenter ses moyens de défense, notamment par le dépôt de conclusions, et faire valoir sa situation.

S’il valide le principe de la démission d’office, le Conseil formule la réserve d’interprétation selon laquelle : « sauf à méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789 », il revient au juge d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la liberté de l’électeur.

● Les conséquences majeures de l’exécution provisoire des peines d’inéligibilités semblent avoir été mal anticipées par le législateur.

Ainsi, la possibilité, pour le juge pénal, de prononcer l’exécution provisoire des peines d’inéligibilité n’apparaît pas au sein des travaux parlementaires des lois n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (« Sapin II ») et n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.

De fait, c’est par un jeu de renvois législatifs que le juge pénal est autorisé à prononcer l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité. L’article 471, alinéa 4, du CPP ne mentionne pas, à cet égard, l’article 131-26 du CP directement, mais l’article 131-10 qui dispose, de façon générale, que « lorsque la loi le prévoit, un crime ou un délit peut être sanctionné d’une ou plusieurs peines complémentaires qui, frappant les personnes physiques, emportent interdiction, déchéance, incapacité ou retrait d’un droit […] ».

Aussi, comme le relève M. Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, dans une contribution aux travaux de la rapporteure, « le Parlement n’a pas voulu expressis verbis que le juge pénal puisse prononcer l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité. Cette faculté n’a été conférée au juge que par ricochet, du fait d’une disposition transversale du code de procédure pénale ([13]) ».

● De fait, l’exécution provisoire des peines d’inéligibilité est prononcée par un nombre non négligeable de condamnations chaque année.

Ainsi, sur 20 000 peines d’inéligibilité prononcées en 2024, environ 1 000 d’entre elles étaient assorties de l’exécution par provision – soit 5 % du total. Ce taux atteint 10 % pour les faits relevant des atteintes à la probité ([14]). Ce nombre est essentiellement dû à l’élargissement du périmètre de la peine d’inéligibilité.

  1.   Des entorses disproportionnées à plusieurs principes fondamentaux du procès pénal

L’exécution provisoire des peines d’inéligibilité suscite de nombreuses interrogations au regard de plusieurs principes constitutionnels et conventionnels fondamentaux.

D’abord, elle constitue une atteinte au droit au recours effectif. En effet, l’exécution provisoire n’est susceptible d’aucun recours spécifique alors qu’elle peut entraîner des conséquences irréparables pour les justiciables au regard des échéances du calendrier électoral et qu’elle peut conduire à la déchéance d’un mandat.

Cette atteinte est reconnue par la jurisprudence du Conseil constitutionnel elle-même : dans une décision précitée ([15]), ce dernier indique que l’exécution provisoire doit permettre « d’assurer, en cas de recours, l’efficacité de la peine et de prévenir la récidive. » La Cour de cassation retient un motif similaire ([16]).

Or, il est permis au législateur de s’interroger sur la proportionnalité d’une telle atteinte au droit au recours dans l’hypothèse – qui n’est pas théorique – d’une décision d’appel ou de cassation revenant en tout ou partie sur une condamnation précédente à une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire.

La jurisprudence de la Cour de cassation indique ([17]), par ailleurs, qu’une condamnation assortie de l’exécution provisoire peut faire l’objet d’un recours en appel ou en cassation. Or, l’effet utile de ce recours apparaît limité, dès lors que l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité entraîne la démission d’office immédiate des mandats locaux.

L’existence d’un recours devant la juridiction administrative ne saurait constituer une possibilité satisfaisante pour contester cette mesure, dans la mesure où il se limite au bien-fondé de la décision de démission d’office par le préfet : or, celui-ci a une compétence liée par la décision du juge pénal.

Enfin, la Cour de cassation souligne ([18]) que l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité ne peut être ordonnée par le juge pénal qu’à la suite d’un débat contradictoire au cours duquel la personne prévenue peut présenter ses moyens de défense et faire valoir sa situation. Or, ce motif ne saurait suffire à assurer la garantie du droit au recours effectif.

L’absence de recours spécifique est d’autant plus regrettable qu’un tel recours existe pour l’action civile en dommages-intérêts. L’article 515-1 du CPP prévoit ainsi que lorsque le tribunal, statuant sur l’action civile, a ordonné le versement provisoire des dommages-intérêts alloués, « cette exécution peut être arrêtée, en cause d’appel, par le premier président statuant en référé si elle risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives ».

Ensuite, l’exécution provisoire apparaît problématique au regard de la présomption d’innocence et de la liberté de l’électeur de choisir ses représentants, consacrée par l’article 6 de la Déclaration de 1789. Elle confère en effet à des décisions non définitives un caractère exécutoire habituellement réservé aux décisions revêtues de l’autorité de la chose jugée.

Or, une telle modalité d’exécution de la peine ne peut qu’influencer le libre choix des électeurs, par la sévérité dont elle témoigne vis-à-vis de la personne en cause. De nouveau, cette atteinte apparaît disproportionnée au regard de l’hypothèse d’une remise en cause de la peine ou de son exécution provisoire par une décision d’appel ou de cassation.

  1.   Une responsabilité inadaptée à l’office du juge pénal

● Les peines d’inéligibilité ne sont pas de la même nature que les autres peines pouvant faire l’objet d’une exécution provisoire.

En effet, la régularité des échéances démocratiques implique que l’atteinte portée au droit d’éligibilité par une peine exécutée par provision est potentiellement irréparable, tant pour la personne en cause que pour les électeurs. Elle pose, par ailleurs, la question de l’égalité de traitement entre les justiciables car, selon les échéances électorales qui se profilent, l’effet de la décision pourra être plus ou moins grave.

Par ailleurs, l’exécution provisoire de l’inéligibilité met aujourd’hui cette peine sur le même plan que, par exemple, les incapacités professionnelles. Or, si l’éligibilité représente un droit fondamental du citoyen, il ne saurait en être de même pour les autres professions pouvant faire l’objet d’une interdiction professionnelle. Cette situation ne peut qu’affaiblir le caractère fondamental du droit à l’éligibilité, héritage de notre histoire républicaine.

Aussi, dans la mesure où la peine d’interdiction des droits de vote et d’éligibilité est d’une nature différente des autres peines emportant interdiction, déchéance, incapacité ou retrait d’un droit, le législateur est légitime à aménager un régime juridique distinct en interdisant l’exécution de ces peines par provision.

● Au regard du caractère spécifique des peines d’inéligibilité, les conditions dans lesquelles s’exerce l’office du juge sur la question de l’exécution provisoire posent également question.

À cet égard, l’appréciation du juge pénal ne peut reposer uniquement sur la gravité des faits en cause, la jurisprudence constitutionnelle imposant un double contrôle de proportionnalité sur « l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la liberté de l’électeur » ([19]). Or, il semble que cette appréciation ne peut que reposer sur des critères de nature politique, qu’ils soient relatifs au calendrier électoral, à l’importance des échéances à venir et aux chances de réussites à ces élections de la personne en cause.

De plus, l’atteinte à la liberté de l’électeur apparaît difficilement justifiable en l’absence d’une condamnation devenue définitive. Cette liberté doit être entendue comme une garantie, pour l’électeur, de pouvoir voter pour le candidat de son choix, sauf motif légitime. L’exécution provisoire d’une condamnation d’éligibilité non définitive et potentiellement remise en cause par la suite peut constituer une atteinte disproportionnée à cette liberté.

Aussi, le fait de confier au juge pénal la responsabilité de mettre ou non à exécution une décision non définitive d’inéligibilité confère à ce dernier une responsabilité qui ne correspond pas à son office de juge répressif. Comme le relève M. Schoettl dans sa contribution aux travaux de la rapporteure : « Confier à un
juge (qui n’est qu’un être humain, avec ses failles, ses préjugés et ses passions) la mission de faire advenir la vertu en politique et ce, de façon prétorienne, c’est-à-dire en s’affranchissant (comme en l’espèce) des textes et des règles strictes d’interprétation du droit pénal, c’est faire prendre un immense risque à la démocratie. Ce risque démocratique est ainsi défini par Montesquieu : “si [les jugements] n’étaient qu’une opinion particulière du juge, on vivrait dans la société sans savoir précisément les engagements que l’on y contracte” ».

« Il est déjà présomptueux de postuler que “nul n’est censé ignorer la loi”. Faudrait-il de plus que “nul ne soit censé ignorer comment elle sera appliquée par un juge devenu directeur de conscience” ? » ([20]).

  1.   Le dispositif proposÉ
    1.   L’exclusion de l’exécution provisoire de l’interdiction du droit de vote et de l’inéligibilité

L’article unique de la proposition de loi complète l’article 131-26 du CP pour exclure la possibilité, pour le juge pénal, de prononcer l’exécution par provision des peines portant interdiction du droit de vote et du droit d’éligibilité au regard des atteintes que celle-ci entraîne pour :

– le droit à l’éligibilité, véritable conquête du régime républicain en France ;

– la présomption d’innocence, par les inévitables effets négatifs produits auprès des électeurs ;

– le droit à un recours effectif, puisqu’il n’existe aucune voie de recours pouvant produire un effet utile à bref délai ;

– la liberté de l’électeur de choisir ses représentants, consacrée par l’article 6 de la Déclaration de 1789.

  1.   Des dispositions aux effets rétroactifs

Les dispositions de la proposition de loi ont vocation à produire un effet rétroactif, conformément aux principes de l’application de la loi pénale dans le temps tels que déterminés par les articles 112-1 à 112-4 du CP et à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Selon l’article 112-1, alinéa 3, « les dispositions nouvelles s’appliquent aux infractions commises avant leur entrée en vigueur et n’ayant pas donné lieu à une condamnation passée en force de chose jugée lorsqu’elles sont moins sévères que les dispositions anciennes. » La loi pénale moins sévère a ainsi vocation à s’appliquer aux affaires en cours de jugement.

L’article 112-2 précise que : « Sont immédiatement applicables à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur […] 3° Les lois relatives au régime d’exécution et d’application des peines ; toutefois, ces lois, lorsqu’elles auraient pour résultat de rendre plus sévères les peines prononcées par la décision de condamnation, ne sont applicables qu’aux condamnations prononcées pour des faits commis postérieurement à leur entrée en vigueur ».

La rétroactivité de la loi pénale plus douce (ou « in mitius ») a été consacrée par le Conseil constitutionnel : selon lui, « le fait de ne pas appliquer aux infractions commises sous l’empire de la loi ancienne la loi pénale nouvelle, plus douce, revient à permettre au juge de prononcer les peines prévues par la loi ancienne et qui, selon l’appréciation même du législateur, ne sont plus nécessaire » ([21]). Des dispositions tendant à limiter les effets de cette règle sont de nature, dès lors, à contrevenir au principe de nécessité des peines consacré par l’article 8 de la Déclaration de 1789. La Cour de justice de l’Union européenne relève, d’ailleurs, que ce principe fait partie des traditions constitutionnelles communes aux États-membres ([22]).

