N° 1642
______
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 25 juin 2025.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES ET DE L’ÉDUCATION EXERÇANT LES PRÉROGATIVES D’UNE COMMISSION D’ENQUÊTE sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires,
ET PRÉSENTÉ
par Mme Fatiha KELOUA HACHI, Présidente,
et
Mme Violette SPILLEBOUT et M. Paul VANNIER, Rapporteurs.
——
TOME II
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
— 1 —
SOMMAIRE
___
Pages
comptes rendus des auditions menÉes dans le cadre des travaux d’enquÊte
1. Table ronde réunissant des représentants de collectifs de victimes (20 mars 2025 à 10 heures 30)
6. Table ronde réunissant des journalistes (26 mars 2025 à 16 heures 30)
8. Table ronde réunissant des représentants de parents d’élèves (27 mars 2025 à 10 heures)
31. Audition de responsables de Départements de France (7 mai 2025 à 16 heures)
— 1 —
comptes rendus des auditions menÉes dans le cadre des travaux d’enquÊte
Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission des affaires culturelles et de l’éducation.
Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://assnat.fr/ISloL8
— 1 —
1. Table ronde réunissant des représentants de collectifs de victimes (20 mars 2025 à 10 heures 30)
La commission auditionne, sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), des représentants de collectifs de victimes : M. Alain Esquerre pour les victimes de Notre-Dame de Bétharram, M. Bernard Lafitte pour les victimes de Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax, M. Michel Lavigne pour les victimes de Notre-Dame de Garaison, M. Didier Vinson pour les victimes du Collège Saint-Pierre Relecq-Kerhuon, Mme Constance Bertrand pour les victimes de Saint-Dominique de Neuilly-sur-Seine, Mme Éveline Le Bris pour les victimes du Bon pasteur d’Angers, M. Gilles Parent pour les victimes de Saint-François-Xavier d’Ustaritz, et Mme Ixchel Delaporte, pour les victimes de Riaumont de Liévin ([1]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pour cette première réunion de notre commission dans le cadre de ses travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, nous avons décidé de donner la parole à des représentants de victimes de ces violences. Nous accueillons M. Alain Esquerre, pour les victimes de Notre-Dame de Bétharram, M. Bernard Lafitte, pour les victimes de Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax, M. Michel Lavigne pour les victimes de Notre-Dame de Garaison, M. Didier Vinson, qui remplace M. Frédéric Benedite, pour les victimes du collège Saint-Pierre du Relecq-Kerhuon, Mme Constance Bertrand pour les victimes de l’institution Saint-Dominique de Neuilly-sur-Seine, Mme Éveline Le Bris pour les victimes des établissements de la congrégation Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur, M. Gilles Parent pour les victimes du collège de Saint-François-Xavier d’Ustaritz et Mme Ixchel Delaporte pour les victimes de l’institut Sainte-Croix de Riaumont de Liévin.
Je vous remercie de vous être toutes et tous rendus disponibles dans des délais très contraints. Je ne peux qu’imaginer le courage qu’il vous faut pour être parmi nous afin de témoigner de moments que vous auriez préféré ne jamais vivre. Comme vous le savez, notre enquête porte sur les modalités du contrôle de l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires. Nous souhaitons donc particulièrement savoir qui était informé des mauvais traitements dont vous avez été victimes et quelles suites ont été données à ces éventuels signalements.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Alain Esquerre, M. Bernard Lafitte, M. Michel Lavigne, M. Didier Vinson, Mme Constance Bertrand, Mme Éveline Le Bris, M. Gilles Parent et Mme Ixchel Delaporte prêtent successivement serment.)
J’en viens aux premières questions. Pouvez-vous nous rappeler la date et le contexte de création de votre collectif ou de votre association ? Combien de membres comptent-ils et combien de victimes potentielles avez-vous identifiées ?
M. Alain Esquerre, fondateur du collectif des victimes de l’institution Notre-Dame de Bétharram. Au nom de l’union des collectifs, je tiens, madame la présidente, madame la rapporteure, monsieur le rapporteur, à vous remercier pour l’organisation de cette commission d’enquête parlementaire. C’est une initiative que j’appelais de mes vœux : vous y avez répondu, ce qui est très important pour nous. Ce dossier collectif nous oblige tous.
Si j’ai créé le collectif des victimes de Bétharram, le 10 octobre 2023, c’est parce que je n’ai trouvé sur internet aucune association ou groupe traitant de la question des victimes de violences scolaires. Très vite, d’anciens élèves, que je ne connaissais pas, m’ont contacté pour me faire part, souvent d’une façon très dure, de ce qu’ils avaient vécu à Bétharram. Mon intention était de faire un recueil de témoignages mais, petit à petit, je me suis rendu compte que ceux-ci étaient si forts, portaient sur des faits si graves, qu’il fallait que je constitue un dossier pénal. À plusieurs reprises, je me suis demandé si j’aurais le courage de porter cette parole. Depuis toujours, je me considère comme une victime de cette institution où j’ai effectué ma scolarité entre 1980 et 1985, autrement dit durant six ans. Cet établissement, voisin du petit village de Montaut où j’habitais, représentait beaucoup de choses pour moi : j’étais très croyant – je faisais déjà la messe dans ma chambre – et je considérais qu’intégrer une institution catholique serait important pour la suite de ma vie. Quand j’y suis entré à 10 ans, les choses ont d’abord été faciles parce que j’étais le premier de la classe, puis la situation s’est dégradée jusqu’à devenir extrêmement difficile. Je ne mobiliserai pas la parole plus longtemps, nous reviendrons là-dessus.
Le collectif compte aujourd’hui plus de 2 000 membres : 180 plaintes ont été déposées mais le nombre de témoignages est énorme. Il ne faut pas croire qu’il est aisé de remplir un formulaire Cerfa et d’être ensuite auditionné par un officier de police judiciaire, même quand vous avez des traumas liés à des violences physiques subies pendant votre enfance. À Bétharram, c’était la terreur et personne ne pouvait imaginer que nous étions dans les mains de prêtres agresseurs – les prêtres directeurs des soixante-dix dernières années ont tous été agresseurs. D’autres victimes vont déposer plainte et faire grossir notre corpus déjà très fourni.
M. Bernard Lafitte, représentant du collectif des victimes de Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax. Le collectif des victimes de Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax, institution surnommée « Cendrillon », est beaucoup plus récent puisque sa création remonte à une quinzaine de jours. Il compte actuellement une trentaine de membres. Nous avons pu identifier de façon formelle quatre prêtres et un laïc comme agresseurs sexuels et il reste un point d’interrogation sur le cas d’un cinquième prêtre. Nous avons ouvert une page Facebook et un compte WhatsApp sur lesquels nous recueillons des témoignages. Une trentaine de cas nous ont été signalés : cinq agressions sexuelles avérées, dont certaines ont donné lieu à des dépôts de plainte en 2021, et des agressions physiques.
Je ne sais pas si c’est la position des autres collectifs mais nous tenons à replacer les faits dans le contexte de chaque époque. En 1958, quand je suis devenu interne à Cendrillon, prendre une gifle était considéré comme un moyen éducatif, utilisé pour le bien de l’enfant, y compris au sein des familles, qui pouvaient aussi avoir des martinets. Il nous semble important de faire la différence entre prendre une gifle et ce qui se passait par exemple à Bétharram – la punition du perron, dehors dans le froid – ou à Cendrillon – la punition du téléphone, une pièce où on était au chaud mais dans laquelle on pouvait rester enfermé jusqu’à trois heures du matin. Nous faisons donc une différence pour les violences physiques – qui n’a pas reçu une gifle de ses parents dans son enfance ? – mais pour les violences sexuelles, nous considérons que les attouchements et les viols, c’est pareil.
M. Michel Lavigne, représentant du collectif des victimes de Notre-Dame de Garaison. Notre collectif, qui compte une cinquantaine de membres, s’est créé mi-février 2025, dans le sillage du collectif de Bétharram et je tiens à remercier Alain Esquerre pour la dynamique qu’il a su lancer. Nous avons recueilli des témoignages sur des formulaires Cerfa que nous déposerons mercredi prochain au tribunal de Tarbes.
M. Didier Vinson, représentant du collectif des victimes du collège Saint-Pierre du Relecq-Kerhuon. Notre collectif doit beaucoup au collectif Bétharram pour deux raisons : d’une part, parce qu’il a bénéficié de la dynamique qu’il a insufflée à ce devoir de mémoire ; d’autre part, parce que Frédéric Benedite, cofondateur de notre collectif avec Joël Lagadec, est un cumulard puisqu’il a été scolarisé à Bétharram avant de rejoindre le collège Saint-Pierre.
Créé le 26 février 2025, notre collectif compte un peu plus de 140 membres et nous dénombrons environ soixante-dix participants sur notre fil WhatsApp, en activité de sept heures du matin à minuit. Les témoignages remontent, je dirai même refluent, comme lorsque des égouts sont longtemps bouchés : ils portent essentiellement sur des violences physiques. Quelques cas d’abus sexuels nous ont été rapportés mais nous ne savons pas s’ils sont avérés, d’autant que le responsable présumé est mort. Le fait qu’il n’y ait pas d’internat dans cet établissement peut d’ailleurs expliquer l’absence d’agressions sexuelles.
Je n’ai jamais vu un tel niveau de violence. Les professeurs étaient totalement décomplexés. Nous avons fait des petites recherches : aucun n’avait les diplômes requis. Certains avaient le bac, d’autres un Deug (diplôme d’études universitaires générales), mais certainement pas le Capes (certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré). Tous étaient recrutés par le père directeur, le père L., pour leur adhésion à ses méthodes relevant de la pédoplégie, autrement dit la pédagogie par les coups. Et des coups, nous en avons reçu beaucoup. J’aurai l’occasion de revenir plus en détail sur ces faits aussi atterrants qu’affligeants.
Mme Constance Bertrand, représentante du collectif des victimes de l’institution Saint-Dominique de Neuilly-sur-Seine. Nous nous inscrivons dans la suite des violences de Bétharram. Cela peut paraître étrange puisque ces deux institutions sont géographiquement éloignées l’une de l’autre mais nous avons découvert le 3 mars dernier qu’un surveillant, faisant partie des tortionnaires de Bétharram, était passé directement de cet établissement à Saint-Dominique. Quand nous l’avons appris, nous nous sommes tous souvenus de lui et, avec un petit groupe d’anciens, nous avons décidé d’ouvrir un groupe Facebook pour recueillir des témoignages en vue d’aider nos frères de Bétharram. Nous n’avons pas appris plus de choses sur lui que nous ne savions déjà, notamment qu’il tirait les oreilles, les cheveux, mais, stupeur, des témoignages couvrant une période allant de la fin des années 1980 au début des années 2000 ont révélé que sept personnes avaient eu des comportements répréhensibles vis-à-vis d’enfants : une maîtresse de CM1 qualifiée de sadique, coupable d’abus physiques d’une grande violence, un maître de CM2 qui caressait des petites filles sous leur jupe derrière son bureau, des profs de lycée ayant commis des viols, un prêtre mis en cause pour ses comportements à l’égard de garçons de cinquième. Le surveillant a bien évidemment essayé de cacher certaines des choses qui se passaient à l’école.
Nous avons un lien très fort avec nos frères de Bétharram et nous les remercions d’avoir ouvert cette porte. Tous les jours, nous recevons de nouveaux messages sur notre groupe Facebook, que nous avons voulu ouvert : il rassemble, outre les anciens élèves, des parents d’élèves et même quelques professeurs. Hier, nous étions 292 ; ce matin, nous sommes 373.
Si je suis la seule de notre collectif à être visible, je ne suis pas la seule à tenir cette page Facebook. Les témoignages vont d’une gifle tellement forte que la personne qui l’a reçue s’est retournée sur elle-même à des abus sexuels extrêmement graves. Il est difficile de dire combien il y a de victimes, d’autant que j’estime qu’il faut aussi prendre en compte celles et ceux qui, enfants, ont été témoins de ces violences. La cinquantaine de témoignages que nous avons recueillis est de nature diverse : « j’ai vécu quelque chose », « on m’a fait quelque chose », « j’ai vu quelque chose être fait à d’autres enfants », « je vivais dans une peur constante de vivre quelque chose ».
Mme Éveline Le Bris, représentante de l’association Les Filles du Bon Pasteur. Pendant dix ans, nous avons d’abord fait des recherches sur les diverses maisons tenues par les sœurs de la congrégation Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur pour savoir exactement pourquoi on nous avait fait ça. Le système judiciaire explique peut-être qu’on n’a pas pu se faire entendre mais il n’est pas seul en cause. Il y avait des petites filles de 3 ou 4 ans : qu’est-ce qu’elles avaient fait pour être dans de pareils établissements ? Puis, nous avons créé notre association le 19 juillet 2021. Nous avons constitué plus de 300 dossiers de victimes, après avoir vérifié les faits, et ils sont maintenant sur les bureaux des avocats. Sur différents forums, 200 victimes échangent entre elles mais il y a des milliers et des milliers de filles qui sont encore dans la nature. Elles n’ont jamais rien dit et nous ne les verrons jamais. Elles sont comme nous l’étions au départ : trop honteuses, trop culpabilisées, trop humiliées. Ça vous démolit pour la vie entière.
M. Gilles Parent, représentant du groupe des victimes du collège Saint-François-Xavier d’Ustaritz. Le groupe des victimes du collège Saint-François-Xavier d’Ustaritz, créé il y a environ un mois, compte une centaine de membres. Nous recevons de nombreux témoignages sur les violences subies dans cet établissement, violences physiques pour une grande part, violences sexuelles aussi. Nous allons déposer quelques plaintes dans les jours qui suivent. Beaucoup de gens ont vu leur vie perturbée après ce qui s’est passé là-bas. Les premiers témoignages remontent aux années 1960 ; le dernier, qui porte sur 2005, nous a été livré par un jeune homme qui a de grosses difficultés dans la vie.
Si vous me le permettez, je lirai un texte que j’ai écrit (M. Gilles Parent met un gant blanc à sa main gauche) : « Je lève mon poing recouvert d’un tissu blanc, ce n’est pas un signe d’agressivité. Je lève ce poing par solidarité envers toutes les victimes, victimes de violences de toutes sortes, dans tous les établissements, qu’ils soient privés catholiques, privés ou publics.
« Je tiens à souligner que les premières violences physiques graves avec blessures que j’ai subies, c’était à l’âge de 9 ans dans une école primaire publique, l’école Jean-Jaurès à Anglet. Elles ont continué ensuite, de la sixième à la troisième, au collège privé catholique d’Ustaritz, comme pour des dizaines d’autres victimes.
« À cette époque, tout le monde savait : tout le monde savait pour Bétharram dans le Béarn ; tout le monde savait pour Ustaritz au Pays basque. Tout le monde savait au minimum qu’il y avait de la violence physique dans ces établissements et tout le monde a laissé faire. C’est inadmissible. Si on avait ordonné des enquêtes, on aurait certainement découvert qu’en plus des violences physiques, il y avait des violences sexuelles.
« Aujourd’hui, rien n’a changé. Quand j’entends les mesurettes proposées par Mme la ministre Élisabeth Borne et le gouvernement, je me rends compte qu’ils n’ont rien compris ou plutôt qu’ils ne veulent surtout pas mettre de moyens importants, donc financiers, pour qu’il n’y ait plus de violences et de souffrances dans nos écoles.
« J’ai honte de mon pays : j’ai honte de voir que des enfants ont été violés, frappés, humiliés dans nos écoles, des centaines d’enfants.
« J’ai honte de mon pays : j’ai honte de voir nos étudiants obligés d’aller aux Restos du cœur ou à la Croix-Rouge, voire, pour certains, de se prostituer pour pouvoir manger, se chauffer ou payer leur loyer.
« J’ai honte de mon pays qui préfère nous parler d’économie de guerre plutôt que du bien-être de nos enfants et des Français. On va donner de l’argent pour fabriquer des bombes qui vont certainement tuer d’autres enfants en Europe ou ailleurs, alors que cet argent pourrait servir à protéger nos enfants et nos étudiants. Nous ne voulons pas d’une économie de guerre, pas d’argent pour les bombes ; nous voulons une économie de paix et de bien-être qui protège nos enfants, nos étudiants et les plus fragiles d’entre nous.
« Par solidarité pour toutes les victimes, pour dire stop à toutes les violences et à toutes les guerres et pour que nos enfants vivent dans la paix et la sécurité, prenez un gant blanc ou un tissu blanc pour dire : "Stop, ça suffit !" »
Mme Ixchel Delaporte, représentante du collectif des victimes du village de Riaumont de Liévin. Je préciserai d’abord que je ne suis pas victime de l’institut Sainte-Croix de Riaumont, plus communément appelé village de Riaumont : je représente le tout nouveau collectif de victimes et d’anciens du village de Riaumont qui, depuis sa création hier, dispose d’une page Facebook.
Je vais vous lire un court texte que ses membres ont écrit : « Mesdames et Messieurs les députés, l’institut de Sainte-Croix de Riaumont, par le biais d’une déclaration parue le mardi 18 mars dans un article de La Voix du Nord, fait valoir qu’aucun collectif de victimes de Riaumont n’a été officiellement créé. Soyez informés que c’est désormais le cas. Notre collectif vise à soutenir et défendre les droits des victimes de maltraitances et d’abus qui se sont produits dans cet établissement depuis sa création en 1960 et, par l’intermédiaire d’Ixchel Delaporte, nous vous annonçons la création de ce collectif. ». Dans ce même article, il est indiqué que le village et les moines du village de Riaumont ont essayé de faire pression sur votre commission pour que je ne sois pas présente parmi vous.
Le village d’enfants de Riaumont a été créé en 1960 par le père Albert Revet, qui officiait auparavant en tant que prêtre à Liévin. Il a eu pour idée de proposer au tribunal de Béthune et au juge des enfants d’accueillir des enfants en situation de prédélinquance dans un lieu boisé extrêmement fermé, situé en haut d’une colline. Il s’est lancé dans une sorte de projet total en faisant construire les bâtiments par les enfants recrutés auprès du tribunal, ce qui s’apparentait à des travaux forcés. Dès le départ, les enfants ont été maltraités, chose assumée par le père Revet. Dans les archives que j’ai pu consulter depuis six ans que je travaille sur ce village, tout est consigné. Les sévices physiques étaient censés redresser des enfants considérés comme des enfants perdus appartenant à des familles allant à vau-l’eau. La reprise en mains était idéologique, religieuse et physique. Le père Revet assumait le fait d’embrasser les enfants sur la bouche, de les mettre au pain sec et à l’eau en les enfermant pendant cinq jours, de les placer nus dans des douches pour les frapper à coups de boucle de ceinturon – des anciens en ont gardé des traces sur leur corps. Les enfants, après toute tentative de fugue, étaient rasés et marqués au mercurochrome d’une croix rouge sur la tête pour que toute la ville sache ce qu’ils avaient fait. C’était un système carcéral et tout le monde était au courant de ce qui se passait dans ce lieu, d’autant que les enfants fréquentaient les écoles publiques de Liévin. Les instituteurs pouvaient voir dans quel état ils étaient puisqu’ils étaient en culotte courte été comme hiver. Tout était parfaitement visible.
Tout cela a duré de 1960 à 2019 mais il faut distinguer trois périodes. De 1960 à 1982, les lieux recevaient des enfants plutôt pauvres, en prédélinquance, avec les financements de la Ddass (direction départementale des affaires sanitaires et sociales). En 1982, après l’élection de François Mitterrand, Robert Badinter a réussi à faire fermer cet établissement, grâce notamment aux lettres de diverses personnes, dont Simone Veil. Entre 1982 et 1989, dans une sorte de zone grise, ils ont continué à recevoir des enfants envoyés par la Ddass alors même qu’ils n’y étaient plus autorisés. À partir de 1989, ils ont pu renaître de leurs cendres en créant l’école privée hors contrat Saint-Jean-Bosco où ils appliqueront jusqu’en 2019 les mêmes méthodes – violences physiques, sexuelles et psychologiques extrêmes – mais sur un public désormais constitué de garçons issus de familles catholiques traditionalistes.
M. Paul Vannier, rapporteur. Permettez-moi d’abord de saluer, mesdames, messieurs, votre force et votre courage de victimes et de souligner que ce sont d’elles que ces travaux d’enquête parlementaires sont nés.
Le mur est déjà en train de se fissurer et nous assistons au début d’un véritable tsunami. Vos collectifs ont été, pour l’essentiel, constitués il y a quelques jours, quelques semaines, à la suite de la création du collectif des victimes de Bétharram. En ce moment même, des victimes nous entendent, nous regardent, et s’apprêtent à créer d’autres collectifs. Elles prendront à leur tour la parole et peut-être se présenteront devant la justice Si cette commission d’enquête peut avoir, dès ses premiers instants, une utilité, c’est bien de participer avec vous à ce processus de libération de la parole.
Cela étant dit, une enquête parlementaire ne recherche pas de responsabilités individuelles : c’est à la justice de le faire, au travers de procédures judiciaires indépendantes. Notre objet est d’identifier d’éventuelles défaillances dans les modalités de contrôle par les différents services de l’État – le ministère de l’éducation nationale, celui de la justice, celui de l’intérieur et peut-être d’autres administrations – au sein des réseaux d’établissements privés sous contrat. Parmi ceux-ci figurent notamment ceux de l’enseignement catholique, dont il faut rappeler qu’il est largement financé par des fonds publics. Le but est évidemment de proposer des évolutions pour empêcher que des drames comme ceux que vous avez décrits ne surviennent à nouveau, et pour protéger les enfants.
Vous-mêmes, si vous avez été victimes, avez-vous cherché de l’aide à l’époque ? Les membres de vos collectifs l’ont-ils fait ? Vers qui se sont-ils tournés ? Quelle réponse ont-ils reçue ? La question des signalements est au cœur de nos travaux : qui s’en saisit et à qui sont-ils transmis ? Vos témoignages sont indispensables pour nous permettre de bien comprendre comment les choses se sont passées – et continuent de se passer aujourd’hui.
M. Bernard Lafitte. Lorsque je suis entré à Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax, personne – pas même les enfants – ne parlait des abus sexuels qui s’y déroulaient. Alors que j’ai été interne pendant sept ans, nous découvrons aujourd’hui, avec deux de mes camarades de l’équipe de foot, que nous avions tous été victimes – eux aussi ont porté plainte. Nous n’en avions jamais parlé. Mes parents sont morts et ne l’ont jamais su. La première personne à qui j’en ai parlé est mon épouse, il y a trois semaines, après cinquante ans de mariage. Mes enfants et mes petits-enfants n’étaient pas au courant non plus mais le sont maintenant.
Pourquoi ne parlions-nous pas ? Ma mère était un béni-oui-oui ; pour elle, seuls les curés comptaient. Elle pensait, en me mettant à Cendrillon, me placer au summum de l’excellence. Si j’avais raconté ce qui m’arrivait à mes parents, il est évident qu’ils ne m’auraient pas cru – je crois que beaucoup d’enfants étaient dans le même cas que moi. Avec le recul, je pense que j’ai bien fait de ne rien dire : on m’aurait pris pour un menteur, on aurait considéré que Cendrillon n’était pas suffisant pour m’éduquer et l’on m’aurait envoyé à Bétharram. Tout le monde dans la région le savait, jusqu’à Bordeaux : si cela ne passait pas bien pour un élève dans son lycée, par exemple à Grand Lebrun, Tivoli ou Saint-Genès, il partait à Cendrillon. Puis, si cela n’allait toujours pas, on l’envoyait à Bétharram. Enfin, la dernière étape, c’était l’école de Domezain, montée par un prêtre. Je ne la connais pas, mais l’un de mes neveux y est allé. Il n’y avait même pas de cour de récréation : c’était la place du village. Et le prêtre était en avance pour l’époque, si l’on peut dire, puisque l’école était mixte – en réalité, si un garçon parlait à une fille, il prenait un coup de bâton !
Dans les années 1958-1960, on ne parlait pas de ça. C’était tabou. Mais je crois aussi que nous étions moins renseignés que les jeunes d’aujourd’hui. Nous avons compris, depuis, que nous avions subi des choses abominables. Mais sur le moment, nous considérions que ce n’était pas si grave que cela.
M. Didier Vinson. Au collège Saint-Pierre, aucune aide n’aurait pu être sollicitée auprès de la direction car la violence était systémique. À part les femmes qui nous servaient à la cantine, tout le monde était dans la violence. Il n’y a pas un seul professeur qui, un jour, n’ait frappé un élève ; ils étaient véritablement recrutés pour cela. Si nous avions eu l’heur de nous plaindre auprès du directeur ou d’un professeur, nous aurions pris d’autres gifles, et il y aurait eu des mesures de rétorsion.
Quant aux parents, la plupart d’entre eux nous mettaient là pour ça. Je n’arrive pas à croire que le diocèse ait pu ignorer ce qui se passait puisque c’est ainsi qu’était marketé le collège. On disait aux enfants : « Si tu n’es pas sage, tu vas aller chez les frères quatre-bras » – ou « les frères tapent-dur » ! Je crois que c’est un slogan relativement efficace…
Ils ont massacré toute une génération d’étudiants. Les dernières plaintes remontent à 1996, date à laquelle le collège était mixte, mais c’est pendant les décennies 1960 et 1970 que les violences ont été les plus marquées, avec des sévices hallucinants : des séries de gifles qui vous brisent le tympan – certains, comme moi, en ont eu l’audition altérée –, des coups de poing dans le dos et l’épaule, là où cela ne se voit pas, et qui vous font vomir… Il y avait aussi plus pervers : on enterrait un élève sous l’estrade, parce qu’il n’avait pas su répondre à une question. Il s’asseyait entre les serpillières, les balais et le vieux linge pourri, attendant qu’on veuille bien le faire sortir. C’était ignoble.
Il n’y a pas eu un seul signalement en trente ans : qu’a fait l’État ? Je m’excuse de le dire mais nous sommes à l’Assemblée, nous payons des impôts. Y a-t-il eu des inspections ? Je n’en sais rien. Je sais que Mme la ministre veut améliorer le système des contrôles et en accroître la fréquence. Mais il ne faudrait pas que ces gens-là soient prévenus. Les profs et le directeur n’étaient pas bêtes : s’ils avaient été avertis, ç’aurait été le Club Med chez nous ! Les inspecteurs auraient vu des enfants bien habillés, à qui l’on aurait appris à sourire. Cela se passe dans le silence des familles, des autorités de contrôle, du diocèse : il faut donc les prendre par surprise. Si l’on en reste à ce niveau de contrôle, il peut y avoir de nouveaux Bétharram ou de nouveaux collèges Saint-Pierre. Les choses se sont un peu améliorées, mais je pense qu’il faut faire différemment.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je tiens moi aussi à saluer votre courage. Je salue aussi la confiance que vous nous témoignez malgré l’inaction de l’État et de nombreux pouvoirs publics ou religieux, qui a contribué à entretenir le silence. Nous mesurons le poids de votre confiance. La présence de deux rapporteurs de groupes opposés, ainsi que de nombreux membres de la commission de l’éducation et des affaires culturelles, en atteste : nous avons le devoir d’être à la hauteur de l’espoir qui est en train de naître. Aujourd’hui est un jour fondateur, celui de la rencontre des représentants des différents collectifs. La médiatisation du sujet ouvre la voie à la libération de la parole d’autres victimes. Surtout, vous allez nous donner les clés pour empêcher la violence de se perpétuer et de s’aggraver. De nos premières visites sur le terrain et de nos premiers échanges avec des victimes, il ressort en effet que derrière les coups et les gifles, autrefois acceptés, il y avait les violences physiques et, très souvent, sexuelles : en acceptant les prémices, on ferme les yeux sur l’ensemble d’un système.
Le sujet des contrôles – dans les établissements publics et privés, sous contrat et hors contrat – est au cœur de notre commission d’enquête : comment faire en sorte qu’ils permettent de signaler les dysfonctionnements, les maltraitances et les souffrances ? Les délais de prévenance, qui viennent d’être évoqués, sont l’une des clés. Sans doute souhaitez-vous en évoquer d’autres avec nous, concernant par exemple les modalités des entretiens : faut-il les organiser hors cadre scolaire, dans la famille ? Avez-vous assisté à des contrôles qui n’auraient pas fonctionné, ou bien en avez-vous entendu parler ? Rétrospectivement, comment un contrôle aurait-il dû être organisé pour que soient décelés beaucoup plus tôt, et prévenus, les faits dont vous avez été victimes ?
Mme Éveline Le Bris. Pour nous, c’était un peu spécial. Certaines d’entre nous avaient été placées au Bon Pasteur par la justice à la suite d’un viol ou d’un inceste, en vertu de l’ordonnance de 1958 relative à la protection de l’enfance et de l’adolescence en danger. D’autres étaient là en vertu de l’ordonnance de 1945 relative à l’enfance délinquante, parce qu’elles avaient été mises sur le trottoir ou faisaient partie d’une bande. Personnellement, j’ai bénéficié, entre guillemets, de celle de 1958, car j’ai été violée à 11 ans.
Il n’y avait pas de contrôles : c’était la porte ouverte à toutes les exactions. Les bonnes sœurs n’avaient rien de bon. Elles nous martyrisaient. Les rares filles qui arrivaient à prendre le dessus fuguaient mais, quand elles revenaient, on leur tondait les cheveux à ras, on leur mettait des vêtements qui étaient plus des chiffons que des robes, et on les enfermait au mitard. Le mitard, je l’ai connu maintes fois car je disais tout ce que je pensais – je n’ai pas changé. On y trouvait une couverture – quand il y en avait une –, un matelas pourri, un seau hygiénique, une cuvette et un seau d’eau. Je suis désolée de vous le dire, mais à votre avis, comment faisions-nous lorsque le seau était plein et que nous avions une envie pressante ? On faisait dans un coin du mitard, voilà.
Il n’y avait pas de contrôles : je n’en ai vu qu’un seul, en quatre ans, mené par un juge qui était peut-être juge pour enfants – je n’en suis pas sûre, car il dépendait de la juridiction du Mans. Il n’est resté que dix minutes. C’est tout.
Les sœurs nous ont martyrisées. Il y avait aussi le travail forcé, avant les cours : j’ai fait des kilomètres et des kilomètres de jours Venise…
Je reste soft. Je ne peux pas vous dire le fond de ma pensée, ni ce que nous avons vécu. Mais ce que je vous dis là, c’est déjà pas mal.
Mme Constance Bertrand. Je suis d’une génération postérieure à celle de mes camarades : à mon époque, il y avait des contrôles. J’ai reçu des témoignages au sujet d’une maîtresse de CM1 tortionnaire et sadique, au sujet de laquelle les parents se sont plaints plusieurs fois auprès de la direction. Il y a eu un contrôle académique comme nous en avons tous connus : une ou deux semaines avant, on nous prévenait, et tout le monde était sage. Mais à aucun moment les enfants n’ont été entendus. Cette maîtresse frappait sur la tête de ses élèves de manière répétée ; elle a décollé les oreilles d’un enfant qui venait de se les faire recoller chirurgicalement. Elle faisait des choses d’une violence inouïe. Les parents se sont plaints ; la direction n’a rien fait ; et le contrôle n’a servi absolument à rien.
L’omerta est le modus operandi de toutes les écoles privées catholiques. Il ne faut pas attenter à leur réputation : pas de bruit, pas de vague. Comme on me l’a redit récemment, « On lave notre linge sale en famille. »
Des élèves trouvaient aussi qu’un prêtre avait des gestes très déplacés. Ils sont allés se plaindre au censeur de l’époque, qui leur a répondu : « Ce sont des accusations très graves. Vous savez bien que les prêtres sont en manque d’affection. Ce sont des gestes d’affection légitime d’un homme de Dieu. Et si vous continuez à dire ce genre de choses, cela aura des conséquences très graves. »
M. Alain Esquerre. Le censeur en question est le Fourniret de Bétharram.
Mme Constance Bertrand. En effet, les dates concordent. Il s’agit de M. Damien Saget, qui était alors censeur à Saint-Dominique de Neuilly, où il est resté huit ans.
Dans ce cas très précis, des enfants ont parlé. On parle de libération de la parole mais beaucoup de gens parlaient ! J’imagine que les hurlements des enfants de Bétharram et des autres écoles ont été entendus par quelqu’un. Mais, s’ils ont parlé, les enfants de Neuilly se sont heurtés à chaque fois à quelque chose – la direction, notamment. Ce qui m’a blessée au début et me met aujourd’hui en colère, c’est de savoir que certains professeurs ont été couverts successivement par plusieurs directeurs et directrices.
Le prêtre que j’évoquais précédemment a été condamné en 2015 pour détention d’images pédopornographiques ; il faisait en effet l’objet d’une enquête pour des faits malheureusement prescrits car datant de 1999. À cette date, il n’était plus à Saint-Dominique : il avait été exfiltré après qu’un garçon, dans la chambre duquel il était entré pendant une retraite de profession de foi, s’en était ouvert à l’une de ses camarades. Cette jeune fille – nous étions en cinquième, nous avions 13 ans – en avait parlé à sa maman, qui avait alerté l’école. Mais pourquoi n’avait-on pas écouté plus tôt les trois courageux camarades qui avaient dit à M. Saget que le prêtre leur caressait le dos bizarrement lorsqu’ils jouaient au foot, et qu’ils étaient très mal à l’aise avec lui ? Il aurait dû y avoir un signalement à ce moment-là. Les gens auraient dû prendre leurs responsabilités. M. Saget n’était pas seul ce jour-là dans son bureau, il y avait une femme, responsable elle aussi de la discipline à Saint-Dominique. Les enfants ont parlé mais ils n’ont pas été écoutés. Il a fallu que les adultes interviennent – sachant tout de même que, dans le cas de la maîtresse de CM1, cela n’avait pas suffi.
Un autre témoignage me glace : il concerne un maître de CM2 qui caressait les petites filles sous leur culotte – tous les jours, pour certaines. La directrice de l’école primaire avait prévenu l’une des mamans en lui disant : « Fais attention. » On savait ! Ce type est arrivé avec une réputation, et on l’a laissé dans une classe de CM2 !
En résumé, les contrôles n’ont servi à rien et les enfants ont parlé mais n’ont pas été écoutés – tout cela, pour préserver la réputation des établissements.
À mon époque – je suis née en 1983 –, si un enseignant ou un professeur m’avait giflée, je pense que ma mère aurait défoncé le portail de l’école et que cela ne se serait pas arrêté là. J’ai été victime en revanche de grooming : un surveillant m’avait repérée, alors que j’avais 13 ans, et poursuivie toute l’année. Mes parents ont retrouvé le courrier qu’ils avaient envoyé à l’époque à la direction, dans lequel ils retraçaient tous ses agissements de septembre à juin. Il était allé jusqu’à m’offrir des objets. Cela m’avait mise extrêmement mal à l’aise mais ma mère avait ainsi pu, en les montrant à la direction, la mettre en garde contre lui. Il avait été viré tout de suite ; on ne sait pas ce qu’il est devenu.
Je ne sais pas pourquoi il n’y a jamais eu de signalement. Y avait-il à l’époque des organismes auxquels signaler ce genre de faits ? Il n’existe en tout cas aucune traçabilité au sujet de ces personnes qui ont poursuivi leur chemin dans d’autres écoles, où elles ont agressé d’autres enfants et fait des choses terribles.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous décrivez des huis clos : rien ne peut sortir des établissements. Les élèves victimes ne peuvent pas s’adresser à leurs agresseurs, au risque d’être de nouveau agressés. Quant aux parents et aux autres personnels, lorsqu’il s’agit de signaler les faits ou de prendre des mesures visant à protéger leurs propres enfants, ils se renvoient la responsabilité…
M. Didier Vinson. Quand ils ne couvrent pas les agresseurs ! Certains parents – c’était le cas des miens – mettent leurs enfants dans ces établissements pour les dresser : « Si c’est le prix à payer, paye-le. »
M. Paul Vannier, rapporteur. Le huis clos de l’établissement se double parfois de celui de la famille, effectivement.
Certains enfants ont peut-être essayé d’y échapper. En avez-vous connu, dans vos établissements ? Par qui étaient-ils rattrapés ? La répétition des fugues a-t-elle provoqué une réaction ? On nous a parlé de fugues très fréquentes à Bétharram notamment, et de gendarmes qui récupéraient les enfants.
Mme Éveline Le Bris. Les filles fuguaient facilement. Moi je n’ai pas voulu, car je ne savais pas ce qui m’attendrait dehors ; et puis j’étais loin de chez mes parents. Lorsque les filles fuguaient, on nous demandait d’aller dans le jardin toute la nuit, avec les bergers allemands, vérifier les bosquets et voir si elles n’étaient pas montées en haut d’un arbre pour se cacher. Quelquefois elles se rataient et elles tombaient par terre, comme à Nancy : une fille a râlé toute la nuit et les chiens… l’ont mangée, en fait.
M. Paul Vannier, rapporteur. À qui étaient ces chiens ?
Mme Éveline Le Bris. Ils appartenaient aux bonnes sœurs.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ils étaient donc au sein de l’établissement.
Mme Éveline Le Bris. Oui, au sein de l’établissement.
Au matin, ce n’est pas le corbillard qui est venu mais un tombereau, avec un cheval. Ils l’ont bennée dedans, et puis voilà. Et combien de cas similaires à celui-ci ? Je me lâche, là ! Mais c’est difficile, parce que je parle au nom de toutes les copines. Je pourrais tenir comme ça pendant des heures.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Si je comprends bien ce que vous dites, les enfants étaient responsables d’aller chercher leurs copines dans les bosquets.
Mme Éveline Le Bris. Oui.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. C’est extrêmement choquant, bouleversant. Le décès de cette jeune femme a été provoqué par des chiens qui appartenaient aux bonnes sœurs. Il faudrait comprendre comment on a pu le camoufler.
Mme Ixchel Delaporte. Le village de Riaumont me semble être significatif de l’aspect systémique des violences. Tout le monde était au courant, y compris le maire de Liévin. C’était même plus que cela : il y avait une alliance objective car personne ne voulait de ces enfants. Le père Revet avait livré une solution clé en main pour les prendre en charge. De ce fait, il avait toutes les institutions avec lui, et même les journaux ; je ne sais combien d’articles dithyrambiques de La Voix du Nord j’ai compulsé sur le sujet. Pourtant, les gens voyaient passer les enfants dans un état lamentable. Ceux-ci étaient scolarisés à l’école privée ou publique, puis au collège public de Liévin. La première alerte est venue de la femme du proviseur du collège, Mme Clément, en 1969. Qu’a-t-on fait de la lettre dans laquelle elle disait voir des enfants mal soignés, mal nourris, maltraités ? On l’a mise à la poubelle, et on lui a dit : « Retourne à ta cuisine. »
Si l’administration s’est ensuite réveillée et a établi un premier rapport en 1974, c’est parce que le père Revet voulait une habilitation permanente. On n’osait pas lui en donner une parce qu’on voyait que l’établissement dysfonctionnait. Certains éducateurs n’étaient pas formés : c’étaient des jeunes manipulés par le père Revet. Les moines aussi étaient à sa solde. On ne lui a octroyé que des habilitations provisoires de deux ans mais les premiers rapports ont été très timides ; ils étaient rédigés de telle sorte que cela puisse continuer. Le système a été protégé, encouragé.
Les institutions publiques de la santé, de la justice et de l’éducation ont fait en sorte que ce lieu puisse exister. Le rectorat ne m’a pas communiqué les rapports que je lui ai demandés concernant l’école privée hors contrat de Riaumont – la deuxième partie de l’histoire. Or des personnes s’y sont forcément rendues et ont forcément établi des rapports : où sont-ils ? Que disent-ils ? Les enfants parlaient. Ils donnaient des petits mots aux assistantes sociales pour les appeler au secours. Ils leur demandaient s’il était normal qu’ils soient touchés par un prêtre ou violentés. Mais les assistantes sociales n’ont rien fait ! La chaîne de responsabilité est immense car les enfants ont parlé à leurs parents, ainsi qu’aux personnes qu’ils rencontraient à l’occasion de leurs séances de sport à l’extérieur – à la piscine, par exemple. Pourquoi personne n’a jamais bougé alors que tout le monde était au courant ? Le lieu a été protégé jusqu’en 2019 ; il a fallu une vague de 200 auditions, à la suite d’une plainte pour viol déposée en 2013, pour que le rectorat ordonne à l’établissement de faire partir les enfants. Et aujourd’hui, à Riaumont, il y a des scouts et des louvettes, avec des prêtres qui vont passer devant la justice – l’un d’eux, pour détention d’images pédopornographiques. Pour moi, Riaumont est un cas d’école terrible.
M. Gilles Parent. Vous avez demandé si certains élèves avaient rapporté les faits. À Saint-François-Xavier, on ne pouvait pas trop raconter ce qui se passait aux responsables de l’établissement, puisque le directeur était lui-même un agresseur. On se taisait. De toute façon, quand on rentrait à la maison, pour raconter ça à nos parents… – ils nous avaient mis là pour ça. On nous disait : « Si tu as pris des coups, c’est que tu les as mérités. » Parmi les derniers témoignages que j’ai reçus se trouvait celui d’un jeune qui, en 2005, a été sexuellement agressé par d’autres élèves. Il s’est plaint à un surveillant ; le surveillant ne l’a pas cru et l’a mis sous pression. Il s’est senti seul, immensément seul ; et il a passé ses journées à avoir peur, parce qu’il était dans sa solitude. Voilà pour l’établissement d’Ustaritz, où beaucoup ont été victimes.
Je voudrais ajouter que nous parlons ici des établissements privés catholiques mais, pour moi, les premières violences ont commencé dans une école primaire publique, et pas une école d’un petit village du fond du Pays basque : à Anglet, dans une grande ville. Un des tortionnaires avait peint en blanc les vitres de sa classe de CM1. C’étaient les seules vitres de l’école peintes en blanc ; personne ne s’est posé la question de savoir pourquoi. Il ne voulait pas qu’on voie de l’extérieur ce qu’il nous faisait à l’intérieur. Il nous cassait des règles en bois sur la tête. Son grand plaisir pervers consistait à nous faire monter pour écrire tout à fait en haut du tableau, qui avait deux faces ; pendant que nous écrivions, il décrochait le panneau et donnait un coup dessus : nous étions projetés à terre, violemment – il avait un fou rire. Le deuxième agresseur était le directeur de l’école ; il avait une baguette, semblable à un petit fouet, qu’il appelait Caroline. Il nous disait : « Viens, je vais te présenter Caroline ! » Il nous faisait nous allonger sur ses genoux, et il nous fouettait avec sa baguette. Lors des dictées, si nous faisions trop de fautes, il nous faisait venir à côté de lui, nous pinçait l’intérieur de la cuisse et tournait violemment, jusqu’à ce qu’on corrige la faute. Mon père était médecin. Quand je rentrais à la maison et que je lui montrais mes bleus en demandant : « Mais papa, tu as vu, ça ? », il me répondait : « La prochaine fois, tu feras moins de fautes. » Donc en fait, tout le monde savait. C’était un établissement public : il y avait un médecin, des infirmières ; tout le monde voyait les vitres peintes en blanc. Et personne n’a jamais rien dit. C’est pire qu’un simple contrôle dans une école privée qui n’a pas de suites : tous les jours, tout le monde voyait.
Vous parlez de contrôles, mais je pense que des contrôles ne donneront rien. Même s’ils ne sont pas annoncés, jamais le prof ne tapera un élève s’il y a un visiteur dans la classe. Il faudrait un autre moyen. Pour les personnes âgées, il existe des bracelets d’alerte : quand elles tombent ou qu’elles sont en danger, elles appuient sur un bouton. Évidemment, on ne peut pas donner un bracelet de ce type à tous les élèves, ça coûterait une fortune. On pourrait prévoir un dispositif sur les téléphones, puisque tous les enfants en ont un. On pourrait créer un numéro simple, comme le 17 pour la police, le 18 pour les pompiers ou, autrefois, le 12 pour les renseignements : les enfants pourraient appeler le 10 pour tomber directement sur quelqu’un capable de les soutenir ou de les comprendre. Il ne faut pas que ce soit comme les numéros d’alerte qu’on voit en France, 840 et cetera : il faut un numéro simple à retenir.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous auditionnerons les responsables du 119 et des représentants d’associations de protection de l’enfance pour réfléchir aux possibles améliorations des systèmes d’alerte.
J’en reviens aux fugues, parce que le sujet nous a interpellés. Paul Vannier et moi nous sommes entretenus avec les représentants du conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques. Dans les conventions entre l’éducation nationale et la protection de l’enfance, l’absentéisme constitue un signal d’alerte : à partir d’un nombre donné de demi-journées d’absence, un signalement est envoyé aux services sociaux pour qu’ils aillent voir ce qui se passe, dans la famille et à l’école. C’est un moyen de détection. Or les fugues n’apparaissent pas dans les conventions. Pourtant, quand on lit l’histoire de Riaumont et qu’on entend les témoignages relatifs à Bétharram, les mentions de fugue sont fréquentes ; la police et la gendarmerie ramenaient les enfants : il y avait certainement trace de quelque chose. Pouvez-vous dire comment se passaient les fugues et si vous avez pu recueillir des éléments sur leur nombre ou leurs suites ?
M. Alain Esquerre. À Bétharram, les enfants fuguaient souvent, notamment le mercredi. Je me souviens très bien, dans les années 1980 et 1990, de l’estafette de la gendarmerie de Nay qui revenait avec des enfants. Parfois, des habitants de Lestelle-Bétharram, trouvant des enfants en pleurs qui fuyaient l’établissement, appelaient M. Saget, qui allait – très rapidement – les chercher, avec le véhicule de l’établissement. La question des fugues est centrale. Les enfants, évidemment, essayaient de fuir. En 1997, je me le rappelle très bien, le petit Pierre, pour fuir le viol d’un surveillant le mercredi après-midi, s’est échappé dans la nuit avec un copain ; ils ont marché 25 kilomètres à pied et sont arrivés rue Carnot à Pau ; la maman leur a ouvert ; le surveillant qui l’avait agressé la veille est venu le chercher, et la maman l’a laissé repartir. Le vendredi soir, il rentre à la maison. Le samedi, la maman écrit au médecin un courrier – que j’ai en ma possession –, lui indiquant que son fils se plaint de douleurs anales aiguës. Le médecin n’a pas fait d’examen clinique ; il a prescrit une simple pommade. La mère, pourtant visiteuse médicale, ne se rend pas compte. C’est une sidération. En fait, ce qui arrive à son fils, elle ne le voit pas – d’ailleurs, il ne le lui pardonnera jamais. Parfois, vous avez tous les éléments indiquant qu’il y a un gros souci mais, quand vous ne voulez pas voir, vous ne voyez pas. Ce n’est pas qu’elle n’aime pas son fils, elle l’adore ; elle me l’a dit, en pleurant : elle l’aime ; mais quand on ne veut pas voir, on ne voit pas. C’est cela qui est dramatique.
On dit que c’était il y a trente, quarante, soixante ans, mais nous avons une responsabilité aujourd’hui. En février, je suis allé voir Romain Clercq, le directeur actuel de Bétharram, avec huit plaintes visant un surveillant, actuellement en détention. Il s’agissait de plaintes criminelles que je devais déposer le lendemain au procureur de la République. Il m’a dit : « Je n’ai rien à reprocher à ce surveillant. » Je veux lui lire les plaintes ; il ne le souhaite pas : il ne veut même pas les entendre. Il a fallu que, en application de l’article 40 du code de procédure pénale, je saisisse les maires d’Igon et de Montaut, et le préfet, qui, alerté, a dit qu’il ne pouvait rien faire. Nous sommes en grande difficulté. Il a fallu qu’un Alain Esquerre se lève et hurle à la presse : c’est la presse qui a fait pression pour que ce surveillant soit suspendu – ça en dit long sur les dysfonctionnements de l’État aujourd’hui. Nous parlons de faits qui se sont passés il y a trente ou quarante ans, mais il reste des choses à faire, parce qu’il y a un trou dans la raquette. Les dispositifs d’alerte ne marchent pas. La preuve : nous en sommes à créer de pauvres pages Facebook. S’il n’y a pas des citoyens pour prendre le taureau par les cornes, le système continue à tourner – il est bien huilé ! Le « pas de vagues » est toujours là, en 2025 ! Il ne faut pas faire de vagues ; on protège l’institution. Philippe Delorme, secrétaire général de l’enseignement catholique, me l’a dit : on a trop protégé l’institution au détriment des élèves. En France, 20 % des élèves sont dans des établissements privés : il est temps d’agir.
J’ai des propositions à faire ; je les exposerai cet après-midi à Mme Borne. Nous avons eu l’idée de créer un office national de prévention et de contrôle des établissements scolaires, autorisé à mener des contrôles inopinés – ce sera autre chose que les sept mercenaires qui sont allés à Bétharram. Pendant dix-sept ans, j’ai été directeur d’Ehpad : les représentants du conseil départemental et de l’agence régionale de santé (ARS) déboulaient à 6 heures du matin dans l’établissement et interrogeaient les personnes âgées et les membres du personnel, sans mon consentement – c’était bien normal, ils nous finançaient. Pourquoi ne pourrait-on appliquer ce modèle à l’éducation nationale, en particulier à la vie scolaire ?
Aujourd’hui, les parents d’élèves sont derrière nous. Nous allons pouvoir agir. Terminée, l’omerta – c’est un cri du cœur ! On est en 2025. Nous sommes dans le berceau de la démocratie. Il faut des contrôles dans les établissements : nous les demandons à cor et à cri. L’organisation actuelle ne fonctionne pas. Nous considérons qu’il faut partir des victimes, qui ont des solutions à proposer – ce sera autrement efficace. Il faut notamment pouvoir interroger les enfants, sans qu’ils aient été préparés : si ce n’est pas spontané, ils ne se livrent pas – on est comme ça quand on est gamin.
M. Didier Vinson. Il faut aussi les protéger. Pourquoi ne pas s’inspirer de ce qui existe pour les lanceurs d’alerte ? Souvent, les enfants qui témoignent de violences jouent aussi leur peau. Chez nous, il n’y a quasiment pas eu de fugues : derrière, on prenait trop cher. Un a essayé, qui a été ramené par les gendarmes : le directeur lui a mis une raclée énorme. Un autre a été absentéiste. Je fais une distinction entre la fugue et l’absentéisme, qu’on pratique quand on ne veut pas aller à l’école : on est mieux chez soi, donc on reste avec maman. La fugue arrive quand on n’a confiance ni dans les parents ni dans l’école : il n’y a pas d’issue, donc on s’en va. Lui ne voulait plus aller à l’école, il était resté chez lui ; le directeur est arrivé, l’a frappé devant sa mère, et l’a ramené au bahut. Pour pouvoir interroger des enfants, il faut être en mesure de les protéger.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Merci. J’entends vos propos ; votre colère est légitime. Nous menons des travaux d’enquête parlementaires : de manière générale, je vous demande de ne pas citer de noms, surtout quand un procès est en cours. C’est nécessaire pour le bon déroulement des débats et pour éviter des problèmes. Nous voulons la transparence. Nous commençons par vous entendre pour ensuite, à la lumière de vos témoignages, auditionner les représentants de l’État, de l’éducation nationale, des inspections.
M. Bernard Lafitte. Alain faisait référence à ce qui se passe actuellement. D’une certaine façon, c’est malheureux mais peu importe ce que nous avons vécu, il y a cinquante ou soixante ans. Nous sommes tous conscients que personne n’y peut rien : soit les prédateurs sont morts, soit les faits sont prescrits. Pour nous, c’est fichu. Mais il est inadmissible que les autorités ecclésiastiques ne prennent pas en compte notre malheureuse expérience pour agir.
Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Des évêques et des directeurs diocésains font des déclarations, dans lesquelles, quand même, ils compatissent avec les victimes – ils sont sympas, je les en remercie. Mais immédiatement après, ils dénoncent la médiatisation que la presse et vous avez permise, en considérant que nous attaquons l’Église. Or nous n’avons pas l’impression d’attaquer une institution : nous attaquons des prédateurs. Il se trouve que parmi eux, il y a des prêtres – ce n’est pas notre faute. Nous n’y sommes pour rien ; nous, nous sommes les victimes. Ce sont les prêtres qui font du mal à l’Église, non pas nous : il ne faut pas se tromper de combat. Que les directeurs diocésains, qu’ils soient ecclésiastiques ou laïcs, fassent le ménage chez eux ! On n’est pas certains que ces agissements ne continuent pas. J’irais plus loin : les établissements privés ne sont pas seuls en cause ; les associations sportives et culturelles sont aussi concernées. À Dax, le bruit court – c’est à vérifier, je le dis avec beaucoup de prudence – qu’un professeur de dessin ou de musique d’une association a eu avec des gamins une attitude déplacée, ou qu’il y a eu un problème sexuel. Que croyez-vous qu’on ait fait ? Ce monsieur n’est plus à Dax ; on l’a déplacé dans un département proche. À l’époque, le prêtre qui m’a agressé a été exfiltré de Cendrillon. Il s’est retrouvé curé à Biscarosse, puis directeur à Tartas. Lorsque j’ai recueilli les témoignages, je n’en ai reçu aucun des paroissiens de Biscarosse ni des élèves de Tartas. Nous sommes la pointe émergée de l’iceberg des victimes. Il ne faut pas croire... Pour nous, il est impensable qu’on veuille défendre l’Église. Pour nous, l’Église... je connais des victimes qui vont toujours à la messe. Voilà.
Mme Graziella Melchior (EPR). Au nom du groupe Ensemble pour la République, je vous remercie pour vos témoignages et je salue votre courage, qui force notre admiration.
Les récits de souffrances et de traumatismes que vous avez relayés mettent en lumière un système de violences insupportable, qui a laissé des traces dans vos vies. La création de la présente commission d’enquête, à l’initiative de Paul Vannier, a été approuvée à l’unanimité. J’espère que nous pourrons apaiser un peu de votre douleur et surtout que nous parviendrons à faire en sorte que plus jamais aucun établissement semblable à ceux cités ce matin n’existe, et que plus aucune vie ne soit ainsi brisée.
Députée de la cinquième circonscription du Finistère, où se trouvait le collège Saint-Pierre de Relecq-Kerhuon, j’ai pu la semaine dernière discuter avec deux représentants du collectif des victimes, ici représenté par M. Vinson. La dureté des témoignages, édifiants, m’a profondément atteinte ; je les ai transmis à la commission. J’ai également été touchée par la force et par la justesse des mots du collectif. Je souhaite comprendre avec vous pourquoi le collège Saint-Pierre a été pour certains un bagne, et non un lieu d’épanouissement. M. Benedite a dénoncé une véritable « institutionnalisation de la violence sur les enfants ». J’ai été effarée de constater le nombre de professeurs qui, dans les années 1970 et au-delà, appliquaient des méthodes d’enseignement violentes. Même à l’époque, comment pouvait-on imaginer que frapper ou humilier des élèves pouvait favoriser les apprentissages ? Selon vous, les enseignants et les surveillants sont-ils devenus violents sous l’emprise du directeur, ou le système de recrutement était-il défaillant ? Avez-vous constaté des processus similaires dans les autres établissements qui nous occupent ce matin ? Comme souvent dans les affaires de violence, on reste surpris du silence qui semble s’imposer, dans les établissements comme dans les familles. Rétrospectivement, quels mécanismes ont pu installer une telle omerta ? Au milieu de ce silence, aviez-vous seulement quelqu’un à qui vous confier ?
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Mes collègues et moi saluons votre courage et vous remercions. Vous l’avez dit, monsieur Esquerre, vous êtes là non seulement pour dévoiler ce qui s’est passé il y a trente, quarante ou cinquante ans, mais aussi pour que cela n’advienne plus jamais ; pour éclairer le présent et, surtout, éclairer l’avenir.
Pourquoi l’omerta a-t-elle été – est-elle – possible ? La société est encore fortement imprégnée de l’idéologie selon laquelle un enfant est par essence mauvais et doit être remis sur le droit chemin. Ce serait le rôle de l’éducation. Ce discours est encore très présent : toute crise de la société serait une crise d’autorité. Au plus haut niveau, on entend encore des responsables politiques analyser les problèmes sous cet angle. Selon eux, la crise de l’école ne s’explique pas par un manque de moyens, mais par un problème d’autorité qu’aurait le maître dans sa classe. Certains en viennent même à espérer le retour à l’école d’avant. Vous faites œuvre d’utilité publique pour le présent. Vous êtes là ; j’espère qu’après vos témoignages viendra le MeToo des violences faites aux enfants, dans tous les lieux qu’ils fréquentent. Vous l’avez dit, madame Le Bris : ni les foyers de la protection de l’enfance ni les familles d’accueil ne sont exempts de violences.
Vous avez soulevé la question des contrôles : pour tous ces lieux, il faut des instances de contrôle beaucoup plus actives et fermes. Tant qu’on ne les instaurera pas, ce que vous avez dénoncé se reproduira.
Pour avoir étudié le sujet, je sais que vous portez également les stigmates physiques des violences subies. La science l’a prouvé : des violences de ce niveau laissent des traces physiques ; vous avez sans doute développé des problèmes de santé graves. Envisagez-vous de les faire reconnaître ? Je ne peux que vous y encourager ; une réparation est possible, qui vaut encore le coup. Monsieur Lafitte, c’est vrai, tout cela est passé. Mais tant qu’il n’y aura pas eu de reconnaissance et d’excuses de l’État, les violences que vous avez subies pourront se reproduire. Or ce sont les stigmates que vous portez encore qui rendent ces excuses nécessaires.
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Grâce à cette commission, grâce à vos témoignages et à votre courage, il n’y a aucun de nos concitoyens, aucune de nos concitoyennes, qui ne soit révolté en raison de ce que tout le monde savait, de ce que nous savions tous, sur quoi la société française fermait les yeux, pour ne pas l’affronter.
J’ai présidé quelques années la première association de parents d’élèves. Avec les parents d’élèves bénévoles, j’ai également essayé de dénoncer des faits de violence, mais l’omerta que vous avez décrite s’observe aussi dans le cas de l’enseignement public. C’est vrai, on met l’inconcevable sous le tapis, pour ne pas l’affronter : il est plus commode, arrivé à l’âge adulte, d’oublier ses souvenirs d’enfant. Mais placés dans l’inconscient, ils reviennent inévitablement.
Merci encore pour ce que vous faites. Paul Vannier disait tout à l’heure que le tsunami des témoignages ferait tomber tous les murs de silence : cela me paraît inévitable. En tant que députés, nous avons le droit de visiter tous les lieux de privation de liberté. Madame Delaporte, vous avez évoqué un système carcéral ; madame Le Bris, vous avez décrit le mitard. On pourrait envisager d’étendre l’autorisation des députés aux établissements scolaires – il est inconcevable qu’une école soit un lieu de privation de liberté, comme le bagne pour enfants que décrit M. Chalandon dans son livre L’Enragé. Cette mesure pourrait être transitoire, mais elle est nécessaire. L’association de parents que j’ai évoquée défendait le droit pour tout enfant de bénéficier d’une visite médicale à chaque cycle de sa scolarité, ce qui n’est pas le cas dans les écoles publiques. Cette solution vous paraît-elle acceptable ? Nous savons l’état de la prévention médicale scolaire, mais il faut que chaque enfant puisse être entendu par une personne extérieure et qu’enfin les adultes cessent de faire subir aux enfants ce qu’eux-mêmes n’accepteraient pas.
Je vous remercie pour votre présence, pour votre courage – parce qu’il en faut. Sarah Legrain, à mes côtés, s’intéresse aussi à ces questions, en particulier aux violences sexuelles infligées aux femmes ; elle soutient les combats pour les faire cesser. C’est une question de société. On dit souvent qu’il faut vingt ans pour que les mentalités évoluent. Depuis 1991, il est interdit de frapper un enfant à l’école, mais il nous a fallu plus de trente ans pour créer cette commission, qui nous donne l’espoir d’avancer.
Mme Soumya Bourouaha (GDR). Vos témoignages m’ont bouleversée. Comme tous ici, je vous remercie et je salue votre courage ; votre parole est essentielle pour trouver des réponses et avancer.
Vous avez fait état d’une violence rare, insupportable, qu’il est difficile de comprendre. Cela laisse des traces ; toutes ces humiliations ont certainement dévasté vos vies. Avec des mots forts, vous avez raconté les violences physiques, sexuelles et psychologiques subies quand vous étiez enfants et adolescents, dans des institutions, privées et publiques, qui devaient vous protéger. C’est incompréhensible.
Comme beaucoup d’entre nous, je m’interroge sur l’omerta, difficile à comprendre, plus encore lorsque l’on est parent. On peut entendre que cela se soit passé il y a cinquante ou soixante ans, parce que c’était une autre époque, mais vous avez cité des faits récents. Comment analysez-vous l’absence de réaction des parents, qui auraient pu alerter la justice ?
M. Didier Vinson. Merci pour vos questions, très pertinentes. Elles me permettent de revenir sur le système qui s’est mis en place à Saint-Pierre, couvert par l’Église. Je ne pense pas que ce soit elle qui l’ait conçu ; c’est par le père L., qui a été le directeur du collège Saint-Pierre.
Le père L., né à Mayence en 1922, a connu la montée du nazisme. Je ne sais pas s’il s’en est inspiré pour accoucher de sa nouvelle méthode pédagogique qui n’avait rien de révolutionnaire, la pédoplégie – l’éducation par les coups. Il était secondé par un aumônier, qui était un militant du Front de libération de la Bretagne. En cours de catéchisme, le père L. nous parlait de la grandeur du IIIe Reich et de sa nostalgie de la grande Allemagne nazie ; cela resitue le débat dans son contexte.
Je ne pense pas qu’il ait vendu ce concept au diocèse, mais il l’a appliqué, attiré par l’argent, car ce collège a connu très vite le succès : on y accueillait des gens qui n’arrivaient pas à travailler ailleurs. À l’époque – je l’ai fréquenté de 1977 à 1979 –, il fallait obtenir le brevet. Comme moi, certains venaient de la bourgeoisie ; je traversais une période difficile, il fallait me redresser, mon père voulait absolument que j’aie le bac. Pour d’autres, il fallait avoir le concours de l’arsenal car c’était la voie royale pour devenir ouvrier à Brest.
Le père L. a recruté des gens qui avaient le bac ou qui avaient fait un ou deux ans d’université, et qui ont adhéré à ses méthodes. Consciencieusement, méticuleusement, ils ont massacré toute une population d’innocents. (M. Didier Vinson se lève et montre deux photos à Mme la présidente, à Mme la rapporteure et à M. le rapporteur.) Voilà les enfants difficiles, ceux qu’on appelait « les primo-délinquants de quatrième ». Et voilà le corps professoral, qui leur donnait des coups toute la journée. Nous n’étions pas des primo-délinquants.
Tout remonte sur le fil de discussion sur lequel nous échangeons sur nos vies, nos familles et la période d’après qui fut extrêmement dure. Je ne l’ai pas tout de suite vécu ainsi, mais quand j’ai enfin eu mon bac, et que tout ça s’est arrêté, j’ai perdu 16 kilos, j’ai fait une anorexie mentale – j’ai repris un peu de poids depuis. J’ai eu des problèmes sentimentaux, de confiance et d’estime de moi.
Je pensais avoir réglé la question de la violence de mon père. J’étais un cumulard : je prenais des coups là-bas et, le soir, j’en prenais d’autres lorsque mon père me faisait travailler. Mon père n’a jamais voulu s’excuser ni le justifier ; c’était l’époque. Il avait peur que son fils de grand bourgeois n’arrive pas à faire le même parcours que lui : Sciences Po, un MBA à Boston, etc. Je n’étais pas guéri. Depuis la création de ce collectif, je sens que tout est en train de se vider, il ne me restait que ça à vider pour être sec. Maintenant, à 61 ans, je vais peut-être réussir à vivre ma vie convenablement, en levant la tête.
Nous nous sommes rendu compte que nous étions tous « dys », atteints de troubles de l’attention, hyperactifs. Ces troubles sont souvent héréditaires : mon fils a des troubles de l’attention, il est hyperactif et dyspraxique – c’est-à-dire, atteint de troubles de la motricité fine. Lui, il a été accompagné par un AVS (auxiliaire de vie scolaire) en classe, il a eu droit à des séances d’ergothérapie et à des aménagements. Personne n’a jamais levé la main sur lui – je l’empêcherais de toutes mes forces. Pourtant, je tiens à le souligner, il a fait sa scolarité dans le privé ; il est désormais bachelier.
Nous, nous nous sommes fait massacrer pendant trente ans. On nous a cassés. Beaucoup ne sont pas là pour témoigner car, du fait notamment de cette ultraviolence, certains sont devenus dépendants à l’alcool, à la drogue, sont morts prématurément de maladies ou se sont suicidés. Sans compter que certains avaient des parcours particuliers et étaient issus de milieux sociaux compliqués. Contrairement à d’autres, j’avais la chance d’avoir une mère qui m’aimait et qui m’a donné le peu de confiance que j’ai en moi – j’avais au moins ça en rentrant le soir à la maison.
Ce système reposait sur un homme, le père L., qui a été couvert par le diocèse. Je n’arrive pas à concevoir qu’il ait pu en être autrement, sans quoi ça n’aurait pas duré trente ans.
Je ne sais pas comment on pourrait éviter ça : interroger les enfants, les protéger, créer des dispositifs d’alerte faciles à utiliser par les enfants, encourager les témoignages des parents. Je suis resté malgré tout chrétien ; l’Église doit nettoyer les écuries d’Augias.
M. Michel Lavigne. Je voulais poser la question du recrutement des personnels. Contrairement à l’éducation nationale, qui organise des concours ou qui recrute des personnes au niveau régional ou national, à Notre-Dame de Garaison, les recrutements se faisaient au niveau microlocal et par copinage. Les gens sont recrutés car ils habitent un village voisin ; sans Garaison, ils n’auraient peut-être pas eu d’opportunités d’emplois. Ils s’y trouvent bien, ils y restent trente ou quarante ans, ils s’incrustent. Alors que soi-disant, il n’y a plus aucune violence à Garaison, un surveillant, qui a commencé à travailler dans les années 1960 et qui a plus de 80 ans, continue à fréquenter l’établissement et détient des responsabilités religieuses. Il est surnommé « le crabe » par les élèves car il avait pour habitude de soulever les élèves par les joues.
La fonction d’élèves-surveillants est spécifique à ces établissements. Des élèves de première ou de terminale peuvent être choisis par la direction pour devenir surveillant tout en continuant leurs études. Le choix de ces élèves est largement lié à leur apparence physique : il faut en imposer, il faut une certaine force. Dans notre pays du Sud-Ouest, on aime bien les gens qui pratiquent le rugby, qui sont capables d’exercer cette violence.
Tout cela constitue une espèce de famille dans laquelle chacun se couvre. Un surveillant a été condamné à quatorze ans de prison pour viol. Un ancien élève a témoigné : un jour, il a récupéré un petit qui venait d’être agressé sexuellement ; il était en pleurs et vomissait. L’autre surveillant, qui n’était pas le violeur, a trouvé normal d’étouffer l’affaire, ça faisait partie du jeu. Il faudrait remettre en question tout ce système où tout le monde se tient, en imposant des règles de recrutement permettant d’éviter les recrutements par copinage.
Mme Constance Bertrand. Gilles a raconté que lorsqu’il était âgé de 9 ans, le maître avait peint en blanc les vitres de la classe. Donc, déjà à cette époque-là, ça n’était pas normal. J’entends beaucoup mes camarades dire qu’à cette époque-là, c’était une autre époque. Non, il n’était pas normal de se prendre des baffes, etc.
Je n’ai pas été inscrite à Saint-Dominique parce qu’on voulait que je sois maltraitée ; au contraire. Mes parents m’y ont inscrite car c’était une école privée ; ils souhaitaient que leur fille aînée soit en sécurité et reçoivent une éducation de bon niveau. Il est bouleversant d’apprendre que des parents ont mis leurs enfants dans des écoles pour qu’ils soient redressés dans la douleur.
J’ai évoqué des affaires qui remontent à trente ans. Or il y a trente ans, il n’était pas normal de gifler ou d’agresser sexuellement des enfants. Je ne voudrais pas qu’on se limite à l’argument selon lequel « c’était une autre époque » et qu’il était donc « acceptable de se prendre des baffes et de se faire tirer les oreilles ». Ce n’est pas normal depuis très longtemps.
Le témoignage de Gilles est extraordinaire : le maître qui caressait les petites filles sous leurs jupes a peint les fenêtres pour éviter qu’on voie ce qu’il faisait. Hier, on m’a raconté comment était disposée la classe : il avait placé son bureau de telle sorte qu’il soit légèrement caché, ce qui n’était pas normal.
S’agissant de l’omerta, lorsqu’on appartient à un milieu privilégié, on fait en sorte de ne pas faire de vagues – je précise qu’il n’y avait pas uniquement des enfants issus d’un milieu privilégié à Saint-Dominique. Les enfants sont éduqués à respecter les adultes. Lorsqu’un adulte demande à un enfant de faire quelque chose, il le fait ; s’il lui demande de venir dans son bureau, il y va. Je suis très contente quand les enfants de mes amis sont un peu rebelles et répondent aux adultes. Nous avons été élevés à ne pas répondre.
Chaque année, nous nous rendions à une visite médicale, avec une infirmière ou un médecin scolaire. La Ciivise – Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants – propose de protéger les médecins qui dénoncent des faits.
Ce qui nous unit tous, c’est le manque de courage des adultes qui ont vu et qui n’ont rien fait. J’en veux presque plus à ceux qui étaient là, qui avaient des responsabilités et qui ont vu mais n’ont rien fait, qu’aux bourreaux : les villageois qui voyaient les gosses avec des croix inscrites au mercurochrome sur le visage, les autres professeurs de l’école qui ont vu les fenêtres peintes, ceux qui ont vu une gamine défenestrée. Certaines personnes n’avaient aucun courage. Tout le monde, y compris les adultes, avait peur d’une maîtresse de CM1, élue au comité d’entreprise. Néanmoins, alors qu’elle avait un comportement sadique avec ses élèves, elle a été couverte par deux directeurs successifs. J’ai 42 ans, si j’entendais parler de quelqu’un qui agit ainsi, je n’aurais pas peur de me rendre à la police. Je ne sais pas pourquoi dans cette génération, tout le monde avait peur de tout le monde, mais il faut que ça cesse. Je le répète, ça n’était pas normal, même à cette époque-là.
Beaucoup d’anciens élèves sont aujourd’hui atteints de cancers, d’endométriose. Certains saisissent aujourd’hui pourquoi durant toutes ces années, ils ont souffert de troubles physiologiques qu’ils ne comprenaient pas ; ils suivent donc une psychothérapie. On constate énormément d’amnésies traumatiques parmi les anciens élèves. Le petit garçon dans la chambre duquel le prêtre est entré ne s’en souvient pas aujourd’hui. Ces gens ont besoin de temps et que les conditions soient réunies pour retrouver la mémoire. Si on ne retrouve pas la mémoire très vite, on n’obtiendra jamais justice, compte tenu des délais de prescription.
S’agissant du recrutement, comment peut-on ne pas tracer le parcours des professeurs ? Je sais que des professeurs qui ont fait des choses très graves sont encore en poste. Des gens qui, à l’époque, avaient des responsabilités dans l’établissement m’ont écrit que tout le monde savait pour Untel et Untel. Or une de ces deux personnes est en poste aujourd’hui dans un lycée privé. C’est très inquiétant. Faut-il instaurer un mécanisme de type blockchain s’appliquant aux enseignants et au personnel encadrant ? Je n’en sais rien.
En tout cas, il existe une défaillance de l’Église. Cela étant, dans les Hauts-de-Seine, nous avons été accueillis de la meilleure manière possible par l’évêque et le vicaire général qui ont tout de suite fait un signalement. J’encourage l’Église de France à généraliser ce type d’accueil. Dans les Hauts-de-Seine, il existe une ligne d’écoute dédiée aux victimes qui n’existe pas dans le diocèse de Pau, où les victimes n’ont pas été accueillies de la même manière. Il y a des défaillances partout. Ils ont tous voulu couvrir les choses. Chez nous, c’était un peu culturel : dans les beaux quartiers, on met un mouchoir sur tout, afin de ne pas faire de bruit ni de vagues pour protéger la réputation des familles. Ça y est, c’est fini ; maintenant, nous allons faire du bruit.
Mme Ixchel Delaporte. Alors que le village d’enfants de Riaumont a été fermé en 2019, il bénéficie aujourd’hui d’un agrément jeunesse et sport puisqu’il accueille des jeunes scouts. Comment est-ce possible ? Le dossier de Riaumont monte jusqu’au ciel. Sur Google, il est référencé en tant que foyer de jeunes travailleurs. Touche-t-il de l’argent public ? Comment est-ce possible ? Grâce à la pression médiatique et au happening organisé par Arnaud Gallais, la préfecture a finalement décidé d’interdire au mois de janvier 2025 l’organisation de séjours courts à Riaumont pour la période 2024-2025 – je ne sais pas si ces éléments expliquent cette décision mais le calendrier est troublant. Il y a quelque chose qui ne va pas.
Quant à l’Église, le diocèse d’Arras était parfaitement au courant. Riaumont ne dépend de personne et, à la fois, dépend de tout le monde. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre cette nébuleuse. Le diocèse d’Arras a admis que Riaumont avait relevé de lui pendant quelques années avant d’en sortir. Le Vatican, que j’ai interrogé, m’a répondu qu’il ne relevait pas du Vatican mais d’Ecclesia Dei, l’instance qui gérait les communautés traditionalistes au Vatican.
À qui faut-il demander des comptes ? J’ai contacté l’abbaye Notre-Dame de Fontgombault qui est leur tutrice spirituelle. Elle m’a répondu : « Circulez, il n’y a rien à voir ! », me demandant ce que je recherchais et quel était le problème. En fait, Riaumont est en roue libre, il ne dépend de personne. Le diocèse d’Arras savait parfaitement bien ce qui se passait à Riaumont. Mais de qui dépend Riaumont ? C’est une omerta totale.
Toutes les personnes recrutées à Riaumont ont été à moitié formées. Le père Revet exerçait une emprise terrible, il faisait ce qu’il voulait et terrorisait tout le monde. La relève a été parfaitement assurée par le père Argouarc’h. Comment est-il possible que la justice ait assoupli les mesures de mise à l’écart – d’une durée de sept ans – d’une personne jugée pour détention d’images pédopornographiques, qui aujourd’hui est présente dans la communauté et en contact avec des enfants ? Cela ne pose de problème à personne, pas même à la justice. Le principe de précaution devrait s’appliquer à l’égard des personnes qui regardent des images pédopornographiques. Or il ne l’est pas.
L’organisation de Riaumont permettait aux plus forts de tabasser les plus jeunes, à l’image de ce que faisaient les religieux et les éducateurs qui réglaient les problèmes en tabassant les gens – coups de pied, coups de poing, chaises jetées au visage, personnes poussées dans les escaliers. Les enfants étaient obligés de se défendre physiquement pour éviter de sombrer complètement. Le scoutisme étant le maître mot à Riaumont, chaque chambre était organisée sous forme d’escouade composée d’enfants d’âge différents ; le chef décidait de ce que les uns et les autres mangeraient. Le chef mangeait plus, son second un peu moins et le cul de pat’, ce qui restait.
On dit qu’on avait recours avant à ce genre de pratiques. C’est faux. Dans les années 1990 et 2000, ils récupéraient les produits avariés des supermarchés pour faire à manger. Les enfants mangeaient de la nourriture avariée et n’étaient pas soignés. Les infirmiers et les soignants étaient des prédateurs sexuels. On sait où vont les prédateurs sexuels pour abuser d’enfants. Le cabinet médical n’était pas un lieu sécurisant. Certains enfants victimes d’accidents très graves n’ont pas été soignés : comment n’y a-t-il pas eu plus de morts ?
Les enfants se promenaient avec des hachettes et des couteaux, ils jouaient à la guerre – c’est à cela qu’on les entraînait. À Riaumont, il y avait également cette dimension idéologique incroyablement forte, qui les a détruits. Selon la majorité des témoignages, une fois sortis, les anciens élèves étaient inadaptés à la société : « Un mauvais regard, je mettais un coup de poing. » Ils ont de nombreuses addictions, certains se sont suicidés, les relations avec les femmes sont catastrophiques.
M. Didier Vinson. On parle beaucoup de prévention, mais pourquoi ne pas parler de dissuasion ? La réforme de la prescription des infractions commises à l’encontre d’un mineur est un sujet d’actualité, cela empêcherait de nombreuses dérives. Aujourd’hui, c’est « pas vu pas pris ». Quand ça commence à sentir un peu trop mauvais, on met ailleurs les tortionnaires, de Saint-Pierre comme ceux d’autres établissements. Des personnes ont été transférées dans d’autres lycées et, comme par hasard, elles ont arrêté de taper car, s’agissant des méthodes pédagogiques, ces établissements ne mettaient pas en avant le même « marketing ».
J’ai fait un signalement pour un fait de harcèlement subi par mon fils dans une école publique. Au commissariat, j’ai tout de suite été reçu par une fille géniale. Alors que je pensais que cela resterait lettre morte, j’ai été reçu par la brigade de protection des mineurs – j’en ai été très étonné. On m’a alors dit que l’affaire n’irait pas plus loin mais que cela ne se reproduirait pas : la personne ayant un dossier, cela lui passerait l’envie de recommencer. Je ne suis pas persuadé qu’on aurait géré aussi vite et aussi bien une petite action commise dans le privé.
J’ai quand même l’impression que moins l’État s’occupe des affaires de l’Église, mieux il se porte. On paie mais on ne contrôle pas, on les laisse gérer. Cela a pris beaucoup de temps avant que mon fils ne soit accompagné par un AVS. Je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec l’absence de signalement et de contrôle pendant trente ans à Saint-Pierre. Cette omerta vient de là.
Mme Éveline Le Bris. On ne fait pas preuve de courage, on accomplit un acte citoyen.
Mme Constance Bertrand. C’est de la colère !
Mme Éveline Le Bris. La colère !
Je reviens sur l’argent, qui est le nerf de la guerre. Entre quarante et soixante-dix établissements de la congrégation Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur ont fermé sur le territoire. Il y avait un roulement d’environ 800 filles. L’argent provenait des allocations familiales, de la pension que versaient les parents – mes parents ont payé alors qu’ils n’avaient pas demandé que j’aille là-bas –, du travail qu’on réalisait et qu’on terminait la nuit.
Cerise sur le gâteau, en 1954, vingt-et-un établissements Bon Pasteur ont reçu la somme de 1 milliard d’anciens francs. C’est le président de la Ligue de l’enseignement qui l’avait dénoncé. Tous ces établissements recevaient des subsides de la prison d’Orléans – l’établissement d’Orléans continue d’en percevoir. Malgré tout le travail accompli, nous n’avons jamais vu la couleur de contrats de travail ni cotisé pour la retraite. La congrégation a été créée en 1835 ; dès 1902, elle était sur la sellette et elle a été condamnée. Cholet en 1902, Tours en 1903, Le Mans, Limoges, Dole, Loos-lez-Lille, Reims, Orléans, Bourges, etc. ; tous ces établissements ont été condamnés, aucun n’a fermé. Nous avons continué à broder des jours Venise, à coudre des boutons sur des cartons, les empeignes sur des mocassins jusqu’à en avoir les mains en sang, fermer les maillons des porte-clés avec nos doigts ou, quand on n’y arrivait pas, avec nos dents. Il n’y avait pas de visite médicale scolaire ou du travail, vu que nous n’étions pas déclarées.
J’ai 78 ans, j’aurais certainement autre chose à faire avec mes petits-enfants, mais j’irai jusqu’au bout. Elles le savent, on leur a dit. Tant qu’on aura un souffle de vie, on sera là et on les poursuivra jusqu’à ce qu’elles et le gouvernement nous présentent des excuses sincères. Elles sont aujourd’hui peu nombreuses et sont cloîtrées à Angers car les établissements ont été fermés lorsque la majorité a été fixée à 18 ans. Je vous parais peut-être un peu excessive, mais je suis en colère ; je vais me calmer.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pas du tout, je vous trouve sincère. Votre témoignage ne peut que nous toucher.
Mme Éveline Le Bris. Sans compter la prière qu’on devait faire en pleine nuit pour les gens qui étaient au Vietnam, alors qu’on devait aller à l’école le lendemain matin.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je tiens à vous remercier de votre présence. Vous êtes la preuve que notre colère peut être une force positive, une force de vie, et une force d’humanisme.
J’ose espérer qu’enfin, cette affaire permettra une prise de conscience de l’ensemble de la société. Pour cela, il est indispensable que ces faits, qui ont été passés sous silence pendant autant de temps et qui ont perduré, ne se reproduisent plus.
Vous avez parlé du statut de lanceur d’alerte pour les médecins. J’aimerais l’évoquer pour les enseignants. Dans le rapport de l’inspection académique sur Notre-Dame de Bétharram de 1996, l’une des rares enseignantes qui avait témoigné a été mise en accusation et menacée de mutation. C’est encore le cas aujourd’hui : dans l’éducation nationale, lorsqu’on veut dénoncer des faits, il est demandé de passer par la hiérarchie. C’est sans doute un problème.
Vous avez évoqué l’existence d’un entre-soi. Avez-vous eu des retours s’agissant d’élus, de responsables dans les domaines de l’éducation nationale, de la protection de l’enfance, de la justice, qui étaient au courant, qui ont passé ces faits sous silence et qui n’ont pas agi comme ils auraient dû ?
M. Pierrick Courbon (SOC). Je vous remercie pour la solennité de ce moment et vos témoignages aussi poignants que glaçants, qui sont non seulement courageux mais aussi nourris d’une légitime colère.
Plusieurs d’entre nous ont évoqué le contexte sociétal dans lequel certains de ces événements se sont produits il y a plusieurs décennies. Il ne faut pas tenir le discours selon lequel recevoir à l’époque une gifle était tout à fait normal. Ce serait là le meilleur moyen d’empêcher la libération de la parole, notamment de personnes qui se posent des questions. Il existe toujours des situations comparables où s’expriment des formes de violences diverses qui ont évolué. Preuve en est : il n’est pas normal qu’en 2025, on en soit réduit à consulter des groupes Facebook pour prendre connaissance des témoignages de personnes qui, soit n’ont pas connaissance de l’existence d’autres structures, soit ne veulent pas s’exprimer dans un autre cadre. Dans les structures de dialogue et de concertation que vous avez créées, il est fondamental d’encourager le dépôt d’une plainte, peu importe que les faits soient ou non prescrits.
Dans les établissements que vous avez fréquentés, les violences physiques et sexuelles concernaient-elles une majorité d’enfants, voire la totalité, ou au contraire une minorité devenue le souffre-douleur d’enseignants et de surveillants ?
Outre les atrocités physiques et les sévices sexuels, on parle peu des violences psychologiques, qui peuvent laisser des séquelles encore plus profondes. Pourriez-vous nous en donner des illustrations ?
Enfin, certains des établissements dont il a été question sont toujours ouverts ou existent sous d’autres formes. Les témoignages que vous avez recueillis laissent-ils penser que ces agissements ont disparu, ou la situation actuelle est-elle encore loin d’être irréprochable ?
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Je vous remercie pour vos témoignages et pour votre courage ; merci aussi d’exprimer votre colère devant l’Assemblée nationale. Vous mettez en lumière la défaillance d’une école qui, au lieu d’exercer sa mission de protéger, d’éduquer et d’élever les enfants, les a mis en danger et rabaissés. Non seulement le système profite de leur vulnérabilité pour commettre des violences, mais encore il les éduque à la violence – ce continuum est saisissant. Ce faisant, il brise des générations entières et met à mal la société. Comment éviter que de tels actes ne se reproduisent ? Il y va de l’avenir de notre société : on ne peut pas continuer à briser des vies et à éduquer les gens à la violence.
Avant même de penser à des mesures législatives, comment les députés peuvent-ils vous accompagner concrètement ? En tant que victimes et collectifs de victimes, disposez-vous des moyens nécessaires pour mener votre combat ? Devons-nous solliciter des budgets pour aider les victimes à saisir la justice, à bénéficier de l’aide juridictionnelle ou d’un accompagnement psychologique ? Pouvons-nous vous aider à porter des affaires devant les tribunaux ? La capacité des élus à saisir le procureur de la République fait certes débat, car il n’est pas question que nous agissions sans respecter le consentement des victimes. Quelles démarches vous sembleraient justes de notre part ? Devons-nous recourir à l’article 40 du code de procédure pénale, et à quelles conditions ? Comment nous assurer d’aider les victimes plutôt que de les embarquer dans des procédures judiciaires auxquelles elles ne sont pas nécessairement prêtes ?
Plus largement, quel type de discours voulez-vous que nous tenions à l’issue de cette commission d’enquête ? Votre parole circule déjà – c’est essentiel –, mais comment éviter qu’elle nourrisse le sensationnalisme ? Nous avons besoin de votre aide pour trouver le ton juste, sans ajouter la violence du voyeurisme à toutes celles que vous avez déjà subies.
Mme Constance Bertrand. Franchement, en tant qu’enseignant, quand vous voyez un enfant maltraité, considérez-vous que l’éducation nationale est un système à ce point oppressif – comme dans un grand laboratoire pharmaceutique – que vous n’aurez pas le courage de faire le nécessaire, d’appeler le 119 ? Je demande du courage à ces gens-là. S’il faut un statut de lanceur d’alerte, très bien, mais ne l’attendons pas pour agir. Si vous êtes enseignant ou éducateur et que vous voyez un enfant maltraité par un adulte, maltraité tout court, s’il vous plaît, un peu de courage !
J’en viens au dépôt de plainte et à la prescription. Avez-vous déjà essayé de porter plainte ? Il faut savoir ce que c’est ! J’ai la chance d’habiter une ville où la police nationale est extrêmement bienveillante et accueillante ; j’ai donc facilement pu déposer ma plainte. Encore faut-il savoir qu’on peut le faire et que les actes qu’on a subis peuvent être condamnés. Tout le monde ne le sait pas. Vous avez évoqué la circulaire de 1991 : les gifles qui ont été données à Saint-Dominique de Neuilly tombaient déjà sous le coup de la loi ! Quant à porter plainte pour des faits prescrits en sachant que cela n’aboutira jamais… Encore une fois, on demande beaucoup aux victimes.
Merci de nous demander ce que vous pouvez faire pour nous. Nous avons eu de la chance jusqu’à présent parce que nous sommes solidaires, mais rarement quelqu’un s’est mis à notre service. En tant que députés, vous pouvez interroger les gens dans vos circonscriptions. Je peux vous garantir que des Saint-Dominique de Neuilly et des Notre-Dame de Bétharram, il y en a eu partout. Utilisez tous vos pouvoirs de députés ; vous êtes nos superhéros de la nation, allez-y !
Quant au discours à tenir, nous savons ce qu’est le temps médiatique. Aujourd’hui, nous avons tous répondu à des sollicitations de journalistes ; ils sont ici nombreux et cela nous fait chaud au cœur, mais je sais très bien qu’au moindre événement international, si le président américain décide de faire une grosse bêtise, on ne parlera plus de nous. Personne n’a envie de parler d’un sujet aussi horrible ; personne n’a envie d’entendre le matin à la radio que des enfants ont été agressés sexuellement ou tabassés dans des écoles. Je vous en supplie, ne laissez pas le sujet s’éteindre ; allez dans vos circonscriptions, allez poser des questions, allez foutre le bordel, dérangez les gens – parce que ça dérange : personne n’a envie de parler de ces sujets. Moi-même, quand j’écoute des victimes pendant deux ou trois heures après ma journée de travail, je n’ai pas envie d’entendre ce genre de choses ; mais on ne peut plus faire comme si on ne savait pas, et je vous remercie de vous saisir du sujet. Vous êtes au jour 1 – j’espère que l’histoire s’en souviendra –, mais il faut continuer ; il faut qu’il y ait un jour 2, un jour 3, etc. De nouveaux collectifs de victimes se créent tous les jours. Rendez-vous compte : il n’y a pas un établissement scolaire où il ne s’est pas passé quelque chose. Je ne dis pas que cela a eu lieu tout le temps, mais à un moment ou à un autre, cela a eu lieu partout. Ne nous oubliez pas, et allez dans vos circonscriptions.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie d’avoir été aussi sincères et d’avoir laissé s’exprimer votre colère, que nous devons entendre. Nous sommes au travail : nous rencontrerons cet après-midi des représentants de la Ciivise et de la Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église). Ce n’est que le début.
2. Audition de M. Frank Burbage, inspecteur général de l’éducation nationale, membre de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), et Mme Alice Casagrande, secrétaire générale (20 mars 2025 à 15 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. Frank Burbage, inspecteur général de l’éducation nationale, membre de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), et Mme Alice Casagrande, secrétaire générale ([2]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie de vous être rendus disponibles dans des délais très contraints, Mme Alice Casagrande interrompant même ses congés.
Il n’est pas besoin de présenter la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), dont le rapport « Violences sexuelles faites aux enfants : "On vous croit" », publié en 2023, a fait date. Vous aurez certainement à cœur de nous rappeler les propositions que vous y formulez pour prévenir les violences sexuelles dans les établissements scolaires et de nous indiquer quelles mesures ont déjà été prises.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Frank Burbage et Mme Alice Casagrande prêtent successivement serment.)
Parmi les témoignages dont vous disposez, quelle proportion a trait à des violences sexuelles commises en milieu scolaire par des adultes ? Quel est l’âge des victimes et quels types d’établissements sont concernés ?
Mme Alice Casagrande, secrétaire générale de la Ciivise. Je vous remercie d’entendre la Ciivise et, à travers elle, la voix des personnes victimes de violences sexuelles et d’inceste dans leur enfance.
Je commencerai par quatre remarques importantes. Tout d’abord, le contrôle des institutions est normal et sain mais il ne suffit pas à assurer le respect des enfants. Par ailleurs, les éclairages sectoriels sur les violences faites aux enfants laissent dans l’ombre une partie de la réalité qui sera plus tard, nous le craignons, matière à d’autres drames et peut-être à d’autres commissions d’enquête. Nous souhaitons donc vivement que vos travaux adoptent une approche transversale des droits des enfants. J’ajoute qu’aucun adulte ne doit se trouver dans l’entourage d’enfants sans que l’on ait veillé à en faire un défenseur actif et inlassable de leurs droits et de leur protection ; son organisation et sa formation doivent lui faire prendre la mesure du risque des violences sexuelles sur mineurs et des signaux qui les révèlent. Enfin, ces violences sont entourées d’un déni extrêmement profond dont je vous invite à tenir compte dans vos travaux.
Les 30 000 témoignages recueillis par la Ciivise concernent massivement des violences incestueuses : 81 % des faits ont été commis dans la famille, 22 % dans l’entourage de l’enfant, 11 % dans une institution et 8 % dans l’espace public.
Au sein des institutions, les violences sexuelles se sont produites à 40 % dans des établissements scolaires, à 28 % dans des institutions de loisirs, à 24 % dans des institutions religieuses, à 8 % dans des établissements d’aide à l’enfance ou des hôpitaux et à 23 % dans d’autres lieux.
Les filles et les garçons ne sont pas victimes dans les mêmes espaces : les femmes rapportent davantage de violences sexuelles dans leur famille ou leur entourage tandis que les hommes en rapportent davantage dans les institutions, à 28 %, contre 9 % des femmes.
Les violences commises dans les institutions sont à 71 % des agressions sexuelles et à 44 % des viols ou tentatives de viol. La proportion est comparable pour les violences commises dans l’espace public.
Je souligne que les violences ont un caractère sériel. Elles se sont produites plusieurs fois : au sein de la famille dans 62 % des cas, de l’Église catholique dans 59 % des cas, à l’école publique dans 57,6 % des cas.
Les témoignages recueillis par la Ciivise confirment les résultats de l’enquête de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) fondée sur le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Dans les institutions, l’agresseur est un religieux à 25 %, un professionnel de l’éducation à 19 %, un camarade de l’enfant à 17 % et un coach sportif à 8 %. Plus de huit agresseurs sur dix sont majeurs.
Enfin, les violences peuvent survenir peu de temps après la rencontre avec l’agresseur.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je remercie la Ciivise – dont la majorité des membres sont bénévoles – pour le travail approfondi qu’elle mène depuis plusieurs années. La lettre de mission qui vous a été adressée par quatre ministres en juin 2024 vous invite à suivre l’application des quatre-vingt-deux recommandations de votre rapport et à en proposer de nouvelles d’ici à octobre 2025. Jusqu’à présent, vos travaux se sont essentiellement concentrés sur la prévention et la transformation de la culture dans les institutions et la société. Les révélations récentes et la libération de la parole de victimes de violences physiques, psychologiques et sexuelles dans des établissements scolaires, en particulier privés, vous ont-elles conduits à revoir votre programme de travail ? Avez-vous des recommandations particulières à formuler s’agissant du contrôle des établissements, qui présente des défaillances manifestes ? Êtes-vous davantage sollicités depuis ces révélations ?
Mme Alice Casagrande. Nous suivons attentivement l’actualité, qui ne nous surprend pas. La Ciase avait déjà mis en lumière des violences institutionnelles à caractère systémique, dont il faut préciser qu’elles s’inscrivent dans un continuum : les violences sexuelles faites aux enfants dans les institutions scolaires ne sont pas isolées mais accompagnées de violences physiques et psychologiques ainsi que de négligences.
Des personnes chez qui cette actualité réveille des souvenirs nous contactent et osent franchir le pas de la parole. Elles nous écrivent directement ou appellent la ligne téléphonique opérée depuis 2021 par notre partenaire, le Collectif féministe contre le viol. J’aimerais vous faire part du témoignage d’une femme – qu’elle m’a autorisée à vous lire – pour vous inviter à être vigilants aux violences entre mineurs, possibles conséquences indirectes de négligences ou de défaillances institutionnelles : « Mon seul but par ce témoignage, et par respect pour les enfants aujourd’hui et à venir, est de tout faire pour que dans toutes les écoles de France, ou dans les structures où ils sont accueillis en dehors de l’école, on apporte une très très grande attention à la surveillance lors des passages aux toilettes, quitte à embaucher du personnel pour éviter ce que je vais vous raconter. […] Lors du passage aux toilettes, la surveillance par les religieuses était inexistante, et j’ai été incitée par des camarades à entrer à plusieurs dans un W.-C., trois quatre enfants. Il fallait baisser sa culotte et se laisser toucher. Sous la pression du groupe, je me suis laissée faire, sans doute pour être acceptée aussi. » Suit le récit bouleversant d’une vie marquée par la violence. Cette femme en appelle, comme nous, à ne pas négliger les violences sexuelles entre enfants dans les établissements scolaires.
Le gouvernement a demandé à notre collège directeur de lui remettre un rapport d’étape au terme de neuf mois de travail, afin d’envisager la bascule de la Ciivise dans le droit commun et d’accompagner la transition vers une culture de vigilance. Il nous a appelés à faire quinze préconisations urgentes, au-delà des quatre-vingt-deux que nous avons déjà formulées. Parmi elles figure la création d’une mission interinspections chargée de faire enfin la lumière sur l’ensemble des dispositifs d’alerte et de contrôle existant dans les établissements. Les Français qui mettent leurs enfants à l’école ne savent pas dans quels lieux les violences sont sinon éradiquées du moins rapidement repérées ; l’existence de circuits administratifs formels ne suffit pas, encore faut-il que les établissements développent une culture de lutte contre les violences. Une réunion interministérielle est prévue le 26 mars. Nous attendons avec espoir les arbitrages que rendra le gouvernement pour renforcer la vigilance à l’égard des établissements scolaires et, plus largement, de toutes les institutions qui accueillent des enfants – car partout où il y a des enfants, il y a du risque.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les violences entre élèves entrent dans le périmètre de notre commission d’enquête, dès lors qu’elles interviennent dans une structure encadrée par des adultes. La présence d’élèves surveillants, par exemple, semble propice à de telles violences – les victimes que nous avons auditionnées ce matin l’ont souligné, et le rapport d’inspection de Notre-Dame de Bétharram de 1996 en faisait état. Nous y serons attentifs.
Vous dites être touchés par le mouvement actuel de libération de la parole et recevoir de nouveaux témoignages de victimes. Faut-il en déduire que le taux de 11 % de violences commises dans des institutions est sous-estimé ?
Mme Alice Casagrande. Il est difficile de le dire avec exactitude. Nous avons entrepris un travail de classement et d’organisation de nos archives qui nous permettra de répondre plus précisément aux questions que vous nous avez adressées par écrit : profil des victimes et des agresseurs, situations d’agression, durée des faits… Nous anticipons de nouvelles révélations, sans savoir si elles concerneront uniquement des établissements scolaires. La Ciivise s’est concentrée dans un premier temps sur les violences incestueuses, mais il est à prévoir que les témoignages de violences subies dans des institutions se multiplieront. Toutefois, il est trop tôt pour le mesurer.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les violences sexistes et sexuelles se répartissent-elles différemment selon le statut des établissements – publics, privés sous contrat, privés hors contrat ? Existe-t-il des ressorts spécifiques à leur survenue dans certains types d’établissements ?
Mme Alice Casagrande. Les différences que nous constatons tiennent moins au statut des établissements qu’à des situations d’exposition au risque bien connues, telles que les internats et l’accueil d’enfants loin des regards extérieurs, la nuit, le week-end ou pendant les vacances. Les jeunes sont particulièrement exposés aux agressions lorsqu’ils cohabitent durablement avec des adultes sans surveillance ni régulation. À ce stade nous ne pouvons pas caractériser ces situations avec certitude au regard du statut administratif des établissements.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Deux modes de signalement des violences semblent institutionnalisés et connus par le monde scolaire et la protection de l’enfance : le 119, service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger, et l’application Faits établissement de l’éducation nationale, sur laquelle des informations préoccupantes peuvent être signalées ; elles sont classées en quatre catégories : atteintes aux valeurs de la République, atteintes aux personnes – harcèlement, violences… –, atteintes à la sécurité ou au climat de l’établissement, atteintes aux biens. Êtes-vous en lien avec ces deux canaux ? Leurs statistiques vous sont-elles transmises, et avez-vous connaissance de leurs modalités de pilotage et d’action ? Les trouvez-vous efficaces ?
Mme Alice Casagrande. Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer l’efficacité de tous les dispositifs avec justesse, même si nous travaillons avec le 119. Ce dernier reçoit des alertes concernant des mineurs en danger dans le moment présent, ce qui n’est absolument pas notre cas : nous recueillons les témoignages d’adultes sur des situations qu’ils ont vécues dans le passé, parfois il y a de longues années. Depuis un an que je suis secrétaire générale de la Ciivise, nous n’avons été saisis qu’une seule fois par un mineur ; en accord avec le collège directeur, nous avons adressé un signalement au parquet. Nous ne recevons donc pas le même type de signaux que le 119 et l’application Faits établissement, et nous n’avons pas les mêmes missions.
Nous avons préconisé en 2023 que la plateforme Signal sports soit dupliquée dans l’ensemble des administrations. M. Burbage pourra vous en dire davantage.
M. Frank Burbage, inspecteur général de l’éducation nationale, membre de la Ciivise. Je tiens d’abord à vous remercier de mentionner la responsabilité de l’État dans l’intitulé de votre commission d’enquête ; une solution de facilité aurait consisté à pointer le rôle d’instances particulières. Le niveau d’intervention national est déterminant, avec son efficacité propre, à condition de travailler dans la transversalité – ce qui n’est pas toujours le cas.
Il ne s’est pas encore passé à l’éducation nationale ce qui s’est passé dans le sport, et les mesures prises dans ce domaine peuvent servir de modèle. Le sport est sans doute plus avancé dans la lutte contre les violences parce que le degré d’exposition des jeunes y est fort : ils évoluent dans une grande proximité avec les adultes, avec lesquels ils partagent parfois même des lieux de vie. Le secteur a dû réagir vite et fort. Il a établi des procédures de signalement claires et connues de tous, doublées d’une remarquable mise en cohérence des institutions impliquées – qui manque encore dans l’éducation nationale. Le suivi des victimes y est assez précis. Les agresseurs sont suivis dans une moindre mesure ; ils ne sont pas laissés à eux-mêmes, ce qui est extrêmement important. Le milieu a ouvert ses archives aux chercheurs, faisant des violences dans le sport un objet de science ; des mémoires et des études doctorales y sont consacrés. Il a en outre clarifié son paysage institutionnel, ce qui, là encore, n’est pas le cas de l’éducation nationale. C’est pourquoi la Ciivise plaide pour une extension du dispositif qui a cours dans le sport à d’autres institutions responsables de jeunes gens.
M. Paul Vannier, rapporteur. Madame Casagrande, en plus des internats, y a-t-il d’autres lieux ou d’autres moments sur lesquels vous souhaitez appeler notre attention – voyages scolaires, stages ?
Par ailleurs, comment évaluez-vous l’application des préconisations de votre rapport ? Je pense plus particulièrement à la préconisation 1, « organiser le repérage par le questionnement systématique des violences sexuelles auprès de tous les mineurs et auprès de tous les adultes par tous les professionnels », à la préconisation 72, « renforcer les dispositifs de prévention et d’écoute comme le numéro Stop des Criavs (centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles) », et à la préconisation 77, « organiser le contrôle des établissements accueillant des enfants ».
Mme Alice Casagrande. Le repérage n’est pas organisé de manière systématique, sauf lorsqu’une formation a permis d’apprendre à voir et à décoder les silences, les attitudes, les paroles des enfants et à réagir, notamment en différenciant l’accueil de la parole, ce que fait tout adulte entourant un enfant, et le recueil de la parole, un procédé qui incombe aux enquêteurs et aux magistrats. La marge de progression dans la formation de tous les professionnels de l’éducation nationale est immense.
M. Frank Burbage. Concernant ce repérage, des changements dans le bon sens ont eu lieu récemment. Il faut les consolider. Les protocoles de signalement sont désormais bien définis et l’ensemble des établissements scolaires disposent de fiches précises pour prendre en charge une situation de harcèlement. Elles sont très utiles pour éviter de faire des erreurs, notamment lors de l’accueil de la parole. Néanmoins, ce n’est pas encore suffisant et nous estimons qu’il y a quatre conditions d’amélioration.
Premièrement, il faut préciser les conditions d’accueil et de recueil de la parole, y compris pour la rédaction des notes, afin de ne pas gâcher ce moment initial.
Deuxièmement, toute la communauté éducative doit s’approprier ces protocoles, qui doivent faire l’objet d’une culture professionnelle voire personnelle, éclairant non seulement l’aval mais l’amont et participant de la culture de la vigilance.
Troisièmement, il convient de faire accompagner les équipes de direction, parce qu’elles ont des décisions très difficiles à prendre. Faut-il faire ou non un article 40 ? Elles peuvent aussi avoir la tentation, avec beaucoup de bonnes intentions, d’essayer d’arranger les choses de manière locale. Confrontées à une telle difficulté, elles doivent pouvoir parler avec d’autres, prendre conseil. L’accès à une cellule de dialogue qui intègre différentes dimensions – judiciaires, médicales, etc. – est indispensable.
Quatrièmement, une fois que le signalement est fait, il faut mettre en cohérence les différentes institutions et leur travail. De ce point de vue, il nous semble que la situation n’est pas bonne. Prenons le cas d’un article 40 : l’institution judiciaire se met en route selon sa propre temporalité. Qu’en est-il du rapport avec l’institution scolaire ? Elle recevra peut-être un accusé de réception. Il faudrait qu’il y ait une sorte de rétroactivité par rapport à l’institution signalante, de sorte que le travail puisse se faire de manière convergente, tout en respectant les spécificités institutionnelles. Cela permettrait d’accompagner à la fois les victimes et celles et ceux des personnels mis en cause qui, dans le cas d’une suspension, sont laissés à eux-mêmes.
Depuis l’automne 2023, il existe un programme de veille concernant le harcèlement en milieu scolaire – Phare. Il y a même une journée nationale de lutte contre le harcèlement. L’enregistrement et l’usage des données pourraient être améliorés car cela reste très lourd pour les personnels. Les protocoles pourraient être simplifiés, d’autant que la Depp (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) demande aussi aux établissements scolaires de renseigner des éléments statistiques. Entre les formulaires numériques et papier, les établissements se retrouvent avec des dizaines voire des centaines de questionnaires. Il faut aussi réfléchir à l’anonymat des questionnaires. Supposons qu’il y ait trois cas absolument problématiques, la question de la traçabilité se pose. Il faudrait concevoir un protocole simple – une identification par classe, par exemple – pour que les équipes puissent accéder facilement aux situations les plus difficiles.
La diffusion de cette culture dans le milieu scolaire est décisive. À la façon du violentomètre, on pourrait imaginer une affiche accrochée à côté de la charte de la laïcité, que chaque élève et chaque personnel pourraient voir.
Enfin, il faut dans les établissements, à bonne distance, des personnels spécialisés susceptibles de prendre en charge les élèves en difficulté. On connaît le nombre dérisoire des formidables infirmières scolaires. Les psychologues de l’éducation nationale se voient confier beaucoup de missions – le développement de l’esprit critique, l’orientation. N’oublions pas les personnels des numéros d’appel. Qui sont-ils ? Comment sont-ils formés ? Comment sont-ils payés ? Comment les considère-t-on ? Méfions-nous qu’une contractualisation trop rapide, qui ne serait pas à la hauteur du professionnalisme requis, porte préjudice à ce genre de dispositif.
Pour conclure, notre avis est mitigé. Les protocoles sont en place, le dispositif de lutte contre le harcèlement a constitué un changement majeur et représente un bon point d’appui pour les années à venir, mais il reste des pas à faire.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Quand vous parlez de conditions d’accueil de la parole, de s’approprier les protocoles et d’accompagner les équipes de direction, parlez-vous des établissements publics ou des établissements publics et privés ?
M. Frank Burbage. La ministre a annoncé que le dispositif Faits établissement va être étendu, assez logiquement, aux établissements privés sous contrat. Il faudra donc inventer quelque chose pour qu’il y ait un service équivalent. Je ne jette pas la pierre aux équipes éducatives en difficulté. Ces cas de conscience sont redoutables. Il faut ne pas être seul et pouvoir en parler avec des collègues, des personnels compétents, selon des perspectives différentes. Un dialogue interprofessionnel devrait être possible.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vos propositions concernaient donc l’avenir ?
M. Frank Burbage. Oui. Il faut être fin dans l’analyse des causes. Comme l’a dit Mme la secrétaire générale, ce n’est pas forcément le caractère religieux des établissements qui explique les problèmes, c’est aussi le degré et le type d’exposition auxquels sont confrontés les élèves – ce qui ne nous dispense pas d’interroger un certain nombre de cultures religieuses et de voir ce qu’elles ont pu produire comme effets. Nous avons accueilli avec une oreille très attentive et un sentiment de satisfaction l’idée que l’on allait universaliser Faits établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Que pensez-vous du fait que le programme Phare ne s’étende pas aux établissements privés sous contrat ? Ou que l’obligation pour les fonctionnaires de recourir à l’article 40 ne prévale pas pour les personnels qui n’ont pas ce statut ? Les protocoles que vous avez évoqués existent-ils dans l’ensemble des établissements scolaires ou seulement dans les établissements publics ?
M. Frank Burbage. Une prise de conscience sur la nécessité de changements est en cours. Le secrétaire général de l’enseignement catholique, par exemple, s’est exprimé assez récemment. Les implications de la loi Debré doivent faire l’objet d’une réflexion collective. Que les établissements privés sous contrat se rassurent toutefois : leur caractère propre n’est pas en péril, au contraire. Il autorise à ajouter aux programmes nationaux un certain nombre de choses, notamment sur des questions de valeurs ; en aucun cas à en retirer. La ministre a été très claire : la liberté de conscience ne peut pas être un prétexte pour s’exempter d’obligations. Le renseignement de ce questionnaire, qui produit des effets intéressants dans les établissements, permet aussi d’avoir une visibilité nationale, puisque c’est grâce à lui que la Depp a produit une première analyse statistique. Certes, l’échantillon d’établissements est restreint, mais on a absolument besoin de ces données pour que l’État mène un pilotage national.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. La généralisation de Faits établissement aux établissements privés est une bonne chose, sauf que rien n’est prévu pour accompagner les personnels à prendre des décisions et à utiliser des procédures, que ce soit grâce à un arbre décisionnel ou à une réflexion sur une forme de collégialité de crise. Or une décision collégiale permet non seulement de partager la responsabilité mais aussi de mieux la tracer. Même dans le public, que ce soit pour la suspension ou l’article 40, l’arbre décisionnel n’est pas si clair, entre le recteur, le Dasen (directeur académique des services de l’éducation nationale) et le chef d’établissement : il y a une grande part d’aléatoire. Reste-t-il encore beaucoup de travail à accomplir sur ce sujet ou peut-on imaginer des avancées majeures pendant la durée de notre commission d’enquête ?
M. Frank Burbage. Vos observations sont justes. Mais cet aléatoire est aussi le reflet d’une plasticité institutionnelle. Il est assez naturel que différentes instances puissent intervenir dans ce type de décisions. Le problème, c’est quand on procrastine, quand on enfouit ou qu’on passe les choses sous silence. Le drame voire le tragique de ces questions, c’est que l’on a laissé filer, que l’on a minoré. C’est une faute gravissime. On peut faire l’hypothèse que la Ciivise proposera prochainement de créer de telles cellules de dialogue et de nourrir le protocole de signalement dans l’enseignement public et privé sous contrat – la question du hors contrat est quantitativement plus marginale, même s’il ne faut pas la négliger.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous en venons aux questions des députés.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je ne comprends pas bien la préconisation 15 : « clarifier et unifier la chaîne hiérarchique du signalement », qui passe par une saisine de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales), de l’IGJ (Inspection générale de la justice), de l’IGESR (Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche), de l’IGA (Inspection générale de l’administration) et du CGA (contrôle général des armées). De quoi s’agit-il ?
Mme Alice Casagrande. Ce n’est pas la Ciivise avec ses moyens – 3 équivalents temps plein et 35 membres experts – qui peut faire l’état des lieux du fonctionnement ou du dysfonctionnement des cellules de remontée d’alertes ni du niveau d’acculturation dans une administration. Cette saisine interinspection que nous préconisons vise à obtenir un état des lieux global sur les lieux accueillant des enfants. Y a-t-il un dispositif d’alerte ? Les professionnels ont-ils été formés ? Si oui, dans quelles proportions ? Y a-t-il des contrôles d’établissements ? Si oui, dans quelles proportions ?
M. Frank Burbage. Il nous semble qu’il y a une trop grande segmentation et des relations aléatoires. Nous avons besoin d’un état des lieux. Cela peut être le travail des inspections générales ; cela pourrait être aussi celui des scientifiques, des sociologues de l’institution. Le milieu sportif est d’ailleurs désormais un modèle, parce que nous disposons de travaux dessus. Il y a des thèses en cours, des mémoires de M2 recherche, extrêmement instructifs en ce qu’ils nous permettent de comprendre comment cela se passe et d’évaluer les choses. Les deux sont complémentaires, en s’inscrivant dans des temporalités très différentes. Qu’est-ce qui se passe pendant un an, deux ans, trois ans, quand un professeur est suspendu ? J’ai eu à gérer de tels cas en classe préparatoire. Comment peut-on préparer le retour de ce personnel ou, au contraire, son déplacement ? Nous avons besoin d’une bonne transversalité.
Il faudra aussi s’interroger sur les espaces où sont les enfants et les jeunes. Un enfant sera le matin et la nuit dans sa famille – il peut s’y passer des choses terribles. Il sera ensuite dans un moyen de transport, puis à l’école, puis le mercredi au centre aéré ou à un cours de sport. Nous avons besoin d’une visibilité générale pour savoir où nous en sommes, ce qui se passe bien, ce qui se passe moins bien et ce que l’on peut améliorer. Cela ne doit pas être ciblé. Même si la France a vécu des choses plus compliquées dans sa longue histoire, cela reste très compliqué à faire. Il faut y aller avec toutes les forces dont nous disposons.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). J’ai deux enfants d’âge scolaire. Tous les ans, ils ont un exercice d’évacuation incendie et un exercice d’alerte attentat-intrusion. Cela n’a pas été compliqué à instaurer pour répondre au risque grandissant d’attentat. Malheureusement, le risque de violences qu’un enfant peut subir au sein de l’école ou d’inceste – les chiffres sont terrifiants puisque l’on parle de 1 enfant sur 10 – est bien plus grand que celui d’attentat. Alors que l’on a été capable d’instaurer une culture du risque d’intrusion dans les établissements, on en est seulement à espérer un état des lieux global pour voir si les institutions se sont organisées pour faire remonter l’alerte en cas de violences…
Par ailleurs, les collectifs de victimes veulent un numéro d’alerte plus simple. Dans votre rapport, pas moins de cinq numéros apparaissent : le 119 pour les enfants en danger, le 3018 pour les cyberviolences et le harcèlement numérique, le 3919 pour les violences faites aux femmes, le 114 pour les personnes sourdes ou aphasiques et le 3114 pour la prévention du suicide. C’est lunaire ! Il n’y a sans doute qu’en France que l’on invente un numéro par problème. J’ai été interpellée par quelqu’un de ma circonscription et je ne savais plus si c’était le 119 ou le 3919 que je devais lui conseiller.
Monsieur Burbage, vous êtes inspecteur général, pensez-vous qu’un corps d’inspection, qui joue sa carrière par rapport à sa relation avec le politique, soit le mieux placé pour venir inspecter ces établissements et rendre des rapports dont la publication appartient au ministre ?
Enfin, quel sens cela a-t-il d’avoir des établissements privés hors contrat, qui échappent à tout ce que vous venez de présenter ?
Mme Alice Casagrande. Nous ne pouvons que partager votre épouvante à l’idée que des violences aussi massives – l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants dans les établissements scolaires et ailleurs – ne fassent pas l’objet de dispositifs de prévention. Nous aurions besoin de bien plus de temps pour vous exposer tout ce qu’il faudrait faire. L’un des éléments majeurs pour nous, c’est le recueil de la parole des enfants et des adolescents. Il ne s’agit en rien de compter uniquement sur des corps d’inspection pour avoir des états des lieux – c’est un point d’appui parmi bien d’autres. Nous souhaitons simplement profiter de toutes les ressources disponibles pour faire avancer nos recommandations.
Nous partageons également vos propos sur la démultiplication non seulement des lignes d’appel mais aussi des commissions, tout en comprenant que chaque situation appelle des réponses particulières. Par exemple, le 3018 a fait ses preuves : il est très utile pour les signalements de harcèlement. Il n’empêche que la démultiplication des lieux d’alerte finit par nuire à la lisibilité de l’action publique.
M. Frank Burbage. Quand nous préconisons une mission d’inspection générale, ce n’est pas pour dire que l’inspection générale se limite à cela et ne fait qu’écrire des rapports. Tous les établissements scolaires sont sous la responsabilité de corps d’inspection territoriaux : ce suivi porte sur la régularité administrative, les questions pédagogiques mais aussi le « climat scolaire » – ce que les annonces de Mme la ministre d’État ont consolidé. Il existe sur ce point une véritable expertise des corps d’inspection ; pour inspecter un établissement, il faut établir une stratégie, un œil, et c’est une culture qui se transmet de génération en génération.
J’ai participé à ce que l’on appelle des inspections à 360 degrés, ordonnées à la suite d’une difficulté dans un établissement. On définit une stratégie, et on se penche sur des points très concrets : comment cela se passe dans les toilettes, à la cantine ? Y a-t-il du bruit, de la promiscuité ? Comment la cour est-elle occupée ? Est-elle végétalisée ? Que dit le règlement intérieur, que sanctionne-t-il ?
C’est toute la question de l’écologie scolaire. Nous avons par exemple des collègues qui travaillent sur le bâti scolaire – Mme Melchior connaît bien cette question. C’est un biais utile pour aborder la question du climat des établissements : ce n’est pas suffisant, mais nécessaire pour faire diminuer la violence. La violence peut être le fait d’une personne, ou de quelques-unes. Mais il peut y avoir une violence d’ensemble, à laquelle une institution doit réfléchir.
Un autre élément changera dès l’année prochaine : pour la première fois, nous disposons d’un programme d’éducation à la vie affective et relationnelle et à la sexualité (Evars), de la maternelle à la terminale. Ce n’est ni une baguette magique, ni un instrument de prévention, mais un instrument de culture pour réfléchir sur des questions aussi difficiles que la nature de l’intimité ou du consentement ou que les chemins empruntés par la violence – les mots, les gestes… On peut penser que ces nouvelles générations d’élèves qui bénéficieront de cette formation sauront – ce qui ne va absolument pas de soi – identifier des dysfonctionnements : comment tel adulte me regarde-t-il ? Comment me touche-t-il ? Que se passe-t-il ? Le lieu où je suis porte-t-il atteinte à ma dignité ? On peut penser qu’ils sauront identifier des personnes de confiance et trouver les mots pour leur parler. Car s’il faut traiter les situations en aval, notre objectif commun est de faire cesser ces violences, c’est-à-dire d’intervenir en amont. C’est toute la question de la prévention. L’école ne peut pas tout faire mais c’est un lieu de culture : on y prend le loisir de penser, le loisir de parler, le loisir de se former. Tout cela donne des forces. C’est un lieu de culture pour les élèves, mais aussi pour les personnels responsables. Si nous savons nous emparer de cette nouveauté scolaire, nous devrions pouvoir avancer.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mme Hadizadeh vous interrogeait sur la relation entre un inspecteur de l’éducation nationale et l’autorité politique : comment l’inspecteur peut-il être objectif quand la décision revient au politique ?
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Tout à fait. Dans le cas de Bétharram, il y a eu une inspection, d’ailleurs confiée à un inspecteur d’académie inspecteur pédagogique régional (IA-IPR) plutôt qu’à l’inspection générale : elle a conclu d’un « circulez, il n’y a rien à voir », alors qu’il y avait des faits très graves. J’ai moi-même travaillé pour la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) et j’ai le plus grand respect pour l’inspection générale ; mais quand sa carrière dépend des décisions d’un ministre, on est moins libre, c’est mécanique. Il faut briser cette relation de pouvoir entre un corps – dont il faut développer la culture de l’inspection – et une entité politique. Notre démocratie n’est forte que de ses contre-pouvoirs : il faut les préserver.
Par ailleurs, les établissements hors contrat sont également inspectés, mais pouvez-vous confirmer qu’ils ne disposent pas du logiciel Faits établissement ?
M. Frank Burbage. Jusqu’à maintenant, ils n’étaient pas inclus dans le dispositif. Ils devraient l’être bientôt, les annonces de Mme la ministre d’État sont claires.
Nous sortons ici du champ de la Ciivise, dont je ne crois pas qu’elle ait arrêté une position particulière sur ce point. Cela peut devenir un de ses objets de réflexion.
S’agissant de l’indépendance des corps d’inspection, en particulier de l’inspection générale, il y a eu des évolutions ces dernières années, sur lesquelles on peut s’interroger dans le sens que vous indiquez. Néanmoins, l’indépendance de l’inspection générale est aussi garantie par le fait que sa cheffe de service – ou son chef – est nommée pour cinq ans et ne peut pas être révoquée sauf faute grave. C’est une garantie solide, indispensable, mais qui sans doute ne suffit pas.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les annonces de Mme Borne ne portent pas sur les établissements privés hors contrat ; il est seulement question d’intégrer au logiciel Faits établissement les établissements sous contrat. La question de ma collègue était précise, et au vu de la matière que nous traitons, nous attendons des réponses précises.
Je reviens à des questions que j’ai posées tout à l’heure, parce que j’ai eu l’impression que vous aviez remis votre casquette d’inspecteur général. Je ne vous demande pas ce que les annonces ministérielles pourraient laisser présager, mais quelle est la position de la Ciivise. Sur le fait que, dans les établissements privés sous contrat, les personnels qui ne sont pas fonctionnaires n’ont pas l’obligation de recourir à l’article 40, quelle est la position de la Ciivise ? Quant à l’application du programme Phare, quelle est là encore la position précise de la Ciivise, dès lors qu’il ne s’étend pas aux établissements privés même sous contrat, qui scolarisent 2 millions d’élèves ?
Enfin, je vous ai demandé si le fameux protocole adressé aux chefs d’établissements concernait aussi les établissements privés.
Mme Alice Casagrande. La Ciivise considère que tout adulte qui a connaissance de violences sexuelles faites à un enfant, notamment d’inceste, doit immédiatement en référer au procureur de la République. Aucun statut, aucun métier, aucune position, aucune mission ne permet de déroger à cette règle fondamentale, qui découle de l’intérêt supérieur de l’enfant, tel qu’il est défini par la Convention internationale des droits de l’enfant. C’est une tradition naturelle. S’il y a des statuts, des dispositions, des retards qui amènent certains adultes à estimer qu’ils n’ont pas à se tourner vers la justice, c’est une erreur, un manquement, qui participe d’un défaut de protection des enfants, et nous le dénonçons avec force. Aucune ambiguïté ne doit subsister sur ce point.
M. Frank Burbage. Je veux dissiper un malentendu, monsieur le rapporteur : je pensais que la question portait sur les établissements privés sous contrat. Sur le hors contrat, je suis d’accord, il y a une difficulté de régulation. Cela ne veut pas dire que ces établissements ne soient pas contrôlés ; mais ils le sont quand il y a des problèmes. On peut raisonnablement estimer que les dispositifs de contrôle devraient évoluer dans le sens d’un suivi plus régulier, avec un régime d’obligation qui les placerait au même niveau de responsabilité que les autres – quel que soit le statut des personnels.
Dans notre République une et indivisible, le droit est le même pour tous, et les obligations relatives aux enfants sont les mêmes pour tous.
Mme Florence Herouin-Léautey (SOC). Des enfants ont été victimes ; des enfants le sont encore ; nous voulons éviter que d’autres, demain, le soient à leur tour. Il faut donc distinguer ce qui relève de la prévention de ce qui relève de l’action aujourd’hui.
J’espère que nous appelons tous ici de nos vœux une éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle – à titre personnel, je ne vois toutefois pas très bien comment, dès le mois de septembre, nous serons en ordre de marche pour délivrer cet enseignement sur quinze niveaux de classe. J’entends des professeurs qui ne sont pas à l’aise avec le programme, quand bien même ils le jugent pertinent et nécessaire.
Mme la rapporteure pointait l’absence de cadre pour gérer les violences sexuelles. Quand un enfant est victime d’inceste chez lui, c’est-à-dire hors de l’école, mais que cela vient à être su à l’école, on sait où le signaler. Mais quand il faut gérer une situation qui a lieu à l’intérieur de l’école entre des enfants ou entre un enfant et un adulte, cela se sait, on en parle, et le climat scolaire s’en trouve altéré. Il faut un outil pour gérer ces moments, à tous les niveaux. Je regrette que, dans ces situations, le programme Phare ne s’applique pas. J’ai dû moi-même gérer des problèmes de ce type, y compris au niveau maternelle : j’ai été, en tant qu’élue, effarée de la disproportion entre notre dispositif de gestion du harcèlement scolaire et celui de gestion des violences sexuelles : pour ces dernières, nous sommes totalement démunis.
Nos écoles sont protéiformes : certains établissements privés accueillent des enfants de la maternelle au lycée, voire au post-bac ; il y a des établissements du second degré, qui sont des établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) ; et il y a nos écoles du premier degré, avec des directions qui ne donnent droit à aucune décharge, et où les enseignants cohabitent avec du personnel municipal voire des associations, car à côté du temps scolaire, il y a le temps périscolaire. Il faut donc travailler avec tous les acteurs, au-delà du ministère. Or l’omerta qui pèse sur les violences sexuelles sclérose cet indispensable dialogue.
Mme Alice Casagrande. Merci de dire comme la Ciivise que c’est à tous les âges et dans tous les établissements qu’il faut agir – jusqu’aux crèches même. Nous connaissons bien cette omerta multidimensionnelle que nous dénonçons et je vois que vous aussi en êtes parfaitement informée.
La Ciivise a engagé avec les départements du Nord et de Seine-Saint-Denis une démarche que nous appelons les « dialogues de territoire ». Il s’agit de rassembler l’ensemble des opérateurs : agences régionales de santé (ARS), département, préfet, parquet, police, gendarmerie, éducation nationale, acteurs du sport. C’est dans l’interinstitutionnel que nous pourrons voir ce qui bloque. Lever l’omerta, lever les dénis qui sévissent depuis des décennies et que dénoncent légitimement les collectifs de victimes prendra du temps, mais personne ne doit pouvoir se retrancher derrière sa règle administrative, derrière son statut. Il n’est pas acceptable qu’on nous oppose telle ou telle disposition juridique – je comprends bien que votre commission d’enquête est obligée de poser des questions précises, comme vous le faites. La question des territoires est pour nous essentielle et nous rendrons compte de ces dialogues cet automne afin de vous proposer des leviers à même de lever les obstacles à la coopération.
Nous savons comme vous que le contrôle des antécédents judiciaires est un point majeur. Là aussi, nous avons des marges de progression significatives parce que, pendant longtemps, on n’a pas pensé que des enfants pouvaient être victimes dès la crèche ou la maternelle. Ce que nous voyons aujourd’hui n’est finalement pas une surprise, mais nous en prenons acte : il y a des urgences, tant pour changer nos cultures qu’à l’échelle des mesures politiques dont vous avez la charge.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. J’invite la Ciivise à parler fortement, même si je sais que vous n’avez pas peur de vous exprimer de façon claire. Nous avons besoin de solutions rapides et efficaces. Nous avons entendu parler ce matin d’un viol dénoncé en 2013 et qui a commencé à être jugé en 2019 : nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps. S’agissant du contrôle des antécédents judiciaires, c’est-à-dire de l’honorabilité, qui pose problème aujourd’hui dans le privé, en particulier, n’hésitez pas à proposer des évolutions drastiques – comme nous le ferons de notre côté. Les acteurs de l’enseignement privé, qui sont touchés par les scandales actuels, se disent prêts à évoluer : peut-être faut-il prévoir dans le privé des contrôles d’honorabilité complets, au-delà du casier judiciaire, comme cela existe dans l’enseignement public. Bref, allez-y carrément : après ce que nous ont dit ce matin les collectifs de victimes, nous avons un devoir d’efficacité.
S’agissant des dialogues de territoire, nous serions intéressés, avant même votre rapport, par vos documents de préparation : la liste des professionnels réunis, l’ordre du jour des réunions, les comptes rendus… Ils pourront nourrir notre questionnement. Je m’interroge d’ailleurs, sans doute naïvement, sur le périmètre de la protection de l’enfance : le processus que vous décrivez me semble relever des conseils départementaux – même si je n’ignore pas leur manque de moyens. Mais ce n’est pas notre sujet : nous devons, nous, rechercher ensemble les meilleurs moyens de protéger les enfants.
Mme Alice Casagrande. Nous vous remercions vivement de cette invitation à formuler des propositions fortes.
Personne ne pensera que la Ciivise n’est pas favorable à une accélération du temps judiciaire pour les victimes. Nos travaux ont amplement documenté les conséquences pour elles de ces silences, de ces délais incompréhensibles, voire de cette impunité des agresseurs, mais aussi les leviers pour y mettre fin. Nous sommes, depuis 2024, des facilitateurs : nous faisons du pratico-pratique, pas de l’expertise de l’expertise de l’expertise…
Si nous avions une première recommandation à formuler, elle concernerait les enfants en situation de handicap. Vous savez que les enfants qui souffrent de déficiences intellectuelles sont bien plus visés par les violences sexuelles. Or la Ciivise n’a pas les moyens d’établir un état des lieux précis, donc des préconisations sur ce sujet. Nous allons nous y consacrer, car on nous l’a demandé ; mais cela prendra un temps que vous n’avez pas, que les enfants handicapés n’ont pas non plus. S’il vous plaît, ne les oubliez pas !
Il ne faut pas non plus oublier les liens entre les cyberviolences et les violences dans les établissements. Nous aurons des propositions à vous faire sur ce point.
Nous sommes enfin attachés à la place des territoires d’outre-mer, qui doivent faire l’objet d’un examen particulier. Là encore, la Ciivise a été missionnée pour mener des travaux. Nos budgets ne nous permettent malheureusement pas de nous rendre dans les établissements et de rencontrer l’ensemble des acteurs ; nous le déplorons. Vos forces sont sans doute bien supérieures.
Nous avons bien entendu votre invitation à vous soumettre tout ce qui concerne les dialogues de territoire. Nous n’en sommes pas les seuls acteurs, et nous allons nous tourner vers nos partenaires pour vous transmettre ces documents.
Mme Graziella Melchior (EPR). Il était question de la multiplicité des numéros de téléphone à joindre : j’ai reçu tout à l’heure un message me demandant le numéro du procureur. C’est assez symptomatique, je crois.
Certaines victimes l’ont été il y a soixante, voire soixante-dix ans. Leur histoire sort aujourd’hui. Elles veulent participer, elles ont des idées : la Ciivise, outre le recueil des témoignages, associe-t-elle les victimes à ses travaux ? Comment allez-vous travailler avec ces collectifs ?
Mme Alice Casagrande. Le premier des principes directeurs qu’identifie notre rapport concernant la stratégie de bascule dans le droit commun est la participation des personnes victimes à l’élaboration des politiques publiques qui les concernent, qu’il s’agisse des questions de réparation, de justice, de soin ou de gouvernance. Nous sommes donc en plein accord sur ce point.
Nous avons publié un communiqué de presse pour inviter ces collectifs à nous faire savoir s’ils souhaitent contribuer ou participer à nos travaux d’une manière ou d’une autre, et donc se rapprocher de nous. À ce jour, ils ne nous ont pas contactés, mais nous n’en prenons pas ombrage : nous avons déjà beaucoup de travail pour suivre nos quatre-vingt-deux recommandations et pour en élaborer de nouvelles, notamment à partir de dispositifs expérimentaux comme les dialogues de territoire dont je parlais. Nous sommes à leur disposition, car nous savons que c’est leur savoir expérientiel qui nous permettra d’élaborer les politiques publiques de demain.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Merci pour ce débat intéressant et riche.
Je m’inquiète de l’avenir de la recherche en sciences de l’éducation. J’ai été enseignante en Staps – sciences et techniques des activités physiques et sportives – et en sciences de l’éducation : j’ai vu les étudiants en Staps évoluer très vite et proposer des sujets de recherche sur les violences sexuelles et sexistes ; mais, en sciences de l’éducation, les contrats doctoraux sont quasi inexistants. Or une science qui ne progresse pas périt : la recherche en sciences de l’éducation peut disparaître, et cette discipline devenir un simple outil pour passer des concours de professeur.
M. Frank Burbage. Je partage tout à fait cette réflexion.
S’agissant des établissements sous contrat, rien ne s’oppose à intégrer les exigences d’honorabilité aux contrats. Cela vaut d’ailleurs pour tous les établissements où il y a des rapports entre les adultes et les jeunes. La position de la Ciivise a été précisée tout à l’heure. Elle inclut les établissements hors contrat. Ceux-ci ne sont pas concernés par les annonces ministérielles récentes, mais nous pourrons formuler des préconisations pour les compléter.
C’est toute l’institution scolaire qui doit être réflexive et prendre le temps de penser. On ne peut pas disposer sur-le-champ d’un plan de formation de l’ensemble des personnels du privé comme du public : une réflexion collective doit donc s’engager. Loin de moi l’idée que le programme Phare soit suffisant ; un dispositif relatif aux violences sexuelles est en effet nécessaire.
Pour faire aboutir ces réflexions, il est à mon sens nécessaire de faire progresser la démocratie scolaire. L’institution a du mal à intégrer la parole des élèves, à l’écouter vraiment. Or ils ont des choses à dire, pas seulement pour demander une table de plus dans la maison des lycéens, mais sur la question de la violence, et de la meilleure manière de la contenir. La Ciivise y travaille.
3. Audition de M. Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), Mme Marie Derain de Vaucresson, présidente de l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), et M. Antoine Garapon, président de la Commission reconnaissance et réparation (CRR) (20 mars 2025 à 17 heures)
La commission auditionne conjointement, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), Mme Marie Derain de Vaucresson, présidente de l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), et M. Antoine Garapon, président de la Commission reconnaissance et réparation (CRR) ([3]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous avons tous en mémoire le choc provoqué par la publication, en octobre 2021, du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Il a fait la lumière sur des faits commis au sein de l’Église catholique depuis 1950 et proposé une évaluation du nombre de victimes d’agressions sexuelles du fait de clercs, de religieux ou de laïcs en mission pour le compte de l’Église.
C’est en application de l’une des recommandations de la Ciase qu’ont été mises en place l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), pour les affaires impliquant le clergé séculier, et la Commission reconnaissance et réparation (CRR), pour celles impliquant un membre du clergé régulier.
Les travaux de ces différents organes ont mis au jour les mécanismes qui ont permis la commission d’agressions sexuelles, souvent pendant de longues périodes, notamment dans le cadre d’établissements scolaires sous tutelle diocésaine ou congréganiste.
Je rappelle que cette audition obéit au régime de celles d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Cet article impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
M. Antoine Garapon, président de la Commission reconnaissance et réparation (CRR). J’émets une réserve, car je suis tenu à la confidentialité : c’est un engagement que j’ai pris vis-à-vis de la Corref (Conférence des religieux et religieuses de France), notamment s’agissant de religieux décédés et de l’identification des congrégations.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. À aucun moment il ne vous sera demandé de citer les noms de personnes ou de congrégations.
(MM. Jean-Marc Sauvé et Antoine Garapon et Mme Marie Derain de Vaucresson prêtent successivement serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Le rapport de la Ciase s’est concentré sur les abus sexuels commis contre les enfants. Quels sont vos principaux constats s’agissant des abus commis dans les établissements scolaires relevant de l’enseignement catholique ? Quelle est la part des abus sexuels dans l’Église qui ont été commis en milieu scolaire ?
M. Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). On ne peut pas répondre à cette question sans faire référence aux drames dont on s’obstine à ne pas tirer les conséquences dans notre pays : l’ampleur des violences sexuelles qui ont été exercées sur des enfants. Nous estimons à 5,5 millions le nombre de personnes majeures sexuellement agressées pendant leur minorité. Ce doit être le cadre de notre réflexion.
D’après l’enquête menée à notre demande par l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sur un échantillon de 28 000 personnes, 45 % – presque la moitié – des enfants victimes ont été agressés dans le cadre des familles ou des relations avec des amis des familles. Hors institutions – dans la rue, dans les transports, dans des relations avec des copains, entre jeunes –, le pourcentage des agressions sexuelles est d’un tiers, soit 33,2 %. Il s’élève enfin à plus de 15 % dans les institutions publiques et privées, dont 6 % au sein de l’Église catholique.
L’enquête de l’EHESS a permis d’estimer le nombre d’agressions sexuelles dans l’enseignement privé à hauteur de 108 000, soit 2 % du total de celles qui ont été identifiées. À titre de comparaison, dans l’enseignement public ont été recensées 141 000 agressions dans les externats et 50 000 dans les internats, soit 191 000 au total, ce qui représente 3,4 % des victimes.
Je rappelle à cet égard que l’enseignement public scolarise 80 % des élèves d’une classe d’âge, contre 20 % pour l’enseignement privé. Par conséquent, le taux de prévalence n’est pas le même dans les deux branches de l’enseignement.
Par ailleurs, les agressions sexuelles se sont non seulement produites dans les externats, mais aussi dans les internats. Si nous n’avons pas fait sur ce point une analyse aussi fine et détaillée, en internat – lieu propice aux abus –, la proportion des élèves de l’enseignement privé est sensiblement plus élevée que celle des élèves de l’enseignement public.
Sont ainsi mises en cause la totalité des institutions publiques et privées de notre pays et leurs dysfonctionnements. Ces abus ont procédé de défaillances personnelles, qui ont débouché sur des crimes et délits. Tous se sont produits dans un contexte dans lequel l’autorité institutionnelle s’est révélée défaillante. En effet, dans un établissement scolaire de protection de l’enfance, dans un club sportif, dans un accueil collectif de mineurs, l’autorité doit garantir la bientraitance et protéger les enfants. Je le répète depuis le 5 octobre 2021 : l’autorité a souvent été défaillante. Si elle n’a pas été – sauf exception rarissime – impliquée dans les abus, elle leur a trop souvent, par son absence et son indifférence, permis de se produire et de se maintenir.
J’aborderai la question de l’enseignement scolaire catholique sous deux angles : les auteurs et le cadre dans lequel se sont produits les abus.
Les auteurs – les enseignants membres du clergé – sont à l’origine de 30,6 % des abus de 1940 à 1969, 16,7 % de 1970 à 1989 et 3,5 % de 1990 à 2020. Les enseignants membres du clergé sont donc à l’origine de 24,5 % des agressions sexuelles commises dans l’Église catholique.
J’en viens aux lieux dans lesquels ces abus ont été commis, que ce soit par des prêtres, des religieux ou des laïcs – enseignants, maîtres d’internat, surveillants d’externat. Au sein de l’Église catholique, les abus commis dans les établissements scolaires, y compris les internats, se sont élevés à 36,3 % de 1940 à 1969, à 22,1 % de 1970 à 1989 et à 8,9 % de 1990 à 2020.
Ainsi, près d’un tiers des abus sexuels dans l’Église catholique se sont produits dans des établissements scolaires – internats et externats ; ils ont été commis par des prêtres, des religieux et des laïcs.
M. Antoine Garapon. Une grosse partie de l’activité de la CRR est consacrée à ces cas, qui représentent 44 % des situations – nous en avons plus de 1 000 à traiter – de victimes mineures. La plupart des victimes s’adressent à nous quarante ou cinquante ans après les faits. Ces derniers sont généralement anciens, datant de l’époque où les directions, les enseignants et les surveillances de dortoir étaient confiés à des religieux, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a donc un décalage avec le fonctionnement actuel des écoles.
Dans près de 100 % des cas, à l’exception de deux ou trois affaires d’agressions par des femmes, les agresseurs sont des hommes. Par ordre décroissant, les violences sexuelles sont commises par le directeur – le responsable de l’établissement –, des enseignants, le surveillant de dortoir des pensionnats, le chef de la chorale ou l’aumônier. Les victimes sont, à 80 %, des petits garçons, agressés dans leur jeune âge, avant la puberté ou autour : 55 % avaient moins de 12 ans. Le scénario habituel est le suivant : les prédateurs repèrent des enfants particulièrement vulnérables, les agressant parfois après avoir célébré les funérailles de l’un des parents.
En ce qui concerne les zones géographiques, on constate une surreprésentation de l’Ouest de la France. C’est une observation qui reste à préciser et à expliquer. Il existe des « clusters » – des établissements où se trouve plus d’un prédateur –, dont le fonctionnement quasi systémique implique le directeur et un ou deux enseignants. Ces établissements, peu nombreux, fournissent un grand nombre de victimes. Nous avons eu à traiter le cas exceptionnel d’un religieux qui a abusé d’enfants pendant des années en classe, à son bureau ; cette personne est, si je puis m’exprimer ainsi, notre plus gros fournisseur. Cette histoire est exemplaire du point de vue de la réaction des victimes. Ces dernières, qui se connaissaient, ont pu se retrouver et constituer une association extrêmement dynamique : Ampaseo (Association pour la mémoire et la prévention des abus sexuels dans l’Église catholique de l’Ouest). Hormis l’Ouest – Bordeaux, la Bretagne –, il existe également quelques zones précises dans l’Est, le Sud – Bétharram –, Paris et la région parisienne. J’ignore comment expliquer la quasi-absence de signalements dans le Sud.
Le pensionnat constitue un cadre propice aux abus, qui fonctionnent par empilement : l’enfant peut être violé une à deux fois par semaine, chaque semaine, pendant un à deux ans. Les agresseurs ont souvent un scénario – un dispositif. Quelques rares cas laissent supposer l’existence d’une culture d’établissement, le phénomène semblant difficile à ignorer au vu du grand nombre d’agresseurs. Il existe aussi des établissements où, selon les témoignages, il ne s’est jamais rien passé, ce que les enfants sentaient : « j’ai quitté cet enfer pour un établissement situé quinze kilomètres plus loin et j’y ai terminé ma scolarité paisiblement ».
L’acte peut être répété, avec parfois des détails terribles ; moins de cinq cas peuvent être qualifiés d’actes de barbarie. Souvent, l’enfant ne peut pas parler à sa famille – il est impensable de révéler qu’un prêtre est l’auteur –, d’autant que les faits se produisent souvent à un moment de sa vie qui n’est pas propice – divorce, maladie du père ou de la mère, par exemple. En outre, il y a un déni de l’institution et de l’Église. Cet empilement d’abus, bénéficiant d’une couverture, a un effet dévastateur. L’enfant a peur de ne pas être cru, de faire exploser l’établissement et sa famille. Cette accumulation de violence est malheureusement souvent relayée, à leur insu, par les familles.
S’agit-il d’une violence systémique ? Ce dernier mot suppose plusieurs choses, la première étant l’existence d’un système de prédation. Un religieux menaçant frappe et fait très peur, tandis que son complice, également religieux, abuse en douceur : l’enfant se demande lequel est le pire. Cet adjectif indique également que les agissements étaient couverts. Or dans aucun dossier, ou pratiquement aucun, il n’y a eu de sanction. Il y a simplement eu des déplacements, des envois en Afrique, mais jamais, ou très rarement, de dépôt de plainte au pénal.
Je suis magistrat, j’ai longtemps été juge des enfants. Je connais malheureusement les violences faites sur les enfants, mais j’en avais connaissance en temps réel. Désormais, je vois les mêmes quarante ou cinquante ans après. Je vois des vies dévastées, ce que je ne soupçonnais pas lorsque j’étais juge des enfants : je n’imaginais pas l’ampleur de la dévastation, les destins terribles. D’autres personnes ont peut-être montré plus de résilience, mais celles qui s’adressent à nous ont des vies totalement détruites par l’alcool, par la solitude, par des phobies diverses, souvent par un isolement social progressif et une incapacité à communiquer avec leurs proches.
L’action de la CRR consiste à les faire sortir de ce silence, qui passe souvent par une amnésie traumatique : les personnes vont très mal, sans savoir pourquoi. Ainsi, le cas du religieux qui abusait des enfants durant la classe présente des similitudes avec l’affaire Le Scouarnec : ce sont des copains qui, trente-cinq ans après, ont révélé à leurs compagnons qu’ils avaient été abusés. La réparation consiste à permettre de sortir du silence et d’entamer un travail d’élaboration.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. La réparation passe aussi par des mots. Jusqu’à présent, j’ai très peu entendu ceux qui viennent d’être prononcés : « cluster », « scénario », « dispositif », « culture d’établissement », « actes de barbarie ». La réparation se fait aussi par la verbalisation des actes commis.
M. Antoine Garapon. Une histoire entre mille : celle d’un homme, sodomisé vers l’âge de 13 ans, qui en devient encoprétique – incontinent – toute sa vie. À 74 ans, donc soixante ans après les faits, le jour de Noël, il est pris d’émotion, se met à pleurer et arrive à dire à sa fille ce qui lui est arrivé. Elle nous l’adresse. Il n’avait jamais consulté de médecin. Il a passé une vie entière à gérer ce problème, qui lui a rendu la vie impossible.
Les victimes ne sont pas sûres de ce qui leur est arrivé. Elles sont contentes de savoir qu’il y en a eu d’autres, ce qui accrédite leur malheur. Elles ont honte, n’osent pas en parler et se sentent coupables. Ce monsieur nous a dit que c’était sa faute, parce qu’un jour il avait suivi son agresseur après une séance de sport ou quelque chose comme ça. Les violences sexuelles commises sur des mineurs, surtout par des personnes ayant autorité, a fortiori bénéficiant d’une aura sacrée, sont à proprement parler inimaginables pour l’entourage.
Telle est la terrible réalité à laquelle nous sommes confrontés depuis trois ans.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le taux de prévalence est différent selon la branche de l’enseignement, public ou privé. Comment cela s’explique-t-il ?
Vous avez, monsieur Sauvé, indiqué que la défaillance de l’autorité institutionnelle est susceptible de conduire à la multiplication de violences, s’agissant des établissements privés sous contrat et de l’enseignement catholique ; où se situe-t-elle ?
Monsieur Garapon, vous avez parlé de « clusters ». Combien en avez-vous recensé sur le territoire national ? Vous avez également évoqué des cultures d’établissement : est-il possible d’en sortir, et si oui, comment ?
Enfin, pourquoi un découpage chronologique en trois phases, au cours desquelles la proportion de violences décroît ? Les dates pivot correspondent-elles à des moments de bascule ?
Mme Marie Derain de Vaucresson, présidente de l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr). Si le champ couvert par la CRR est congréganiste, celui de l’Inirr est diocésain. Près de 1 600 personnes se sont adressées à l’Inirr pour demander reconnaissance et réparation, dont 16 % concernant les établissements scolaires, soit une proportion nettement moindre que celle précédemment indiquée concernant la CRR. Un élément de contextualisation de l’évolution chronologique : un certain nombre de congrégations – notamment les petites – qui avaient des écoles sont passées sous tutelle diocésaine dans les dernières années. Ainsi, la proportion de cas survenus dans le cadre scolaire, en particulier celui de l’internat, est nettement moindre.
Le découpage en plusieurs périodes permet non seulement de comprendre ce qui s’est passé, mais aussi de construire les réponses à apporter dans le présent. Si la dynamique de prévention est indispensable pour les enfants d’aujourd’hui, il ne faut pas pour autant oublier ceux qui sont devenus adultes, dont la vie a été dévastée.
M. Jean-Marc Sauvé. Je souscris pleinement, à titre personnel et comme ancien président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, aux propos qui viennent d’être tenus sur les conséquences de long terme des agressions sexuelles qui ont été subies. Nous en savons quelque chose pour ce qui est de l’Église catholique grâce aux travaux de la Commission et, désormais, des deux instances de reconnaissance et de réparation, mais on a quelque raison de penser que ces conséquences sont également très graves dans d’autres milieux de socialisation. D’après l’enquête en population générale que nous avons conduite, plus de la moitié des victimes estiment subir des séquelles graves ou très graves de ce qui leur est arrivé – les autres tentent d’oublier.
Indépendamment de la dévastation des personnes, les conséquences des agressions sexuelles telles que nous les avons approchées – et nous n’avons pas la certitude d’être allés au fond des choses – sont bien plus graves dans la vie personnelle, familiale ou sexuelle que dans la vie sociale ou professionnelle, même si certaines victimes d’agression sexuelle ont totalement raté leur vie, y compris sur les plans professionnel et social. Antoine Garapon et Marie Derain de Vaucresson en savent probablement beaucoup plus que moi en la matière, mais je me souviens d’une personne qui faisait partie d’un groupe de dix femmes abusées à l’adolescence dans le cadre d’une aumônerie et qui expliquait à quel point sa vie avait ensuite été une longue descente sociale – c’est l’image qu’elle utilisait elle-même.
Quant à la périodisation retenue, si elle est totalement assumée par la Commission, elle a été largement inspirée des travaux des deux laboratoires de recherche avec lesquels nous avons collaboré, à savoir l’École des hautes études en sciences sociales et, au premier chef, les historiens de l’École pratique des hautes études (EPHE), qui ont notamment conduit le travail archivistique. A posteriori, la distinction qu’ils ont proposée m’apparaît très pertinente.
La première période, avant Mai 68 et la césure de 1969-1970, correspond à une phase de l’histoire de l’Église catholique qui a conduit au concile Vatican II et aux premières applications des nouvelles orientations qui y ont été définies. On compte à cette époque de très nombreux internats, en particulier dans l’enseignement privé, notamment à la campagne, peut-être en partie parce que les familles étaient peu motorisées – ce fut le cas pour moi. Dans l’enseignement secondaire existaient par ailleurs les petits séminaires, qui étaient, avant la généralisation du collège et du lycée publics accessibles à tous, la voie ouverte aux enfants des familles catholiques qui ne pouvaient pas assumer financièrement une scolarité dans un établissement d’enseignement privé. Nous étions alors avant la loi Debré de 1959 ou dans ses premières années d’application.
À partir de 1970, deux évolutions majeures se produisent. D’abord, le nombre d’internats et leur part dans l’enseignement se réduisent substantiellement. Ensuite, les prêtres et les religieux se retirent des établissements scolaires privés, qui sont confiés à des personnes laïques : leur nombre, très élevé jusque-là, chute verticalement.
La troisième période correspond au basculement profond qui s’est opéré à partir des années 1990 sans être encore complètement apparent, à savoir la prise de conscience de la gravité des violences sexuelles sur mineurs, dont on sait qu’elles étaient jusqu’alors souvent minorées, voire niées – on parlait sans retenue du droit des mineurs à avoir des relations sexuelles, y compris avec des majeurs. C’est en 1998 que le ministère de l’éducation nationale, sous l’égide de Mme Ségolène Royal, alors ministre déléguée à l’enseignement scolaire, change de doctrine et décide de systématiquement déposer des plaintes et engager des poursuites disciplinaires en cas de signalement. Dans l’Église catholique, ce mouvement, préparé par diverses personnalités, a abouti, lors de la Conférence des évêques de France de novembre 2000, à la décision d’opter pour une politique de tolérance zéro. La pratique – d’ailleurs également en vigueur dans l’éducation nationale – consistant à déplacer discrètement des enseignants ou des prêtres devait ainsi laisser place à un dispositif de signalement au parquet et d’engagement de procédures disciplinaires dans le cadre du droit canonique.
Seulement, il a fallu, dans les deux milieux, passer de la parole aux actes. S’il semble qu’il y ait eu un temps de latence dans l’éducation nationale, il ressort des travaux de la Ciase que ce temps de réponse a été plus long au sein de l’Église catholique, notamment parce que s’y forment des milieux plus restreints, où tout le monde se connaît et où règne une ambiance de fraternité. En l’absence de la distance qui peut exister dans l’éducation nationale entre un cadre – un recteur, un inspecteur d’académie – et un enseignant, il s’est révélé beaucoup plus difficile d’appliquer les positions de principes énoncées en 2000. Un véritable basculement s’est opéré après le déclenchement de l’affaire Bernard Preynat dénoncée par l’association La Parole libérée à Lyon, mais nous étions alors en 2015-2016.
La Commission a non seulement évalué le nombre de victimes à partir d’une enquête de victimologie portant sur 1 625 dossiers et d’une enquête en population générale, mais s’est aussi efforcée d’estimer le nombre de prêtres ou de religieux ayant pu commettre des abus. C’est là un travail très délicat, que nous ne prétendons pas avoir pu mener de manière exhaustive, mais nous sommes parvenus au chiffre de 2 800 à 2 900 prêtres ou religieux ayant commis des abus sexuels depuis 1945, soit 2,6 à 2,7 % d’entre eux. À titre de comparaison, le taux de prêtres et de religieux abuseurs a été estimé à 2,2 ou 2,3 % aux Pays-Bas, à un peu plus de 4,5 % aux États-Unis et en Allemagne, et à plus de 7 % en Australie et en Irlande. En partant du principe que ces travaux conduits selon des méthodes différentes ont été convenablement rigoureux, on observe donc de très fortes variations, liées à la culture des pays.
Les chercheurs de l’EPHE ont insisté sur l’importance, notamment aux XIXe et XXe siècles, de la tradition française issue de la Révolution, par contraste avec des sociétés dans lesquelles l’Église catholique était ultradominante – en particulier l’Irlande – ou avec des sociétés que les historiens qualifient de pilarisées. Dans ce modèle, principalement germanique et néerlandais, on peut évoluer, du berceau à la tombe, au sein d’une filière – catholique, sociale-démocrate ou plus laïque – dans lesquelles peuvent survenir, en cas de déviance, des abus qui s’auto-entretiennent. La société française, plus ouverte, a mieux réussi à maîtriser ce type de dysfonctionnements.
Comment la différence de prévalence entre l’enseignement public et l’enseignement privé s’explique-t-elle ? À l’évidence, l’internat joue un rôle. Au-delà, on retrouve, au sein des établissements d’enseignement privé sous contrat, notamment dans la première période, des dévoiements, des dénaturations, des perversions. Je pense par exemple à l’accompagnement spirituel. Les membres de la Ciase ont ainsi été très impressionnés de constater que si beaucoup d’abus ont été commis au cours des enseignements artistiques, d’autres l’ont été plus directement dans le cadre des sacrements, notamment de la confession.
Quant à la défaillance de l’autorité, elle est absolument générale dans les structures d’accueil de mineurs, mais l’Église catholique se distingue par une circonstance particulière. Dans son rapport, la Ciase souligne que l’emploi du mot « systémique » n’implique pas l’existence, au sein des établissements où ont été observés des « clusters » de cas, d’organisations dédiées à la commission d’agressions sexuelles. Nous avons identifié quelques exemples, comme celui d’un département où se trouvaient deux petits séminaires, dont l’un où il ne s’était rien passé de préoccupant et l’autre qui avait été très gravement dysfonctionnel. Je pense aussi à certaines communautés religieuses, dites communautés nouvelles, qui ont émergé après le concile Vatican II, à partir des années 1980, et au sein desquelles le mélange de l’autorité temporelle et de l’autorité spirituelle – ce qu’on appelle dans le langage de l’Église catholique la confusion des fors interne et externe – permet au supérieur de contrôler absolument tous les membres de la communauté, donc d’abuser.
Hormis les exceptions de cette nature, toutefois, le caractère systémique ou institutionnel des agressions a résidé dans le fait que l’institution n’a pas su voir et entendre, n’a pas su capter les signaux faibles. Lorsque la réalité s’est imposée à elle, lorsque des parents ont tiré la sonnette d’alarme, lorsque l’institution n’a pas pu ne pas voir, elle a d’abord été dans le déni, puis s’est contentée de procéder à des mutations discrètes, sans d’ailleurs privilégier des affectations n’impliquant pas de contacts avec des enfants. Prenez l’exemple du père Preynat : lorsque les parents de François Devaux ont écrit à l’archevêque de Lyon, monseigneur Decourtray, celui-ci les a reçus, puis a interrogé le père Preynat qui, en dépit des actes gravissimes qu’il a commis, a au moins eu la vertu de ne jamais dissimuler ou nier les faits. Malgré cela, il a simplement été muté de Lyon vers la campagne, dans le secteur de Roanne. Voilà, selon moi, où résident la défaillance de l’autorité et le caractère systémique des abus – d’après ce que nous avons observé jusqu’en 2021, sachant que, si je continue de recevoir chaque semaine des signalements ou des témoignages de victimes, je n’ai plus du tout la connaissance profonde, de l’intérieur, que peuvent avoir Antoine Garapon et Marie Derain de Vaucresson.
M. Paul Vannier, rapporteur. Au-delà de la question des défaillances, où se situe l’autorité elle-même dans les établissements privés de l’enseignement catholique ?
M. Jean-Marc Sauvé. Elle est dans les organes de gestion des établissements d’enseignement catholique. Il existe également un secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec), dont j’ai découvert ces dernières semaines qu’il n’exerce pas d’autorité hiérarchique sur les établissements privés, comme le ministre de l’éducation nationale et les recteurs le font pour les établissements publics.
Je crois d’ailleurs que les mesures annoncées récemment par la ministre de l’éducation nationale sont pleinement pertinentes compte tenu de cette absence d’autorité hiérarchique. Il est légitime, à mes yeux, que des questions aussi fondamentales et sensibles que la bientraitance – ou plutôt la prévention de la maltraitance – des élèves fassent l’objet d’une approche nationale transversale, qui intègre aussi bien l’enseignement public que l’enseignement privé, sous contrat comme hors contrat. Un tel dispositif de remontée et de traitement des alertes ne me semble pas porter atteinte au caractère propre des établissements d’enseignement privé institué en 1959 que, pour avoir un peu étudié les textes et avoir une petite expérience de la vie, je crois pertinent, mais qui ne saurait évidemment être opposé à la nécessité de se doter d’un dispositif de remontée des informations et des signalements de violence. Il faut également se garder de prévoir uniquement un réseau numérique ou des lignes téléphoniques pour faire remonter les incidents : tous les établissements doivent adopter une stratégie proactive. Les mesures annoncées dans le communiqué rendu public lundi par la ministre d’État me semblent aller précisément dans ce sens, ce qui est tout à fait pertinent.
Je préside la fondation Apprentis d’Auteuil, qui œuvre dans le champ de la scolarité, mais aussi de la protection de l’enfance et de l’insertion professionnelle. Elle s’est dotée il y a une vingtaine d’années d’un dispositif de remontée des incidents, accidents et infractions auquel sont associées des formations très fortement recommandées, que nous avons décidé, l’an passé, de rendre obligatoires, tant il est évident que les dispositifs d’alerte qui ne sont pas accompagnés et soutenus dysfonctionnent. Ce qui nous inquiète, ce ne sont pas tant les établissements qui font remonter des problèmes – il y en a malheureusement partout, y compris des violences entre mineurs – que ceux qui n’en signalent aucun : la vie angélique, ça n’existe pas.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci pour ces explications. Vous avez accompli un important travail documentaire et scientifique, et même davantage, puisque la publication du rapport de la Ciase en octobre 2021 a conduit à la création des deux organismes de réparation dont on constate pleinement l’utilité aujourd’hui.
Quatre ans après, nous assistons à une explosion de révélations terribles. Puisque les recommandations que vous aviez formulées visaient à lutter contre les crimes et à mieux accompagner les victimes, il nous importe de savoir, parmi celles qui nous concernent plus particulièrement, où nous en sommes.
Une de vos propositions consistait à renforcer les dispositifs d’écoute et d’accompagnement psychologique et juridique des victimes. Après l’audition, ce matin, des représentants de huit collectifs de victimes, qui en sont réduits à former des groupes Facebook pour être entendus, nous nous demandons ce qui a réellement avancé depuis la parution de votre rapport et ce qu’on pourrait faire pour améliorer les choses.
Vous suggérez aussi d’instaurer des contrôles indépendants et des audits réguliers sur les actions de prévention. Le travail engagé dans les établissements privés, notamment les inspections, vous a-t-il permis de mesurer les nouvelles actions déployées ? Des audits réguliers sont-ils bien conduits ?
Vous appelez également à l’instauration d’un dispositif de signalement clair et accessible, à l’image de celui qui existe aux Apprentis d’Auteuil. Lorsque nous nous sommes rendus à Bétharram, nous avons eu le sentiment que des dispositifs ont bien été créés, mais qu’ils ne sont pas tous clairs et accessibles, et que les modalités de signalement et de remontée au procureur sont très aléatoires et obéissent à des procédures variées.
Enfin, vous soulignez la nécessité de transmettre systématiquement les signalements d’abus aux autorités civiles et de renforcer la coopération entre l’Église et les institutions judiciaires. L’évêque de Bayonne nous a remis deux conventions signées depuis 2021 avec les parquets de Pau et de Bayonne, dans lesquelles la procédure à suivre est décrite très précisément, mais savez-vous comment ces protocoles sont appliqués aux niveaux hiérarchiques inférieurs, par la direction diocésaine ou les chefs d’établissement ? Nous avons, par exemple, pris connaissance d’un cas où le choix a été fait d’appeler la gendarmerie plutôt que de faire un signalement au procureur.
Vous avez fourni un travail très exhaustif et pris en main certaines actions de réparation. Avez-vous une visibilité sur les aspects que je viens d’aborder, ou considérez-vous qu’ils ne relèvent pas de votre mission ? Avez-vous des points d’alerte à nous transmettre pour orienter le travail de notre commission et nos futures auditions avec les administrations concernées ?
Mme Marie Derain de Vaucresson. Ces questions excèdent en effet clairement notre mission : nous n’avons pas de visibilité sur les points que vous avez évoqués, d’autant que les commissions de reconnaissance et de réparation ont été créées pour apporter des réponses quand aucune autre institution ne le peut, notamment le monde judiciaire – même si nous intervenons parfois aussi à titre complémentaire quand la réponse judiciaire n’a pas été satisfaisante. Les personnes accompagnées sont alors souvent beaucoup plus jeunes. Je pense notamment à une jeune femme d’une vingtaine d’années et à plusieurs trentenaires victimes dans le cadre scolaire.
Sur les aspects dont vous parlez, il faudrait plutôt interroger le Conseil pour l’enseignement catholique, les diocèses et le Sgec. Je suis entrée en relation avec ce dernier, à ma demande, pour l’alerter sur deux points : les circuits de signalement n’étaient pas toujours très repérables ; les personnes victimes n’étaient pas accueillies au bon niveau, ne serait-ce que pour les entendre, en raison d’une tendance spontanée à défendre l’institution, peut-être motivée par la crainte de conséquences juridiques et financières.
M. Antoine Garapon. Nous n’avons pas fait d’étude précise sur le nombre de « clusters », mais, de manière intuitive, je l’estime à une quinzaine parmi les gros établissements.
Quant à la culture d’établissement, elle est le produit de tout un contexte. Dans des établissements situés à la campagne, où les abus avaient lieu pendant la nuit, les victimes n’avaient pas de recours et nous disent : « Je ne pouvais rien faire. » Beaucoup d’enfants, notamment issus de milieux défavorisés, ne sortaient qu’une fois par trimestre. À cela, il faut ajouter un discours saturé de valeurs et de fausses valeurs. La manipulation perverse du discours religieux favorise une emprise qui peut terroriser les enfants. Certains enfants victimes de viol ont été menacés sur le mode : « Si tu parles, tu mourras de mort violente et tu iras en enfer. » Un homme de 76 ans, à qui l’on a dit cela quand il avait 11 ans, nous a expliqué que cette terreur lui était restée, même s’il ne croyait plus en rien et qu’il avait fait sa vie. L’un des abuseurs, celui qui agissait en classe, y avait des bacs où il élevait des vipères. Un prêtre a profité de la vulnérabilité de l’enfant d’une prostituée de Saïgon, de retour en France à la fin de la guerre d’Indochine : il lui a payé ses études, mais a abusé de lui. « Tu me dois tout », disait-il.
Dans le groupe de travail que nous avons formé pour réfléchir sur la manipulation du sacré, nous avons constaté que ces établissements étaient austères et tristes, qu’ils incitaient au refoulement des sentiments, tout en étant très sexualisés. Georges-Arthur Goldschmidt décrit parfaitement cette ambiance dans La Traversée des fleuves, ouvrage autobiographique où il raconte son expérience d’un internat de Megève où il était arrivé avec son frère pendant la guerre. La nudité et le voyeurisme reviennent à plusieurs reprises dans les témoignages que nous avons reçus. Dans les années 1950, on faisait déshabiller les élèves le samedi pour désinfecter les vêtements, et les enfants devaient aller à la douche et en revenir tout nus. L’un de nos témoins, qui a passé sept ans dans un établissement à Apremont sans voir son père, nous a dit à quel point cette nudité imposée était violente pour lui, même s’il ne s’était jamais senti particulièrement regardé par un religieux en ces circonstances. Un homme politique, qui estime avoir réussi sa carrière et avoir été très heureux, est venu me voir un jour pour me dire qu’il avait connu ce genre d’ambiance et qu’il voulait marquer le coup. Nous sommes allés ensemble dans cet établissement qu’il avait fréquenté alors qu’il était orphelin. C’était très émouvant de voir cet homme un peu âgé, assis dans le réfectoire. Il a reçu un euro symbolique. Si je vous cite ces cas, c’est pour vous faire comprendre ce que j’entends par culture d’établissement. Certains étaient plus gais que d’autres, mais beaucoup ressemblaient à ça.