Or, le Conseil constitutionnel a pu relever que ce principe de nécessité des peines ne concernait « pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives, mais [s’étendait] à la période de sûreté qui, bien que relative à l’exécution de la peine, n’en relève pas moins de la décision de la juridiction de jugement qui, dans les conditions déterminées par la loi, peut en faire varier la durée en même temps qu’elle se prononce sur la culpabilité du prévenu ou de l’accusé » ([23]).

À cet égard, il semble faire peu de doute que le prononcé de l’exécution provisoire constitue une modalité plus sévère d’exécution d’une peine d’inéligibilité. Dans sa décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025, le Conseil constitutionnel a relevé qu’il appartenait au juge, lorsqu’il décide si la peine d’inéligibilité doit être assortie de l’exécution provisoire, « d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ». C’est bien parce qu’il s’agit d’une modalité plus sévère d’application de la peine que le Conseil impose ce double contrôle de proportionnalité au juge pénal.

Dès lors, l’abrogation de la possibilité de prononcer l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité relèverait du principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce.

  1.   La position de la Commission

Après avoir repoussé les amendements de suppression, la commission des Lois a rejeté l’article unique de la proposition de loi.

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*     *

 


Compte rendu des débats

Lors de sa première réunion du lundi 16 juin 2025, la Commission examine la proposition de loi visant à protéger l’effectivité du droit fondamental d’éligibilité (n° 1415) (Mme. Brigitte Barèges, rapporteure).

Lien vidéo : https://assnat.fr/TzOH2g

M. le président Florent Boudié. Nous examinons aujourd’hui les quatre propositions de loi relevant de notre commission inscrites à l’ordre du jour de la journée réservée au groupe UDR le 26 juin, en commençant par celle déposée par M. Éric Ciotti et les membres de son groupe le 13 mai dernier.

Mme Brigitte Barèges, rapporteure. Le droit à l’éligibilité est une conquête fondamentale du citoyen, indissociable de l’affirmation de notre régime républicain. L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 établit ainsi que « tous les citoyens étant égaux [aux yeux de la loi] sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

Notre histoire républicaine s’est construite sur un assouplissement progressif des conditions de l’éligibilité, jusqu’à ce que l’ordonnance de 1944 portant organisation des pouvoirs publics en France, après la Libération, dispose que « les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ».

L’article L. 44 du code électoral, lui, prévoit que « tout Français et toute Française ayant la qualité d’électeur peut faire acte de candidature et être élu, sous réserve des cas d’incapacité ou d’inéligibilité prévus par la loi ».

Des restrictions s’appliquent en effet au droit à l’éligibilité.

D’après l’article 131-26 du code pénal, le juge peut ainsi prononcer une peine complémentaire d’inéligibilité. Le législateur a d’ailleurs cherché à systématiser le prononcé de ces peines. Ainsi, les lois du 9 décembre 2016, dite « Sapin 2 », et du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique ont rendu la peine d’inéligibilité obligatoire pour de nombreuses infractions. Sont concernés les atteintes à la probité mais aussi les faits de violences volontaires et d’agressions sexuelles, les discriminations ou les actes de terrorisme. Le périmètre est donc très large.

Avant 2017 et l’entrée en vigueur de ces lois, on recensait seulement trente à quarante condamnations de ce type par an, pour des actes de terrorisme ou d’escroquerie. Depuis, nous sommes passés de 1 765 condamnations en 2017 à 13 545 en 2023. En 2024, sur 20 000 peines d’inéligibilité prononcées, à peine 1 000 l’ont été avec exécution provisoire. La peine d’inéligibilité obligatoire ne concerne qu’un tiers des cas prévus par la loi, dont 68 % dans le cadre de condamnations pour coups mortels. La part de l’exécution provisoire des peines d’inéligibilité prononcées à l’encontre d’élus ou de prétendants à un mandat est très faible, de l’ordre de 5 à 10 % par an. Peut-être conviendrait-il, à l’occasion d’un prochain texte de loi, de s’interroger sur le périmètre de la peine complémentaire obligatoire d’inéligibilité.

Les conséquences de ces peines d’inéligibilité sont majeures, à commencer évidemment par l’interdiction de se présenter à une élection.

Cette peine ne vaut en outre pas uniquement pour l’avenir : le code électoral prévoit en effet que les titulaires de mandats locaux condamnés à l’inéligibilité sont automatiquement déchus de leur mandat par le préfet, ce dernier ayant une compétence liée et étant de ce fait tenu par la décision du juge pénal. Cela vaut également pour les parlementaires nationaux, pour lesquels la déchéance du mandat est constatée par le Conseil constitutionnel, à la requête du bureau de l’Assemblée nationale ou du Sénat, du garde des sceaux ou, en cas de condamnation postérieure à l’élection, du ministère public.

Ces conséquences ne valent toutefois pas uniquement pour des décisions judiciaires devenues définitives et passées en force de chose jugée. En effet, l’article 471 du code de procédure pénale prévoit la possibilité, pour le juge, de prononcer l’exécution par provision de la peine d’inéligibilité, c’est-à-dire l’exécution provisoire, en dérogation au principe traditionnel du droit pénal selon lequel le recours a un caractère suspensif.

Modalité ancienne d’exécution des peines avant toute condamnation définitive, l’exécution provisoire a été progressivement étendue. Ainsi, la loi du 10 juin 1983 a autorisé le juge à exécuter par provision les peines de substitution à l’emprisonnement. Le nouveau code pénal, entré en vigueur en 1994, a étendu cette possibilité aux peines privatives du droit d’éligibilité « par ricochet », selon les termes de Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.

L’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité signifie que la personne concernée devient immédiatement inéligible, avant toute condamnation définitive. Elle entraîne également, en vertu d’une jurisprudence du Conseil d’État, la déchéance du mandat d’élu local, dans les mêmes conditions que pour une condamnation définitive. On observe là une différence de traitement par rapport aux parlementaires, puisque le Conseil constitutionnel considère que seule une décision devenue définitive peut entraîner la déchéance du mandat de parlementaire.

Ces conséquences majeures de l’exécution provisoire des peines d’inéligibilité semblent avoir été mal appréciées et peu débattues par le législateur. Ainsi, les travaux parlementaires sur les lois de 2016 et 2017, qui ont systématisé les peines d’éligibilité, ne font à aucun moment mention de la possibilité d’une exécution provisoire. Comme l’a souligné M. Jean-Éric Schoettl dans une contribution à mes travaux : « Le Parlement n’a pas voulu expressis verbis que le juge pénal puisse prononcer l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité. Cette faculté n’a été conférée au juge que par ricochet, du fait d’une disposition transversale du code de procédure pénale. »

Mon groupe et moi-même considérons que l’exécution provisoire constitue une atteinte disproportionnée à plusieurs principes fondamentaux du droit pénal.

Elle porte tout d’abord atteinte au droit à un recours effectif, dans la mesure où l’exécution provisoire n’est susceptible d’aucun recours spécifique alors même qu’elle peut entraîner des conséquences irréparables pour les personnes condamnées. S’agissant d’une décision non définitive, susceptible par définition d’être remise en cause ultérieurement par le juge d’appel, cette atteinte au droit au recours apparaît disproportionnée. Cela est d’autant plus regrettable qu’un tel recours existe en matière de dommages et intérêts, à la fois devant le tribunal correctionnel et la cour d’assises.

Permettez-moi, pour vous permettre de mesurer les conséquences très concrètes de l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité, d’évoquer mon cas personnel. En février 2021, j’ai été condamnée à une telle peine en première instance, avec exécution provisoire. Du jour au lendemain, la ville et l’agglomération que je dirigeais ont perdu leur gouvernance et ont vu leurs projets et leurs chantiers paralysés pendant onze mois, soit un sixième de la durée totale du mandat municipal. J’ai évidemment perdu l’opportunité de me présenter aux élections départementales et régionales de 2021, sans même parler de la perte des revenus liés à mes mandats. En décembre de la même année, j’ai été relaxée par la cour d’appel. Le préjudice subi est toutefois irrémédiable.

Au-delà de mon cas personnel, cette pratique représente une atteinte irréparable à la vie démocratique. Les peines d’inéligibilité se distinguent en cela fondamentalement des autres peines complémentaires entraînant privation de droits.

Le deuxième argument s’opposant à l’exécution provisoire de telles peines est qu’elle constitue une atteinte à la présomption d’innocence dans la mesure où elle confère une force exécutoire normalement réservée à une décision définitive établissant la culpabilité. Cela ne peut qu’influencer la liberté de choix de l’électeur consacrée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, selon laquelle le peuple doit pouvoir choisir librement ses représentants.

Cette exigence a été rappelée par le Conseil constitutionnel dans une décision du 28 mars dernier faisant suite à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soulevée par un élu mahorais. Le Conseil souligne à cette occasion que le juge, lorsqu’il décide de l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité, doit exercer un double contrôle de proportionnalité « sur l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la liberté de l’électeur ».

Or l’appréciation de cette atteinte à la liberté de l’électeur ne peut reposer que sur des critères politiques, qu’il s’agisse des prochaines échéances électorales, de leur importance relative pour la personne concernée ou de ses chances de réussite au regard des derniers sondages. Ces critères ne relèvent pas de l’office traditionnel du juge pénal : certains magistrats, procureurs généraux, entendus lors des auditions ont d’ailleurs fait état de leur gêne à motiver la proportionnalité de telles atteintes.

En conférant un tel pouvoir au juge pénal, nous le faisons sortir de son office de garant de la liberté individuelle pour en faire un arbitre de la vie démocratique. Cela représente une véritable atteinte au principe de séparation des pouvoirs consacré dans notre Constitution. Comme le relève M. Schoettl, « confier à un juge […] la mission de faire advenir la vertu en politique et ce de façon prétorienne […], c’est faire courir un immense risque à la démocratie ».

Il convient enfin de souligner que les magistrats entendus lors des auditions ont tous confirmé qu’ils ne voyaient aucun obstacle juridique à la suppression de l’exécution provisoire et que cette réforme aurait un impact limité, puisque seules 5 à 10 % des affaires seraient concernées. La Cour européenne des droits de l’homme n’a par ailleurs identifié aucun obstacle constitutionnel ou conventionnel à cette suppression.

M. le président Florent Boudié. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes. Compte tenu du nombre important de textes à examiner, le bureau de la commission a décidé, avec l’accord du groupe UDR, de limiter la durée des interventions à deux minutes.