Il est très difficile de se remettre de tels traumatismes. Certains s’en sortent, mais d’autres souffrent de ce qu’à la CRR nous appelons le syndrome d’occupation intérieure : toute la vie de la personne est occupée par les violences sexuelles subies dans cette ambiance. La personne est ce traumatisme, elle va vouloir échapper à des odeurs qui lui rappellent celle des soutanes, à des tas de mauvais souvenirs qui l’empêchent littéralement de vivre. Selon une méthode de plus en plus maîtrisée, nous nous efforçons de lui permettre de se libérer de ce fardeau intérieur qui occupait tout.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment l’établissement tourne-t-il la page de cette culture ?
M. Antoine Garapon. Difficilement, c’est pourquoi la prévention est indissociable de l’éclaircissement de ces violences.
Pour en sortir, souvent, on ferme l’établissement car, même après la disparition de la congrégation, c’est un peu comme s’il subsistait un esprit des lieux. Cela pose d’ailleurs un vrai problème immobilier, car ce sont des bâtiments dont on ne peut rien faire. La plupart des établissements auxquels je pense ont fermé. Quant à Bétharram, il a changé d’affectation.
Mais le meilleur outil de prévention est la responsabilisation des auteurs de violences de cette nature. J’observe avec intérêt ce que fait l’armée depuis la création en 2014 de la cellule Thémis au sein du contrôle général des armées (CGA) pour permettre aux victimes de témoigner sans passer par la voie hiérarchique. Ils font peu de prévention, mais pratiquent des sanctions automatiques qui changent la culture de l’armée dans ce domaine. Prenons le cas d’un vieux sergent-chef, élément central d’une unité, qui agresse une stagiaire présente depuis six mois. La politique de l’armée est désormais de changer le vieux sergent-chef d’affectation – voire de le virer en cas de viol – et de garder la stagiaire. Le message est vite compris.
Éclaircir les faits, faire payer, faire subir l’opprobre, c’est le sens de notre démarche, d’où aussi le recours aux appels à témoignages. Mais nous avons le plus grand mal à la mener à bien. Un établissement normand, qui n’a pas fermé, va bientôt fêter ses 50 ans. Les victimes disent : « Mais nous, on a été violés dans cet établissement. Est-ce que vous allez le mentionner ? – Ah non ! » Et on leur a opposé un refus quand ils ont demandé, sur notre conseil, à lancer un appel à témoignages dans le bulletin des anciens. Ce ne sont plus les prêtres qui font obstacle, ce sont les représentants des anciens élèves qui refusent désormais d’entendre parler de ces faits : « On a des bons souvenirs, vous nous embêtez avec vos affaires, on ne veut pas le savoir. »
Quand il y a eu des victimes, il y a des cadavres dans le placard et il faut les en sortir. Dans notre commission, nous avons deux membres franco-britanniques qui vivent à Londres, où ils participent à des mesures de protection dans des établissements scolaires. C’est tout un système, le safeguarding, qui comporte notamment la création d’une sorte de coffre-fort où les enfants et les familles sont libres de déposer des observations et informations. Qu’il y donne suite ou pas, le responsable de ce coffre-fort ne peut pas détruire les informations. Dans des cas litigieux ultérieurs, le contenu peut fournir des éléments éclairants.
Il faut bien sûr effectuer des inspections et des contrôles externes réguliers, mais il y a mille autres choses à imaginer, car ce qui se passe dans un établissement est souvent très subtil. Ce matin, j’étais dans un établissement public, le lycée Maryse-Condé de Sarcelles, où se met en place un programme de justice restaurative. Nous allons essayer de faire financer des études par établissement, confiées à cinq ou six commissions d’historiens, afin d’établir quelle était la culture de ces établissements, notamment celui du religieux qui nourrissait des vipères. Nous rencontrons de nombreuses associations de victimes – nous avons même suscité la création de plusieurs d’entre elles. Nous allons les faire participer à ce travail et à la réflexion sur la manière dont on peut réformer une culture d’établissement, car il faut avoir été victime pour comprendre certaines choses.
Mme Marie Derain de Vaucresson. Quand on parle de transformation de culture, il faut avoir à l’esprit que la considération pour les enfants est récente dans notre société. La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) date de 1989, et son application est encore plus récente. L’interdiction des violences ordinaires dans l’éducation n’est intervenue qu’en 2019, avec la modification de l’article 371-1 du code civil. La mobilisation des parents joue un rôle important dans les changements de culture. Après avoir accompagné quelque 1 200 personnes, nous sommes étonnés par le fait que les parents aient été absents, n’aient pas voulu voir ou aient refusé de voir. Les faits remontent parfois à moins de dix ans. Où étaient les parents ? Que n’ont-ils pas pu entendre à ce moment-là ? Même si je ne connais pas très bien l’enseignement catholique, j’ai compris que les parents y jouaient un rôle important. Comment les associer ? La question se pose d’autant plus que l’on entend beaucoup de témoignages véhiculant une vision de l’éducation qui tient davantage du dressage ou du redressement. Quand des parents expriment des attentes de ce type, des écoles y répondent. N’oublions pas cette responsabilité, qui transparaît vraiment dans les situations que nous accompagnons.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous allons aborder le sujet avec les associations de parents d’élèves. Il l’a été ce matin avec les collectifs de victimes. Il en ressort que certains parents savaient et continuaient à mettre leurs enfants dans des centres de redressement – de toute façon, cela leur semblait la meilleure solution. Pour d’autres parents, ces agissements étaient de l’ordre de l’inconcevable, de l’inimaginable, au-delà de l’entendement. Dans ce cas, même l’existence de traces n’éveillait pas les soupçons : une maman avait appelé le médecin généraliste parce que son enfant avait des problèmes au niveau de l’anus, sans penser à une possible agression.
M. Jean-Marc Sauvé. Dans notre rapport, nous avons établi qu’une proportion très importante des enfants n’a pas parlé. Quand ils ont parlé, certains parents ne les ont pas crus. Quand les parents ont cru les enfants, ils n’ont pas fait de démarche utile. La démarche utile aurait été un signalement au parquet, ce qui n’a jamais été fait, ou au moins d’en parler à une autorité de l’Église catholique en mesure de prendre des décisions – c’est ce qu’ont fait les parents de François Devaux à Lyon, concernant le père Preynat.
L’EHESS a établi que l’Église catholique n’a été informée que de 4 % des abus. Est-ce que c’est une excuse ? Non, parce qu’elle n’a pas eu une réaction appropriée quand elle a été informée. Quand un prédateur comme le père Preynat fait plus de cent victimes, ce qui est absolument certain, il découle de ce chiffre que l’Église catholique a dû être informée du cas d’au moins quatre enfants. Dans les archives du diocèse de Lyon, on n’a retrouvé qu’un seul signalement. Mais un seul signalement permet d’agir et de le faire tout de suite.
La responsabilité des parents est engagée d’une autre manière, dont je ne leur ferai pas grief. Dans des familles populaires, le prêtre représentait une autorité spirituelle, mais aussi le savoir et la culture. Le fait que des enfants étaient appréciés, choisis, élus par le prêtre, y conduisait à un effondrement de tout discernement. Est-ce que les parents ont implicitement consenti à ce qu’ils devinaient ou est-ce qu’ils n’ont rien vu ? Je ne répondrai pas à cette question, mais je pense à ce haut fonctionnaire, qui a dirigé un établissement public important, qui en a voulu à ses parents, jusqu’à leur mort, de l’avoir en quelque sorte abandonné entre les mains d’un prêtre.
Pour Bétharram, la Ciase a reçu trois signalements concernant des faits survenus dans les années 1950 pour l’un, les années 1960 pour le deuxième, et à une date beaucoup plus récente mais indéterminée pour le dernier. Dans les deux premiers cas, l’auteur était un prêtre, décédé dans l’intervalle. Dans le troisième cas, comme nous n’avions pas de date particulière, nous avons fait un signalement au parquet en décembre 2019 – il s’agissait d’un ancien de Bétharram alors détenu au centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan.
Ces histoires nous ouvrent à un phénomène que je trouve profondément troublant et mystérieux : la libération de la parole. Nous avons identifié 2 750 victimes différentes pendant les travaux de la commission. Le bruit médiatique lié à la sortie de notre rapport a fait émerger 200 témoignages supplémentaires dans les mois suivants. Mais ces chiffres ne sont rien comparés à celui de 360 000, qui correspond à notre estimation du nombre de victimes. Au point qu’il nous a été reproché d’avoir fabriqué des chiffres destinés à mettre en accusation l’Église catholique. La priorité absolue est donc de favoriser l’expression des enfants victimes, notamment à l’école.
Dans la perspective de cette audition, j’ai relu nos quarante-cinq recommandations. N’y voyez pas de l’orgueil, mais j’ai trouvé qu’il n’y avait rien à en retirer, pas un mot à en retrancher. Les recommandations en matière de reconnaissance et de réparation ont été appliquées pour ce qui concerne le passé et son prolongement dans le temps. Pour le reste, je n’ai pas, moi non plus, de visibilité. Nous avions un tel continent à explorer que nous avons fait des recommandations de portée transversale. Nous n’avons pas établi de distinction entre les établissements scolaires, les aumôneries, les camps de vacances et les communautés nouvelles. En aval de notre rapport, la Conférence des évêques de France a décidé de constituer neuf groupes de travail pour instruire nos recommandations et, le cas échéant, les compléter ou les contredire. Ces groupes de travail ont remis leur rapport en février 2023. Ce sont des documents très intéressants qui approfondissent et complètent nos propositions.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous constatons que la Conférence des évêques de France a chargé son administration interne de faire un suivi des recommandations de la Ciase et qu’un travail a été effectué. Quant à l’État, dont la responsabilité est engagée sur des sujets vastes et transversaux, il n’a toujours pas produit de rapport nous indiquant sur quels points les choses avaient évolué. Or notre rôle est aussi d’évaluer les politiques publiques.
Ce matin, les associations de victimes ont demandé à plusieurs reprises des excuses de l’État pour ces violences faites aux enfants. Elles ne comprennent pas que l’on puisse organiser des fêtes ou accueillir des scouts pour des camps de vacances – c’est le cas à Riaumont, dans mon département – dans des endroits qui étaient des lieux de privation de liberté qualifiés de camps, de bagnes, de prisons, de cachots. Qui accepterait qu’un cachot, un bagne ou une prison soit transformé pour devenir une école ou un camp de vacances ? Il y a des inspections sur la pédagogie ou le climat de vie scolaire. Il faudrait aussi s’intéresser aux inspections des bâtiments et aux subventions publiques volontaires accordées à des lieux privés qui ont été le cadre de ces crimes. Le changement d’équipe et de nom – comme à Bétharram, devenu Le Beau Rameau – ne permet pas aux victimes de se sentir respectées.
M. Antoine Garapon. En tant qu’ancien magistrat et désormais praticien d’une forme de justice restaurative, il me semble qu’il faudrait conduire une réflexion sur les solutions à apporter aux anciennes victimes quand l’auteur des faits est décédé. Ces victimes sont fort nombreuses. Nous parlons ici d’écoles catholiques, mais le phénomène des abus sexuels gronde dans toute la société française, touche les arts vivants, les fédérations sportives et bien d’autres secteurs. Nous devrions réfléchir à la manière d’enrichir notre service public de la justice d’une offre de réparation, peut-être partiellement financière, à l’égard de ces victimes qui ne vont pas manquer de continuer à se manifester. On ne peut pas ouvrir la parole sans offrir de solution publique, institutionnelle.
M. Paul Vannier, rapporteur. La Conférence des évêques de France s’est saisie de vos travaux. Est-ce que le Sgec l’a fait ? Avez-vous eu des échanges avec lui ? Si c’est le cas, nous aimerions disposer des correspondances et des échanges concernant les violences commises par des adultes encadrants sur des enfants dans des établissements scolaires.
M. Jean-Marc Sauvé. Votre question m’oblige à faire mon autocritique. Le caractère transversal de notre travail se lit dans nos quarante-cinq recommandations. Après la remise du rapport, j’ai été conduit à interagir – assez peu, mais tout de même – avec la Conférence des évêques de France. En dépit des chiffres que j’ai cités au début de cette audition, je dois avouer que je n’ai pas fait d’alerte particulière en direction du Sgec. Il y a au moins deux raisons à cela. La première est que, en s’appropriant les recommandations générales du rapport, on répondait a priori à tous les problèmes. La seconde – et je fais là une reconstitution a posteriori – tient à l’évolution de la proportion des abus perpétrés dans l’enseignement catholique : alors qu’elle était au départ écrasante, elle était tombée à 3,5 % à la fin de notre période. Ces deux circonstances ont fait que je n’ai jamais rien dit au Sgec, que je ne lui ai jamais écrit. Au cours des toutes dernières semaines, c’est le Sgec qui m’a demandé pourquoi la Ciase n’avait pas tiré la sonnette d’alarme.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous avez tiré la sonnette en publiant le rapport.
M. Jean-Marc Sauvé. Oui, c’est cela. J’ai donc fait la connaissance du secrétaire général ici, à l’occasion de ce dossier Bétharram. Nous avons échangé sur un sujet que j’aurais sans doute pu aborder plus précocement avec lui ou son prédécesseur.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous pouvons tous nous saisir des recommandations de rapports publics qui nous concernent.
Pour préparer au mieux nos auditions, nous aimerions disposer de certains documents que vous avez mentionnés, notamment le signalement de 2019 sur Bétharram.
M. Jean-Marc Sauvé. Anonymisé.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Oui, vous pouvez l’anonymiser. Cela étant, nous avons récupéré l’ensemble des signalements de la direction diocésaine que nous avions demandés. Notre but n’est pas de mettre en cause des personnes, mais de regarder la manière dont les signalements ont été traités. Nous sommes intéressés par tous les autres signalements que vous auriez pu faire.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Il me reste à vous remercier pour vos très riches contributions.
4. Audition de Mme Anne Morvan-Paris, directrice générale de France enfance protégée (25 mars 2025 à 16 heures 30)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), Mme Anne Morvan-Paris, directrice générale de France enfance protégée ([4]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires en recevant Mme Anne Morvan-Paris, directrice générale de France enfance protégée.
Nous avons souhaité vous entendre notamment parce que l’organisme que vous dirigez est responsable de deux outils en lien avec notre sujet : le numéro 119 « Allô enfance en danger », ouvert 24 heures sur 24, désormais doublé d’un site internet « allo119.gouv.fr », dont un affichage dans les établissements scolaires doit obligatoirement signaler l’existence aux élèves ; l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), grâce auquel vous disposez de données statistiques sur les violences dont les enfants sont victimes.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Anne Morvan-Paris prête serment.)
Madame la directrice générale, pouvez-vous brièvement rappeler le contexte de création de France enfance protégée et citer les acteurs de la prévention et de la protection de l’enfance qu’il le regroupe ? Pouvez-vous également nous indiquer quelle en est la gouvernance ?
Quels sont les moyens humains et financiers dont vous disposez ? Les jugez-vous adaptés aux besoins de vos missions ?
Mme Anne Morvan-Paris, directrice générale de France enfance protégée. Je vous remercie de m’accueillir pour cette audition. Je représente aussi Florence Dabin, présidente de France enfance protégée, et l’ensemble de la gouvernance.
Comme vous le savez, France enfance protégée est une création récente, faite d’un agglomérat d’institutions ou de différents dispositifs qui pouvaient exister au préalable : le groupement d’intérêt public (GIP) Enfance en danger, qui était le GIP initial d’accueil du numéro 119 du service national d’écoute téléphonique et l’Observatoire national de la protection de l’enfance, qui était inclus au GIP Enfance en danger ; puis se sont ajoutés, depuis le 1er janvier 2023, à la suite de la loi du 7 février 2022, l’Agence française de l’adoption (AFA) et le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (Cnaop). La loi nous a aussi confié de nouvelles missions, notamment la création de bases de données sur le contrôle des agréments.
De création récente, du GIP France enfance protégée sont issus des départements – chacun étant appelé à contribuer, c’est obligatoire –, et de l’État, selon un partage à 50 %. À ce jour, chacun donne l’équivalent de 4,9 millions d’euros, soit un budget total d’un peu moins de 10 millions d’euros s’agissant des recettes.
Nos dépenses sont un peu supérieures aux recettes, autour de 11,5 millions d’euros d’après le dernier compte financier.
En termes de gouvernance, la présidence est assurée par Florence Dabin, qui représente les départements. Désignée par Départements de France, elle est présidente du conseil départemental du Maine-et-Loire et par ailleurs vice-présidente, au sein de Départements de France, du groupe Enfance, qui regroupe l’ensemble des départements. La vice-présidence est assurée par l’État, et c’est donc la DGCS (direction générale de la cohésion sociale) qui est notre administration de tutelle Enfin la deuxième vice-présidence est assurée par un représentant des associations, en la personne de Martine Brousse, présidente de la Voix de l’enfant. Les associations occupent une place particulière car elles sont présentes dans la gouvernance bien qu’elles ne contribuent pas financièrement. Par exemple, elles ne votent pas le budget, mais elles participent à l’ensemble des autres décisions.
La particularité de France enfance protégée est d’avoir un personnel issu de différents organismes. Nous comptons une centaine d’agents, exactement 110 ETP (équivalents temps plein), dont beaucoup d’écoutants du 119 à temps incomplet, qui constituent un tiers de notre effectif. Ces écoutants représentent l’équivalent de 25 ETP, mais ils sont presque une cinquantaine aujourd’hui en nombre physique. Une vingtaine d’agents sont par ailleurs affectés au service de l’adoption. L’ONPE compte une vingtaine d’agents et le Cnaop, huit agents. Viennent ensuite les services supports : communication, finances, informatique.
Le GIP, ce sont donc 110 agents dont un tiers est constitué d’écoutants.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Madame la directrice générale, merci de répondre à nos questions qui vont être assez directes dans le cadre de cette commission d’enquête, puisque nous nous intéressons ici aux modalités du contrôle de l’État. Ce qui va particulièrement nous intéresser, c’est le cheminement des signalements qui pourraient être faits sur des violences dans le cadre scolaire, sur des enfants, par des adultes ayant autorité. Au-delà de l’aspect statistique que vous pourrez peut-être développer sur la part des violences scolaires et votre façon de les repérer par rapport à d’autres lors d’un primo appel d’un enfant ou d’une personne qui voudrait signaler un enfant en danger, ma question portera sur la transmission des informations préoccupantes.
Avec mon co-rapporteur Paul Vannier, nous avons mesuré, au cours de nos premières investigations, à quel point la Crip – la cellule de recueil des informations préoccupantes des départements –, occupait une place essentielle dans ce dispositif, même si, parfois, elle n’apparaît pas dans les chaînes de signalement.
Selon quels critères transmettez-vous des signalements aux Crip ? Quelle connaissance avez-vous du suivi des signalements que vous avez opérés ? Quel est le rôle de ces Crip, plus précisément ?
Mme Anne Morvan-Paris. Les textes prévoient que tout signalement doit être traité par la Crip. Au 119, nous effectuons un premier tri des appels reçus. Certains ne relèvent pas de notre compétence, comme les violences sur adultes, et sont réorientés vers d’autres services. Sur une année, nous traitons environ 35 000 situations.
Concernant les violences institutionnelles, leur nombre est actuellement très faible. Une étude menée en 2023 sur les données de 2021 a identifié 450 cas sur 32 000 appels. La majorité des signalements concerne des violences intrafamiliales.
Lorsqu’un appel est traité, l’écoutant recueille un maximum d’informations sur la nature du danger, l’adresse, l’identité de l’appelant et les circonstances. Ces informations sont ensuite transmises à la Crip, sauf dans deux cas exceptionnels : en cas de danger immédiat, nous contactons directement la police ; en cas de danger grave et imminent nécessitant une ordonnance de placement provisoire (OPP), nous effectuons un signalement direct au procureur.
Les Crip jouent un rôle central dans le dispositif. Elles réalisent une évaluation sociale approfondie, impliquant des travailleurs sociaux et parfois d’autres professionnels comme des puéricultrices ou des psychologues. La loi de 2022 rend obligatoire l’utilisation du référentiel de la Haute autorité de santé (HAS) pour cette évaluation, bien que son application ne soit pas encore généralisée.
Concernant l’éducation nationale, nous recevons de nombreux appels d’enseignants, de proviseurs ou d’infirmières scolaires. Nous les encourageons à utiliser leur circuit de signalement interne, tout en alertant la Crip si nous estimons qu’il y a un danger. Cependant, nous devons améliorer notre protocole avec l’éducation nationale, qui se limite actuellement à l’affichage du numéro 119 dans les établissements.
Nous recevons également des signalements de familles et d’autres professionnels du milieu scolaire et périscolaire. La majorité concerne des inquiétudes sur la situation familiale d’un élève. Les signalements de violences commises par des professionnels de l’éducation sur des enfants sont rares, avec environ une centaine de cas par an.
Nous fournirons des données plus détaillées dans notre rapport écrit.
M. Paul Vannier. Madame la directrice générale, pour suivre le processus de signalement auprès des Crip, disposez-vous d’un suivi du travail effectué par chacune d’entre elles après qu’une alerte a été lancée ?
Mme Anne Morvan-Paris. En effet, je n’ai pas répondu à la question sur le retour d’information, qui est l’un de nos principaux axes d’amélioration. Actuellement, chaque département dispose de sa propre Crip et de son propre système de sollicitation. Nous utilisons un système de courriels avec une fiche type envoyée à la Crip. Notre système d’information nous permet de suivre le traitement de chaque fiche, notamment en cas de réquisition, en précisant les actions entreprises et leur chronologie. En théorie, chaque Crip devrait nous faire un retour, mais ce n’est pas systématique.
Concernant les violences institutionnelles, une enquête a été menée pour évaluer le suivi. Nous n’avons reçu qu’un tiers environ de réponses des Crip, ce qui est relativement faible. Cette situation entraîne une imprécision statistique qui nous pose un problème. Nous ne sommes pas en mesure de déterminer le nombre total d’informations préoccupantes en France, sachant que le 119 ne représente que 20 % environ des informations préoccupantes (IP), les 80 % restants étant traités directement sur le territoire concerné.
Non seulement nous ne pouvons pas additionner le nombre total d’IP en France ni les caractériser de manière cohérente, mais nous n’avons pas non plus de retour systématique sur les suites données. Cela s’explique par l’absence d’un système d’information unifié autour de l’information préoccupante et, plus généralement, en protection de l’enfance. Nous sommes donc confrontés à un véritable problème de qualité des données.
Il convient de préciser que la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), qui est désormais responsable des statistiques publiques sur la protection de l’enfance depuis la loi de 2022, va lancer une enquête spécifique sur les IP. Auparavant, cette mission incombait à l’ONPE, qui ne disposait pas des mêmes moyens que la Drees.
M. Paul Vannier, rapporteur. Peut-on donc envisager que certains des signalements transmis aux Crip se perdent ou soient oubliés ? Ma question suivante concerne les critères qui vous conduisent à saisir directement le procureur de la République, les services de police ou la gendarmerie. Est-ce uniquement le degré d’urgence qui détermine l’utilisation de ces canaux de remontée ?
Mme Anne Morvan-Paris. Concernant le suivi par les Crip, des enquêtes de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) ont été menées dans certains départements pour évaluer les suites données aux signalements. Nous savons qu’il n’y a pas de perte d’information sur la situation, mais qu’il peut y avoir des délais importants – parfois de plusieurs semaines, voire plusieurs mois – entre la réception du dossier par la Crip et la mise en œuvre de l’évaluation.
Ayant travaillé au sein d’un département, je peux en parler librement. Il y a d’abord le problème de l’ouverture du dossier et de l’intervention. L’intervention implique notamment le contact avec l’entourage de l’enfant, y compris la famille et les professionnels. C’est à ce stade qu’intervient la liaison avec l’éducation nationale lorsque l’enfant est scolarisé. L’enquête vise à dresser un état des lieux de la situation de l’enfant, à identifier les référents, et les travailleurs sociaux sont censés se rendre dans la famille pour l’interroger et effectuer une évaluation. Ce processus peut prendre plusieurs mois.
Ce qui nous manque actuellement, c’est le retour d’information. Nous ne savons pas si l’information préoccupante a été qualifiée comme telle ou non. Il y a une phase de qualification qui détermine si une suite est donnée, voire un signalement au procureur effectué.
Pour nous, le critère principal d’intervention directe est le danger grave et imminent. Par exemple, lorsqu’on nous signale des coups reçus récemment ou des révélations de violences sexuelles, notamment par des mineurs eux-mêmes, nous signalons la situation directement au procureur. Les seules fois où nous sommes passés outre les Crip, c’était sur des sujets complexes comme la prostitution des mineurs : nous avions reçu plusieurs signalements pour la même mineure sans qu’il y ait apparemment de réaction sur le terrain. Dans ces cas, nous faisons un signalement au procureur, car nous savons que ces jeunes filles sont en danger dans un réseau.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour recentrer le débat sur les 450 faits de violences institutionnelles repérés chaque année, quel est le suivi des Crip dans ces cas ? Nous avons le sentiment, après avoir échangé avec l’une d’entre elles, que leur sujet principal étant les violences intrafamiliales, elles sont un peu démunies face à d’autres types de violences qui leur sont signalées. Lorsque ces violences institutionnelles sont transmises, avez-vous un regard plus précis sur le suivi qui en est fait ?
Mme Anne Morvan-Paris. La difficulté avec les violences institutionnelles réside dans le fait que le 119 a été initialement conçu pour repérer les violences intrafamiliales. Progressivement, la question des violences institutionnelles est apparue, que ce soit en matière d’accueil du jeune enfant ou dans le domaine du handicap. Le réflexe consistant à contacter le 119 ou la Crip pour ces situations n’est pas encore systématique, y compris au sein des départements. On observe parfois des situations étonnantes où des institutions qui se connaissent bien ne se signalent pas mutuellement des situations problématiques qui ne sont pas encore qualifiées.
Lorsque le parquet est saisi, on peut considérer que le sujet est pris en charge, ce qui est plutôt rassurant. Cependant, je pense notamment aux institutions du secteur du handicap, financées ou autorisées par le département, ainsi qu’aux institutions de l’aide sociale à l’enfance, où la situation est plus complexe.
Il existe un système de signalement d’événements indésirables dans les établissements médico-sociaux, mais il n’y a pas de lien établi entre ces événements, qui peuvent être très graves, et le processus d’information préoccupante. Par exemple, un éducateur ayant un comportement violent envers des enfants, comme cela s’est produit dans plusieurs foyers de l’enfance, ne fait pas systématiquement l’objet d’une IP. Parfois, ces situations sont traitées en interne par l’institution, voire pas du tout traitées, et on ignore ce qui se passe réellement.
Cette problématique a été bien mise en évidence dans un rapport rédigé par Florence Dabin, en sa qualité de présidente de France enfance protégée, à la suite de divers drames et difficultés dans l’accueil du jeune enfant. En raison des changements ministériels, il y a eu des hésitations quant à son destinataire. Finalement, il a été remis à Agnès Canayer, qui a quitté ses fonctions peu après.
Ce rapport, que j’ai récemment relu, aborde de manière exhaustive les problématiques liées aux violences institutionnelles. Il traite notamment du repérage, de l’amélioration de la culture professionnelle pour mieux identifier les signes de maltraitance institutionnelle, ainsi que de la prise en charge des familles et des enfants victimes de violences avérées. Il évoque également la question du partage d’informations. Les recommandations qu’il contient sont applicables à divers contextes, qu’il s’agisse de l’éducation sociale, des centres de loisirs ou des écoles de musique. Les enjeux principaux sont la vigilance collective des adultes, l’amélioration de la formation pour mieux repérer et écouter les enfants, et le traitement des signalements.
Concernant l’éducation nationale, le circuit de traitement peut varier, passant parfois par l’établissement, l’information préoccupante ou le 119. Il peut y avoir une certaine déperdition dans le traitement des violences institutionnelles, qui peuvent être gérées de manière disciplinaire, interne, pénale, ou par une combinaison de ces approches. Nous manquons actuellement de documentation précise sur ces processus.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je m’interroge sur votre mention précédente concernant le recours au 119 par des enseignants ou une équipe éducative pour comprendre une situation. Vous évoquez des flottements dans les circuits de l’éducation nationale, ce qui est préoccupant, mais aussi intéressant pour notre commission d’enquête. En cas de violence avérée d’un adulte sur un enfant dans un établissement, comment les autres membres de l’équipe éducative devraient-ils procéder pour effectuer un signalement ? Le 119 ne devrait pas être le canal habituel dans ce cas de figure.
Mme Anne Morvan-Paris. En général, s’agissant des violences suspectées sur des enfants, notamment dans le cadre familial, il arrive que des proviseurs ou des enseignants nous contactent, ne sachant pas comment aborder le sujet avec leurs collègues. Cette situation se retrouve dans d’autres institutions culturelles et sportives. Malgré l’existence d’un service social dédié aux élèves, qui devrait normalement être le point de contact pour ces situations, les professionnels se tournent parfois vers le 119. Cela s’explique en partie par le manque de moyens et d’effectifs dans les services sociaux et médicaux scolaires, particulièrement dans les collèges où ces questions sont fréquentes. Au 119, nous redirigeons systématiquement ces professionnels vers leurs propres institutions, tout en reconnaissant qu’il peut exister une certaine méfiance envers ces systèmes internes ou une frustration face à des signalements antérieurs restés sans suite.
Concernant les violences dites institutionnelles, nous recevons une centaine de signalements impliquant des professionnels de l’éducation nationale et du périscolaire. Ces signalements proviennent principalement des enfants eux-mêmes ou de leurs parents, rarement des collègues des personnes en causes.
M. Paul Vannier, rapporteur. S’agissant de ces 450 cas de violences institutionnelles, majoritairement signalés par des élèves ou leurs parents, pouvez-vous détailler la nature de ces violences, leur fréquence et les types d’établissements concernés ? Par ailleurs, l’affichage du numéro 119 est-il effectivement réalisé dans tous les établissements qui y sont tenus ? Comment expliquez-vous la faible proportion de signalements de violences institutionnelles malgré cet affichage censé être généralisé ?
Mme Anne Morvan-Paris. Nous envoyons effectivement les affiches à tous les établissements, mais leur emplacement et leur visibilité peuvent varier considérablement. Nous constatons que les élèves, particulièrement au collège, connaissent le 119 mais ne l’associent pas nécessairement aux situations impliquant des enseignants ou des animateurs ayant des comportements violents. Il est crucial d’améliorer notre communication sur ce point.
Nos données couvrent tous les établissements sous contrat avec l’éducation nationale, publics comme privés. Sur la centaine de situations signalées, environ 90 professionnels sont concernés par des actes de violence institutionnelle. Un tiers des cas rapportés concerne des violences psychologiques, suivies par les violences physiques. En comparaison, dans le champ de l’aide sociale à l’enfance, les signalements portent davantage sur des négligences, tandis que dans le domaine des activités extrascolaires, les violences sexuelles sont plus fréquemment signalées, bien que sur un échantillon plus restreint de 25 cas.
Nous reconnaissons la nécessité d’améliorer le repérage de ces situations, car nos données actuelles sont limitées. Nous collaborons avec l’ONPE et la Drees pour systématiser la collecte d’informations sur les violences institutionnelles. Il est également important de préciser les définitions utilisées, notamment concernant les violences psychologiques, qui peuvent parfois être confondues avec des problèmes de gestion de classe ou des sentiments de harcèlement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Prenons le cas simple de parents qui appellent le 119 pour faire part d’un viol ou de violences sexuelles d’un enseignant sur leur enfant. Selon votre protocole, faites-vous une fiche pour la Crip ou pas ? Faites-vous un signalement au procureur ou appelez-vous la police immédiatement ? Votre démarche s’arrête-t-elle après le signalement au procureur ? Lorsqu’un citoyen dépose plainte, il demande un suivi de sa plainte. De votre côté, bénéficiez-vous d’un suivi ou d’un retour du procureur ? Le processus vous semble-t-il efficace ?
Mme Anne Morvan-Paris. Lorsque nous recevons un tel signalement, la Crip est immédiatement informée. Une fiche permet d’identifier l’adresse, les circonstances, etc. Si un viol est signalé, accompagné d’un certain nombre d’indices, il provoque un signalement au procureur, même s’il faut rester prudent, car les violences sexuelles peuvent être de différentes natures.
Évidemment, tout système laisse voir des imperfections. Les protocoles utilisés par nos écoutants peuvent s’accompagner de ratés, et j’espère que ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, on doit nous rappeler plusieurs fois avant d’être en mesure de parler à un écoutant. Ma priorité consiste vraiment à faire en sorte qu’il soit répondu à chaque appel immédiatement, pour éviter de passer à côté d’une situation grave. Je pense par exemple aux jeunes filles qui appellent lorsqu’elles souhaitent s’exprimer, que ce soit pour elles ou leurs amies. Si nous ne répondons pas tout de suite, c’est un problème. Les mineurs sont priorisés, mais la situation peut être compliquée. Je veux atteindre un meilleur taux de réponse des écoutants. C’est une vraie piste d’amélioration.
Parfois, il peut y avoir une part d’interprétation de l’écoutant, ce qui suppose que le protocole adopte une forme scénarisée. On évoque le mot « viol », que se passe-t-il ? On évoque une violence sexuelle, que dois-je faire selon la nature de cette violence ? Il nous faut être le plus clair possible.
Enfin, nous ne disposons pas d’un outil unique pour tracer tous les retours. Nous ne savons donc pas ce qui se passe ensuite.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je souhaite d’abord partager un sentiment. En vous écoutant, j’ai vraiment l’impression que nous sommes face à une usine à gaz, alors que nous devrions disposer d’un protocole clair. Face à un risque on doit se placer en mode gestion de risque et mettre en place un protocole qui n’apparaisse comme une aide apportée, mais comme un processus extrêmement carré, clair, suivi pour éviter tout dysfonctionnement. Non seulement nous avons affaire à une usine à gaz, mais il semble même y avoir des trous dans les tuyaux de cette usine – mon propos n’étant pas de vous blâmer, j’espère que vous le comprenez. Il est impératif que cela change et j’espère sincèrement que cette commission d’enquête provoquera ce bouleversement nécessaire et que nous pourrons vous apporter le soutien requis.
J’avais également fait remarquer aux membres de la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) que nous avons auditionnés qu’il n’existe pas moins de cinq numéros différents pour signaler des cas de violence. Il y a le vôtre, le 119, mais également d’autres que vous connaissez. C’est aberrant et cela doit cesser. C’était d’ailleurs le cri du cœur d’une des victimes du collectif Bétharram : un seul numéro unique. Ce n’est pas aux personnes de chercher le bon numéro. Il faut un numéro unique, connu, national et qu’il s’inscrive dans le cadre d’une procédure parfaitement identifiée.
Pour le 119, il faut savoir lire et compter. Qu’en est-il des jeunes enfants qui ne savent pas encore lire, qui ne savent pas encore compter, et qui n’ont même pas accès à ce numéro ? L’association Les papillons a mis en place des boîtes aux lettres dans les établissements scolaires. Je sais que son président se bat pour que son initiative soit reconnue, ce qui n’est pas encore le cas. C’est pourtant un moyen de remontée d’alerte nécessaire quand on n’a pas accès à un téléphone et quand on ne sait ni lire ni écrire.
Ma deuxième question : pouvez-vous nous expliquer pourquoi on n’arrive pas à obtenir un affichage et une communication obligatoires sur votre numéro ? Nous savons mettre en place un processus pour les risques d’attentat. Je ne veux pas les quantifier, mais les risques de violences faites aux enfants sont bien plus élevés. On parle de trois enfants en moyenne par classe. Les risques d’attentat existent, mais ils sont heureusement beaucoup moins nombreux. Je n’ai pas de réponse pour l’instant à cette question. Peut-être qu’en tant que directrice, vous avez des éléments de réponse.
M. Roger Chudeau (RN). Notre commission d’enquête a pour objectif principal d’identifier les éventuelles défaillances de l’État dans le suivi des signalements de violences à l’encontre de nos élèves. J’aimerais obtenir des précisions concernant les relations entre le 119 et l’éducation nationale. Il peut paraître surprenant que des professionnels de l’éducation nationale contactent le 119 pour savoir comment procéder. C’est pourtant une réalité. Vous recevez de nombreux signalements – 450, c’est un nombre significatif. Vous avez mentionné précédemment que vos relations avec l’éducation nationale étaient plutôt « faciales », selon une convention de communication. J’aimerais approfondir ce point. Avez-vous identifié des partenaires institutionnels au niveau des académies, par exemple dans les rectorats, ou l’administration centrale, vers lesquels vous pourriez vous tourner pour transmettre les signalements que vous recevez, afin d’éviter qu’ils ne restent en suspens ? Si oui, lesquels ? De plus, obtenez-vous un retour sur ces signalements ? C’est précisément ce que nous cherchons à savoir : comment l’État réagit-il lorsqu’il reçoit des signalements ?
Mme Géraldine Bannier (Dem). Madame la directrice générale, je souhaite vous interroger sur les établissements qui, en raison d’une double tutelle, échappent parfois aux contrôles. Le numéro 119 est-il affiché dans les établissements d’enseignement agricole et les établissements d’enseignement professionnel ? Cette question me préoccupe car les jeunes en apprentissage peuvent également être victimes de violences.
Mme Anne Morvan-Paris. Concernant les protocoles avec les lycées agricoles, sous tutelle du ministère de l’agriculture, notre convention avec ceux-ci va plus loin que celle avec l’éducation nationale. Nous pourrons vous la transmettre. Elle aborde non seulement la communication, mais aussi le traitement des situations. Avec l’éducation nationale, nous nous concentrons principalement sur l’affichage obligatoire du 119 et sur la communication institutionnelle, avec des perspectives d’intervention dans les formations, bien que cela soit encore à l’état de projet. Ces interventions ont été évoquées dans le cadre du récent plan de lutte contre les violences faites aux enfants.
Actuellement, pour tout signalement reçu, notre point de contact principal, ce sont les Crip au niveau départemental. Ces cellules sont censées faire le lien avec l’institution concernée, notamment l’académie ou le rectorat pour l’éducation nationale. La ministre de l’éducation nationale a récemment évoqué un rapprochement entre le 119 et les inspections d’académie, un sujet que nous devons traiter. Notre interlocuteur au niveau de l’administration centrale est la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), avec laquelle nous devons bientôt travailler sur ces questions.
La loi est claire : tous les signalements doivent être traités par les Crip. Créer des circuits parallèles pourrait compliquer la situation. Cependant, il serait envisageable de signaler simultanément à la Crip et à l’inspection d’académie, à condition d’avoir les coordonnées et les interlocuteurs appropriés, ainsi qu’une procédure de traitement bien définie.
S’agissant des établissements d’accueil du jeune enfant, l’idée d’un numéro national unique qui redirigerait vers des services locaux a été suggérée, permettant aux familles de contacter ce numéro ou le 119.
Pour les violences institutionnelles, nous travaillons actuellement avec la Direction de la jeunesse, de l’éducation populaire et de la vie associative (Djepva) sur des protocoles relatifs à l’animation en centres de loisirs, centres aérés, colonies, etc. Ces protocoles se concentrent principalement sur l’information et la formation. Nous manquons encore de protocoles précis détaillant la procédure complète de traitement d’un signalement, de sa réception à son suivi, en passant par les responsabilités de chaque niveau – local et national – et les retours d’information.
Les « boîtes aux lettres papillons » ont effectivement eu un impact positif, permettant aux enfants de signaler des situations par des dessins ou des mots simples. Cependant, cela soulève des questions dans la culture professionnelle du secteur social quant à la valeur de ces signalements. Il est important de reconnaître tous les canaux possibles de signalement, tout en mettant en place des filtres professionnels pour interpréter correctement ces informations.
Au 119, nous avons ouvert un service de tchat, il y a environ deux ou trois ans. Nous réfléchissons également à d’autres moyens de communication, comme la prise de rendez-vous en ligne ou l’utilisation de SMS. Il est crucial d’ouvrir tous les canaux possibles, tout en s’assurant que le tri et l’interprétation soient effectués par des professionnels.
Quant à l’affichage du numéro 119, nous n’avons actuellement pas de moyens de contrôle systématique, hormis lors de visites ponctuelles dans certains établissements. Il serait logique d’instaurer une forme de contrôle de cet affichage, similaire à ce qui existe pour les consignes de sécurité ou l’affichage syndical. La question de l’emplacement optimal de ces affiches se pose également : près de l’infirmerie, du bureau de la direction, ou plutôt près de la cour d’école ?
Il est essentiel que les enfants disposent d’un endroit où ils se sentent à l’aise pour contacter le 119, sans nécessairement être sous le regard d’un adulte. Cette question se pose particulièrement au collège, où de nombreuses révélations ont lieu entre jeunes. Des jeunes, notamment entre 11 et 16 ans, nous appellent fréquemment avec leurs amis à côté. Le numéro 119 figure désormais dans les carnets de santé, mais pas encore dans les carnets de correspondance. Nous proposons également des supports que les enfants peuvent emporter avec eux. Cependant, nos moyens actuels ne nous permettent pas de fournir des dépliants à tous les élèves. L’éducation nationale pourrait peut-être trouver un moyen pour que les élèves aient un accès sans la présence d’un adulte, ce qui est crucial.
Enfin, au sujet de nos partenariats institutionnels, nous n’avons pas de lien direct avec l’éducation nationale, ni de numéro d’académie spécifique.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Concernant votre remarque sur le risque de doublon dans les signalements, je souhaite revenir sur le cas que j’évoquais précédemment. Dans une situation où vous feriez un signalement direct au procureur pour un viol sur un enfant par un adulte, et qu’en parallèle une fiche Crip serait envoyée, la Crip effectuerait également un signalement au procureur. Si tout fonctionnait correctement, il y aurait un double signalement pour la même situation, si je comprends bien.
Mme Anne Morvan-Paris. En réalité, lorsque la Crip est informée d’un signalement au procureur, elle se rapproche de celui-ci pour connaître les suites données. Par exemple, la semaine dernière, nous avons eu un cas où un placement a été effectué le lendemain d’un signalement fait pendant le week-end. Nous avons d’abord interrogé la Crip sur les actions entreprises, et ils nous ont informés qu’une ordonnance de placement provisoire avait été immédiatement prononcée en raison de violences avérées.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez mentionné que la Dgesco est votre interlocuteur en administration centrale s’agissant de l’élaboration des protocoles de remontée de signalement. Cependant, la Dgesco ne traite pas des établissements privés sous contrat, qui représentent 7 500 établissements et deux millions d’élèves. Comment ces enfants sont-ils intégrés dans le protocole que vous élaborez avec l’éducation nationale ?
Mme Anne Morvan-Paris. Les inspections d’académie ont quand même une certaine autorité sur plusieurs sujets concernant l’enseignement privé, notamment la mise à disposition d’outils pour les enseignants. Je ne me souviens plus exactement de l’étendue du rôle de l’inspecteur d’académie auprès de l’enseignement privé. Dans mon expérience passée dans un département où l’enseignement privé était très présent, nous avions un travail quasi quotidien entre l’inspection d’académie et la direction diocésaine, notamment sur des questions de formation et d’information des enseignants. Cela relevait souvent de l’initiative personnelle de l’inspectrice d’académie locale. Il serait envisageable d’établir un protocole similaire avec la direction nationale de l’enseignement catholique. La question est de savoir qui serait l’interlocuteur : la Dgesco, nous directement, ou l’inspecteur académique qui reste le pilier du lien avec l’enseignement privé ? J’aurai prochainement une réunion pour clarifier ces points avec l’éducation nationale.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Il est effectivement complexe de s’y retrouver dans le domaine de la protection de l’enfance, avec la multitude d’acteurs tels que le GIP enfance protégée, l’ONPE, les observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE), les Crip, le procureur, les centres départementaux d’action sociale (Cdas) ou les associations habilitées dans l’écoute ou l’accompagnement. Cette complexité se ressent aussi bien chez les députés que dans l’éducation nationale. Hier encore, lors d’une rencontre avec une direction de services départementaux de l’éducation nationale, j’ai constaté que la Crip était absente de son discours concernant les signalements, ce qui est problématique. La décentralisation de la protection de l’enfance entraîne une diversité de fonctionnements des Crip selon les départements, ce qui pose des problèmes de collecte de données. Même les départements n’utilisent pas les mêmes logiciels, ce qui complique la tâche de la Drees ou de l’Insee.
J’ai deux questions à vous poser. Pensez-vous que la recentralisation du recueil des signalements ou de la protection de l’enfance faciliterait la gestion, le traitement et l’étude des signalements, ainsi que la collecte des données ? Que penseriez-vous de l’idée d’avoir des éducateurs spécialisés formés en protection de l’enfance directement auprès des directeurs académiques, qui serviraient d’interface entre les établissements d’éducation nationale, qu’ils soient privés ou publics, les Crip et les départements ?
Mme Florence Herouin-Léautey (SOC). Ma question concerne ce que vous avez appelé la culture professionnelle ou institutionnelle. Vous avez mentionné que les enseignants ou le personnel de l’éducation nationale appellent votre numéro avant de déclencher les procédures, par besoin de réassurance, de soutien ou de légitimité pour protéger l’enfant dans une institution dédiée aux enfants. C’est à la fois une interrogation et une crainte. Concernant les « boîtes aux lettres papillon », je considère personnellement que tous les canaux sont bons s’ils sont encadrés et suivis. Je ne comprends pas pourquoi, en 2025, avec les connaissances dont nous disposons, ces boîtes aux lettres n’ont pas leur place au sein des établissements de l’éducation nationale.
Mme Céline Hervieu (SOC). Mes trois questions font écho aux propos de Mme Mesmeur concernant la transmission d’informations entre les différentes Crip et la possibilité de centraliser ces informations via des systèmes informatiques.
Lors de nos auditions avec les collectifs de victimes, nous avons été informés de situations où des auteurs d’agressions et de violences, bien qu’identifiés et signalés, étaient simplement mutés dans un département voisin sans transmission d’information. Cette problématique concerne principalement l’éducation nationale. Selon vous, la Crip pourrait-elle jouer un rôle dans l’accompagnement de l’éducation nationale pour faciliter cette transmission d’informations et ainsi éviter que des individus potentiellement condamnés se retrouvent à nouveau en contact avec des enfants ?
Ma deuxième question porte sur la proportion des signalements reçus par les Crip concernant la petite enfance. Pouvez-vous nous donner une estimation globale ? Avez-vous constaté une augmentation des signalements pour les moins de trois ans, notamment dans les établissements d’accueil du jeune enfant ou en accueil individuel, ces derniers mois ou années ?
Enfin, concernant la formation des écoutants au sein de votre structure, pouvez-vous nous en dire plus sur leur profil ? Rencontrez-vous des difficultés de recrutement ou de rétention du personnel ? Plus généralement, estimez-vous disposer des moyens nécessaires pour accomplir vos missions, compte tenu de l’importance cruciale de la protection de l’enfance dans notre société et des attentes croissantes tant des politiques que du grand public ?
Mme Graziella Melchior (EPR). Ma question rejoint celle qui vient d’être posée concernant les écoutants. Comment sont-ils formés et par qui ? Connaissez-vous leur taux de renouvellement ? Et surtout, comment gèrent-ils la charge émotionnelle liée à leur travail ?
Mme Anne Morvan-Paris. Concernant la question de la décentralisation et de la recentralisation, je ne vais pas prendre position à titre personnel ou professionnel. Cependant, nous pouvons constater que le fait d’avoir plus d’une centaine de départements, chacun avec sa propre organisation, pose des défis. Par exemple, les modalités de contact des Crip varient : certaines ont des adresses e-mail publiques, d’autres des numéros de téléphone, et parfois l’information n’est pas clairement disponible. Cette décentralisation, commune à tous les domaines du social et du médico-social, crée un paysage complexe.
Néanmoins, le niveau local présente des avantages indéniables. La décentralisation de la protection de l’enfance visait notamment à améliorer le suivi local. Les équipes de terrain, comme la PMI et le service social de secteur, ont leur pertinence, même si la multiplicité des sigles et des dénominations peut rendre le système peu lisible pour le grand public.
Pour améliorer la cohérence du système et garantir un traitement équitable des signalements à travers le pays, l’unification des systèmes d’information et des protocoles semble être une solution prometteuse. La Drees étudie actuellement le contenu des informations préoccupantes. De plus, nous travaillons avec la DGCS, les administrations centrales, les départements et les associations sur un système d’information unifié, similaire à celui mis en place pour les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). Bien que ce système ne soit pas parfait, il permettrait une meilleure communication entre les départements et avec le 119.
Concernant les contacts avec l’éducation nationale, je pense que le service social aux élèves devrait être le premier interlocuteur. Nous sommes parfois surpris de recevoir des appels au 119 de la part de proviseurs ou d’enseignants expérimentés qui n’ont pas eu le réflexe de contacter ce service. Je souhaite discuter de cette question avec la Dgesco pour comprendre comment l’information est transmise aux enseignants, notamment aux débutants, sur la marche à suivre en cas de suspicion de problèmes familiaux ou de comportements inappropriés de collègues.
Pour répondre à votre question sur la mobilité des personnes entre départements, que ce soit pour des raisons de gestion des ressources humaines ou autres, chaque institution gère ses propres cas. Il est important de noter que le fichier des infractions à caractère sexuel et des violences sexuelles (Fijais) est en cours de déploiement pour les professionnels des établissements d’accueil du jeune enfant et de la protection de l’enfance. Sa généralisation est prévue pour 2026. Des situations ont déjà été repérées où des professionnels inscrits au Fijais travaillaient auprès d’enfants. Le chiffre de 70 à 80 cas peut sembler faible, mais il est en réalité considérable compte tenu des dégâts potentiels.
Une question qui me préoccupe concerne l’interdiction d’exercer, notamment pour les assistants familiaux ou maternels. Il arrive que des personnes ayant commis des violences reconnues pénalement n’aient pas d’interdiction d’exercer, ou que celle-ci soit floue et limitée dans le temps. Le Fijais ne couvre pas toutes les formes de violence ou de négligence, ni certains comportements problématiques au sein des familles. Cette notion d’interdiction d’exercice semble appliquée de manière variable en France.
Concernant les écoutants du 119, j’ai découvert leur système d’organisation du travail en prenant mes fonctions. Nous rencontrons des difficultés de recrutement, en partie dues aux conditions de travail proposées. À l’origine, le 119 recrutait des professionnels ayant déjà une activité principale, comme des psychologues ou des travailleurs sociaux. Aujourd’hui, la réalité de l’emploi a changé : les candidats recherchent plutôt des postes à temps complet ou à 80 %. Seuls les psychologues peuvent encore envisager le multi-emploi de manière viable.
Nous manquons de professionnels issus des Crip ou des départements, ce qui est paradoxal étant donné la nature du 119. Nous sommes en train de revoir notre fiche de poste et d’étudier le cycle de travail des écoutants. Le fonctionnement 24/24 est coûteux, notamment la nuit où il y a moins d’appels. Nous réfléchissons à l’efficience entre le nombre d’appels et la qualité de l’écoute.
Nous envisageons de modifier notre système de pré-accueil, actuellement assuré par des non-professionnels, pour peut-être adopter un modèle similaire au 3919 (pour les violences faites aux femmes) avec un premier niveau assuré par des travailleurs sociaux. Ces réflexions seront présentées à nos représentants du personnel et à notre collège des associations.
L’objectif est de prendre des décisions concrètes sur les cycles de travail des écoutants à partir de la rentrée 2025. La question de l’attractivité sera également abordée. Quant au nombre d’écoutants nécessaires, je ne peux pas encore répondre précisément. Nous devons considérer non seulement l’écoute téléphonique, mais aussi le tchat, le traitement des formulaires et la possibilité de rappels.
Un point crucial est de maintenir la qualité des compétences professionnelles de nos écoutants, qui sont principalement des travailleurs sociaux et des psychologues, avec quelques juristes. Nous ne souhaitons pas recourir au bénévolat ou à des agents administratifs comme d’autres plateformes.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je vous remercie pour ces réponses détaillées qui mettent en lumière les défis à relever. Nous souhaiterions obtenir plusieurs documents à la suite de cette audition : le protocole concernant l’affichage obligatoire du 119 ; le protocole écrit actuel des écoutants, ainsi que le contenu de leur formation, s’il existe un module pédagogique spécifique ; le support référentiel 2022 de la HAS utilisé pour l’évaluation sociale et la qualification des informations préoccupantes.
Enfin, étant donné que vous êtes en poste depuis neuf mois, nous aimerions recevoir une contribution sur vos premières pistes d’amélioration. Nous vous invitons à vous affranchir des contraintes de moyens et des cadres institutionnels pour nous proposer des réflexions que la représentation nationale pourrait approfondir dans le cadre des propositions de la commission d’enquête.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie, madame la directrice générale et chers collègues. Nous pouvons lever la séance.
5. Table ronde réunissant des représentants d’associations de défense des enfants victimes de violences (26 mars 2025 à 15 heures)
La commission auditionne, sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), des représentants d’associations de défense des enfants victimes de violences : Mme Isabelle Debré, présidente de l’association L’Enfant Bleu enfance maltraitée, Mme Laura Morin, directrice générale, Mme Nathalie Cougny, fondatrice et directrice générale de l’association Les maltraitances moi j’en parle !, et M. Arnaud Gallais, président de l’association Mouv’enfants ([5]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mesdames, monsieur, nous avons souhaité vous réunir pour que vous nous présentiez les actions que les associations que vous représentez mènent à destination des élèves, c’est-à-dire pour protéger les enfants pendant qu’ils sont dans les établissements scolaires, où ils passent une partie importante de leur temps, a fortiori quand ils sont internes. Nous sommes aussi intéressés par vos préconisations pour renforcer le contrôle de l’État sur ces établissements afin de prévenir toute violence contre les élèves.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Isabelle Debré, Laura Morin, Typhaine Morand, Nathalie Cougny et M. Arnaud Gallais prêtent successivement serment.)
Dans un premier temps, pouvez-vous préciser quelles sont les formes de violences – psychologiques, physiques, socioéconomiques ou sexuelles – principalement traitées par vos associations ? Quelle est la part de celles commises dans le milieu scolaire, par des adultes sur des enfants ?
Mme Isabelle Debré, présidente de l’association L’Enfant Bleu enfance maltraitée. L’association L’Enfant Bleu enfance maltraitée s’occupe de toutes sortes de maltraitances – physiques, psychologiques, sexuelles et graves négligences. Environ 90 % des maltraitances que nous prenons en charge sont intrafamiliales, même s’il y en a bien sûr dans le milieu scolaire.
Mme Nathalie Cougny, fondatrice et directrice générale de l’association Les maltraitances moi j’en parle ! Notre association traite principalement des violences intrafamiliales – psychologiques, physiques et sexuelles, négligences, violences éducatives ordinaires. Nous évoquons aussi le harcèlement et le cyberharcèlement, auprès des enfants et dans nos formations pour adultes.
M. Arnaud Gallais, président de l’association Mouv’enfants. Mouv’enfants traite aussi tous les types de violences. Cette association présente la particularité d’être un mouvement de survivantes et de survivants de violences vécues dans l’enfance. Beaucoup, comme moi, ont été victimes de pédocriminalité dans l’Église : ce terrain, partagé, nous intéresse particulièrement et beaucoup nous interpellent à ce sujet.
Je mets d’emblée les pieds dans le plat en exprimant mon étonnement d’être ici. Se posent la question de l’affaire Bétharram, celle du village d’enfants de Riaumont – qui émerge enfin, en lien avec l’histoire du petit Émile, sur laquelle nous espérons qu’on fera la lumière – et bien d’autres. Le rapport Sauvé nous a appris qu’il y avait eu 330 000 victimes de pédocriminalité dans l’Église en 70 ans et j’ai fait partie des vingt-deux signalements. Mais nous, victimes de pédocriminalité dans l’Église, avons en tête qu’en septembre 2018, nous avons frappé à la porte de l’Assemblée nationale pour demander une commission. Son président de l’époque, M. Ferrand, a refusé au nom de la prescription. Nous avons ensuite frappé à la porte du Sénat, qui a aussi refusé, parce qu’il y avait des affaires en cours.
Cela a permis à l’Église de se faire justice elle-même et de créer cette fameuse commission – parce qu’en France on aime bien créer des commissions, surtout quand on a les mains pleines de sang comme l’Église. Il y a un dysfonctionnement systémique – je pèse mes mots. Pourquoi l’Église a‑t‑elle les mains pleines de sang ?
Le rapport Sauvé l’a prouvé ensuite : il dénombre 330 000 victimes de pédocriminalité dans l’Église, sans compter les enfants en situation de handicap. Nous les comptons, or l’Organisation mondiale de la santé nous apprend que ces enfants sont cinq fois plus exposés. Le rapport Sauvé, remis à M. Emmanuel Macron en 2021, dit que 30 % de ces 330 000 victimes – soit 99 000 enfants – l’ont été au sein d’établissements privés, sous contrat ou non.
Les victimes parlent depuis longtemps, d’ailleurs elles se connaissent bien : nous avons des groupes WhatsApp, cela nous anime jour et nuit. Aujourd’hui, avec l’affaire Bayrou‑Bétharram, on aimerait bien que les choses bougent. On trouve donc très bien que cette commission soit lancée.
On s’étonne toutefois que rien n’ait été fait dans ce pays. Quand on a su qu’il y avait 330 000 victimes de pédocriminalité, dont 30 % dans l’enseignement privé, qu’a fait le ministre de l’éducation nationale de l’époque, Jean-Michel Blanquer ? Rien. Qu’a fait Éric Dupond-Moretti, ministre de la justice ? Rien, alors qu’on aurait pu imaginer, comme en Belgique, une justice d’exception. Voilà le sujet fondamental qu’il s’agit ici de traiter et d’élargir à l’ensemble de l’éducation nationale – l’enseignement public donc, mais aussi l’enseignement privé, auquel il faut accorder une place particulière.
Le Béarn est certes la terre de François Bayrou, mais il était aussi celle d’un éminent sociologue, Pierre Bourdieu. Dans ses travaux, il évoque la domination masculine, mais aussi la distinction et de la reproduction. Il étudie la place laissée dans la société à l’enseignement catholique, avec une dimension sociologique : « tiens, pour que mes enfants soient dans le bon chemin, je vais les mettre là‑dedans » ou, « si mon enfant sort du chemin, je le mettrai là ». C’est ce que nous disent les témoignages des enfants de Bétharram et des victimes avec lesquelles je suis en lien.
Beaucoup de victimes proviennent de ces établissements : au regard de votre sujet, nous drainons celles d’une vingtaine d’établissements privés. J’ai aussi une pensée pour les outre‑mer, que l’on oublie un peu même si des voix commencent à y porter.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Cette commission d’enquête n’a pas vocation à faire justice et elle ne désignera pas nominativement des personnes impliquées dans des procès en cours. Elle a bien sûr un but : améliorer le fonctionnement de l’État et le contrôle qu’il exerce dans les établissements, notamment pour que les prêtres ne puissent plus sévir – puisque vous évoquiez justement l’enseignement catholique.
J’entends votre discours et votre colère. Nous avons un objectif commun. Je crois que cette commission d’enquête a de multiples tiroirs. Vous avez parlé des enfants en situation de handicap, des outre‑mer, il nous faudrait en réalité non pas six mois, mais un an et demi pour pouvoir travailler sereinement. Nous ferons de notre mieux et vous êtes aussi là pour nous aider à comprendre la situation.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous remercie pour votre présence et ces éléments d’introduction. Je souhaitais dire à toutes et tous que nous n’avons pas les moyens de rattraper le temps perdu, mais que nous sommes déterminés à user des prérogatives d’une commission d’enquête pour regarder en face cette violence, pour participer à la reconnaissance des victimes et à un processus de libération de la parole, surtout pour identifier des défaillances afin de les corriger.
Telle est notre intention et vous pouvez être certains que notre volonté est totale, que nous mobiliserons toute notre énergie et notre détermination pour faire de notre mieux et pour sortir de ce système qui a broyé tant d’enfances, d’adolescences, de vies.
Venons-en au cœur de notre périmètre de réflexion, celui des violences institutionnelles, en particulier en milieu scolaire – tout en ayant bien compris que vous traitez essentiellement de violences intrafamiliales. Nous allons donc resserrer le spectre sur ces violences d’adultes, ou celles permises par des adultes – il peut y avoir des violences entre enfants perpétrées avec la complicité ou sous le regard des adultes. Pouvez‑vous nous les décrire et nous expliquer comment vous en êtes saisis ? Comment accompagnez‑vous les victimes de violences en milieu scolaire ?
Pouvez-vous aussi revenir sur les outre‑mer, qui nous intéressent aussi ? M. Arnaud Gallais est le premier à les aborder, nos auditions n’ayant commencé que la semaine dernière. Or nous ne voulons oublier aucune partie du territoire national ni aucune spécificité. Des collectifs se constituent plutôt dans l’Hexagone, mais un député de la Martinique et un autre de la Guyane m’ont parlé tout à l’heure de faits qui auraient pu s’y produire. Nous sommes donc attentifs à d’éventuels signalements comme à un regard qui nous orienterait vers certains territoires.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. En tant que co‑rapporteurs, Paul Vannier et moi-même mesurons l’honneur et la responsabilité qui nous échoient : victimes, acteurs de l’éducation, associations et administrations attendent que le système de signalement soit plus efficace et que la remontée de la parole – des victimes ou de l’entourage – soit mieux prise en compte.
Cette commission d’enquête a commencé son travail depuis seulement dix jours, sur le terrain, de façon transpartisane, concentrée sur un objectif unique : protéger les enfants. Or il se passe déjà beaucoup de choses : votre présence – nous vous remercions de vous être rendus disponibles si rapidement – ; les victimes qui viennent à nous, lors de nos déplacements sur le terrain – comme dans le Sud-Ouest – ou par le biais de signalements, d’histoires personnelles et collectives qui nous parviennent chaque jour.
Cela fait déjà bouger l’ensemble du système, avant même la remise du rapport d’enquête, le 30 juin prochain : la ministre de l’éducation a fait de premières annonces sur le renforcement des dispositifs d’alerte et de contrôle des établissements. Des inspections ont lieu dans des établissements où des collectifs se créent – de nouveaux naissent chaque jour : « vous entendre, M. Vannier et Mme Spillebout, me rappelle des souvenirs que j’ai toujours cachés à ma famille et qu’il faut maintenant que je dise » m’écrivait-on encore ce matin.
Nous saisissons donc à quel point ce travail, que nous allons devoir mener tous ensemble de façon efficace et opérationnelle, est attendu et important. Faites‑nous confiance pour le faire bien – sans avoir cependant de solutions magiques, ce qui peut faire craindre des déceptions. Nous mesurons tout ce qui a été fait et nous avons reçu Jean‑Marc Sauvé. Nous et notre équipe, dont les administrateurs de l’Assemblée, nous engagerons en tout cas pleinement dans cette commission d’enquête.
Dans les signalements qui parviennent à chacune de vos associations ou dans les dossiers qu’elles traitent, identifiez-vous spécifiquement les violences commises par des adultes dans les établissements scolaires ? Ont-elles une singularité par rapport aux violences intrafamiliales ?
Madame Debré, vous avez récemment souligné l’urgence de créer un fichier centralisé des informations préoccupantes. Pouvez-vous faire un point sur ces informations préoccupantes, formule que l’on retrouve partout bien qu’elle ne permette pas une grande efficacité dans le traitement des signalements ? Comment améliorer ce cheminement ?
Mme Isabelle Debré. L’Enfant Bleu ne traite pas spécifiquement ces cas, mais nous recevons bien sûr des signalements d’enfants victimes de maltraitances dans les établissements scolaires, qu’elles soient commises par des adultes ou par des enfants – il ne faut pas oublier qu’il y a de nombreuses agressions sexuelles entre enfants.
Je me souviens avoir été très choquée par le cas d’une école. Nous avions reçu des appels de parents car les enfants s’agressaient sexuellement. L’école ne voulait rien savoir, pour une question de réputation. Cela se passait à Paris et nous avons essayé d’agir. J’ai eu la chance de retrouver une relation avec laquelle j’avais travaillé dans mes fonctions antérieures mais il a fallu aller en très haut lieu. Les enfants avaient 5 ans : bénévole à L’Enfant Bleu depuis 33 ou 34 ans, je dois reconnaître que je n’avais jamais vu des agressions sexuelles entre enfants de cet âge.
La parole se libère-t-elle ? Je n’en suis pas certaine ; je pense qu’il y a d’autres phénomènes.
Je laisse la parole à Laura Morin et je la reprendrai pour évoquer les propositions faites par L’Enfant Bleu dans son livre blanc. La première amélioration tient en un seul mot : prévention, sur laquelle L’Enfant Bleu est très en pointe.
Mme Laura Morin, directrice générale de L’Enfant Bleu enfance maltraitée. Je reviens sur les différentes façons dont nous sommes informés des affaires qui surviennent. D’abord, des parents ou d’anciennes victimes contactent l’association qui tient un plateau d’écoute, ouvert du lundi au vendredi. Ils nous appellent pour nous dire ce qui a pu se passer dans les établissements. Ils attendent de nous un accompagnement, aussi bien psychologique que juridique. Nous parlons justement d’information préoccupante (IP), afin qu’ils sachent comment procéder pour signaler les faits dont ils ont connaissance ou dont ils ont été victimes.
Autre possibilité : des professionnels nous appellent directement. En regardant nos statistiques, rien qu’en 2025, 20 % des professionnels qui nous contactent travaillent à l’éducation nationale, font face à des violences et ne savent pas comment réagir. Parfois, leur direction, malheureusement, ne les suit pas et ne les soutient pas. Ils nous demandent donc de l’aide pour rédiger un signalement ou une information préoccupante. Ils veulent aussi savoir comment parler aux élèves et comment accueillir la parole. Nous offrons donc cet accompagnement.
Enfin, comme l’évoquait Mme Debré, la prévention est l’un des piliers de l’association : toute l’année, nous sommes au contact des enfants dans les écoles. Nous rencontrons d’abord l’équipe pédagogique, puis les parents, puis les enfants, deux ou trois fois. Nous passons donc du temps avec eux et, dans plus de 90 % des cas, il y a des révélations à l’issue de nos passages ; c’est triste. Nous recueillons alors des confidences au sujet de violences soit intrafamiliales, soit ayant lieu au sein même de l’établissement.
Là encore, nous accompagnons l’équipe pédagogique quand elle coopère. Quand elle ne nous suit pas, ce qui arrive malheureusement régulièrement, nous sommes nous‑mêmes amenés à rédiger des informations préoccupantes ou des signalements.
Voici les chiffres concernant ces révélations – ce que nous appelons « vigilance » dans notre association : en 2024, 363 révélations ont été rapportées à notre équipe, puisque ce sont des psychologues qui animent ces temps. Ces dossiers ont ensuite donné lieu à des informations préoccupantes ou des accompagnements. Cette année, nous ne sommes que le 26 mars et nous avons déjà pu recueillir 191 révélations sur le terrain. Le lieu des enfants et de leur parole est donc vraiment l’école. Je répète ce qu’a dit Mme Debré car nous croyons beaucoup à cette action : prévention, prévention, prévention !
Mme Isabelle Debré. Pour compléter ce qu’a dit Laura Morin, nous intervenons en maternelle, primaire et collège. Au collège, psychologue et juriste interviennent en même temps, car les enfants sont davantage au courant de leurs droits et ont beaucoup de questions. Les chiffres que nous vous avons donnés – près de 200 révélations – concernent donc uniquement ces classes. N’oubliez pas qu’il y aurait certainement aussi des révélations au lycée.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ces presque 200 signalements correspondent‑ils à des violences de tous types ou à des violences d’encadrants ou d’adultes en milieu scolaire ? Pouvez-vous nous indiquer la part des violences qui intéressent notre commission d’enquête parmi ces 200 cas ou parmi les près de 400 signalements de l’an passé ?
Mme Laura Morin. Nous n’avons pas le détail. Nous pourrons regarder chaque dossier pour vous faire remonter les chiffres concernant spécifiquement les violences scolaires.
Mme Isabelle Debré. Ces chiffres concernent uniquement nos actions de prévention. Nous recevons aussi des appels. Nous pourrons donc vous donner les chiffres exacts concernant les révélations lors de nos interventions dans les écoles.
Mme Nathalie Cougny. Je voudrais revenir sur le point de départ : la prévention. Les enfants ne connaissent pas les violences dans leur ensemble, à part le harcèlement. Ils ne savent pas ce que renferme le mot « violences » et ne connaissent pas les interdits les concernant. C’est un vrai problème, que nous avons rencontré depuis quatre ans et demi que nous intervenons auprès des enfants et qui les empêche notamment de parler car ils ne savent pas qu’une violence n’est pas normale.
Nous sommes présents dans 43 départements, y compris d’outre-mer. Nous proposons une séance de prévention de maltraitances infantiles, puis une séance consacrée au bien-être et à la bienveillance, complémentaire, importante pour la confiance en soi et la connaissance de la notion de consentement. La prévention est essentielle et doit être une priorité nationale, partout, parce qu’un enfant qui ne sait pas ne peut pas parler.
Par ailleurs, comme le soulignait la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) à ses débuts : ce n’est pas le tout de dire qu’il y a trois enfants victimes de violences sexuelles par classe, il faut aller les chercher. Nous le faisons en participant au repérage. Depuis 4 ans, sur plus de 17 000 enfants que nous avons sensibilisés aux questions de violence, nous avons pu en aider 2000 : c’est énorme.
Le troisième point concerne la formation, que nous délivrons aussi. On se rend compte que la majeure partie des enseignants ne sont pas formés à cette thématique, ne savent ni repérer un enfant maltraité, ni aborder le sujet avec eux, qu’ils ont peur – d’après ce que nous ont indiqué les près de 3 800 adultes, principalement des enseignants, que nous avons formés.
Pendant cette formation, certains nous disent aussi qu’ils se rendent compte qu’ils sont maltraitants avec les enfants, à des degrés divers, et que cela va changer leur comportement. La prévention et la formation sont donc deux piliers essentiels pour combattre les violences faites aux enfants.
Comme nous venons parler des violences aux enfants et aux adultes, nous ne les constatons donc pas de la part de la communauté éducative. En revanche, nous sommes informés de cas de violences, surtout en école primaire, par exemple des humiliations et des coups. Il nous arrive aussi d’entendre des adultes hurler sur les enfants. Nous faisons remonter au chef d’établissement tous les comportements inappropriés que nous remarquons. Parfois, on nous dit : « Ah oui, mais c’est un bon professeur. » Il y a donc beaucoup de choses à revoir aussi sur ce sujet.
Lorsque l’on vient voir les enfants, on a le sentiment qu’ils attendent que quelqu’un leur parle enfin des maltraitances, car personne ne le fait. Qui va leur dire : est-ce que tu es maltraité ? Qui te maltraite ? Cela n’existe quasiment pas, à l’exception des associations qui vont dans les écoles. Il faut donc aller chercher ces enfants.
Nous avons élaboré un protocole avec le chef d’établissement, qui permet de prendre ensuite en charge les enfants, puisque, pour la Dgesco (direction générale de l’enseignement scolaire) et l’éducation nationale, les associations n’ont normalement pas le droit de recueillir la parole de l’enfant – en tout cas, cela nous a été notifié par écrit.
Divers acteurs travaillent avec nous, auprès des enfants, autour de ces maltraitances. Les enfants participent, n’ont pas de peurs, comprennent très bien tout ce qu’on leur dit. Nous faisons de la prévention du CP à la cinquième, car il y a beaucoup de demandes, notamment en l’école primaire. Plus tôt on y va, mieux c’est pour les enfants.
La prévention et la formation sont indispensables et cette formation devrait faire partie de la formation initiale et continue des enseignants – on nous le dit souvent. En début de carrière notamment, ils ne savent ni recueillir la parole de l’enfant ni faire une IP (information préoccupante) – ou quasiment pas – et ils ne connaissent pas les signaux d’alerte. La formation les rassure, leur donne des outils et les renforce sur ces points.
Enfin, je pense qu’il faut que l’éducation nationale s’ouvre davantage. J’ai une pensée pour les victimes de Bétharram et toutes les victimes d’hier et d’aujourd’hui, parce que dans ces histoires, on a l’impression de voir des traques d’enfants, victimes de violences, de barbarie atroce.
Il faut aussi prendre en compte les blocages hiérarchiques, évoqués par les enseignants et, parfois, les chefs d’établissement : il ne faut pas faire de bruit ni de vague. Il est déjà compliqué de parler et d’agir dans le cas des violences intrafamiliales, cela l’est encore plus dans les établissements. J’ai pu constater, après avoir fait des interventions pendant deux ans, que les enseignants et les chefs d’établissement veulent qu’on parle de ce sujet mais que, quand il y a un problème, la hiérarchie bloque. Je pense donc qu’un vrai travail doit être fait avec l’éducation nationale.
Nous sommes des alliés, pas des ennemis. Nous venons aider, avec des gens compétents : l’association compte plus de 230 intervenants qui sont des experts. Nous sommes là pour apporter une expertise, dans la bienveillance, avec les enfants comme avec les adultes. Il y a des choses à changer dans le fonctionnement de l’éducation nationale.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pouvez-vous développer ce dernier point ? Vous dites que, quand il y a un problème, la hiérarchie bloque. Pouvez-vous, sans forcément identifier des personnes, décrire certaines situations ? Quel est le niveau de la hiérarchie qui bloque ? À propos de quoi ? Voilà ce qui nous intéresse précisément.
Mme Nathalie Cougny. Nous établissons nos propres statistiques : les enfants remplissent un questionnaire avant et après notre intervention. On mesure ainsi leurs connaissances, on sait s’ils ont été maltraités et quelles formes de maltraitances ils ont subi.
Sur 17 000 enfants, 25 % ont subi au moins une forme de maltraitance. Depuis le début, on a dû avoir deux ou trois classes où aucun enfant n’a dit ou écrit « moi je suis victime ». Nos statistiques permettent de connaître l’âge, le sexe, la classe, la violence subie.
Nous faisons la même chose avec les adultes, ce qui est très important. Les chefs d’établissement remplissent un questionnaire en ligne avant et après nos interventions. Cela nous permet de connaître leurs manques, leurs besoins, leurs problématiques, d’améliorer la prévention et de les aider pendant la formation adulte.
Nombre d’enseignants ou de membres du personnel éducatif nous disent que la hiérarchie ne bouge pas, qu’elle ne fait rien. Par exemple, une commune a créé une cellule d’écoute et de recueil de la parole de l’enfant parce que l’éducation nationale ne s’occupait pas des cas d’enfants maltraités. Plusieurs mois, voire plusieurs années plus tard, il fallait prendre en charge ces enfants parce que ça explosait.
Pourquoi ? Je ne le sais pas précisément. En tout cas, il est clair qu’il ne faut pas faire de bruit, tous nous le disent. On fait remonter des cas et on nous dit : « ce n’est pas grave. » On minimise les choses, on ne prend pas en compte la parole de l’enfant. Or un enfant qui dit quelque chose, il faut l’entendre et agir tout de suite.
On l’a bien vu dans les cas de harcèlement scolaire qui ont conduit aux suicides d’enfants : il ne s’est rien passé, aucune aide ou protection. Au contraire, on a critiqué les parents en les menaçant de déposer plainte contre eux. Où voit‑on cela ? Il faut donc considérer l’enfant comme une personne à part entière et l’écouter quand il parle et révèle quelque chose, ce qui n’est déjà pas évident pour lui.
Je ne comprends pas ce positionnement, parce que l’on devrait plutôt être fier d’aider quelqu’un, au lieu d’étouffer quelque chose, ou en tout cas de ne pas agir. On devrait donc dire fièrement « nous, on agit », plutôt que d’essayer d’orienter des affaires. Pendant ce temps-là, des enfants souffrent, se suicident. C’est complètement aberrant, en France, aujourd’hui, avec les dispositifs qui existent malgré tout.
Pas de vague, pas de bruit. Je le sais par des témoignages de chefs d’établissement qui veulent faire remonter des dysfonctionnements ou des problèmes et auxquels on dit que ce n’est pas grave, voire que l’on menace. Il y a donc un problème qui ne relève pas de la volonté des établissements scolaires : je pense qu’il se trouve au‑dessus mais je n’en sais pas plus.
Mme Isabelle Debré. Le procès concernant la petite Amandine en donne un exemple typique. Il y a eu sur sa situation un rapport qui est remonté à l’inspection académique. Pourquoi le procureur n’en a‑t‑il jamais eu vent ? C’est tout.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Madame Cougny, vous avez affirmé que la Dgesco ne vous reconnaissait pas le droit de recueillir la parole des enfants. Or n’importe quel adulte – un voisin, un passant, la boulangère – doit pouvoir recueillir la parole d’un enfant. Pourquoi les associations qui viennent dans les établissements ne pourraient-elles pas le faire ?
Mme Nathalie Cougny. Il nous a bien été écrit dans un document que ce n’était pas à nous de recueillir la parole de l’enfant et que c’était réservé au service social en faveur des élèves. Notre association ne recueille pas la parole de l’enfant puisqu’elle s’arrête à la prévention. Si un adulte est présent dans la classe quand un enfant parle ou écrit qu’il est victime de violence, un protocole a été mis en place en amont avec l’établissement, qui prend l’enfant en charge.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans la mesure où vous n’avez pas les mêmes expériences, il peut être intéressant de détailler le processus. Je crois qu’il y a une différence professionnelle entre l’accueil et le recueil. J’entends que vous accueillez la parole de l’enfant – soit vous lisez un papier remis, soit vous l’écoutez lors de la séance de travail sur la prévention. Nous serions donc preneurs de ce courrier de l’éducation nationale qui vous précise le protocole et vous explique que ce n’est pas à vous, association, d’effectuer le recueil.
Pour le citoyen lambda, accueil et recueil, c’est pareil. Pour les professionnels, c’est différent, et le recueil est donc réservé au service social. Une fois donc que vous avez eu ce premier signalement, par l’accueil de la parole d’un enfant, vous adressez-vous au chef d’établissement ? Faites-vous une information préoccupante ? Que faites-vous physiquement : faites-vous un écrit, en parlez-vous ? Que se passe-t-il ensuite ?
Mme Nathalie Cougny. Les choses ne se passent pas vraiment comme ça puisque, pendant la séance, on ne peut pas empêcher un enfant de parler et que ce n’est pas le but. Il peut dire spontanément : « moi, mon père, ma mère me met des gifles, me frappe. » Ça s’arrête là : l’enseignant présent repère déjà cet enfant.
Quand les enfants ont écrit sur le questionnaire qu’ils sont victimes de violence – ils n’ont donc pas fait oralement le récit de ce dont ils sont victimes –, un bilan est fait avec une personne de l’établissement, souvent le directeur, la directrice ou le principal, puis les enfants sont entendus par l’un d’eux. C’est ensuite cette personne qui entame les démarches qui conviennent, en fonction de ce que l’enfant lui a révélé.
Mme Isabelle Debré. Nous, nous pouvons effectivement recueillir la parole de l’enfant. Je rejoins ce que dit Mme Cougny : il y a un problème de formation. Il est quand même absurde d’entendre, encore aujourd’hui, des enseignants dire qu’ils ne savent pas déposer une information préoccupante. Dans ces cas‑là, nous les aidons.
Il y a une différence entre nos deux associations : nous faisons de la prévention – nous avons obtenu l’agrément national il y a maintenant deux ans et demi – et nous accompagnons ensuite les enfants. Je n’ai pas à prendre la défense de l’association de Mme Cougny mais je trouve quand même absurde d’écrire qu’elle n’a pas le droit de recueillir la parole des enfants. J’outrepasse peut-être mes droits, mais franchement, en tant que présidente d’association, je trouve que toute association qui se dévoue à la protection de l’enfance devrait pouvoir le faire. J’aimerais bien moi aussi voir ce courrier, parce que cela me semble étonnant.
Mme Nathalie Cougny. J’espère que nous aurons l’agrément cette année, bien que nous n’en ayons pas besoin puisque ce sont des interventions ponctuelles. Nous l’avons demandé l’année dernière, sans l’obtenir.
Dans ce courrier, on nous a donné de fausses raisons, qui n’ont pas de rapport avec notre fonctionnement : une personne de l’établissement doit être présente – ce qui est toujours le cas – ; on ne doit pas recueillir la parole de l’enfant – nous ne le faisons pas. On nous reproche donc une chose que nous ne faisons pas et que nous ne devons donc pas faire.
Mme Isabelle Debré. Nous avons mis quinze ans à obtenir l’autorisation.
Mme Nathalie Cougny. Nous essayons de l’obtenir car ne pas l’avoir nous freine pour aller dans certains établissements.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment les choses s’organisent-elles concrètement avec les inspections académiques ? Pourquoi allez-vous dans 43 départements et pas dans tous ? Cela dépend-il de votre maillage à vous ou de la volonté des services de l’éducation nationale ? Lorsque vos trois associations interviennent dans des établissements scolaires – le lycée n’étant pas concerné pour L’Enfant Bleu et Les maltraitances moi j’en parle ! –, s’agit-il uniquement d’établissements publics ou aussi d’établissements privés sous contrat ou hors contrat ? Nous souhaitons connaître le détail des types d’établissements concernés et des conditions qui vous conduisent à y intervenir.
Mme Nathalie Cougny. Nous intervenons dans le public et dans le privé. Nous sommes présents dans 43 départements, car nous fonctionnons avec des responsables départementaux bénévoles qui déploient nos actions : il faut donc en avoir dans le département. Ils forment une équipe d’intervenants qualifiés. Aussi, nous sommes là où des bénévoles se proposent, y compris outre-mer. Nous sommes intervenus pendant deux ans en Guadeloupe et à la Réunion.
De plus en plus d’écoles nous sollicitent. Entre octobre 2024 et fin janvier 2025, nous sommes intervenus auprès de presque 6 000 enfants, c’est-à-dire autant que toute l’année dernière. Il y a donc une demande croissante de prévention auprès des enfants, parce qu’il y a de plus en plus d’enfants maltraités, ou en tout cas qui en parlent.
C’est toujours pareil : personne ne sait quoi faire – certains savent quand même – et l’on nous fait parfois même venir parce qu’on sait qu’il y a des enfants maltraités mais que l’on veut en être sûr. Voilà qui est dommage pour les enfants.
Nous travaillons donc avec les inspections académiques, des rectorats, beaucoup de communes, les préfectures, les cités éducatives, les centres de loisirs : partout où il y a des enfants.
L’agrément ne veut pas dire grand-chose : je le dis ouvertement, y compris d’ailleurs à l’éducation nationale, car je suis très engagée et n’ai pas beaucoup de patience pour certaines choses. Des associations ont l’agrément et ça ne se passe pas bien ; d’autres ne l’ont pas et ça se passe très bien. Je ne sais pas à quoi il sert. Nous n’en avons pas besoin, car nous venons de façon ponctuelle. Ce n’est pas un frein, puisqu’on intervient dans seize académies, dans plus de 130 établissements scolaires.
Parfois, cela peut être un argument quand on ne veut pas nous faire intervenir : « vous n’avez pas d’agrément ». D’ailleurs, on n’insiste pas : quand on ne veut pas, ça veut dire que les gens ne sont pas prêts à ce qu’on intervienne sur ce sujet. On n’est pourtant pas obligé d’avoir l’agrément : ce sont les chefs d’établissements et les collèges qui décident seuls ; avec les écoles, on passe des conventions, donc tout va bien.
Parfois, on ne veut donc pas qu’on vienne. Ça n’est pas grave, ça se comprend aussi : tout le monde n’est pas prêt, y compris parfois des adultes – des enseignants –, pour lesquels ça fait remonter beaucoup de choses, parfois un vécu de leur enfance. Il faut donc surtout remettre de l’humain. Le site de l’éducation nationale contient tout – la prise en charge, les violences, comment faire une IP. Pourtant, les enseignants ne veulent pas des circulaires mais du contact, de la formation, des cas pratiques, pour être solides et pouvoir faire face aux enfants maltraités, de plus en plus nombreux, en tout cas depuis deux ou trois ans.
M. Arnaud Gallais. Nous ne faisons pas d’intervention en milieu scolaire, mais j’entends ce qui se dit. Je rappelle simplement qu’il y a eu le rapport Sauvé – vous avez d’ailleurs auditionné Jean‑Marc Sauvé. La fameuse Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) a été instituée par l’Église elle‑même. Je suis un peu amer par rapport à cela : les Belges ont fait autrement.
Ce rapport a bien démontré un dysfonctionnement hiérarchique : 6 500 personnes ont parlé or aucune remontée directe n’était faite. Dernièrement, le secrétaire général de l’enseignement catholique lui-même le disait sur France Inter : il ne sait pas combien il y a de Bétharram en France – c’est troublant. Il dit ainsi clairement qu’il ne sait pas ce qui se passe dans les établissements privés sous contrat. Cela doit quand même vous interpeller, parce qu’il dit bien qu’il n’y a pas de lien hiérarchique. Cela répond à la question : en réalité, on fait ce qu’on veut, surtout dans les établissements privés. Le rapport de la Ciase est un pavé sur le sujet et il me semble important de voir ce qui y est dit.
Dans le rapport de la Ciivise, 33 000 personnes ont parlé et fait confiance – ce n’est pas rien. Là aussi, les informations qui remontent montrent un dysfonctionnement en lien avec la hiérarchie. Cela fait partie des préconisations d’ensemble : la prévention, la chaîne hiérarchique du signalement et de l’information préoccupante, la formation, dont on vient de parler.
Ce sont des choses qu’on sait et qu’on rappelle au niveau associatif, L’Enfant bleu comme d’autres. On s’épuise. Il faut dire les choses de manière très claire : on redit les choses X fois, on peut donner, comme Isabelle Debré le faisait à juste titre, 20 000 ou 100 000 exemples. Malheureusement, derrière, des vies humaines sont brisées, comme celle du petit Lucas et bien d’autres.
Bon sang, que nous faut-il ? Tout est déjà écrit. Bien sûr, on peut ajouter des témoignages ou parler de l’agrément, mais tant de choses ressortent déjà des rapports, provenant de personnes qui ont pris la parole et fait confiance. Si l’on fait la somme de la Ciivise et de la Ciase, ce sont près de 40 000 victimes identifiées qui ont pris la parole. Des préconisations sont faites, des éléments factuels présentés. Que s’est-il passé derrière ? Rien. Voilà le constat, il n’y a malheureusement pas autre chose à dire.
Ce constat nous remonte du terrain, même si Mouv’enfants a davantage une dimension politique. On rejoint ce qui est dit autour de cette table : on n’est pas victime de la même manière, on n’est pas traité de la même manière en tant qu’enfant, qu’on soit à Paris ou en Guyane. Il y a là un sujet de fond et on ne l’a pas appris en 2025.
Pour revenir sur l’idée de parole libérée, je dirais que ça fait longtemps que la parole se libère. Je connais un certain nombre des victimes qui ont parlé : les enfants de Bétharram, de Garaison, de Sainte‑Bernadette, qui dépend de la Fondation Apprentis d’Auteuil, présidée par Jean-Marc Sauvé et dont on parle moins.
Quelques articles ont été publiés au sujet de Sainte‑Bernadette et il serait intéressant que votre commission aille voir un peu ce qui s’y passe : en matière d’omerta et de non-réponse d’une institution à des victimes, c’est un cas intéressant. On ne retrouve pas ici l’éducation nationale, mais la fondation Apprentis d’Auteuil, dirigée donc par l’ancien président de la Ciase – bien entendu, quelqu’un d’exceptionnel.
Tout ce qui est dit là, on le sait. Depuis combien de temps s’évertue-t-on à le dire ? Depuis combien de temps des enfants placés viennent-ils le dire à l’Assemblée nationale – je pense à Lyès, Diodio et bien d’autres ? Combien faut-il de commissions et de rapports pour qu’ait lieu une prise de conscience importante et pour qu’on prenne acte de l’absence complète de volonté politique de changement ?
Alors, pleurer c’est bien : « les pauvres victimes de Bétharram, c’est atroce, vous avez été violé entre tel âge et tel âge, c’est terrible, etc. » On adore faire ça dans la société. C’est un simulacre. Il n’y a pas d’action. En France, on ne sait pas protéger les enfants. Que nous a appris le rapport de la Ciivise ? Ce n’est pas une bagatelle : 33 000 personnes ont témoigné, ce n’est pas rien. Seules 8 % d’entre elles ont dit avoir bénéficié d’un soutien social positif – c’est-à-dire qu’on leur a dit « je te crois, je te protège ». Dans 92 % des situations, on a donc dit à un enfant ou à un enfant devenu adulte – mais un enfant quand même – : « je te crois, mais je ne te protège pas », voire « tu es un menteur, tu es une menteuse. » Voilà le sujet.
Je trouve donc très bien que des associations fassent ce travail sur le terrain, mais que fait‑on dans les endroits où on n’a pas la chance d’avoir des associations comme L’Enfant bleu ou Les maltraitances, moi j’en parle ! ? Voilà le sujet.
Tout ça est bien connu grâce à différents rapports, mais très peu suivi d’actions. Concernant la Ciivise, à ma connaissance, seule une action a été suivie jusqu’à présent : un spot publicitaire au moment de la Coupe du monde de rugby. C’est sympa, j’aime bien le rugby, mais, à un moment donné, il faut être sérieux. Il y a eu 82 préconisations, mais rien n’a suivi. On réduit aujourd’hui la voilure, en passant de 82 à 15 préconisations. Où est la volonté politique ? Nulle part.
On peut donc continuer, et je salue mes collègues qui font un travail remarquable sur le terrain – je le dis très sincèrement parce qu’il faut que ce travail soit fait. Mais depuis combien de temps arrive‑t‑on dans des enceintes comme celles-là à se dire « oui voilà, alors on essaye… » ?
Bien sûr, c’est nous qui faisons tenir la République, enfin vous, surtout, associations sur le terrain : tout simplement, on fait ce travail parce qu’on y croit, parce qu’on sait recueillir la parole des enfants, parce qu’on a des juristes compétents. Mais l’État de droit est en faillite sur cette question. Il faut regarder les chiffres : 160 000 enfants victimes chaque année de violences sexuelles, 3 enfants par classe, un enfant tous les cinq jours qui meurt sous les coups de ses parents. Est-on en France ?
C’est franchement hallucinant. J’ai l’impression d’avoir déjà entendu plusieurs fois ce que j’entends depuis tout à l’heure – je suis désolé de le dire comme ça et mes collègues savent que je les apprécie beaucoup. Toutes et tous, nous parlons de cette manière. Isabelle, depuis combien de temps fais-tu ce même travail ?
Mme Nathalie Cougny. Il faut comprendre une chose : dans l’ensemble, l’enfant n’est pas vendeur, il ne vote pas, ne manifeste pas, se tait. Donc, quand on veut faire des choses pour les enfants, il faut les connaître, se rendre compte que ce sont des personnes à part entière, avec des droits, que beaucoup ne connaissent pas. Ainsi, 70 % de ceux que nous rencontrons ne connaissent pas la convention internationale des droits de l’enfant.
Il faut donc déjà respecter les enfants et ne pas croire que, parce que ça vient d’un enfant, ce n’est rien, ce n’est pas grave, ça va passer, il va oublier. On connaît maintenant les séquelles à vie des violences sur les enfants. Il faut changer de culture. On n’est pas dans une culture de la protection, mais toujours dans une culture de la violence, du déni, de l’omerta, du pas faire de bruit. Il faut donc changer cette culture, qui ne passe pas que par l’école, mais aussi par les enfants, les professionnels et les parents.
Il est complètement faux que les enfants oublient ; ça donne des adultes traumatisés qui ne seront pas bien dans leur vie personnelle, intime, professionnelle, et ne seront pas performants – je sais de quoi je parle. Protéger un enfant, c’est donc protéger l’avenir de la société. S’il y a aujourd’hui beaucoup de jeunes violents que l’on ne cesse de sanctionner, c’est parce qu’ils ont été élevés dans un milieu dysfonctionnel, de même que beaucoup d’agresseurs sexuels ont été eux-mêmes abusés, violés ou violentés dans leur enfance.
Il faut donc briser cette chaîne et, quand un enfant a un comportement particulier, qui pose question, ou qu’il dit quelque chose, il faut tout de suite agir. C’est vrai qu’il n’y a pas de volonté politique – il faut d’abord des moyens humains, or vous avez sûrement connaissance du gouffre dans lequel se trouve l’aide sociale à l’enfance. C’est catastrophique de vivre ça en France. Outre les moyens humains, il faut des moyens financiers, c’est une priorité : notre avenir, notre société en dépendent.
Il faut une volonté politique. Si elle n’est pas là, comment fait-on ? On va tout le temps quémander des financements pour une chose évidente, où on obtient des résultats, où tout le monde est satisfait, où on aide des gens, des enfants notamment. Les résultats sont là, il faut la volonté.
Mme Isabelle Debré. Je vais d’abord répondre à Arnaud : oui, on se bagarre, dans mon cas depuis 35 ans. Dieu merci, on avance un petit peu. Quand je suis arrivée à l’Enfant bleu – il y a 33 ans –, la prescription était de 10 ans, elle est aujourd’hui de 30 ans : on avance. C’est dur, mais il faut se retrousser les manches et il y a quelques petites choses positives.
Concernant l’agrément, nous l’avons depuis deux ans et demi, alors que nous faisons de la prévention dans les écoles depuis 2001 – soit 24 ans. Il nous a donc fallu du temps. Comment cela s’est-il passé ? Les ministres et les services sociaux sont venus, tout le monde a regardé quel était notre protocole. Ce protocole est le même pour toute la France – c’est très important. Ils ont adhéré à ce protocole : dans nos interventions, il y a une bénévole qui accompagne des professionnels que nous rémunérons – juristes et psychologues.
Pour l’instant, nos interventions sont gratuites – je ne sais pas si on pourra continuer ainsi. Les écoles nous demandent de venir. L’agrément nous apporte une chose très importante : à chaque fois qu’une école nous demandait d’intervenir, nous devions monter des dossiers pour demander des autorisations, ce que nous n’avons donc plus à faire. Mais nous avons travaillé sans agrément pendant 23 ans.
Mme Laura Morin. Une question portait sur la particularité des violences commises au sein des établissements scolaires. Ce que subissent les enfants est identique dans les familles et dans les établissements. Mais, dans ces derniers, on est confronté à la loi du silence : il est compliqué de faire sortir la parole du milieu scolaire, de l’éducation nationale.
Nous voyons deux niveaux de frein. Le premier se situe au niveau de l’équipe de l’école, en raison d’une forme d’alliance avec le parent, qui lui fait confiance, ou parce qu’on imagine difficilement des problèmes au sein de cette équipe, à laquelle on fait aussi confiance. L’autre frein fonctionne au-delà de l’équipe – comme dans l’affaire de la petite Amandine. Des informations remontent dans la chaîne des responsabilités, mais sans sortir de l’éducation nationale ni donner lieu à une information préoccupante ou à un simple signalement.
N’oublions pas aussi que les établissements scolaires relèvent de l’éducation nationale mais que le périscolaire dépend des mairies. On est parfois confronté à des situations où les personnes se défaussent. L’école nous dit : « ce n’est pas nous, c’est la mairie ». La mairie nous dit : « ce n’est pas vraiment nous, c’est l’éducation nationale. » Il est donc important de rappeler que, lorsqu’on parle d’établissements scolaires, il n’y a pas que l’éducation nationale, mais aussi le périscolaire.
Nous avons ainsi été confrontés à une affaire concernant quatre petites filles. Une réunion a eu lieu au sein de l’école, avec le directeur de l’école, celui du périscolaire et les représentants des parents d’élèves. On a parlé de la situation et ils ont dit : « Oui, on va faire attention entre nous. On va faire attention à ce que les enfants ne soient pas trop seuls ou n’aient pas tel ou tel objet. » Ça s’arrête là.
Nous avons été saisis du dossier parce que l’un des parents nous a appelés et nous a demandé ce qu’on pouvait faire pour comprendre ce qui s’était passé, car on a retrouvé des choses terribles sur le corps des enfants. On fait donc des informations préoccupantes, car les parents viennent nous chercher pour faire sortir la parole de l’établissement.
M. Arnaud Gallais. Je suis également président de C3S (Corse stratégie santé sexuelle), une association corse qui intervient sur ce territoire notamment pour faire de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars). Elle possède l’agrément de l’éducation nationale, mais 80 % des établissements scolaires nous ferment néanmoins leurs portes.
Nous avons donc l’agrément qui nous permet de rentrer dans les établissements scolaires, et une loi de 2001 fait que nous devrions théoriquement pouvoir y rentrer – et je ne parle pas d’établissements privés sous contrat, mais de l’éducation nationale. Or nous ne pouvons pas le faire.
Il y a un écart entre ce que signent une association et le rectorat, qui nous permet d’intervenir, et la réalité.
Dans les faits il existe des inégalités en fonction des établissements et de la volonté du chef d’établissement, comme en Corse, entre le Nord et le Sud. Il y a donc un problème : est-ce que cela doit relever de la volonté d’un seul ? Cela rejoint la question de la hiérarchie et me semble donc important.
Il s’agit bien d’une association, inscrite dans un territoire, qui rencontre des difficultés, avec des portes fermées et des enfants en difficulté. Que l’on ait ou non l’agrément, voilà les difficultés face auxquelles on se trouve. Il y a donc quelque chose qui ne fonctionne pas.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pour être sûre de bien comprendre, quelle est la relation entre l’association et l’établissement ? Certains établissements exige-t‑ils un agrément ? S’agit-il d’une relation privilégiée parce qu’il y aurait un bon contact entre l’association et le chef d’établissement – qui aurait eu une bonne expérience et demanderait à l’association de revenir ? Est-ce que l’agrément atteste du sérieux de l’association ? S’il y a des mesures rectorales, par exemple concernant la sensibilisation à un sujet, les chefs d’établissement sont-ils moins frileux à l’égard des associations agréées ?
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je compléterai avec une question sur le périmètre de l’agrément. Dans d’autres domaines de l’éducation nationale, j’ai compris qu’il était donné par les rectorats. Est-ce le cas de celui vous permettant d’intervenir dans les établissements scolaires s ? En tant qu’association nationale, devez‑vous le demander dans chacun des rectorats ? Existe-t-il un agrément national ? Connaissez-vous ces deux niveaux d’agréments ?
Paul Vannier et moi avions une deuxième question. Je comprends qu’un chef d’établissement peut aujourd’hui choisir de faire intervenir L’Enfant bleu, agréée, ou Les maltraitances moi j’en parle !, non agréée, et que cela ne change rien pour lui.
Mme Nathalie Cougny. D’après ce que nous voyons sur le terrain, ce sont les écoles et les collèges qui décident – et tant mieux – de faire revenir telle ou telle association en fonction de leurs problématiques. Cela n’est pas lié à l’agrément, puisque nous intervenons dans ces académies sans agrément, parce que ça se passe bien. Le bouche‑à‑oreille fonctionne aussi, les écoles se parlent entre elles.
On revient aussi souvent dans la même école l’année suivante, ou dans le même collège pour les nouveaux élèves de sixième, parce que ça se passe bien et qu’on obtient des résultats. Mais un chef d’établissement peut décider de ne pas vous laisser intervenir même si vous avez l’agrément, parce que la thématique ne l’intéresse pas ou parce qu’il n’a pas envie ou pas le temps.
Mme Laura Morin. L’agrément est une vraie réassurance : il assure que les protocoles ont été vérifiés. Certains directeurs d’école me disent que ça les rassure. Ce n’est cependant pas le principal élément pour lequel ils choisissent L’Enfant Bleu : nous n’avons pas besoin de faire de prospection, car nous avons des listes d’attente pour intervenir dans les écoles.
Cela vient de la volonté du directeur de la structure, de l’infirmière, d’un enseignant, d’un parent d’élève. Dans ces cas-là, ils prennent contact avec nous. Nous travaillons aussi avec des municipalités qui nous font intervenir auprès des acteurs du périscolaire, en atelier de sensibilisation, ou nous permettent de présenter à l’ensemble des directeurs de la municipalité notre façon de faire. Ensuite, les directeurs viennent vers nous s’ils souhaitent qu’on intervienne dans les établissements.
Pour nous, il est important de ne pas imposer ces interventions. Nous avons en effet vu la différence : quand l’inspection a demandé à un directeur que l’on intervienne, alors qu’il n’adhérait pas au processus, cela s’est moins bien passé et s’est avéré plus compliqué à organiser… En revanche, quand l’école adhère au projet dès le début, les équipes pédagogiques comme les enfants adhèrent eux aussi beaucoup mieux.
Mme Isabelle Debré. Mme la rapporteure a évoqué l’agrément national ou départemental. Pendant plusieurs années, nous n’avions que l’agrément de telle ou telle académie. Une académie – que je ne citerai pas ici – nous a systématiquement refusé l’agrément, sans que l’on sache jamais pourquoi.
L’inégalité territoriale évoquée par Arnaud Gallais est une réalité. À l’époque, une académie nous accueillait en disant « Bienvenu, L’Enfant Bleu, c’est formidable… », quand une autre nous a refusé l’agrément pendant des années. Maintenant, elle ne le peut plus, car nous avons l’agrément national – c’est son avantage. Si une école de cette académie nous demande de venir, on ne peut plus nous refuser.
Nous avons un protocole particulier : comme l’a rappelé Laura Morin, nous recevons d’abord tous les membres du personnel éducatif, puis les parents, avant d’intervenir trois fois dans chaque école.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. D’autres collègues souhaitent vous interroger.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Pendant quatre ans, de 2016 à 2020, j’ai été cheffe du bureau responsable des relations avec les associations à la Dgesco. Je connais donc parfaitement le fonctionnement des agréments nationaux. Je préparais les Cnaecep (conseils nationaux des associations éducatives complémentaires de l’enseignement public), chargés de délivrer les agréments. À ce titre, je voudrais dire plusieurs choses qui pourront aussi vous permettre d’approfondir le travail.
Ces conseils nationaux sont aussi déclinés au niveau académique, parce que l’on considère qu’une association à rayonnement académique doit faire ses demandes auprès de l’académie. À partir de quatre ou cinq académies – ce n’est pas pour autant une règle inscrite dans le code de l’éducation –, cette association peut prétendre à un agrément. Elle transmet un dossier, instruit par les services de la Dgesco. Si le bureau en question fait bien son travail, il prend contact avec elle, ainsi qu’avec les académies.
Un rapport de la direction est remis, ainsi qu’un rapport des membres du Cnaecep. qui compte parmi ses membres des représentants des organisations syndicales de l’école et des parents d’élèves. Leur avis n’est que consultatif. La décision finale concernant la signature de l’agrément revient au ministre pour les agréments nationaux, aux recteurs pour les agréments académiques.
Vous pouvez demander à consulter le compte rendu du Cnaecep pour comprendre pourquoi, pendant de nombreuses années, on a refusé l’agrément à L’Enfant Bleu et pourquoi on le refuse toujours à Les maltraitances moi j’en parle ! Je vais aller au-delà du devoir de réserve qui m’était imposé, puisque je ne suis plus à la Dgesco et que je peux donc le dire : parfois des décisions politiques entourent la délivrance de l’agrément. Sur les questions d’éducation à la sexualité, il y a eu, par le passé, des épisodes de flambée polémique – on a tous en tête ceux autour des ABCD de l’égalité.
Dans cette institution vénérable que je continue à respecter du plus profond de mon âme, existe parfois une culture de la prévention du risque, qui se fait au détriment de la protection des enfants. Je vais être très claire : pour éviter d’avoir de nouveau à affronter des appels ou des remontées de parents énervés, on préfère éviter de donner pignon sur rue à des associations qui viendraient parler de sexualité aux enfants – parce que c’est ce que vous faites quand vous parlez de prévention.
En réalité d’ailleurs, vous faites de l’information davantage que de la prévention : vous informez les enfants, dont certains subissent des violences, que ça ne devrait pas leur arriver ; si ça leur arrive, vous leur dites ce qu’ils devraient faire. En faisant ainsi de l’information, et même davantage, vous leur donnez du pouvoir d’agir.
Ce n’est donc pas de la prévention : vous n’évitez pas qu’ils se fassent violenter à la maison ou par des copains. Vous leur dites : « si jamais ça vous arrive, voilà ce que vous devez faire. » Parfois, vous pouvez donc être amenés à parler de sujets hautement sensibles, en tout cas dans les représentations.
Je pense qu’il serait intéressant pour les rapporteurs – qui peuvent avoir accès à n’importe quel document – de demander ces comptes rendus pour comprendre si la décision a été fondée sur des critères objectifs, ainsi que de vous interroger sur ces critères : les arguments qu’on vous a donnés autour du recueil ou de l’accueil de la parole de l’enfant me semblent être du délire.
L’enfant ne décide pas quand il va parler. Il parle à un moment donné et il faut alors être prêt pour l’écouter et pour agir, afin que sa parole débouche sur quelque chose. Quand on vous explique que vous faites de l’accueil, mais pas du recueil, on est chez les fous. Je dis les choses telles que je les pense – et j’aurais pensé de la même façon si j’avais encore travaillé à la Dgesco. J’y avais d’ailleurs eu affaire à des cas semblables qui m’avaient agacée et fait quitter cette maison.
Il serait donc intéressant, madame Cougny de vous faire communiquer ces pièces, puisque vous n’avez toujours pas l’agrément national.
Mme Nathalie Cougny. Nous ne l’avons en effet pas obtenu l’année dernière et venons de refaire une demande. Nous avons eu récemment deux rendez‑vous qui se sont très bien passés. À part une petite modification dans notre protocole – pour que le service social en faveur des élèves soit systématiquement au courant des dates où nous venons –, je ne vois pas ce qui pourrait freiner l’obtention de l’agrément.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Le point que je veux aborder est au cœur de cette commission d’enquête : y a‑t‑il une culture du tabou, une culture de l’omerta dans l’éducation ? Sur quoi repose‑t‑elle ? Voilà ce dont on parle. Cela a permis à Bétharram de continuer pendant tant d’années et permet aujourd’hui à un premier ministre de dire : « écoutez, je ne suis pas plus coupable que les autres parce que tout le monde était au courant, moi pas plus que les autres. »
Enfin, selon le code de l’éducation, vous devez être agréés quand vous intervenez en tant qu’associations partenaires de l’enseignement public. Dans les faits, il est tellement compliqué d’obtenir l’agrément qu’heureusement, certains établissements passent outre et font confiance à des associations qu’ils connaissent et auxquelles ils font appel.
Ce n’est pas parce que vous êtes agréés que vous allez pouvoir intervenir, parce qu’il faut que cela soit en lien avec le projet d’établissement. La question soulevée par M. Gallais est la suivante : pourquoi son association, bien qu’elle ait l’agrément, est-elle considérée comme contraire au projet d’établissement dans 90 % des cas, alors même que la lutte contre les violences faites aux enfants est un vrai sujet ?
J’ai aussi une question sur le délai de prescription : pensez-vous qu’il faudrait une imprescriptibilité dans les affaires de violences contre les enfants ?
Mme Florence Herouin-Léautey (SOC). Je vous remercie de venir témoigner pour éclairer les débats, les réflexions et les préconisations – même si je suis d’accord avec M. Gallais sur le fait qu’il y a déjà eu une multitude de préconisations. Comment s’en saisit‑on ? Telle est la question.
L’arrivée du programme Evars pour tous les niveaux scolaires, en septembre 2025, peut-elle être un levier ? Avez‑vous été consultés ? Pensez-vous que vous seriez habilités, légitimes à déployer ce nouvel enseignement dans les établissements scolaires ? Au vu de votre expérience, pensez-vous que les enseignants sont aujourd’hui suffisamment outillés et formés pour le dérouler eux-mêmes ? Quelle vision avez-vous de ce sujet ?
Le deuxième point concerne l’information – mot employé par Ayda Hadizadeh. Quand on informe les enfants de leurs droits, je pense qu’il est indispensable que les parents reçoivent le même niveau d’information, sans quoi on ouvre la porte à des récriminations, des incompréhensions, des mécompréhensions qui ajoutent des difficultés dans le climat scolaire.
Un effet miroir est absolument nécessaire. Nous avons besoin que les adultes soient formés pour comprendre ce que sont les enfants et quels sont leurs droits. Voilà le travail de l’Unicef comme de toutes les associations qui interviennent auprès des enfants. Il existe une incompréhension, liée à cette culture que vous dénoncez depuis tout à l’heure. Nous avons besoin d’un changement systémique.
Concernant les agréments, je rappelle qu’historiquement, l’éducation nationale avait des associations partenaires : des mouvements d’éducation populaire, dans lesquels on apprenait à être un individu maître de soi, qu’on ne cherchait pas à façonner, mais auquel on donnait les clés de son pouvoir d’agir et de se développer. Cela s’est perdu dans les limbes. Vous le faites, comme d’autres, à votre manière. La conclusion est la suivante : l’école ne fait pas tout toute seule, elle fait partie d’un écosystème et il va falloir qu’on l’assume.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Pensez‑vous qu’il soit réaliste et réalisable que l’Evars soit déployée à la rentrée – au vu de ce que vous en connaissez ? Quelles seraient les conditions pour que cela se passe correctement ? Considérez‑vous qu’une formation en ligne des enseignants – par exemple par des Mooc (modules de formation en ligne, Massive Open Online Course) – serait suffisante pour intervenir sur un tel programme ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez évoqué une faillite de l’État de droit et avez demandé comment passer d’un diagnostic à des actions. La ministre de l’éducation nationale a justement annoncé un plan intitulé « Brisons le silence, agissons ensemble ». Quel regard portez-vous sur les propositions qu’il contient ?
Mme Debré insistait pour évoquer, à la fin de notre échange, des enjeux de prévention et vos propositions en général. Que vous paraît-il utile de nous transmettre ?
M. Arnaud Gallais. L’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle fait bien sûr partie de nos préconisations et rejoint les 82 préconisations de la Ciivise. Je pense qu’il faudrait en réalité simplement appliquer des choses déjà préparées et arrêter d’inventer et de refaire éternellement des commissions.
J’attire votre attention sur ce slogan que nous avions fait figurer sur des autocollants : « L’éducation affective et sexuelle, c’est ton droit. Réclame-la à tes profs ! » Il ne s’agissait pas de mettre le bazar dans les établissements, mais de dire que les droits des enfants sont en péril.
On peut regretter que l’on ait surtout cherché à ce que l’extrême droite ne se saisisse pas de cette question. On sait bien que la sexualité est une question compliquée, qui touche à la famille – on entend systématiquement ce discours. Mais il y a quand même eu plusieurs rétropédalages, notamment sur la question du genre, ce qui est malheureux quand on voit des situations comme celle du petit Lucas. Il faut donc y être attentif.
La question relative aux établissements me semble importante au vu des affaires actuelles – Bétharram, Joël Le Scouarnec à l’hôpital. À quel moment a-t-on une obligation de résultat quand une affaire ne concerne que des enfants ? Quand vous êtes un employeur, vous avez une obligation de résultat concernant les salariés – avec un document unique d’évaluation qui liste tous les risques professionnels et met en face ce que l’employeur doit faire pour les limiter. Pourquoi ne fait-on pas la même chose pour les enfants ?
On connaît les violences, les risques, les chiffres, or on les redécouvre sans cesse. Créons un document et évaluons les actions menées. À défaut, on a l’impression que l’on crée sans cesse des commissions pour savoir ce qui a été fait.
J’ai quand même été surpris en voyant, le 17 mars, les deux rapporteurs à la télévision, que l’on donne à l’avance les dates de l’inspection menée à Bétharram. Lors du scandale des Ehpad des inspections inopinées ont été menées. Pourquoi, quand il s’agit des enfants, donne‑t‑on les dates ? « On passera dans trois mois, soyez prêts, brûlez bien les archives, on ne sait jamais s’il reste quelque chose… » – et encore, il en restait – je le dis avec un peu d’humour.
Je terminerai sur un point qui me semble fondamental. Ce qui s’est passé à Bétharram ou dans le village d’enfants de Riaumont est un crime contre l’humanité, d’après le professeur de droit Jean-Pierre Massias. Il a pris la tête d’une pseudo-commission qui prétend réparer les victimes de Bétharram – quelle honte ! Je m’adresse à vous, députés : dans ce pays, traite‑t‑on un crime contre l’humanité par une commission ?
Le même jour, Antoine Garapon disait ici même qu’il s’agissait d’un crime de masse. Traite‑t‑on les crimes de masse par des commissions ? Peut‑on nous traiter de cette manière-là, nous qui avons été déshumanisés, violés ? C’est inacceptable ! Nous ne nous arrêterons pas tant que nous n’aurons d’État de droit face à nous. Nous espérons sincèrement que les choses vont avancer, que cette commission aura des effets, mais nous avons été échaudés car ce n’est pas la première fois que nous nous retrouvons devant une commission.
Mme Nathalie Cougny. Pour protéger vraiment les enfants, pour informer et former les adultes, garants de leur bien‑être et de leur protection, il faut une volonté politique. Cette année, des associations – beaucoup dans le domaine social – cessent leur activité à cause des coupes budgétaires, ce qui va poser des problèmes. Il faut donc des moyens humains et financiers conséquents à destination des enfants, des professionnels, mais aussi des parents : nous avons vingt ans de retard sur d’autres pays.
Ainsi, en 2019, quand est sortie la loi contre les violences éducatives ordinaires, aucune campagne n’a été menée. Les parents comme les enfants ne savent pas que cette loi existe. Il est donc nécessaire d’informer largement sur cette loi, puisqu’on sait que ces violences sont le terreau du décrochage scolaire, de la délinquance, des violences conjugales et mènent à l’échec d’une société.
Il existe en France peu d’études sur les violences psychologiques. Celles qui ont été menées aux États-Unis permettent de déterminer, parmi des enfants qui sortent de foyer à l’adolescence, lesquels seront plus tard victimes ou auteurs de violences conjugales. Ce manque d’informations autour des violences nuit donc gravement à la société.
Malgré l’urgence et les très nombreux rapports produits depuis des années – on croule sous les rapports –, de la crèche en passant par l’école, le sport, l’Église, l’aide sociale à l’enfance et leurs propres familles, des centaines de milliers d’enfants subissent des violences, de la cruauté, de la barbarie, qui entraînent des souffrances et des séquelles tout au long de leur vie, quand ils n’en sont pas morts. Qui aura enfin le courage de décider que ça suffit ? Je pense que cette décision est politique, citoyenne, collective : tout le monde doit se bouger pour que ça s’arrête.
Nous avons six recommandations. La première consiste à généraliser l’information auprès des enfants, partout où ils se trouvent. Un enfant qui ne sait pas ne peut pas parler. Dans beaucoup de cas, notamment de violences physiques et psychologiques, les enfants pensent que c’est normal d’être frappés. Il faut donc leur dire que ça ne l’est pas. L’OMS (Organisation mondiale de la santé) le dit aussi : un enfant informé sait davantage se protéger. D’ailleurs, des milliers de témoignages d’enfants nous disent : « maintenant, on saura quoi faire. » Ils ne le feront toutefois pas tout seuls.
Ensuite, développer la formation de la communauté éducative est indispensable, pour les enseignants et les intervenants du périscolaire. Ils doivent pour cela être face à des personnes, car ils ont beaucoup de questions – deux jours n’y suffisent pas –, ils ont besoin de savoir, de parler de situations qu’ils rencontrent, d’exprimer ce qu’ils pensent. Cette formation doit faire partie de la formation initiale et continue, c’est d’ailleurs ce qu’ils demandent.
Troisième point, il faut allouer des ressources en conséquence, dédiées donc au personnel des écoles. Les collèges sont en général bien outillés – il y a du monde sur place. Dans les écoles en revanche, beaucoup se sentent démunis, seuls, en souffrance face aux violences et ne savent pas quoi faire. Il faut absolument des moyens, notamment pour dédier aux écoles des référents violence.
La quatrième recommandation consiste à dimensionner la chaîne de protection à la hauteur de l’enjeu. On ne peut pas, d’un côté, demander aux victimes de libérer leur parole et, de l’autre, ne rien anticiper. C’est ce qui s’est passé quand il fallait absolument libérer la parole. Beaucoup de personnes sont ensuite restées sur le carreau parce qu’il n’y avait pas de psychologues ni d’aide aux familles.
La cinquième recommandation concerne les délais qui suivent une IP ou un signalement : ils sont normalement de trois mois, mais vont en réalité jusqu’à 18 mois, voire deux ans. Pendant ce temps, les enfants sont avec leurs bourreaux, car il n’y a pas assez de personnel. Il faut donc que les délais soient respectés, voire raccourcis dans certains cas.
Nous constatons aussi, lors des formations dans les établissements scolaires, qu’il n’y a aucun retour sur les IP et les signalements. Cela crée un vrai problème de confiance : lorsqu’un enseignant fait une IP à un chef d’établissement et n’a pas de retour – il doit normalement y avoir un accusé de réception et une conclusion –, la confiance de l’enfant est engagée. Pendant ce temps, ils ne savent pas ce qui se passe pour l’enfant, cela peut durer des mois, l’enfant est absent ; quand il revient, ils ne savent pas ce qui s’est passé ni, par conséquent, comment se comporter avec lui.
Pour résumer, il faut donc une écoute active, une prise en charge immédiate de l’enfant, même en cas de doute – parce qu’on estime que le doute doit profiter à l’enfant –, des délais d’évaluation plus courts, une aide psychologique et juridique pour chaque enfant, une information obligatoire sur les suites.
Le dernier point concerne les infirmières et des médecins. En 2023, il y avait 7 720 infirmières pour 15 millions d’enfants. Comment peut-on bien faire son travail ainsi ? Nous rencontrons des infirmières qui travaillent dans plus de 11 établissements. Lorsqu’on leur demande si une infirmière est présente en permanence, 94 % des établissements nous répondent « non » ; 49 % répondent « oui » à la question « avez-vous besoin d’une infirmière à temps plein ? » et 86 % à la question « auriez-vous besoin d’un psychologue ? » Vous mesurez les besoins. S’il y avait plus de ressources de personnel, il y aurait aussi moins de problèmes de violence et de remontée des informations.
Il faut enfin sensibiliser les parents par tous les moyens, de façon tripartite : enfants, parents et professionnels. Il faut donc un vrai plan d’action, qui remet l’enfant au cœur de nos préoccupations et ne se limite pas aux établissements scolaires. Il doit être piloté au plus haut niveau de l’État : un ministère de l’enfance et des familles est indispensable.
Mme Isabelle Debré. Vous demandiez si le plan Evars allait être lancé en septembre et si nous étions prêts. À titre personnel, je ne le pense pas. Il y a un terrible manque de formation : je ne vois donc pas comment les enseignants vont pouvoir enseigner une chose pour laquelle ils ne sont pas formés – formation qui fait partie de nos recommandations. Pour être franche, nous sommes très dubitatifs.
Vous avez dit que l’agrément était une décision politique ; je ne suis pas tout à fait d’accord, même si vous travailliez sur ce sujet. Surtout, cela a duré des années : il manquait quelqu’un, ils avaient perdu notre dossier, il y avait toujours des problèmes.
Concernant nos préconisations, j’insisterai sur la formation et la prévention dans les écoles. Nous allons vous laisser notre petit livre blanc, qui contient toutes nos recommandations – qui se trouvent aussi sur notre site.
Vous aviez posé une question sur les fichiers centralisés. Je prendrai le cas de Marina, une petite fille qui a fréquenté de nombreuses écoles et a fini par mourir. Jamais les informations n’étaient allées d’une école à l’autre. Voilà qui est scandaleux, à une époque où existaient tous les moyens informatiques – pas encore l’IA. Un film a été tiré de cette histoire abominable. Il est anormal que, lorsqu’un enfant change l’école, l’école suivante ne sache pas s’il y a eu un signalement le concernant. Laura Morin souligne que ça a été pareil pour Amandine. Le cas de Marina a été très médiatisé et pourtant, rien n’a été fait. Il n’est pourtant pas difficile que la nouvelle école se renseigne lorsqu’un enfant arrive.
Je terminerai en disant que nous faisons le travail que l’État devrait faire. Dans une société parfaite, les associations ne devraient pas avoir à exister. Nous ne sommes pas une société parfaite, dont acte. Nous, associations, sommes prêtes à nous remonter les manches – je suis d’ailleurs bénévole depuis 33 ou 34 ans. Je n’ai pas l’habitude de me fâcher et de hausser le ton, mais je trouve inadmissible qu’on ne nous donne pas les moyens d’agir, la DGCS (direction générale de la cohésion sociale) s’apprêtant à encore nous retirer des subventions.
Quand je suis devenue présidente de l’association, notre budget comptait 4 % de subventions, le reste venant de donateurs. Heureusement que des gens croient en nous et que nous parlons. Laura Morin et moi allons dans les médias car cela permet de faire connaître l’association, qui est très crédible car elle travaille depuis longtemps.
Mais franchement, ne croyez-vous pas que l’État pourrait mettre la main à la poche ? Plus ça va, moins nous avons de subventions, qui représentent aujourd’hui 10 % de notre budget. Dans ce cas, que l’on ne nous demande pas de faire le boulot. Nous avons eu ce matin une réunion avec les acteurs de la prévention de l’enfance, ça va râler…
L’État ne place pas l’enfance parmi ses priorités. Il n’y a pas de ministère de l’enfance, ni même le mot enfance dans le titre des ministres – je ne suis pas politiquement correcte en le disant. Nous avons maintenant une haute-commissaire, que nous avons rencontrée ce matin. Je ne vais pas la critiquer avant de l’avoir vue à l’œuvre…
Nous pourrions avoir aussi un ministère : l’avantage, c’est qu’une haute‑commissaire restera en cas de dissolution alors que nous avons eu trois ou quatre ministres en peu de temps. Espérons qu’elle aura les moyens d’agir. Nous préférerions un ministère, mais nous ne l’avons pas, laissons la haute‑commissaire travailler. À L’Enfant Bleu, nous ne voulons pas critiquer avant d’avoir vu – c’est dans notre ADN. Nous essayons d’avancer, même si ce n’est pas simple, et nous comptons sur vous pour tirer la sonnette d’alarme concernant les subventions pour toutes les associations.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie, nous le faisons, en tout cas dans nos circonscriptions. Je laisse le mot de la fin à M. Gallais.
M. Arnaud Gallais. Je vais vous remettre une lettre de Nicole Le Tirilly, victime des frères de Saint-Gabriel. Elle a été choquée d’entendre Antoine Garapon parler ici de « cluster » de violeurs. Nous, victimes de violences sexuelles dans l’Église, serions dans des « clusters » – c’est nouveau, pour nous qui sommes expérimentés. Beaucoup de victimes en ont été marquées – dont Nicole, avec qui j’étais hier soir et qui nous regarde peut-être.
Ce qui nous amène ici, c’est initialement le scandale de Bétharram. Je vais vous lire ce qui s’est passé le 6 novembre 2020 : « le comité des droits de l’enfant de l’ONU a sollicité le gouvernement français, lui demandant de soumettre, avant le 30 octobre 2021, un rapport – un de plus – concernant les violences sexuelles perpétrées par des membres du clergé. Ce rapport devait inclure des enquêtes, poursuites et sanctions relatives à ces violences, y compris des précisions sur la prescription, les mesures de réparation, telles que l’indemnisation et la réhabilitation des victimes, les actions entreprises pour protéger les enfants contre de tels abus à venir. Cette demande souligne que l’État français ne peut déléguer à l’Église la gestion exclusive de cette affaire, qui relève de l’ordre public et présente un caractère criminel. Les victimes étant des citoyens français, la responsabilité de l’État est directement engagée. Qu’a fait le président de la République ? Qu’ont fait les différents gouvernements ? Ils n’ont jamais répondu. »
Je terminerai là-dessus, en vous disant que si on en est là aujourd’hui, c’est que le signal d’alarme de l’ONU, en 2020, n’a reçu aucune réponse. Or 30 % des victimes étaient dans des établissements privés, sous contrat ou non. Heureusement que François Bayrou a été nommé premier ministre, car, de cette manière, on a pu en parler…
Mme Nathalie Cougny. Je voudrais qu’il n’y ait pas de délai de prescription pour les crimes sexuels sur les enfants.
M. Arnaud Gallais. Nous aussi.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mesdames, monsieur, je vous remercie.
6. Table ronde réunissant des journalistes (26 mars 2025 à 16 heures 30)
La commission auditionne, sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), des journalistes : M. Gabriel Blaise, de Sud-Ouest, Mme América Lopez, de France 3 Aquitaine et MM. David Perrotin et Antton Rouget, de Mediapart ([6]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête en recevant plusieurs journalistes qui ont particulièrement travaillé sur les violences dont ont été victimes certains élèves de l’établissement Notre-Dame de Bétharram.
Je vous rappelle que cette séance est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à prêter serment.
(M. Gabriel Blaise, Mme América Lopez, M. Antton Rouget et M. David Perrotin prêtent serment)
Comment avez-vous pris connaissance des premiers éléments concernant l’affaire Bétharram et qu’est-ce qui vous a poussé à enquêter sur cette affaire en particulier ?
M. Gabriel Blaise, journaliste (Sud-Ouest). En tant que chef d’édition au quotidien Sud-Ouest à Pau, mon équipe et moi-même sommes en veille constante sur l’actualité du territoire, y compris sur les réseaux sociaux. Fin octobre 2023, la création d’un groupe Facebook par Alain Esquerre au sujet de violences survenues à Notre-Dame de Bétharram a attiré notre attention. Compte tenu de la réputation de l’établissement, nous n’étions, au départ, pas particulièrement surpris. Cependant, à mesure que nous avons suivi les échanges sur ce groupe et recueilli des témoignages directs, l’ampleur du sujet est apparue bien plus significative. France 3 a été le premier média à publier un article, suivi de près par La République des Pyrénées. Nous avons alors poursuivi notre enquête, découvrant que l’affaire dépassait largement ce que nous avions initialement perçu.
Mme América Lopez, journaliste (France 3 Aquitaine). Comme mon confrère, j’ai découvert l’existence de ce groupe de parole alors qu’il ne comptait encore que peu de membres. Très vite, les échanges ont mis au jour des agressions particulièrement graves, allant de violences physiques à des faits de nature sexuelle. Le tournant s’est opéré début février 2024, avec l’ouverture d’une enquête préliminaire pour des faits d’agression par le parquet de Pau. Mon mari, David Basier, correspondant de France 2 à Bordeaux, réalise alors un reportage national sur la mise en cause d’un surveillant laïc en poste depuis quarante ans à Bétharram, visé par une dizaine de plaintes pour agressions sexuelles. En parallèle, il m’alerte sur l’ampleur exceptionnelle de cette affaire, soulignant qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé au sein de l’Église mais d’un phénomène systémique s’étendant sur plusieurs décennies. C’est ce constat qui nous a poussés à entrer en contact avec Alain Esquerre ainsi qu’avec d’autres témoins et victimes, amorçant ainsi un travail d’enquête approfondi.
M. Antton Rouget, journaliste (Mediapart). À Mediapart, nous avons suivi les premiers développements depuis Paris, mais deux éléments en particulier ont attiré notre attention dès le début de l’année 2024. D’une part, étant originaire des Pyrénées-Atlantiques et ayant débuté ma carrière à Pau, je connaissais la réputation de Bétharram. D’autre part, nous étions alors engagés dans le traitement de l’affaire autour de l’établissement privé Stanislas, qui posait déjà la question du contrôle défaillant des établissements privés sous contrat.
Notre enquête sur Bétharram a véritablement commencé en février 2024, après ma rencontre à Biarritz avec une victime ayant porté plainte dans les années 1990. Nous avons alors été frappés par la diversité des témoignages, qui s’étendent sur plusieurs décennies et impliquent différents auteurs, révélant une mécanique de violences à la fois systémique et institutionnelle au sein de l’établissement.
Notre démarche visait à dépasser les seuls cas individuels pour interroger les conditions structurelles et l’environnement ayant permis la répétition de ces violences et leur impunité durant des décennies. Nous avons rapidement concentré notre attention sur les années 1990, période de bascule durant laquelle plusieurs alertes ont été lancées sans être suivies d’effet. Ce défaut de réaction institutionnelle a entraîné des conséquences majeures, comme en témoignent les nombreux faits rapportés postérieurement à ces premières alertes.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je tiens à saluer la qualité de votre travail journalistique qui, conjugué au courage des victimes, a permis de faire émerger l’affaire Bétharram dans l’espace public et d’en saisir pleinement l’ampleur, tant au sein de l’opinion publique qu’auprès des représentants parlementaires. Vos investigations ont non seulement mis en lumière des faits d’une gravité considérable mais ont également élargi le périmètre de nos enquêtes.
Vous avez indiqué à plusieurs reprises que « tout le monde savait ». Pourriez-vous préciser ce qui, précisément, était su ? De quelle nature étaient les violences évoquées au sujet de cet établissement ? À partir de quand Bétharram a-t-il été perçu comme un lieu marqué par la violence ?
Par ailleurs, cette affaire constitue-t-elle un cas isolé ou le symptôme d’un phénomène plus vaste ? Nous observons aujourd’hui l’émergence d’autres collectifs de victimes, notamment dans le Sud-Ouest. Bétharram se distingue-t-il par des caractéristiques particulières, ou s’inscrit-il dans une dynamique plus générale de violences institutionnelles à cette époque, au sein de certains établissements scolaires ou religieux ?
M. Gabriel Blaise. Je souhaite ici m’exprimer non seulement en tant que journaliste, mais également en tant que père, fils et citoyen. Bien que la moitié de ma famille soit originaire de Pau, j’ai grandi en région lyonnaise et exercé dans la région toulousaine. C’est pourtant à Bordeaux que j’ai entendu parler pour la première fois de Bétharram. Lors de mon installation à Pau en 2018, j’ai été frappé par une expression qui revenait régulièrement : « Si tu n’es pas sage, tu iras à Bétharram ». Cette formule, à la fois anodine et glaçante, trahissait déjà une forme d’ancrage dans les imaginaires locaux. J’ai également recueilli le témoignage d’une personne originaire des Hautes-Pyrénées, passée par Notre-Dame de Garaison, qui évoquait Bétharram comme une référence en matière de rigueur extrême.
Dans ma propre famille, des rumeurs, parfois même des certitudes, circulaient au sujet de violences sexuelles subies par la génération de mon père et ses frères, tous originaires de Pau. Lorsque l’affaire Bétharram a éclaté, ma première réaction a été de me demander s’ils avaient également été concernés. J’ai aussitôt contacté mon père qui, à ma grande surprise, m’a assuré qu’il ne faisait pas partie des victimes. Aucun des quatre frères, nés dans les années 1940, n’est passé par Bétharram. Pourtant, tous ont été victimes de violences sexuelles, à des degrés divers, dans les Pyrénées-Atlantiques. Certains ont subi ces agressions à Bayonne, d’autres à Pau, dans des établissements qui ont déjà fait l’objet d’enquêtes journalistiques. En les interrogeant, mes oncles m’ont répondu avec un mélange d’ironie et de gravité que Bétharram représentait, selon eux, le paroxysme des violences institutionnelles de l’époque.
Mme América Lopez. Bétharram souffre en effet depuis longtemps d’une réputation d’établissement de redressement, connu pour une pédagogie fondée sur la rigueur et la discipline. Plusieurs camarades de classe passés par ses murs évoquaient sans détour les violences physiques qui faisaient alors partie du cadre éducatif. Chacun avait, à tout le moins, connaissance de cette brutalité institutionnalisée, sans nécessairement en saisir l’ampleur. Des témoignages récents, recueillis au fil de nos investigations, parlent pourtant de véritables actes de torture. Ce que nous avons mis au jour dépasse largement la maltraitance puisqu’il s’agit de violences quotidiennes, d’abus sexuels systématiques et d’un climat de terreur généralisée.
Ce qui confère à Bétharram un caractère singulier, c’est d’abord sa situation géographique. Niché entre les montagnes et le Gave de Pau, à huit kilomètres à peine de Lourdes, l’établissement bénéficie d’un ancrage symbolique fort. Considéré comme un lieu sacré en raison de la canonisation de son fondateur, il a acquis une forme d’intouchabilité. Aujourd’hui encore, de nombreux habitants de Lestelle-Bétharram refusent de répondre ou accusent la presse de travestir la réalité. Certains insistent sur le prestige de l’établissement, rappelant qu’il a formé de nombreux notables locaux et tendent à minimiser, voire à nier, la gravité des faits révélés.
Or, ce que nous avons mis au jour à Bétharram relève d’un véritable système de pédocriminalité structuré, reposant sur des complicités entre religieux et personnels laïcs. À travers une cinquantaine d’entretiens avec d’anciens élèves et l’étude de plusieurs plaintes concordantes, il apparaît que des personnes issues de générations différentes, ne s’étant jamais rencontrées, décrivent avec précision des mécanismes identiques. Toutes parlent de la même peur, du même climat d’emprise et des mêmes sévices.
Ce système s’est perpétué pendant plus d’un demi-siècle et tout semblait organisé pour imposer le silence. Les prêtres allaient jusqu’à recruter des lycéens comme surveillants de dortoirs, en leur accordant certains privilèges, comme le droit de fumer ou de consommer de l’alcool dans leur chambre, en échange de leur loyauté. Nombre de ces jeunes, eux-mêmes brisés, reproduisaient ensuite la violence. Le silence était total, entretenu aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement. Le microcosme local, entre adhésion, peur et inertie, a largement contribué à faire durer l’omerta, y compris au sein de familles qui, bien que conscientes des maltraitances subies par leurs enfants, préféraient ne rien dire.
M. David Perrotin, journaliste (Mediapart). Je partage pleinement ce qui a été dit sur l’omerta et le caractère systémique des violences à Bétharram, mais je souhaite insister sur une nuance essentielle à propos de l’expression « tout le monde savait », que l’on retrouve dans bon nombre d’affaires de violences sexuelles institutionnelles. Dans le cas de Bétharram, cette formule recouvre deux réalités distinctes. D’un côté, une notoriété sociale puisque l’établissement était associé, dans l’imaginaire collectif, à un lieu de redressement sévère, comme en témoignait la menace familière précédemment citée. De l’autre, certaines personnes qui savaient véritablement et précisément ce qui s’y passait pour avoir été alertées de faits concrets et graves.
Trois points d’alerte majeurs méritent d’être soulignés. Le premier concerne la presse. Dès la fin des années 1990, des journaux locaux et nationaux ont rapporté des faits d’une extrême gravité, révélateurs d’un système violent profondément enraciné. En 1996, au moins quatre élèves de Notre-Dame de Bétharram avaient souffert d’un tympan perforé à la suite de coups portés par des surveillants. Il est essentiel de rappeler que ces faits se déroulaient à une époque où de telles violences étaient déjà absolument inacceptables aux yeux de la société. La presse a joué un rôle capital dans la mise au jour de ces dérives, puisque plusieurs enquêtes journalistiques ont relayé des témoignages de parents ayant déscolarisé leurs enfants en raison du climat de violence ainsi que des mentions explicites de plaintes déposées, souvent classées sans suite. En 1998, les premiers récits de violences sexuelles sont même relayés par les journaux télévisés nationaux, rendant l’information impossible à ignorer.
Le deuxième point concerne la responsabilité politique, particulièrement saillante dans cette affaire. Nos recherches, fondées sur l’analyse d’archives et de signalements, révèlent une chronologie d’alertes continues entre 1993 et 2025. En 2019, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) avait notamment transmis un signalement et d’autres ont été recensés dès 2024. Notre décompte provisoire indique au moins douze signalements documentés jusqu’en 2013. Ceux-ci ont été adressés à des autorités de premier plan, au premier rang desquelles François Bayrou en sa qualité de maire de Pau puis de président du conseil général, le rectorat ainsi que plusieurs ministres.
La justice ayant elle-même été saisie à plusieurs reprises, je souhaite, pour terminer, interroger la notion souvent évoquée de « libération de la parole ». Bien que certaines victimes trouvent aujourd’hui le courage de s’exprimer pour la première fois, il ne faut pas oublier, en effet, que nombre d’entre elles avaient déjà parlé à l’époque. Parmi les douze signalements recensés, plusieurs plaintes ont été classées et d’autres tout simplement étouffées. Dès lors, l’idée que « tout le monde savait » ne relève pas de l’abstraction ou de la formule mais d’une réalité tangible, étayée par des faits, des témoignages et des documents officiels.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je vous remercie pour vos témoignages qui, au-delà de leur portée individuelle, traduisent un traumatisme collectif profondément enraciné dans le tissu social local. L’impact sur la région est réel, tant en ce qui concerne la mémoire des victimes que la réputation des établissements et, plus largement, celle du Béarn. Il est fondamental, comme vous le soulignez, que nous partagions cette exigence de rigueur dans le traitement de faits aussi graves.
Vous avez évoqué des signalements, adressés non seulement à la justice mais également à des élus politiques locaux, tels que des maires ou des présidents de conseils départementaux. Ce schéma d’alerte institutionnelle face à une situation systémique n’est pas sans rappeler l’affaire de Riaumont. Vous indiquez également que ces signalements se sont échelonnés de 1993 à nos jours.
Comment les institutions concernées, rectorat, ministère et instances de l’enseignement catholique, ont-elles réagi à vos premières sollicitations ? Ont-elles collaboré avec transparence ou avez-vous été confrontés à des résistances, voire à des silences ?
Par ailleurs, avez-vous été soumis à des pressions directes depuis le début de vos enquêtes ? Le cas échéant, de quelle nature étaient-elles et dans quel contexte se sont-elles manifestées ?
M. Gabriel Blaise. La réaction des institutions concernées s’est essentiellement traduite par une absence de réponse. Bien que nous les ayons sollicitées, la démarche s’est révélée difficile, comme c’est malheureusement souvent le cas. Lors de ma première enquête portant sur le surveillant mis en cause, j’ai interrogé l’ensemble des acteurs impliqués. Le directeur de l’établissement m’a alors affirmé ne disposer d’aucun élément à charge, alors même qu’Alain Esquerre s’était présenté deux jours auparavant pour lui remettre plusieurs plaintes, une rencontre que le directeur avait refusée. Lorsque je lui ai demandé si le surveillant serait maintenu à son poste, il m’a répondu textuellement qu’il ne disposait d’aucun élément justifiant un licenciement.
Nous avons adressé des demandes d’information au rectorat et au directeur académique des services de l’éducation nationale (Dasen), qui se sont soldées par des renvois successifs sans qu’aucune réponse concrète ne soit apportée. À ce stade, nous n’avions pas encore contacté la congrégation, mais nous avons tenté d’obtenir un échange avec le diocèse. L’organigramme complexe entre Rome, Bayonne et Bétharram a rendu particulièrement difficile l’identification claire des responsabilités. Ce n’est qu’après l’éclatement public de l’affaire judiciaire, le 13 février 2024, que le diocèse a pris la parole. Le surveillant a été suspendu le lendemain. Quelques jours plus tard, Monseigneur Aillet a exprimé sa compassion envers les victimes dans un communiqué de presse. Cette déclaration reste à ce jour son unique prise de position officielle.
Mme América Lopez. Si je n’ai pas été exposée à des pressions directes, j’ai en revanche rencontré de nombreux refus de communiquer et des tentatives récurrentes de minimiser les faits, souvent relégués à un passé supposément révolu. À titre d’exemple, le rectorat m’a adressé une réponse standard indiquant que l’académie de Bordeaux procédait à des contrôles dans les établissements privés sous contrat, tout en précisant que les faits évoqués concernaient la période allant des années 1970 aux années 1990, ce qui, nous le savons désormais, est inexact.
Toutes mes demandes d’interviews filmées ont également été rejetées ainsi que mes sollicitations auprès de la congrégation, jusqu’à ce qu’un de mes articles suscite le mécontentement du vicaire général. Ce n’est qu’à ce moment-là, le 6 septembre 2024, que leur première communication officielle a été transmise par l’intermédiaire l’Agence France-Presse (AFP). Ce communiqué, paru plusieurs mois après les dépôts de plainte, s’est borné à limiter les faits à la période allant de 1970 à 1990. Le diocèse de Bayonne n’a jamais répondu à mes sollicitations tandis que celui de Tarbes m’a renvoyée vers le Vatican, qui n’a pas non plus donné suite.
Entre mai et septembre 2024, j’ai sollicité à dix reprises François Bayrou, en sa qualité de maire de Pau, ancien ministre de l’éducation nationale, président du conseil départemental, député mais également parent d’élève. Malgré ces démarches et l’envoi d’une lettre par un ancien plaignant en date du 16 mars, nous n’avons reçu qu’un bref courrier au mois d’octobre, signifiant tout refus d’interview. Plus récemment, nous avons également sollicité Élisabeth Bayrou, qui enseignait la catéchèse à Bétharram en 1995 et 1996. Sa seule réponse a été d’indiquer qu’elle ne s’intéressait pas à l’affaire.
M. Antton Rouget. Notre expérience est identique à celle de nos confrères de la presse régionale et s’inscrit dans la continuité d’autres affaires de pédocriminalité au sein de l’Église. Nous avons été confrontés à un refus persistant d’introspection, de communication et de transparence de la part des institutions concernées. Ces dernières ne réagissent que lorsqu’elles y sont contraintes, avec pour seul objectif apparent la préservation de leur image, qu’elle soit institutionnelle ou individuelle. Il convient de rappeler que ces structures sont dirigées par des responsables identifiés. À ce titre, l’évêque du diocèse de Bayonne demeure à ce jour le seul à avoir refusé d’ouvrir ses archives à la commission Sauvé, un refus qu’il persiste à maintenir. Nous l’avons mis en cause dans Mediapart pour avoir maintenu, au contact de mineurs, un religieux pourtant accusé d’agressions sexuelles sur enfants.
Notre enquête a naturellement conduit à une réflexion sur les raisons de ce refus d’introspection. Lorsque nous avons contacté François Bayrou à Matignon, le 29 janvier 2025, nous lui avons accordé un délai de huit jours pour répondre. Son silence depuis un an sur cette affaire, en tant qu’élu le plus influent du Béarn, nous a profondément interpellés, d’autant qu’il occupait déjà des fonctions de responsabilité dans les années 1990, lorsque de nombreuses alertes ont été émises. Nous lui avons transmis une quinzaine de questions, accompagnées de faits et de documents issus de notre enquête, que nous tenons à la disposition de votre commission. L’objectif était de lui offrir l’opportunité de s’exprimer en toute transparence devant la représentation nationale. J’espérais personnellement qu’il prendrait la parole, qu’il reconnaîtrait peut-être ne pas avoir perçu à l’époque la gravité des signaux qui lui étaient adressés. Mais il ne s’est pas montré disposé à cette forme de remise en question car aucune démarche de transparence, d’introspection ou même de réflexion sur le passé n’a été engagée de sa part.
Nous voyons dans cette attitude un symptôme des différents mécanismes qui composent ce que nous appelons la culture du déni. Ce déni se manifeste dans la sphère religieuse, à travers le statut intouchable accordé au prêtre, mais également dans la sphère familiale, comme en témoignent les récentes déclarations de François Bayrou en conseil municipal. Il est également visible dans le système des notabilités locales, avec un ensemble de protections informelles organisées autour de Notre-Dame de Bétharram. Enfin, il atteint le niveau institutionnel, jusqu’au ministère de l’éducation nationale, où les alertes lancées par une enseignante, les protestations de certains parents et les articles de presse n’ont pas suffi à susciter une réaction.
C’est la raison pour laquelle l’attitude de François Bayrou nous semble révélatrice d’un phénomène plus vaste en ce qu’elle cristallise, selon nous, toutes les composantes de cette culture du déni.
M. David Perrotin. Je souhaite insister sur les pressions exercées dans le cadre de cette affaire.
Lorsque François Bayrou a annoncé, devant la représentation nationale, le dépôt d’une plainte pour diffamation, nous avons cherché à plusieurs reprises à obtenir des précisions sur la nature de cette plainte et sur son destinataire, supposant qu’elle visait Mediapart. Ni le Premier ministre ni son cabinet n’ont accepté de nous répondre. Cette annonce, relayée de manière significative par la presse, a renforcé un climat déjà tendu, exerçant une pression considérable sur nos sources. Plusieurs personnes nous ont confié leur peur de s’exprimer, en raison de la position occupée par François Bayrou, à la fois figure politique locale de premier plan et chef du gouvernement. Le père d’une victime nous a expressément demandé de ne pas révéler son identité, redoutant d’éventuelles représailles.
Cette plainte a également constitué un signal fort adressé à la presse, et tout particulièrement à la presse locale et indépendante. Elle peut avoir un effet dissuasif sur des rédactions moins aguerries face à ce type de procédure, qui exige des ressources juridiques, une assise financière et du temps pour les journalistes. Elle introduit une forme d’intimidation pouvant décourager d’autres médias d’ouvrir des enquêtes sur le sujet.
Cette plainte a par ailleurs servi de levier narratif au premier ministre pour se prémunir et délégitimer la presse. Les articles publiés à la suite de cette intervention lors des questions au gouvernement ont, pour la plupart, présenté l’affaire comme une attaque de Mediapart contre sa personne, passant sous silence le fait que nos révélations étaient appuyées par des documents, des archives et des éléments déjà rendus publics.
Nous nous sommes donc retrouvés dans un affrontement politique où Mediapart était présenté comme un outil de combat partisan, prétendument piloté par La France Insoumise, face à un chef de gouvernement désigné comme cible. Dans ce contexte, la ministre de l’éducation nationale a tenu, le 12 février dans cet hémicycle, des propos visant à discréditer nos enquêtes. Elle a déclaré qu’elle n’était pas ministre de la justice et que ce sujet ne la concernait pas, remettant en cause la crédibilité de notre rédaction. Une telle prise de position est particulièrement problématique pour une structure comme la nôtre.
Sur la trentaine d’articles que nous avons publiés à ce jour sur cette affaire, nous revendiquons chaque ligne. Aucune information n’a été démentie, ni sur le fond ni sur la forme. Le recours systématique au discrédit, de la part de responsables politiques annonçant des plaintes en diffamation sans jamais interroger la véracité des faits rapportés, alimente une défiance croissante à l’égard des institutions comme des contre-pouvoirs, qu’ils soient judiciaires ou médiatiques. Il semble dès lors légitime de s’interroger sur les conséquences démocratiques d’une telle dérive, surtout lorsqu’elle émane du premier ministre dans l’enceinte même du Parlement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaiter revenir sur un point abordé précédemment. Vous nous avez confirmé que de nombreux éléments étaient connus de longue date et nous les avez présentés en détail. Pourtant, François Bayrou, premier ministre de la France, a déclaré le 11 février 2025 à l’Assemblée nationale : « Je n’ai jamais été informé de quelconque violence que ce soit, a fortiori de violence sexuelle ». Par la suite, sa position sur les faits survenus à Bétharram a évolué, puisqu’il a d’abord affirmé n’avoir été informé d’aucune alerte à l’époque, avant de reconnaître avoir rencontré un juge en 1998 qui l’aurait informé de certains éléments.
Dans le cadre de votre travail journalistique, avez-vous recueilli des éléments qui permettraient de confirmer ou d’infirmer cette déclaration effectuée par le Premier ministre le 11 février 2025 à l’Assemblée nationale ?
M. Gabriel Blaise. À titre personnel, je n’ai pas recueilli d’éléments directs, mais ces faits ont été documentés. Avant même les révélations de Mediapart, nos confrères de La République des Pyrénées avaient réalisé un entretien avec le juge Mirande, en avril ou mai 2024, au cours duquel celui-ci évoquait précisément cette rencontre. Il me semble d’ailleurs que François Bayrou avait répondu à ces déclarations à l’époque.
M. David Perrotin. C’est précisément cette déclaration de M. Bayrou qui a motivé nos investigations, car les éléments concernant Bétharram avaient déjà été largement documentés par la presse. Lorsque François Bayrou a été interrogé, à plusieurs reprises, sur sa connaissance des faits, notamment dans Le Point, Le Parisien ou encore La République des Pyrénées, il a formulé des démentis qui s’apparentent à des contre-vérités. Lorsque nous parlons de mensonge, il ne s’agit pas de lancer à la légère des accusations contre un responsable politique mais de dresser un constat qui s’appuie sur des éléments concrets, notamment le témoignage du juge Mirande, qui affirme à plusieurs reprises, de manière cohérente, avoir rencontré François Bayrou pour évoquer le dossier de viol sur mineur impliquant le père Carricart.
Mediapart a par ailleurs publié des documents datant de mai 1996 attestant que François Bayrou s’était rendu à Bétharram. Non seulement il était donc informé des violences physiques, mais il est intervenu en soutien à l’établissement, alors mis en cause dans la presse. Une journaliste de l’époque nous a également transmis ses notes, dans lesquelles sont mentionnés deux courriers d’alerte envoyés à François Bayrou à propos des faits de violences à Bétharram.
Il est donc désormais établi que son niveau d’information était élevé et qu’il avait été alerté sur des faits précis, relatifs à des violences tant physiques que sexuelles. Il s’est impliqué dans la gestion de cette crise en se rendant sur place et en commandant un rapport qui validait pourtant l’existence des violences, notamment le cas d’un élève victime d’un tympan perforé. À cette implication initiale, a pourtant succédé une passivité totale et une absence complète d’action.
M. Antton Rouget. Affirmer que François Bayrou a menti devant la représentation nationale ne relève ni d’une opinion ni d’une conviction, mais d’un fait établi qui peut être étayé par des exemple précis. Une archive datée du 5 mai 1996, parue dans Sud-Ouest Dimanche, relate notamment la visite de François Bayrou à Bétharram, alors qu’une enquête judiciaire était en cours et aboutirait peu après à la condamnation du surveillant général de l’établissement. Dans cet article, François Bayrou déclarait : « Nombreux sont les Béarnais qui ont ressenti ces attaques », utilisant le pluriel, signe manifeste qu’il avait connaissance d’un véritable climat de dénonciation. Il ajoute que « Ces attaques ont été ressenties avec un sentiment douloureux et un sentiment d’injustice ». Ce choix de mots est significatif puisqu’il suggérait, alors qu’une enquête était en cours, et qu’une condamnation interviendrait un mois plus tard, que l’injustice se trouvait du côté de l’établissement.
Il déclarait également : « Toutes les informations que le ministre pouvait demander, il les a demandées. Toutes les vérifications ont été favorables et positives. Le reste suit son cours. » Cette même personne, qui s’exprimait ainsi en mai 1996 dans le cadre d’une procédure judiciaire en cours, a affirmé en février 2025 n’avoir jamais été informée de la moindre alerte concernant les violences commises à Notre-Dame de Bétharram.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans votre narratif, vous avez plusieurs fois évoqué la connaissance de faits de violences physiques. Monsieur Perrotin, vous êtes le seul à avoir explicitement évoqué des violences sexuelles. Pourriez-vous préciser, à partir des témoignages que vous avez recueillis et des éléments qui auraient pu être portés à la connaissance des pouvoirs publics, de quelle nature étaient ces violences sexuelles ?
Le tympan perforé revient souvent dans les discussions, ce qui témoigne déjà d’une violence physique extrêmement grave. Vous avez rappelé, à juste titre, qu’à la fin des années 1990, gifler un enfant au visage était déjà inacceptable. Il est donc essentiel de ne pas banaliser ces faits en les replaçant dans un contexte éducatif prétendument strict. Mais puisque vous êtes le seul à avoir utilisé cette expression, il nous paraît fondamental d’en comprendre les contours avec précision.
M. David Perrotin. Le dossier Carricart constitue un point central. Ce prêtre, ancien directeur de Notre-Dame de Bétharram, a été mis en examen en 1998 pour viol sur mineur. Mediapart a notamment publié le témoignage d’une victime entendue à l’époque par les enquêteurs. Dans ce même dossier, le juge d’instruction Mirande a recueilli les déclarations de plusieurs élèves de l’établissement qui ont évoqué des faits de violences sexuelles. Certains concernaient le père Carricart mais d’autres visaient également Damien S., un surveillant resté en poste malgré ces accusations et récemment placé en garde à vue, bien que tous les faits le concernant soient aujourd’hui prescrits. Ce qui interpelle, c’est que les témoignages mentionnaient déjà clairement Damien S. en 1998. Ces accusations, qui figuraient dans le cadre d’une procédure judiciaire formelle, n’ont pourtant donné lieu à aucune suite. Ce même surveillant se retrouve aujourd’hui entendu par les autorités mais il est peu probable qu’il soit poursuivi, en raison de la prescription des faits.
Nous avons également eu accès à des courriers de parents évoquant des faits de violences sexuelles, que nous avons croisés avec d’autres éléments. Les signalements recueillis correspondent en outre à ceux mentionnés par le parquet, notamment une plainte déposée en 2005 pour des violences physiques et sexuelles, ainsi qu’un signalement, entre 2011 et 2013, d’un ancien élève dénonçant des faits de viol et d’agression sexuelle.
Bien que les violences physiques soient prédominantes dans le récit collectif autour de Bétharram, les violences sexuelles s’inscrivent également dans la durée puisque les signalements que nous avons recensés s’étendent de 1993 à 2024.
M. Gabriel Blaise. Je souhaite apporter une précision concernant la plainte déposée en 2000 par un ancien élève visant le surveillant, l’un des rares individus aujourd’hui susceptibles d’être jugés et actuellement placé en détention provisoire. La plainte portait sur des faits remontant à quelques années auparavant. La victime, domiciliée à Bayonne, avait été entendue par la gendarmerie avant d’être confrontée à son agresseur présumé. Pourtant, la plainte a été classée sans suite, une situation malheureusement fréquente dans les affaires de violences sexuelles, du fait de l’absence de preuves matérielles et du caractère souvent jugé insuffisant de la seule parole d’une victime. Aucune enquête approfondie n’a été conduite auprès des autres élèves du dortoir concerné. Il est également important de souligner que, bien que majeure au moment de la confrontation, la victime était encore un jeune adulte confronté à une figure d’autorité.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. L’enquête étant en cours, nous devons faire preuve de retenue quant aux informations que nous pouvons rendre publiques.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ma dernière question s’adresse plus spécifiquement à M. Perrotin et M. Rouget, au sujet de votre article publié le 19 février 2024. Vous y mentionnez un courrier adressé par le père Carricard, alors directeur de l’établissement, à la préfecture des Pyrénées-Atlantiques dans le but de solliciter une participation de l’État à l’indemnisation d’un élève ayant perdu l’audition à la suite d’un coup porté par un surveillant. Cette information revêt une importance particulière pour notre commission, notamment pour établir la chronologie précise des événements.
Violette Spillebout et moi-même nous sommes récemment rendus à la préfecture des Pyrénées-Atlantiques afin d’exercer nos pouvoirs de contrôle sur place et sur pièce. Nous y avons explicitement demandé ce courrier de 1993 ainsi qu’une éventuelle réponse du préfet au père Carricard. Même s’il est possible que les recherches se poursuivent, aucun de ces documents n’a pu être retrouvé à ce jour.
Dans certaines institutions, si les informations demandées sont généralement transmises, il arrive que des documents soient déclarés indisponibles ou disparus, sans que nous puissions vérifier l’exactitude de cette situation. Aussi, pouvez-vous nous indiquer si ce courrier est en votre possession ?
M. Antton Rouget. Je peux vous rassurer sur deux points. Premièrement, lorsque la rédaction de Mediapart évoque l’existence d’un courrier, c’est qu’elle le possède effectivement, nos affirmations étant systématiquement fondées sur des éléments documentés et vérifiables. Concernant cette demande adressée par Notre-Dame de Bétharram à la préfecture, nous avons pris soin de contacter l’administration préfectorale en amont de la publication de notre article. Une question centrale demeure sans réponse à ce jour : le préfet de l’époque a-t-il donné suite à cette requête, que nous avons qualifiée d’incongrue ? Rappelons que l’établissement, alors mis en cause pour des faits de violence graves, demandait à l’État de contribuer à l’indemnisation d’une victime, en se prévalant du contrat d’association le liant à l’enseignement public. Malgré plusieurs échanges avec la préfecture des Pyrénées-Atlantiques, nous n’avons obtenu aucune réponse claire sur ce point. Le service de presse nous a seulement indiqué que des recherches étaient en cours pour déterminer quelles suites avaient été données à cette demande. Le préfet en poste à l’époque est aujourd’hui décédé, ce qui complique encore l’établissement des faits.
Bien que nous disposions de l’ensemble des documents attestant que cette demande a bien été formulée par Notre-Dame de Bétharram et reçue par la préfecture, nous n’avons donc, à ce jour, aucune trace officielle de la décision prise par le préfet. Nous pourrions envisager, dans le respect de la protection de nos sources, si votre commission n’obtient pas ces documents par voie institutionnelle, de vous fournir des éléments permettant de confirmer l’exactitude de nos écrits.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). J’aimerais vous poser deux questions précises.
Premièrement, vous le savez, tout adulte en France est tenu de signaler au procureur de la République, ou à toute autre autorité compétente, les faits de violences physiques ou sexuelles dont il aurait connaissance. Cette obligation concerne tout particulièrement les présidents de conseil départemental, qui sont à la fois chefs de file de la protection de l’enfance et pénalement responsables en cas de défaillance sur leur territoire.
Nous avons évoqué à plusieurs reprises François Bayrou, président du conseil général à l’époque des faits, mais deux autres niveaux de responsabilité existaient également au sein du département. Il s’agit tout d’abord de la direction Enfance et Famille et d’un ou une élue en charge de l’enfance et des solidarités, souvent vice-présidente. Ces deux personnes sont également soumises à une obligation légale de signalement lorsqu’elles sont informées de faits de maltraitance. Avez-vous tenté de les contacter ? Estimez-vous qu’il serait pertinent que notre commission le fasse, dans la mesure où ces personnes pourraient contribuer à éclairer le niveau d’information de François Bayrou à l’époque ainsi que son éventuelle inaction ?
Monsieur Perrotin, vous avez évoqué l’existence de nombreux signalements qui auraient été « enterrés ». Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ? Par qui ces signalements ont-ils été écartés ? Combien en avez-vous recensé et selon quelles modalités ont-ils été étouffés ou ignorés ?
M. Philippe Ballard (RN). Comment expliquez-vous le faible nombre de témoignages recueillis, qu’il s’agisse de victimes ou de parents conscients de la situation au sein de l’établissement ? En tant que journaliste de terrain depuis plus de quarante ans, je sais que l’arrivée d’une équipe suscite généralement de l’émotion et attire l’attention. Pourquoi ces personnes ne sont-elles pas venues à vous ? Comment expliquez-vous le fait que vous n’ayez pas été contactés directement par des personnes souhaitant vous transmettre des éléments ? Ces dernières années, la démocratisation des outils numériques rend possible la captation de vidéos ou d’audios dans de nombreuses circonstances. Or vous indiquez que la presse faisait état de certains faits, que des plaintes étaient déposées et qu’il ne s’agissait donc pas d’un secret absolu. Dès lors, comment comprenez-vous que vous n’ayez reçu aucun témoignage direct sur les violences subies à Bétharram, ni dans d’autres établissements de la région ?
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Mediapart traite également de nombreux cas de violences faites aux femmes et aux enfants, et je ne peux m’empêcher de relever une similitude entre ces différentes situations, tant dans le niveau de déni que dans les mécanismes institutionnels mis en œuvre pour éviter de reconnaître les faits. Le mouvement MeToo a permis de briser certaines résistances et, même s’il reste beaucoup à faire, des avancées ont été réalisées en matière de violences faites aux femmes. Nous observons en revanche une stagnation inquiétante sur la question des violences faites aux enfants.
Les plaintes classées sans suite à Bétharram présentent-elles, selon vous, des caractéristiques spécifiques, ou retrouve-t-on les mêmes mécanismes institutionnels à l’œuvre que dans d’autres affaires de violences sexuelles ?
Mme América Lopez. J’ai rédigé plusieurs articles pour le site de France 3 Aquitaine et réalisé des reportages de terrain. Dans cette affaire, il était plus simple de travailler pour le support numérique car, sur place, toutes les demandes d’interviews filmées ont été systématiquement refusées, que ce soit par les congrégations, le rectorat, le diocèse ou le directeur actuel de l’établissement. Ces interlocuteurs préféraient témoigner par écrit, en éludant certaines questions, en minimisant les faits ou en les reléguant à une époque révolue.
J’ai échangé avec des collègues à propos des archives de France 3 relatives à l’affaire Carricard. L’un d’entre eux, en poste à Pau à l’époque, m’a rapporté que d’anciens élèves lui avaient confié des faits graves, tout en refusant de témoigner publiquement. Ces anciens élèves, aujourd’hui devenus avocats, chirurgiens, chefs d’entreprise ou médecins, ne souhaitaient pas replonger dans ce passé douloureux. Les témoignages que nous avons recueillis indiquent tous que les enfants savaient que des agressions physiques et sexuelles se produisaient, mais la peur les réduisait au silence. Les témoins directs sont rares, à l’exception notable d’une professeure de mathématiques qui, dès 1996, avait alerté François Bayrou ainsi que les services de protection de l’enfance. Cette absence de témoignages directs demeure l’un des obstacles majeurs dans cette affaire.
M. Gabriel Blaise. J’observe une nette évolution entre le début de l’affaire et la situation actuelle. Mon article concernant le surveillant visé a pu être qualifié d’acte de courage, mais j’estime que raconter les histoires que d’autres préféreraient taire et vérifier les faits fait partie intégrante de mon métier. Je tiens à saluer ici le rôle fondamental joué par Alain Esquerre et par les nombreux lanceurs d’alerte qui ont permis la mise en relation des victimes avec la presse et les institutions.
En réponse à votre question, je me suis également rendu sur place et nous avons pu recueillir quelques témoignages directs. Il s’agit là d’un travail de patience, comme toujours dans les affaires de violences sexuelles ou de mœurs, car il faut avant tout gagner la confiance des interlocuteurs. Parfois, nous y parvenons et, d’autre fois, nous échouons.
Nous avons, progressivement, rassemblé environ cent-cinquante récits, et chacun mériterait de faire la une d’un journal. Une dynamique s’est enclenchée, à laquelle votre travail contribue pleinement. Certaines personnes, d’abord réticentes, se sont exprimées anonymement, parfois sans vouloir indiquer de dates précises, puis ont témoigné à visage découvert à la télévision, avant que d’autres ne les suivent. Nous sommes retournés sur place pour continuer nos enquêtes et si, sur le terrain, la difficulté demeure réelle en raison de l’omerta persistante, j’ai le sentiment que les lignes sont en train de bouger.
Mme América Lopez. Je tiens à préciser que mes propos concernaient les témoins extérieurs et non les victimes elles-mêmes. De nombreuses victimes s’expriment aujourd’hui et un nouveau dépôt de plaintes important est attendu, ce qui portera leur nombre à plus de deux cents. Les victimes nous contactent désormais directement, y compris celles d’autres établissements scolaires de la région. La libération de la parole des anciens élèves de Bétharram a également encouragé d’autres anciens élèves, scolarisés ailleurs, à témoigner. Nous recevons ainsi un volume croissant de témoignages de victimes mais ce sont les récits des familles et des témoins extérieurs qui demeurent les plus difficiles à obtenir.
M. David Perrotin. Je vais répondre à la question portant sur les signalements, qui permet de mieux comprendre la mécanique du silence. La liste des signalements ignorés ou classés sans suite permet de mesurer concrètement l’ampleur de l’omerta. Nous avons mené un travail rigoureux de recoupement, en retrouvant des courriers de parents ou en interrogeant directement le parquet de Pau, et tous les éléments que je vais évoquer sont donc vérifiés.