M. Bryan Masson (RN). Cette proposition de loi corrige une anomalie juridique lourde de conséquences démocratiques : l’exécution provisoire des peines d’inéligibilité avant même l’issue d’un éventuel appel. Cette situation permet de fait d’écarter un citoyen de la vie publique, alors même que la décision le condamnant n’est pas définitive. Cela va à l’encontre de la présomption d’innocence et dévoie le principe du double degré de juridiction.

Mme la rapporteure a elle-même subi concrètement l’injustice à laquelle elle propose de mettre fin. Alors maire de Montauban, elle a été sévèrement condamnée en première instance, en 2021, à une peine d’inéligibilité avec effet immédiat, perdant ainsi ses mandats de maire et de conseillère départementale, avant d’être relaxée en appel le 14 décembre 2021.

La démocratie repose sur la légitimité électorale, mais aussi sur l’équité procédurale. En permettant qu’une peine complémentaire aussi grave que l’inéligibilité prenne effet immédiatement, notre droit crée une distorsion du jeu électoral, une forme de bannissement politique anticipé. En excluant toute exécution provisoire de ces peines, cette proposition de loi rétablit l’équilibre entre la nécessaire répression des fautes et la protection des droits fondamentaux.

Pour ces raisons et parce que nous refusons que des décisions susceptibles d’appel puissent priver nos concitoyens du droit d’être candidat à une élection et empêcher les Français de voter pour le président ou la présidente de la République de leur choix, le groupe Rassemblement national votera en faveur de ce texte.

Mme Prisca Thevenot (EPR). Être élu de la République n’est pas un privilège mais une responsabilité, un contrat d’honneur passé avec les Français. Lorsque l’on est chargé de faire la loi, on se doit de l’incarner, de la respecter scrupuleusement et de s’y soumettre avec rigueur.

Éric Ciotti et son groupe nous présentent pourtant un texte dont l’intention est limpide : placer certains élus au-dessus des lois. Nous savons que cette proposition de loi n’en est pas vraiment une, qu’elle constitue plutôt une déclaration d’amitié, voire d’allégeance, taillée sur mesure pour son amie Marine Le Pen, condamnée dans l’affaire des assistants parlementaires européens. Ironie du sort, celle qui dénonçait les faiblesses des sanctions, réclamant en 2013 l’inéligibilité à vie pour les élus condamnés, s’offusque désormais de leur application immédiate.

Ce n’est toutefois pas la justice qui empêche un élu de se présenter, mais ses propres actes. L’exécution provisoire de la peine n’est pas une faille du droit, mais une digue éthique et une question de principe : nul ne peut prétendre se présenter devant les Français alors qu’il a trahi leur confiance.

La loi « Sapin 2 » de 2016 et la loi de moralisation de la vie publique de 2017 sont nées en réponse à l’électrochoc causé par des scandales politico-financiers retentissants. Elles indiquent une chose simple : lorsqu’un élu est condamné pour atteinte à la probité, il doit être déclaré inéligible et cette inéligibilité s’appliquer immédiatement, sans délai, sans passe-droit, au risque dans le cas contraire de fragiliser nos institutions. Cette mesure a été débattue et adoptée dans notre hémicycle, puis validée par le Conseil constitutionnel. Elle respecte toutes les garanties de l’État de droit.

Cette proposition de loi nous rappelle que l’extrême droite aime parler d’ordre, de morale et d’exemplarité, mais choisit l’exception et préfère l’impunité quand ses propres responsables sont concernés.

Le groupe Ensemble pour la République votera donc résolument contre ce texte.

Mme Gabrielle Cathala (LFI-NFP). « L’arme de l’inéligibilité devrait être utilisée avec beaucoup plus de rigueur », écrivait Mme Le Pen en 2012.

« Je salue une décision de justice qui sonne comme la fin d’un monde, la fin d’un vieux système », se réjouissait en 2023 Franck Allisio, député du Rassemblement national, à propos de l’inéligibilité avec exécution provisoire prononcée à l’encontre du maire de Toulon Hubert Falco, ouvrant la voie à sa collègue RN Laure Lavalette pour les élections municipales.

Mais cela, c’était avant que les magistrats, ne faisant qu’appliquer la loi, ne condamnent Mme Le Pen à une peine similaire, pour le détournement massif de fonds publics. Depuis, le RN parle de « démocratie française exécutée », d’une « intrusion dans le jeu électoral qui laissera une tache indélébile dans l’histoire de notre démocratie », sans parler de ses militants qui menacent physiquement les magistrats.

Cette condamnation, fondée sur des faits amplement caractérisés, aurait pour seul but d’empêcher Mme Le Pen de se présenter à la présidentielle. La justice, trop laxiste, fustigée chaque jour par l’extrême droite, devient tout à coup trop sévère lorsqu’elle s’applique au camp de Mme Le Pen et à ses intérêts électoraux.

Heureusement pour elle, son valet, M. Ciotti, nous propose de venir à sa rescousse avec sa proposition de loi « Marine Le Pen » qui exclut l’interdiction du droit de vote et l’inéligibilité du régime de l’exécution provisoire, le tout pour que Mme Le Pen bénéficie d’un texte plus favorable lors de son jugement en appel l’année prochaine.

Si ce texte avait proposé la création d’un recours contre l’exécution provisoire pour tous les justiciables, le débat aurait été plus intéressant ; mais vouloir mettre en place un régime d’exception pour faire de Mme Le Pen une citoyenne au-dessus des autres est inacceptable.

L’exécution provisoire est une pratique courante, que les justiciables condamnés par notre justice prétendument laxiste connaissent bien. Les tribunaux y recourent chaque jour massivement, pour les confiscations judiciaires, les suspensions de permis de conduire, pour 87 % des personnes jugées en comparution immédiate directement incarcérées à la fin de leur audience ou encore pour des interdictions professionnelles qui privent les condamnés de la possibilité de continuer à sévir dans le cadre de leur métier, même lorsqu’ils font appel. Cette possibilité est surtout utilisée pour les violents conjugaux condamnés à des peines d’interdiction de contact et de paraître au domicile de leur victime. Qui s’opposerait à l’exécution provisoire pour un conjoint ou un père violents, pour un policier ou un professionnel de santé harceleurs sexuels ou pour des employeurs et agents publics corrompus ? Personne.

Il n’est pas question pour nous de cautionner les basses manœuvres de M. Ciotti. L’extrême droite a les mains sales ; qu’elle reste tête basse.

M. Hervé Saulignac (SOC). En devenant législateur, je n’imaginais pas être un jour conduit à examiner une proposition de loi instaurant un privilège pénal pour des élus poursuivis pour des faits graves, et encore moins qu’une telle mesure émanerait de l’extrême droite ou de la droite extrême. Les mêmes qui dénonçaient il y a peu « ceux qui piquent dans la caisse » voudraient que les juges ne puissent plus prononcer d’exécution provisoire à leur encontre.

Force est de constater que, lorsque la loi s’applique à vous, vous dénoncez une justice politique, organisez des manifestations aux Invalides et déposez une proposition de loi à l’Assemblée pour tenter de vous protéger.

Nous avons reçu la charge de faire la loi. C’est un honneur et une grande responsabilité. Nous devons en faire bon usage au service des Français. Vous souhaitez quant à vous en faire bon usage au service de Marine Le Pen. Chacun appréciera.

En l’espèce, les magistrats n’ont pas décidé d’une exécution provisoire de la peine par caprice ou soif de punir. Tout, dans le code de procédure pénale, le code pénal et la jurisprudence du Conseil constitutionnel, prévoit cette exécution provisoire, a fortiori pour une prévenue qui conteste non seulement les faits qui lui sont reprochés, mais aussi la compétence matérielle du tribunal.

Vous dites souvent que les Français veulent de la fermeté, de la probité, de l’efficacité. C’est tout l’objet de l’exécution provisoire que d’empêcher que les voies d’appel ne soient utilisées comme manœuvres dilatoires et que l’élection intervenant dans l’intervalle ne soit mise à profit pour récidiver. Par cette proposition de loi vous indiquez que, si vous le pouviez, vous utiliseriez la loi pour servir vos intérêts judiciaires et électoraux. Vous franchissez ainsi un palier dans la menace que vous représentez pour notre État de droit. Naturellement, le groupe Socialistes s’y opposera fermement.

M. Olivier Marleix (DR). Je souhaite en préambule rappeler l’attachement de notre groupe à ce que les atteintes à la probité, en particulier de la part des élus, soient sévèrement réprimées. Le respect de la probité est la condition sine qua non de la confiance dans la vie publique et politique. Or, je le rappelle, la condamnation dont il a été question est due à un détournement de fonds publics.

La proposition de loi appelle toutefois une véritable réflexion. Si l’exécution provisoire est une pratique relativement banale et fréquente dans notre droit pénal, et plutôt en matière criminelle que délictuelle – quoique –, la question de l’inéligibilité pose le problème particulier de l’absence de réparation possible. Le corollaire de l’exécution provisoire en première instance est que, si le jugement en appel infirme la décision initiale du tribunal, le justiciable a droit, aux termes de l’article 149 du code de procédure pénale, à une réparation financière payée par l’État. Or, pour le cas dont nous parlons, il n’existe aucune réparation possible. Comment réparer le fait qu’une personne qui aurait pu être élue présidente de la République ne puisse pas l’être faute d’avoir pu se présenter aux suffrages des Français ? Il serait plus équilibré d’attendre un jugement définitif en appel pour prononcer une peine d’inéligibilité avec toute la rigueur requise. Il ne devrait pas y avoir d’exécution provisoire sans réparation possible. C’est la ligne que suivra notre groupe.

M. Emmanuel Duplessy (EcoS). Alors que nous examinons cette proposition de loi, nous fêterons demain l’anniversaire de l’annonce, par le parquet de Nice, de l’ouverture d’une enquête pour détournement de fonds publics contre Éric Ciotti.

Nous ne sommes toutefois pas dupes : ce n’est pas pour servir son cas personnel que cette proposition de loi a été déposée, mais surtout pour faire échec à la décision de justice qui a condamné Marine Le Pen à quatre ans d’emprisonnement et cinq ans d’inéligibilité pour un détournement de fonds publics de quelque 4 millions d’euros.

Une nouvelle fois, l’extrême droite, qui trouve la justice trop laxiste quand elle concerne le peuple, surtout s’il est arabe ou noir, la trouve au contraire trop dure lorsqu’elle les concerne, eux et leurs amis qui viennent de voler des millions d’euros d’argent public. Ils ne demandent pas la fin de l’exécution provisoire de manière générale, mais uniquement pour les peines d’inéligibilité, et pour eux seuls, ce qui montre bien qu’il s’agit en réalité de débattre d’un passe-droit pour permettre à des élus condamnés pour corruption de continuer à détourner l’argent public des Français et des Françaises, comme si de rien n’était, malgré les condamnations.