En avril 1996, plusieurs plaintes signalant de graves violences physiques sur des élèves ont été classées. Le 11 avril 1996, un père d’élève adresse un courrier au procureur de Pau pour dénoncer des violences sur son enfant. Le 17 avril de la même année, un autre parent écrit au même procureur pour signaler des brimades et menaces. Aucune de ces plaintes n’a donné lieu à une suite judiciaire. Toujours en 1996, une mère d’élève signale au parquet de Bayonne des faits de violences sexuelles sur des élèves de sixième. Ce parquet, interrogé récemment, n’a pas apporté de réponse sur les suites éventuelles.
Dans l’affaire Carricard, bien connue à présent, le 30 septembre 1998, un ancien interne de Bétharram, Christophe E., déclare au juge avoir été témoin d’agressions commises par un autre surveillant, Damien S. Ses propos sont corroborés par d’autres élèves, sans qu’aucune suite ne soit donnée.
En 2000, un ancien élève porte plainte contre Patrick M., surveillant, pour des faits de viol. La plainte est classée. En 2005, un autre ancien élève dénonce des viols et agressions sexuelles commis par un laïc. Là encore, la plainte est classée. Entre 2011 et 2013, un signalement semblable est adressé aux autorités, sans suite.
Je ne détaillerai pas ici les éléments plus récents de 2019 et 2024 mais nous retrouvons, comme dans tant d’autres affaires, la même mécanique d’inaction, dans un établissement privé sous contrat censé pourtant être contrôlé.
Nous sommes profondément troublés par le fait qu’un homme ayant cumulé les fonctions de ministre de l’éducation nationale, de président du conseil général et de maire de Pau puisse être passé à côté de tant d’éléments. À ce niveau de responsabilité, le devoir de signalement devient une exigence encore plus impérieuse et sa position politique l’obligeait à agir.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je précise que les personnes sur lesquelles ma question portait sont des élus en charge spécifiquement de la protection de l’enfance, avec la responsabilité politique de celle-ci. Je souhaiterais donc savoir s’il a pu exister des sollicitations auprès d’autres élus.
M. Antton Rouget. Nous avons effectivement analysé le contexte politique des années 1990 et la question relative au niveau d’information dont disposait François Bayrou à l’époque ne fait plus débat à nos yeux. Il est désormais établi qu’il était informé, à la fois par des parents d’élèves, par au moins une enseignante, par la presse et par ses propres services.
Notre questionnement porte désormais non sur ce qu’il savait, mais sur ce qu’il a choisi de faire de ces informations, et notamment sur les raisons pour lesquelles il a publiquement soutenu l’établissement. J’insiste particulièrement sur sa rencontre avec le juge Mirande, dans le cadre de l’affaire de 1998 portant sur des violences sexuelles. Le juge, constant dans ses déclarations, a toujours affirmé que François Bayrou était venu le voir en tant que père, préoccupé par la sécurité de ses propres enfants. Pour nous, cette scène est centrale pour comprendre l’ensemble de cette affaire et la posture adoptée depuis par l’actuel premier ministre. Il apparaît en effet problématique que, placé à la croisée de responsabilités politiques majeures, François Bayrou ait réagi en père de famille inquiet, alors qu’il aurait dû agir au nom de l’intérêt général, en protecteur de tous les enfants placés sous la responsabilité de l’État.
Je souhaite également évoquer une archive parue dans La République des Pyrénées qui démontre qu’Alain Esquerre, aujourd’hui reconnu pour son rôle dans la libération de la parole, était déjà mobilisé bien en amont. Dans cette tribune de 1995, dont François Bayrou devait avoir connaissance au regard de sa position de l’époque, il dénonçait en effet les méthodes en vigueur à Bétharram, écrivant : « Il est de notre devoir à tous de dénoncer de telles "méthodes pédagogiques", car les enfants d’aujourd’hui ont besoin d’écoute et de compréhension. » Cet appel date d’il y a trente ans mais il aura fallu attendre 2025 pour que ces enfants, devenus adultes, soient enfin entendus.
M. Alexis Corbière (EcoS). Comment expliquer, selon vous, qu’une seule enseignante ait pris la parole ? Dans le cadre de vos enquêtes, avez-vous pu comprendre ce silence ? En tant qu’ancien enseignant, je sais que les rumeurs circulent vite dans un établissement. Avez-vous acquis la conviction que la situation était connue au sein du corps enseignant ou au contraire, les faits étaient-ils suffisamment cloisonnés pour que certains enseignants, de bonne foi, puissent les ignorer, notamment lorsqu’ils survenaient en dehors de leur présence, par exemple le soir dans les dortoirs ?
Avez-vous identifié un système de recrutement susceptible d’expliquer ce silence collectif ? Était-il organisé de manière à créer une forme de dépendance ou de loyauté implicite, entre les membres d’une communauté éducative soudée ? Est-il exagéré de parler, dans ce cas, d’une communauté d’intérêts ?
Les élèves victimes de violences faisaient-ils part de leurs souffrances à leurs enseignants, ou uniquement à leurs parents ? Le faible nombre de témoignages d’enseignants peut-il s’expliquer par une forme de connivence entre adultes, par peur ou par soumission à un climat d’autorité dissuasif ? Avez-vous perçu, dans vos investigations, l’existence d’un climat pesant, voire d’intimidation, au sein même des salles des professeurs ? Était-il possible que les faits aient été tus en raison d’une politique de cloisonnement méthodique ? Le recrutement reposait-il sur l’adhésion à certaines convictions religieuses ? Y avait-il des lieux de culte ou des cercles spécifiques servant de viviers à ce recrutement ?
Enfin, s’agissant de Mme Bayrou, qui n’était pas enseignante, mais appartenait semble-t-il à l’équipe pédagogique, vous semble-t-il plausible qu’elle ait pu ignorer totalement les faits que vous rapportez aujourd’hui ?
Mme Violette Spillebout, rapporteure. En tant que journalistes, vous partagez avec nous, parlementaires, une responsabilité citoyenne face à cette affaire, qui a débuté à Bétharram mais qui s’étend aujourd’hui à de nombreux établissements scolaires, en majorité privés, mais également publics, à travers la France.
Lorsque vous recevez des signalements ou des témoignages, envisagez-vous de les transmettre vous-mêmes au procureur de la République, éventuellement avec le consentement des victimes ? C’est une démarche que nous sommes amenés à effectuer, compte tenu du volume de témoignages que nous recevons.
Par ailleurs, êtes-vous sollicités par des journalistes d’autres régions et, le cas échéant, dans quelle mesure ? Comment accompagnez-vous cette dynamique de rupture de l’omerta dans d’autres territoires français et quelle lecture faites-vous de l’évolution possible de ces révélations dans les mois ou les années à venir ?
M. Gabriel Blaise. S’agissant des signalements, mon équipe et moi-même avons toujours recueilli des témoignages de personnes ayant déjà déposé plainte, s’apprêtant à le faire, ou ne souhaitant pas entamer de démarches judiciaires mais appartenant au collectif. Dans chacun de ces cas, nous avons documenté et publié leurs récits avec leur accord. Je n’ai jamais été confronté à une situation me contraignant à envisager un signalement direct de ma propre initiative.
Concernant les sollicitations, elles existent bel et bien. Des journalistes, mais également des collectifs d’autres régions, nous contactent pour être mis en relation avec Alain Esquerre ou d’autres interlocuteurs. Il s’agit souvent de personnes âgées, peu à l’aise avec les réseaux sociaux, qui cherchent un interlocuteur humain et une forme d’écoute. Dès les débuts de cette affaire, Alain Esquerre avait déclaré : « J’ai créé ce groupe Facebook pour recueillir des témoignages, et je découvre que nous mettons au jour l’une des plus grandes affaires de pédocriminalité existantes. » Tout comme lui, j’ai l’intime conviction que cette affaire n’est qu’un début.
Les établissements concernés sont nombreux. Le mouvement est parti du Sud-Ouest mais mes confrères de Bayonne s’apprêtent à publier de nouveaux éléments de plus grande portée. Cela gagnera sans doute la côte Ouest puis la région parisienne. D’autres révélations viendront inévitablement. Il est essentiel, pour nous comme pour vous, de dépasser le cadre strictement local ou national. Cette affaire nous invite à une réflexion d’ampleur internationale : comment un système comme celui de Bétharram, avec ses spécificités, entre-t-il en résonance avec d’autres structures similaires ?
M. David Perrotin. Nous avons en effet recueilli très peu de témoignages émanant du corps enseignant, et ce silence pose question. Radio France a récemment diffusé un témoignage particulièrement éclairant, émanant d’un professeur qui affirme avoir signalé des faits restés sans suite. Ce pourrait être l’indice d’une mécanique structurelle, mais cela reste à confirmer par d’autres récits.
Je souhaite attirer votre attention sur le témoignage de Françoise Gullung, que vous entendrez prochainement, qui met en cause une enseignante qui a exercé à Notre-Dame de Bétharram, nommée Élisabeth Bayrou. Selon elle, cette dernière était témoin de violences physiques au sein de l’établissement puisqu’elles y auraient assisté ensemble. Françoise Gullung affirme également qu’Élisabeth Bayrou n’a pas alerté les autorités en dépit d’une obligation légale. Ce témoignage pointe une forme de tolérance, voire de complicité passive, vis-à-vis de ces violences. Il est d’autant plus significatif que Françoise Gullung a lancé l’alerte dès les années 1990 avant d’être violemment discréditée, mutée et mise à l’écart. Il suffit de lire le rapport d’inspection, fréquemment cité par François Bayrou, pour constater à quel point ses signalements ont été ignorés. Son témoignage, diffusé sur Antenne 2 à l’époque, est identique à celui que Mediapart publie aujourd’hui. Pourtant, plus de vingt ans après, cette lanceuse d’alerte continue de faire l’objet de mises en cause, puisque le lendemain de notre publication, où elle apparaissait pour la première fois à visage découvert, la ministre de l’éducation nationale et François Bayrou ont publiquement remis en question ses déclarations.
Ce déni récurrent, à vingt ans d’écart, est particulièrement révélateur. Malgré un récit resté constant trois décennies durant, sa parole est toujours remise en cause.
Le second point est tout aussi fondamental. Élisabeth Bayrou est aujourd’hui mise en cause non seulement par Françoise Gullung, mais également par plusieurs anciens élèves qui affirment, dans des témoignages recueillis par France 3 et BFM TV, qu’elle était au courant des violences. Nous avons plusieurs fois tenté de la contacter, directement ou par l’intermédiaire de Matignon, mais toutes nos demandes ont été rejetées.
François Bayrou, pour sa part, invoque la vie privée. Dans n’importe quelle autre affaire, si l’épouse du premier ministre travaillait pour l’établissement concerné, nous n’accepterions pas le silence au nom de la vie privée. Je rappelle qu’il s’agit ici d’un établissement sous contrat avec l’État mis en cause pour des violences graves sur mineurs.
Une ancienne enseignante est aujourd’hui accusée de n’avoir pas signalé des faits auxquels elle aurait assisté. Il est indispensable qu’elle puisse s’exprimer. Que ces accusations soient fondées ou non, elle a le devoir moral de dire ce qu’elle sait. Le silence de cette ancienne enseignante et le refus du premier ministre de répondre autrement que par le retrait dans la sphère privée, traduisent un refus de transparence profondément inquiétant. Cela illustre, une fois encore, une culture du déni que nous dénonçons depuis le début de cette affaire.
Mme América Lopez. Mme Gullung a rapporté qu’en 1995, des enfants ont passé la nuit dehors, sur le perron, en état d’hypothermie. Le lendemain, l’ensemble des enseignants en a été informé par les élèves. Tous les professeurs ont alors été convoqués par la direction religieuse de l’époque, qui leur a lancé un avertissement explicite : « Si vous parlez aux journalistes ou aux enquêteurs, vous mettrez l’établissement en péril et risquerez de perdre votre emploi. » Ce type de menace explique en partie le silence persistant du corps enseignant.
Pour ce qui est de la libération de la parole, nous assistons peut-être à l’émergence d’un mouvement comparable à MeToo, mais dans l’enseignement catholique. Nous recevons de plus en plus de témoignages. Récemment, un homme expatrié en Afrique du Sud m’a contactée pour me raconter le viol qu’il a subi en 1996 dans un camp scout à La Rochelle. Aujourd’hui, nous redirigeons ces témoins vers des confrères, notamment France 3, qui reçoivent à leur tour des témoignages similaires concernant des établissements situés en Isère ou en Normandie. Bien que ce mouvement n’en soit qu’à ses balbutiements, l’affaire Bétharram a sans aucun doute brisé l’omerta.
7. Audition de Mme Françoise Gullung, professeure ayant signalé des faits de violences à Notre-Dame de Bétharram (26 mars 2025 à 18 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), Mme Françoise Gullung, professeure ayant signalé des faits de violences à Notre-Dame de Bétharram ([7]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous terminons nos travaux d’enquête de cet après-midi en accueillant Mme Françoise Gullung, ancienne professeure de mathématiques ayant enseigné à Notre-Dame de Bétharram dans les années 1990, qui a tenté de dénoncer les violences subies par certains élèves au sein de cet établissement.
Nous cherchons à comprendre comment des violences ont pu être commises pendant de nombreuses années sur plusieurs dizaines d’enfants dans un établissement sous contrat d’association avec l’État, sans intervention de celui-ci. Notre objectif est de proposer des solutions pour protéger efficacement les élèves contre de tels agissements.
Je vous rappelle que cette séance est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Françoise Gullung prête serment.)
Pouvez-vous nous préciser dans quelles circonstances vous avez été recrutée à Notre-Dame de Bétharam, à quelle période vous y avez enseigné et à quelle date vous avez définitivement quitté l’établissement ?
Mme Françoise Gullung, professeure. J’avais déjà enseigné pendant près de vingt ans au sein d’un établissement de Pau où j’avais travaillé avec satisfaction dans des classes post-bac. Après le départ de ces classes, j’ai pris connaissance d’une annonce pour une formation de chef d’établissement qui m’a intéressée. À la fin de cette formation, j’ai reçu un appel du père Landel, directeur de l’Institut Notre-Dame de Bétharram, me proposant un poste et m’expliquant qu’il cherchait à restaurer l’image de l’établissement. Il m’a suggéré de commencer comme professeure de mathématiques pendant un an pour m’acclimater avant de prendre un poste de directrice adjointe.
J’ai donc débuté en septembre 1994 comme professeure de mathématiques au collège. Quant à mon départ, bien que mon contrat se terminait officiellement au 1er septembre 1996, mes cours ont pris fin en juillet de la même année.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pourriez-vous nous retracer la suite de votre parcours professionnel et nous dire quel impact, selon vous, votre passage à Bétharram et les révélations que vous avez faites ont pu avoir sur votre carrière ?
Mme Françoise Gullung. Ma carrière s’est achevée dans des conditions particulièrement difficiles. J’avais fait le choix de ne pas demander de mutation, préférant assurer mes cours jusqu’au dernier jour. Ce choix, que j’assumais pleinement, m’a cependant valu l’exclusion du mouvement interne de l’enseignement privé. Peu après, j’ai été contactée par le père Vaillant, qui m’a proposé un poste de professeure de mathématiques dans son établissement à Saintes, m’assurant que tout s’y déroulait sereinement. Après réflexion, j’ai finalement accepté cette proposition.
Dès la pré-rentrée, pourtant, j’ai ressenti un malaise. L’atmosphère me semblait étrange et, surtout, la fiche de poste qui m’avait été transmise ne correspondait en rien à mon contrat initial, qui stipulait dix-huit heures hebdomadaires d’enseignement des mathématiques au lycée. Il avait en effet été ajouté à des heures de mathématiques quelques heures de physique et de nombreuses heures de surveillance. Face à cette situation embarrassante, j’ai décidé de m’en tenir strictement à l’enseignement des mathématiques, tel que défini contractuellement. Après environ deux semaines, le père Vaillant m’a convoquée. Au cours de cet entretien, il m’a tenu des propos pour le moins stupéfiants : « Vous êtes complètement idiote. Vous n’avez pas compris que vous êtes là pour venger mon ami Carricart ! ». Je suis néanmoins restée fidèle à ma ligne en assurant uniquement les heures prévues par mon contrat.
J’ai par la suite rencontré de nombreuses difficultés semblables au cours de ma carrière. J’ai fini par développer un cancer. Une fois ma santé stabilisée, j’ai sollicité un mi-temps thérapeutique. Dans l’enseignement privé, ce type de demande est évalué par le service de santé départemental, qui m’a alors demandé de fournir plusieurs comptes rendus médicaux ainsi qu’un courrier du médecin du rectorat. Le contenu de cette lettre a été un choc. Le médecin du rectorat me décrivait comme une personne déséquilibrée, présentant un comportement problématique avec les élèves, et recommandait que le mi-temps thérapeutique ne me soit pas accordé. Ma demande a donc été rejetée.
Alors âgée de soixante ans, j’ai décidé de prendre ma retraite. Lorsque j’ai engagé les démarches auprès du rectorat pour obtenir mon relevé de carrière, j’ai découvert qu’il manquait près de quatre années, qui avaient tout bonnement disparu. J’ai contacté le service de l’enseignement privé, structure relativement autonome au sein du rectorat, qui m’a répondu que cela ne relevait pas de ses compétences. Cette situation était d’autant plus préoccupante que, sans ces années manquantes, je n’atteignais pas le nombre d’annuités requis pour bénéficier d’une retraite complète. J’ai alors pris contact avec l’université de Bordeaux, qui a heureusement su résoudre le problème.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je tiens tout d’abord à saluer votre statut de lanceuse d’alerte, que vous avez assumé dès les années 1990 à Bétharram. Votre alerte, longtemps ignorée, est aujourd’hui reconnue par notre commission d’enquête qui vous reçoit.
À partir de quand avez-vous été témoin de violences dans l’établissement de Bétharram que vous avez rejoint en septembre 1994 ? De quel type de violences s’agissait-il ?
Mme Françoise Gullung. Les incidents ont débuté très rapidement, à peine deux à trois semaines après la rentrée. Un jour, alors que je cherchais le secrétariat dans les couloirs, j’ai entendu, dans une salle, un adulte hurler sur un élève et le frapper. À ce moment précis, j’ai croisé Mme Bayrou. De manière presque naïve, je lui ai demandé ce que nous pouvions faire face à une telle situation. Elle n’a manifestement pas compris ma préoccupation.
Par la suite, j’ai été frappée par l’état de mes élèves. Beaucoup étaient apathiques, épuisés, certains allant jusqu’à s’endormir en classe. Lorsque j’ai cherché à comprendre l’origine de cette fatigue inhabituelle, on m’a répondu, d’un ton désinvolte, qu’il y avait eu des problèmes à l’internat la nuit précédente, sans autre explication. Ces épisodes se sont néanmoins répétés avec une fréquence alarmante.
En interrogeant davantage les élèves, j’ai appris qu’il survenait parfois, la nuit, des événements tels que des crises d’asthme, auxquels les surveillants réagissaient en criant et en frappant, ce qui ne faisait qu’aggraver l’état de panique des enfants. J’ai alors consulté l’infirmière de l’établissement, qui a confirmé ces faits et m’a laissé entendre, avec prudence, qu’il se produisait bien d’autres événements tout aussi préoccupants. Elle m’a expliqué que des élèves étaient parfois contraints de rester debout, au pied de leur lit, pendant plusieurs heures, pour des motifs dérisoires. Ces punitions pouvaient durer deux à trois heures et les enfants les subissaient dans un silence contraint, en pleine nuit.
Face à la gravité de ces éléments, j’ai entrepris, dès la fin de l’année 1994 ou le début de 1995, une série de signalements. J’ai écrit à François Bayrou, alors ministre de l’éducation nationale, au tribunal, à la direction diocésaine de l’enseignement catholique et j’ai contacté le médecin de la protection maternelle et infantile (PMI). J’ai également fait part à la gendarmerie, visiblement informée de la situation, des faits dont j’avais connaissance.
La seule réponse que j’ai reçue émanait d’un représentant de la direction diocésaine. Il m’a convoquée pour un entretien au cours duquel il m’a tenu des propos d’une grande violence symbolique, en affirmant que je déshonorerais ma famille si je poursuivais dans cette voie et en me demandant explicitement, si je souhaitais rester dans l’enseignement catholique, d’oublier ce que je savais.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour résumer, vous avez entendu des coups portés sur un enfant par un enseignant et il vous a été rapporté que des enfants subissaient des privations de sommeil.
Mme Françoise Gullung. Il ne s’agissait pas de simples rapports, mais de constats directs. Mes élèves arrivaient en classe dans un état d’épuisement profond. Lorsqu’ils parvenaient à se confier, ils m’expliquaient qu’ils ne dormaient pas la nuit car les surveillants imposaient des punitions consistant à rester debout pendant des heures, jusqu’à ce qu’ils en décident autrement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il existait donc des violences physiques. Avez-vous été témoin ou vous a-t-on rapporté des cas de violences sexuelles lorsque vous étiez à Bétharram ?
Mme Françoise Gullung. Je n’ai pas eu, à l’époque, connaissance de faits relevant de violences sexuelles. Je me souviens en revanche très clairement d’avoir été témoin d’au moins une scène d’une grande brutalité où un enfant était rossé dans la cour de l’établissement. Cet épisode, particulièrement choquant, fait partie des éléments qui m’ont conduite à rédiger mes premiers courriers de signalement.
M. Paul Vannier, Rapporteur. Cet enfant battu dans la cour l’était-il par un autre élève ou par un adulte ?
Mme Françoise Gullung. C’était un surveillant, un adulte. Je ne connaissais pas encore les gens à ce moment-là, et je n’ai pas cherché à les connaître davantage ensuite.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ces faits se sont donc produits dans les premiers mois suivant votre arrivée en 1994.
Concernant Mme Bayrou, que vous dites avoir croisée dans un couloir peu après votre arrivée, saviez-vous à l’époque qu’elle était l’épouse du ministre de l’éducation nationale ?
Mme Françoise Gullung. En effet. Elle m’avait été présentée à l’occasion d’un repas pris à la cantine. Elle incarnait l’image que Bétharram souhaitait se donner et représentait un faire-valoir pour l’établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez effectué une série de signalements écrits et avez contacté la gendarmerie. Vous affirmez avoir adressé ces signalements à la direction diocésaine, à la PMI et à M. Bayrou. Pourquoi avoir écrit à ce dernier à l’époque ?
Mme Françoise Gullung. En tant que ministre de l’éducation nationale et conseiller départemental, il était porteur d’une double responsabilité. Je crois également qu’il siégeait au conseil d’administration de l’établissement, mais je n’en suis pas certaine.
M. Paul Vannier, rapporteur. Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?
Mme Françoise Gullung. Cette information me vient probablement d’une conversation avec l’infirmière.
M. Paul Vannier, rapporteur. L’épouse de M. Bayrou avait-elle également une responsabilité au sein du conseil d’administration ?
Mme Françoise Gullung. Je l’ignore.
M. Paul Vannier, Rapporteur. Vous avez adressé un courrier à M. Bayrou en sa qualité de ministre et de conseiller départemental. Avez-vous reçu une réponse de sa part ?
Mme Françoise Gullung. La seule réponse que j’ai reçue provenait de l’évêché. J’imagine que le médecin directeur de PMI, qui était également présidente d’une association de parents d’élèves, avait dû soutenir mes propos.
M. Paul Vannier, rapporteur. Quelques mois plus tard, vous avez rencontré M. Bayrou lors d’une cérémonie de remise de décoration. Vous avez rapporté dans la presse l’avoir à nouveau informé à cette occasion. Pouvez-vous nous décrire cet épisode ? Que lui avez-vous dit exactement et quelle a été sa réponse ?
Mme Françoise Gullung. Dans le cadre de la célébration d’un départ, je me suis approchée de lui et lui ai dit : « Monsieur Bayrou, la situation à Bétharram est vraiment grave. Il faut agir ». Il m’a simplement répondu : « On exagère ». Je n’ai donc rien fait de plus.
M. Paul Vannier, rapporteur. M. Bayrou, devenu depuis premier ministre, a récemment déclaré au journal Ouest-France, le 21 février dernier, à votre sujet : « Ces protagonistes, je ne les connais pas, ma femme non plus ». Comment réagissez-vous à ces déclarations ?
Mme Françoise Gullung. Dans la mesure où je ne lui ai jamais été présentée de manière officielle, il peut, en toute honnêteté, affirmer qu’il ne me connaissait pas. S’agissant de son épouse en revanche, nous avons été présentées et il nous est arrivé de nous croiser dans les couloirs de l’établissement.
Au départ, j’ai tout de même interrogé mes collègues, ne comprenant pas comment ils pouvaient rester indifférents à cette situation profondément anormale. Ils m’ont répondu que « c’était comme ça » et que cela n’avait rien de grave. J’ai donc rapidement renoncé à nouer des relations avec eux. Avec le recul, je ne pense pas que j’aurais pu agir autrement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Outre Mme Bayrou, d’autres enseignants ont-ils été témoins de violences ? Le cas échéant, ont-ils tenté de les signaler ? Leurs éventuels signalements ont-ils connu le même sort que les vôtres, c’est-à-dire une absence de réponse, ou ont-ils été traités différemment ?
Mme Françoise Gullung. À l’époque où j’étais en poste, ce type de situation était systématiquement passé sous silence. Je suis néanmoins convaincue que tous les enseignants pouvaient constater que les enfants se trouvaient dans une grande détresse. Je crois sincèrement que cette réalité était partagée, consciemment ou non, par l’ensemble du corps enseignant. Il m’a toujours été ordonné de me taire, de ne pas faire de vagues, mais j’ai refusé de me plier à cette injonction.
M. Paul Vannier, rapporteur. Qui vous l’a demandé ?
Mme Françoise Gullung. Au début, lorsque j’ai tenté d’en discuter avec des collègues pour leur dire que nous ne pouvions pas rester passifs, ils m’ont simplement répondu que l’établissement fonctionnait de cette façon. Cela peut paraître incroyable, mais c’est pourtant la vérité.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Avez-vous des regrets ? Vous affirmez n’avoir pas pu agir davantage. Vous êtes allée jusqu’à vous adresser aux responsables politiques et à interroger vos collègues. Avec le recul, et compte tenu des témoignages que vous avez adressés à la presse aujourd’hui, pensez-vous que vous auriez pu faire davantage ?
Mme Françoise Gullung. Je pense sincèrement avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir.
Tout cela s’est joué dans les premiers mois mais, en décembre 1995, lorsque deux enfants ont été laissés dehors dans le froid, j’ai alors considéré qu’il ne s’agissait plus simplement de maltraitance mais d’un acte de torture, relevant de la barbarie envers des mineurs. À partir de cet instant, j’ai clairement décidé que je n’aurais plus aucune retenue face à ce milieu et que je ne ferais plus aucun compromis.
L’incident s’était produit juste avant les vacances de Noël. À la rentrée de janvier, en reprenant mes classes de collège, j’ai été immédiatement frappée par l’état dans lequel se trouvaient les élèves, plusieurs d’entre eux étant manifestement en état de panique et profondément bouleversés. J’ai pris le temps de les calmer, les invitant à me raconter ce qui s’était passé, car j’ignorais encore tout des faits. L’un d’eux, visiblement inquiet, m’a fait part de son angoisse à ne pas pouvoir contacter quelqu’un, faute de carte téléphonique. J’ai alors estimé que ma priorité devait être de leur offrir une forme de protection, même minime. Je leur ai expliqué qu’ils pouvaient se rendre aux cabines téléphoniques situées dans le village, à l’abri des regards, et y composer le 119, un numéro gratuit. Sachant pertinemment que cette mesure ne suffirait pas, je les ai également encouragés à parler à leurs parents de ce qu’ils vivaient à l’internat. Plusieurs m’ont aussitôt confié qu’ils n’en étaient pas capables, convaincus que leurs parents ne les croiraient pas. Ces mots, reçus de la bouche d’un enfant, sont particulièrement lourds à entendre pour un adulte. J’ai tenté de les rassurer en leur expliquant que leurs parents les avaient inscrits à Bétharram dans l’espoir qu’ils y soient bien encadrés, en toute confiance, s’attendant certes à une certaine rigueur mais jamais à de la maltraitance. Je leur ai conseillé, dans ce contexte, de se tourner vers une autre figure de confiance, quelqu’un capable de les écouter, de les croire, et dont ils pourraient conserver précieusement le numéro de téléphone, au cas où. À partir de ce moment-là, je suis devenue, sans la moindre ambiguïté, persona non grata.
M. Paul Vannier, rapporteur. Quelles conséquences votre action a-t-elle entraînées dans l’établissement ?
Mme Françoise Gullung. J’ai très rapidement, dans les jours qui ont suivi, subi des répercussions directes. Le fait d’être devenue persona non grata s’est manifesté de manière très concrète, à travers les mots du surveillant général et du père directeur qui ne se privaient pas de demander ouvertement ma mutation. Le ton était feutré, mais la pression, réelle. J’ai refusé.
Au printemps, un événement m’a profondément marquée. Il faisait suite à diverses réactions que j’avais exprimées. Un jour, alors que je traversais la cour, j’ai remarqué la présence inhabituelle du surveillant général avec un ballon, entouré d’un groupe d’adolescents. Cette scène ne correspondant à aucun usage ordinaire, j’ai instinctivement gardé un œil sur eux. J’ai vu le surveillant général effectuer un geste et le ballon a été lancé dans ma direction. Le groupe d’adolescents l’a immédiatement suivi. Ils m’ont violemment percutée, je suis tombée au sol, bousculée, écorchée de toutes parts. Je saignais, j’avais mal au visage, et personne ne s’est approché pour m’aider ou simplement me porter assistance. J’ai conduit seule jusqu’à l’hôpital de Pau, situé à environ trente-cinq kilomètres. Après des examens radiologiques, le diagnostic a révélé plusieurs fractures de la face.
M. Paul Vannier, rapporteur. Revenons sur cet incident, décrit dans le rapport d’inspection de 1996, qui présente une version différente de la vôtre. Le rapport inclut en annexe le témoignage d’un élève mentionnant une bataille de boulettes de papier, au cours de laquelle il vous aurait accidentellement heurtée. Quelle est votre réaction face à cette description de l’incident dans le rapport d’inspection, qui a été rendu public dans la presse ? Comment expliquez-vous cette divergence avec votre propre version des faits ?
Mme Françoise Gullung. Je n’ai pas connaissance de ce rapport.
M. Paul Vannier, rapporteur. Selon le rapport, vous avez été blessée et avez demandé à votre avocat de porter plainte. Le rapport indique que votre interprétation de cet incident ne correspond pas à la réalité. La déclaration écrite de Stéphane G., un élève, confirmée par d’autres élèves présents dans la cour, décrit une bataille de boulettes de papier. Stéphane G. aurait sauté par-dessus l’épaule d’un camarade sans vous voir et serait tombé sur vous. Cette version diffère considérablement de celle que vous avez présentée.
Mme Françoise Gullung. Il ne s’agit pas de ce que j’ai vécu.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment expliquez-vous cette différence entre votre expérience et le rapport d’inspection ? Vous avez commencé à décrire cet incident en répondant à ma question sur ce que signifiait pour vous être persona non grata. Pensez-vous avoir été victime d’une forme d’agression ce jour-là ?
Mme Françoise Gullung. Sur le moment, j’ai effectivement pensé que cela pouvait être une agression. J’ai deux garçons et je sais que normalement, lorsque des enfants courent après un ballon et voient un adulte, ils ne se jettent pas sur lui. Si chacun peut interpréter l’histoire à sa façon, cet incident s’inscrivait dans un contexte plus global. Par la suite, j’étais invectivée dès que je traversais la cour, ma voiture a été endommagée et je recevais des appels téléphoniques menaçants à mon domicile. Pour moi, tout cela faisait partie d’un ensemble. Je n’ai toutefois jamais entendu parler de l’inspection que vous évoquez.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour clarifier la chronologie, l’incident a eu lieu le 2 avril 1996. L’inspection, menée par un inspecteur pédagogique régional, a débuté le 12 avril 1996 et a abouti à un rapport rendu le 15 avril, transmis par le recteur de l’académie de Bordeaux à François Bayrou le 16 avril. Bien que vous soyez fréquemment mentionnée dans ce rapport d’inspection, il semble que vous n’ayez jamais été interrogée par l’inspecteur. Pouvez-vous nous dire où vous étiez pendant cette mission d’inspection ? Avez-vous eu des échanges à ce sujet ?
Mme Françoise Gullung. J’ignorais tout de l’existence de cette mission. Selon moi, il y a eu deux inspections distinctes.
Le 18 février dernier, j’ai reçu un appel d’Alain Esquerre m’indiquant que mon inspection allait être évoquée à la radio le lendemain et m’invitant à aller m’exprimer. Prise de court, je lui ai demandé à quelle inspection il faisait référence. Il a admis ne pas le savoir précisément. Je lui ai alors demandé s’il avait eu accès au rapport, s’il y figurait une signature qui pourrait être la mienne, ou tout du moins un commentaire que j’aurais pu formuler. Il m’a répondu que non. Face à cela, je lui ai expliqué qu’il m’était impossible de prendre la parole publiquement sur un document dont je n’avais jamais eu connaissance.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour clarifier, il ne s’agit pas d’une inspection pédagogique mais d’une inspection administrative qui concernait l’ensemble de l’établissement.
Mme Françoise Gullung. Il semble que vous fassiez référence à une partie du document que je n’ai jamais consultée. J’ignore s’il existait une annexe. Ce qui m’a été transmis après le 18 février ne comportait que deux pages, et non trois.
J’ai très clairement signifié à Alain que s’il n’existait aucune preuve que ce document m’ait été remis, il n’avait aucune valeur et que je ne participerais donc pas à cette mise en scène. Après réflexion, j’ai ajouté que je n’avais aucune raison de me défendre face à des reproches que je ne connaissais pas, formulés dans un texte dont je n’ai jamais eu connaissance. Je lui ai néanmoins demandé s’il pouvait m’en faire parvenir une copie. Il a tenté de le photographier avec son téléphone puis, quelques jours plus tard, un journaliste m’a transmis les deux premières pages au format PDF. Vous indiquez cependant qu’il en existe une troisième, que je peux affirmer n’avoir jamais reçue.
M. Paul Vannier, rapporteur. Cette troisième page vous concerne également. Pour bien comprendre la situation, nous sommes mi-avril, l’inspecteur est présent pendant une journée, précisément le 12 avril. Il rencontre une vingtaine de personnes, dont des membres du personnel et des élèves, mais vous ne le croisez pas et n’avez pas connaissance de sa présence. Ce jour-là, étiez-vous au travail, en arrêt maladie, ou présente dans l’établissement ?
Mme Françoise Gullung. Par suite des fractures de la face que j’ai subies, j’ai dû être arrêtée trois ou quatre jours, peut-être une semaine tout au plus, car je ne voulais pas céder aux pressions. Je ne sais pas si cette inspection a été intentionnellement programmée et organisée à ce moment précis et, si cela était fortuit, je ne comprends pas pourquoi personne ne m’en a parlé. Normalement, puisque j’étais concernée, on aurait dû me présenter le rapport, me permettre de faire mes commentaires et me demander de le signer.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vais vous transmettre ce document. Je tiens à rappeler que la presse l’a publié et que vous êtes la personne la plus fréquemment citée dans ce document. Le premier ministre actuel a indiqué avoir commandé directement ce rapport en tant que ministre de l’éducation nationale, en passant par le recteur d’académie. L’une des conclusions de ce rapport, est la suivante : « Trouver une solution afin que Madame Gullung n’enseigne plus dans cet établissement ».
Mme Françoise Gullung. J’ai effectivement lu cette partie, qui figure sur la deuxième page.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le rapport indique également que vous aviez l’intention de demander votre mutation. Qu’en pensez-vous ?
Mme Françoise Gullung. Je n’avais absolument pas l’intention de demander ma mutation et je le leur avais clairement indiqué. Il n’existait aucun doute possible à ce sujet.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaiterais conclure avec deux dernières questions.
Mme Spillebout et moi-même avons saisi, dans les archives de l’établissement de Bétharram, un document qui nous semble particulièrement éclairant. Il s’agit d’un courrier daté du 29 octobre 1996, rédigé par M. Protat, alors président de l’association des parents d’élèves de l’enseignement libre (Apel). Ce courrier, adressé au directeur de l’établissement alors que vous l’aviez vous-même déjà quitté, fait état de deux faits de violence commis par des adultes sur des élèves. L’un d’eux est décrit, sans ambiguïté, comme une agression manifeste. Ce passage fait écho à votre propre témoignage, dans lequel vous évoquez avoir assisté à une scène similaire où un élève était frappé dans la cour par un adulte, professeur ou surveillant. Je cite ici un extrait du courrier de M. Protat : « Nous n’osons pas imaginer les conséquences si le professeur de mathématiques n’était pas intervenue ». Pouvez-vous nous dire si, selon vous, ce passage fait référence à l’incident auquel vous avez assisté ? Est-ce vous qui êtes mentionnée ?
Mme Françoise Gullung. Si l’événement a eu lieu après septembre, il ne s’agissait probablement pas de moi. S’il est en revanche fait référence à un incident survenu au printemps 1995, où j’ai vu un enfant se faire maltraiter dans la cour et où je suis intervenue, alors il pourrait s’agir de moi. Je ne suis pas certaine.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous étiez donc intervenue lors de l’épisode que vous avez précédemment mentionné.
Mme Françoise Gullung. J’ai effectivement séparé les enfants et demandé à l’enfant maltraité s’il avait besoin d’aide. Je l’ai emmené se rafraîchir le visage, des gestes simples et naturels dans ce genre de situation.
M. Paul Vannier, rapporteur. S’agissait-il d’une bagarre entre enfants ou d’un adulte qui avait frappé un enfant ?
Mme Françoise Gullung. Les surveillants étaient souvent de jeunes adultes. Je n’ai probablement pas fait la distinction à ce moment-là, étant concentrée sur l’aide à apporter à l’enfant.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je tiens à rappeler que certains élèves étaient surveillants à Bétharram, comme le mentionne le rapport d’inspection. Ma dernière question concerne une correspondance datée de mai 1996 entre le père Landel, alors directeur de l’établissement, et le recteur de Bordeaux. Ils y discutent de votre renvoi et des conditions pour ne pas réinscrire Marc Lacoste, l’enfant victime d’un coup de la part d’un surveillant qui lui a fait perdre l’audition, ce qui a conduit son père à porter plainte en 1996. Quelle est votre réaction face à cela ?
Mme Françoise Gullung. Cela correspond effectivement à un événement que j’ai vécu. Lors de la répartition des services de surveillance pour les épreuves du brevet, il m’a été clairement signifié que je n’y participerais pas. On m’a expressément indiqué que ma présence serait empêchée et que tout serait mis en œuvre pour provoquer mon renvoi. Je n’ai jamais eu connaissance de cette correspondance, mais je suis convaincue que cette mise à l’écart s’inscrivait directement dans le prolongement de la situation que j’avais dénoncée.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vais résumer la chronologie des faits. Vous arrivez dans l’établissement, vous êtes témoin d’actes de violence que vous signalez, une inspection a lieu, au cours de laquelle votre situation est fréquemment évoquée et qui conclut à la nécessité de vous renvoyer. À la suite de cette inspection, vous recevez de nombreux messages vous laissant entendre que vous ne serez plus présente dans l’établissement dans les semaines et les mois à venir.
Mme Françoise Gullung. On m’a effectivement fait comprendre que tout serait fait pour que je ne sois plus en poste. Je suis surprise de l’implication du recteur. À l’échelle de l’établissement, je peux comprendre qu’ils n’aient pas pleinement mesuré qu’il n’était pas si simple de se séparer d’un professeur certifié. En revanche, le recteur, lui, ne pouvait l’ignorer.
Mme La présidente Fatiha Keloua Hachi. J’aimerais que vous répondiez simplement à cette question : lorsque vous avez conseillé aux enfants d’appeler le 119 ou d’aller au village en cas de problème, à quel genre de situation pensiez-vous ?
Mme Françoise Gullung. Ces enfants étaient terrifiés car leur camarade avait été abandonné dehors dans le froid. Ils craignaient de ne pas survivre s’ils se retrouvaient dans une situation similaire.
Mme La présidente Fatiha Keloua Hachi. Les enfants témoins craignaient donc de subir le même sort ?
Mme Françoise Gullung. Ils avaient en effet peur pour eux-mêmes.
Je souhaiterais vous rapporter un événement marquant, survenu peu après l’incident durant lequel des enfants avaient été laissés dehors. Le père Carricart, qui n’était pas présent dans l’établissement au moment des faits, est revenu accompagné de deux acolytes. Ils ont réuni l’ensemble des enseignants et nous ont formellement mis en garde sur le fait que toute prise de parole publique, que ce soit auprès des journalistes, de la police, de la gendarmerie ou même au sein de nos familles, entraînerait des sanctions. Ils ont ajouté que de telles révélations pourraient aller jusqu’à provoquer la fermeture de l’établissement. J’ai souligné le caractère grotesque de la mise en scène mais aucun autre de mes collègues présents ce jour-là n’a réagi.
M. Alexis Corbière (EcoS). Votre témoignage est très éclairant. Pourquoi, selon vous, vos collègues ont-ils adhéré à ce système ? Comment expliquez-vous votre courage face à cette situation, alors que les autres n’ont pas réagi ? Vous utilisez par ailleurs des termes particuliers. Pouvez-vous préciser ce que signifie « rosser » ? S’agit-il de coups de poing ? Vous mentionnez un enfant qui saigne. Pouvez-vous clarifier s’il s’agissait d’un adulte ou d’un adolescent qui frappait ? Aviez-vous l’impression d’entendre des insultes en traversant la cour ? Enfin, pouvez-vous revenir sur ce que vous avez vu dès les premiers jours ? Vous avez mentionné avoir entendu du bruit, mais avez-vous réellement vu un adulte frapper ?
Mme Françoise Gullung. Je n’ai pas vu la scène, mais je l’ai entendue. Je passais à proximité de la porte et les bruits, parfaitement distincts, étaient ceux de coups, de hurlements et d’une voix d’enfant qui suppliait que l’on cesse, répétant qu’on lui faisait mal. Il ne s’agit pas d’un épisode isolé.
S’agissant de mes collègues, il me semble important de rappeler le fonctionnement du recrutement dans l’enseignement catholique. La plupart des enseignants débutent sans expérience préalable et sont souvent d’anciens élèves de l’établissement. À Bétharram, la majorité des enseignants étaient eux-mêmes issus de l’établissement ou étroitement liés à sa direction. Ils y effectuaient l’essentiel, voire la totalité de leur parcours professionnel. Contrairement à l’enseignement public, où les inspecteurs rencontrent régulièrement les enseignants pour échanger sur les programmes et les pratiques pédagogiques, les professeurs du privé sont souvent ignorés par le rectorat.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Le rapport d’inspection, par sa violence et sa partialité, est particulièrement choquant. Je tiens d’ailleurs à souligner, devant cette commission, qu’un rapport d’inspection qui mentionne aussi abondamment une enseignante sans même l’avoir auditionnée n’a, en l’état, aucune valeur. Il est d’ailleurs rapporté que l’inspecteur lui-même aurait exprimé publiquement des regrets quant à la légèreté avec laquelle ce document a été rédigé.
J’aimerais revenir sur un point que vous avez évoqué. Vous avez indiqué avoir été recrutée pour occuper ultérieurement la fonction de direction adjointe, avec pour mission de contribuer à restaurer l’image de l’établissement. Pourriez-vous nous préciser de quelle réputation il s’agissait exactement ?
Mme Françoise Gullung. J’ai vécu à Pau et, dans mon environnement professionnel, aucun de mes collègues n’aurait envisagé d’inscrire ses propres enfants à Bétharram, qui avait la réputation d’être un lieu de violences, voire de torture.
En tant que professeure principale dans un autre établissement, j’ai accueilli plusieurs élèves en provenance de Bétharram. Je garde notamment en mémoire le cas d’un élève dont l’arrivée avait été précédée d’un appel de la directrice qui m’avait expressément demandé d’être particulièrement vigilante car l’élève était décrit comme extrêmement fragilisé.
Entre adultes, nous n’avions pas de preuve formelle, mais les soupçons étaient réels. Il régnait une rumeur persistante, à laquelle chacun prêtait une oreille inquiète, de l’existence d’abus dans cet établissement.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Lorsque vous avez décidé de rejoindre Bétharram, pensiez-vous, malgré cette réputation, pouvoir changer les choses ?
Mme Françoise Gullung. J’avais suivi une formation pour ce poste et n’avais aucune raison de douter de la sincérité de la proposition. Je souhaitais voir par moi-même.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Je tiens tout d’abord à saluer votre courage. Avez-vous conservé tous les documents et signalements que vous avez envoyés ? Les avez-vous transmis à nos rapporteurs ? Avez-vous constaté une différence dans le traitement des enfants à Bétharram ?
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Vous semblez tourmentée à l’idée de ne pas avoir pu faire mieux, mais je pense que vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir à l’époque. Ma question porte sur les chaînes de pouvoir. Pouvez-vous préciser qui était sous la responsabilité de qui ? Il semble même que des enfants aient parfois été surveillants. Quelle était la structure hiérarchique au sein de ces établissements qui permettait à la fois les abus et les pressions ?
Mme Françoise Gullung. Il n’existait pas de véritable chaîne de pouvoir au sein de l’établissement. En l’absence d’une hiérarchie structurée, aucune priorité claire n’était établie et, de fait, le fait de frapper un enfant ne faisait l’objet d’aucune sanction.
Quant aux élèves surveillants, je pense qu’ils reproduisaient, sans véritable recul, ce qu’ils avaient eux-mêmes observé. Ce comportement semblait inscrit dans un mécanisme de répétition plus que dans une intention consciente de nuire.
S’agissant des enseignants, je suis convaincue que les choses auraient pu être différentes s’ils avaient eu davantage de contacts avec l’extérieur. Or à Bétharram, cet isolement est beaucoup plus marqué que dans un établissement situé en milieu urbain. Pour que cela change, il aurait fallu que le rectorat joue pleinement son rôle, ce qui n’a manifestement pas été le cas.
Le sujet des documents est sensible. J’utilisais à l’époque l’un des tout premiers ordinateurs portables ; j’ai conservé pendant de nombreuses années les disquettes sur lesquelles figuraient mes écrits. Il y a environ cinq ans, j’ai tenté de les lire à l’aide d’un lecteur multi-disquette, mais le format était devenu obsolète. J’ai envisagé de faire appel à un spécialiste pour les récupérer, mais le coût de l’opération était prohibitif. Je me suis donc résolue à les conserver encore quelque temps. Puis, au début de l’année 2023, à l’âge de 75 ans, j’ai décidé de tourner la page et de me libérer de ce fardeau. J’ai rassemblé ces disquettes ainsi que d’autres documents accumulés, et m’en suis débarrassée.
Mme La présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous vous sommes reconnaissants d’être venue témoigner. Vos souvenirs, encore très clairs, sont précieux pour notre enquête.
8. Table ronde réunissant des représentants de parents d’élèves (27 mars 2025 à 10 heures)
La commission auditionne, sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), des représentants de parents d’élèves : M. Grégoire Ensel, vice-président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), M. Laurent Zameczkowski, porte-parole de la Fédération des parents d’élèves de l’enseignement public (Peep), Mme Hélène Laubignat, présidente du bureau national de l’Association des parents d’élèves de l’enseignement libre (Apel) et M. Christophe Abraham, secrétaire général ([8]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Dans le cadre de nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, nous avons organisé ce matin une table ronde de représentants de parents d’élèves réunissant : M. Grégoire Ensel, vice-président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), M. Laurent Zameczkowski, porte-parole de la Fédération des parents d’élèves de l’enseignement public (Peep), Mme Hélène Laubignat, présidente du bureau national de l’Association des parents d’élèves de l’enseignement libre (Apel) et M. Christophe Abraham, secrétaire général.
Nous souhaitons savoir quels sont les recours à la disposition des parents d’élèves lorsqu’ils suspectent que des élèves sont victimes de violences commises par des adultes dans les établissements scolaires, et comment ces recours pourraient être rendus plus efficaces.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Grégoire Ensel, M. Laurent Zameczkowski, Mme Hélène Laubignat et M. Christophe Abraham prêtent serment.)
Ma première question sera la suivante : quel rôle les associations et fédérations de parents d’élèves jouent-elles dans la prévention des violences commises en milieu scolaire ?
M. Grégoire Ensel, vice-président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE). La FCPE exerce un rôle de vigie, elle fait preuve d’une extrême attention. Son réseau repose sur l’engagement de 140 000 parents siégeant dans les conseils de classe et sur l’implication de 140 000 adhérents répartis dans 101 associations départementales, aussi bien dans l’Hexagone que dans les territoires ultramarins. Bien que la fédération ne soit pas représentée dans tous les établissements, son maillage territorial, allant de l’échelle locale à l’échelle nationale, permet une remontée régulière et précise des situations problématiques.
L’action de la FCPE s’inscrit dans une démarche de compréhension des événements, de détection des signaux faibles et de recherche d’un dialogue immédiat, lorsque cela est possible, avec les chefs d’établissement ou les autorités académiques. L’efficacité de cette démarche varie en fonction de notre présence sur le terrain et de la qualité des échanges entretenus avec les services académiques ou rectoraux. Il n’existe pas, à ce jour, de processus clairement établi permettant aux associations de parents d’élèves de déclencher une alerte.
Dans les établissements publics, l’organisation collective favorise une certaine transparence. Le fonctionnement en communauté éducative, associant chefs d’établissement, enseignants et parents, territorialisée à l’échelle de la commune ou du quartier, permet une détection relativement rapide des dysfonctionnements. Ces situations contrastent avec celles observées dans des établissements privés fermés, tels que Bétharram, où les élèves viennent parfois de territoires éloignés et les parents sont peu impliqués, ce qui limite la capacité de veille.
La FCPE joue également un rôle de médiation, dans une posture fondée sur la vigilance, la prudence, le discernement et l’objectivité, notamment dans le traitement de phénomènes de groupe.
Elle s’engage par ailleurs depuis de nombreuses années dans la lutte contre les violences sexuelles, un combat inscrit dès l’article premier de ses statuts. Elle est habilitée à se porter partie civile dans les affaires relevant de délits pénaux. À ce titre, elle est intervenue à plusieurs reprises devant les juridictions, comme récemment à Toulouse, dans une affaire liée au cadre périscolaire et où la fédération a obtenu gain de cause, avec condamnations et versements de dommages et intérêts aux victimes.
M. Laurent Zameczkowski, porte-parole de la Fédération des parents d’élèves de l’enseignement public (Peep). La Peep partage un socle commun d’actions avec la FCPE, notamment en matière de contentieux. Elle s’est notamment constituée partie civile dans l’affaire Samuel Paty, ainsi que dans des affaires d’agressions sexuelles survenues dans des contextes périscolaires.
Une distinction importante s’impose toutefois au sein des établissements où la Peep n’est pas implantée. Bien qu’elle dispose légalement du droit d’intervention, elle se heurte régulièrement à des refus d’accès et à une hostilité manifeste. Lorsque la saisine émane directement d’un parent, adhérent ou non, cette résistance s’atténue, mais le climat reste souvent empreint de méfiance.
À l’inverse, dans les écoles où la Peep est solidement implantée et entretient une relation de confiance avec les équipes pédagogiques, le climat scolaire s’en trouve profondément transformé. Le dialogue s’instaure, les intérêts convergent et une amélioration sensible du fonctionnement collectif peut être observée. Dans ces contextes apaisés, ce sont souvent les chefs d’établissement qui sollicitent l’association pour exercer un rôle de médiation.
La fédération évolue donc dans un paysage contrasté entre les établissements où elle est absente, ceux où elle est présente mais maintenue à l’écart, et enfin ceux dans lesquels elle participe activement au travail éducatif.
Notre rôle premier est de défendre les intérêts des élèves et de leurs parents. Dans certaines situations spécifiques, à l’image de l’affaire récente d’une enseignante accusée d’agression sexuelle sur des élèves, nous intervenons également pour apaiser la situation avec les parents, rétablir la communication et veiller à la transmission de la juste information. La collaboration avec les chefs d’établissement ou la direction des services départementaux de l’éducation nationale (DSDEN) est ainsi essentielle et, là où la collaboration fonctionne, elle démontre toute son efficacité dans le rétablissement de la confiance et l’apaisement du climat scolaire. Malgré ses spécificités, notre association, laïque et apolitique, poursuit donc les mêmes objectifs que la FCPE et est fréquemment amenée à collaborer avec elle.
Mme Hélène Laubignat, présidente du bureau national de l’Association des parents d’élèves de l’enseignement libre (Apel). Je tiens, en préambule, à réaffirmer que l’Apel est aujourd’hui présente aux côtés des victimes et qu’en tant que nouvelle présidente, je suis à la fois consternée par les récentes révélations et déterminée à ne plus jamais laisser de tels faits se reproduire. Une tolérance zéro doit s’appliquer dans l’ensemble de nos établissements et tous les moyens doivent être mis en œuvre pour que la lumière soit faite sur ces situations inacceptables. La sécurité des enfants doit être durablement garantie au sein de nos établissements.
L’Apel est une association apolitique et non confessionnelle, qui regroupe aujourd’hui environ un million de familles adhérentes tout en représentant les familles dans toute leur diversité au sein de l’enseignement catholique.
Notre association dresse aujourd’hui le constat de l’inefficacité des dispositifs de signalement et estime que le numéro d’appel 119 devrait devenir le numéro unique à cet égard. Chaque parent d’élève porte une responsabilité en matière de signalement et doit assurer une vigilance constante pour que toutes les familles soient rassurées et que des actions concrètes puissent être engagées. Nous sommes aujourd’hui en lien avec la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) et le collectif des victimes et appelons à une tolérance zéro.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Votre association est-elle indépendante ? Quelles actions concrètes met-elle en place pour prévenir les violences au sein des établissements catholiques ?
Mme Hélène Laubignat. Bien que l’Apel n’ait pas la responsabilité directe des dispositifs de prévention des violences, elle mène en revanche un travail de sensibilisation auprès des parents, en insistant sur leur rôle dans le signalement des situations préoccupantes et dans le dialogue avec les directions et les équipes éducatives. Membre à part entière de la communauté éducative, l’Apel agit dans le respect du cadre de l’enseignement catholique tout en revendiquant son indépendance et sa liberté d’expression. Cette autonomie est essentielle pour porter librement la voix des parents.
L’objectif premier est d’éviter que les tragédies du passé ne se reproduisent. À cette fin, l’Apel soutient activement les parents à travers des outils pédagogiques tels que des webinaires ou des brochures d’information. Elle privilégie une communication claire, concise et accessible, pour ne laisser place ni au doute ni à la confusion.
Un point de vigilance mis en lumière par de nombreux parents concerne l’identification des interlocuteurs compétents pour les signalements. Nous rappelons donc régulièrement l’existence du numéro d’appel 119, accessible aussi bien aux parents qu’aux enfants et conçu comme un canal de signalement unique et fiable. Les actions menées doivent être concrètes et s’accompagner de la garantie d’une réponse, ce qui n’est que trop rarement le cas lorsque nous alertons les chefs d’établissement ou la direction diocésaine. Cette solution prend tout son sens lorsque le chef d’établissement est lui-même mis en cause et qu’il devient nécessaire de s’adresser à une autorité externe. Dans cette optique, l’Apel se déclare favorable à toute proposition permettant de renforcer l’efficacité et la clarté du processus de signalement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Une première piste s’est dégagée, notamment concernant la capacité de la FCPE et de la Peep à se constituer partie civile aux côtés des plaignants.
S’agissant de l’Apel, vous avez évoqué l’orientation des familles vers le 119. Est-ce à dire que vous ne leur recommandez pas de s’adresser directement au procureur de la République ? Vous abstenez-vous de toute action en justice en vous constituant partie civile ?
Par ailleurs, pourriez-vous nous éclairer sur les mécanismes que vous avez mis en place pour faire remonter les informations relatives à des violences, depuis les établissements jusqu’au niveau départemental puis national ? Car pour qu’une fédération puisse se constituer partie civile, elle doit nécessairement avoir été saisie par des adhérents ou des familles. Il serait utile de comprendre comment ces informations circulent dans vos structures.
M. Grégoire Ensel. L’exemple de l’affaire survenue dans une école toulousaine illustre très clairement la solidité de notre réseau. Le conseil local a d’abord alerté la structure départementale, qui s’est aussitôt tournée vers le niveau national. Le conseil d’administration a alors donné mandat au président pour engager des poursuites judiciaires, se constituer partie civile et accompagner les victimes ainsi que leurs familles. Cela s’inscrit clairement dans nos statuts depuis 1998.
Nous avons une pensée pour les victimes de Bétharram, mais également pour celles du Maine-et-Loire et peut-être bientôt pour de nouveaux cas dans le Béarn. Il se pourrait que nous soyons confrontés à un phénomène systémique. Ces enfants n’ont été protégés ni par leurs établissements ni par la nation qui, à nos yeux, exerce un contrôle insuffisant.
À mon sens, le cœur du problème réside dans la nature du contrat passé entre l’État et les établissements privés sous contrat. Alors que les fonds publics représentent plus de 75 % de leur financement, ces établissements échappent largement à tout contrôle effectif. Nous demandons que l’État publie, de manière transparente, la date du dernier contrôle effectué dans chaque établissement privé sous contrat, quelle que soit sa confession, car cette information demeure aujourd’hui totalement opaque.
L’école joue un rôle protecteur fondamental, notamment en permettant la libération de la parole. À ce titre, le programme Evars (éducation à la vie affective et relationnelle, et à la sexualité), qui sera déployé à la rentrée prochaine de la maternelle au lycée, constitue un outil essentiel dont la vocation est d’expliquer clairement l’interdiction des gestes déplacés et des violences tout en favorisant l’expression des élèves. Nous devrons être collectivement intransigeants quant à sa mise en œuvre, qui ne doit souffrir d’aucune exception. Ce programme représentera une sécurité pour chaque enfant en permettant à la fois des interventions ciblées, des moments de dialogue et une formation sur des questions essentielles à la vie en société.
Enfin, nous croyons fermement à la nécessité de renforcer la coéducation car les parents doivent être pleinement intégrés à la vie des établissements scolaires.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous remercie pour ces éléments mais vous rappelle que nous avons besoin, dans le cadre de cette commission d’enquête, de réponses claires aux questions posées.
M. Grégoire Ensel. Le 119 représente effectivement un outil important, qui rencontre de réelles limites. Les familles comme les enfants peuvent s’y adresser mais les délais d’attente sont parfois extrêmement longs, allant jusqu’à trente ou quarante minutes pour déposer un signalement. Bien que ce numéro reste à nos yeux une pièce centrale du dispositif, il nécessite d’être renforcé et d’autres mesures devront également être rapidement engagées.
M. Laurent Zameczkowski. Je tiens tout d’abord à dire combien nous sommes tous profondément bouleversés par les événements survenus à Bétharram et à réaffirmer qu’il nous appartient collectivement de faire progresser la situation.
S’agissant de la procédure de signalement, nous privilégions toujours une démarche amiable. Le premier échange doit avoir lieu avec l’enseignant concerné et, si cela s’avère insuffisant, un dialogue doit s’engager avec le chef d’établissement ou le directeur d’école. Si nécessaire, le recours à l’inspecteur de circonscription constitue l’ultime étape, mais il faut reconnaître que ces inspecteurs sont parfois difficiles à joindre, ce qui ralentit le traitement des signalements. Des retards sont également observés dans la transmission des informations entre les directeurs d’école et leur hiérarchie.
Le statut même des directeurs d’école reste problématique. Malgré les améliorations apportées par la loi Rilhac, leur position reste délicate car ils ne disposent d’aucune autorité hiérarchique sur leurs collègues enseignants. Par ailleurs, les parents manquent souvent d’informations claires sur la manière dont sont traités les signalements. Il est essentiel de mieux expliquer les procédures existantes et de fournir un suivi transparent, sans pour autant porter atteinte à la présomption d’innocence ou violer la confidentialité des données. L’absence d’information nourrit la frustration et la colère, surtout lorsqu’il s’agit des enfants les plus jeunes. La réponse classique sur les affaires qui suivent leur cours ne suffit plus, qu’elle émane de la police ou de l’éducation nationale.
Un protocole de communication rigoureux et clair est donc indispensable pour garantir une bonne compréhension du processus et assurer la confiance des familles. Il est également impératif de renforcer la pédagogie autour de ces procédures, en formant l’ensemble des personnels éducatifs et administratifs à ces enjeux. Cela concerne les chefs d’établissement, les directeurs d’école, les inspecteurs de circonscription mais également les services déconcentrés tels que les directions académiques.
L’administration semble aujourd’hui largement dysfonctionnelle et maltraitante, étouffant les problèmes au lieu de les traiter. Les situations que nous connaissons résultent en grande partie de cette déconnexion et le cas de la lettre adressée au parent d’un jeune garçon ayant mis fin à ses jours par le secrétaire général adjoint et directeur des ressources humaines de l’académie de Versailles en est une illustration frappante, alors que ce dernier avait accès à des conseillers techniques de la rectrice qui auraient été en mesure de l’aider à gérer cette situation. Ce dysfonctionnement administratif doit être traité en priorité car il constitue le maillon faible de l’ensemble des politiques publiques. Aussi bonnes soient les intentions ministérielles, elles resteront vaines si l’administration échoue dans leur mise en œuvre.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous entendons votre plaidoyer politique et en tiendrons compte dans nos réflexions sur les moyens et le fonctionnement de l’administration. Bien que nos observations de terrain confirment votre diagnostic, ces auditions visent avant tout à interroger la dimension opérationnelle de votre action, au-delà des considérations générales sur le système.
S’agissant du signalement, les termes de « médiation », « discussion amiable » ou « temporisation » peuvent susciter des inquiétudes, en particulier lorsqu’un enfant libère sa parole sur une potentielle agression. Bien que ces approches soient essentielles dans la prévention des violences et le dialogue entre parents, élèves et enseignants, elles peuvent également retarder un signalement pourtant indispensable. Je souhaite donc que vous précisiez les critères qui vous conduisent à saisir le 119 après un premier échange dans une situation complexe.
Par ailleurs, entre le recours au 119 et la possibilité pour certaines associations de se constituer partie civile, il existe la voie des plaintes et des signalements directs à la justice. Y avez-vous recours ? Est-ce une alternative ou un complément systématique au 119 ? Le 119 vous paraît-il remplir efficacement son rôle de relais ?
Nous souhaitons enfin comprendre les logiques internes de chaque association. Vos process sont-ils formalisés ou adaptés à chaque situation rencontrée ?
Mme Hélène Laubignat. L’Apel organise actuellement des rencontres parents-école sur des thématiques telles que le harcèlement ou l’usage des écrans. Ces temps d’échange, organisés en groupes restreints avec les professeurs au sein des établissements, nous permettent de recueillir les retours des parents.
Notre structure n’est pas une fédération, mais une association. Chaque entité est indépendante, ce qui complique malheureusement la remontée d’informations au niveau national. J’ai rappelé l’urgence de structurer cette remontée lors de notre dernière réunion avec les présidents académiques et départementaux.
Notre objectif est de pouvoir effectuer un premier signalement auprès du 119 et, si nécessaire, d’engager ensuite des démarches auprès du procureur ou d’autres autorités, en particulier si l’établissement n’agit pas, pour que le signalement puisse aller jusqu’à son terme. S’il ne nous appartient pas, en tant que parents, de juger les faits ou d’en apprécier la gravité, nous avons néanmoins le devoir de les signaler.
Nous demandons que les enseignants soient mieux formés et qu’une capacité d’écoute réelle soit développée au sein des établissements. Dans l’enseignement catholique, où l’organisation diffère du public, nous proposons également de recourir à des psychologues externes si nécessaire. Nous souhaitons que tout soit mis en œuvre pour garantir que toutes les violences puissent être dénoncées.
Mme Fatiha Keloua Hachi, présidente. L’Apel est la seule association de parents d’élèves pour environ un million d’enfants scolarisés dans l’enseignement catholique. Comment expliquez-vous cette absence de pluralisme associatif ?
Mme Hélène Laubignat. Cette situation découle des statuts de l’enseignement catholique qui ont établi ce modèle. Malgré notre position unique, notre mission est de représenter tous les parents de nos établissements, qu’ils soient adhérents ou non.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pouvez-vous détailler les modalités de désignation de vos représentants dans les établissements et leur fréquence ?
Vous avez par ailleurs mentionné l’absence de remontée d’informations de vos structures locales vers le niveau national. Existe-t-il néanmoins des transmissions vers vos structures départementales ? Le cas échéant, comment ces informations sont-elles traitées, en lien notamment avec le 119 ou les signalements judiciaires ?
Mme Hélène Laubignat. La remontée d’informations des établissements vers les départements est encore lacunaire. Nous n’avons aujourd’hui aucun levier pour en garantir l’effectivité, ce qui appelle une réflexion de fond. Depuis ma prise de fonction en août dernier, j’insiste sur la nécessité de faire circuler les informations du national vers les territoires, mais également de les faire remonter depuis ces derniers.
Notre association représente l’ensemble des familles de l’enseignement catholique, ce qui constitue une réelle force. Plus de la moitié des parents y adhèrent volontairement, ce qui reflète la liberté de choix propre à cet enseignement.
La désignation des représentants est effectuée par une élection au sein des établissements. Les parents qui se portent candidats sont élus pour les fonctions de président, secrétaire, trésorier et membres du conseil d’administration. Ces élections ont lieu chaque année au niveau local dans les établissements, départements ou académies pour les fonctions de président, secrétaire, trésorier, et tous les trois ans pour les personnes élues dans les différentes instances. Au niveau national, mon mandat est de deux ans, renouvelable trois fois au maximum.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Lors de nos visites dans le Sud-Ouest, nous avons constaté d’importants manques en matière d’accompagnement psychologique. À Bétharram, par exemple, un établissement de 500 élèves environ, aucun psychologue n’est présent à demeure. Seul un professionnel rattaché à la direction diocésaine intervient ponctuellement et sur sollicitation.
Cette situation est préoccupante, surtout au niveau collège. Si, dans l’enseignement public, un effort est mené pour renforcer les services de santé scolaire malgré des difficultés similaires, dans l’enseignement catholique en revanche, la question semble reléguée au second plan. Concernant ce rôle des psychologues, connaissez-vous l’organisation actuelle par département ? Comment les parents peuvent-ils solliciter ces services pour l’accompagnement des enfants ? Quel est l’état des lieux de l’accompagnement psychologique ?
Mme Hélène Laubignat. Ces aspects relèvent de l’enseignement catholique. En tant que représentante des parents, je ne peux que constater les carences car trop peu d’établissements bénéficient de la présence d’un psychologue ou d’une infirmière scolaire.
Nous estimons pourtant indispensable la présence de ces professionnels dès le CM1, âge auquel les enfants commencent à se poser de nombreuses questions.
Mme Fatiha Keloua Hachi, présidente. Vous indiquez qu’il n’existe qu’une seule association et que les parents y adhèrent facilement. Est-ce par volonté d’avoir un interlocuteur unique ou bien les initiatives tendant à la création d’autres associations indépendantes sont-elles empêchées par les directions ?
Quelle est la nature exacte de vos relations avec les organismes de gestion de l’enseignement catholique (Ogec), avec qui vous collaborez notamment pour les achats groupés ? Êtes-vous totalement indépendants ou existe-t-il des liens structurels ?
M. Christophe Abraham, secrétaire général de l’Apel. Je précise que l’Apel est une entité totalement indépendante. Nous ne faisons pas partie de l’enseignement catholique mais sommes une association de parents régie par la loi de 1901, qui fonctionne comme une union d’associations et qui est présente dans la quasi-totalité des établissements catholiques.
La création d’autres associations est tout à fait possible et, d’ailleurs, le statut de l’enseignement catholique y encourage les parents. Si l’Apel est aujourd’hui reconnue, c’est en raison de son ancienneté et de son implantation mais d’autres associations pourraient émerger. L’objectif de l’enseignement catholique est d’assurer une représentation des parents dans toutes ses instances, mission que nous assumons actuellement mais pour laquelle d’autres pourraient se positionner.
Concernant les personnels de santé, nous plaidons naturellement pour une présence accrue des infirmiers et des médecins dans les établissements. Plus ils seront nombreux, meilleure sera la prise en charge physique et psychologique des enfants. Nous faisons néanmoins face, comme dans l’enseignement public, à des difficultés de moyens et de recrutement.
S’agissant de nos relations avec les différentes instances, qu’il s’agisse des Ogec ou des chefs d’établissement, nous devons, en tant que représentants des parents, instaurer une relation de confiance avec tous les membres de la communauté éducative, sans connivence ni lien direct. La notion de communauté éducative est essentielle et suppose une communication fluide entre les adultes impliqués dans l’établissement pour favoriser la réussite des élèves.
En tant que fédération de parents, nous siégeons de droit au sein des instances, notamment celles de gestion, et intervenons sur des sujets tels que la vie scolaire. Bien que nos représentants jouissent d’un droit de parole, nous ne sommes pas liés aux structures de gestion, notre rôle se limitant à la représentation parentale dans ces espaces.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Les deux fédérations de l’enseignement public ont-elles formalisé les traitements des signalements de violences ? Disposez-vous de protocoles, existe-t-il des expérimentations locales afin d’harmoniser les pratiques, ou intervenez-vous uniquement au cas par cas, en vous appuyant sur les expériences antérieures ?
M. Grégoire Ensel. Il n’existe pas aujourd’hui de situations systémiques dans les établissements publics. Les situations inacceptables doivent être immédiatement signalées, par tous les moyens possibles, et faire l’objet de plaintes, mais je tiens à souligner que les remontées problématiques restent du domaine de l’exception.
Bien que nous n’ayons pas de procédure formalisée au sein de la fédération, nos valeurs militantes et notre projet éducatif font que chaque membre de la FCPE, partout sur le territoire, fait appel à sa fédération dès qu’une situation le nécessite. C’est ce que nous avons notamment observé à Toulouse, où nous nous sommes mobilisés en soutien.
Il n’existe pas, en revanche, de dispositif structuré pour un parent non adhérent et, lorsque celui-ci est confronté à un drame, il doit souvent y faire face seul. Nous sommes parfois informés des faits par la presse locale ou par des appels directs mais, en dépit de notre présence dans les conseils académiques et départementaux et de nos relations avec les autorités académiques, nous ne sommes pas systématiquement tenus au courant par les responsables. Je n’ai, à titre personnel, jamais été contacté par un recteur ou un inspecteur d’académie, y compris dans mon propre département, alors même que des incidents graves s’y sont produits récemment.
La communication dépend des relations humaines locales et, là où le lien est établi, des échanges informels peuvent exister. Notre rôle est d’accompagner la justice tout en assurant la discrétion nécessaire à la protection des victimes.
Une piste d’amélioration concrète serait d’institutionnaliser le lien entre les autorités académiques et une fédération de parents d’élèves reconnue d’utilité publique telle que la nôtre. Cette reconnaissance pourrait permettre d’instaurer un dialogue rapide et une coéducation efficace au service des victimes.
M. Laurent Zameczkowski. Face à de telles situations, la temporisation ne peut exister. La première étape est toujours d’engager le dialogue pour comprendre la situation, en échangeant avec l’enseignant, le directeur d’école ou le chef d’établissement, car il est fondamental de bien cerner les faits pour protéger et défendre au mieux les enfants. Lorsque les interlocuteurs sont à l’écoute, nous cherchons des solutions par le dialogue. Lorsque ce n’est pas le cas, nous passons à l’action. Notre structuration départementale, académique et nationale permet une remontée rapide des informations selon les besoins. Nos priorités sont la réactivité et l’efficacité.
Dans l’enseignement public, nous sommes effectivement confrontés à un manque criant d’infirmières, de psychologues ainsi qu’à des failles en matière de formation et de suivi. Certains enseignants ne sont inspectés que deux fois dans leur carrière, ce qui est problématique, surtout en cas de difficulté personnelle ou professionnelle.
Nous jouons auprès des parents un rôle d’accompagnement, à l’image de ce que l’inspection représente pour les enseignants. Nous ne les jugeons pas, mais les aidons à comprendre et à agir au mieux pour leurs enfants. Nos actions s’articulent en plusieurs étapes : dialogue, médiation éventuelle avec la direction, et, si nécessaire, saisine des forces de l’ordre, du procureur ou recours au 119. Tous les leviers sont activables, avec pour seul objectif l’efficacité dans le respect des droits des victimes.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans le cadre des récents événements, l’Apel a-t-elle transmis des consignes ou des messages à ses structures académiques, départementales et locales pour faciliter les signalements et détecter les phénomènes de violence ?
Mme Hélène Laubignat. Dès que nous avons eu connaissance des faits, nous avons réagi, par l’intermédiaire d’un courrier envoyé fin février à l’ensemble des présidents académiques et départementaux, qui figurera dans notre réponse écrite.
Nous avons également pris immédiatement contact avec le collectif des victimes de Bétharram, qui dépasse d’ailleurs le seul cadre de cet établissement. J’ai eu des échanges avec M. Esquerre ainsi qu’avec d’autres personnes à la sortie de leur audition la semaine dernière, au cours desquels nous avons discuté des actions que nous pourrions engager ensemble, des événements passés et des raisons pour lesquelles ces faits n’avaient pas été dénoncés à l’époque. Nous poursuivons ce travail avec eux et avons convenu de continuer à collaborer durablement en mutualisant nos moyens.
Nous devons avancer avec l’ensemble des acteurs concernés, y compris l’enseignement catholique. Le week-end dernier, nous avons ainsi invité M. Frank Burbage de la Ciivise afin qu’il nous aide à mieux comprendre le rôle de celle-ci et à informer les parents sur la manière de les alerter ou de les contacter.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les violences à Bétharram ont été dénoncées dès les années 1990, notamment par un vice-président local de l’Apel dont le fils a été victime d’un coup porté par un surveillant, entraînant une surdité partielle. Quelques mois plus tard, cet enfant a été mis nu dans la cour de récréation, de nuit, pour être puni. Ce père, qui était le premier à porter plainte, a été exclu de l’Apel locale. Si son alerte avait été entendue, peut-être des décennies de violences auraient-elles pu être évitées. Quelle est votre réaction ? Que pourriez-vous faire aujourd’hui, au niveau national, si une telle situation se reproduisait ? Comment expliquer qu’un parent engagé dans la vie de l’établissement ait été considéré comme un problème plutôt que comme un lanceur d’alerte ?
Mme Hélène Laubignat. J’ai découvert ces faits par M. Esquerre, qui m’a décrit les événements et m’a confirmé l’exclusion du vice-président. Je suis révoltée par cette situation inacceptable, dont je n’avais aucunement connaissance.
Nous sommes des associations indépendantes et, si une relation équilibrée avec l’établissement est souhaitable, il ne peut exister de complaisance ou de connivence pour dissimuler des faits ou faire taire un parent. Ce qui s’est produit à l’époque ne doit plus jamais arriver.
Pour prévenir de telles dérives, j’ai demandé à tous les présidents académiques et départementaux de nous signaler systématiquement tout incident, quel qu’il soit. Cela peut se faire par l’intermédiaire de notre attaché de presse, par courriel ou sur notre ligne d’écoute. L’essentiel est que les faits soient transmis clairement et personne ne doit en aucun cas être écarté pour avoir osé s’exprimer.
M. Paul Vannier, rapporteur. Quelles actions concrètes l’Apel pourrait-elle engager si une situation analogue à celle de Bétharram venait à survenir aujourd’hui ?
Mme Hélène Laubignat. Nos capacités d’action restent malheureusement limitées car chaque Apel, qu’elle soit d’établissement ou départementale, est juridiquement indépendante. Les événements récents nous obligent toutefois à réinterroger notre fonctionnement et à réfléchir à de nouveaux modes d’action.
Dans les cas préoccupants, j’adresse des courriers ou je me rends sur place, souvent à la demande des présidents départementaux ou académiques. Malgré nos ressources restreintes dues à notre statut de bénévoles, j’essaie d’être aussi présente et réactive que possible.
En tant que présidente nationale, je me déplace dès qu’une situation le justifie. J’assume de dépasser le principe d’indépendance des structures locales pour dire fermement quand une situation est inacceptable et que des actions s’imposent. Je prends l’engagement personnel de m’employer activement à ce que de telles situations ne puissent pas se reproduire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite aborder un cas récent concernant le collège Stanislas à Paris. Je dispose d’un extrait du rapport de l’Inspection générale, incluant le procès-verbal de l’audition d’un parent d’élèves de cet établissement, qui déclare : « L’Apel choisit les parents délégués et les forme. Les mamans de plusieurs enfants peuvent rester parents délégués sur plusieurs classes en même temps et le rester pendant des années, pas de vote, pas d’ouverture. »
Vous avez évoqué précédemment un renouvellement régulier des représentants élus. Quelle est votre réaction face à ce témoignage ? Que comptez-vous faire pour vérifier ces faits et, le cas échéant, les corriger ? Les considérez-vous comme inacceptables s’ils sont avérés ?
Mme Hélène Laubignat. De tels faits, s’ils sont confirmés, doivent absolument être corrigés. Nous allons vérifier que les statuts de l’établissement sont bien conformes à ceux de notre structure nationale, car chaque niveau doit les respecter. Une vérification rigoureuse sera menée.
Ce que vous rapportez est contraire à nos règles. Les parents d’élèves sont élus et, pour être membre de l’Apel, il faut avoir un enfant scolarisé dans l’établissement. Par ailleurs, une famille ne peut être représentée que par un seul parent, sauf si le second s’engage avec une cotisation propre. Le vote est une obligation, avec des candidats qui se présentent et sont ensuite élus. Tout écart à ce principe démocratique est à mon sens inacceptable.
M. Christophe Abraham. Les parents délégués, ou parents correspondants selon notre terminologie, sont ceux qui représentent les familles dans les classes. Leur mode de désignation varie selon les établissements. Il ne s’agit pas des parents élus de l’Apel, qui le sont lors de l’assemblée générale du conseil d’administration, mais de ceux qui siègent au sein des conseils de classe.
Nous formons nos représentants pour qu’ils puissent ensuite accompagner ces parents correspondants, ce qui n’empêche pas totalement la survenue de pratiques critiquables dans certains établissements.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je précise que le terme de « correspondants » n’apparaît pas dans la citation que j’ai lue. Il s’agit bien de parents délégués de l’Apel, dans un établissement privé, en l’occurrence le collège Stanislas de Paris. Selon ce témoignage, ces parents ne sont pas élus et exercent leur mandat pendant de longues années, sans renouvellement.
M. Christophe Abraham. Je vous confirme que les parents délégués sont les représentants des familles au sein des conseils de classe. Leur désignation peut s’effectuer par appel à candidatures, en lien avec l’équipe éducative. Les parents bénévoles qui s’engagent au service de la communauté forment ensuite les autres pour mener à bien cette mission.
Si, dans l’établissement mentionné, certaines personnes restent trop longtemps en poste, cela doit être corrigé car ce fonctionnement ne correspond ni à nos pratiques courantes ni à nos principes associatifs. Nous travaillons actuellement à un meilleur encadrement de ces désignations car ces parents peuvent jouer un rôle de relais essentiel.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. À la suite de nos échanges sur le signalement et les limites que vous avez évoquées, nous souhaiterions disposer de données comparatives sur les moyens des associations. Pourriez-vous nous indiquer, pour chacune de vos structures, le budget annuel approximatif, le nombre d’équivalents temps plein (ETP), le nombre de salariés, ainsi que l’existence ou non d’un service ou d’un référent juridique ? Ces éléments nous aideront à comprendre si les difficultés que vous indiquez rencontrer relèvent de vos moyens, de vos choix ou d’autres facteurs, et à réfléchir à d’éventuelles évolutions.
M. Grégoire Ensel. Notre budget annuel s’élève à 2,6 millions d’euros. Nous disposons de treize ETP permanents. Notre fédération est constituée d’associations locales régies par la loi 1901. Le conseil local peut être affilié au conseil départemental qui dispose de la responsabilité juridique, morale et financière. Les conseils locaux peuvent être des associations de fait ou constituées selon la loi de 1901, comme les conseils départementaux ou la fédération nationale. Nous ne disposons d’aucune autorité hiérarchique sur nos membres et notre fonctionnement repose uniquement sur le dialogue.
Sur le plan juridique, nous disposons de fonds pour assister les conseils départementaux dans le cas, par exemple, d’actions en justice. L’adhésion à la FCPE inclut une assurance avec assistance juridique, activée en fonction de la gravité des faits, en complément de notre accompagnement fédéral.
Je tiens à souligner que notre efficacité en matière de signalement repose moins sur les moyens humains ou financiers que sur nos valeurs et notre réseau. La lutte contre les violences sexuelles est depuis toujours au cœur de notre engagement. Toute situation remontée est traitée avec la plus grande vigilance, sans possibilité d’occultation.
M. Laurent Zameczkowski. Nous comptons un peu moins de cinq ETP. Deux personnes sont chargées du service dédié aux adhérents et associations, une autre assure la direction générale, une autre s’occupe de la communication et la dernière gère la comptabilité.
La Peep est une fédération d’associations indépendantes, toutes régies par la loi de 1901. Elles peuvent être créées au niveau d’un établissement ou regrouper plusieurs établissements, voire couvrir une ville entière.
Ces associations partagent les mêmes statuts, doivent respecter les principes de laïcité et d’apolitisme et ont l’obligation de transmettre à la fédération des informations sur leurs adhérents. Chaque département procède à l’élection d’une association départementale et une union académique est ensuite constituée par les représentants des départements. Les associations locales participent donc à une double élection, départementale et académique. Une assemblée générale annuelle est organisée pour élire le bureau. Chaque association départementale peut présenter un candidat au conseil d’administration national et chaque union académique peut en présenter deux. Le conseil national compte quinze administrateurs.