Bien évidemment, nous nous opposerons fermement à cette proposition de loi, car nous ne voulons pas une justice à la carte qui protège les puissants, mais une justice indépendante et impartiale, qui protège la société contre les puissants.

Pour conclure, faisant fi de tout sectarisme, je citerai Mme Le Pen : « Quand je réclame éthique et morale, je me l’applique à moi-même. Quand allons-nous tirer les leçons et mettre effectivement en place l’inéligibilité à vie pour tous ceux qui ont été condamnés pour des faits commis à l’occasion de leur mandat ? »

Il serait temps que l’extrême droite, pour une fois, mette en cohérence ses discours et ses actes.

Mme Maud Petit (Dem). Le texte que nous examinons n’a rien d’anodin. Il vise à rendre inapplicable l’exécution provisoire des peines portant privation du droit de vote ou du droit d’éligibilité. Quoi qu’on en dise, son unique objectif est de permettre à Marine Le Pen de se présenter à l’élection présidentielle de 2027, alors même qu’une décision de justice vient d’être prononcée à son encontre. Je le dis avec d’autant plus de gravité que nous avons assisté, à l’occasion de cette décision, à un déferlement d’attaques contre l’institution judiciaire. Nous ne l’acceptons pas.

Le texte a néanmoins le mérite d’ouvrir un débat important pour notre démocratie.

D’un point de vue philosophique, peut-on accepter sans méconnaître la présomption d’innocence que l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité s’applique avant épuisement de toute voie de recours ? Cette interrogation a du sens, mais elle est dévoyée par les auteurs de la proposition. Leur réponse consiste à proposer une loi d’amnistie puisque la loi pénale plus douce a des effets rétroactifs.

Adopter ce texte serait un très mauvais signal envoyé aux Français, alors même qu’ils attendent plus de fermeté de la justice et expriment une défiance à l’égard des politiques. Pas moins de 64 % de nos compatriotes sont opposés à la suppression de l’exécution provisoire pour un élu condamné en première instance. Ils estimeraient que ce texte est fait par le législateur, pour le législateur.

En effet, le dispositif proposé concerne seulement l’inéligibilité. Or l’exécution provisoire est en réalité appliquée tous les jours par les tribunaux. Dans certains cas, il s’agit d’empêcher de violenter des enfants ; dans d’autres, de rendre visite pour la dernière fois à un proche mourant. Il ne doit pas y avoir d’exception dans la loi.

L’histoire récente a montré qu’il n’est jamais bon de légiférer sous la pression d’un événement ayant défrayé la chronique. Ainsi, la loi « Sapin 2 », adoptée après l’affaire Cahuzac, n’a pas été suffisamment réfléchie.

Pour toutes ces raisons, le groupe Les Démocrates votera contre ce texte.

Mme Agnès Firmin Le Bodo (HOR). Comme cela vient d’être dit, ce texte n’a rien d’anodin.

Premièrement, le champ de la peine d’interdiction des droits civiques, civils et de famille prévue à l’article 131-26 du code pénal est plus large que celui formé par les peines d’interdiction du droit de vote et d’inéligibilité visées par la proposition de loi. Selon cette dernière, les autres peines d’interdiction prévues par ledit article – à savoir le droit d’exercer une fonction juridictionnelle, de représenter ou d’assister une partie devant la justice, ou encore le droit d’être tuteur ou curateur – pourraient continuer à faire l’objet d’une exécution provisoire. On peut être en désaccord avec l’exécution provisoire, notamment, parce qu’elle n’est pas susceptible de recours. Mais, dès lors, pourquoi ne pas la supprimer pour l’ensemble des peines visées à l’article 131-26 ?

Il est indéniable que l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité, qui peut conduire le juge à démettre un élu en cours de mandat – et ce sans possibilité de recours –, a des conséquences démocratiques notoires. Il conviendrait de faire preuve de davantage de transparence en affichant plus clairement le but de cette proposition.

Deuxièmement, la loi, expression de la raison, est générale et impersonnelle. Or il est indéniable que la proposition de loi vise une affaire judiciaire en cours et aurait un effet sur celle-ci, en raison du principe d’application immédiate des lois pénales plus douces.

Le groupe Horizons & indépendants s’interroge donc sur la conformité du texte à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, laquelle dispose que « la loi est l’expression de la volonté générale ». Est-ce une loi d’amnistie ou d’autoamnistie ?

En conséquence, notre groupe votera contre cette proposition de loi.

Mme Elsa Faucillon (GDR). Pour l’UDR, les peines très sévères sont destinées à tout le monde, sauf aux copains d’extrême droite. Pour l’UDR, il faudrait des peines planchers pour le peuple et des passe-droits pour les copains. Et, alors qu’il faudrait faire payer les détenus, la bourgeoisie de Saint-Cloud pourrait détourner de l’argent public tranquillement. Voilà, en résumé, l’état d’esprit de ce texte.

Vous ne vous contentez pas de revenir sur une mesure qui, à plusieurs reprises, a permis d’éloigner de la vie politique des personnes qui n’avaient pas respecté le droit et qui auraient pu continuer à ne pas le faire. Une fois de plus, vous souhaitez rejeter la responsabilité sur la justice – ce qui est aussi une manière de refuser d’assumer la vôtre lorsque vous êtes condamnés.

Lorsque vous scandiez que le problème de la police, c’est la justice, vous ne visiez pas seulement un prétendu laxisme de la justice. C’est l’ensemble de l’État de droit que vous voulez faire tanguer.

L’exécution provisoire permet de pallier la lenteur de notre système judiciaire, en évitant que des individus condamnés en première instance pour des faits graves utilisent la procédure d’appel à des fins purement dilatoires. L’exécution provisoire existe dans d’autres domaines et pour d’autres infractions. Elle est la règle en matière civile depuis 2019 et, en droit pénal, elle peut être prononcée pour des peines de prison ou des interdictions professionnelles. Rien ne justifie que les élus bénéficient d’un traitement plus favorable que les citoyens ordinaires.

Par ailleurs, prévoir qu’une juridiction de première instance ne saurait prononcer une exécution provisoire lorsqu’il s’agit de peines d’interdiction de vote et d’inéligibilité revient à ramener leurs jugements au rang de simple avertissement. Tel n’est pas leur objet.

Vous attisez la méfiance envers notre justice et notre système judiciaire pour satisfaire vos intérêts et ceux de vos alliés politiques. Vous allez aussi augmenter la méfiance envers les élus. Sans surprise, l’extrême droite fait de l’extrême droite. Nous voterons donc contre cette proposition de loi.

M. Éric Michoux (UDR). Comme l’a rappelé Mme la rapporteure, les conséquences de l’exécution provisoire sont lourdes lorsqu’elle porte sur l’éligibilité. C’est pourquoi une réforme s’impose. Mme la rapporteure a elle-même été victime de cette exécution provisoire et elle sait de quoi il parle.

La mesure proposée protège les mandats et les élus. Elle évite des situations ubuesques où certains candidats ne peuvent pas se présenter à une élection en raison d’une exécution provisoire, alors même que la décision de première instance peut ensuite être infirmée en appel. Comme l’actualité des derniers mois l’a montré, l’exécution provisoire devient un outil davantage politique que judiciaire.

Le dispositif proposé sacralise la présomption d’innocence. Si les élus ne sont pas au-dessus des lois, ils ne sont pas non plus en dessous d’elles. Par ailleurs, l’application provisoire de l’inéligibilité signifie également que l’élu local est déchu de son mandat avant même que la condamnation soit devenue définitive.

Au-delà de la sphère parisienne, cette proposition s’adresse aussi et surtout aux élus locaux, régionaux, départementaux – dont évidemment les maires. Ces derniers sont les sentinelles de notre démocratie, et l’exécution provisoire de l’inéligibilité représente pour eux une véritable épée de Damoclès.

Alors que les prochaines élections municipales approchent, comment ne pas avoir une pensée pour tous ces maires et ces futurs maires, ces élus qui sont dégoûtés et qui abandonnent leur mandat ? Les maires sont les interlocuteurs directs de nos concitoyens. Ils sont chaque jour en prise directe avec la réalité. Comme le disait le président du Sénat, ils sont à portée de baffe.

La loi doit mieux protéger leur mandat ainsi que leur engagement. Nous faisons face à une véritable crise des vocations, qui se manifeste à tous les échelons de notre démocratie. Ce phénomène est particulièrement marquant s’agissant des mandats locaux. Il est urgent de redonner confiance aux élus et de conforter leur mandat.

Chers collègues, je vous invite à abandonner ce théâtre politicien et à soutenir cette proposition sincère et issue du terrain.

Mme Brigitte Barèges, rapporteure. Il est utile de rappeler que nous ne parlons que de l’exécution provisoire. Il n’est pas question de revenir sur les lois, qui ont durci à juste titre les peines inéligibilité, et de façon très large.

Premièrement, le texte ne vise pas seulement les élus. Il concerne toutes les personnes qui peuvent faire l’objet des peines prévues par l’article 131-26 du code pénal, c’est-à-dire celles qui sont reconnues coupables de violences volontaires, d’agression sexuelle, de discrimination, d’escroquerie, d’abus de confiance, d’actes de terrorisme, de concussion, de corruption active et passive, de trafic d’influence, de prise illégale d’intérêt mais aussi d’atteintes à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession. Il concerne également les personnes coupables de certaines entraves à la justice, de faux et d’usage de faux, d’inscription sur une liste électorale sous un faux nom ou une fausse qualité, d’atteinte aux opérations électorales, de soustraction frauduleuse au paiement de l’impôt, d’atteinte à la transparence des marchés financiers, de certaines infractions liées à la gestion de sociétés à responsabilité limitée, de violation des règles relatives au financement ou au déroulement des campagnes électorales, de violation des obligations déclaratives vis-à-vis de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et de participation à une association de malfaiteurs.

Certains disent à tort que la proposition de loi est faite pour les élus. Pas du tout. Il est clair qu’elle concerne l’ensemble des infractions susceptibles de faire l’objet d’une peine complémentaire, désormais obligatoire, d’inéligibilité.

Deuxièmement, je pense comme vous que les élus doivent être des modèles de probité. Je ne remets absolument pas en question les deux lois Sapin, dont l’une est due à l’affaire Cahuzac. Je comprends que certains pensent à une personnalité en particulier, mais essayons de faire œuvre de législateur. Nous sommes élus pour écrire la loi.

Le 27 décembre 2024, le Conseil d’État a considéré que le législateur « ne saurait priver un citoyen du droit d’éligibilité dont il jouit […] que dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l’électeur ».

Le Conseil constitutionnel a quant à lui estimé, le 28 mars 2025, que « sauf à méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, il revient alors au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que [l’exécution provisoire] est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ».

Enfin, s’agissant de l’affaire concernant M. Hubert Falco, la Cour de cassation a confirmé le 28 mai dernier la peine de cinq ans d’inéligibilité prononcée par la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Mais elle a annulé l’exécution provisoire dont les juges du fond avaient assorti cette peine.

L’ensemble des plus hautes instances juridictionnelles ainsi que les plus éminents juristes, comme Jean-Éric Schoettl, estiment que cette exécution provisoire est une aberration contraire aux grands principes du droit pénal. Parmi ceux-ci figurent le double degré de juridiction et le respect de la présomption d’innocence jusqu’à ce que la condamnation soit définitive. L’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité peut occasionner un préjudice irrémédiable dans le cas où elle est annulée par la cour d’appel. Nous devons avoir tout cela à l’esprit. Essayons de nous abstraire des arrière-pensées politiciennes pour nous concentrer sur la philosophie juridique de ce texte.

Je suis avocate et je sais qu’en matière civile l’exécution provisoire permet très souvent d’accélérer l’exécution de décisions qui ne posent pas de problème ; mais elle n’en reste pas moins une exception en droit pénal. Son application à des peines d’inéligibilité n’avait d’ailleurs pas été envisagée lors des débats sur les lois Sapin : elle résulte plutôt de la combinaison d’articles. La Cour de cassation elle-même a estimé que l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité ne peut être ordonnée par le juge pénal qu’à la suite d’un débat contradictoire au cours duquel la personne prévenue peut présenter ses moyens de défense et faire valoir sa situation. En effet, une telle décision peut avoir des conséquences irréparables dans le cas où elle est ensuite infirmée par la cour d’appel.

Article unique (art. 131-26 du code pénal) : Inapplicabilité de l’exécution provisoire pour les peines d’interdiction du droit de vote et d’éligibilité

Amendements de suppression CL1 de M. Hervé Saulignac, CL4 de M. Emmanuel Duplessy et CL8 de Mme Émeline K/Bidi

M. Hervé Saulignac (SOC). J’ai écouté attentivement les arguments avancés pour justifier cette proposition. Si les plus hautes juridictions ont parfois émis des avis, les Français en ont aussi – et ils sont souvent diamétralement opposés. Vous nous expliquez que les conséquences de l’exécution provisoire sont lourdes. Mais ce sont les détournements de fonds à hauteur de plusieurs millions qui pèsent dans l’esprit des Français. Ils ne comprendraient pas que nous épargnions l’exécution provisoire à des élus, alors mêmes que ceux-ci font preuve d’un déni complet et ne mesurent pas la gravité des faits dont ils sont responsables.

Dans votre argumentaire, vous avez été jusqu’à convoquer la crise des vocations des élus locaux. Elle ne résulte pas des risques d’exécution provisoire de décisions de justice, mais bien du comportement de certains élus, lequel ne donne pas envie d’appartenir à la trop grande famille, hélas, des élus de la République qui se vautrent dans des actes délictuels qu’ils ont pourtant toujours dénoncés.

Nous pensons donc que cette proposition de loi et son article unique méritent de finir à la place qu’ils méritent, c’est-à-dire à la poubelle.

M. Emmanuel Duplessy (EcoS). À quoi sert l’exécution provisoire ? À prévenir de nouvelles atteintes à la probité. Pourquoi les juges ont-ils jugé pertinent d’assortir la peine de Marine Le Pen d’une exécution provisoire ? Parce que le détournement de fonds publics est devenu un véritable sport national à l’extrême droite. Chaque semaine, une nouvelle affaire concernant le RN, l’UDR et leurs alliés est rendue publique.

Tantôt c’est Éric Ciotti, qui magouille dans les Alpes-Maritimes pour faire payer ses frais et le salaire de ses collaborateurs par le département ; puis c’est Bardella, qui tente de faire rémunérer son directeur de cabinet au parti par le Parlement européen, alors qu’il n’y met jamais les pieds ; de nouveau c’est Éric Ciotti, qui a fait hospitaliser sa mère pendant dix-huit ans dans un service de soins réservé à des séjours de courte durée – coût estimé pour la sécurité sociale : 500 000 euros. Nouveau scandale avec Andréa Kotarac, qui se faisait payer par le Parlement européen alors qu’il était le porte-parole de la campagne présidentielle de Marine Le Pen en 2022. Et je ne cite que quelques exemples, parce que la liste complète est trop longue pour le temps qui m’est imparti.

L’extrême droite propose une loi d’exception pour protéger son clan et ses privilèges. Quand elle est encadrée, l’exécution provisoire répond à une exigence d’équilibre entre les libertés fondamentales et les intérêts de la société. Elle est décidée par un juge au terme d’un débat contradictoire, en tenant compte des droits de la défense. Modifier ce dispositif pour favoriser les puissants reviendrait à entériner une justice à deux vitesses.

Le premier pas qui permet d’éviter la récidive consiste à comprendre que l’on a fauté. Pendant des mois, le Rassemblement national a expliqué qu’il n’avait pas détourné 4,5 millions mais seulement fait une erreur comptable. Ce déni montre qu’il existe un risque de récidive, ce qui justifie l’inéligibilité.

Mme Elsa Faucillon (GDR). L’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité ne porte pas atteinte à un droit fondamental. Au contraire, elle a été instaurée car elle constitue un outil de protection de l’ordre public et de l’intégrité électorale. L’éligibilité n’est pas un droit inconditionnel et absolu, de même que l’exercice du droit de vote suppose notamment de ne pas être privé de ses droits civiques.

Cette proposition du groupe UDR va à rebours des évolutions opérées ces dernières années, car elle repose sur la conception selon laquelle les élus ne seraient pas des justiciables comme les autres. Vous proposez un retour en arrière. Alors que nous vivons une période de très grande défiance à l’égard des élus, votre texte ne ferait que l’aggraver.

Mme Brigitte Barèges, rapporteure. Encore une fois, l’exécution provisoire n’est pas une peine. La peine définitive finira par être prononcée et exécutée. L’exécution provisoire, elle, intervient pendant dans une période transitoire qui peut durer quelques mois, entre la décision de première instance et celle prise en appel. Or vous voulez faire de l’exécution provisoire une peine principale. Cela ne correspond pas à la volonté du législateur.

L’objectif de ce texte est donc de souligner que l’exécution provisoire constitue une atteinte disproportionnée au droit à l’éligibilité, à la présomption d’innocence, au droit à un recours effectif et à la liberté de l’électeur de choisir ses représentants – même si l’objet du texte, je le répète, n’est pas limité aux élus. Ces principes ont tout autant valeur constitutionnelle que la préservation de l’ordre public.

L’exposé sommaire de l’amendement CL1 évoque Mme Le Pen. Je me permets de rappeler que votre rapporteure a été la première victime de la violence de l’exécution provisoire. C’est donc d’expérience que je peux témoigner des excès de ce dispositif.

Chaque année, environ un millier de peines d’inéligibilité sont assorties d’une exécution provisoire. Je n’ai malheureusement pas pu trouver de données sur la part de celles qui étaient remises en cause à l’occasion d’un recours. Mais les travaux que nous avons menés en amont de l’examen révèlent la gêne de certains magistrats face à la responsabilité qui leur a été confiée par le droit actuel.

Le Conseil constitutionnel les appelle à apprécier la proportionnalité de l’atteinte au mandat et à la liberté de l’électeur causée par l’exécution provisoire – et non par la condamnation définitive. Je vous invite donc, une fois encore, à bien faire la distinction entre ces deux sanctions. Or les critères de motivation de telles décisions sont loin d’être évidents pour un juge pénal et ne correspondent pas à son office traditionnel. Faut-il prendre en compte l’importance des échéances électorales ou bien les chances de réussite de la personne en cause, par exemple au vu des sondages ? Est-ce le rôle du juge d’apprécier cela ? Telle est la véritable question qui est posée.

Nous voulons être jugés équitablement. Contrairement à ce qui a pu être dit, il ne s’agit pas d’instaurer une loi d’exception ou une justice de classe.

Une décision définitive d’inéligibilité a des conséquences lourdes, mais celles-ci ne doivent pas être le fait de l’exécution provisoire.

Mme Prisca Thevenot (EPR). Avec cette proposition de loi, nos collègues du Rassemblement national et de l’UDR disent vouloir réparer une anomalie juridique.

Mais l’anomalie est en réalité démocratique : des députés ceints de l’écharpe tricolore nous expliquent qu’ils veulent se placer au-dessus de la loi et font des petits arrangements entre amis pour mettre la démocratie au pas.

J’entends parfaitement la distinction entre peine définitive et exécution provisoire, madame la rapporteure. Si l’exécution provisoire a été décidée, c’est en raison d’un risque avéré de récidive. D’ailleurs, dès le prononcé du jugement, les représentants du Rassemblement national n’ont cessé de répéter sur tous les plateaux de télévision que leur parti et Marine Le Pen avaient fait bonne utilisation des fonds du Parlement européen alors qu’il s’agit d’un détournement de fonds publics.

Vous proposez une loi d’exception et elle ne fait pas de vous de vrais patriotes.

Mme Maud Petit (Dem). Le groupe Dem s’abstiendra afin que les débats puissent se poursuivre.

Mme Brigitte Barèges, rapporteure. J’espère, madame Thevenot, que nous sommes tous des patriotes au sein de cette assemblée et que vos propos ont dépassé votre pensée.

Ne faisons pas l’exégèse du jugement rendu contre Mme Le Pen. Essayons d’écrire un texte général, qui évitera peut-être des décisions aux conséquences très lourdes dans d’autres dossiers. Le prévenu doit bénéficier d’une présomption d’innocence intacte à toutes les étapes de la procédure.

Je ne parle évidemment pas du cas où il est dangereux ou de celui où existe un risque de fuite, de destruction de preuves ou de pression sur les témoins – critères qui permettent un mandat de dépôt. Dans le même ordre d’idées, on conçoit bien que l’exécution provisoire peut être justifiée en matière de délits routiers, la confiscation du permis de conduire d’un chauffard étant une mesure conservatoire destinée à prévenir un danger imminent.