Mme Hélène Laubignat. Notre bureau national est composé de seize membres élus lors de notre délégation nationale qui se tient au début du mois de décembre. Ces membres sont issus des territoires, avec une représentation limitée pour chacun d’eux.
Des assemblées générales issues des établissements sont organisées dans chaque département, de telles assemblées générales impliquant les parents étant également organisées au sein des établissements. Le processus de désignation est donc démocratique à tous les niveaux.
Au niveau national, nous comptons actuellement vingt salariés. Selon leurs moyens financiers, les associations peuvent également recruter des salariés au niveau des académies et des départements. Le nombre de personnels varie donc d’un territoire à l’autre, en fonction de leurs ressources et de leurs besoins.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je vous serais reconnaissante de nous transmettre le nombre d’équivalents temps plein au niveau national ainsi qu’un chiffre consolidé pour les départements. Cela nécessitera peut-être un travail de collecte, mais ces informations sont précieuses pour évaluer les moyens dédiés par vos associations à la lutte contre les violences et aux actions juridiques.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment expliquez-vous la contradiction entre vos importants moyens au niveau central et l’absence de pouvoir sur vos relais territoriaux ?
Mme Hélène Laubignat. Nos salariés au niveau national sont constitués en différents pôles : éducation, service au mouvement, communication, secrétariat de direction, comptabilité et gestion. Leur mission principale est de relayer l’information vers les structures locales. Nous avons également un service formation et une équipe chargée de la gestion des réseaux sociaux.
M. Christophe Abraham. Je souhaite insister sur la difficulté que représente la formation. Bien que l’engagement des parents dans les établissements reste fort, les bénévoles s’investissent moins longtemps qu’avant. Alors qu’un président local restait en poste en moyenne six à sept ans auparavant, aujourd’hui cette durée est réduite à trois ou quatre ans. Nous devons donc former davantage de personnes, et plus rapidement. Cela représente un défi majeur si nous voulons garantir une stabilité territoriale, un suivi et la diffusion d’une information de qualité aux parents.
M. Laurent Zameczkowski. Notre budget s’élève à 750 000 euros. Notre conseil d’administration est élu pour deux ans, renouvelable deux fois, soit un mandat d’une durée maximale de six ans. Cette règle s’applique également aux unions académiques et aux associations départementales, pour les postes de président et de trésorier. L’adhésion est conditionnée à la scolarisation d’enfants dans un établissement.
En dehors des cinq salariés de la fédération, certaines grandes associations emploient un ou deux salariés pour gérer les bibliothèques scolaires des lycées, ce qui constitue une forme de délégation de service public. Cela représente environ cinq personnes supplémentaires à l’échelle nationale.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour résumer, les fédérations de parents du public, qui concernent dix millions d’élèves, comptent entre vingt et vingt-cinq salariés. L’association du privé sous contrat, avec deux millions d’élèves, dispose d’un nombre similaire de personnels au niveau central.
Vous évoquez des échanges réguliers entre Paris et les territoires, notamment pour répondre aux demandes locales. Pourtant, vous nous avez indiqué que ces remontées n’existent pas concernant les signalements de violences. Comment expliquez-vous cette incohérence, alors que vos services centraux ont la capacité d’apporter un appui sur de nombreux sujets ?
Mme Hélène Laubignat. Je n’ai pas d’explication satisfaisante à vous fournir, mais je souhaite que cela change. Nous organisons déjà des formations pour préparer les membres à leur fonction, en incluant la dimension juridique et les responsabilités pénales. Il me semble indispensable de créer une nouvelle formation dédiée à la remontée des informations afin que chacun, à tous les niveaux, de l’établissement à l’académie, prenne conscience de l’importance de faire remonter les incidents. C’est la condition pour que nous puissions en prendre la mesure et agir en conséquence.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je souhaite revenir sur la question de l’Ogec, qui est également une association loi 1901 souvent dirigée par des parents ou ex-parents d’élèves. Il constitue le support juridique, économique et financier des établissements catholiques. En tant que présidente de l’Apel, vous êtes membre du conseil d’administration de l’Ogec. En Bretagne, région où les écoles privées sont nombreuses, il est fréquent que l’un des parents siège à l’Apel et l’autre à l’Ogec.
Ce mode de fonctionnement ne présente-t-il pas un risque de conflit d’intérêts, notamment entre intérêt général et intérêts particuliers ? La frontière peut être ténue, d’autant plus que les parents membres de l’Ogec sont également les employeurs des personnels, potentiellement impliqués dans des situations graves, comme à Bétharram. Dans la mesure où l’Ogec constitue le support juridique de l’établissement, ne pensez-vous pas que cela remette en question l’indépendance de l’école et la relation entre les familles et le personnel ?
Mme Hélène Laubignat. J’estime également qu’une telle situation ne devrait pas exister. Nos statuts indiquent d’ailleurs clairement qu’il n’est pas souhaitable qu’une même personne siège à la fois à l’Ogec et à l’Apel. Depuis ma prise de fonction, nous travaillons à revoir cette disposition pour la renforcer. Nos présidents départementaux, académiques et d’établissements s’accordent pour dire qu’une séparation stricte doit être maintenue entre ces deux instances. Il ne devrait pas exister de confusion des rôles car, comme vous le soulignez à juste titre, cela peut contribuer à l’omerta. Une seule personne par cellule familiale devrait être impliquée au sein de ces instances.
M. Christophe Abraham. Les statuts des organismes de gestion interdisent à une personne d’être à membre du conseil d’administration tout en siégeant à l’Apel.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Si j’entends que vos statuts respectifs prévoient une telle interdiction, la pratique semble différente. Par ailleurs, je précise qu’on peut lire sur votre site internet que : « D’autre part, si vous achevez vos fonctions au sein d’une Apel car vos enfants terminent leur scolarité, mais que vous êtes désireux de poursuivre votre engagement […], vous pouvez rejoindre le réseau des Ogec ». Cela va même plus loin puisque les personnes concernées sont incitées à le faire. Il existe donc un lien très fort.
Vous avez indiqué avoir envoyé des courriers à l’ensemble de vos structures locales à la suite des révélations de Bétharram. En Bretagne comme ailleurs, nous sommes particulièrement sollicités par des signalements de situations actuelles ou passées. Ces communications ont-elles permis une libération de la parole ? Avez-vous reçu des alertes et, le cas échéant, comment sont-elles traitées ?
Mme Hélène Laubignat. Dans ce courrier, adressé à l’ensemble des présidents académiques et départementaux, nous avons sollicité une transmission aux présidents d’établissement afin que l’information puisse circuler le plus largement possible. Dans le même objectif, nous l’avons ensuite publié sur notre site internet et nos réseaux sociaux. Nous n’avons en revanche, depuis lors, reçu aucun nouveau signalement. J’apprends encore trop souvent par la presse les événements qui surviennent et peine à comprendre pourquoi les signalements ne nous remontent pas directement. Les parents qui osent s’exprimer se heurtent-ils à des blocages dans la suite de la chaîne de transmission ? Je souhaite que nous puissions tous être acteurs et que les procédures soient réellement efficaces.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous percevons, dans vos propos, une volonté forte de reprise en main au sein de l’Apel, ce qui est à saluer. Il apparaît néanmoins que ce seul courrier, aussi important soit-il, ne suffit pas à transformer en profondeur les pratiques culturelles dans les relations entre l’Apel nationale et les Apel locales.
Ma question porte donc sur la suite à donner à cet engagement. Face aux témoignages que nous recevons, majoritairement issus de l’enseignement catholique, il semble que l’Apel ait un rôle essentiel à jouer dans le signalement des violences.
En dehors de cette impulsion initiale, envisagez-vous une action plus structurelle ? À vous entendre, notamment au regard des projets de réforme que vous portez, ne serait-il pas pertinent de mener un audit externe sur le fonctionnement associatif, les relations avec les Ogec et avec les directions diocésaines ? Un tel audit pourrait rapidement déboucher sur un véritable plan d’action.
Enfin, vous sentez-vous isolés dans cette mission, ou bien avez-vous le sentiment d’être soutenus, notamment par l’enseignement catholique, pour impulser une dynamique de transformation plus large et plus ambitieuse ?
M. Christophe Abraham. Les affaires les plus graves, dont il est aujourd’hui question, remontent souvent à plusieurs années. Bien que cela ne signifie pas que de tels cas ne peuvent pas encore se produire, la plupart des victimes ne sont plus scolarisées. Il n’est donc pas étonnant qu’elles ne se tournent pas vers l’Apel aujourd’hui.
Notre mobilisation actuelle et nos prises de parole fortes traduisent notre volonté de mettre en place une véritable culture de la vigilance. Nous cherchons à comprendre pourquoi la parole ne s’est pas libérée à l’époque et comment nous pouvons mieux accompagner les parents aujourd’hui pour que cela ne se reproduise pas.
Sur le sujet de l’Ogec, nous encourageons en effet les parents qui quittent l’Apel à s’investir dans d’autres structures. Mais si leur engagement est précieux, il est néanmoins essentiel qu’ils ne cumulent pas plusieurs fonctions à la fois. Lorsqu’ils ne sont plus parents d’élèves, ils peuvent continuer à s’impliquer dans la vie de l’établissement dans un cadre distinct.
Mme Graziella Melchior (EPR). Les témoignages des victimes prouvent l’existence d’une forme d’omerta, parfois qualifiée de loi du silence voire de loi de la lâcheté.
Aujourd’hui, à la lumière des faits que vous connaissez, percevez-vous encore, au sein de la communauté éducative, des formes de solidarité ou de blocage qui entravent les signalements, qu’ils viennent des enseignants, des directions ou même des familles que vous représentez ?
Mme Anne Sicard (RN). En tant que représentants de parents d’élèves, considérez-vous que le système actuel de vérification des antécédents soit suffisamment clair et transparent ? Des contrôles sont-ils systématiquement effectués pour vérifier les antécédents judiciaires des enseignants et surveillants d’internat ? Quelles pistes d’amélioration permettraient, selon vous, de prévenir les contacts entre des mineurs et des professionnels de l’éducation s’étant rendus coupables de violences à caractère sexuel ou de comportements inappropriés ?
Mme Hélène Laubignat. Nous constatons aujourd’hui la trop grande opacité du système. En tant qu’association de parents, nous devons faire preuve d’une vigilance extrême pour garantir que toute situation problématique soit connue, traitée et sanctionnée, tout en préservant la confiance que les familles accordent à leurs établissements.
Aujourd’hui, l’enseignement catholique demande simplement au rectorat l’accès au bulletin n° 2 du casier judiciaire pour les maîtres d’internat et les enseignants. Cette démarche me semble insuffisante, notamment dans les établissements dotés d’un internat, où les risques sont accrus. Il est indispensable de renforcer ces dispositifs de contrôle.
M. Christophe Abraham. Les contrôles des antécédents judiciaires ne devraient pas se limiter au moment de l’embauche, car une personne peut afficher un casier vierge à son arrivée dans l’établissement puis commettre ensuite des actes répréhensibles. Des vérifications périodiques seraient nécessaires et le chef d’établissement devrait pouvoir accéder à toutes les informations utiles pour garantir la sécurité des élèves.
Mme Hélène Laubignat. Nous avons par ailleurs entamé un véritable travail d’introspection en profondeur de l’Apel, qui inclura des acteurs extérieurs à l’enseignement catholique, tels que les parents, les associations de victimes, la Ciivise et des représentants élus. Nous pourrons être amenés à solliciter un cabinet indépendant pour nous aider à conduire ce travail. Nous sommes ouverts à vos recommandations pour bâtir des mesures concrètes et pérennes et mettre en place un véritable plan d’action.
M. Paul Vannier, rapporteur. Quelle est votre perception du plan « Brisons le silence, agissons ensemble » présenté par la ministre d’État Élisabeth Borne ? Quelles pistes d’amélioration ou propositions souhaitez-vous porter devant notre commission pour renforcer la prévention, le traitement et la cessation des violences dans les établissements ?
M. Grégoire Ensel. Ce plan est bienvenu, au regard d’un système hors de contrôle. Cela a été évoqué précédemment : qui contrôle qui ? La réponse qui se dessine est que personne ne contrôle réellement.
Nous proposons donc la création d’une agence nationale publique chargée de contrôler les établissements privés sous contrat. Cette agence serait chargée de conduire des audits tous les trois à cinq ans, effectués par des auditeurs indépendants des territoires afin d’éviter toute situation de conflit d’intérêts. Elle pourrait suivre des indicateurs précis, tels que le contrôle effectif des casiers judiciaires, et formuler des recommandations, voire proposer un déconventionnement. Nous regrettons en effet aujourd’hui l’incohérence des déconventionnements, appliqués de manière variable. Un établissement sous contrat avec l’État doit être contrôlé avec rigueur et les rapports d’audit rendus publics afin que les parents soient informés. La transparence est indispensable dans un système encore trop opaque.
Nous proposons par ailleurs d’intégrer, dans les conventions d’objectifs et de moyens entre l’État et les fédérations, un volet renforcé sur la protection des élèves et la libération de la parole. Nous formons déjà plus de 5 000 parents par an et pourrions intensifier nos actions sur ces enjeux.
Nous attirons également votre attention sur les conseils de discipline au sein des établissements publics, qui fonctionnent comme une boîte noire et où se règlent parfois des situations dramatiques. Nous demandons depuis longtemps une étude sur les motifs de convocation, les sanctions prononcées, les appels et leurs résultats, car ces instances opaques nous semblent contribuer à la violence du système.
Nous demandons enfin l’organisation d’une vaste campagne de communication publique à la rentrée de septembre sur les élections des représentants de parents d’élèves. Ce scrutin républicain, le seul organisé chaque année dans toutes les écoles, est totalement ignoré en matière de communication, alors même qu’il est essentiel de renforcer l’implication des parents dans la vie scolaire.
M. Laurent Zameczkowski. Il est avant tout fondamental d’investir dans le recrutement, la formation et le suivi des enseignants. Nous faisons face à un manque criant de personnel, avec un recours massif à des contractuels souvent insuffisamment formés. Les enseignants doivent également bénéficier d’un accompagnement régulier, non pas pour être surveillés, mais pour être soutenus. Cela concerne tous les métiers de service public à responsabilité car les difficultés personnelles d’un enseignant peuvent entraîner des conséquences graves sur les élèves.
Par ailleurs, les établissements manquent cruellement de psychologues et de personnels de soutien à qui parler librement. Les infirmières scolaires sont souvent débordées et les psychologues trop rares. Il est essentiel qu’une personne neutre et distincte de la direction soit présente dans les établissements pour permettre aux élèves de se confier en toute sécurité. La présence adulte dans les établissements est également insuffisante, avec un assistant d’éducation pour 120 élèves au collège et un pour 250 au lycée, ce qui ne permet ni d’identifier les signaux faibles ni d’instaurer un lien de confiance.
Pour terminer, les associations de parents d’élèves, qui jouent pourtant un rôle crucial, manquent aujourd’hui cruellement de moyens pour assurer leurs missions. Le bénévolat s’épuise et nous peinons à recruter. Participer à un conseil de classe, un conseil de discipline ou une commission d’appel académique nécessite souvent de poser des congés, ce qui devient de plus en plus difficile dans un contexte économique tendu. Nous avons obtenu de la direction générale de l’enseignement scolaire la possibilité d’un second suppléant pour les commissions d’appel académique, mais cela reste insuffisant. Nous avons besoin de soutien pour continuer à nous engager efficacement. Sans un investissement accru dans l’éducation, nous ne pourrons pas relever les défis qui se présentent à nous.
Mme Hélène Laubignat. Nous partageons pleinement l’idée selon laquelle la formation des enseignants et des chefs d’établissement est une priorité, notamment sur la détection et le signalement des violences. Lors de notre récente réunion avec les présidents départementaux et académiques, nous avons décidé de rendre obligatoires les formations – jusqu’alors facultatives – pour les cadres de notre mouvement.
Nous souhaitons également la création d’un dispositif d’alerte anonyme, accessible et compréhensible par tous. Il est nécessaire de simplifier les numéros existants et de créer un point de contact unique pour faciliter les signalements.
La transparence dans nos établissements est également essentielle et les contrôles actuels insuffisants. En tant qu’établissements sous contrat avec l’État, nous devons répondre à des exigences élevées, en cohérence avec les financements publics perçus. Nous devons envisager d’augmenter le nombre de contrôleurs pour rendre ces vérifications plus efficaces.
Enfin, les parents d’élèves doivent être pleinement associés aux politiques de prévention. En tant que premiers éducateurs de nos enfants, notre implication est cruciale dans toute démarche de protection de la jeunesse.
9. Audition conjointe de responsables du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (31 mars 2025 à 15 heures)
La commission auditionne conjointement, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), M. Jean Hubac, chef du service de l’accompagnement des politiques éducatives, M. Boris Melmoux-Eude, directeur général des ressources humaines (DGRH), M. Laurent Belleguic, sous-directeur des personnels enseignants, d’éducation et des psychologues de l’éducation nationale, Mme Marine Camiade, directrice des affaires financières (DAF), M. Lionel Leycuras, sous-directeur de l’enseignement privé, M. Guillaume Odinet, directeur des affaires juridiques (DAJ), Mme Marie Noémie Privet, sous-directrice des affaires juridiques de l’enseignement scolaire, de la jeunesse et des sports, M. Christophe Peyrel, chef du service de défense et de sécurité, et Mme Adeline Joffre, adjointe au chef du service ([9]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons cet après-midi nos travaux d’enquête en recevant des représentants du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Initialement, nous avions prévu d’entendre séparément la direction générale de l’enseignement scolaire, la direction des affaires financières et la direction des affaires juridiques. Cependant, compte tenu de l’imbrication étroite de leurs compétences sur les sujets qui nous préoccupent, nous avons opté pour une audition conjointe, incluant également d’autres services essentiels à une vision globale.
Cette audition vise à clarifier la répartition des responsabilités entre les différents services, notamment concernant les établissements privés sous contrat, ainsi que le rôle de chacun en cas de signalement de violence dans un établissement.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Caroline Pascal, M. Jean Hubac, M. Boris Melmoux-Eude, M. Laurent Belleguic, Mme Marine Camiade, M. Lionel Leycuras, M. Guillaume Odinet, Mme Marie Noémie Privet, M. Christophe Peyrel et Mme Adeline Joffre prêtent successivement serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pour débuter, pouvez-vous nous décrire la procédure mise en place par l’éducation nationale lorsqu’un personnel d’un établissement scolaire est alerté d’une situation de violence commise par un adulte sur un enfant dans l’enceinte de l’établissement ? Si les procédures diffèrent entre les établissements publics et privés, veuillez préciser les deux cas de figure. Je vous cède la parole.
Mme Marine Camiade, directrice des affaires financières (DAF) du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Mesdames et messieurs les députés, permettez-moi tout d’abord d’apporter quelques précisions liminaires avant de répondre à votre question.
Comme vous l’avez souligné, vous avez devant vous les principales directions du ministère impliquées dans les questions que votre commission souhaite aborder aujourd’hui. Je vais brièvement rappeler les compétences de chacune.
La direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) est responsable de toutes les questions pédagogiques et éducatives pour l’ensemble du ministère, y compris l’enseignement privé. Elle représente le ministère dans le travail interministériel sur la protection de l’enfance.
La direction générale des ressources humaines (DGRH) pilote la gestion RH des enseignants du public et de l’ensemble des personnels du ministère. Pour les enseignants du privé, c’est la direction des affaires financières (DAF) qui est pilote et qui applique les règles transversales définies par le ministère et la DGRH.
La direction des affaires juridiques (DAJ) a des compétences clairement définies.
Quant à la direction des affaires financières, je suis présente ici en tant que responsable du programme de l’enseignement privé, ce qui englobe les aspects budgétaires, réglementaires et RH de ce secteur.
Le haut fonctionnaire de défense et de sécurité adjoint est présent, car il est responsable des questions de protection des personnes au sein du ministère et joue un rôle crucial dans la gestion des signalements.
Nous avons suivi avec une grande attention les précédentes auditions, notamment les témoignages des associations de victimes. Au nom de la ministre et de l’ensemble de notre administration, je tiens à exprimer notre profonde émotion face à ces témoignages et à réaffirmer tout notre soutien aux victimes et aux associations qui les représentent.
Face à la gravité des faits révélés, la ministre a d’ores et déjà annoncé plusieurs actions, sur lesquelles nous pourrons revenir, visant à faciliter le recueil de la parole, améliorer le traitement des signalements et renforcer les contrôles.
Bien que les responsabilités soient d’abord individuelles – celles des agresseurs d’enfants qu’il convient de poursuivre autant que possible – notre administration considère que la gravité des faits exige un examen approfondi et critique de nos procédures et de ce qui ne fonctionne pas. Nous serons très attentifs à vos travaux et nous engageons à répondre à toutes vos questions, à collaborer pleinement avec vous pour mener cet examen exhaustif de la situation actuelle.
Notre objectif est que, à l’avenir, l’organisation de l’État et des institutions protège efficacement tous les élèves, qu’ils soient dans l’enseignement public ou privé, contre la réitération d’abus qui ne seraient pas connus, considérés ou sanctionnés.
M. Christophe Peyrel, chef du service de la défense et de sécurité. La chaîne de signalement au ministère relève des services du haut fonctionnaire de défense et de sécurité. En cas d’alerte concernant une situation de violence, la responsabilité première incombe au chef d’établissement ou au directeur d’école en vue d’assurer la sécurité des personnes au sein de leurs établissements.
Lorsqu’ils sont saisis d’un tel signalement ou d’une alerte, ils doivent immédiatement prendre les premières mesures de protection des victimes. Cela peut impliquer l’appel des services de secours ou de sécurité et la mise en œuvre des premiers signalements au procureur ou à la cellule de recueil d’informations préoccupantes (Crip). Dans les cas de harcèlement, ils doivent proposer les numéros dédiés à cet effet.
Le chef d’établissement doit ensuite signaler l’incident via l’application Faits établissement. Cet outil permet un recueil rapide et structuré du signalement grâce à un système de cases à cocher. Il guide également le chef d’établissement dans les étapes indispensables à suivre, rappelant les réflexes essentiels. Par exemple, en cas de violence, l’application propose automatiquement la saisine éventuelle du procureur et de la Crip, garantissant ainsi que toutes les diligences immédiates nécessaires sont menées.
Pour les faits les plus graves, dont font partie les violences contre les personnes, l’application utilise un système de cotation. Ces signalements sont transmis instantanément à la direction des services départementaux de l’éducation nationale (DSDEN) et au rectorat. Ces services peuvent mettre à disposition du directeur ou du chef d’établissement des moyens départementaux ou académiques. Il s’agit par exemple de solliciter des psychologues, des infirmiers, des médecins, des équipes de sécurité.
Si les faits lui paraissent graves, le rectorat peut décider de les signaler aux directions concernées du ministère. Il s’assure ainsi que l’académie a mis en œuvre les bonnes diligences dans l’immédiat pour la protection des personnes.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous allons, dans le cadre de cette audition, vous adresser une série de questions et j’en aurai de plusieurs ordres. Je commencerai par vous, madame Pascal, qui êtes aujourd’hui directrice générale de l’enseignement scolaire, et qui étiez, encore récemment, cheffe de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR). Vous êtes probablement l’une des mieux placées aujourd’hui pour nous éclairer sur ce qui constitue un enjeu de notre commission : le contrôle des établissements en matière de prévention de violences par les différents services de l’État.
Je voudrais aborder un cas précis avec vous, celui du collège Stanislas où l’Inspection générale a mené une inspection approfondie en 2023, après avoir été saisie par le directeur de cabinet du ministre de l’époque, M. Pap Ndiaye. Il vous écrit le 21 février 2023 pour vous indiquer que son attention a été attirée par plusieurs articles de presse. En effet, dans les mois qui précèdent cette saisine par le cabinet du ministre, des articles ont été publiés, notamment celui de Mediapart qui décrit un climat homophobe systémique dans cet établissement.
L’inspection est conduite en juin 2023, un rapport est transmis en juillet 2023 au ministre, et vous, madame Pascal, déclarez le 10 octobre 2024 sur France 2, dans l’émission Complément d’enquête : « Nous n’avons extrait aucun élément caractérisé qui permettait de dire que l’établissement avait un comportement homophobe ». Vous ajoutez « Nous n’avons eu aucun témoignage d’élèves nous disant qu’ils avaient été eux-mêmes stigmatisés ou victimes d’homophobie ».
Nous confirmez-vous ces déclarations tenues lors de cette émission en octobre 2024 ?
Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire (Dgesco). Je confirme effectivement avoir été cheffe de l’Inspection générale à l’époque mentionnée. Concernant l’enquête sur le collège Stanislas, je tiens à apporter les précisions suivantes.
Premièrement, notre rapport a conduit à un signalement au titre de l’article 40 du code de procédure pénale contre un parent chargé de l’enseignement du catéchisme. Des propos problématiques avaient été clairement identifiés et signalés à deux reprises. Durant l’enquête, l’établissement avait déjà retiré à cette personne la responsabilité de cet enseignement.
Deuxièmement, notre rapport a mis en évidence un climat fortement genré au sein de l’établissement, pouvant conduire à des inégalités de traitement. Nous avons notamment relevé des problèmes dans le règlement intérieur et certaines activités périscolaires telles que les voyages scolaires ou les week-ends d’intégration. Nous avons fermement recommandé à l’établissement de revoir son règlement intérieur et d’adopter un comportement plus égalitaire entre filles et garçons.
Concernant spécifiquement la question de l’homophobie, notre conclusion, basée sur plus d’une centaine de témoignages recueillis auprès d’élèves, de professeurs et de parents d’élèves, n’a pas permis d’établir l’existence d’une homophobie systémique ou institutionnelle. Ces témoignages ont été obtenus à la suite d’un appel à témoins et sur la base d’un échantillon représentatif de la communauté éducative.
Je regrette si certains élèves n’ont pas osé s’exprimer devant l’Inspection générale comme ils ont pu le faire ultérieurement auprès de journalistes. Cependant, je me dois de souligner que notre mission d’inspection portait sur la situation de l’établissement au moment de l’enquête, notamment sous la direction en place à cette période. Les recommandations que nous avons formulées visaient à mettre le règlement intérieur et les pratiques de l’établissement en conformité avec les valeurs de la République.
Il est important de noter que certains témoignages d’élèves apparus ultérieurement dans les médias concernaient une période antérieure, sous une direction précédente, entre 2015 et 2018 approximativement. L’Inspection générale pourra vous fournir la date exacte du changement de direction lors de son audition prévue le 8 avril.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous rappelle, madame la directrice générale, que vous êtes sous serment. Je vais évoquer, non pas des témoignages rapportés par des élèves devant la presse, mais des témoignages rapportés par des élèves devant l’Inspection générale. Vous savez que nous disposons d’un pouvoir qui nous permet d’accéder à une série de documents et aux procès-verbaux d’auditions conduites par les inspecteurs généraux à Stanislas, notamment des procès-verbaux des élèves et des parents d’élèves auditionnés. Je vais vous lire quelques extraits, donc des propos rapportés devant les inspecteurs de l’Inspection générale. Vous venez de nous dire que ces inspecteurs n’avaient relevé aucun propos homophobe.
Je cite C., une élève du lycée, auditionnée le 16 mai 2023. Elle déclare : « L’année dernière, en janvier, mon préfet a fait une fixation sur la façon de m’habiller car j’avais un pull coloré, considérant que c’était un pull faisant de la propagande LGBT. À toutes les récréations, j’ai entendu l’insulte "PD" devant des préfets, sans que les élèves soient repris. »
Je cite maintenant des parents d’élèves, auditionnés le 16 mai 2023 : « Il nous a raconté une anecdote – ce parent parle de son enfant – au sujet d’un groupe de garçons assis et qu’un préfet leur a dit "On n’est pas dans le Marais, ici" ».
Audition de A., élève auditionnée par l’Inspection générale le 8 juin 2023 : « Dans le cours de l’une de mes amies, l’année dernière, l’aumônier a demandé à une fille qui portait un masque bariolé pourquoi elle portait un masque d’homosexuel. » Même élève, même témoignage : « La préfète de ma sœur avait repris des filles dans sa classe parce qu’elles avaient des ourlets extérieurs, signe homosexuel. »
F., parent d’un élève, auditionné le 9 juin 2023 : « Les enfants ont reçu une influence homophobe pendant des heures de catéchèse. »
Autre F., parent d’élève auditionné le 17 mai 2023, rapportant des propos en cours de catéchisme tenus pendant un encadrant : « Quand on est catholique, on ne peut pas être homosexuel, ça se soigne. »
Je vous ai lu une série de témoignages d’élèves et de parents tenus devant les inspecteurs, qui décrivent des violences homophobes, des insultes homophobes, des agressions homophobes, qui ne sont pas celles d’un seul encadrant – peut-être du parent d’élève que vous évoquiez et dont on retrouve en effet la trace dans le rapport –, mais d’une série de personnes : des préfets, des surveillants, des enseignants de catéchèse, plusieurs personnels de l’établissement.
Vous venez, madame la directrice générale, de nous dire qu’il n’y avait pas de témoignages d’homophobie rapportés dans le cadre de cette inspection générale. Or, il y en a toute une série. Nous n’en trouvons pas la trace dans le rapport de l’Inspection générale sur Stanislas. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Mme Caroline Pascal. Je n’ai pas été suffisamment claire. En effet, je rappelle simplement les méthodes de l’Inspection générale. Les inspecteurs généraux vont sur le terrain et interrogent, relèvent, recueillent un certain nombre de témoignages. Ensuite, ils travaillent conjointement pour croiser ces témoignages et s’assurer, ou non, de la prise en compte qu’ils doivent en faire.
Dans les cas que vous avez cités, le cas du parent catéchiste a été, me semble-t-il, traité. S’agissant du cas de cette jeune élève qui portait un pull multicolore, je rappelle que le rapport, à la page 14, aborde le sujet.
Je précise que les inspecteurs généraux travaillent collégialement, en compagnie d’un référent pour essayer d’expliciter et de mettre au jour l’ensemble des analyses ou des conclusions qu’ils peuvent tirer de ces témoignages.
Il a été considéré, dans la relation qui unissait l’élève au préfet, que nous n’étions pas en mesure de savoir si la situation relevait exactement de ce que vous avez qualifié à l’instant d’homophobie. Le préfet s’était excusé, avait montré une attention à cet élève pour l’aider à poursuivre sa scolarité et donc, au vu de l’ensemble de la situation, les inspecteurs généraux n’avaient pas considéré qu’il montrait une caractéristique d’homophobie institutionnelle, comme je l’ai dit.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous nous expliquez, alors qu’il y a des séries de témoignages décrivant des comportements, des insultes et des agressions homophobes, que l’Inspection générale n’est pas à même déterminer s’il s’agit ou non d’homophobie. Pourtant, en page 24 du rapport de l’Inspection générale, nous trouvons une citation d’élève – l’une des très rares que contient ce rapport. Elle dit la chose suivante : « Je n’ai pas eu connaissance d’homophobie, je connais des gens homosexuels dans ma promo, ils ne sont pas embêtés. » La seule citation d’élève qui figure dans le rapport de l’Inspection générale est une citation qui blanchit l’établissement, qui consiste à nier le fait qu’il y a de l’homophobie au sein de celui-ci, alors que les procès-verbaux d’audition font état d’au moins quatre à cinq témoignages décrivant des faits de violences homophobes, d’insultes, d’agressions homophobes. Là encore, comment expliquez-vous cette contradiction ?
Mme Caroline Pascal. Encore une fois, je répète la même chose. Les inspecteurs généraux, dans leur mission et dans leur rédaction, sont totalement libres des analyses qu’ils font et établissent eux-mêmes ce qu’ils peuvent considérer comme de l’homophobie institutionnelle ou non. Je le répète, ils n’avaient pas conclu à de l’homophobie institutionnelle. Pour autant, ils avaient bien indiqué qu’il y avait un climat qui pouvait conduire à des réflexions ou à des comportements ponctuels et individuels d’élèves qui étaient, dans la majorité des cas, sanctionnés par l’établissement.
Les inspecteurs généraux sont eux-mêmes en mesure de prendre dans les témoignages ce qu’ils considèrent aller dans le sens de leur analyse générale. Encore une fois, je ne crois pas me tromper en disant que, notamment, le témoignage de la jeune élève au sujet de son pull figurait bien en page 14 du rapport.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce rapport, lorsqu’il évoque l’homophobie, la décrit comme révolue, renvoyant à la période de 2012, celle de la Manif pour tous. Or, nous traitons ici de témoignages relatant des faits survenus en 2022 et 2023. Ce rapport, à l’instar de vos propos, tend à réduire le problème à la dérive d’un seul individu, un catéchiste, alors que ces témoignages mettent en cause toute une série d’encadrants.
Madame la directrice générale, je souhaite vous demander si, lorsque vous étiez à la tête de l’Inspection générale, vous avez reçu des consignes du cabinet du ministre ou du ministre lui-même concernant la rédaction de ce rapport sur le collège Stanislas.
Mme Caroline Pascal. Non, je n’ai reçu aucune instruction particulière.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour mieux comprendre la conception de l’Inspection générale, j’aimerais savoir si elle a pour vocation de répondre à la commande politique du ministre ou de garantir les droits des élèves, notamment leur protection face à des violences homophobes ? Je rappelle que ces violences sont attestées par de nombreux témoins dans les procès-verbaux d’audition associés à ce rapport d’inspection.
Mme Caroline Pascal. L’Inspection générale est une autorité indépendante. Sa mission n’est pas de protéger le ministre ou son cabinet, mais d’établir une réalité qu’elle est en mesure de constater à travers des témoignages croisés par les inspecteurs généraux et l’analyse qu’ils en font. Dans le rapport en question, environ cent personnes ont été entendues. Vous avez mentionné quatre ou cinq cas individuels et ponctuels d’homophobie. Le rapport indiquait certes une évolution, mais soulignait également que des progrès restaient à faire. Une fois les conclusions de l’Inspection générale rendues, il incombe aux opérationnels que celle-ci a rencontrés – en l’occurrence l’académie de Versailles, le rectorat et la direction diocésaine – de prendre le relais. Il leur revient ensuite de mettre en œuvre les mesures préconisées dans un plan d’action comportant plusieurs recommandations, portant notamment sur la révision du règlement intérieur et sur l’attention à porter à toutes les activités relevant du caractère propre, en particulier sur la vie de l’établissement, le climat scolaire et toutes les activités extrascolaires.
M. Paul Vannier, rapporteur. Madame la directrice générale, je suis très surpris. Vous avez d’abord affirmé qu’aucun fait avéré d’homophobie n’avait été présenté à l’Inspection générale. Puis vous avez reconnu que quatre à cinq mentions d’homophobie avaient été recueillies par les inspecteurs généraux chargés de ce contrôle.
Mme Caroline Pascal. J’ai précisé que, selon le rapport de l’Inspection générale et l’équipe de mission, il n’y avait pas d’homophobie institutionnelle de l’établissement. Vous disposez, et c’est légitime, de l’ensemble des procès-verbaux d’audition. Ces mentions n’ont pas été interprétées comme la preuve d’une homophobie institutionnelle portée par l’établissement, mais plutôt comme le signe d’un climat fortement genré, qui a été condamné par l’Inspection générale.
M. Paul Vannier, rapporteur. Lorsque plusieurs élèves déclarent être victimes de comportements homophobes de la part de plusieurs membres du personnel encadrant de l’établissement, vous ne qualifiez pas cela d’homophobie institutionnelle ?
Mme Caroline Pascal. Dans ce cas précis, il s’agissait de personnels identifiés. J’ai évoqué le parent catéchiste et le préfet impliqué dans l’incident avec l’élève au pull coloré. L’analyse collégiale des inspecteurs généraux a conclu qu’il n’y avait pas d’homophobie institutionnelle dans ces situations.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je souhaite poursuivre notre réflexion sur les méthodes d’inspection, qui constituent un élément essentiel du contrôle de l’État, bien que ce ne soit pas le seul aspect à considérer. L’application des contrats d’association et d’autres sujets entrent également en jeu. Je vais m’appuyer sur l’exemple de l’inspection générale menée à Stanislas et le comparer aux inspections que nous avons analysées, notamment à Bétharram lors de notre visite à Pau, où une inspection académique était en cours.
Concernant les points que vous avez évoqués, madame, je souhaiterais que vous précisiez la méthodologie et la doctrine, écrite ou informelle, qui guide ce travail auprès des élèves lors d’une inspection.
Ma première question porte sur les critères objectifs, s’ils existent, déclenchant une inspection, générale ou académique. Je reprends l’exemple de Bétharram, qui a suscité une forte attention médiatique et a été à l’origine de notre commission d’enquête. Dans ce cas, seule une inspection académique de quatre jours a été menée, alors que vous décrivez ici, pour Stanislas, une inspection au niveau général. Les critères sont-ils clairement définis ou nécessitent-ils d’être affinés ?
Ma deuxième question concerne les entretiens, un aspect crucial pour mon collègue Paul Vannier et moi-même, notamment en ce qui concerne la libération de la parole. Comment s’effectue le choix des élèves, parents et enseignants auditionnés lors d’une inspection ? Existe-t-il une doctrine précise ? Vous avez mentionné un panel représentatif. Ce panel est-il demandé au chef d’établissement, comme ce fut le cas à Bétharram où le chef d’établissement nous a indiqué avoir été sollicité en amont par l’inspecteur pour préparer un certain nombre d’entretiens ? Je parle ici d’un panel représentatif aux yeux du chef d’établissement. S’agit-il d’un panel représentatif croisé selon une sélection aléatoire ? Vous avez également évoqué un appel à témoins. Dans ce cas, peut-on considérer qu’il s’agit de volontaires ? Je pousse donc le questionnement : arrive-t-il que des élèves non volontaires et non sélectionnés dans le panel représentatif soient convoqués sur place pour témoigner ? Cette question s’applique tant aux inspections générales qu’académiques. Comment sont choisis et préparés ces entretiens ?
Ma troisième question porte sur les méthodes des inspecteurs généraux, qui diffèrent peut-être de celles des inspecteurs académiques. Vous avez mentionné des entretiens, des comptes rendus, un partage collectif, ce qui garantit le croisement des points de vue pour interpréter les témoignages. Vous avez également évoqué les libres analyses des inspecteurs. Au sein de cette formation et de ces méthodes de travail, quels sont les critères, sont-ils formalisés, comment sont-ils élaborés pour déterminer, par exemple dans le cas d’une agression homophobe, s’il s’agit d’un problème systémique ou de cas isolés ?
Enfin, toujours concernant ces méthodes d’inspection générale, comment les entretiens individuels sont-ils restitués ? J’ai récemment eu connaissance d’une inspection en cours dans un établissement de ma région où un élève, après avoir répondu à l’ensemble des questions d’un inspecteur, s’est vu proposer une relecture qui, selon lui, ne lui permettait pas de corriger véritablement ce qui avait été dit, notamment si les questions étaient orientées. Cela soulève la question de la capacité à refléter fidèlement ce que l’élève souhaitait exprimer lors de l’entretien avec l’inspecteur.
Je pousse ces questions, car nous traitons d’un sujet systémique et de libération de la parole individuelle, qui est particulièrement complexe et qui, parfois, n’a pas pu s’exprimer en raison de l’organisation de notre système. Je suis conscient que mes questions sont nombreuses et que différentes personnes pourraient y répondre, mais cela nous permet d’approfondir notre travail.
Mme Caroline Pascal. Je vais commencer par répondre à vos questions, bien que je pense qu’elles devront être approfondies lors de l’audition de l’Inspection générale.
Concernant les trois points que vous soulevez, et d’après mes connaissances jusqu’en juillet dernier, les enquêtes administratives font l’objet d’un vade-mecum, qui est un guide de l’enquête administrative destiné à l’ensemble des inspecteurs généraux. Ces derniers sont spécifiquement formés à l’enquête administrative.
Il est important de noter que tous les inspecteurs généraux ne sont pas nécessairement aptes, volontaires ou formés pour mener des enquêtes administratives. Il s’agit d’une équipe spécialisée au sein de l’Inspection générale. Ils reçoivent une formation spécifique sur le recueil de la parole, car vous avez raison de souligner la difficulté majeure que représente la libération de la parole d’un témoin. Des formations à l’entretien d’enquête administrative sont donc dispensées. Ce vade-mecum et ces formations ont également été transmis par l’Inspection générale aux inspections académiques.
Je tiens à souligner que si le nombre d’enquêtes administratives a considérablement augmenté au cours des cinq dernières années, la formalisation de l’enquête et des méthodes n’a cessé de progresser. Vous aurez sans doute remarqué la différence entre l’enquête de 1996 concernant Bétharram et celle d’aujourd’hui. Désormais, que ce soit au niveau général ou académique, ce n’est plus jamais un inspecteur seul qui mène l’enquête. Le travail d’analyse, que vous avez qualifié d’interprétation, se fait en équipe. Cette équipe est généralement paritaire, composée d’hommes et de femmes, et de spécialités ou de profils différents, afin d’éviter les biais.
Concernant les critères objectifs de déclenchement d’une inspection générale ou académique, je laisserai peut-être mes collègues ou l’Inspection générale elle-même répondre plus en détail. Cependant, je peux dire que le déclenchement d’une inspection générale est généralement le signe soit d’une volonté politique forte de la part du ministre, soit de la gravité ou de la complexité de la situation à laquelle le ministère est confronté.
Pour ce qui est des entretiens, comme je l’ai mentionné précédemment, le modèle de l’enquête administrative prévoit l’établissement d’un panel représentatif des personnels et des élèves délégués, par exemple. La demande en est faite au chef d’établissement. De plus, dans toutes les enquêtes administratives, un appel à témoins est lancé pour que tout élève volontaire ou toute personne volontaire, qu’il s’agisse d’un professeur ou d’un personnel de l’établissement, puisse également témoigner s’il le souhaite. Il arrive fréquemment que ces entretiens soient proposés à l’extérieur de l’établissement, notamment à la direction départementale des services de l’éducation nationale, afin de limiter davantage les risques de biais ou de pression.
Enfin, concernant la restitution des entretiens individuels, je prends note de vos remarques et je pense que l’Inspection générale en fera de même. Il est vrai que, notamment dans le cadre des enquêtes administratives, le témoin peut, à la lecture de son témoignage, le corriger autant qu’il le souhaite. J’entends votre préoccupation concernant le temps qui lui est accordé pour cela. Après correction, le témoin signe le document, ce qui, pour l’Inspection générale comme pour l’inspection académique, atteste que le témoin se reconnaît dans les propos rapportés.
Pour avoir lu un certain nombre de témoignages, vous constaterez qu’ils sont pris sur le vif et ne sont pas retravaillés par l’Inspection générale. Il s’agit véritablement de la prise de notes de ce qui est dit.
J’entends vos préoccupations, notamment concernant les élèves. Je rappelle que si les élèves sont mineurs, ils peuvent être accompagnés d’un parent ou d’une autorité, ce qui est également important pour la restitution du témoignage.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite aborder d’autres questions, qui concernent cette fois le plan de contrôle des établissements privés sous contrat, sur lequel vous travaillez depuis plusieurs mois. Dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire, j’aimerais vous interroger, madame Camiade, sur une note que vous avez adressée le 16 mai 2024 au directeur de cabinet de la ministre. Dans ce document détaillant le plan de contrôle, vous préconisez un échange avec le secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec) sur le principe de ce plan, tout en précisant qu’il ne faut pas aller jusqu’à une co-construction. Pourriez-vous nous expliquer les raisons de cette recommandation spécifique ?
Mme Marine Camiade. Effectivement, j’ai recommandé, en accord avec le souhait de la ministre, que le principe de ce plan de contrôle soit exposé et partagé avec le Sgec. Il ne s’agissait pas de remettre en question la légitimité du plan, qui est incontestable, mais plutôt d’expliquer notre approche. Notre intention était de partager avec eux les objectifs et la méthodologie, sans pour autant co-programmer, co-construire ou co-organiser les contrôles.
Sur cette base, nous avons collaboré avec les académies et l’Inspection générale pour élaborer un type de contrôle adapté. Je tiens à souligner qu’en matière de contrôle des établissements privés sous contrat, hormis l’expertise de l’Inspection générale, nous disposions de peu de précédents, de méthodes établies ou de formations spécifiques. Les académies étaient très demandeuses d’un cadre rappelant les textes, les objectifs et les spécificités de l’enseignement privé. C’est pourquoi nous avons développé un guide de contrôle, distinct d’un guide d’enquête administrative, couvrant les aspects pédagogiques, administratifs et de vie scolaire. Nos échanges avec le Sgec ont permis de clarifier certaines ambiguïtés dans ce domaine encore peu exploré et de réaffirmer notre analyse du rôle de l’État et du périmètre du contrôle.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il est en effet évident qu’il ne faut pas co-programmer ni co-construire les contrôles avec les entités qui en seront l’objet. Cependant, lorsque cette note de mai 2024 est devenue une directive de la ministre aux recteurs d’académie, les représentants de l’enseignement catholique se sont retrouvés associés au plan de contrôle. Dans le cadre de l’instance de dialogue régional sous la présidence effective du recteur d’académie, il est prévu d’organiser un dialogue régulier entre les autorités académiques et le comité académique de pilotage de l’enseignement catholique. Ce dispositif, mis en place après le « protocole Pap Ndiaye », vise à présenter la démarche et le cadre général du plan de contrôle.
On observe donc un changement significatif entre la proposition initiale de la DAF, qui visait à ce que l’administration garde la maîtrise du plan de contrôle, et la note finale de la ministre, dès lors que l’enseignement catholique est intégré au processus au niveau des diocèses et des académies. Cette situation soulève des interrogations, car il est surprenant que les établissements qui seront contrôlés puissent avoir accès à des informations leur permettant de connaître, chaque année, les établissements ciblés par le contrôle et, potentiellement, le moment où ces contrôles seront réalisés.
Je souhaite poursuivre en vous interrogeant sur un autre aspect de cette note du 16 mai 2024, qui aborde la question des moyens alloués au contrôle. À cette date, soixante équivalents temps plein (ETP) avaient déjà été théoriquement attribués au contrôle des établissements privés sous contrat et hors contrat. Dans votre note, vous insistez sur la nécessité d’employer ces moyens exclusivement au contrôle des établissements privés et de leurs enseignants, et non au contrôle de l’instruction en famille, comme cela semble être une pratique répandue. Pourriez-vous développer les raisons de cette mise en garde que vous adressez au directeur de cabinet de la ministre ?
Mme Marine Camiade. Concernant votre première remarque, la formulation adoptée dans la note de la ministre pour lancer les contrôles n’était pas en contradiction avec mes recommandations. L’intention était de reproduire au niveau local le dialogue que nous avions établi avec le Sgec au niveau national, en informant les instances locales de l’enseignement catholique des objectifs et des modalités des contrôles.
Il est important de préciser que le guide de contrôle prévoit deux types de contrôles : les contrôles programmés, qui devaient être la norme, et les contrôles inopinés, qui devaient rester l’exception. Ce guide a été rédigé il y a plus d’un an, et nous l’avons depuis modifié pour tenir compte des nombreux signalements reçus ces derniers mois. L’objectif n’était pas d’établir une co-construction ou une co-programmation des contrôles, mais plutôt d’engager un dialogue avec les responsables diocésains pour qu’ils puissent relayer les objectifs auprès des chefs d’établissement.
Concernant les moyens, le renforcement s’est fait en plusieurs étapes. En 2023, soixante ETP ont été alloués aux académies pour le contrôle des établissements sous contrat. À cette époque, les académies étaient encore très sollicitées par le contrôle des établissements hors contrat, qui devait être exhaustif dans leur première année de fonctionnement. Il y avait par ailleurs une réforme de l’instruction en famille, qui nécessitait beaucoup de moyens. Nous avions clairement indiqué à la DAF que ces moyens étaient destinés au déploiement d’un plan de contrôle sur le privé. Une enquête a révélé que les académies avaient bien reçu ces renforts, mais qu’elles les avaient principalement utilisés pour finaliser les contrôles en attente sur le hors contrat et l’instruction en famille.
Face à ce constat, la ministre Nicole Belloubet a souhaité donner des instructions claires. C’est elle qui a fixé des objectifs quantitatifs ambitieux, allant même au-delà de nos recommandations initiales. Elle a demandé que 40 % des établissements soient contrôlés d’ici 2027, dont 10 % sur place et 30 % sur pièces.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite insister sur votre choix consistant à ce que les soixante ETP soient exclusivement consacrés au contrôle des établissements privés sous contrat. La note ministérielle aux recteurs n’emploie pas le terme « exclusivement », mais « prioritairement ». Cette nuance, loin d’être anodine, résulterait d’une intervention de Mme Laloux, conseillère pédagogique de la ministre et actuelle conseillère d’éducation du premier ministre François Bayrou. Cette même conseillère aurait suggéré d’intégrer les représentants de l’enseignement catholique aux discussions aux niveaux diocésain et académique. Cette intervention du cabinet ministériel me semble cruciale, car elle conduit à ne pas suivre intégralement les recommandations de l’administration. Mon interprétation, en tant que rapporteur, est que les moyens prévus ne seront finalement pas exclusivement affectés au contrôle et que les établissements contrôlés auront un droit de regard sur la mise en œuvre du plan de contrôle.
Concernant le guide du contrôle des établissements privés sous contrat, le premier groupe de travail chargé de son élaboration s’est réuni le 12 mai 2023, avec pour objectif initial une publication au second semestre 2023. Or, ce guide n’a été publié que très récemment. Pouvez-vous nous éclairer sur les raisons de ces reports successifs ?
Mme Marine Camiade. L’élaboration de ce guide a effectivement nécessité un temps conséquent. Nous avons mené des échanges approfondis avec l’Inspection générale, les académies et plusieurs groupes de travail. L’instabilité ministérielle de cette période a indéniablement compliqué le processus de validation, retardant ainsi la publication du guide, finalement diffusé en novembre 2024. Nous reconnaissons ce retard par rapport à notre programmation initiale.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez présenté ce guide pour la première fois aux secrétaires généraux des académies le 13 novembre 2024. Au-delà de l’instabilité ministérielle et des changements durant cette période, existe-t-il d’autres facteurs explicatifs de ces reports ? Le dialogue avec le Sgec pourrait-il avoir joué un rôle dans ces délais successifs ?
Mme Marine Camiade. Effectivement, comme vous avez pu le constater dans les documents communiqués, le dialogue avec le Sgec a révélé certaines incompréhensions de sa part concernant deux points cruciaux du guide.
Premièrement, le Sgec considérait comme illégitime la capacité juridique de l’État à exercer un contrôle sur la vie scolaire. Pour nous, il ne faisait aucun doute que la vie scolaire relevait pleinement et légitimement du champ de contrôle de l’État.
Deuxièmement, se posait la question de la catéchèse, de la pastorale et de l’enseignement de culture religieuse. Le Sgec souhaitait distinguer la pastorale, engageant la foi, de l’enseignement de culture religieuse, qui ne l’engage pas, estimant que ce dernier pouvait être imposé aux élèves. Nous avons sollicité l’avis de la DAJ sur ce point. L’analyse de la DAJ a conclu que ces deux types d’enseignements devaient rester facultatifs, nécessitant l’adhésion explicite des parents lors de l’inscription dans l’établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. En complément, monsieur Odinet, quel cadre juridique régit ce dialogue avec le Sgec, sachant que la loi Debré ne mentionne que des établissements individuels et non des réseaux, la relation contractuelle étant en principe directe entre l’État et chaque établissement ? Sur quelle base juridique le ministère a-t-il engagé des discussions sur des questions aussi fondamentales avec ce secrétariat général, absent des textes législatifs, sauf erreur de ma part ?
M. Guillaume Odinet, directeur des affaires juridiques (DAJ). Vous avez raison, le Sgec n’apparaît effectivement pas dans les textes législatifs. Il est important de noter qu’aucune loi n’est nécessaire pour établir un dialogue. Ce dialogue n’est d’ailleurs pas institutionnalisé et ne constitue en aucun cas une forme de négociation ou de concertation officielle prévue par les textes. Il s’agit simplement d’une pratique établie.
M. Paul Vannier, rapporteur. Étant donné l’absence de cadre juridique organisant ce dialogue, on pourrait s’interroger sur le fait qu’il ne soit pas étendu à d’autres réseaux d’établissements. Comme vous le savez probablement, il existe d’autres réseaux se réclamant des confessions musulmane, juive, ou encore d’orientations laïques ou de langues régionales. Vos services entretiennent-ils un dialogue similaire, avec la même profondeur, avec ces autres réseaux ?
Mme Marine Camiade. Nous maintenons effectivement un dialogue similaire avec l’ensemble des autres réseaux représentant les établissements, qu’ils soient laïcs ou d’autres confessions. Cependant, il faut reconnaître que ce dialogue n’atteint pas la même profondeur ni la même régularité qu’avec l’enseignement catholique. Il convient de rappeler que l’enseignement catholique représente 96 % de l’enseignement privé sous contrat.
Néanmoins, nous organisons des échanges annuels avec les autres réseaux concernant les contrôles. Nous les avons notamment réunis pour leur présenter les grandes lignes du guide et échanger sur ses principes. Nous les consultons également lors de réformes importantes et discutons chaque année de l’allocation des moyens pour leur réseau.
M. Paul Vannier, rapporteur. Cependant, puisque le « protocole Pap Ndiaye », par exemple, n’est pas un accord exclusif entre le ministère de l’éducation nationale et le Sgec, les autres réseaux d’établissements sont-ils représentés au niveau départemental et académique, comme le sont les représentants du réseau catholique, notamment dans le cadre de la mise en place de ce plan de contrôle ?
Mme Marine Camiade. Les autres réseaux sont généralement moins représentés dans toutes les académies, ce qui explique que le dialogue se déroule plus souvent au niveau national. Les académies, quant à elles, dialoguent directement avec les établissements. Il faut noter que certains types de réseaux ne sont pas présents dans chaque académie.
Concernant les questions de mixité, un travail plus approfondi a effectivement été mené avec l’enseignement catholique, du fait de sa part prépondérante dans l’enseignement privé sous contrat. Néanmoins, les enjeux de promotion de la mixité sociale et scolaire ont été largement partagés avec les autres réseaux. Nous les avons réunis, et ils se sont également engagés à promouvoir cette mixité dans leurs propres établissements.
Quant au statut juridique du Sgec, comme pour les autres têtes de réseau, nous ne requérons pas nécessairement de justification juridique. Ces instances sont pour nous des moyens de dialogue, permettant de définir des priorités et de partager des informations avec les établissements sur l’ensemble du territoire.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. S’agissant spécifiquement de la promotion de la mixité sociale et scolaire, pouvez-vous nous détailler les actions concrètes mises en place ? Y a-t-il eu des échanges approfondis avec les établissements privés pour comprendre comment cette promotion s’est effectuée ? Quel est l’état d’avancement actuel ? Procédez-vous à des vérifications, des incitations ? Disposez-vous de comptes rendus ou de travaux internes sur ce sujet au sein de vos établissements ?
Mme Marine Camiade. Le protocole mixité prévoit trois actions principales.
Premièrement, nous finalisons actuellement une base de données en ligne visant à assurer la transparence sur les indicateurs de mixité et le financement des établissements privés, ainsi que sur les taux de poursuite d’études. Malgré quelques difficultés techniques d’agrégation, sa mise en ligne est imminente.
Deuxièmement, nous avons instauré une modulation des moyens alloués aux établissements privés en fonction de leur engagement dans des démarches de mixité. La DAF a récemment transmis des instructions aux académies, leur fournissant des leviers pour ajuster les moyens. Pour la prochaine rentrée, les académies privilégient les contractualisations avec les établissements présentant déjà des taux de mixité élevés ou s’engageant dans des projets de recrutement plus diversifiés sur le plan scolaire et social. Elles modulent également les moyens à leur disposition, notamment les enveloppes pour le financement des missions relevant du pacte et des heures supplémentaires, afin de favoriser les établissements les plus mixtes.
Troisièmement, nous avons fixé des objectifs chiffrés d’augmentation du taux de boursiers, particulièrement dans les établissements bénéficiant des mêmes aides que les établissements publics. Il est encore trop tôt pour évaluer les résultats de cette mesure, les taux de boursiers pour cette rentrée n’étant pas encore stabilisés. Je pense que cet objectif nécessitera du temps pour monter en puissance.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je souhaite apporter un complément sur une autre question. Le contrôle des établissements privés hors contrat s’effectue principalement et obligatoirement lors de leur première année d’existence. Comme vous le savez, de nombreux établissements hors contrat tentent l’aventure d’une ouverture, parfois éphémère, dans une ville ou une région.
Par ailleurs, l’instruction en famille pour le motif 4 a engendré des inspections annuelles. Les inspecteurs ont été mobilisés sur ces contrôles de première année d’ouverture des écoles hors contrat. Comment parvenez-vous aujourd’hui, avec l’enveloppe des EPT, à vous concentrer clairement sur les établissements sous contrat, bien plus nombreux et nécessitant un contrôle ?
Mme Marine Camiade. Nous avons défini des objectifs chiffrés pour les académies et nous en assurons un suivi trimestriel. Nous les surveillons de près pour observer la montée en puissance des contrôles. Les académies devront rendre des comptes sur ces objectifs quantitatifs.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le Sgec – que nous allons auditionner mercredi – va devenir un interlocuteur. Il convient de préciser les conditions de ce dialogue, qui n’est prévu par aucun texte. Le Sgec a la particularité, contrairement aux autres têtes de réseau, d’être l’émanation d’une autorité ecclésiastique, la Conférence des évêques de France. En tant que juriste, comment analysez-vous cette situation ? La jugez-vous compatible avec la loi de séparation des églises et de l’État de 1905, dont l’article 2 dispose que l’État ne reconnaît aucun culte ? Or, l’État et le ministère de l’éducation nationale s’engagent précisément dans un dialogue régulier et approfondi avec le représentant de la Conférence des évêques de France.
M. Guillaume Odinet. Je ne pense pas que l’article 2 de la loi de 1905 ait jamais été interprété comme interdisant tout dialogue avec les cultes. Cette disposition ne concerne pas directement ce sujet. Le ministère de l’éducation nationale, comme d’autres ministères, entretient des dialogues avec les autorités des différents cultes. Ni la laïcité de l’État, ni l’interdiction de reconnaissance ou de subventionnement des cultes n’y font obstacle. Il est cependant crucial que ce dialogue n’amène en aucun cas l’État à partager sa compétence ou l’exercice de celle-ci avec le Sgec ou d’autres acteurs. Les compétences attribuées à l’État par la loi ne peuvent être partagées avec d’autres acteurs. Cela ne signifie pas que l’État s’interdit de dialoguer. Dans de nombreuses situations, l’État dialogue avec un acteur avant d’exercer une compétence, et c’est important qu’il le fasse. Néanmoins, il est essentiel que cela ne conduise pas à une délégation indue de sa compétence ou même à un exercice partagé.
M. Paul Vannier, rapporteur. La loi laïque n’interdit pas le dialogue, mais nous discutons de l’élaboration et de la mise en œuvre de politiques publiques, notamment les politiques de contrôle. Le fait que cette politique de contrôle et ce plan de contrôle soient discutés avec les représentants d’une organisation émanant de la Conférence des évêques de France ne semble-t-il pas questionner le respect de la loi de séparation ? Je m’interroge spécifiquement sur l’élaboration conjointe avec ce réseau.
M. Guillaume Odinet. Je ne pense pas qu’il y ait de question sur la laïcité, qui n’interdit en aucune manière le dialogue ou l’échange. Comme je l’ai souligné, il existe une limite : on ne peut pas partager une compétence. En matière scolaire, la laïcité s’articule de manière particulière avec un autre principe constitutionnel : la reconnaissance et la protection du caractère propre des établissements. Cela permet à des établissements non laïques d’être associés au service public. Il serait paradoxal que cette logique conduise à ne pas échanger avec des établissements chargés du service public dont le ministère a la responsabilité et la tutelle.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. J’ai été surprise lorsque vous avez évoqué le temps et la difficulté à évaluer ce point de contrôle nouvellement instauré. Cette nouveauté est positive, car elle correspond à une prise de conscience de la nécessité de contrôler plus régulièrement et systématiquement l’ensemble des établissements privés sous contrat. Notre premier étonnement, en abordant ce sujet, a été de constater que les établissements hors contrat sont finalement soumis à des inspections et des contrôles plus systématiques que ceux sous contrat, dont certains n’ont fait l’objet d’aucun contrôle pendant vingt ou trente ans.
Entre le 12 mai 2023 et la mi-2024 ou la sortie du guide, vous avez mentionné des questionnements difficiles à trancher, comme celui de savoir si l’enseignement des religions, à l’instar de la pastorale, devait être considéré comme un enseignement obligatoire ou facultatif. Cela m’étonne, car il me semble que c’est plutôt une question de fond sur ce qui doit être enseigné dans le cadre général du service public de l’éducation assuré par ces établissements privés, plutôt qu’une réflexion survenant au moment de l’élaboration d’un plan de contrôle systématique.
Pendant toutes ces années, des questions fondamentales n’avaient jamais été tranchées, ce qui a retardé la mise en place de contrôles opérationnels sur ces établissements privés. Durant cette période, si l’on remonte au ministère de Ségolène Royal, de nombreux faits de violences sexuelles avaient déjà été signalés, avec 277 nouvelles affaires sur une même année scolaire. La ministre avait alors demandé un suivi régulier de tous les faits de violences sexuelles commis par des personnels de l’éducation nationale, tant dans le public que dans le privé, avec un pilotage annuel des chiffres.
Ma question est donc la suivante : est-ce que tout ce temps consacré à l’élaboration de nouvelles modalités de contrôle a permis de progresser et de continuer à piloter sérieusement la lutte contre les violences sexuelles, psychologiques ou physiques commises par des personnels de l’éducation nationale ? Suiviez-vous, au niveau de la Dgesco, les suites administratives, conservatoires et judiciaires de ces affaires ? Comment s’effectuait ce pilotage ? Existait-il, par exemple, un groupe de travail ou un comité de pilotage régulier, annuel, depuis ces années-là, parallèlement à votre travail sur les nouvelles modalités de contrôle ?
M. Christophe Peyrel. Je tiens à préciser que parmi les signalements d’incidents et de faits graves obligatoirement transmis par les personnels de direction, il existe une catégorie spécifique pour les violences sexuelles et sexistes. Nous y avons également ajouté, il y a environ deux ans, une catégorie pour les violences liées à l’orientation sexuelle. Ces types d’atteintes font l’objet d’un suivi particulier dans le cadre plus large des violences contre les personnes. Cette dernière catégorie englobe non seulement les violences sexuelles, mais aussi les atteintes verbales et les violences physiques. Ainsi, nous assurons un suivi global des violences aux personnes, avec une attention particulière portée à ces sous-catégories spécifiques.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je souhaite revenir sur un point crucial. Depuis l’époque où Mme Royal était ministre déléguée à l’enseignement scolaire, la question du suivi des agressions commises par des personnes en position d’autorité se pose. Nous connaissons déjà en partie la situation au regard des catégories figurant dans Faits établissement – nous reviendrons ultérieurement sur les améliorations à apporter à cet égard. Cependant, ma question porte sur l’évolution du suivi au niveau ministériel depuis ces années. Comment le ministère, que ce soit au sein d’une direction spécifique ou de manière transversale, assure-t-il un suivi régulier des violences psychologiques, physiques ou sexuelles perpétrées par un membre de l’éducation nationale en position d’autorité ou par un membre d’un établissement sous contrat ? Existe-t-il un système de pilotage défini et quelles en sont les modalités ?
M. Christophe Peyrel. Ces catégories font l’objet d’un suivi particulièrement attentif. Toutes ces violences sont systématiquement transmises au rectorat. Sur l’ensemble des faits signalés et enregistrés dans les établissements chaque année, environ 20 % sont jugés suffisamment graves pour être transmis au ministère. Parmi ces transmissions, une grande majorité concerne des violences aux personnes. C’est à partir de ces données que nous effectuons un suivi plus approfondi et que nous nous assurons de la mise en place de mesures préventives et réactives appropriées.
Je peux citer, à titre d’exemple, le plan d’avril 2024 pour la protection des établissements, des écoles, des personnels et des élèves. Ce plan stipule clairement l’obligation de signalement immédiat et la nécessité de protection. C’est l’une des façons dont nous prenons en compte ces violences.
Cependant, je ne suis pas en mesure de fournir plus de détails sur la période postérieure à 1998, n’ayant pas de vision complète à ce stade.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pour conclure sur ce point, je souhaite préciser ma question. En tant que chef du service de défense et de sécurité au sein de ce ministère, disposez-vous d’un outil de pilotage annuel spécifique aux violences commises par des adultes en position d’autorité sur des enfants, en distinguant bien cette catégorie des autres ? Ma question est très précise : êtes-vous en mesure de fournir des chiffres exacts pour l’année scolaire 2023-2024 concernant ces cas particuliers, parmi les données remontées au niveau national ?
M. Christophe Peyrel. Effectivement, pour l’année scolaire précédente, nous disposons de données précises. Nous pourrons vous fournir ces chiffres dans le cadre du questionnement formel. Pour l’année 2023-2024, notre application de signalement a recensé environ 1 200 cas de violences impliquant des personnels. Plus précisément, nous avons comptabilisé 1 198 cas, qui se répartissent comme suit : 280 cas de violences sexuelles (24 %), 461 cas de violences physiques (38 %), et 457 cas de violences verbales (38 %).
Violette Spillebout rapporteure. Pouvez-vous nous indiquer le nombre de signalements au procureur concernant ces types de faits, ainsi que les suites administratives et judiciaires qui leur ont été données ?
M. Christophe Peyrel. Je ne suis pas en mesure de vous fournir ces informations immédiatement. L’obtention de ces données s’avère plus complexe, car notre application a été principalement conçue pour le signalement immédiat. L’amélioration du suivi des suites données fait partie des évolutions nécessaires à apporter au système. Nous allons examiner cette question, mais je ne peux pas vous communiquer de chiffres fiables aujourd’hui concernant les suites données à ces signalements.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Au-delà des chiffres et de l’application, comment assurez-vous concrètement le suivi des 1 198 faits signalés ?
M. Christophe Peyrel. Le suivi de ces cas relève principalement de la responsabilité des acteurs locaux de l’éducation nationale : chefs d’établissement, directeurs d’école, inspecteurs de l’éducation nationale, ainsi que des services départementaux ou académiques. Ces services doivent s’assurer que l’application Faits établissement est correctement utilisée. Cette application comporte des cases à cocher qui guident automatiquement les utilisateurs sur les actions à entreprendre.
Notre rôle est de veiller à ce que toutes les mesures initiales de sécurité, de protection, de réaction et de dépôt de plainte soient mises en œuvre. Le guide que j’ai mentionné précédemment sert de référence pour rappeler systématiquement la nécessité de signaler immédiatement et automatiquement toutes les violences aux personnes.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je tiens à préciser que je ne parlais pas du signalement initial, mais bien du suivi ultérieur de ces cas. Concernant les 1 198 faits signalés, comment assurez-vous leur suivi au niveau national, au-delà de la gestion déconcentrée ? Pouvez-vous nous dire combien de procédures ont été déclenchées au titre de l’article 40 ? Quelles en ont été les suites ? Y a-t-il eu des dépôts de plainte et des suites judiciaires ?
M. Christophe Peyrel. Je ne suis pas en mesure de vous fournir ces informations précises aujourd’hui. J’espère que les recherches que nous pourrons effectuer dans l’application nous permettront d’obtenir ces données, bien que les croisements nécessaires soient complexes à réaliser.
Ce que je peux affirmer avec certitude, c’est que nous insistons depuis de nombreuses années sur l’obligation pour les personnels de direction de procéder à ces signalements automatiquement, dès lors que les situations le justifient et que les faits sont avérés ou apparaissent suffisamment graves.
Au niveau national, je ne peux pas m’engager aujourd’hui à vous fournir des chiffres détaillés sur les suites données à ces 1 198 cas, dont les 280 cas de violences sexuelles. Je ne dispose pas actuellement des informations complètes sur le traitement de tous ces signalements.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Il nous a été rapporté à plusieurs reprises que, notamment dans les établissements publics, malgré une bonne gestion de la chaîne déconcentrée, il existe un problème de centralisation des informations au niveau national. Par exemple, si une personne ayant commis des violences sur un enfant change d’académie, les informations ne sont pas nécessairement centralisées au niveau national. C’est un enjeu crucial. La question est de savoir comment, au niveau de l’État et du ministère de l’éducation, vous centralisez tous les signalements et assurez le suivi de leur devenir. Vous semblez indiquer que vous n’êtes pas réellement en mesure de le faire faute d’un outil adapté.
M. Christophe Peyrel. Je tiens à préciser que dès qu’un signalement met en cause la responsabilité potentielle d’un personnel, il est automatiquement transmis à la direction générale des ressources humaines ou à la direction de l’encadrement, selon le type de personnel concerné.
De plus, nous avons donné des instructions l’année dernière aux académies pour assurer un rapprochement immédiat entre les services du cabinet rectoral, chargés de recevoir les signalements et de traiter les violences, et les services des ressources humaines. L’objectif est de garantir un suivi dans le dossier du personnel potentiellement mis en cause.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour bien comprendre, sur ces 1 200 signalements, vous ne vous assurez pas au niveau central que chacun d’entre eux ait fait l’objet d’une judiciarisation ?
M. Christophe Peyrel. Nous nous assurons que les responsables locaux effectuent les démarches nécessaires, mais nous ne sommes pas en mesure aujourd’hui de vérifier au niveau central que tous ces faits ont fait l’objet des suites judiciaires appropriées. L’organisation actuelle du ministère et les limites de notre unique application Faits établissement ne nous permettent pas d’assurer un tel suivi exhaustif au niveau national.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ce nombre – 1 200 cas – nous paraît énorme. Vous mentionnez souvent les violences aux personnes, ce qui n’est pas la même chose puisqu’elles pourraient inclure les violences entre élèves. Cela paraît beaucoup pour les victimes potentielles, mais c’est assez peu en termes de traitement et suivi pour un ministère. Ce n’est pas un volume insurmontable.
Certains cas ne donnent pas lieu, j’imagine, à des suites judiciaires. Les signalements font l’objet d’un traitement – nous y reviendrons. En revanche, vous dites que comme ces 1 200 cas concernent des personnels de l’éducation nationale, ils sont transmis à la DRH. Assure-t-elle un suivi des mesures conservatoires, immédiates, de protection de l’enfant ? Ce que nous avons vu avec le 119 ou les associations, c’est qu’un signalement par l’établissement doit donner lieu à une mesure de protection en quelques jours.
Quel pilotage assurez-vous s’agissant des mesures conservatoires et disciplinaires, s’il y en a ?
M. Boris Melmoux-Eude, directeur général des ressources humaines (DGRH). En matière de mesures conservatoires, ce sont les autorités académiques qui sont compétentes, le recteur pour les personnels du second degré et le directeur académique des services de l’éducation nationale (Dasen) pour les personnels du premier degré.
En ce qui concerne les mesures disciplinaires, la compétence en matière de sanctions pour les personnels du premier degré relève exclusivement du recteur qui peut déléguer ensuite cette compétence au Dasen. Pour les personnels du second degré, les sanctions les plus faibles du groupe 1 et du groupe 2 relèvent du recteur. Les sanctions les plus élevées relèvent du ministre, cette compétence étant donc exercée par la direction générale des ressources humaines.
Notre intervention au niveau ministériel se produit dans deux cas : soit pour les sanctions relevant des groupes 3 ou 4, soit pour les cas de violence ou d’atteinte à l’intégrité physique et morale des élèves, conformément à la circulaire du 20 avril 2016. Cette circulaire impose un regard croisé académie-ministère pour déterminer le quantum de sanction approprié, ainsi qu’une transmission systématique des dossiers au ministère pour suivi.
Nous sommes généralement informés soit directement par les autorités académiques, soit via les remontées de la cellule interministérielle de veille et d’alerte. Nous menons ensuite des enquêtes pour établir l’ensemble des sanctions infligées et assurons le suivi de ces dossiers. Ces données sont intégrées à une enquête nationale conduite pour l’ensemble de la fonction publique d’État par la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP).
Je précise que nous ne disposons pas de statistiques sur les mesures prises par les autorités académiques. Nos données statistiques se limitent aux sanctions disciplinaires une fois prononcées.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Disposez-vous des chiffres pour 2024 ?
M. Boris Melmoux-Eude. Nous n’avons pas encore les chiffres pour 2024, l’enquête ayant été lancée il y a seulement deux semaines. En revanche, je peux vous communiquer les données des trois dernières années, soit 2021, 2022 et 2023.
Pour contextualiser ces chiffres, nous utilisons la typologie définie par la DGAFP pour l’ensemble de la fonction publique d’État. Trois catégories sont pertinentes pour notre discussion : « incorrections, violences et insultes », « violences sexuelles et sexistes » et « mœurs ». Il est important de noter que ces catégories peuvent inclure des fautes commises envers d’autres personnels, pas uniquement envers les élèves.
Voici la répartition des sanctions pour le premier degré selon ces trois catégories :
– incorrections, violences et insultes : 41 en 2021, 43 en 2022, 62 en 2023 ;
– violences sexuelles et sexistes : 11 en 2021, 9 en 2022, 11 en 2023 ;
– mœurs : 2 en 2021, 3 en 2022, 0 en 2023.
Pour le second degré :
– incorrections, violences et insultes : 70 en 2021, 111 en 2022, 91 en 2023 ;
– violences sexuelles et sexistes : 52 en 2021, 42 en 2022, 37 en 2023 ;
– mœurs : 2 en 2021, 3 en 2022, 2 en 2023.
Concernant les radiations prononcées au titre de l’article L. 911-5 du code de l’éducation, qui permet à l’autorité disciplinaire de radier les personnels condamnés définitivement par la justice pour des faits de cette nature, nous en dénombrons : 6 en 2021, aucune en 2022, et 9 en 2023 pour le premier degré ; 21 en 2021, aucune en 2022 et 17 en 2023 pour le second degré.
Ces chiffres détaillés vous seront communiqués par écrit.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ces chiffres concernent-ils uniquement l’enseignement public ?
M. Boris Melmoux-Eude. En effet, ces données ne concernent que l’enseignement public, la direction générale des ressources humaines n’étant compétente que pour les personnels de l’enseignement public.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous n’avez donc aucune visibilité sur des faits équivalents dans l’enseignement privé sous contrat ?
M. Boris Melmoux-Eude. La direction générale des ressources humaines n’a effectivement aucune visibilité sur ces situations dans l’enseignement privé sous contrat.
Mme Marine Camiade. Concernant les enseignants du privé sous contrat, qui sont également des agents du ministère, notre processus est moins élaboré que celui de la DGRH. Une enquête est en cours auprès des académies pour recenser les procédures disciplinaires contre les agents des établissements privés sous contrat. Nous leur avons également demandé le nombre de procédures déclenchées au titre de l’article 40. Si votre commission a besoin d’informations supplémentaires, nous pourrons approfondir nos questions.
Pour l’enseignement privé, l’ensemble de la procédure disciplinaire suit exactement les mêmes règles que celle du public en termes de consignes. Les instructions de 2016, faisant suite à l’affaire Villefontaine, concernaient autant les enseignants du public que du privé, avec des obligations de sanctions sévères en cas de violences contre des enfants. Sa spécificité réside dans le fait que la gestion des cas est entièrement déconcentrée, contrairement à ce que l’on constate pour l’enseignement public puisque les cas les plus graves remontent au niveau national auprès de la DGRH. Nous procédons par enquête et nous vous fournirons les données recueillies. Si vous avez besoin d’informations complémentaires, nous pouvons ajouter des questions à l’enquête en cours.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour clarifier, les recteurs et les Dasen sont également chargés des sanctions disciplinaires pour les personnels du ministère sous contrat dans l’enseignement privé.
J’ai deux questions complémentaires. La première concerne le volume des mesures disciplinaires. Environ 10 % des 1 200 signalements donnent lieu à une traduction disciplinaire. Comment expliquez-vous cet écart ?
Par ailleurs, pour revenir à la question de la judiciarisation éventuelle de ces signalements, vous avez indiqué, si j’ai bien compris, que vous transmettez à l’administration déconcentrée une consigne visant à s’assurer qu’il y ait une suite judiciaire. Cependant, vous n’avez pas centralisé à ce jour le nombre de ces suites provenant des inspections académiques ou des rectorats.
Disposez-vous d’informations en provenance de la Chancellerie sur le nombre de procédures judiciaires qui peuvent chaque année concerner les personnels relevant du ministère de l’éducation nationale, tant dans les établissements publics que dans les établissements privés sous contrat ?
M. Christophe Peyrel. Je souhaite apporter une précision importante concernant les données que je vous ai communiquées. Elles se rapportent effectivement aux violences impliquant des personnels, ce qui peut inclure des allégations de violences qui auraient été commises par ces derniers. C’est l’une des limites inhérentes à ces signalements immédiats : nous ne disposons pas toujours des suites données à ces affaires.
En réponse à votre question, nous ne recevons pas de retour systématique de la part de la Chancellerie au niveau national concernant les suites judiciaires données à ce type de saisines, sauf peut-être dans quelques cas exceptionnels.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il me semble qu’en 2016 une convention nationale a été établie entre le ministère de l’éducation nationale et le ministère de la justice. Son objectif était de rendre opérationnelles les communications régulières entre ces deux ministères, notamment concernant les condamnations. Cette convention visait à garantir que les informations sur les condamnations soient effectivement transmises, afin d’éviter qu’une personne condamnée, dont vous n’auriez pas eu connaissance à temps, puisse être réaffectée dans un établissement. Cela permettrait d’éviter des situations où, deux ans plus tard, on découvre qu’un individu avait commis des violences sexuelles dans une autre académie. Cette convention est-elle réellement en place ? Dans ce contexte, quels sont les moyens mis en œuvre pour sécuriser le processus et prévenir le scénario que je viens d’évoquer ?
M. Guillaume Odinet. Il n’existe pas de statistiques centralisées à notre niveau. Le changement majeur ne concerne pas tant les statistiques que la remontée individuelle d’informations, qui est effectivement mise en place. Cependant, il n’y a pas de centralisation de ces remontées. Ces dispositifs découlent de la loi de 2016, qui a instauré deux mécanismes principaux dans le code de procédure pénale. Le premier permet au parquet d’informer, à sa discrétion, les autorités académiques. Le second, plus contraignant, est défini par l’article 746-47-4 du code de procédure pénale. Il prévoit une obligation de signalement pour certaines condamnations, et même parfois pour des mises en examen, concernant un certain nombre d’infractions spécifiques. À ma connaissance, ce dispositif ne fait pas l’objet d’un recensement centralisé de l’ensemble des signalements, mais il est effectivement mis en œuvre et concerne aussi bien le secteur public que le secteur privé.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pourriez-vous préciser quel type de recensement existe, si vous affirmez qu’il n’y a pas de recensement centralisé ?
M. Guillaume Odinet. Je vous prie de m’excuser si je n’ai pas été suffisamment clair. Je voulais souligner qu’il n’existe pas, à ma connaissance, de recensement centralisé regroupant l’ensemble des signalements émanant de tous les parquets de France. Néanmoins, une procédure est en place : le parquet est tenu d’informer l’administration lorsqu’un agent est mis en examen ou condamné pour certaines infractions spécifiques, conformément aux termes de la loi. Ces signalements individuels permettent à l’administration de prendre, le cas échéant, des mesures conservatoires ou d’engager une procédure disciplinaire. L’administration dispose ainsi d’éléments d’information actualisés et peut, si nécessaire, solliciter des compléments auprès du parquet. Cependant, je n’ai pas connaissance d’une centralisation globale de tous ces signalements provenant de l’ensemble des parquets français.
M. Paul Vannier, rapporteur. Concernant l’articulation entre les procédures administratives disciplinaires et les procédures judiciaires, nous avons pu constater, notamment lors de nos échanges à Bordeaux, que l’administration semble parfois hésiter à prendre une mesure disciplinaire ou conservatoire, préférant attendre une éventuelle décision judiciaire. Comment gérez-vous les situations où ces deux possibilités coexistent ? Comment éviter que l’attente d’une décision judiciaire par l’administration, conjuguée à la lenteur potentielle de cette décision, conduise au maintien en poste d’individus ayant fait l’objet de signalements pour des faits de violence ?
M. Boris Melmoux-Eude. Monsieur le rapporteur, permettez-moi d’apporter plusieurs éléments de réponse à votre question.
Premièrement, dès qu’un agent est soupçonné d’avoir commis une faute grave, le recteur a le pouvoir de prendre des mesures conservatoires, notamment la suspension du personnel concerné. Le code général de la fonction publique dispose que cette suspension ne peut excéder quatre mois, sauf si une procédure pénale est engagée. Ainsi, des mesures conservatoires, qui ne sont pas des mesures disciplinaires, peuvent être prises sans attendre le déclenchement d’une enquête.
Deuxièmement, il existe effectivement un principe d’indépendance entre les procédures disciplinaires et pénales. Ces deux procédures peuvent être menées simultanément, l’autorité disciplinaire n’étant pas subordonnée à l’autorité judiciaire pour prendre des sanctions.
Troisièmement, dans les cas que nous évoquons, qui concernent des atteintes à l’intégrité physique et morale de nos élèves et qui relèvent donc directement de la compétence du juge pénal, compte tenu de la gravité des sanctions potentielles comme la révocation, notamment dans le cadre de l’article L. 911-5 du code de l’éducation, il peut être jugé préférable d’attendre la condamnation définitive du juge. Dans ces circonstances, le personnel concerné reste suspendu.