Mais on ne peut pas dresser un parallèle avec ce type d’infractions pour justifier l’exécution pénale d’une inéligibilité. Cela n’a rien à voir. Nombre d’intervenants ont reconnu qu’il s’agissait d’une peine en soi, afin de punir avant même que la cour d’appel statue. Il est exact que les magistrats doivent justifier l’exécution provisoire par une décision spécialement motivée par la gravité de l’infraction. Mais il s’agit de fait d’une peine pour laquelle le recours n’a pas d’effet suspensif, ce qui est contraire aux principes fondamentaux de notre procédure pénale.

J’insiste donc sur la nécessité de supprimer l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité, ce qui, encore une fois, ne remet pas en question les lois « Sapin », lesquelles s’appliqueront dans toute leur rigueur en cas de condamnation définitive.

La commission adopte les amendements.

Après l’article unique.

Amendement CL9 de M. Bruno Bilde

M. Bruno Bilde (RN). La peine complémentaire d’inéligibilité est susceptible de priver la personne concernée de la possibilité de se porter candidate à une élection et, le cas échéant, d’être élue. Elle concerne ainsi tant le droit qu’a tout citoyen français de se présenter à une élection que la liberté de l’électeur d’élire le candidat de son choix.

Compte tenu de ces enjeux, le Conseil constitutionnel a dernièrement décidé de subordonner le prononcé par le juge de la privation du droit d’éligibilité à une appréciation préalable du caractère proportionné de l’atteinte qui en résulte pour l’exercice d’un mandat comme pour la préservation de la liberté de l’électeur.

Pourtant, aucun recours n’existe actuellement contre la décision du juge du fond, alors qu’elle est susceptible d’être réformée ou cassée. Dans une telle hypothèse, pendant toute la durée de l’instance d’appel ou de l’instance de cassation, la personne concernée se voit dans l’impossibilité de se porter candidate à une élection, tandis que les électeurs sont privés de la possibilité de l’élire, alors même qu’elle bénéficie pleinement de la présomption innocence.

Si la décision est par la suite invalidée, le dommage individuel et collectif qui en résulte est définitif et irréparable.

Pour cette raison, il convient d’introduire une voie de recours autonome, sur le modèle de celle existant en matière civile, afin de permettre un réexamen rapide de la mesure d’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité.

Mme Brigitte Barèges, rapporteure. Cet amendement dessine une piste intéressante, soutenue par la Conférence nationale des procureurs généraux, que nous avons auditionnée. Il s’agirait de prévoir une voie de recours spécifique, sous la forme d’un référé auprès du premier président de la cour d’appel ou de la Cour de cassation, permettant d’apprécier si les conséquences de l’exécution provisoire sont manifestement excessives. Contrairement à ce qui a été dit, en effet, le débat n’a souvent pas lieu en première instance, où l’exécution provisoire est pourtant prononcée. La mesure proposée apparaît d’autant plus légitime qu’une telle voie de recours existe en matière civile pour le versement des dommages-intérêts. Je présenterai un amendement en ce sens lors de l’examen du texte en séance publique. Avis favorable.

M. Hervé de Lépinau (RN). Cet amendement de repli nous donne l’occasion de corriger une particularité du code de procédure pénale qui déroge au principe de la présomption d’innocence, puisqu’il n’existe pas formellement de voie de recours pour suspendre certaines mesures d’un jugement rendu en première instance. Pour les praticiens des prétoires du judiciaire, et plus particulièrement du pénal, c’est une incongruité car l’inéligibilité est une peine accessoire, et non pas principale. Généralement, en matière pénale, la peine principale est une amende et/ou une peine de prison. Il est possible, pour l’amende, de procéder à des consignations en présentant des garanties et, pour les peines privatives de liberté, de saisir le premier président de la cour d’appel, qui statue sur une demande d’élargissement. Pourquoi priverait-on de ces recours les peines complémentaires – qui ne se limitent pas à l’inéligibilité, car cela peut aussi concerner, par exemple, le permis de chasse, avec le retrait d’une arme qui aurait éventuellement participé à la commission des faits ? Devant ces nombreux cas, que nos concitoyens connaissent bien, ce serait vraiment faire œuvre de justice que de faire en sorte que la présomption d’innocence, reconnue plusieurs fois par le Conseil constitutionnel, soit totalement préservée par l’introduction d’une voie de recours de suspension, laquelle ne préjuge pas du fond. Saisissons cette occasion d’inscrire une avancée dans le code de procédure pénale.

Mme Maud Petit (Dem). L’amendement propose peut-être une très bonne solution sur le fond, mais je suis profondément gênée, sur la forme, par le fait que Mme Marine Le Pen et M. Julien Odoul, qui sont directement concernés par une récente décision de justice de cette nature, figurent parmi ses cosignataires. Il aurait mieux valu qu’ils ne le cosignent pas. Je ne le voterai donc pas.

La commission rejette l’amendement.

*

*     *

À la suite de l’examen de la proposition de loi visant à renforcer les prérogatives des officiers de l’état civil et du ministère public pour lutter contre les mariages simulés ou arrangés, la commission reprend l'examen de la proposition de loi.

M. le président Florent Boudié. Le bureau de la commission s’est réuni. J’ai constaté qu’il y avait eu une erreur de comptage lors de la mise aux voix des amendements de suppression CL1, CL4 et CL8. Avec une égalité des voix, dix-neuf pour et dix-neuf contre, la commission a en fait rejeté ces amendements.

Je préfère faire devant vous acte de transparence. Dans mon état d’esprit, il est plus correct de procéder ainsi, pour la bonne tenue de nos travaux.

Le bureau a décidé, dans ces conditions, que nous reprendrions l’examen du texte.

Par décision du bureau, les amendements CL1, CL4 et CL8 ayant été formellement rejetés, nous poursuivons l’examen des amendements à l’article unique.

Article unique (suite) (art. 131-26 du code pénal) : Inapplicabilité de l’exécution provisoire pour les peines d’interdiction du droit de vote et d’éligibilité

Amendement CL5 de M. Emmanuel Duplessy

M. Emmanuel Duplessy (EcoS). Cet amendement vise à élargir les conséquences de la peine d’inéligibilité. Si le texte est adopté, cette peine ne pourra être prononcée qu’après une condamnation définitive : nous ne prenons donc pas un grand risque à l’étendre.

Aujourd’hui, l’inéligibilité n’empêche pas d’être nommé à un poste dans un cabinet ministériel ou une autorité administrative. Or les cas de corruption alimentent la défiance envers le personnel politique et les pratiques de recasage, parce qu’elles détournent l’inéligibilité, écœurent nos concitoyens – sans compter qu’elles soulèvent la question de la probité de ceux ainsi amenés à occuper de très hautes fonctions au sein de l’État.

L’amendement tend donc à ce qu’une personne inéligible ne puisse faire partie d’un cabinet ministériel, des collaborateurs du président de la République, du président de l’Assemblée nationale ou du Sénat ni d’une des agences et autorités indépendantes où la probité est essentielle.

Quitte à restreindre les cas d’inéligibilité, autant lui donner un peu plus de portée – de façon légitime et proportionnée.

Mme Brigitte Barèges, rapporteure. Vous proposez d’étendre l’interdiction d’exercer notamment à certaines fonctions listées par la loi relative à la transparence de la vie publique. La précision est inutile, puisque toutes les professions visées sont déjà concernées. De plus, l’emploi du « notamment » fait que cette précision ne délimite pas juridiquement le champ de l’incapacité. Avis défavorable.

La commission rejette l’amendement.

Elle rejette l’article unique.

En conséquence, les amendements CL7 et CL3 de M. Emmanuel Duplessy tombent.

L’ensemble de la proposition de loi est ainsi rejeté.

En conséquence, la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République vous demande de rejeter la proposition de loi visant à protéger l’effectivité du droit fondamental d’éligibilité (n° 1415).

 


   Personnes entendues

 

   M. Julien Morino-Ros, sous-directeur de la négociation et de la législation pénales

   Mme Naïma Mohraz, rédactrice au bureau de la législation pénale générale

   M. Philippe Astruc, procureur général à Dijon

   M. Éric Maillaud, procureur général à Bourges

Contributions Écrites


Annexe : Contribution de M. Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

Pour de multiples raisons, je suis favorable à la proposition de loi « visant à protéger l’effectivité du droit fondamental d’éligibilité ».

Je tire ces raisons des textes, de la jurisprudence et des principes démocratiques.

  1.                   Les textes

A) Quels sont les textes applicables ?

C’est, en premier lieu, l’article 471 du code de procédure pénale (CPP), dont le quatrième alinéa dispose que : « Les sanctions pénales prononcées en application des articles 131-4-1 à 131-11 et 132-25 à 132-70 du code pénal peuvent être déclarées exécutoires par provision » (je souligne le mot « peuvent »).

C’est, en deuxième lieu, l’article 131-10 du code pénal (compris dans la première séquence d’articles mentionnés par l’article 471 du CPP précité) qui fait figurer la « privation d’un droit » parmi les peines complémentaires dont la loi pénale peut assortir une peine principale.

C’est aussi l’article 131-26 du code pénal qui mentionne l’« inéligibilité » parmi des droits dont la loi pénale peut priver une personne physique.

C’est enfin l’article 131-26-2 du code pénal (qui trouve sa source dans la loi du 9 décembre 2016 « relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique », dite Sapin 2, et a été inséré dans le code pénal par la loi de confiance dans la vie politique du 15 septembre 2017) instituant une peine complémentaire « automatique » d’inéligibilité en cas de condamnation pour toute une série de délits, dont le détournement de fonds publics. Toutefois, la juridiction peut, par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer l’inéligibilité « en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ».

Il résulte de la combinaison de ces dispositions que, contrairement à ce qui a été beaucoup dit à propos de la décision du tribunal judiciaire de Paris du 31 mars dernier, la décision du tribunal pénal de donner un effet immédiat à une inéligibilité n’est nullement commandée par la loi. L’article 471 CPP emploie en effet le terme « peut » et non l’impératif « doit », ni le présent impératif.

Observons en outre que l’expression « prévoir l’exécution provisoire de l’inéligibilité » (s’agissant de l’article 471 du CPP) est un peu forte. Contrairement, là encore, à ce qu’on entend depuis le 31 mars, le Parlement n’a pas voulu expressis verbis que le juge pénal puisse prononcer l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité. Cette faculté n’a été conférée au juge que par ricochet, du fait d’une disposition transversale du code de procédure pénale (quatrième alinéa de l’article 471) dont les parlementaires – pardon de le dire dans cette enceinte – n’avaient pas nécessairement une claire conscience.

Dans l’affaire des assistants parlementaires européens du RN, le droit, comme la sagesse, conduisaient au contraire à écarter l’inéligibilité provisoire, ce à quoi s’attendait d’ailleurs la grande majorité des juristes.

B) L’exécution provisoire n’est généralement pas justifiée pour la privation des droits de vote ou d’éligibilité.