Quatrièmement, en ce qui concerne la direction générale des ressources humaines, il peut arriver que nous ne soyons pas systématiquement informés d’une condamnation pénale impliquant une interdiction d’exercer pour un personnel de l’éducation nationale. Nous pouvons être informés soit directement par les parquets, soit par le référent justice académique qui reçoit les décisions de justice. Dans ce cas, nous transmettons l’information, la compétence de révocation pour les personnels du second degré relevant du recteur. Il nous arrive également d’échanger directement avec les parquets pour connaître précisément la nature de l’infraction pénale commise, afin d’en tirer toutes les conséquences dans le cadre des procédures disciplinaires.
Je dois cependant souligner que cette fluidité d’information entre les parquets et l’institution, que ce soit au niveau national ou académique, n’est pas systématique et varie selon les cas.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Votre dernière phrase résume parfaitement l’écart que nous percevons entre les réponses qui démontrent l’existence de nombreuses procédures de signalement demandées aux personnels de terrain, et la réalité du terrain où nous avons constaté un fort sentiment d’isolement face à des décisions complexes, dont une partie n’est pas entièrement protocolisée.
C’est sur ces aspects que nous avons ressenti une véritable attente des personnels confrontés à ces situations, au niveau des rectorats comme des établissements. Nous pensons notamment aux directeurs d’écoles qui, malgré une charge de travail déjà conséquente, doivent gérer ces situations au cas par cas, sans compter l’impact émotionnel des révélations. Ils éprouvent de grandes difficultés à prendre des décisions de manière sécurisée, en s’assurant prioritairement de la protection des enfants et d’un rétablissement rapide de la situation. C’est là une préoccupation majeure de notre commission d’enquête.
Dans cette optique, j’ai une question directe concernant le suivi des signalements. Considérez-vous que les services de protection de l’enfance dans les départements, en particulier les Crip, sont compétents pour traiter les violences commises sur des enfants en milieu scolaire ?
M. Guillaume Odinet. D’un point de vue juridique, nous estimons que oui. D’ailleurs, parmi les recommandations régulièrement émises figure la transmission des signalements à la cellule de recueil des informations préoccupantes, y compris pour les cas survenant en milieu scolaire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Avant de passer à d’autres sujets, je souhaite aborder une dernière question concernant le contrôle des établissements privés sous contrat. Vous avez constaté, grâce à un questionnaire, que ces contrôles sont menés de manière hétérogène sur le territoire. En effet, dans l’académie de Nantes, un seul contrôle a été effectué sur 1 139 établissements au cours des six dernières années. En revanche, dans l’académie de la Martinique, l’ensemble des 32 établissements privés sous contrat ont été inspectés durant la seule année 2023. Comment expliquez-vous cet écart significatif entre un contrôle exhaustif en Martinique et une quasi-absence de contrôle dans l’académie de Nantes, où les établissements privés sont pourtant particulièrement nombreux ?
Mme Marine Camiade. Concernant la situation en Martinique, nous avons effectivement été surpris par les données fournies par l’académie. Je pense qu’il y a peut-être eu une confusion dans l’interprétation de notre question sur le type de contrôles effectués. Il existe en effet plusieurs types d’interventions dans les établissements sous contrat. Par exemple, tous les enseignants font l’objet de rendez-vous de carrière, qui sont des formes d’inspection. Il est possible que la Martinique ait considéré avoir rempli toutes ses obligations de contrôle pour l’année en question en incluant ces évaluations. Je vous réponds avec une certaine prudence, n’ayant pas vérifié directement auprès de l’académie en question. Ce qui est certain, et il faut le reconnaître, c’est que les contrôles au sens où nous l’entendons actuellement – c’est-à-dire un examen global du fonctionnement de l’établissement, du respect des clauses du contrat, des comptes et de l’administration – étaient rares au cours des années précédentes. Nous devons le souligner.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je souhaite aborder une question prospective et exprimer une inquiétude. L’année scolaire prochaine verra la mise en place du programme d’éducation à la vie affective et aux relations sexuelles pour tous les niveaux. Ce n’est pas un enseignement ordinaire et il nécessitera une formation spécifique. Je m’interroge sur les actions de formation prévues pour les enseignants. Cette éducation, plus que d’autres, pourrait amener certains élèves à révéler des situations de violence dont ils sont victimes. Les chiffres de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) estiment qu’un enfant sur dix, soit environ trois à quatre élèves par classe, pourrait être victime directe de violences sexuelles ou d’inceste. Je souhaite savoir ce qui est prévu pour recueillir et traiter ces témoignages.
Au vu des auditions que nous avons menées, je suis actuellement très préoccupée. Nous disposons d’un protocole efficace pour les risques d’attentats, avec un plan d’action et des entraînements réguliers dans les écoles publiques. Je m’interroge sur l’existence de protocoles similaires pour gérer la libération potentielle de la parole des enfants victimes de violence. J’ai l’image d’un système complexe avec de nombreuses failles potentielles.
Mme Caroline Pascal. Le programme d’éducation à la sexualité s’inscrit dans un plan plus large de protection de l’enfance. Il existe déjà une page dédiée sur Éduscol, relative aux situations où le recueil de la parole peut être nécessaire. Cela constitue à la fois un élément de professionnalisation des enseignants et un point de vigilance. Au-delà, nous nous concentrons particulièrement sur le traitement des situations de violence sexuelle en milieu scolaire, mais aussi, et surtout, sur les violences intrafamiliales qui peuvent être révélées dans le cadre scolaire.
Nous avons mis en place des programmes de formation qui couvrent la sensibilisation des élèves aux problématiques de violence sexuelle intrafamiliale, le repérage et le signalement des élèves victimes, ainsi que la formation des personnels pour accueillir la parole et l’accompagnement par des associations spécialisées. C’est un sujet extrêmement sensible, comme vous le soulignez à juste titre. Nous avons multiplié les ressources sur ces pages spécifiques. Enfin, les enseignants ne sont pas seuls car les services sociaux en faveur des enfants sont immédiatement sollicités en cas de suspicion.
Le programme d’éducation à la sexualité, demandé en 2023 par le ministre Pap Ndiaye et publié le 6 février 2025 après une longue période de consultation et de concertation avec les professeurs, les associations et les familles, s’articule autour de trois axes principaux.
Nous avons débuté la semaine dernière le programme de formation des équipes pédagogiques, des cadres et des référents académiques, qui seront ensuite chargés de déployer cette formation auprès des équipes volontaires. Ce premier plan national de formation s’est tenu à Paris et sera décliné en ateliers de formation avec deux à trois personnes par circonscription et une personne par collège et par lycée. Ce n’est qu’une première étape, car ce programme a vocation à s’étendre beaucoup plus largement, sur sept ans. Nous proposons également un programme d’autoformation accessible sur une plateforme dédiée, ainsi que des journées de formation en présentiel.
Pour répondre précisément à votre question sur la difficulté du recueil de la parole, c’est une problématique plus large. Le programme d’éducation à la sexualité pourrait effectivement faire émerger des suspicions de situations de violence. Je vous renvoie à la page Éduscol sur la protection de l’enfance, qui traite de l’émergence de ces situations de manière plus globale, au-delà du cadre spécifique de ce programme. Néanmoins, l’un des axes du programme porte sur l’apprentissage du consentement, le respect de soi et de son corps, la reconnaissance de son intimité, etc. Ces éléments doivent permettre aux enfants de prendre conscience et de mettre des mots sur les situations qu’ils vivent.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je vous remercie pour ces précisions. Cependant, je m’interroge : la formation dispensée aux enseignants ne comporte-t-elle pas un volet spécifique sur la possibilité que cette éducation amène certains enfants à exprimer des violences subies ? Vous renvoyez à une page de ressources en ligne Éduscol, ce qui me semble insuffisant face à l’ampleur potentielle du phénomène. Quel protocole précis est prévu pour s’assurer que cette parole soit correctement entendue, traitée, et que les suites nécessaires soient engagées de manière appropriée ?
Mme Caroline Pascal. En renvoyant à cette page de ressources, nous mettons à disposition des enseignants des outils et des démarches concrètes pour qu’ils ne se retrouvent pas isolés face à ces situations. La recommandation principale est de s’adresser immédiatement aux assistants sociaux et aux services sociaux en faveur de l’enfant, afin que la parole soit prise en compte par des professionnels. Le rôle de l’enseignant est de recueillir le signalement, puis de travailler en collaboration avec le service social en faveur de l’enfant pour traiter cette parole, déterminer les suites à donner et effectuer le signalement auprès du chef d’établissement, puis du directeur académique des services de l’éducation nationale.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je souhaite aborder plusieurs points concernant les sanctions envers les établissements privés. Tout d’abord, à la suite de l’article paru ce matin dans Libération sur un établissement privé à Pau, accusé de pratiques contraires à la laïcité, d’un enseignement rétrograde de l’éducation sexuelle, et faisant l’objet d’une information judiciaire pour harcèlement moral et détournement de fonds publics, je m’interroge sur les critères déclenchant la fermeture d’un établissement. Le ministère s’est contenté hier de délivrer un simple avertissement. Quelle est la nature exacte d’un tel avertissement ? Existe-t-il une ligne rouge au-delà de laquelle le ministère envisage réellement des sanctions, voire la fermeture d’un établissement ne respectant pas son contrat ? Combien de signalements et d’avertissements sont nécessaires avant que le ministère ne décide de réviser un contrat ?
Nous prenons connaissance, dans les affaires qui émergent actuellement, de centaines de cas de violence sur plusieurs décennies. Nous sommes bien d’accord, une telle situation ne pourrait évidemment pas se produire aujourd’hui…
J’ai également deux questions complémentaires. Premièrement, une information est-elle diffusée aux personnels pour les inciter, en tant que fonctionnaires, à passer uniquement par la voie hiérarchique, à l’exclusion d’un signalement en tant que citoyens ?
Deuxièmement, en cas de manquement d’un chef d’établissement, comme dans l’affaire Bétharram, quelles sont les procédures mises en place pour émettre les avertissements nécessaires ?
Mme Marine Camiade. Concernant les établissements privés, nous disposons de plusieurs leviers d’action. Tout d’abord, des procédures disciplinaires peuvent être engagées contre les chefs d’établissement, comme dans le cas que vous avez cité. Ensuite, nous pouvons adresser des mises en demeure ou des avertissements aux établissements pour qu’ils se conforment aux termes de leur contrat. Pour les manquements les plus graves et répétés, nous avons la possibilité de retirer le contrat des établissements concernés. Enfin, nous pouvons fermer les établissements lorsque la santé, la sécurité, l’utilisation des fonds publics ou l’enseignement ne sont pas conformes aux attentes.
Il existe donc différents niveaux de sanctions possibles. Cependant, la jurisprudence est assez limitée en la matière, ce qui rend difficile l’établissement de lignes directrices précises. Nous sommes au début de la mise en place de ces contrôles et procédures de recrutement renforcés.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Voulez-vous dire que ce système n’est pas encore efficace ? Par exemple, pour la période 2020-2024, il n’y a eu quasiment aucun retrait de contrat. S’il y a eu des retraits de contrats, quels établissements ont été concernés ?
Mme Marine Camiade. Il y a eu les retraits de contrats d’Averroès et d’Al-Kindi.
M. Paul Vannier, rapporteur. Qu’est-ce qui peut fonder la rupture du contrat d’association ?
M. Guillaume Odinet. Il est important de distinguer le privé hors contrat du privé sous contrat. Le privé sous contrat a conclu un accord avec l’État, l’associant au service public de l’enseignement et le soumettant aux obligations qui en découlent.
La loi Gatel, récemment adoptée, a revu le système de contrôle et de sanction des établissements privés hors contrat. Elle a instauré une mesure de fermeture administrative basée sur un processus en deux étapes : d’abord l’observation de manquements par une autorité de l’État, puis une mise en demeure. Si les manquements persistent, la sanction est binaire : fermeture temporaire ou définitive. Quelques mesures ont déjà été prises en application de cette loi, créant un début de jurisprudence sur le niveau de gravité justifiant une fermeture.
Pour le privé sous contrat, le code de l’éducation prévoit la possibilité de mettre fin au contrat en cas de manquement grave. Des cas récents, encore en contentieux, soulèvent des questions juridiques sur la définition d’un manquement grave et sur la prise en compte d’éléments extérieurs au contrat.
Concernant le cas que vous avez évoqué d’un établissement ayant fait l’objet d’une importante couverture médiatique, une procédure disciplinaire extraordinaire a été engagée contre le chef d’établissement, en vertu de l’article L. 914-6 du code de l’éducation. Cet article confère à l’État un pouvoir disciplinaire supplémentaire sur les chefs d’établissements privés, allant du blâme à l’interdiction d’exercer. La sanction prononcée a été suspendue par le juge des référés du tribunal administratif de Pau, qui l’a jugée excessive. Nous attendons maintenant le jugement sur le fond.
Ces sujets nécessitent encore des éclaircissements jurisprudentiels pour déterminer précisément le niveau de gravité correspondant à chaque niveau de sanction.
M. Paul Vannier, rapporteur. Estimez-vous nécessaire, avant une éventuelle décision de rupture du contrat d’association, qu’une mise en demeure soit adressée à l’établissement afin d’évaluer sa réponse aux préconisations qui pourraient être formulées à la suite d’une inspection ?
M. Guillaume Odinet. Elle n’est pas nécessaire pour les établissements sous contrat, contrairement aux établissements privés hors contrat pour lesquels le code la prévoit. Néanmoins, il pourrait être souhaitable, pour un certain nombre de manquements, d’instituer une forme de contradictoire préalable ou un système de mise en demeure. La direction des affaires juridiques a d’ailleurs recommandé cette approche, précisément pour éviter l’effet de surprise lié à la cessation du contrat.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous aviez en effet formulé cette proposition. Le collège Stanislas, par exemple, a reçu une série de recommandations qui sont en cours d’examen. À l’inverse, d’autres établissements, que vous avez cités, ont vu leur contrat d’association rompu sans qu’aucune préconisation de même nature ne leur soit transmise. Comment expliquez-vous cette différence de traitement ?
M. Guillaume Odinet. De nombreux éléments entrent en compte dans l’appréciation d’un dossier, notamment la gravité des faits constatés et l’urgence éventuelle de la situation. Comme je l’ai mentionné, il y a toujours une part d’appréciation quant à l’opportunité de telle ou telle mesure. Nous évaluons si les faits sont suffisamment répétés, graves ou multiples. Nous examinons également s’il s’agit de problèmes auxquels il peut facilement être remédié, auquel cas une mise en œuvre peut sembler plus appropriée. Nous considérons aussi la nature structurelle des fautes. Dans certains cas, alors même qu’il y serait le cas échéant remédié, la faute peut être jugée suffisamment grave pour que l’État décide néanmoins de mettre fin au contrat.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je tiens à souligner que les deux seuls établissements ayant vu leur contrat d’association résilié sans préconisations préalables sont deux lycées rattachés au réseau des établissements musulmans : le lycée Averroès et le lycée Al-Kindi. Hormis ces deux cas, je ne connais qu’un seul exemple de rupture de contrat d’association depuis 1959 et le vote de la loi Debré, survenu dans les années 1980 dans l’académie de Toulouse ; mais peut-être avez-vous d’autres exemples à citer. Cette observation suscite-t-elle un commentaire de votre part ?
M. Guillaume Odinet. Cela n’appelle pas de commentaire de ma part.
M. Paul Vannier, rapporteur. C’est donc un pur hasard si ce sont deux établissements faisant partie du réseau musulman qui ont vu leur contrat rompu sans que des recommandations leur soient transmises, alors qu’il existe, je le rappelle, 7 500 établissements privés sous contrat dans le pays et que la loi Debré est en vigueur depuis soixante-cinq ans.
M. Guillaume Odinet. Je n’ai pas de statistiques exhaustives sur les cas de résiliation. Et non, ce n’est pas un pur hasard, puisque nous ne prenons pas de décisions aléatoires. Comme je vous l’ai expliqué, ces décisions sont motivées par les faits constatés, leur gravité, leur caractère remédiable ou non et l’ensemble des éléments que je viens de vous exposer.
M. Paul Vannier, rapporteur. Qui évalue cette gravité ? Sont-ce les préfets qui prennent la décision finale ? Le ministère de l’éducation nationale a-t-il le dernier mot ? Ou la décision de rupture du contrat d’association est-elle plutôt prise en dernière instance du côté des préfets ou du ministère de l’intérieur ?
M. Guillaume Odinet. Il s’agit effectivement d’une décision qui relève du gouvernement. Cependant, le préfet ne représente pas uniquement le ministère de l’intérieur.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je souhaite ajouter une question sur le même sujet. La résiliation d’un contrat prévoit-elle la réunion d’une commission de concertation ? Cette pratique semble peu maîtrisée aujourd’hui par les préfets parce qu’elle est très rare. Pouvez-vous préciser si, à chaque fois qu’une décision de rupture de contrat est envisagée, cette commission de concertation se réunit ? À l’inverse des exemples cités, existe-t-il des cas où des commissions de concertation ont abouti à la décision de ne pas résilier un contrat ?
Mme Marine Camiade. La réunion de cette commission est obligatoire si l’on envisage de remettre en cause le contrat. Nous n’avons pas connaissance de commissions qui se seraient réunies pour des projets de résiliation de contrat et qui n’auraient pas abouti.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Vous avez répondu à mon collègue Arnaud Bonnet qu’une procédure était en cours contre le directeur et que c’est principalement lui qui concentre toutes les problématiques de l’établissement dont nous parlons. Or, j’ai lu un article ce matin sur ce sujet dont j’aimerais vous citer quelques passages.
« Une inspection générale a bien eu lieu dans la foulée et un rapport a été rédigé en juin 2024, mais le rectorat de Bordeaux et le ministère de l’éducation nationale ont toujours voulu le garder secret ».
Je rappelle ici que les rapports sont en principe communicables à tout citoyen. Je vous demande donc de le communiquer aux députés membres de la commission d’enquête.
Je poursuis : « Plus grave encore, une inspection menée en 2021 avait déjà pointé de graves dérives et certaines n’ont jamais cessé. À l’époque, dix-neuf signalements pour atteintes à la laïcité avaient été remontés par des professeurs. »
« Dans leur rapport de seize pages, les inspecteurs constatent que cet établissement ne respecte pas le code de l’éducation, qui exige que les cours soient dispensés "selon les règles et programmes de l’enseignement public" et que l’instruction religieuse ne soit jamais obligatoire. C’était déjà le cas en 2021, cela l’est toujours en 2024. »
« Le rapport montre également comment le directeur de l’établissement refuse d’appliquer la réforme des programmes de 2016, pourtant imposée par une circulaire. »
« Pour finir, l’inspection constate d’importants manquements au contrat d’association, qui permet pourtant à l’Immaculée-Conception de recevoir de très grosses subventions. Les préconisations présentées au directeur lors du premier contrôle de 2021 "n’ont été respectées que partiellement et n’ont pas empêché de nouveaux contournements" ».
Mes questions sont donc les suivantes : vous avez évoqué une part d’interprétation dans votre réponse à ma collègue rapporteure. Qui effectue cette interprétation ? On peut aussi légitimement se demander combien de temps on laisse place à l’interprétation, sachant que le premier rapport que je cite date d’il y a quatre ans, qu’il y a eu pas moins de dix-neuf signalements et que cela concerne plus de 2 600 élèves.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Les rapporteurs ont demandé communication de ce rapport qui doit être en cours de transmission.
M. Guillaume Odinet. Je commencerai par répondre sur le caractère communicable du rapport d’inspection et les raisons pour lesquelles il n’a pas été communiqué.
Effectivement, les rapports d’inspection sont généralement des documents administratifs communicables aux personnes qui en font la demande. Il existe cependant des exceptions à ce droit de communication, notamment lorsque le rapport est préparatoire, c’est-à-dire qu’il préconise des décisions qui n’ont pas encore été prises, ou lorsque sa communication est susceptible de porter atteinte à une procédure pénale. Or, le rapport en question avait conduit à la saisine du parquet. Ce sont les deux raisons pour lesquelles il avait été jugé non communicable sur le fondement du code des relations entre le public et l’administration.
Je note que le rapport a été demandé par les rapporteurs. L’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 ne prévoit pas les mêmes exceptions, sous la seule réserve de l’absence d’atteinte au respect de la séparation des pouvoirs. C’est pourquoi nous avons demandé à la Chancellerie de nous confirmer que nous pouvions bien le communiquer. Nous le ferons dès que possible.
Concernant l’appréciation de la gravité s’agissant de la mesure disciplinaire dont nous parlions, elle relève du recteur. Comme nous l’avons dit, la décision de mettre fin au contrat relève du préfet. J’entends ce que vous dites sur le très fort degré de gravité de la situation. Sans préjuger des décisions de justice qui seront rendues, je ne peux que constater que la décision disciplinaire prise à l’égard du directeur a été jugée excessive par le juge des référés du tribunal administratif de Pau. Nous attendons le jugement sur le fond. C’est le seul point que je peux relever sur ce sujet qui fait l’objet d’une procédure en cours.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je souhaite réitérer la seconde partie de mes questions, car elle concerne plus d’un million de personnels, dont 850 000 enseignants, chargés de détecter et potentiellement signaler les violences. Je m’interroge sur la hiérarchisation au sein de l’éducation nationale entre les obligations des fonctionnaires, sous l’autorité du chef d’établissement, et le devoir citoyen.
Mme Marine Camiade. Le signalement ne doit pas obligatoirement transiter par le chef d’établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’ai une dernière série de questions concernant l’application Faits établissement. La ministre d’État a récemment évoqué son intention d’étendre son périmètre aux établissements privés sous contrat. S’agit-il d’une initiative récente ou existe-t-il des antécédents à ce projet ?
M. Christophe Peyrel. Durant mon mandat, l’extension de Faits établissement à l’enseignement privé sous contrat a été officiellement annoncée dans le plan d’avril 2024. Nous y avons travaillé intensivement tout au long de l’année 2024, de janvier à novembre. Nous avons collaboré avec le Sgec pour sélectionner des établissements tests et définir les conditions d’extension proposées par le ministère de l’éducation nationale. Ces conditions concernent principalement la sécurité numérique, un aspect crucial compte tenu des changements dans les circuits de communication entre le ministère et les établissements, ainsi que des cyberattaques subies par les espaces numériques de travail l’année précédente. Nous avons également travaillé sur l’organisation des liens avec les représentations locales des établissements privés sous contrat. En octobre ou novembre, nos équipes informatiques ont présenté les possibilités d’instauration de Faits établissement au comité des systèmes d’information de l’enseignement privé. La récente décision de la ministre accélère ce processus, et nous sommes désormais prêts à mettre en œuvre cette ouverture dans un avenir très proche.
Mme Marine Camiade. Il est important de rappeler le cadre spécifique du secteur privé concernant la vie scolaire. Le chef d’établissement a une obligation de signalement, comme tout citoyen, en cas de menace sur la sécurité d’un enfant. Cette obligation, prévue par le code pénal, implique un signalement au procureur, à l’académie et au conseil départemental. Ces règles sont clairement établies et régulièrement rappelées par nous-mêmes, le Sgec et l’ensemble des réseaux. Cependant, concernant les modalités et outils de signalement, le principe de liberté d’organisation du chef d’établissement prévaut dans le privé sous contrat, conformément à l’article R. 442-39 du code de l’éducation. C’est pourquoi, jusqu’à présent, nous avons proposé cette application à l’enseignement catholique sans pouvoir l’imposer. La décision de la ministre d’État vise à modifier le droit pour rendre Faits établissement obligatoire pour tous les établissements. Cette évolution est cruciale car, comme mentionné en début d’audition, nous ne disposons que de remontées très partielles des signalements provenant des établissements privés sous contrat, en raison de cette différence de motivation par rapport aux établissements publics.
M. Paul Vannier, rapporteur. Concernant cette chronologie, je dispose d’une note commandée à la DAJ en 2019 examinant la possibilité juridique d’étendre l’application Faits établissement aux établissements privés sous contrat, bien avant la note de 2024 que vous avez mentionnée. De plus, un compte rendu d’une réunion entre la Dgesco et la DAF d’octobre 2020 aborde également cette perspective et conclut que la DAF informera le Sgec de l’évolution à venir de l’application Faits établissement et de son approbation pour son utilisation par les établissements privés. Je m’interroge sur la raison de cette complexité, étant donné qu’aujourd’hui encore, la ministre travaille à l’élaboration d’un décret pour élargir cette application, alors que le sujet est manifestement en discussion depuis près de six ans. Pourquoi un délai aussi long entre les premières notes commandées, les premières réunions de travail, et la publication imminente de ce décret ?
Mme Marine Camiade. Les premiers échanges avec le Sgec s’inscrivaient clairement dans un cadre à droit constant que je vous ai décrit. Nous avons proposé à l’enseignement catholique d’utiliser cet outil sur la base du volontariat. La volonté de la ministre d’État est de revenir sur ce principe de volontariat, ce qui nécessite une modification des textes réglementaires. Cela n’était pas du tout l’esprit des travaux initiaux que vous mentionnez, menés par la DAJ et la DAF à l’époque. L’intention n’était alors pas d’imposer l’utilisation de l’outil.
M. Paul Vannier, rapporteur. Cette proposition au Sgec sur la base du volontariat s’est-elle toujours heurtée à un refus depuis 2019-2020 ?
Mme Marine Camiade. Il n’y avait pas d’opposition formelle, mais plutôt un rappel constant de la liberté de choix de chaque chef d’établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous assistez probablement la ministre dans la préparation de ce décret. La rédaction est-elle discutée avec le Sgec notamment ?
Mme Marine Camiade. Non.
M. Paul Vannier, rapporteur. Si l’application Faits établissement était étendue aux établissements privés sous contrat, quels types de faits seraient remontés par ces établissements ? Je précise ma question : s’agirait-il uniquement des faits survenant durant les heures d’enseignement ou également de ceux pouvant se produire pendant les temps d’internat ou de vie scolaire, qui sont des moments non couverts par le contrat d’association au sens strict ?
Mme Marine Camiade. L’objectif est véritablement d’élargir le champ à l’ensemble des faits. Il est important que l’établissement soit considéré dans sa globalité, y compris s’agissant de la vie scolaire et de l’internat. Concernant la catégorisation des faits et le mode d’emploi de l’application que les chefs d’établissement devront utiliser, nous discuterons avec l’enseignement catholique pour préciser ces aspects.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le circuit de remontée des informations sera-t-il exactement le même entre établissements publics et établissements privés sous contrat ?
Mme Marine Camiade. Oui, ce sera le même circuit. Le Sgec souhaiterait également que les diocésains soient impliqués dans ces questions et dans la promotion de plans d’action pour la protection des personnes vulnérables et des élèves. Ils désirent aussi obtenir un retour d’information sur ce qui sera remonté via l’application.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Cela signifie-t-il qu’il y a déjà eu des échanges avec le Sgec concernant les modalités du décret d’application ?
Mme Marine Camiade. Nous n’avons pas sollicité leur avis sur le décret en tant que tel, mais nous souhaitons échanger avec eux sur les modalités de fonctionnement du dispositif.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. D’après ce que vous venez de dire, le Sgec a exprimé des souhaits. Sous quelle forme ces échanges ont-ils eu lieu ?
Mme Marine Camiade. Nous avons organisé une réunion à la suite des annonces de la ministre pour discuter de la manière dont nous allions procéder.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. J’ai cru comprendre que l’application Faits établissement comporte quatre catégories principales, notamment une sur les atteintes aux biens immobiliers – peut-être la moins importante pour nous aujourd’hui –, une sur les atteintes à la laïcité, et une sur les violences qui englobe tout sans distinction entre celles commises par un adulte ou un élève. Envisagez-vous d’utiliser des catégories différentes pour le secteur privé sous contrat ? S’agira-t-il exactement du même logiciel ? Certains champs seront-ils exclus, par exemple la catégorie des atteintes aux biens ?
Je comprends que tout cela est en cours, même si le projet est envisagé depuis six ans. Le fait de devoir produire un décret pour rendre l’utilisation de l’application obligatoire et son renseignement effectif nécessite un temps de négociation, ce que je peux entendre. Quelle est votre estimation du délai nécessaire pour que ce dispositif soit opérationnel dans les établissements ?
Mme Marine Camiade. Je peux apporter deux éléments de réponse. Certaines catégories ne s’appliqueront pas à l’enseignement catholique, notamment les atteintes à la laïcité, dans une certaine mesure, en raison du régime particulier applicable à ces établissements en la matière. Par ailleurs, le décret est prêt à être publié.
M. Guillaume Odinet. Je souhaite apporter quelques précisions sur les deux points évoqués. Le champ d’application doit être adapté au contrôle exercé par l’État sur les établissements d’enseignement privés sous contrat. Initialement, nous envisagions de le limiter à l’enseignement, mais nous estimons désormais que cette restriction n’est pas nécessaire. Nous pouvons nous appuyer sur le contrôle plus large que l’État exerce sur ces établissements, notamment au titre de sa mission de protection de l’enfance et de la jeunesse. Cette approche nous permet d’inclure tous les faits les plus graves, en particulier ceux qui font l’objet de cette commission d’enquête.
Concernant le décret, je tiens à souligner qu’il n’y a pas de négociation en cours. Il s’agit d’un décret en Conseil d’État qui doit préalablement être examiné par le Conseil supérieur de l’éducation. Cette procédure implique un délai de consultation d’environ un à deux mois.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite attirer votre attention sur un schéma issu du compte-rendu d’une réunion entre la DAF, la Dgesco et le Sgec du 14 juin 2024. Ce document illustre le processus envisagé pour la remontée des faits dans l’enseignement privé sous contrat via l’application Faits établissement. Il révèle une différence de traitement pour certains faits, notamment au niveau départemental. Contrairement à l’enseignement public où la transmission est automatique pour les faits de niveaux 2 et 3, le schéma montre que dans la procédure propre au Sgec, cette transmission n’est plus automatique.
Cette disparité soulève des interrogations, car vous nous avez assuré que les procédures seraient désormais identiques. Je cherche donc à obtenir la confirmation que ce schéma ne représente qu’une étape intermédiaire dans les discussions engagées avec le Sgec il y a plusieurs mois. Pouvez-vous garantir qu’à l’avenir, tous les faits de violence, qu’ils surviennent sur le temps scolaire ou périscolaire dans des établissements privés sous contrat, seront systématiquement remontés au niveau de l’inspection académique, du rectorat et du ministère de l’éducation nationale ?
Mme Marine Camiade. C’est précisément l’objectif que nous poursuivons, avec une absence de filtre dans la remontée des informations. En revanche, il sera nécessaire d’informer les autorités diocésaines de manière concomitante ou dans les plus brefs délais.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour quelle raison est-il nécessaire d’informer les autorités diocésaines ?
Mme Marine Camiade. Cette information est particulièrement importante lorsqu’il s’agit de personnels qui ne relèvent pas directement du ministère de l’éducation nationale.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Concernant l’application Faits établissement, nous sommes dans une phase d’accélération d’un processus préparé de longue date, visant à étendre au secteur privé un dispositif existant déjà dans le public. Nous souhaitons que cette extension soit mise en œuvre le plus rapidement possible. Cependant, les auditions menées par notre commission révèlent que cette application n’est pas une solution miracle.
Plusieurs points méritent notre attention. Premièrement, les modalités de pilotage aux niveaux régional et national ne sont pas encore pleinement opérationnelles. Nos échanges avec les recteurs ont mis en lumière des disparités importantes entre les académies, notamment en ce qui concerne les retours du système judiciaire. Des améliorations significatives restent à apporter, tant dans l’exploitation des données que dans la saisie initiale des informations.
Actuellement, c’est l’intervention du chef d’établissement qui déclenche l’enregistrement dans l’application. Cette procédure ne risque-t-elle pas de constituer un frein à la remontée d’informations dans certaines situations ? Je pense particulièrement aux cas où le capital réputationnel de l’établissement pourrait être en jeu, ou lorsque des liens affectifs existent entre le chef d’établissement et la personne mise en cause. Ce risque n’est-il pas exacerbé dans les établissements privés sous contrat, potentiellement en concurrence pour le recrutement d’élèves ?
Mme Marine Camiade. Il est évident que l’application Faits établissement n’est qu’un outil parmi d’autres pour favoriser la remontée des signalements. Le ministère a mis en place d’autres dispositifs complémentaires. Nous déployons des questionnaires destinés à l’ensemble des élèves, y compris dans le secteur privé. Nous demandons également aux académies, lors de leurs contrôles, de mettre en place des dispositifs d’écoute pour l’ensemble des élèves et de la communauté éducative. Cela peut prendre la forme d’une cellule téléphonique au niveau de l’académie ou, comme l’a fait l’académie de Versailles lors de contrôles récents, d’une diffusion d’un numéro d’appel à l’ensemble des familles et des élèves pour recueillir d’éventuels témoignages. L’application Faits établissement n’est donc qu’une composante de notre stratégie globale de remontée des signalements.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pour conclure sur le sujet de la prévention des violences en milieu scolaire, pouvez-vous nous préciser comment la politique menée dans ce domaine – politique dont la Dgesco assure l’animation – outille concrètement les élèves face aux violences potentiellement commises par des adultes encadrants ou avec leur complicité ? Ce point fait-il l’objet de discussions lors des dialogues stratégiques de performance que vous menez avec les académies ?
Mme Caroline Pascal. Effectivement, ce sujet est systématiquement abordé lors de nos échanges avec les recteurs et les Dasen, notamment dans le cadre des dialogues stratégiques de performance. Nous mettons l’accent sur la mise en œuvre du plan d’action interministériel relatif à la protection de l’enfance et sur le cadre de formation fourni à l’ensemble des enseignants. Il est important de souligner que les enseignants bénéficient également d’un accompagnement soutenu de la part des personnels sociaux et de santé dans ce domaine.
La formation s’étend aussi aux personnels sociaux et de santé, incluant les assistants de service social, les infirmiers, les médecins et les psychologues de l’éducation nationale. Tous ces professionnels reçoivent une formation approfondie sur la protection de l’enfance, conformément aux circulaires définissant leurs missions respectives.
10. Audition conjointe de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, M. Éric Delemar, Défenseur des enfants, adjoint de la Défenseure des droits en charge de la défense et de la promotion des droits de l’enfant, Mme Marguerite Aurenche, cheffe du pôle droits de l’enfant et M. Antoine Touron, conseiller parlementaire (31 mars 2025 à 18 heures)
La commission auditionne conjointement, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, M. Éric Delemar, Défenseur des enfants, adjoint de la Défenseure des droits en charge de la défense et de la promotion des droits de l’enfant, Mme Marguerite Aurenche, cheffe du pôle droits de l’enfant, et M. Antoine Touron, conseiller parlementaire ([10]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pour clore cet après-midi de travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, nous recevons Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, M. Éric Delemar, Défenseur des enfants, adjoint de la Défenseure des droits en charge de la défense et de la promotion des droits de l’enfant, Mme Marguerite Aurenche, cheffe du pôle droits de l’enfant et M. Antoine Touron, conseiller parlementaire.
Nous connaissons tous le rôle du Défenseur des droits, autorité administrative indépendante, qui a repris depuis 2011 les missions du Défenseur des enfants.
La Convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989 reconnaît, dans son article 28, le droit à l’éducation avant de préciser que « les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour veiller à ce que la discipline scolaire soit appliquée d’une manière compatible avec la dignité de l’enfant en tant qu’être humain et conformément à la présente Convention ». Nous sommes bien là au cœur de nos préoccupations.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Claire Hédon, M. Éric Delemar, Mme Marguerite Aurenche et M. Antoine Touron prêtent successivement serment.)
Pour commencer, pouvez-vous nous indiquer si vous disposez de données permettant de mesurer les violences commises par des adultes sur des enfants en milieu scolaire, notamment le nombre de réclamations que vous avez reçues au cours des dernières années et pour l’année en cours ? Quelle est la nature des suites que vous avez pu y donner ?
Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je vous remercie de me donner la parole, ainsi qu’à mon équipe, en la personne de M. Delemar, mon adjoint en charge de la défense et de la promotion des droits de l’enfant, et de Mme Aurenche, cheffe du pôle défense des droits de l’enfant et magistrate.
La question des droits de l’enfant parcourt l’intégralité de l’institution et pas seulement le pôle spécialisé, puisqu’elle concerne aussi les usagers de services publics, la déontologie des forces de sécurité sur la façon dont est entendu un enfant, la lutte contre les discriminations et les lanceurs d’alerte. Notre institution a hérité des forts pouvoirs d’enquête de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde). Ils nous ont notamment permis de faire ressortir certaines difficultés.
Nous n’avons pas attendu l’actualité pour nous pencher sur cette question. Nous alertons l’éducation nationale depuis des années sur cette réalité préoccupante et nos premières décisions remontent à plus de dix ans. Cela dit, nous ne voyons qu’une petite partie de ce qu’il se passe, car de nombreux parents ne savent pas qu’ils peuvent s’adresser à notre institution dans ce genre de circonstances.
Après avoir rendu plusieurs décisions, nous avons publié en 2019 un rapport dédié aux droits de l’enfant « Enfant et violence : la part des institutions publiques ». Nous y dressions déjà un constat accablant, que je rappelle à chaque ministre de l’éducation nationale et à chaque premier ministre depuis le début de mon mandat. La gravité de la situation n’est ni mesurée ni prise en compte par les plus hautes sphères de l’État.
Nous sommes régulièrement saisis de situations d’enfants disant avoir subi des violences de la part de professionnels au sein d’établissements scolaires et de services périscolaires et extrascolaires. Le pôle défense des droits de l’enfant a ainsi traité cinquante-deux dossiers relatifs à des difficultés entre adultes et enfants dans le domaine de l’éducation en 2024, quatre-vingt-dix-sept en 2023, soixante-trois en 2022, quarante-trois en 2021 et trente-et-un en 2019. Ces chiffres sont toutefois à prendre avec précaution, car ces dossiers concernent les violences du personnel scolaire comme périscolaire, donc également les crèches et le milieu de la petite enfance. Toutefois l’examen des faits rapportés dans les saisines nous permet d’affirmer que les violences exercées par des adultes – en particulier des enseignants – sur des élèves dans des établissements scolaires sont prédominantes.
Les violences signalées auprès de l’institution sont souvent de nature verbale et psychologique – brimades, humiliations, dénigrements ou propos racistes –, mais elles peuvent aussi être de nature physique – enfant attrapé violemment par le bras, traîné par terre ou projeté contre un meuble, comme dans une décision que nous avons rendue récemment.
De manière générale, nous constatons trop souvent une minimisation par les autorités de certaines violences exercées par les adultes à l’égard d’enfants « désobéissants ». Nous sommes aussi régulièrement amenés, dans le cadre de nos décisions, de nos recommandations et de nos observations en justice, à rappeler l’interdiction des violences aux professionnels intervenant auprès des enfants.
Nous avons ainsi présenté récemment des observations devant la Cour de cassation dans le cadre d’une affaire relative à des violences éducatives, dont le pourvoi est toujours pendant. La jurisprudence a pu, par le passé – il est important de se souvenir d’où l’on vient –, reconnaître un droit de correction, notamment au profit du maître, en lui conférant un fait justificatif l’exonérant de responsabilité pénale. L’état des connaissances en sciences sociales et en neurosciences sur les conséquences des violences sur les enfants impose aujourd’hui que soit réaffirmée l’interdiction des violences sous toutes leurs formes, physiques et psychologiques. Cette affaire ne concerne pas des violences dans un établissement scolaire, mais elle nous éclaire sur le regard que notre société continue de porter sur l’enfant, pourtant sujet de droit.
Je veux maintenant aborder quatre points sur lesquels nous souhaitons appeler votre attention, et qui répondent à certaines des questions que vous nous avez envoyées. Premier point : les dispositifs existants pour traiter les violences ne sont pas suffisamment exploités. Deuxième point : la parole de l’enfant, lorsqu’il se plaint du comportement d’un adulte, n’est pas toujours suffisamment bien accueillie et exploitée, si bien qu’on entend souvent que l’enfant n’a pas parlé alors que nous constatons qu’il a parlé, mais n’a pas été entendu. Troisième point : les enfants sont confrontés à des difficultés persistantes dans le traitement judiciaire des situations qu’ils subissent. Quatrième point : l’importance de la prévention par l’éducation à la sexualité et l’information sur les droits.
J’aimerais donc vous alerter en premier lieu sur le manque de réactivité des services de l’État dans la prise en compte des violences au sein des établissements scolaires.
Nous constatons que les allégations de violences commises par des enseignants, des directeurs d’école, des chefs d’établissement ou du personnel de vie scolaire continuent à être régulièrement rapportées par les élèves. Malgré les alertes lancées par les familles, ces dénonciations ne semblent pas toujours recevoir l’attention qu’elles méritent. Je précise que notre rôle dans ces dossiers n’est pas de déterminer la véracité des violences évoquées, mais de veiller à ce que les autorités compétentes prennent les mesures nécessaires pour garantir les droits et la sécurité des enfants.
Nous constatons que l’administration et les directions d’établissements scolaires manquent souvent de réactivité face aux dénonciations de faits de violences. Ces faits peuvent être banalisés, voire ignorés, et ils ne s’accompagnent donc pas toujours des mesures nécessaires, comme des rappels d’obligations professionnelles, la mise en place de tutorats, des suspensions conservatoires ou des sanctions disciplinaires quand les faits sont avérés.
Peu d’enquêtes administratives, même dans les cas d’alertes graves et répétées, sont réalisées. Il arrive souvent que les acteurs aient du mal à identifier la procédure de l’enquête administrative : qui en est responsable et à quel niveau ? Quand la déclencher ? Or elle pose un cadre pour l’audition des professionnels, des enfants, victimes et témoins, et constitue un outil important pour déterminer ce qui s’est passé et pour y apporter la réponse la plus respectueuse des droits de l’enfant.
Lorsqu’une enquête administrative est diligentée, elle est souvent minimale et se trouve diluée dans une démarche d’accompagnement pédagogique du professeur. Elle peut en outre être interrompue dès qu’une enquête pénale est en cours. Les professionnels concernés estiment devoir s’aligner sur les conclusions de la procédure judiciaire et préfèrent éviter tout risque d’interférence. Pourtant, le parquet ne demande pas systématiquement une telle suspension. Il le fera notamment s’il craint que l’enquête administrative interfère avec la procédure pénale. Nous rappelons régulièrement que ces deux enquêtes poursuivent des objectifs distincts et ne doivent pas être confondues. Dans de nombreuses situations, aucune poursuite disciplinaire n’est engagée lorsque l’enquête pénale est classée sans suite. Pourtant, même si les faits ne relèvent pas d’une qualification pénale, le comportement du professionnel est parfois avéré et pourrait justifier une réponse de l’éducation nationale. Les enfants et les familles ne sont pas ou sont peu informés des suites données à leur plainte.
Il est important que la réponse aux actes reprochés soit adaptée et permette d’assurer la protection des élèves et que l’interdiction de tout châtiment corporel ou traitement humiliant à l’égard des enfants soit clairement posée. Dans des situations où des violences ont pourtant été établies de manière réitérée, il arrive que le professeur mis en cause soit simplement muté dans un autre établissement sans que la problématique sous-jacente soit réellement traitée. Or il est indispensable que cette mutation s’accompagne d’un suivi et d’un accompagnement du professeur : nous le recommandons régulièrement. Au-delà des questions relatives à la pédagogie, les inspections doivent aussi s’attacher à la manière d’être du professeur, sans quoi le comportement litigieux risque de perdurer.
Lorsque les violences persistent, il est rare que soit envisagé le transfert d’un professeur dans des services administratifs pour qu’il ne soit plus en contact avec des élèves. Il nous semble crucial que les services de l’État portent une attention particulière aux conditions dans lesquelles les professeurs exercent leur mission et apportent un soutien adapté, notamment quand ils rencontrent des difficultés et expriment un mal-être.
Nous avons recommandé au ministère de l’éducation nationale d’inclure dans la formation initiale et continue des enseignants des premier et second degrés des modules obligatoires de formation aux droits et besoins fondamentaux de l’enfant et à la lutte contre toute forme de violence. Nous défendons également l’idée d’inscrire dans le code de l’éducation et dans le code de l’action sociale et des familles l’interdiction de tout châtiment corporel ou traitement humiliant à l’égard des enfants, comme cela a été fait dans le code civil en 2019 au sujet de l’exercice de l’autorité parentale. Cela peut sembler symbolique, mais, à certains moments, les symboles sont importants.
Malgré ces recommandations, notre institution peine à obtenir des réponses étayées de la part du ministère de l’éducation nationale, des établissements scolaires ou des services académiques, notamment lorsque notre demande porte sur des dossiers administratifs des personnels.
Je voudrais vous donner un exemple qui n’est malheureusement pas isolé, dont j’ai parlé à la ministre il y a quinze jours. J’ai rendu une décision le 25 juillet 2022, notifiée au rectorat, pour faire suite au comportement très problématique d’un professeur qui disait aux élèves des phrases du genre : « Vous avez atteint le degré zéro de l’apprentissage. » J’y recommandais notamment la mise en œuvre d’une procédure interne de traitement des difficultés relatives au comportement d’un professionnel de l’éducation nationale envers les élèves. Malgré nos relances, nous n’avons jamais reçu de réponse écrite.
S’agissant de ma recommandation relative à la formation des professionnels sur les droits de l’enfant et la protection contre toute forme de violence, je pense particulièrement à une décision que nous avons rendu le 16 avril 2021 à la suite de faits de violences physiques et morales – insultes, gifles, punitions sous forme de privation de récréation et utilisation de surnoms tels que « zozo des îles » – commis par un enseignant sur des élèves de CM1. L’enquête administrative des services académiques a conclu que l’enseignant devait faire évoluer ses pratiques professionnelles, mais que son comportement ne justifiait ni suspension ni sanction disciplinaire.
Une enquête judiciaire a été menée après le dépôt d’une plainte par les parents d’un élève. Des auditions ont eu lieu, notamment celles de huit anciens élèves de l’enseignant. À cette occasion, le procureur de la République a indiqué que l’enquête judiciaire était terminée. Les agissements de l’enseignant n’ont fait l’objet que d’un rappel à la loi dans le cadre d’une alternative aux poursuites.
Nous avons tout de même poursuivi notre instruction du dossier et avons dans ce cadre sollicité des explications de l’administration sur l’absence de mesures disciplinaires et sur le suivi des élèves potentiellement traumatisés. L’inspection académique a reconnu que l’enseignant avait déjà reçu un avertissement quelques années plus tôt pour des gestes inadaptés envers des élèves dans une autre école. En raison de la clôture de l’enquête judiciaire et de l’absence de condamnation, l’administration a jugé qu’il n’était pas nécessaire de poursuivre l’enquête administrative ni de prononcer des sanctions disciplinaires. L’enseignant a néanmoins été encouragé à demander une mutation sans que cela constitue un déplacement d’office. Au cours de notre instruction, la mère d’une élève nous a saisis en indiquant que sa fille avait été admise à l’hôpital après avoir évoqué des pensées suicidaires. Lors d’un entretien avec un psychologue, cette jeune fille a partagé sa peur de l’enseignant en raison des violences et des humiliations qu’il faisait subir à d’autres élèves.
Nous avons finalement envoyé une note récapitulative à l’inspection académique, au directeur de l’école et au ministère de l’éducation nationale, dans laquelle nous soulignions des manquements dans la prise en compte des droits et de la protection des enfants. Le ministère a indiqué que l’enseignant avait pris sa retraite au cours de notre instruction, rendant impossible toute procédure disciplinaire ultérieure. Il a insisté sur la nécessité d’améliorer la prise en compte de la parole des enfants victimes ou témoins de violences en milieu scolaire et de mieux distinguer les procédures administratives et judiciaires. Il a également indiqué sa volonté de prendre en compte la recommandation d’inscrire dans la loi l’interdiction de tout châtiment corporel ou traitement humiliant à l’égard des enfants, et non plus seulement dans les règlements intérieurs. Cela n’a toujours pas été fait.
Ce manque de réactivité de la part des services de l’éducation nationale montre que la question des violences subies par les enfants dans les établissements scolaires demeure insuffisamment prise en compte malgré nos alertes répétées. Il est pourtant possible de concilier le respect de la présomption d’innocence du professionnel mis en cause, le droit du travail et la nécessité d’agir lorsque des éléments crédibles rendent les faits dénoncés vraisemblables.
J’en viens à la question de la parole de l’enfant, qui n’est pas suffisamment bien recueillie lorsqu’il se plaint du comportement d’un adulte.
Pour détecter les situations de danger ou d’abus sexuels sur les mineurs, la parole de l’enfant doit être réellement écoutée et prise en compte. Il faut savoir observer ses changements de comportement et mettre en place un climat rassurant qui encourage l’enfant à se confier et à poser des questions. Notre rapport annuel de 2020 consacré aux droits de l’enfant, « Prendre en compte la parole de l’enfant : un droit pour l’enfant, un devoir pour l’adulte », contient plusieurs recommandations : informer l’enfant de son droit à être entendu et assisté par un adulte s’il le veut, former les professionnels, et améliorer le recueil de la parole de l’enfant au sein de l’école. Il n’est pas rare que, dans le cadre de nos instructions, les services de l’éducation nationale invoquent l’absence de professionnels formés. La mission éducative impose pourtant cette responsabilité, qui pourrait être celle des infirmiers scolaires – il faut en recruter davantage – accompagnés par des assistants sociaux ou des psychologues scolaires.
L’écoute de l’enfant ne suffit pas si un climat bienveillant n’a pas été instauré avant le recueil de sa parole. Il faut également s’assurer que des actions concrètes peuvent être engagées, ce qui est très difficile pour l’éducation nationale. Nous préconisons la mise en œuvre de mesures conservatoires à l’encontre de tout professionnel intervenant dans un établissement scolaire dès lors que des faits de violence rapportés revêtent un caractère de vraisemblance et de gravité qui doit être évalué en fonction de l’âge de l’enfant.
J’insiste sur la nécessité de mener des enquêtes administratives complètes et approfondies et sur celle de renforcer le dialogue entre l’éducation nationale et les familles lorsqu’un enfant manifeste des signes de mal-être à l’école ou exprime des inquiétudes concernant un adulte. Un tel dialogue permet d’assurer un suivi et d’informer des suites données à la parole de l’enfant. Il faut écouter l’enfant qui se plaint, mais aussi les autres élèves de la classe et de l’établissement afin de prendre en compte leur situation et, le cas échéant, de repérer d’autres enfants victimes.
Une procédure interne de traitement des difficultés relatives au comportement d’un professionnel doit être mise en place afin de faciliter l’identification des acteurs compétents à chaque étape de la procédure. Elle doit être diffusée à l’ensemble des établissements et des services concernés. Il n’existe pas de protocole local sur le traitement de ces situations par une enquête administrative. Seul un guide national à destination de l’inspection générale sur les procédures disciplinaires est disponible. Les écoles sont donc souvent perdues face aux enquêtes administratives.
Le 119 permet à toute personne de signaler, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une situation mettant un enfant en danger. Nous avons souligné, dans notre rapport annuel de 2019, l’importance de doter les plateformes téléphoniques dédiées à la lutte contre les violences faites aux enfants de ressources nécessaires afin de répondre à l’ensemble des appels reçus sur des plages horaires étendues. Nous constatons que ce service ne dispose toujours pas de moyens suffisants pour assurer une prise en charge immédiate des appels, ce qui peut décourager l’enfant au bout du fil et l’amener à ne pas rappeler. Par ailleurs, une consultation réalisée auprès de nos jeunes ambassadeurs des droits (Jade) a montré que les numéros d’accès à ces plateformes sont très mal connus des enfants et des adolescents. Les Jade se rendent régulièrement dans les écoles, collèges et lycées pour parler des droits de l’enfant et de la lutte contre les discriminations. Le fait que des jeunes s’adressent à des enfants ou d’autres jeunes facilite le dialogue et le recueil de paroles inquiétantes.
Nous avons mis en place un système de traitement de ces paroles à deux niveaux. Premier niveau : information auprès du pôle défense des droits de l’enfant pour savoir ce qui doit être fait. Il peut s’agir notamment, après un échange avec l’établissement, de signalements au procureur ou à la cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (Crip). Le deuxième niveau est le recueil de la parole par nos Jade, que nous avons accompagnés, surtout psychologiquement, à cette fin. Je les rencontre en octobre lors de leur arrivée en formation, puis en janvier. J’ai été frappée de voir leur préoccupation quant au nombre important de signalements, qui, nous le constatons au sein du pôle défense des droits de l’enfant, est en augmentation.
Je souhaite maintenant évoquer les difficultés auxquelles les enfants sont confrontés dans le traitement judiciaire des situations qu’ils subissent. Dans les dossiers de dénonciation d’infraction sexuelle sur mineur, nous avons remarqué que certaines enquêtes judiciaires sont menées de manière trop succincte. Trop souvent, les professionnels en contact quotidien avec l’enfant – enseignants, éducateurs, professionnels médico-sociaux – et l’entourage de l’enfant – proches et voisins – ne sont ni sollicités ni entendus. Or ces enquêtes constituent le socle de nombreuses décisions ultérieures, notamment celles du juge aux affaires familiales et du juge des enfants. De plus, les délais d’enquête que nous observons sont souvent incompatibles avec l’urgence des situations.
Nous avons rendu en 2019 une décision dans le cadre d’une plainte pour viol sur une mineure de 15 ans. Dans cette affaire, aucun acte d’enquête n’avait été réalisé pendant les dix-sept mois séparant la première audition de la victime de celle du mis en cause. La procédure totale, entre le dépôt de la plainte et le jugement, a duré cinq ans.
Tout au long d’une telle procédure, l’enfant se retrouve souvent seul. Dès le dépôt de plainte, l’adulte qui l’accompagne est fréquemment exclu des auditions sans qu’un administrateur ad hoc soit désigné pour l’assister. Il est également seul face à l’ensemble de la procédure judiciaire, sauf lorsqu’il bénéficie d’un avocat dont la présence n’est, à ce jour, pas toujours obligatoire, et qui n’est nécessairement spécialisé.
L’enfant et ses parents sont également seuls face à la décision de classement sans suite. Elle ne leur est pas toujours notifiée et, lorsque c’est le cas, elle n’est quasiment jamais expliquée, ni dans sa teneur ni dans sa portée. Pire encore, aucun accompagnement psychologique n’est mis en place, ni pour l’enfant ni pour ses parents, que ce soit durant la procédure ou après le classement sans suite.
Je voudrais conclure par un mot rapide sur l’importance des cours d’éducation sexuelle et de l’information à la vie affective des enfants. Nous y avions consacré une partie de notre rapport annuel de 2017 et nous en parlons dans l’ensemble de nos rapports annuels consacrés aux droits de l’enfant. La mise en place dès la rentrée 2025 du programme d’éducation à la vie affective, relationnelle, et à la sexualité est une bonne chose. Un tel programme permettra de renforcer l’estime de soi et de faciliter les prises de parole.
De façon générale, je suis frappée par le fait que l’intérêt supérieur de l’enfant est très insuffisamment pris en compte par les pouvoirs publics. Les enfants sont plus souvent considérés comme des objets que comme des sujets de droit. Les préoccupations des adultes, souvent d’ailleurs organisationnelles ou relationnelles, prennent le pas sur l’expression de mal-être des enfants et sur leur parole. Je suis profondément inquiète quant à la capacité de mon institution à se faire entendre face à l’émergence, dans le débat public, de sujets qui nous préoccupent depuis longtemps. Nous sommes un observatoire précieux, utile aux pouvoirs publics, qui est insuffisamment écouté. Cette situation me rappelle celle de la maltraitance dans les Ehpad : nous alertions déjà sur l’ampleur dramatique du phénomène près d’un an avant la publication du livre de Victor Castanet. Faut-il attendre plus de victimes et plus de tragédies, avant de prendre pleinement conscience de la gravité de ces violences à l’encontre d’enfants ?
Il est urgent de mettre en place des mesures concrètes et efficaces. Elles passent par le contrôle des établissements et par le suivi des professionnels afin que l’école puisse garantir la sécurité des enfants, favoriser leur apprentissage et préserver leur épanouissement. C’est un devoir de la nation.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je salue votre détermination à suivre le devenir de vos recommandations, qu’elles soient issues du rapport de 2019 ou de celui de 2020.
Pointant l’empilement des rapports, plusieurs associations de victimes ont émis des doutes sur l’utilité de notre commission d’enquête. Nous sommes résolus à tout faire pour ne pas les décevoir et nous nous attacherons à la traduction réglementaire ou législative des mesures que nous proposerons.
Pour remédier à l’insuffisante application de vos recommandations que vous dénoncez, des changements dans la structure et le fonctionnement de votre institution vous semblent-ils nécessaires ? Faut-il vous doter de pouvoirs supplémentaires, notamment à l’égard des signalements recueillis par le 119 ?
S’agissant de l’action territoriale, les délégués entretiennent-ils des relations régulières avec les rectorats, les directions académiques des services de l’éducation nationale (Dasen) et les directions diocésaines ? Les Jade sont-ils parfois invités à des réunions institutionnelles ou ne participent-ils qu’à des réunions avec d’autres enfants ?
Quelle est votre place dans la mise en œuvre du plan interministériel de protection de l’enfance – les hauts fonctionnaires du ministère de l’éducation l’ont évoqué mais nous n’en avons guère entendu parler sur le terrain ?
Enfin, l’enfance en danger n’apparaît pas, à ce jour, dans la feuille de route de la haute-commissaire à l’enfance, fraîchement nommée.
En résumé, je souhaite recueillir vos éventuelles suggestions pour améliorer l’organisation institutionnelle.
Mme Claire Hédon. J’ai une pensée pour les enfants et les familles. Face aux drames qu’ils vivent, l’évocation des moyens de l’institution a quelque chose d’incongru.
Nous sommes dotés de pouvoirs d’enquête importants mais pas de pouvoirs de contrainte, qui sont, à juste titre, l’apanage de la justice. Notre institution est complémentaire de cette dernière. Le colloque, organisé avec la Cour de cassation et le Conseil d’État, sur le Défenseur des droits et le juge en février dernier a bien montré l’importance d’une telle complémentarité. En revanche, il serait bon que nos recommandations soient un peu plus suivies d’effet et que nos alertes aient des conséquences concrètes.
Il arrive que les délégués territoriaux soient saisis d’une affaire de ce type. Ils cherchent alors à organiser une médiation. Quand il s’agit de faits graves ou lorsque la médiation échoue, les dossiers sont transmis au pôle défense des droits de l’enfant.
Les Jade, qui sont au nombre de quatre-vingts environ, peuvent être invités dans des réunions institutionnelles. Nous sommes là aussi confrontés à l’insuffisance de nos moyens. Les Jade font l’objet d’un partenariat avec les collectivités territoriales, qui ne sont pas épargnées par les difficultés financières. Nous savons déjà que certaines régions ont l’intention de retirer leur financement. La pérennité des Jade est aujourd’hui menacée. Pourtant, voilà un dispositif qui ne coûte pas cher – les Jade sont des volontaires du service civique – et qui joue un rôle essentiel. Il montre ce que devrait faire l’éducation nationale : informer tous les enfants de leurs droits.
De manière plus générale, la question des moyens financiers est cruciale. Nous les avons comparés à ceux de nos homologues européens : nous sommes les plus pauvres d’Europe, et ce dans tous les domaines. En matière de droits des enfants, le budget de l’ombudsman en Grèce est supérieur au nôtre de 70 %. Comment peut-on envisager, lors de l’examen des lois de finances, de rogner encore les moyens des autorités administratives indépendantes ? Ma première préoccupation reste toutefois de résoudre à la source le problème des violences faites aux enfants.
Nous jouons un rôle d’alerte essentiel. Nous sommes utiles au Parlement – il en est pleinement conscient, la preuve, nous y sommes souvent entendus – et au gouvernement pour alerter sur ce qui ne va pas.
J’irai évidemment rencontrer la nouvelle haute-commissaire pour lui rappeler l’urgence à agir pour mieux protéger les enfants. Dans ce domaine, nous avons rendu sept décisions dans des départements ainsi qu’une décision-cadre, des enquêtes sont en cours dans quatre départements.
M. Éric Delemar, Défenseur des enfants, adjoint de la Défenseure des droits en charge de la défense et de la promotion des droits de l’enfant. Nous constatons tous les jours la distorsion totale entre les plans pour lutter contre les violences faites aux enfants et la réalité de terrain. Cela appelle un changement de paradigme. Dans les médias, on n’entend parler que de la violence des enfants. Les enfants seraient responsables de tous les maux de l’éducation nationale. Certains de nos débats actuels pénalisent les enfants.
L’école reste le premier espace de vie sociale pour la majorité des enfants et, à ce titre, elle doit pouvoir continuer à jouer pleinement son rôle en intégrant des enfants d’une diversité de plus en plus grande – je pense aux enjeux de l’inclusion scolaire des élèves en situation de handicap mais aussi de la mixité sociale –, tout en fixant des cadres et des objectifs communs ainsi qu’en respectant les droits et les besoins de l’enfant, donc de l’élève.
On n’y arrive pas, on ne veut parler que de l’élève, on ne veut pas voir l’enfant. Or, pour les enfants, l’école est bien plus qu’un lieu de passage pour l’élève, elle est un lieu de vie puisqu’elle rythme une grande partie de celle des enfants de 3 à 18 ans. L’élève s’y voit enseigner des connaissances, des apprentissages, des disciplines et l’enfant, le vivre ensemble, la citoyenneté, la différence, la diversité ; il y noue des liens d’amitié et affectifs très forts et y connaît parfois des ruptures, qui marqueront toute une vie.
Songez que, plus on s’occupe de l’élève, plus on est formé ; plus on s’occupe de l’enfant, moins on est formé. L’école est le réceptacle de nombreuses tensions sociétales. Dans une société hyperindividualisée de l’ici et maintenant, du tout-connecté, où le sommeil des enfants devient un temps non disponible pour les réseaux sociaux, on les traite comme des individus et non plus comme des enfants, on nie leur vulnérabilité. Plus que jamais, les besoins d’écoute, d’explication, de compréhension et d’équité sont primordiaux chez les enfants.
Dès leur plus jeune âge, il faut prendre la parole des enfants au sérieux. Cela ne veut pas dire les prendre au mot mais il faut leur garantir que s’ils bafouillent ou se trompent, ils ne seront ni moqués par les autres élèves voire par les profs, ni évalués de manière négative.
Apprendre à écouter, prendre le temps d’écouter, c’est le premier rempart à la violence. Mais encore faut-il les reconnaître comme des alter ego. Alter ego signifie autre que soi, mais cet autre que soi est doté des mêmes droits humains que vous et moi – c’est le sens de la Convention internationale des droits de l’enfant. L’enfant devient détenteur de l’ensemble des droits de l’homme dès sa naissance. La différence de cet autre que soi n’est pas réductible à sa taille, donc à son soi-disant manque de force.
Rappelons-nous les images particulièrement choquantes d’une enseignante en train de violenter un enfant de 3 ans dans une école il y a plusieurs mois. La loi du 2 juillet 2019 n’a pas du tout irrigué la société ; elle n’a pas permis de développer une culture en la matière.
Nous connaissons les effets des violences et des humiliations sur le cerveau et le corps de l’enfant : sidération, stress, perte de confiance en soi, troubles de l’attention. Nous savons également que des violences psychologiques précèdent toujours les violences physiques.
Dans le climat de tension actuel, ne sous-estimons pas non plus le risque chez les enfants de reproduire des schémas de violence. Notre société laisse accroire que le simple fait d’être plus fort physiquement et doté de davantage de pouvoir autoriserait les adultes à attraper, frapper, marquer le corps des enfants. C’est tout sauf de l’autorité. Entre adultes, on ne règle pas nos différends en utilisant la force.
Pour dépasser la valeur symbolique de la loi de 2019, le fait que votre commission d’enquête propose l’inscription de l’interdiction des violences éducatives dans tous les codes – code de l’éducation, code de la santé, code du sport – constituerait un marqueur fort de la lutte contre les violences.
Mme Claire Hédon. Il faudrait que l’éducation nationale réponde à nos demandes. Je suis effrayé du nombre de fois où nous n’obtenons pas de réponses.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ma question ne portait pas seulement sur les moyens mais aussi sur l’articulation avec le plan interministériel.
Mme Claire Hédon. Il n’y a pas d’articulation ou de concertation avec nous.
La loi organique pose bien l’obligation de nous répondre et de nous transmettre les pièces que nous demandons. Très souvent, l’éducation nationale ne nous répond pas, quand elle ne refuse pas tout simplement de nous communiquer les dossiers de professeurs. On peut parler de délit d’entrave. Nous n’avons jusqu’à présent fait aucune démarche pour le faire constater mais nous allons peut-être commencer.
Depuis que j’ai pris mes fonctions, j’ai eu affaire à sept ministres. À chaque fois, j’ai l’espoir que cela va s’améliorer donc je leur laisse le temps de répondre.
M. Éric Delemar. Nous avions plaidé en faveur d’un maintien du nombre de postes dans l’éducation nationale malgré la baisse de la démographie afin de mieux prendre en charge l’inclusion scolaire, les violences et le soutien aux professionnels.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous faites état d’une forte hausse des signalements auprès des Jade. Comment l’expliquer ? Peut-on y voir une libération de la parole consécutive à l’affaire Bétharram ?
Dans les cinquante-deux dossiers qui concernent les violences en milieu scolaire en 2024 – 97 en 2023 –, s’agit-il d’établissements publics, privés sous contrat ou privés hors contrat ?
Enfin, comment expliquez-vous la méconnaissance du 119 alors que l’affichage du numéro est obligatoire dans les établissements scolaires ? Est-ce lié à un défaut d’affichage constaté par les Jade, à la multiplication des numéros d’appel, ou à la difficulté pour un enfant de se saisir d’un dispositif comme celui-là, d’autant plus quand il voit son appel rester sans suite ?
Mme Claire Hédon. La hausse des signalements par les Jade concerne tous les domaines. Il peut s’agir aussi de violences familiales comme de violences entre jeunes.
Les cinquante-deux dossiers concernent des réclamations. Les signalements correspondent à des cas dans lesquels les Jade ont entendu une parole que nous qualifions d’inquiétante – par exemple, un enfant rapportant des attouchements de la part de son père ou son grand-père. Il n’est pas forcément question de violence des enseignants.
Il est compliqué pour nous de savoir si les violences éducatives concernent seulement les écoles ou parfois l’accueil en périscolaire, les centres de loisirs ou même les crèches. Le public et le privé sont concernés, mais le premier l’est majoritairement. Nous avons très peu de réclamations qui concernent le privé, ce qui ne veut pas du tout dire que cela n’existe pas. Cela signifie que nous ne sommes pas forcément dans le radar des parents et des autres enseignants. Il serait intéressant d’essayer de comprendre pourquoi les réclamations portant sur le privé sont si rares.
Quant à la méconnaissance du 119, cela prouve qu’il ne suffit pas de mettre une affiche. Je suis absolument persuadée que l’affiche n’a de sens que si l’enfant a entendu parler du 119 à l’école. S’il n’a pas été informé, ce n’est pas une affiche qui suffira à lui indiquer la marche à suivre ; d’où l’importance des Jade qui parlent aux enfants de ce numéro et des autres.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous pointez un manque de réactivité de l’État, qui ne vérifie pas toujours que les autorités compétentes ont pris les mesures nécessaires, et vous évoquez même une forme de délit d’entrave de la part de l’éducation nationale lorsque vous demandez un document. S’agit-il d’une spécificité de ce ministère ou cela peut-il arriver avec d’autres ?
Mme Claire Hédon. Il s’agit d’une spécificité du ministère de l’éducation nationale. L’autre administration auprès de laquelle nous avons également des difficultés à obtenir des réponses est l’administration pénitentiaire. En revanche, nous obtenons des retours de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) ou de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), par exemple, ainsi que du ministère de la santé ou des départements, s’agissant de la protection de l’enfance. Une telle absence de réponse est donc bien spécifique à l’éducation nationale.
Mme Marguerite Aurenche, cheffe du pôle défense des droits de l’enfant. À l’absence de réponse s’ajoute le fait que les réponses obtenues sont très succinctes : alors que nous demandons des informations précises sur les actions du ministère, nous recevons des réponses en trois points très brefs et constatons des refus de nous communiquer certains documents, dont les dossiers disciplinaires des professeurs. Est-ce dû à une méconnaissance de nos pouvoirs, que pourtant nous leur expliquons ? Toujours est-il que les services refusent de nous communiquer des éléments précis.
Mme Claire Hédon. Il est également arrivé que des personnes refusent de se présenter à une convocation de nos services : il nous a fallu contacter le ministre et rappeler nos pouvoirs pour que l’audition ait lieu. Il y a donc bien une résistance, certaines personnes contactées estimant qu’elles pouvaient ne pas venir.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. De nombreuses affaires anciennes et scandaleuses ont éclaté dans la presse, dont celle de Bétharram qui est à l’origine de la création de notre commission d’enquête, ou encore celle du village d’enfants, placés par l’État, à Riaumont, dans ma région, pour laquelle 200 personnes ont été auditionnées dans le cadre des dernières plaintes – la responsabilité de l’État était donc engagée. De nombreux établissements du privé et du public – dans une moindre mesure – ainsi que des structures d’accueil telles que les villages d’enfants comportent encore des internats.
Vous disposez d’un pouvoir d’autosaisine, lorsque vous l’estimez nécessaire. Les affaires très récentes du début de cette année, qui démontrent d’ailleurs l’ampleur du phénomène au-delà des rapports publiés par la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) et la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), ont-elles une incidence sur votre programme annuel d’actions, notamment concernant la défense des droits des enfants ? Vous autosaisissez-vous sur les affaires survenues dans certains lieux ?
Mme Claire Hédon. S’agissant de la protection de l’enfance, nous nous sommes effectivement autosaisis dans certains départements : parfois, nous avons été saisis par des travailleurs sociaux mais, dans d’autres départements, ce sont des magistrats qui nous ont alertés sur le fait que des décisions de placement ou d’accompagnement en milieu ouvert qu’ils avaient prises n’étaient pas appliquées. Dans ce cas, les magistrats n’ayant pas, en application de la loi organique, la faculté de nous saisir, nous nous sommes autosaisis. Cela donne alors lieu à un travail de trois ans avant de rendre une décision-cadre ; quatre enquêtes sont encore en cours dans les départements.
En revanche nous ne nous sommes pas autosaisis des affaires qui font actuellement la une des médias, notamment celle de Bétharram. Il s’agit en effet de faits anciens et je ne suis pas sûre que notre institution apporterait la moindre plus-value. Néanmoins il nous arrive de nous autosaisir, même si je n’ai pas d’exemples récents en matière de violences scolaires.
Pour en revenir aux faits que vous avez évoqués, nous pourrions penser qu’il s’agit de l’histoire ancienne ; dans le cas de Bétharram, ce sont de vieilles histoires qui ressortent. Toutefois, ce type d’affaires existe encore. Il y a toujours des situations très précises de violences psychologiques et physiques, au cours desquelles des enfants se font traiter de nuls, sont tirés par les bras ou par les cheveux, reçoivent un coup sur la tête avec un bloc de feuilles ou s’entendent proférer des humiliations, du genre : « Va t’acheter des yeux ! », « Tu as le temps pour aller chez le coiffeur, mais pas pour faire tes devoirs ! », « Tu crois que tes parents peuvent obtenir ton changement de classe ? » – c’était une demande des parents, tant les choses se passaient mal avec l’enseignant. De telles phrases et de tels gestes perdurent et c’est pourquoi je voulais insister sur le fait que ces situations existent encore.
Pour répondre à votre question, nous ne pouvons pas nous autosaisir tout le temps et, s’agissant de l’affaire Bétharram, je ne sais pas ce que notre institution apporterait de plus, étant donné qu’il s’agit d’événements anciens. Nous pourrions, certes, nous autosaisir pour savoir si les faits perdurent, mais nous ne disposons pas d’alerte quant à une possible mise en danger des enfants actuellement à Bétharram.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pour être plus précise, le contexte dans lequel la libération de la parole et les révélations ont été faites vous conduit-il à modifier votre programme d’actions et à identifier certains points de vigilance, notamment lorsque la presse fait état d’alertes sur des événements plus récents ou des violences scolaires systémiques, avec une part d’omerta de la part d’institutions qui ne favorisent pas la libération de la parole – loin de là –, pour préserver leur réputation ? Avez-vous organisé une réunion de crise pour examiner ces situations particulières ou insisté sur vos recommandations en matière de droits de l’enfant ? Vous dites que le ministère reste sourd à vos demandes depuis longtemps. Il y a, certes, la libération de la parole de personnes relativement âgées mais il y a aussi des cas actuellement, et nous sommes en situation de crise. Cela vous incite-t-il à modifier vos priorités en matière de droits de l’enfant pour l’année 2025 ?
Mme Claire Hédon. Ce que j’essaie de vous expliquer, c’est qu’il s’agit d’une priorité depuis toujours. Ce qui m’agace, c’est qu’on en parle subitement, alors que nous alertons sur ces questions depuis quatorze ans, c’est-à-dire depuis la création de notre institution, et nous rendons des décisions sur des situations inadmissibles. Le sujet n’est donc pas nouveau et il ne s’agit pas de renforcer un travail que nous menons depuis quatorze ans. Le problème, c’est que nous ne sommes pas entendus, malgré nos alertes.
En ce moment, dix-huit dossiers sont en cours d’instruction au sein de l’institution. Notre souci est donc de continuer à les instruire : dans cinq d’entre eux, des violences physiques sont évoquées, avec des gestes brutaux qui vont des gifles aux coups ; dans l’un d’eux, un collégien a développé une phobie scolaire, à la suite du retour de l’enseignant dans son établissement ; deux dossiers concernent des faits d’agressions sexuelles, l’un dans un collège public et l’autre dans un lycée privé. Nous enquêtons sur ces situations et continuons à faire notre travail. Néanmoins, j’y insiste, cela fait quatorze ans que nous le faisons et quatorze ans que nous ne sommes pas entendus sur cette question.
M. Éric Delemar. Toutes les décisions de la Défenseure des droits sont soumises à un collège de personnalités qualifiées extérieures, nommées par l’Assemblée nationale, le Sénat et le Conseil économique, social et environnemental (Cese), parmi lesquelles figurent des professeurs de droit, un pédopsychiatre et d’anciens parlementaires. Les décisions sont examinées par ce collège et sont adressées aux mis en cause, au ministère de tutelle par l’intermédiaire du Dasen ou du recteur. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de caméras que cela enlève quoi que ce soit à l’étendue du phénomène que vous rappelez et qui nous ramène à notre réalité, au quotidien. Nous avons beaucoup parlé de la violence des enfants – et à juste titre –, notamment en matière de harcèlement scolaire et de cyberharcèlement. Toutefois, pour diverses raisons, il n’y a pas le même entrain à parler des violences des adultes à l’encontre des enfants.
Mme Claire Hédon. S’agissant des internats, il n’y a pas, à ma connaissance, de réclamations ou de décisions dans ce domaine.
Mme Marguerite Aurenche. Nous avons peu d’autosaisines en la matière. Lorsqu’il s’agit de faits déjà très médiatisés, sur lesquels tout le monde est alerté, notre plus-value sera moindre puisque tout le monde est déjà sur le pont. Notre rôle consiste davantage à nous intéresser aux défaillances institutionnelles des services publics et privés.
Mme Claire Hédon. Néanmoins, sur le sujet de la protection de l’enfance, nous nous sommes autosaisis de plusieurs situations.
M. Jean-Claude Raux (EcoS). Votre expertise est bien sûr nécessaire et vous avez montré à cette commission d’enquête que beaucoup reste à faire afin de faire face aux trop nombreuses violences dont sont encore victimes les enfants dans le cadre scolaire.
Selon certains témoignages, il arrive que des professeurs aient connaissance de faits commis par leurs collègues, sans les dénoncer pour autant. Et ceux qui osent le faire peuvent se retrouver broyés. Cela soulève donc la question de l’omerta systémique de l’école et de l’institution, qui minimise les faits ou cherche à décourager celles et ceux qui voudraient les dénoncer de manière directe ou indirecte.
Signaler les présomptions de violence sur un enfant est une obligation légale faite aux enseignants, au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Pourtant, force est de constater le faible taux de remontées et le fait que celles-ci concernent majoritairement des cas de violences au sein de la famille. Lorsque MeToo inceste a surgi, nous avons considéré que la communauté éducative pouvait être le premier rempart face à de tels faits, mais nous n’avons pas imaginé qu’autant de violences pouvaient également provenir de l’intérieur de l’école.
Face aux freins que peuvent représenter la peur de se tromper, d’affronter ses collègues ou d’être étouffé par la hiérarchie, avez-vous des recommandations pour améliorer la procédure des signalements au titre de l’article 40 ? Comment garantir, lorsque la violence provient de l’institution elle-même, que les professeurs seront bien accompagnés et protégés ? Faudrait-il ouvrir la possibilité d’anonymiser le signalement au procureur de la République ou instaurer une sanction pour non-signalement ?
Mme Claire Hédon. Votre question me fait penser à l’importance d’un accompagnement psychologique des victimes, des autres élèves de la classe et des parents lorsque des faits sont allégués. En définitive, elle renvoie aux lanceurs d’alerte, pour lesquels une procédure spécifique existe. Je peux vous dire que nous avons des lanceurs d’alerte dans ce domaine, même si je ne peux préciser où puisque, s’ils le sont, c’est qu’ils veulent garder l’anonymat et être protégés. Ce qui est compliqué, c’est que les faits se déroulent souvent dans la classe, dans laquelle il n’y a pas d’autres adultes pour les constater. Ceux qui nous alertent n’ont donc souvent que des échos, de plus en plus nombreux, sur des agissements. Il existe donc une procédure spéciale pour les dénonciations faites par des lanceurs d’alerte, en vertu de laquelle ils peuvent garder l’anonymat. Bien sûr, nous pouvons être saisis de faits relevant de l’article 40. Néanmoins, ce sont des faits généralement plus sournois.
M. Éric Delemar. Rappelons que la violence isole toujours la victime. Les enfants n’ont pas de corporation susceptible de les aider, ni de coopération en dehors d’eux-mêmes. Parfois, les parents sont aussi en difficulté ou n’osent pas dénoncer un agissement ; a contrario, d’autres vont se présenter à l’école trop rapidement, de manière belliqueuse ou d’une mauvaise manière. Par conséquent, les enfants sont très vite isolés et ne disposent pas d’un espace pensé pour l’accueil et le recueil de leur parole par des adultes tiers, éloignés de la hiérarchie de l’établissement, dans un contexte de difficultés à recruter dans les métiers de l’humain, de fonctionnements parfois technocratiques et de perte de sens dans certaines institutions. Non seulement les enfants sont isolés, mais ils cumulent parfois les violences, les humiliations et les brimades. Et, malheureusement, on s’y intéresse davantage lorsque ce sont eux qui passent à l’acte, c’est évident.
M. Paul Vannier, rapporteur. Une dernière question, pour bien comprendre. Il vous arrive d’enquêter sur des situations qui vous sont signalées ou à la suite d’une autosaisine. Enquêtez-vous parallèlement à une enquête judiciaire ou administrative ? Faites-vous nécessairement un signalement au titre de l’article 40 lorsque des faits graves vous sont rapportés ? Comment les choses s’organisent-elles concrètement ?
Mme Claire Hédon. Dans le cas graves, nous faisons naturellement un signalement au titre de l’article 40, pour ce qui n’est pas de notre ressort. Nous pouvons continuer à mener notre enquête en parallèle de l’enquête judiciaire, en ayant l’obligation d’informer le procureur de la République et d’obtenir l’autorisation d’instruire, selon qu’une affaire est renvoyée au pénal ou non. Nous sommes donc très complémentaires de la justice, d’autant que nous ne nous intéressons pas exactement aux mêmes choses : en effet, nous ne cherchons pas à qualifier les faits, mais plutôt à identifier la réponse de l’institution et de l’éducation nationale, c’est-à-dire comment l’enfant a été entendu et quelles mesures ont été prises – notamment l’éloignement de l’enseignant mis en cause lorsque les faits sont suffisamment graves et avérés.
Permettez-moi de saluer votre commission d’enquête. Ces commissions jouent un rôle essentiel pour mettre en avant certains sujets, formuler des propositions et faire en sorte que les choses bougent. Au fond de nous, nous l’attendions : il fallait que cette question soit abordée et que les parlementaires s’en emparent. C’est pourquoi je tenais à vous remercier.
11. Audition conjointe de MM. Philippe Delorme, secrétaire général de l’enseignement catholique (Sgec), Sylvain Cariou-Charton, président de l’Union des réseaux congréganistes de l’enseignement catholique (Urcec), et Christophe Schietse, secrétaire général (2 avril 2025 à 10 heures)
La commission auditionne conjointement, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), MM. Philippe Delorme, secrétaire général de l’enseignement catholique (Sgec), Sylvain Cariou-Charton, président de l’Union des réseaux congréganistes de l’enseignement catholique (Urcec), et Christophe Schietse, secrétaire général ([11]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous entendrons séparément les représentants de l’enseignement privé non catholique, mais, dans la mesure où 95 % des élèves de l’enseignement privé sous contrat sont scolarisés dans des établissements catholiques, il nous a semblé indispensable de consacrer une audition spécifique à ces derniers.
Vous le savez, nous cherchons à comprendre comment, au sein des établissements scolaires que vous représentez et en lien avec l’État qui est censé en assurer le contrôle, vous veillez au bien-être des élèves et combattez toute forme de violence dont ils pourraient être victimes.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Philippe Delorme, M. Sylvain Cariou-Charton et M. Christophe Schietse prêtent successivement serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Quel est le circuit de traitement des signalements de violences au sein de vos établissements ? Avez-vous défini une procédure formalisée applicable à l’ensemble du réseau ?