L’exécution provisoire se comprend pour une peine de prison, s’agissant d’un délinquant dangereux qui risque de fuir, de réitérer, de détruire des preuves ou de faire pression sur des témoins. Elle se justifie aussi pour la confiscation du permis de conduire, s’agissant d’un délit routier commis par un chauffard invétéré. Elle est alors non une sanction, mais une mesure conservatoire prise afin de protéger la société d’un péril objectif.

L’exécution provisoire de l’inéligibilité apparaît cependant, dans l’intention même du juge pénal, comme une peine en soi. Pourquoi ? Parce que le juge pénal, du moins jusqu’ici (cf. par exemple l’affaire du maire de Toulon, Hubert Falco), la motive seulement par la gravité de l’infraction. C’est donc une peine échappant à l’effet suspensif de l’appel, ce qui est contraire aux principes fondamentaux de notre procédure pénale.

Pour Marine Le Pen, cette peine s’apparente, compte tenu du calendrier électoral, à une exécution politique capitale : évincée de la prochaine présidentielle, elle devra renoncer sans doute pour toujours – sauf rebondissement judiciaire ou législatif – à cette magistrature suprême dont les évènements et ses propres talents l’avaient rapprochée de si près.

Le législateur n’aurait pas dû prévoir une inéligibilité avec effet immédiat (nonobstant l’appel) : elle est par trop contraire au droit d’éligibilité (contrepartie de la liberté de l’électeur) et au droit au recours qui protège la présomption d’innocence jusqu’à la décision définitive.

Que serait le droit du prévenu à faire appel et à se pourvoir en cassation contre une condamnation prononcée contre lui, que deviendrait la liberté des électeurs, si cette condamnation pouvait être exécutée, avec toutes ses conséquences irréversibles sur l’intéressé comme sur la vie démocratique, alors qu’elle n’est pas définitive et pourrait être écartée en appel ou en cassation ?

À tout le moins, le caractère immédiatement exécutoire d’une condamnation de première instance doit être motivé par des circonstances particulières. Or ce caractère exceptionnel est méconnu par la tendance récente du juge pénal de prononcer presque par réflexe l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité, lorsque sont en cause des personnalités politiques.

C’est ce qu’illustre, entre autres exemples, la décision du tribunal correctionnel de Paris du 11 décembre 2024 condamnant Philippe Cochet, maire de Caluire et Cuire et élu à la métropole de Lyon, à cinq ans d’inéligibilité, avec exécution provisoire, pour l’emploi jugé fictif de son épouse comme assistante parlementaire. On est surpris, dans cette affaire comme dans d’autres, par la rigueur de la sentence, alors surtout que l’inéligibilité immédiate s’ajoute à une peine d’amende déjà sévère, que le tribunal a poussé fort loin son appréciation de la réalité des tâches de l’assistante et qu’il a été au-delà des réquisitions du parquet.

De même, dans une affaire concernant Mme Barèges, maire de Montauban, l’effet immédiat de la sentence prononcée en première instance a conduit l’intéressée à devoir suspendre immédiatement son mandat de maire. Or, en appel, le jugement de première instance fut infirmé. Les dommages, même transitoires, n’étaient pas pour autant réparés.

Le principe du caractère exceptionnel de l’exécution provisoire d’une peine privative de droits (comme l’inéligibilité) aurait dû être particulièrement respecté dans un contexte comme celui des assistants des eurodéputés du RN, eu égard aux effets (plus importants encore que dans les affaires précédentes) de l’immédiateté de l’inéligibilité. Effets affectant non seulement Marine Le Pen, mais encore tout le déroulement du calendrier électoral et, plus généralement, la vie démocratique du pays.

C) Les raisons pour lesquelles le juge prononce habituellement une sanction immédiatement applicable (par exemple une peine d’emprisonnement), en dépit du caractère suspensif de l’appel, ne sont pas réunies dans la grande majorité des affaires impliquant des élus pour des motifs autres que la « scélératesse ordinaire » avec enrichissement personnel (corruption, concussion, complicité avec la grande délinquance, etc).

L’inéligibilité avec exécution provisoire doit en effet répondre en théorie aux conditions que pose depuis longtemps la jurisprudence de la Cour de cassation pour l’exécution provisoire des peines classiques (emprisonnement, confiscation…) : gravité particulière de l’infraction, risque de récidive, sauvegarde de l’ordre public et bon fonctionnement de la justice pénale.

Aucune n’est réalisée dans une espèce comme celle intéressant les assistants des eurodéputés du RN.

a) La gravité de l’infraction ? Ce qui est reproché au RN, c’est d’avoir employé les assistants de ses eurodéputés non seulement sur des sujets intéressant le RN à Bruxelles mais encore sur des sujets intéressant le RN au niveau national. Pas d’enrichissement personnel. Pas d’emploi fictif. Pas de détournement de fonds publics au sens commun du terme, puisque le procédé incriminé n’a pas fait disparaître un euro des caisses du Parlement européen.

L’emploi d’assistants parlementaires pour les besoins d’un parti a été longtemps une pratique commune à différentes formations politiques (Modem, LFI…), que les règlements des assemblées, à Paris comme à Bruxelles, ne prohibaient pas clairement. L’irrégularité tient au franchissement du périmètre des tâches assignées aux assistants parlementaires. L’emploi d’un assistant parlementaire européen comme garde du corps du fondateur du mouvement se situe clairement en dehors de ce périmètre, je n’en disconviens pas. Mais, le plus souvent, poreuse est la frontière entre ce qui relève des activités parlementaires d’un élu, d’une part, et ce qui concerne sa carrière politique et son parti, d’autre part. Plus insaisissable encore est la ligne de démarcation entre sujets nationaux et sujets européens. Prétendre tracer précisément de telles limites revient, pour le juge, à définir la mission d’un parlementaire, ce qui est sortir de son rôle.

En tout état de cause, les fautes commises ne sont pas d’une gravité telle qu’elles appellent la prison ferme et l’éviction de la vie politique. On connaît des infractions plus graves (actes de violence contre des titulaires de l’autorité publique par exemple…) dont les auteurs sont beaucoup moins lourdement punis que ne l’est ici Marine Le Pen (quatre ans de prison dont deux fermes, 100 000 euros d’amende, cinq ans d’inéligibilité avec effet immédiat). Les peines infligées aux délinquants ordinaires sont le plus souvent inférieures, voire très inférieures, aux plafonds fixés par la loi ; ici, la peine complémentaire d’inéligibilité prévue par l’article 131-26 CP est utilisée à plein (cinq ans). La hiérarchie des peines effectivement prononcées par le juge (à l’instar de celle des peines prévues par la loi) devrait pourtant refléter l’échelle des valeurs auxquelles adhère une société.

b) S’agissait-il alors, par l’inéligibilité immédiate, d’éviter une pression sur des collaborateurs de la justice ou des témoins ? D’empêcher la fuite de prévenus ? D’éviter que ne perdure une situation contraire à la probité ? De tels risques n’existaient pas en l’espèce.

c) S’agissait-il de prévenir le risque de récidive ? On ne voit pas lequel. Les faits remontent à plus de dix ans. Aucune nouvelle irrégularité n’a été observée, depuis lors, de la part de Marine Le Pen dans l’emploi de ses indemnités parlementaires. Le calvaire judiciaire qu’elle a subi suffirait d’ailleurs à la dissuader pour toujours de commettre la moindre entorse aux règles d’usage desdites indemnités.

Elle n’est plus eurodéputée et ne préside pas son groupe à l’Assemblée nationale. Le nombre de députés atteint par le RN (nombre sur lequel est indexée l’aide financière de l’État) permet désormais à ce parti de financer sa structure sans recourir aux expédients du passé.

Le risque de récidive est donc objectivement inexistant. Aussi le tribunal a-t-il dû l’inventer. Au prix d’un sérieux effort d’imagination, il l’a découvert dans la circonstance que Marine Le Pen a nié le caractère infractionnel des faits qui lui étaient reprochés… c’est-à-dire qu’elle a exercé sa défense. Pour échapper à l’exécution provisoire, aurait-elle dû battre sa coulpe ? Que devient ici le droit constitutionnel à ne pas s’auto-incriminer ?

d) Il est plus inventif encore de qualifier d’atteinte à l’« ordre public démocratique » – notion forgée par le tribunal pour les besoins de la cause – la possible accession à l’Élysée de Marine Le Pen, du seul fait qu’elle a été condamnée par lui en première instance. Logique circulaire d’où il ressort que l’exécution provisoire de l’inéligibilité devrait être toujours prononcée…

Notons également que, en l’absence de condamnation définitive à la date d’examen d’une demande de déchéance du mandat parlementaire de Mme Le Pen, celle-ci poursuivra son mandat de député jusqu’à un jugement définitif. Ce, en vertu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (par exemple : n° 2022-27 D du 16 juin 2022, n° 2009-21S D du 22 octobre 2009). La différence entre mandats locaux (où l’inéligibilité provisoire provoque sans délai l’arrêté préfectoral prononçant la déchéance du mandat) et mandats parlementaires (dont la déchéance ne peut être prononcée par le Conseil constitutionnel qu’au vu du jugement définitif) a été justifiée par le Conseil par la nature du mandat parlementaire : « au regard de leur situation particulière et des prérogatives qu’ils tiennent de la Constitution, les membres du Parlement se trouvent dans une situation différente de celle des élus locaux ». Mme Le Pen reste donc députée, mais, sauf rebondissement contentieux ou législatif, elle ne pourra pas se présenter à la prochaine élection présidentielle… Ce paradoxe relativise la soi-disant « exemplarité » de l’exécution provisoire en rendant incohérent l’ensemble du dispositif.

Même si l’appel ou la cassation infirmaient l’effet immédiat de l’inéligibilité, celui-ci troublerait irrémédiablement la préparation de la prochaine campagne. L’appel et la cassation seraient privés en grande partie de leur effet utile.

  1.               La jurisprudence des cours suprêmes

Que dit maintenant la jurisprudence de nos trois cours suprêmes ?

Elle est légitimement circonspecte s’agissant de l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité.

Comme l’indique Jacques-Henri Robert au club des juristes, « la Chambre criminelle de la Cour de cassation a été saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité (dans l’affaire Falco) et a refusé de la renvoyer au Conseil constitutionnel, mais on peut lire dans son arrêt l’énoncé du seul motif qui justifie l’exécution provisoire : l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive ».

Une autre question prioritaire de constitutionnalité a été posée à la Cour de cassation, et cette fois renvoyée au Conseil constitutionnel. Quoiqu’elle ne concerne pas directement l’inéligibilité et que le Conseil ait rejeté la question prioritaire de constitutionnalité, la réponse que ce dernier a faite peut inspirer l’interprétation de cet article : « L’exécution provisoire d’une mesure de restitution ne peut être ordonnée par le juge pénal qu’à la suite d’un débat contradictoire au cours duquel la personne prévenue peut présenter ses moyens de défense et faire valoir sa situation… Il revient au juge d’apprécier si le prononcé de l’exécution provisoire de la mesure de restitution est nécessaire au regard des circonstances de l’espèce » (Cons. const., n° 2024-1099 QPC du 10 juillet 2024).

Pour sa part, le Conseil d’État a transmis au Conseil constitutionnel la « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC) soulevée par le président d’une communauté d’agglomération mahoraise. Le tribunal correctionnel de Mamoudzou l’avait condamné, le 25 juin 2024, pour détournement de fonds publics et prise illégale d’intérêts, à une peine complémentaire d’inéligibilité de quatre ans, assortie de l’exécution provisoire. Le préfet de Mayotte l’avait, en conséquence, aussitôt déclaré démissionnaire d’office de ses mandats locaux. Il faisait ainsi application du code électoral, tel qu’interprété par le Conseil d’État. Celui-ci considère en effet que le préfet a compétence liée pour déclarer immédiatement démissionnaire d’office l’élu frappé d’inéligibilité par le juge pénal, même lorsque celui-ci a décidé cette inéligibilité par provision (par exemple n° 356865 du 20 juin 2012).

Le Conseil d’État (n° 498271, 27 décembre 2024) a estimé sérieuse l’argumentation de M Rachadi Saindou selon laquelle méconnaissent le droit d’éligibilité, lorsqu’il en est fait application à la suite d’une condamnation pénale déclarée exécutoire par provision sur le fondement de l’article 471 du code de procédure pénale, les dispositions combinées des articles L. 230 (« Ne peuvent être conseillers municipaux : 1° Les individus privés du droit électoral ») et L. 236 (« Tout conseiller municipal qui, pour une cause survenue postérieurement à son élection, se trouve dans un des cas d’inéligibilité prévus par les articles L. 230, L. 231 et L. 232 est immédiatement déclaré démissionnaire par le préfet ») du code électoral.

Il résulte en effet, juge-t-il, des dispositions de l’article 6 de la Déclaration de 1789 (égale admissibilité aux charges publiques) et de l’article 3 de la Constitution (souveraineté populaire et universalité du suffrage) que, si le législateur est compétent pour fixer les règles électorales, « il ne saurait priver un citoyen du droit d’éligibilité dont il jouit en vertu de ces dispositions que dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et de la liberté de l’électeur » (considération reprise à son compte par le Conseil constitutionnel le 28 mars).

On en vient ainsi à la réserve d’interprétation émise par le Conseil constitutionnel le 28 mars 2025. Celle-ci est explicite : « Sauf à méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, il revient au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure (l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité) est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ».

Cette réserve d’interprétation s’applique non seulement aux mandats en cours, mais encore aux élections futures. Quel sens aurait sinon la référence à la liberté des électeurs ?

Eu égard à cette réserve, le tribunal judiciaire de Paris ne pouvait se contenter de prendre en compte l’effet de l’exécution provisoire de l’inéligibilité sur le mandat de maire de M Aliot. Il devait aussi se prononcer sur le point de savoir si l’exécution provisoire de l’inéligibilité emportait des conséquences disproportionnées sur la liberté de l’électeur lors des prochains scrutins, notamment à l’élection présidentielle.

Et poser cette question, c’était y répondre : l’exécution provisoire de l’inéligibilité de Marine Le Pen emporte manifestement des conséquences disproportionnées sur la liberté de l’électeur, car elle prive des millions de nos concitoyens de leur candidate naturelle à la principale élection du pays.

Le 31 mars 2025, le tribunal judiciaire de Paris s’est rebellé, au moins en partie, contre le Conseil constitutionnel, car il n’a pas tenu compte d’une réserve d’interprétation qui s’imposait pourtant à lui en vertu de l’article 62 de la Constitution.

Notons à cet égard que, dans l’affaire Falco, la Cour de cassation vient de censurer le juge du fond parce que celui-ci n’avait pris en compte, pour prononcer l’inéligibilité provisoire du maire de Toulon, que la gravité de l’infraction. Le 28 mai, la Cour de cassation a en effet confirmé la peine de cinq ans d’inéligibilité infligée à Hubert Falco par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, mais annulé l’exécution provisoire dont l’avait assortie les juges du fond.

Le 31 mars, le tribunal judiciaire de Paris a également pris le risque de déstabiliser la vie politique du pays en frustrant et en indignant une partie importante de ce « peuple français » au nom duquel il statuait.

  1.            Les principes démocratiques

J’estime que le législateur doit retirer des mains du juge l’arme de l’exécution provisoire de l’inéligibilité, ce qui est précisément l’objet de la proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale par Éric Ciotti et le groupe UDR.

Certes, tant que cette arme est entre ses mains, le juge n’est pas obligé d’en faire un usage inconsidéré et en théorie, comme il vient d’être exposé, il est encadré par la jurisprudence.

Que le code pénal et le code de procédure pénale soient muets sur les cas dans lesquels l’inéligibilité peut être ordonnée par provision (ce qui pourrait cependant être regardé, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, comme une « incompétence négative ») ne veut en effet pas dire que cette faculté soit laissée par le droit pénal à la discrétion du juge.

Si l’usage arbitraire de l’inéligibilité provisoire (ou de la privation provisoire du droit de vote) se heurte en principe à des limites jurisprudentielles, ces limites sont relatives, car soumises à l’appréciation du juge. On le voit bien avec la méconnaissance partielle de la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel par le tribunal judiciaire de Paris dans l’affaire des assistants des eurodéputés du RN.

Confier à un juge (qui n’est qu’un être humain, avec ses failles, ses préjugés et ses passions) la mission de faire advenir la vertu en politique et ce, de façon prétorienne, c’est-à-dire en s’affranchissant (comme en l’espèce) des textes et des règles strictes d’interprétation du droit pénal, c’est faire prendre un immense risque à la démocratie. Ce risque démocratique est ainsi défini par Montesquieu : « si les jugements n’étaient qu’une opinion particulière du juge, on vivrait dans la société sans savoir précisément les engagements que l’on y contracte ». 

Il est déjà présomptueux de postuler que « nul n’est censé ignorer la loi ». Faudrait-il de plus que « nul ne soit censé ignorer comment elle sera appliquée par un juge devenu directeur de conscience » ?

Pour combattre cette insécurité juridique – qui est également une insécurité démocratique –, la solution la plus nette et la plus pertinente est, comme le propose la proposition de loi déposée par Éric Ciotti et les membres du groupe UDR, de disposer, par exemple à l’article 131-26 du code pénal (mais on pourrait aussi placer cette disposition à l’article 471 du code procédure pénale), que « L’interdiction du droit de vote et l’inéligibilité ne peuvent faire l’objet d’une exécution provisoire ».

Sauf à considérer que la possibilité de prononcer l’exécution par provision d’une peine de privation de droits civiques traduit une exigence constitutionnelle (mais on ne voit pas laquelle), cette proposition de loi ne se heurte à aucune règle, ni à aucun principe de rang constitutionnel.

À vrai dire, notre critique principale à l’encontre de l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité vaut également contre la peine d’inéligibilité automatique de l’article 131-26-2 du code pénal, voire contre la peine d’inéligibilité en général. En démocratie, c’est en effet à l’électeur de dire qui est digne de ses suffrages. Nous basculerions dans le gouvernement des juges si nous admettions que le peuple est incapable de discernement moral et qu’il appartient en conséquence à la magistrature de filtrer les candidats selon l’idée qu’elle se fait de leur vertu.

 


([1])  Conseil constitutionnel, décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025.

([2])  Dans sa décision n° 2017-752 DC du 8 septembre 2017, le Conseil constitutionnel a émis une réserve d’interprétation selon laquelle, sauf à méconnaître le principe de proportionnalité des peines, ces dispositions ne sauraient être interprétées comme entraînant de plein droit cette interdiction ou incapacité d’exercer une fonction publique.

([3])  Conseil constitutionnel, décision n° 2017-752 DC du 8 septembre 2017.

([4]) Voir, par exemple, Cour de cassation, chambre criminelle, 23 août 2017, n° 17-80.459 et 18 décembre 2024, n° 24-83.556.

([5])  Loi n° 83-466 du 10 juin 1983 portant abrogation ou révision de certaines dispositions de la loi n° 81-82 du 2 février 1981 et complétant certaines dispositions du code pénal et du code de procédure pénale.

([6])  M. Marcel Rudloff, rapport fait au nom de la commission des Lois du Sénat sur le projet de loi adopté par l’Assemblée nationale portant abrogation et révision de certaines dispositions de la loi n° 81-82 du 2 février 1981.

([7])  Par la suite, la liste des peines susceptibles de donner lieu à exécution provisoire a été de nouveau étendue par la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire pour inclure la peine de jour-amende prévue à l’article 132-5 et les mesures d’aménagement de peines comme la détention à domicile sous surveillance électronique, la semi-liberté et le placement à l’extérieur, le fractionnement des peines, les sursis simples et probatoires et la dispense de peine et l’ajournement prévues aux articles 132-25 à 132-70. La loi n° 2019-1480 du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille a également inclus la peine alternative de détention à domicile sous surveillance électronique créée par la loi à l’article 131-4-1.

([8])  Conseil d’État, 3 octobre 2018, n° 419049 et 20 décembre 2019, n° 432078.

([9])  Conseil d’État, 20 décembre 2019, n° 432078.

([10]) Conseil constitutionnel, décision n° 2022-27 D du 16 juin 2022.

([11])  Pour une application de cette hypothèse, se référer par exemple à Conseil constitutionnel, décision n° 2014-22 D du 16 septembre 2014.

([12])  Conseil constitutionnel, décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025.

([13])  En l’espèce, son article 471, alinéa 4.

([14])  Selon les chiffres transmis à la rapporteure par la DACG.

([15])  Conseil constitutionnel, décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025.

([16])  Cour de cassation, 18 décembre 2024, n° 24-83.556.

([17])  Ibid.

([18])  Ibid.

([19]) Conseil constitutionnel, décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025.

([20])  Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI.

([21]) Conseil constitutionnel, décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes.

([22]) Cour de justice des Communautés européennes, 3 mai 2005 Silvio Berlusconi et autres, n° C-387/02, C-391/02 et C-403/02.

([23]) Conseil constitutionnel, décision n° 86-215 DC du 3 septembre 1986, Loi relative à la lutte contre la criminalité et la délinquance.