M. Philippe Delorme, secrétaire général de l’enseignement catholique (Sgec). Permettez-moi tout d’abord de penser aux personnes victimes. À la suite des révélations sur Bétharram, de nombreux témoignages affluent, relatant des faits particulièrement graves de violences physiques allant jusqu’à un certain sadisme et de violences sexuelles allant jusqu’au viol. Je veux redire ici toute notre compassion et toute notre volonté d’écouter, d’entendre la vérité, d’entendre ces victimes qui n’ont souvent pas pu s’exprimer quand elles étaient plus jeunes, de les reconnaître dans ce qu’elles ont subi. Nous avons trahi la promesse que nous avions faite à ces jeunes et à leurs familles de les aider à se construire, humainement et dans toutes leurs dimensions : au lieu de cela, nous les avons détruits, marqués à vie par des sévices inacceptables. Nous sommes déterminés à tout faire pour que plus jamais de tels actes ne puissent se produire.
Il s’agit pour nous, dans un premier temps, d’évaluer l’action engagée depuis 2018 au sein de notre réseau dans le cadre du programme de protection des publics fragiles (3PF), qui s’appuie notamment, pour la prévention, sur le plan Boussole, lancé plus récemment et conçu pour mesurer le climat scolaire et les éventuelles insuffisances constatées dans un établissement afin d’y remédier. Ce programme doit encourager la libération de la parole des enfants et inclut des procédures très claires de signalement – signalements qui sont, en fonction de la gravité des faits, adressés au procureur de la République ou à la Crip (cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes).
Nous devons désormais examiner ces dispositifs afin de veiller à ce qu’ils soient bien effectifs dans les 7 200 établissements qui composent notre réseau, de les améliorer si nécessaire en consultant notamment les associations de victimes, voire de prendre de nouvelles mesures, en lien avec tous les acteurs concernés et en tenant compte des recommandations que votre commission ne manquera pas de faire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le 20 février dernier, vous déclariez sur RMC : « Je [rêve] que nos 7 500 établissements soient contrôlés, nous n’avons rien à cacher. » Comment ce rêve pourrait-il se concrétiser, d’après vous ?
M. Philippe Delorme. Il me semble indispensable que nos établissements soient contrôlés : c’est la contrepartie d’une certaine liberté. Le contrôle de l’État est parfaitement légitime ; il est prévu par la loi dit Debré. Pendant des années, il n’a pas été effectif. Ce n’est pas de notre fait. La Cour des comptes l’a très clairement souligné dans son rapport de juin 2023 sur le financement de l’enseignement privé sous contrat.
Il importe que tous ces contrôles soient effectués. C’est désormais le cas : les académies ont institué des plans qui prévoient des contrôles tant financiers qu’administratifs – contrôles qui, dans le contexte actuel, seront probablement étendus et auront peut-être vocation à être plus poussés s’agissant des questions de climat scolaire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous appelez donc à la généralisation des contrôles, dans le respect des textes, et vous invitez l’État à se montrer à la hauteur de ses obligations.
Dans un courrier adressé le 29 novembre 2024 à la direction des affaires financières (DAF) du ministère de l’éducation nationale, vous indiquez : « Les établissements privés associés à l’État par contrat ne peuvent être contrôlés comme les établissements hors contrat. Ils ne peuvent pas non plus être contrôlés comme le public. » Pourquoi cette distinction, dès lors que l’enjeu de ces contrôles est de garantir les droits et la sécurité des élèves ?
M. Philippe Delorme. Il me semble que les contrôles évoqués ne concernaient pas uniquement ces points-là. Dans ce courrier, nous n’avons fait que rappeler les termes de la loi Debré, en vertu desquels les contrôles portent sur le contrat d’association, l’organisation de la vie scolaire étant quant à elle sous la responsabilité du chef d’établissement. Mes propos portaient simplement sur cet aspect.
La vie scolaire au sein de nos établissements n’a pas vocation à être calquée exactement sur ce qui existe dans l’enseignement public : nous disposons d’une certaine liberté d’organisation. En revanche, il est parfaitement légitime et nécessaire que l’État vérifie qu’il y règne un climat de sécurité, que nos maisons sont sûres et qu’elles assurent une véritable bientraitance éducative. L’État doit pouvoir contrôler l’environnement scolaire, mais aussi les internats – même si ceux-ci n’entrent pas dans le champ du contrat d’association –, et s’assurer que les jeunes que nous accueillons y évoluent dans un climat scolaire sûr.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les internats renvoient à la vie scolaire. Dans votre courrier, vous soulignez que « le contrôle habituel, tel qu’évoqué, ne peut porter sur la vie scolaire, qui est par nature en dehors du secteur sous contrat ». Sur quelle base légale vous fondez-vous pour affirmer que la vie scolaire doit échapper au contrôle des services de l’État ?
M. Philippe Delorme. Aux termes de la loi Debré, le contrat d’association impose – pour résumer très rapidement – le respect des programmes et des valeurs de la République, la liberté de conscience et l’accueil de tous. L’organisation de la vie scolaire nous est propre et fait partie de notre liberté. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne puisse pas contrôler que cette organisation assure pleinement la sécurité et le bien-être des jeunes que nous accueillons.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous y reviendrons, car il me semble que vous avez signé de nombreux écrits qui contredisent ces déclarations.
L’article L. 442-2 du code de l’éducation rappelle les obligations générales s’imposant à tout établissement privé, notamment en matière de protection de l’enfance. Cet article rend-il possible, d’après vous, le contrôle de la vie scolaire par l’État ?
M. Philippe Delorme. Oui, absolument.
M. Paul Vannier, rapporteur. Très bien. Là encore, nous reviendrons sur ce que vous exprimiez à ce propos il y a quelques semaines encore.
Dans ce même courrier du 29 novembre 2024, vous qualifiiez le guide du contrôle des établissements privés sous contrat alors en cours d’élaboration, dont la DAF vous avait transmis une version de travail, de « manuel de l’inquisiteur » et considériez qu’il relevait d’un « système de délation ». Les inspecteurs de l’éducation nationale sont-ils, à vos yeux, des inquisiteurs ? Estimez-vous que le contrôle par les services de l’État relève d’un système de délation ?
M. Philippe Delorme. Ce que nous avons souligné, c’est l’état d’esprit que les fiches de contrôle semblaient révéler. La Cour des comptes a rappelé que les contrôles devaient être effectués de façon ordinaire et habituelle. Or la tonalité de ces fiches suggérait qu’elles avaient été rédigées en partant du principe qu’il y avait forcément des problèmes et qu’il fallait obligatoirement déceler des dysfonctionnements dans nos établissements. Je ne pense pas que ce soit l’esprit de la loi Debré ni la meilleure façon d’appréhender les choses. C’est cet état d’esprit qui donnait l’impression d’une prime à une forme de délation et de contrôle à charge a priori. Une telle démarche ne me paraît ni juste ni bonne et ne permet pas, en tout cas, d’aborder ces contrôles en toute sérénité.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les inspecteurs de l’éducation nationale qui utiliseront ce guide pour contrôler les établissements privés sous contrat sont-ils des inquisiteurs, monsieur Delorme ?
M. Philippe Delorme. Non, ils ne sont pas des inquisiteurs, monsieur le rapporteur.
M. Paul Vannier, rapporteur. C’est pourtant ce que vous avez écrit.
Toujours dans ce courrier, vous indiquez que tout contrôle d’un établissement privé sous contrat doit reposer sur « une programmation régulière, paisible et cohérente », fondée sur « une concertation avec les directions diocésaines et les chefs d’établissement ». Devons-nous en déduire que vous êtes opposé à toute forme de contrôle inopiné et qui ne soit pas organisé avec les représentants de l’enseignement catholique ?
M. Philippe Delorme. Les deux modalités peuvent exister, mais, dès lors que, comme l’a rappelé la Cour des comptes, ces contrôles doivent être réguliers, ils doivent s’inscrire dans une programmation tenable pour les établissements. Rendez-vous compte : un établissement pourrait faire l’objet, la même année, d’une évaluation, d’un contrôle de la DGFIP (direction générale des finances publiques), d’un contrôle administratif, d’une visite de tutelle, d’un contrôle de l’Urssaf et d’une consultation par la Cour des comptes. Tous ces contrôles mobilisent les équipes, qui doivent avant tout œuvrer au service des élèves et des jeunes. Le fait de les inscrire dans un calendrier pluriannuel n’a donc rien de choquant, au contraire, et n’empêche pas des contrôles surprises dans certains cas.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour rassurer nos collègues : le contrôle financier intervient environ une fois tous les mille cinq cents ans ; quant au contrôle administratif, dans l’académie de Nantes, qui compte 50 % d’établissements privés sous contrat, il y en a eu un seul – pour 1 139 établissements – au cours des six dernières années. Le risque de voir tous ces contrôles se cumuler la même année n’est donc pas particulièrement élevé.
Vous n’appelez donc à davantage des contrôles qu’à condition qu’ils soient organisés avec l’enseignement catholique et adaptés aux établissements privés, et vous considérez qu’ils peuvent entretenir un climat de délation : on pourrait, au fond, se demander si vous n’êtes pas tout simplement opposé au principe du contrôle. Là encore, je m’appuie sur le courrier que vous avez adressé à la DAF, dans lequel vous transmettez vos annotations au projet de guide du contrôle des établissements privés sous contrat. Vous demandez qu’en soient supprimés pas moins de vingt-huit points de vigilance et, surtout, deux des huit fiches regroupant les points à contrôler par catégorie – la fiche n° 5, qui porte sur la vie scolaire, et la fiche n° 8, qui concerne les obligations tirées du contrat.
La fiche n° 5 enjoint aux inspecteurs de s’assurer que la devise républicaine et le numéro 119, mis à disposition des élèves victimes de violences, sont bien affichés dans les établissements. Pourquoi vouloir la faire disparaître ?
M. Philippe Delorme. La fiche ne portait pas uniquement sur ces points. Il est bien évident que le 119 doit être affiché dans tous les établissements, sans exception : il est absolument nécessaire de protéger les enfants et les jeunes que nous accueillons en leur donnant la possibilité de signaler des faits. Seulement, le périmètre de cette fiche était plus large et, comme je l’ai indiqué, la question de la vie scolaire telle qu’elle était présentée n’entre pas dans le champ du contrat, donc du contrôle. Cela étant dit, nous n’écririons pas forcément la même chose aujourd’hui.
M. Paul Vannier, rapporteur. La fiche concerne également les internats, qui sont les lieux où les élèves sont le plus fortement exposés à de potentiels agresseurs, particulièrement dans l’enseignement catholique, qui accueille en proportion deux fois plus d’élèves internes que l’enseignement public. Or vous demandez la suppression du passage suivant : « S’il semble que les conditions morales et matérielles de l’accueil des enfants mineurs hébergés dans un internat compromettent leur sécurité, leur santé et leur moralité, une information préoccupante sur les mineurs en danger ou qui risquent de l’être doit être adressée au président du conseil départemental. Parallèlement, un signalement peut être fait au procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. »
Vous avez rappelé le nombre de victimes ayant dénoncé les violences physiques et sexuelles subies à Bétharram. Si un tel guide avait existé dans les années 1990, il aurait certainement permis de détecter des violences et de prendre des mesures. Peut-être aurait-il sauvé la vie de dizaines, voire de centaines d’enfants et d’adolescents. Or, en novembre 2024, vous appelez à la suppression d’une disposition appelant les inspecteurs de l’éducation nationale à la plus grande vigilance en matière de violences commises dans le cadre de la vie scolaire au sein des internats. Pourquoi ?
M. Philippe Delorme. Il convient de distinguer deux aspects. Les fiches qui nous ont été soumises étaient destinées à définir le contrôle administratif effectué dans le cadre de la loi Debré. Notre réponse s’inscrivait dans ce cadre. Les questions qui nous occupent aujourd’hui ne sont pas du même ordre. On ne peut pas affirmer que les internats sont couverts par le contrôle prévu aux termes de la loi Debré.
En revanche, je suis évidemment favorable à ce que les lieux d’accueil de nuit soient contrôlés pour les raisons que vous avez citées. Simplement, on change alors de cadre. Je ne vois aucune difficulté à aller au-delà de la loi Debré pour vérifier certains points. Je suis favorable au contrôle des internats tel qu’il est prévu dans cette fiche. J’estime seulement qu’il ne relève pas de la loi Debré. C’est sur ce point qu’il existe sans doute un malentendu entre nous, plus qu’une opposition.
M. Paul Vannier, rapporteur. La loi Debré s’applique, et c’est heureux, mais elle n’est pas la seule loi de la République. Je vous renvoie à nouveau à l’article L. 442-2 du code de l’éducation, qui charge très clairement les services de l’État de veiller à ce que la protection des enfants soit assurée, y compris dans les établissements privés sous contrat, pendant le temps de la vie scolaire.
En parlant du périmètre de la loi Debré, vous introduisez ainsi un élément qui n’est pas pertinent dans le cadre de notre réflexion. Il me semble que vous manifestez ici une volonté de résister à l’application de la loi, puisque vous appelez à la suppression de tous les passages qui renvoient au contrôle des internats, alors même que vous vous y déclarez favorable.
La fiche n° 5 aborde également les conseils de discipline, qui, au sein de votre réseau, ne sont pas soumis aux mêmes règles que dans les établissements publics et qui peuvent être le lieu d’une violence institutionnelle exercée sur des élèves, par exemple lorsqu’ils conduisent à leur renvoi sans motivation. Les inspecteurs sont tenus de veiller à ce que les règlements intérieurs informent clairement les élèves et les familles des « sanctions en cas de manquement à la règle ». Vous appelez également à la suppression de ce passage, ouvrant dès lors la voie à l’arbitraire, à l’opacité et à l’absence de tout recours possible. Pourquoi ?
M. Philippe Delorme. Pour la même raison que précédemment, ce qui ne veut pas dire que nos établissements ne respectent pas le droit applicable en la matière.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’en viens à la fiche n° 8, qui permet aux inspecteurs, en cas de manquement grave, d’appliquer des sanctions au chef d’établissement, mais aussi d’envisager la rupture du contrat d’association – une procédure très rare, puisqu’en soixante-cinq ans, elle n’a frappé qu’un établissement dans les années 1980 et, très récemment, les lycées Averroès et Al-Kindi. Vous en demandez la suppression. Pourquoi ?
M. Philippe Delorme. Elle comportait des répétitions et nous semblait inutile au vu de ce qui était écrit dans d’autres fiches.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce n’est pas parce que vous considérez qu’un contrôle ne devrait pas donner lieu à une sanction pouvant aller jusqu’à la rupture du contrat d’association ?
M. Philippe Delorme. Nullement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Des situations comme celles observées à Bétharram devraient-elles, selon vous, conduire à la rupture du contrat d’association ?
M. Philippe Delorme. À l’époque où les faits se sont produits, pas aujourd’hui.
M. Paul Vannier, rapporteur. Quand ma collègue rapporteure et moi-même nous sommes rendus à Bétharram, nous avons pris connaissance de violences sexuelles entre élèves survenues en 2024. Ces faits ne renvoient pas à un passé ancien et révolu : ils sont malheureusement tout à fait d’actualité.
L’enseignement à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars) a été évoqué à plusieurs reprises au cours des auditions précédentes. Il présente des vertus préventives, car il peut aider des enfants ou des adolescents victimes de violences sexuelles à les identifier et à les signaler, contribuant ainsi à en préserver l’ensemble des élèves.
Dans les fiches n° 3 et n° 4 du guide, vous proposez de remplacer les références à l’article L. 312-16 du code de l’éducation, qui impose au moins trois séances annuelles d’éducation à la sexualité pour chaque niveau, par des références à l’article L. 121-1, qui dispose de façon beaucoup plus générale que les écoles, collèges et lycées assurent une éducation à la sexualité, sans référence à son caractère obligatoire ni au nombre de séances. Pourquoi cette demande ?
M. Philippe Delorme. Il nous semblait que c’était cet article qui correspondait au sujet. Toutefois, dans l’immense majorité de nos établissements, ces trois séances de deux heures étaient déjà dispensées avant d’être obligatoires. Un programme, applicable à la rentrée prochaine, est désormais publié. Il sera appliqué dans tous nos établissements.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous avez indiqué être favorable à l’organisation de contrôles réguliers, ainsi qu’à des contrôles inopinés « dans certains cas ». Pouvez-vous expliciter cette expression ?
M. Philippe Delorme. Il me semble que les cas envisagés par le ministère correspondent aux situations dans lesquelles une remontée d’information préoccupante ou inquiétante a eu lieu. Si des faits de maltraitance sont déclarés, il me paraît parfaitement légitime que des contrôles inopinés aient lieu.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Seriez-vous donc opposé à des contrôles inopinés complètement aléatoires ?
M. Philippe Delorme. Non.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci pour ces réponses très précises et directes. Ces questions sont importantes, au nom du respect dû à toutes les victimes passées et actuelles et à leur souffrance, qui perdure. Nous sommes submergés de témoignages d’hommes – principalement – de 65, 70, 75 ans, qui ont été violentés dans leur enfance et qui trouvent le courage de nous écrire pour dire combien il est nécessaire que les forces de l’éducation nationale, de l’État et des directions diocésaines coopèrent afin de mettre un terme aux violences subies à Bétharram et dans beaucoup d’autres établissements, privés comme publics.
Vous vous référez au cadre de la loi Debré, tout en vous déclarant favorable à ce que des contrôles ou des mesures soient conduits en dehors de ce cadre. La loi Debré, qui instaure le contrat entre l’État et les écoles privées, vous paraît-elle adaptée à la gestion des violences faites aux élèves ? Faut-il la faire évoluer ?
M. Philippe Delorme. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de toucher à la loi Debré pour combattre et prévenir les violences faites aux élèves. Un décret devrait être suffisant pour imposer l’utilisation de la plateforme de signalement Faits établissement dans l’ensemble de notre réseau. Il ne me semble pas utile de modifier la loi Debré pour renforcer notre action sur certains points – comme cela a d’ailleurs déjà été fait par le passé –, car, comme le rapporteur l’a souligné, nous avons vocation à appliquer la loi tout court, et pas seulement l’une d’entre elles. Des réflexions peuvent être menées pour améliorer la prévention et les signalements et s’assurer que les choses se font dans de bonnes conditions et de façon efficace, sans modifier la loi Debré.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Chaque établissement catholique est doté d’un projet éducatif particulier : c’est ce qu’on appelle son caractère propre. À votre connaissance, les établissements ont-ils intégré dans leur projet la protection des élèves, la prévention des risques, la formation des jeunes et des adultes ainsi que les signalements ?
M. Philippe Delorme. Je ne peux pas répondre à votre question, car je n’ai pas une vision d’ensemble des projets éducatifs. Les thèmes dont vous parlez peuvent figurer non dans ces derniers, mais dans leur traduction par le projet d’établissement.
Je peux garantir, en tout cas, que les établissements ont vraiment mis en place les éléments relevant de la bientraitance éducative et de la lutte contre le harcèlement, éléments qui se retrouvent dans le projet d’établissement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il n’y a donc pas aujourd’hui de politique nationale que les établissements pourraient décliner dans leur projet éducatif, mais vous supposez que chaque établissement intègre les éléments que j’ai évoqués.
M. Philippe Delorme. Chaque établissement est autonome ; il possède donc son propre projet éducatif, même si celui-ci s’inscrit dans le cadre du projet commun de l’enseignement catholique.
Le programme de protection des publics fragiles que nous avons mis en place en 2018 a vocation à être décliné dans tous les établissements. L’objectif est de comprendre le phénomène ; de veiller à ce que la parole des enfants soit libérée et entendue ; et d’agir lorsque des cas sont signalés.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Les chefs d’établissement ont donc la responsabilité de décliner ce programme.
Pouvez-vous préciser les modalités de leur recrutement ? Pour ceux qui ont été recrutés depuis 2018, la mise en œuvre du programme en question fait-elle formellement partie des missions prioritaires qui leur sont assignées ? Fait-elle l’objet d’une évaluation annuelle ? Comment les chefs d’établissement sont-ils formés au recueil de la parole, au signalement et à la transmission d’informations préoccupantes ?
M. Philippe Delorme. L’établissement et son chef sont le socle de notre organisation ; c’est une différence avec la pyramide descendante de l’enseignement public. Le chef d’établissement est recruté par une tutelle, qu’elle soit congréganiste ou diocésaine, dont il reçoit une lettre de mission. Il est embauché par l’organisme de gestion de l’enseignement catholique (Ogec), régi le plus souvent par la loi de 1901 et géré par des bénévoles.
Dans l’immense majorité des cas – plus de 90 % –, le chef d’établissement est recruté parmi le personnel enseignant, notamment parmi les personnes qui ont pu exercer des responsabilités intermédiaires.
Il reçoit une formation à l’issue de laquelle il se voit délivrer un titre RNCP (répertoire national des certifications professionnelles). Cette formation dure deux ans – une année avant la prise de fonctions et une année d’exercice. Elle comporte un volet consacré à la protection des mineurs, aux signalements, au programme 3PF, etc. Je pourrai vous transmettre son cahier des charges.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pouvez-vous avoir la certitude que le programme est mentionné dans toutes les lettres de mission ? La formation que vous évoquez est-elle dispensée systématiquement aux chefs d’établissement recrutés depuis 2018 ?
M. Philippe Delorme. Le programme n’apparaît pas forcément dans la lettre de mission. En revanche, dans sa mission d’accompagnement des chefs d’établissement, notamment dans le cadre des visites qu’elle effectue, la tutelle doit veiller à ce que les dispositifs soient bien mis en place.
Le plan Boussole est une proposition. D’autres modalités peuvent être choisies pour garantir la prévention et la sécurité des enfants et différentes méthodes peuvent être retenues pour faire face au harcèlement. En tout état de cause, le rôle de la tutelle est de s’assurer que le chef d’établissement a bien instauré des dispositifs à cette fin.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons rencontré le chef d’établissement du collège Le Beau Rameau à Bétharram et échangé avec lui à propos de la façon dont il a pu signaler les faits de violences entre élèves survenus en 2024. Puis nous avons interrogé les inspections académiques et diocésaines et recueilli des témoignages concernant l’action des chefs d’établissement. Il apparaît que ces derniers, dans l’enseignement privé – comme dans l’enseignement public, du reste –, se sentent très souvent isolés lorsqu’ils ont à prendre une décision de suspension ou d’éloignement d’un professeur parce qu’un fait de violence physique, psychologique ou sexuelle l’impliquant leur est signalé. Leurs actions sont très aléatoires.
Vous avez évoqué les signalements soit au procureur, soit à la Crip pour les informations préoccupantes. On sait que l’obligation de dénonciation sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale ne s’applique pas à certains personnels qui ne sont pas sous l’autorité du ministère de l’éducation nationale.
De nos échanges sur le terrain, nous avons retenu que le processus de signalement n’est absolument pas fiable. Il ne permet pas de s’assurer, au niveau local comme national, que les mesures prises sont systématiquement à la hauteur des exigences de protection de l’enfant en cas de violence. Quelles actions ont été entreprises pour sécuriser le processus ?
M. Philippe Delorme. Je suis frappé de la diversité des situations selon les territoires. Ainsi, les Crip ne fonctionnent pas toutes de la même façon ; la réactivité des autorités rectorales n’est pas toujours identique ; l’organisation de l’enseignement catholique est variable.
Dans certaines académies, comme celle de Lille, les dispositifs sont parfaitement en place. Le diocèse a signé avec la procureure une convention relative aux signalements liés à l’enfance en danger et à la révélation dans le milieu scolaire de faits de nature pénale. La procédure est très claire, très efficace ; elle garantit que les informations remontent bien – a priori, car tout dépend toujours du chef d’établissement. Elle est si bien huilée qu’elle porte ses fruits.
Dans d’autres territoires, les dispositifs sont sans doute moins clairs ou moins bien compris, ou moins bien suivis. Il y a un besoin – pas seulement dans l’enseignement catholique, mais celui-ci doit en prendre sa part – d’harmonisation et de clarification des procédures.
Quant à la solitude du chef d’établissement, celui-ci peut compter sur le soutien de l’Ogec si le signalement concerne un salarié de droit privé et doit se tourner obligatoirement vers l’autorité académique s’il s’agit d’un enseignant.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. À la suite de la publication du rapport de la Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) en 2021, la Conférence des évêques de France a décidé de plusieurs actions correctives dans le domaine de l’écoute des victimes, de l’accompagnement psychologique et de la prévention, des suites judiciaires. Fin mars, juste avant l’assemblée plénière de printemps des évêques à Lourdes, un point d’étape a eu lieu qui a permis de présenter un rapport évaluant les mesures prises pour lutter contre les violences sexuelles dans l’Église depuis les conclusions de la Ciase.
Ainsi, la Conférence des évêques de France a immédiatement pris les choses en main, si je puis dire. Qu’en est-il pour le Sgec ? Vous parlez beaucoup de 2018, date de lancement de votre programme de protection, comme d’un moment de changement en ce qui concerne le souci de protection des enfants, mais le rapport de la Ciase a-t-il déclenché une évolution des procédures ? Quelles actions ont été menées alors ?
M. Philippe Delorme. J’étais présent à Lourdes ainsi que lors de la présentation du rapport de la Ciase – le soir même, j’ai adressé un communiqué à l’ensemble des communautés éducatives de l’enseignement catholique, d’abord pour exprimer mon effroi et demander pardon aux victimes, mais aussi pour appeler à nous saisir des recommandations de Jean-Marc Sauvé.
Dès lors, nous avons travaillé en étroite collaboration avec la Conférence des évêques de France. J’ai participé à toutes les assemblées qui traitaient de ce sujet et mon adjointe est membre du Conseil de prévention et de lutte contre la pédophilie.
Nous avons travaillé avec l’ensemble des directeurs diocésains, lesquels ont travaillé à leur tour avec chaque diocèse. Madame Derain de Vaucresson, présidente de l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), a pris part aux travaux. Les directeurs diocésains ont contribué à l’élaboration de chartes de bientraitance éducative et de procédures de signalement. Selon la taille des diocèses, soit des conventions ont été signées directement par l’enseignement catholique et le procureur de la République, soit les établissements s’appuient sur la convention signée par le diocèse et le procureur. Nous avons fait évoluer notre programme 3PF pour accorder une attention accrue aux atteintes et agressions sexuelles ainsi qu’au viol.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons obtenu à Pau la convention entre le procureur et l’évêque. Nous sommes preneurs de documents formalisant les plans d’action élaborés par le Sgec – nous disposons essentiellement d’échanges entre vous et l’éducation nationale au sujet du guide de contrôle. Nous souhaitons établir la réalité et l’étendue des nouvelles procédures qui ont été mises en place pour mettre fin aux violences sexuelles, physiques ou psychologiques.
Dans la lettre du 29 novembre, vous soulignez le défaut d’inculturation chez les inspecteurs de l’éducation nationale. Vous vous inquiétez d’un certain nombre d’imprécisions dans le guide, comme la mention du directeur plutôt que celle du chef d’établissement ou la non-reconnaissance des chefs d’établissements adjoints. Vous critiquez une méconnaissance qui pourrait être préjudiciable à la qualité des contrôles.
Depuis votre courrier, avez-vous fait des propositions à l’éducation nationale pour former les inspecteurs aux spécificités de l’enseignement catholique ? Si oui, ont-elles été étudiées par le ministère ? Comment faire en sorte que les inspections soient de votre point de vue plus efficaces ?
M. Philippe Delorme. Nous pouvons nous appuyer sur l’expérience de l’évaluation de l’école. Le Conseil d’évaluation de l’école a instauré un processus d’évaluation pour l’enseignement privé. En amont, nous avons travaillé pendant un an pour que les évaluateurs comprennent le fonctionnement de l’enseignement privé sous contrat, connaissent la loi Debré et soient au fait de nos droits et nos devoirs. Nous leur avons ainsi proposé des petits modules de formation.
Il est nécessaire de remédier à la méconnaissance de nos espaces de liberté et de nos droits et devoirs que nous constatons chez les contrôleurs. Le ministère de l’éducation nationale en a bien conscience. Il m’a indiqué qu’il créait une formation pour assurer le bon déroulement des contrôles et éviter les confusions. Plusieurs problèmes nous ont été signalés. Je prends l’exemple d’un contrôleur dans un établissement du premier degré qui accomplissait sa mission comme si elle concernait un établissement public, relevant tout ce que l’établissement n’avait pas le droit de le faire ; lorsqu’il est revenu le lendemain, il a admis que l’établissement en avait bien le droit. Cela ne témoignait pas d’une opposition de sa part, mais simplement d’une méconnaissance de notre fonctionnement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ce n’était pas ma question. Avez-vous proposé depuis le 29 novembre dernier de nouveaux modules de formation ? Le ministère a-t-il été réceptif ?
M. Philippe Delorme. Nous l’avons proposé, le ministère nous a répondu qu’il s’en occupait lui-même.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Avez-vous des échanges écrits à ce sujet ?
M. Philippe Delorme. Non, c’étaient des échanges oraux.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. On peut donc considérer que depuis le 29 novembre, ce point n’a pas été traité.
M. Philippe Delorme. Peut-être l’a-t-il été, mais je n’en sais rien.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous questionnerons le ministère de l’éducation nationale sur ce point.
S’agissant de la gouvernance de l’enseignement catholique, nous avons compris qu’au sein d’un couple, l’un des membres pouvait faire partie de l’Apel (Association des parents d’élèves de l’enseignement libre), l’association représentant les parents susceptibles de se plaindre du comportement d’un enseignant, et l’autre de l’Ogec, qui a la responsabilité de recruter le personnel enseignant. Cela pose des questions quant à la liberté de parole en cas de violence et quant aux suites éventuelles qui y sont données.
Pour la nouvelle présidente de l’Apel nationale, que nous avons auditionnée, cette situation n’est ni normale ni souhaitable. Pour assurer une gouvernance saine et prévenir les conflits d’intérêts, qui ont contribué à l’omerta, elle considère qu’il faut proscrire de telles situations. Qu’en pensez-vous ?
M. Philippe Delorme. Une précision : l’Ogec n’intervient absolument pas dans le recrutement des enseignants, uniquement dans celui des personnels de droit privé.
Cette situation n’est pas courante. Elle n’en reste pas moins ni souhaitable ni conforme au statut des Ogec et des Apel.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je laisserai mes collègues qui ont des exemples dans leur circonscription réagir à vos propos.
Pouvez-vous préciser en quoi elle n’est pas conforme au statut des Ogec ? Est-ce interdit ?
M. Philippe Delorme. En principe – là encore, chaque Ogec jouit d’une certaine liberté –, cela a été fortement souligné par les instances nationales. Cela ne veut pas dire que ce soit toujours suivi d’effet. Ces pratiques ne sont pas bonnes car elles peuvent faire naître des conflits d’intérêts, qui ne sont pas souhaitables.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Les éventuels conflits d’intérêts font-ils l’objet d’un suivi de la part du Sgec ? Connaissez-vous le nombre d’établissements concernés ?
M. Philippe Delorme. Ce n’est pas au Sgec qu’il appartiendrait de le faire, mais plutôt à la Fnogec (Fédération nationale des organismes de gestion de l’enseignement catholique), à l’Apel nationale et aux instances locales. Les instances nationales ne sont pas chargées du suivi local. Ce sont les responsables des Udogec (unions départementales des organismes de gestion de l’enseignement catholique) et des Apel départementales qui doivent vérifier, au sein des conseils d’administration dont ils sont membres de droit, l’existence de potentiels conflits d’intérêts.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous nous avez fait part de votre volonté de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires au sein des établissements privés catholiques pour que cessent les violences et que la parole se libère. Mais, alors que vous savez comme nous que les conflits d’intérêts locaux peuvent constituer une entrave à la libération de la parole, vous dites qu’il n’est pas de votre responsabilité de suivre ce point. Compte tenu des révélations récentes sur l’ampleur des violences, avez-vous décidé de vous en préoccuper ou continuez-vous à considérer qu’il concerne exclusivement l’Apel nationale et la Fnogec ?
M. Philippe Delorme. Ma responsabilité est de veiller à ce que la Fnogec et l’Apel nationale traitent cette question. Il ne m’appartient pas de le faire directement car ce sont des associations autonomes, même si la Fnogec a un lien avec le secrétariat général. Nous respectons le droit. En revanche, il est de ma responsabilité, et je l’exerce pleinement, d’alerter et de vérifier que les choses bougent.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pourriez-vous mettre à notre disposition les échanges entre le Sgec et la Fnogec sur ce point ?
M. Philippe Delorme. Il n’existe pas d’écrits. En ce qui concerne la bientraitance éducative et la lutte contre les violences, les échanges ont lieu au sein des instances nationales avec tous les acteurs de l’enseignement catholique, que ce soit le Comité national de l’enseignement catholique, qui est un peu notre parlement, ou la commission permanente, qui se réunit tous les mois.
M. Paul Vannier, rapporteur. À vous écouter, on ne sait pas où est la responsabilité : est-ce la vôtre, celle des Apel, des Ogec, de la Conférence des évêques de France ? Beaucoup d’éléments reposent sur de l’informel, des échanges oraux ; il n’y a pas d’écrits. Vous siégez dans de nombreux comités, vous participez à de nombreuses réunions, mais on peine à comprendre quelles actions concrètes exactement vous avez engagées après le rapport de la Ciase.
Alors que les révélations se multiplient et que des collectifs de victimes prennent la parole pour dénoncer des faits extrêmement graves, en tant que secrétaire général de l’enseignement catholique, qu’avez-vous entrepris auprès des établissements de votre réseau pour combattre ces violences ?
M. Philippe Delorme. J’ai dû mal m’exprimer, monsieur le rapporteur.
Le secrétariat général emploie une personne aux quatre cinquièmes de temps pour s’occuper exclusivement de ce sujet. Nous avons mis en place un ensemble de formations qui se déploient sur le territoire. Des correspondants ont été désignés pour mettre en œuvre le programme 3PF. Nous avons élaboré plusieurs documents pour accompagner les établissements.
L’action du secrétaire général est claire. Les responsabilités sont claires et parfaitement définies. Le poste que j’occupe a été créé assez récemment parce qu’il répondait à un vrai besoin. Nous accompagnons les diocèses, qui eux-mêmes accompagnent les chefs d’établissement, selon le principe de subsidiarité. Je le répète, ma responsabilité est très claire et parfaitement définie. Dans ce cadre ont été mises en place un certain nombre d’actions que je viens de vous décrire.
De plus, nous pouvons être sollicités par les directeurs diocésains ou, plus rarement, par les établissements qui nous demandent un conseil juridique sur des faits graves. Nous pouvons vérifier que les actions engagées respectent la loi et protègent réellement les jeunes. Il nous arrive aussi, parfois, d’être alertés directement par des courriers auxquels nous répondons toujours, et là aussi nous vérifions que les mesures prises protègent bien les enfants et les jeunes.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez évoqué le plan Boussole et le programme de protection des publics fragiles. Comment s’articulent-ils ?
M. Philippe Delorme. Le plan Boussole fait partie du programme de protection des publics fragiles.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Les deux datent de 2018 environ ?
M. Philippe Delorme. Le plan Boussole est plus récent. Le programme de protection des publics fragiles a été élaboré en 2018, il a évolué à la suite du rapport de la Ciase puis pour prendre en compte la loi visant à combattre le harcèlement scolaire.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci de ces précisions, qui sont importantes pour mesurer l’évolution qui s’est opérée. La commission d’enquête a pour but de faire la lumière sur les dysfonctionnements passés dans le contrôle des établissements publics et privés par l’État, mais aussi de susciter une prise de conscience, de responsabiliser et d’inciter à l’action, car il reste beaucoup à faire au niveau national.
La pénurie d’infirmiers et médecins scolaires affecte le public, mais aussi, semble-t-il, le privé. Nous avons ainsi eu la surprise d’apprendre que l’établissement Le Beau Rameau, qui accueille 500 élèves, n’a ni infirmier scolaire ni médecin scolaire. La direction diocésaine nous a indiqué qu’un psychologue scolaire pouvait être contacté à la demande des établissements. Face aux révélations, à la pression médiatique et à l’altération de la réputation qui s’est ensuivie, nous avons eu l’impression que le sujet n’était pas pris très au sérieux dans l’établissement, que ce soit par le chef d’établissement et les personnels ou par les collégiens. On sait pourtant que l’adolescence est une période de questionnements au cours de laquelle l’appui d’un psychologue peut être précieux. Il nous a semblé que la direction diocésaine n’avait pas suffisamment pris conscience de la nécessité d’un accompagnement psychologique, en particulier dans la situation actuelle, que l’on peut qualifier d’extrême.
Cela nous amène à nous interroger sur la mise à disposition, et l’éventuel renforcement, des moyens dans ce domaine au sein des établissements de l’enseignement catholique.
M. Philippe Delorme. Dans son rapport, la Cour des comptes souligne les difficultés liées à la santé scolaire. Malheureusement, l’enseignement privé ne peut pas bénéficier, ou seulement de manière marginale, de la médecine scolaire, qui relève du rectorat, car l’enseignement public est déjà confronté à la pénurie de personnels. C’est un problème pour certains jeunes que nous accueillons, qui ont des besoins éducatifs particuliers. J’ai encore reçu récemment un courrier d’une famille qui ne parvient pas à obtenir les autorisations nécessaires pour que son enfant bénéficie d’un tiers temps.
Puisque nous avons en principe accès à la médecine scolaire publique, le forfait d’externat versé aux établissements ne tient pas compte du coût de celle-ci. Nous ne recevons donc aucun financement qui permettrait d’embaucher des psychologues, des infirmières ou des médecins scolaires. Seuls les gros établissements peuvent le faire parce que les familles sont mises à contribution financièrement. Pourtant, je partage votre appréciation sur le rôle indispensable de ces personnels. Malheureusement, nous nous heurtons au manque de moyens.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je suis un peu surprise de votre réponse. Je vous interroge sur l’indispensable accompagnement psychologique des victimes – les psychologues, les infirmiers, les médecins sont formés au recueil de la parole – dans une situation de crise pour l’enseignement catholique et vous me répondez en mettant en avant le manque de moyens. Il me semble pourtant qu’à situation de crise, moyens de crise. C’est ainsi que s’organise la gestion de crise dans les institutions publiques ou les entreprises.
Depuis les révélations il y a un an, votre réponse consiste-t-elle à dire que l’État ne vous donne pas les moyens et que vous devez vous en remettre aux familles, ou avez-vous envisagé des actions en matière de suivi psychologique, notamment la mise à disposition de moyens d’écoute pour les établissements sous votre responsabilité ?
M. Philippe Delorme. Je n’ai peut-être pas compris votre question, madame la rapporteure.
Il faut distinguer les moyens ordinaires et les situations exceptionnelles. Dans les secondes, il faut en effet s’assurer que le recueil de la parole est possible par des professionnels, entre autres car ce ne seront pas toujours eux qui auront ce rôle. Plusieurs directions diocésaines – pas toutes, parce qu’elles n’ont pas toutes les mêmes moyens – mettent des psychologues à la disposition des établissements et cela fonctionne très bien. Celles qui n’en ont pas les moyens peuvent compter sur l’aide du rectorat, qui ne rechigne jamais, dans des situations de crise, à mettre à disposition son personnel pour accompagner les élèves et recueillir la parole.
Dans les établissements touchés par ces terribles révélations, on peut envisager – il le faut – une écoute plus grande pour que les élèves et les personnels puissent se confier.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Les chefs d’établissement jouent un rôle clef, même si je comprends que les enseignants sont placés sous l’autorité académique. Je connais la formation de ces derniers dans le privé ; pouvez-vous nous éclairer sur celle des chefs d’établissement ? Vous dites qu’ils ont une formation, puis un titre délivré dans le cadre du RNCP, et qu’ils font l’objet de visites de leur tutelle. Existe-t-il par ailleurs, comme pour les chefs d’établissement du public, une formation théorique et une formation pratique, c’est-à-dire des stages dans d’autres établissements aux côtés de personnes déjà formées ?
Y a-t-il une évaluation et des contrôles des chefs d’établissement par la tutelle ? Peut-on leur dire qu’ils doivent se former ou se reformer au bout de dix ans sur tel sujet, comme les violences dans les établissements ? Comment cela se passe-t-il concrètement ? Qu’en est-il dans les établissements privés et les congrégations ?
M. Philippe Delorme. Oui, le cursus de formation inclut un stage dans un autre établissement et il existe une évaluation triennale, réalisée par l’autorité de tutelle. Celle-ci évalue l’action des chefs d’établissement par rapport à leur lettre de mission et éventuellement incite à suivre telle ou telle formation, même si la formation continue des chefs d’établissement est déjà très régulière et très importante dans notre réseau.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Qu’appelez-vous l’autorité de tutelle ? Est-ce le diocèse ?
M. Philippe Delorme. La tutelle peut être, selon les cas, diocésaine ou congréganiste.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pouvez-vous nous donner des exemples de mauvaises évaluations d’un chef d’établissement ? Peuvent-elles résulter du fait qu’on ne dispense pas dans l’établissement les trois séances d’éducation à la vie affective et relationnelle qui sont prévues ?
M. Philippe Delorme. Cela peut faire partie de l’évaluation – le chef d’établissement est tenu de veiller à ce que les programmes soient appliqués selon les mêmes règles que dans le public. On évalue un tout, qui comprend aussi le climat scolaire et les relations avec les familles, les enseignants et l’ensemble du personnel.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Existe-t-il des fiches d’évaluation ?
M. Philippe Delorme. Elles sont propres à chaque évaluateur. Rien n’est normé en la matière : c’est la tutelle qui définit les critères d’évaluation.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Il n’y a donc pas d’évaluation type, formalisée, pour tous les chefs d’établissement privé ?
M. Philippe Delorme. Non, en effet.
M. Roger Chudeau (RN). Ma question porte sur le contrôle exercé par l’État sur les établissements catholiques. Lorsqu’il concède une mission de service public, il a le devoir de contrôler et d’évaluer l’exécution de cette mission. Pouvez-vous nous dire, afin que nous puissions vérifier l’intensité de ce contrôle, combien d’évaluations, à peu près, ont lieu chaque année depuis cinq ou dix ans dans les établissements de votre réseau ?
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Il peut exister un conflit d’intérêts lorsqu’un membre d’un couple fait partie de l’Apel et l’autre de l’Ogec. Celui-ci est responsable de la gestion économique, financière et sociale de l’établissement, dont il constitue le support juridique, économique et financier. Mais les risques de conflits d’intérêts vont plus loin, à mon avis, par exemple quand un parent non membre de l’Ogec signale des violences sur son enfant à un membre de l’Ogec, qui est chargé du support juridique de l’établissement, engage sa personnalité morale et entretient des relations avec des tiers, comme les autorités administratives et les collectivités, sous la responsabilité du chef d’établissement. Est-on certain dans une telle situation qu’on recherche en permanence l’intérêt supérieur de l’enfant et non l’intérêt moral de l’institution que le membre de l’Ogec représente ?
Mme Graziella Melchior (EPR). Je suis députée de la cinquième circonscription du Finistère, où se trouvait le collège Saint-Pierre du Relecq-Kerhuon, depuis rebaptisé. J’ai bien sûr une pensée pour les plus de 120 victimes de cet établissement, qui ont vécu une violence décrite comme institutionnalisée et comme reposant sur une équipe d’enseignants et d’encadrants recrutés par l’abbé qui était le directeur. Je souhaite savoir quel rôle ont joué, et pourraient jouer, le Sgec et l’Urcec (Union des réseaux congréganistes de l’enseignement catholique) dans le recrutement et la formation des enseignants en général, ainsi que des catéchistes, dont on a peu parlé. Je sais qu’il existe pour les concours du premier degré un entretien d’admission. Par qui est-il réalisé ? Selon quels critères les recrutements ont-ils lieu ?
M. Philippe Delorme. Monsieur Chudeau, il faudrait distinguer évaluation et contrôle. S’agissant des évaluations, je n’ai pas de chiffre mais le système a été mis en place et les objectifs du Conseil d’évaluation de l’école sont atteints, au moins pour le second degré. Quant au premier degré, dans le public comme dans le privé, c’est un peu plus compliqué. Pour ce qui est des contrôles des établissements, M. le rapporteur l’a dit, il y en a eu très peu ces dernières années. Je n’ai pas le chiffre global, car je ne suis pas toujours informé des contrôles réalisés, mais il sera doute disponible auprès du ministère de l’éducation nationale.
Madame Mesmeur, je crois que vous attribuez à l’Ogec un rôle qui n’est pas vraiment le sien en réalité. Le chef d’établissement a délégation pour faire vivre l’établissement, c’est lui qui est au cœur du système. On peut avoir la tentation de protéger une institution plutôt qu’une personne, cela a souvent été le drame, je le dis avec force et sincérité, dans notre institution comme dans d’autres, mais je pense que tous les acteurs de l’enseignement catholique, à mon niveau comme à celui de la Fnogec, des Apel, des organisations professionnelles de chefs d’établissement et des syndicats de maîtres, ont vraiment changé de registre, comme toute la société, ce qui était absolument indispensable. Il ne faut plus jamais privilégier une institution plutôt qu’une personne. La personne doit toujours être protégée, et celui qui ne le ferait pas doit être sanctionné.
Madame Melchior, s’agissant des intervenants, par exemple pour la catéchèse, et des bénévoles, j’aurai peut-être l’occasion de parler de la question du casier judiciaire. Le recrutement relève du chef d’établissement, avec l’autorisation de la tutelle pour l’adjoint en pastorale scolaire, lorsqu’il existe. En ce qui concerne les enseignants, la formation est semblable dans l’enseignement catholique et le public : on passe un concours équivalent, le Cafep (certificat d’aptitude aux fonctions d’enseignement dans les établissements d’enseignement privés) ou le Capes (certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré). Ce qu’on appelle le préaccord collégial permet de vérifier une certaine adéquation entre la volonté de la personne concernée et le projet d’enseignement catholique. On ne demande pas d’être chrétien, évidemment, mais on regarde si la personne va se sentir bien compte tenu de notre projet éducatif particulier. Le préaccord ne vise pas à vérifier les aptitudes éducatives et pédagogiques, qui sont plutôt du ressort de l’inspecteur.
Mme Florence Herouin-Léautey (SOC). Je reviens sur les signalements aux Crip, au sujet desquels vous avez évoqué une diversité de gestion dans les territoires. Une procédure permet-elle de vous faire remonter l’ensemble des signalements adressés aux Crip par vos établissements ? Quel est le nombre de ces signalements au cours des dix dernières années ? Quelles sont les évolutions en matière et quel regard portez-vous sur la question ?
Pour que justice soit rendue aux victimes, il faut que leur parole puisse être libérée, entendue et reconnue. Nous devons donc arriver, ici et ailleurs, à lever l’omerta, la chape de plomb qui pèse. Il faut pouvoir parler et, pour cela, il faut des procédures et de l’information, au-delà de la formation des enseignants. Quelles mesures avez-vous prises ou comptez-vous prendre à cet égard ?
Même si vous en avez déjà parlé, de quelle manière percevez-vous le programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle ? Des associations, que l’on dit proches du milieu catholique, militent contre ce programme. Quel message auriez-vous à leur faire passer ?
Mme Géraldine Bannier (Dem). Lorsque j’enseignais dans le second degré, une connaissance qui était directrice d’école, elle aussi dans le public, m’a confié les craintes qu’elle éprouvait à la suite de la mutation dans son établissement d’un professeur qui avait un dossier très lourd mais continuait d’enseigner. C’était, je pense, il y a moins de dix ans. Comme elle craignait que quelque chose se passe avec les élèves, la porte de la classe restait ouverte et elle surveillait de près ce professeur, qui semblait, disait-elle, avoir le bras long. Il avait réussi à être muté afin d’éviter un licenciement. De tels déplacements de personnel ont-ils pu exister aussi dans le privé ? Comment peut-on éviter cette politique de protection des professeurs impliqués ? Comment faire, afin que tout soit très clair, pour licencier ceux qui ont un dossier ?
M. Xavier Breton (DR). Ma question concerne l’organisation territoriale et administrative de l’enseignement catholique. Vous dites en réponse à certaines questions, qui témoignent d’une vision un peu centralisatrice, jacobine ou étatiste de l’éducation, que votre organisation est fondée sur un principe de subsidiarité, plus ascendant que descendant, ce qui peut sans aucun doute conduire à des incompréhensions. Avez-vous mené une réflexion sur ce principe d’organisation, qui pourrait empêcher l’information de remonter et conduire à une chape de plomb non pas générale, mais établissement par établissement ou diocèse par diocèse ?
M. Philippe Delorme. Madame Herouin-Léautey, je n’ai pas de statistiques à vous donner. Nous n’avons ni les outils ni les remontées d’informations : c’est un point à améliorer pour nous.
S’agissant du programme Evars, je connais et je combats les associations dont vous parlez. Elles font, dans la plupart des cas, de la désinformation sur le contenu du programme. Il est évident que nous soutenons tout ce qui peut contribuer à l’éducation des enfants dans ce domaine ; par exemple la partie de ce programme qui concerne le premier degré, c’est-à-dire la maternelle et le primaire, et a trait à la pudeur, au respect de son corps et du corps de l’autre, à la notion de consentement, plus compliquée à ces âges-là, mais nous n’allons pas entrer dans le débat – des enfants consentent parfois à des choses auxquelles ils ne devraient pas consentir, mais cela s’accompagne –, enfin à la possibilité de se confier à quelqu’un – quand les drames viennent des familles, il faut trouver une personne extérieure. Le programme en question a été établi et publié et nous allons donc le mettre en œuvre. S’il peut favoriser la libération de la parole et éviter que des enfants subissent des drames, des maltraitances – quand on prend connaissance des chiffres de la Ciivise, selon lesquels 10 % des enfants, c’est-à-dire trois élèves dans une classe de trente, seraient victimes d’inceste, d’abus, de violences sexuelles, cela fait froid dans le dos –, si on peut, grâce à ces interventions, supprimer ou du moins réduire les violences subies par les enfants, si on peut les prévenir, alors il n’y a rien d’autre à dire.
Madame Bannier, je sais que des déplacements d’enseignants ont été effectués par l’éducation nationale. La difficulté est toujours la suivante : que fait-on quand on a connaissance de faits répréhensibles mais que la justice n’a pas prononcé de condamnation ? C’est une vraie question. Vous savez que, par ailleurs, le licenciement d’un enseignant n’est pas de notre ressort.
Monsieur Breton, notre mode d’organisation est effectivement très subsidiaire : il est centré sur le diocèse et l’établissement. Nous sommes notamment en train de réfléchir avec tous les acteurs de l’enseignement catholique à la façon dont l’information, les signalements pourraient remonter au niveau national. Tout ne doit pas remonter, mais cela doit au moins être le cas, d’une façon systématique, pour les faits les plus graves.
M. Alexis Corbière (EcoS). Il n’est plus question d’un seul établissement posant des problèmes, celui de Bétharram, mais de plusieurs ; c’est ce qui vous amène aujourd’hui devant nous. Beaucoup de témoignages semblent montrer qu’il y avait une certaine connaissance des faits dans ces établissements. Une personne que je qualifierai de lanceuse d’alerte nous a raconté, s’agissant de Bétharram, que le chef d’établissement avait notamment réuni les enseignants pour leur demander, en exerçant une pression, de ne pas parler aux familles ni à la presse. Quel regard portez-vous sur cette attitude de la part d’un chef d’établissement ? Envoyez-vous des courriers aux chefs d’établissement pour leur dire que demander aux enseignants de se taire face aux difficultés n’est pas conforme à l’idée que vous vous faites de leur rôle ?
La Ciase a estimé dans son rapport que 30 % des 330 000 cas d’abus sexuels commis sur des victimes mineures concernaient des établissements scolaires, ce qui est très significatif. Pouvez-vous nous dire quelles mesures vous avez prises – dispositifs, envoi de courriers ? Cela aurait pu susciter un changement culturel avant même l’affaire qui nous réunit au sein de cette commission d’enquête.
Par ailleurs, l’historien de l’éducation Claude Lelièvre a montré dans de nombreux travaux que du fait de l’héritage spirituel des congrégations jésuites et des Frères des écoles chrétiennes, qui ont longtemps structuré le paysage scolaire, le châtiment corporel faisait souvent partie de l’apprentissage. Qu’en pensez-vous ? Considérez-vous que c’est inexact ou justifié ?
Mme Spillebout a évoqué la spécificité de l’enseignement catholique et vous avez répondu, sans être précis, ce que je peux comprendre, qu’il existait chez les inspecteurs une méconnaissance de votre manière de fonctionner. Pourriez-vous aller plus loin ? La méconnaissance de vos mécanismes administratifs m’importe peu ; en revanche, pensez-vous qu’il y ait une méconnaissance de la part des inspecteurs de l’éducation nationale de techniques pédagogiques faisant partie d’une sorte de culture interne que des gens comme moi, ancien professeur de l’éducation nationale, ne pourraient pas comprendre ? Je pense à des pratiques qui pourraient parfois être tolérées, comme des punitions particulières, et rudes, envers des élèves.
Je reviens sur les déplacements d’un établissement à un autre. La manière dont vous avez répondu était assez franche, et je vous en remercie. Lorsqu’un enseignant ou un membre du personnel de surveillance quitte un établissement de cette manière, prévoyez-vous un accompagnement, par un courrier particulier indiquant qu’il y a quelque chose de préoccupant ? N’est-ce pas aussi votre responsabilité de veiller à ce que les mêmes faits ne se produisent pas dans un autre établissement ?
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je suis un peu surprise de votre conception de l’éducation à la vie affective et aux relations sexuelles : il ne s’agit pas de prévenir des passages à l’acte, mais d’enseigner aux enfants que leur corps leur appartient et que c’est à eux seuls de décider ce qu’il en advient, peut-être aussi de faire prendre conscience à des enfants qu’ils sont déjà victimes de violences. Il est fort probable que certains se disent que ceux qui leur parlent de ces questions sont des adultes de confiance à qui ils pourront confier ce qu’il se passe à la maison si on leur explique à l’école que cela ne devrait pas arriver. Ce n’est absolument pas de la prévention, mais une possibilité pour des enfants de trouver une issue, quelqu’un à qui parler pour que leur calvaire s’arrête.
J’ai demandé à la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) si vous en aviez pris conscience et si vous envisagiez de mettre en place, ou d’inciter vos établissements à mettre en place, un protocole pour faire en sorte que la parole, une fois qu’elle se libérera, soit très rapidement entendue et que la suite puisse s’enclencher, à commencer par des signalements pour mettre très vite les enfants à l’abri. La manière dont vous avez parlé de cette question m’a paru un tout petit peu angélique, si je puis me permettre cette expression. Vous avez dit que c’était bien que cette éducation existe, que c’était tant mieux, que les enfants allaient ainsi être protégés, alors que ce n’est du tout ce que cette éducation va produire. La parole va plutôt se libérer – massivement, on l’espère. Vous avez évoqué les chiffres absolument effarants des violences faites aux enfants. La réponse de la Dgesco ne nous a pas tout à fait rassurés.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Vous avez souligné l’importance de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle, dont l’objectif précis peut effectivement faire l’objet de nuances. Vous avez également évoqué le fait que des enfants pouvaient se retrouver à consentir à des actes auxquels ils n’avaient pas à consentir. Cette éducation vise aussi à leur dire qu’il n’y a pas de consentement dans leur cas et qu’un interdit pèse, à leur sujet, sur les adultes. C’est aussi un cadre où la parole se libère, où des témoignages peuvent être recueillis, où on apprend aux enfants les droits qu’ils ont ou qu’ils auront quand ils seront plus grands, notamment les petites filles, et qui ne sont pas forcément beaucoup mis en valeur dans leur environnement familial, par exemple le droit à l’IVG.
Ces enseignements sont assurés par des personnes formées à ces questions et au recueil de la parole et non pas nécessairement par les enseignants eux-mêmes, ou alors avec l’aide d’intervenants extérieurs. L’éducation à la vie sexuelle et affective peut-elle avoir lieu dans l’enseignement privé catholique, comme dans le reste du pays, avec l’appui d’acteurs tels que le Planning familial, qui a une expertise tout à fait particulière et ancienne en matière d’accompagnement des jeunes dans la compréhension de leurs droits et des questions de sexualité et de violences sexuelles ?
On assiste à l’émergence de groupes assez bruyants, assez audibles, qui s’opposent à l’éducation à la vie sexuelle, affective et relationnelle. Si des établissements privés catholiques sont confrontés à des groupes de parents hostiles à ce programme, qui décident de retirer les enfants de l’école quand ce genre d’enseignement a lieu, qui distribuent des tracts pour appeler à être vigilant alors que, loin de l’être eux-mêmes, ils mettent leurs enfants en danger, quelles réactions sont prévues au sein de l’enseignement privé catholique pour s’opposer à ces groupes d’influence qui veulent priver les enfants de leur droit à une telle éducation ?
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. J’ai fait partie, en tant que parlementaire, du collège du Conseil supérieur des programmes, au sein duquel nous avons travaillé pendant un an sur l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle. Nous avons reçu les religieux – le président de la conférence des évêques de France, le recteur de la mosquée de Paris et les protestants. Le discours qui nous a été tenu consistait à dire que cette éducation devait avoir lieu en priorité dans les familles et que l’éducation nationale n’avait pas de rôle à jouer en la matière. Je suis plutôt satisfaite que le secrétaire général de l’enseignement catholique ait aujourd’hui une autre position, comme sûrement l’Église, au sujet de ce programme conçu entre 2023 et 2024.
M. Jean-Claude Raux (EcoS). À Issé, dans ma circonscription, plane encore l’ombre du frère Girard et des frères de Saint-Gabriel, dont la congrégation a reconnu pour la première fois en mai 2022, plus de cinquante ans après les faits, les actes de pédocriminalité commis dans plusieurs écoles de l’Ouest par une vingtaine d’agresseurs sur plus de cinquante victimes ayant subi des sévices, des agressions sexuelles et des viols pendant de longues années. « Ces violences ont tué notre enfance », ont répété des membres de l’association Ampaseo (association pour la mémoire et la prévention des abus sexuels dans l’Église catholique de l’Ouest), à qui le pape a demandé pardon au nom de l’Église. L’affaire de Bétharram a mis en lumière des dysfonctionnements graves dans le contrôle – il faudrait plutôt parler d’absence de contrôle – des établissements privés et la protection systémique de l’institution plutôt que des victimes.
Plus de 260 000 élèves étant scolarisés dans plus de 1 000 établissements privés sous contrat en Pays de la Loire, la question des contrôles ne peut être éludée dans ma région. Pourtant, aucun contrôle n’y a été effectué par le rectorat en 2023 et 2024, dans le premier comme dans le second degré. Certes, il s’agit là d’une responsabilité de l’État, mais ce n’est pas le moment de se renvoyer la balle. Si l’État fait preuve de défaillance, notamment dans l’académie de Nantes, au collège Richelieu de La Roche-sur-Yon ou au lycée Notre-Dame d’Espérance de Saint-Nazaire, des contrôles internes auraient pu et dû être effectués, et les personnels auraient dû être formés pour accueillir la parole des victimes. Monsieur Delorme, vous avez dit chercher le moyen de renforcer les contrôles exercés par la tutelle des établissements scolaires, c’est-à-dire soit une congrégation religieuse soit le diocèse dans lequel est implantée l’école. Quelle voie d’action concrète comptez-vous finalement emprunter ?
M. Philippe Delorme. Monsieur Corbière, il n’est pas admissible de dire à une personne qui lance une alerte qu’elle doit se taire. Ce temps est révolu. Soyons très clairs : des consignes seront données et diffusées et leur mise en œuvre fera l’objet d’un contrôle.
Sur les 30 % de faits relevés par le rapport de la Ciase et qui correspondent, de mémoire, à 108 000 victimes potentielles, Jean-Marc Sauvé a expliqué lors de son audition comment ce chiffre se décomposait. Il a indiqué, et je ne le rappelle pas du tout pour relativiser, qu’un pic très important s’est produit entre 1945 et 1970 : à cette période, l’enseignement scolaire – petits séminaires et établissements scolaires – a concentré environ 40 % des abus commis dans l’Église. Ce chiffre a ensuite été divisé par deux, grosso modo, entre 1970 et 1990, avant de descendre autour de 5 % entre 1990 et 2020. La raison en est simple et cruelle : cette diminution s’explique par la fermeture massive d’internats dans l’enseignement catholique à partir des années 1970.
Non, monsieur Corbière, les châtiments corporels ne sont pas recommandés. Si on a pu le faire dans certaines littératures – et pas seulement chez nous, il faut le reconnaître, malheureusement –, nous condamnons aujourd’hui avec fermeté ces pratiques. Aucune particularité relevant de notre caractère propre ne pourrait justifier une telle démarche, qui est vraiment contraire à notre projet éducatif.
Quant au déplacement de personnel, vous savez que les enseignants ne relèvent pas de notre autorité, contrairement au personnel de droit privé. Vous savez aussi combien la question est délicate du point de vue juridique. On ne peut pas l’écrire, mais il m’est arrivé dans le cadre de mes responsabilités passées d’indiquer qu’un enseignant avait rencontré certaines difficultés et qu’il fallait être vigilant.
Madame Hadizadeh, s’agissant du programme Evars, je crois que les deux aspects coexistent : il permet à des enfants de révéler ce qu’ils vivent, mais constitue aussi un outil de prévention. J’ai des petits-enfants en bas âge : leurs parents leur expliquent qu’eux seuls peuvent toucher, dans le cadre du bain, leurs parties intimes et que personne d’autre n’a le droit de le faire. La prévention est très importante, y compris dans ce programme. Les différentes dimensions ne s’opposent pas, me semble-t-il.
Nous sommes en train de travailler sur la mise en œuvre de ce programme, qui est très récent. Il faut notamment mobiliser les équipes. Nous allons nous appuyer sur notre programme de protection des publics fragiles, qui indique clairement les procédures à suivre lorsqu’un enfant exprime quelque chose de grave à un adulte.
Madame Legrain, vous nous pardonnerez, mais si nous nous engageons à respecter scrupuleusement le programme, il n’est pas anormal que nous choisissions les intervenants reconnus par l’éducation nationale en fonction de notre anthropologie. La question du Planning familial se pose donc réellement. Quant aux familles, nous comptons les associer au maximum pour dédramatiser et expliquer. Il faut qu’elles puissent aussi échanger avec leurs enfants à ces sujets. Nous savons bien que, comme dans l’enseignement public, nous allons rencontrer l’opposition de certaines associations, mais il n’est pas question de se laisser envahir par quelque forme d’idéologie que ce soit.
Monsieur Raux, vous évoquez les drames vécus dans votre département. L’État va renforcer les contrôles et je m’en réjouis. Dans l’enseignement catholique, il est absolument évident que le climat scolaire, la bientraitance éducative et la remontée des signalements occuperont une place accrue dans l’accompagnement assuré par les tutelles.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je constate un important changement dans les prises de position du Sgec : après les publications de novembre 2024 et divers communiqués de presse, y compris récents, comme celui, conjoint avec l’Apel, sur le programme Evars, vous venez d’affirmer que la vie scolaire faisait partie du champ du contrôle et que ce programme serait dispensé en conformité avec ce que prévoit le code de l’éducation. Je crois pouvoir dire non seulement en mon nom, mais aussi au nom de Violette Spillebout et de Mme la présidente Keloua Hachi que cette avancée illustre l’utilité de notre commission d’enquête.
Vous avez indiqué réfléchir aux moyens de faire remonter les faits les plus graves au niveau national, alors que la ministre de l’éducation nationale a dit sa volonté d’étendre l’application Faits établissements aux établissements privés sous contrat, changement d’ailleurs envisagé depuis 2019-2020. Des échanges entre le Sgec et le ministère de l’éducation nationale, il semble ressortir que l’enseignement catholique aurait recours à deux canaux distincts et cloisonnés : le premier partirait des inspecteurs d’académie pour aller vers les recteurs puis vers le ministère, pour les faits les plus graves ; le deuxième mobiliserait les directeurs diocésains puis le Sgec. Pouvez-vous nous le confirmer ?
M. Philippe Delorme. C’est dans cette voie que nous nous engageons, mais les canaux ne seraient pas étanches, car le Sgec et le ministère souhaitent qu’il y ait une communication entre les directeurs des services départementaux de l’éducation nationale (DSDEN) et les directeurs diocésains. Cela ne fera que renforcer la vigilance qu’impose la mise en œuvre des actions à engager.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourquoi ne pas recourir à un canal unique par lequel les chefs d’établissement transmettraient les informations au directeur académique des services de l’éducation nationale (Dasen) afin d’avoir la garantie que les faits les plus graves sont identifiés au plan national par le ministère ? Le directeur diocésain a-t-il une obligation de transmettre les signalements au Dasen et au Sgec ou est-il en position d’arbitrer et de choisir ceux qu’il fait remonter ?
M. Philippe Delorme. On ne peut pas, d’un côté, reprocher à l’enseignement catholique de ne pas exercer de vigilance et de contrôle et, de l’autre, l’empêcher d’appliquer son plan de vigilance et de contrôle. Il serait un peu paradoxal que les directeurs diocésains ne soient pas informés des faits établissement, eu égard notamment au fait que les établissements emploient des personnels de droit privé. Les informations remonteront de toute façon de manière automatique. Pourquoi le directeur diocésain ferait-il de la rétention alors que l’information est également détenue par le DSDEN ? Le fait que deux personnes aient la même information garantit au contraire que les affaires seront bien traitées.
Permettez-moi de suggérer ici une amélioration de l’application Faits établissement : une fois un fait signalé au directeur diocésain et au DSDEN, il faudrait que, passé un certain délai, d’une durée à déterminer, un rappel automatique soit adressé au chef d’établissement ou au rectorat pour vérifier où en sont les choses. Dans sa configuration actuelle, la plateforme ne permet d’indiquer que dans la partie commentaires si le procureur a été saisi ou la Crip contactée. Si ces informations étaient renseignées autrement, en cochant une case, par exemple, le rappel automatique conduirait, le cas échéant, à revenir vers la justice ou la Crip. L’application est à cheval entre un outil statistique, de surcroît peu précis, et un outil de signalement. Il conviendrait de revoir son fonctionnement pour en faire un véritable outil de signalement et de suivi des affaires.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les signalements relatifs aux personnels de droit privé remonteraient donc par un double canal : d’une part, vers le Sgec par l’intermédiaire des directeurs diocésains ; d’autre part, vers l’éducation nationale par l’intermédiaire des Dasen.
M. Philippe Delorme. Absolument. S’il s’agit, par exemple, d’atteintes sexuelles, il est indispensable que l’autorité académique soit informée, car cela touche à l’ensemble de la vie scolaire, du moins de la vie de l’établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Quand je vous ai demandé si l’institution Notre-Dame-de-Bétharram aurait pu, selon vous, faire l’objet d’une rupture de son contrat d’association, vous m’avez répondu : « Oui, à l’époque. » Peut-être considérez-vous que les faits de violences sont limités aux années 1990 ? Pourtant, nous l’avons dit, Violette Spillebout et moi-même avons été informés de deux faits de violences sexuelles entre enfants s’étant produits dans cet établissement en 2024 et les représentants de la Ciase, lors de leur audition, nous ont indiqué avoir fait en 2019 un signalement au sujet d’autres faits.
La question de la rupture du contrat d’association est d’importance : cette décision peut conduire à la fermeture d’un établissement, donc contribuer à mettre en sécurité des enfants et des adolescents en leur permettant d’échapper aux violences systémiques qui ont pu s’y dérouler des décennies durant. Je vous repose donc la question : pensez-vous que la rupture du contrat d’association puisse être envisagée aujourd’hui pour Notre-Dame-de-Bétharram ?
M. Philippe Delorme. Il est difficile de répondre à cette question alors qu’une enquête est en cours. Considérer les faits que vous évoquez et ceux qui ont été signalés au procureur comme une suite des drames ayant eu lieu des années plus tôt me semble un peu excessif. On ne peut pas s’appuyer sur des faits anciens pour analyser une situation actuelle. Je ne peux donc pas répondre précisément à votre question.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous sommes en possession d’une note datée du 13 novembre 2023 de Mme Cécile Laloux, alors conseillère pédagogique auprès du ministre de l’éducation nationale – elle est désormais membre du cabinet de François Bayrou –, dans laquelle elle indique que vous avez demandé que soit abordée la situation du lycée Averroès à l’occasion d’une rencontre prévue le 15 novembre 2023 avec la directrice de cabinet du ministre. Vous considériez qu’une rupture du contrat d’association, rupture que vous jugiez, d’après les éléments rapportés par la presse et en pleine procédure judiciaire, mal motivée, pouvait entraîner une série de conséquences. Pouvez-vous nous éclairer sur le regard que vous portiez sur les éléments ayant conduit à envisager cette décision ? Pourquoi avoir voulu alerter le cabinet du ministre sur cette situation en novembre 2023 ? Je précise que ce lycée ne fait pas partie votre réseau puisqu’il s’agit d’un établissement privé musulman.
M. Philippe Delorme. Je n’ai pas eu entre les mains le dossier qui a conduit à la décision de retirer son contrat d’association au lycée Averroès. Ayant eu connaissance, par la presse essentiellement, de certains éléments, j’ai pu m’étonner que des ouvrages pourtant retirés par la direction aient pu être pris en compte dans l’appréciation de la situation de cet établissement. Des questions financières, qui m’échappent totalement, ont aussi été évoquées. Dans quelle mesure des ouvrages présents dans des CDI (centres de documentation et d’information) entrent-ils en compte pour évaluer le respect des valeurs de la République ? Jusqu’où ça va ? Je ne connais pas l’ouvrage incriminé, j’ai simplement lu qu’il avait été retiré. Je n’en savais pas beaucoup plus, mais cela pouvait nous pousser à nous interroger.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous aviez donc un avis sur une possible décision de rupture d’association alors qu’une enquête était en cours. Pourquoi n’en va-t-il pas de même pour Bétharram ?
M. Philippe Delorme. Pour le lycée Averroès, j’avais des questions, ce qui n’est pas du même ordre qu’un avis. Je ne me suis pas prononcé sur le fait de savoir si la décision de retrait était juste ou pas.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Cette audition, certainement très écoutée, a été marquée par de nombreux engagements positifs. Vous avez évoqué un mouvement ascendant de remontées d’informations effectuées par les chefs d’établissements, mais vous avez aussi précisé, au fil de nos questions, que vous pensiez intégrer les violences dans un mouvement descendant, en vous engageant à favoriser la libération de la parole, à réunir les conditions pour que cette parole soit entendue, à respecter le déploiement du programme d’éducation Evars au sein des programmes scolaires des établissements catholiques. Je pense aussi aux précisions apportées dans les lettres de mission des chefs d’établissement, au pilotage des Ogec et des Apel en vue d’une gouvernance saine et, plus globalement, à la formalisation du respect du programme de protection des publics fragiles et du plan Boussole. Tout cela va dans le bon sens. Nous voyons à quel point notre commission d’enquête est utile pour lever des incertitudes, dissiper des malentendus et faire évoluer le cadre législatif, notamment la loi Debré. Nous le constatons, notre priorité commune est la protection des enfants.
Avez-vous déjà eu avec le ministère de l’éducation nationale un échange portant sur l’éventualité d’une rupture de contrat d’association d’un établissement catholique, que l’initiative vienne de vous ou du ministère ?
Dans un monde idéal, pour prévenir les violences, à quelle fréquence devraient avoir lieu les contrôles dans les établissements placés sous votre responsabilité ?
M. Philippe Delorme. Je répondrai non à votre première question. Depuis que j’occupe ces fonctions, je n’ai jamais eu de conversation sur le retrait possible d’un contrat.
S’agissant des contrôles, aujourd’hui – et c’est une très bonne chose –, on cherche avant tout à dresser des constats et à libérer la parole – vous connaissez le syndrome de la fameuse inspection de 1996 à Bétharram lors de laquelle rien n’a été ni vu ni entendu. Mais il me semble important que les contrôles portent aussi sur la prévention, et il faut se poser la question de savoir comment cette dimension peut être prise en compte dans ce cadre.
Quant à la fréquence des contrôles, il y a un écart entre les besoins et ce qui peut être fait. Nous savons quel temps cela réclame. Tous les trois ans, est-ce tenable ? Tous les cinq ans, est-ce suffisant ? Doit-on prévoir un contrôle deux ans après chaque changement de chef d’établissement ? Une chose est sûre, ces règles doivent être pensées collectivement.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie, messieurs.
12. Audition du lieutenant-colonel Cyril Colliou, adjoint à la cheffe de l’Office mineurs (Ofmin), et de Mme Typhaine Desbordes, cheffe du bureau des partenariats et de la communication (3 avril 2025 à 10 heures)
La commission auditionne dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), le lieutenant-colonel Cyril Colliou, adjoint à la cheffe de l’Office mineurs (Ofmin) et Mme Typhaine Desbordes, cheffe du bureau des partenariats et de la communication ([12]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires en recevant le lieutenant-colonel Cyril Colliou, adjoint à la cheffe de l’Office mineurs (Ofmin), et Mme Typhaine Desbordes, cheffe du bureau des partenariats et de la communication.
Mis en place en novembre 2023, l’Ofmin est chargé de lutter contre les infractions les plus graves commises à l’encontre des mineurs, parmi lesquelles les viols et agressions sexuelles perpétrés dans un cadre institutionnel – milieu scolaire, périscolaire, associatif ou religieux.
Ses missions comprennent l’élaboration d’une doctrine opérationnelle à destination de tous les enquêteurs et la production d’une analyse criminelle visant à améliorer la connaissance de cette délinquance.
Il nous semble donc que l’Ofmin a un rôle déterminant à jouer pour améliorer les suites données aux signalements transmis à la police ou à la justice en matière de violences commises contre des enfants dans le cadre de leur scolarité.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Cyril Colliou et Mme Typhaine Desbordes prêtent serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous prie de nous exposer brièvement le rôle de l’Ofmin et de nous expliquer les grandes lignes de son fonctionnement et de nous préciser les moyens dont il dispose.
Par ailleurs, quelle part de vos interventions représentent les violences commises en milieu scolaire ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou, adjoint à la cheffe de l’Office mineurs. L’Ofmin, créé par décret du 29 août 2023, est un service de police judiciaire à compétence nationale, chef de file en matière de lutte contre les violences faites aux enfants. Il s’agit d’un service d’enquête qui conduit des investigations en saisine propre ou en appui de services d’enquête territoriaux.
Nos missions principales sont le renseignement, l’investigation et l’animation.
Tout d’abord, dans le domaine du renseignement, nous collectons, traitons, analysons et diffusons le renseignement relatif à la pédocriminalité. L’Ofmin est le point de contact au central et au niveau international du renseignement relevant de son champ de compétences et qui émane de différents canaux : services territoriaux de la police et de la gendarmerie, parquets et juges d’instruction, pays partenaires – en bilatéral ou via les canaux de coopération classiques tels Interpol et Europol –, associations et ministères.
Ensuite, concernant l’investigation, nous traitons les dossiers relatifs aux profils pédocriminels relevant du « haut du spectre », soit les profils les plus à risque. L’Ofmin gère les investigations les plus complexes et les plus sensibles, notamment celles qui concernent des faits de nature sérielle, avec la commission d’infractions dans un cadre spatio-temporel qui peut être extrêmement important. Nos investigations sont également réalisées dans le champ du numérique, avec un travail d’identification des victimes ainsi que d’identification et de localisation des auteurs utilisant toutes les techniques d’anonymisation sur internet pour échapper aux services d’enquête.
Enfin, notre mission d’animation consiste à piloter la filière mineurs. Outre l’Ofmin, les commissariats et les services de police, qui disposent de services dédiés à la famille et aux mineurs, 17 antennes et détachements de l’Ofmin seront créés au niveau territorial. Le pilotage dépasse le seul environnement policier, puisque l’Ofmin travaille étroitement avec la gendarmerie nationale et coordonne plus largement au niveau national des actions de prévention et de partenariat avec le milieu associatif et les autres ministères.
L’Ofmin est dirigé par une commissaire de police et j’occupe les fonctions d’adjoint en tant que gendarme. Notre structure comprend un pôle opérationnel, un pôle stratégie chargé des partenariats et de la prévention, et un secrétariat général pour les fonctions administratives. Actuellement, nous comptons 52 agents, avec l’objectif d’atteindre 85 personnels.
La création de l’Ofmin répond au fait que la France était l’un des derniers grands pays européens à ne pas disposer d’un service à compétence nationale dédié à cette problématique. Celle-ci était néanmoins appréhendée par différents services dont le Groupe central des mineurs victimes de l’Office central pour la répression de la violence aux personnes (OCRVP) a servi de noyau dur et de base à la constitution de l’Ofmin.
Sa création fait suite à une analyse de la menace réalisée en 2023. En effet, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a mis en exergue que, pour 160 000 enfants victimes de violences sexuelles chaque année, seules 65 300 plaintes sont enregistrées. Ce décalage significatif – avec près de deux victimes sur trois qui ne déposent pas plainte – révèle des dysfonctionnements potentiels ou des difficultés. De plus, un rapport général de l’administration indiquait que 75 % des plaintes pour violences sexuelles sur mineurs faisaient l’objet d’un classement sans suite, avec seulement 3 % des procédures comportant plus de trois pièces. Enfin, 50 % des violences sexuelles sur mineurs, principalement incestueuses, sont commises dans un cadre familial, et 25 % impliquent une personne ayant autorité, comme un enseignant ou un entraîneur sportif.
M. Paul Vannier, rapporteur. Concernant le milieu scolaire, vous avez mentionné que 25 % des 65 000 plaintes recensées visaient des enseignants ou des entraîneurs sportifs. Pourriez-vous nous préciser la proportion et la nature des violences que vous identifiez en milieu scolaire ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. L’étude réalisée par la Ciivise ne se limite pas aux plaintes déposées, mais propose une analyse globale et une projection sur l’ensemble des violences subies par les mineurs, estimées à 160 000 faits. Cette estimation inclut potentiellement la partie immergée de l’iceberg, à savoir les deux tiers des cas qui ne font pas l’objet d’une plainte.
Concernant spécifiquement les violences en milieu scolaire, le ministère de l’intérieur et les services statistiques ne disposent pas d’outils permettant une quantification précise. De plus, la création récente de l’Ofmin ne nous permet pas encore de fournir des données statistiques.
Néanmoins, je peux vous présenter un aperçu empirique basé sur notre activité. Depuis sa création, l’Ofmin a été saisi de 14 affaires liées au milieu scolaire, dont 9 sont toujours en cours. Une majeure partie de ces affaires ont une dimension internationale et concernent des établissements français situés à l’étranger. Ces enquêtes, que nous qualifions de « miroirs », sont ouvertes en France, parallèlement aux investigations menées à l’étranger pour des faits commis dans des établissements français à l’étranger.
Quatre affaires sont assez significatives et éclairantes sur la typologie des faits commis, à savoir : des faits de viols et d’agressions sexuelles sur mineur dans un établissement privé, commis par un maître d’internat ; des faits de viols sur mineurs de 15 ans dans un établissement religieux hors contrat, perpétrés par un prêtre ; la détention d’images pédocriminelles dans un établissement privé par un surveillant ; la détention et la diffusion d’images pédocriminelles dans un établissement scolaire à l’étranger, non affilié à l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE), impliquant le directeur de l’établissement.
L’ouverture d’enquêtes miroirs se justifie par plusieurs raisons.
Premièrement, dans certains pays, les investigations peuvent s’avérer insuffisantes, ne permettant pas de mener l’enquête à son terme de manière satisfaisante.
Deuxièmement, des éléments présents sur le territoire national peuvent potentiellement enrichir l’enquête étrangère, favorisant ainsi une coopération entre les autorités policières et judiciaires des deux pays. Si les investigations à l’étranger s’avèrent insuffisantes, les autorités françaises peuvent préempter le dossier et engager des poursuites sur le territoire national.
Troisièmement, un point crucial concernant le milieu de l’éducation nationale est le risque de sérialité. Si la personne mise en cause a potentiellement exercé une carrière sur le territoire national, il est de notre devoir de déterminer si elle a pu commettre des faits en France préalablement.
La proportion importante d’enquêtes concernant des établissements à l’étranger s’explique par un protocole tripartite signé entre l’Ofmin, l’AEFE et le parquet de Paris, afin de faciliter la remontée des incidents et le partage d’informations sur les situations de violence sur mineurs à l’étranger, que ce soit dans un cadre scolaire ou familial. Les faits sont transmis via un canal de coopération policière, à savoir la Direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS).
M. Paul Vannier, rapporteur. Cette convention tripartite entre l’AEFE, le parquet et l’Ofmin semble effectivement efficace, compte tenu du nombre important de signalements que vous recevez. Existe-t-il des conventions similaires sur le territoire hexagonal, impliquant par exemple des rectorats, des inspections académiques ou le ministère de l’éducation nationale lui-même ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. À ce jour, nous n’avons pas conclu de convention avec le ministère de l’éducation nationale. Cette situation s’explique par la création récente de l’Ofmin. Nous sommes actuellement en phase de développement de nos partenariats et une convention de ce type trouverait effectivement toute son utilité.
Cependant, il est important de souligner que l’absence de convention ne signifie pas l’absence de collaboration opérationnelle avec le ministère de l’éducation nationale. Dans le cadre de nos investigations concernant les victimes mineures sur le territoire national, nous travaillons étroitement avec la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), qui nous apporte un appui pour l’identification des victimes dans certains dossiers.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les dossiers que vous avez évoqués semblent tous concerner des établissements privés, qu’ils soient sous contrat ou hors contrat. Pouvez-vous confirmer cette observation et nous apporter des précisions sur la nature des établissements dans lesquels des victimes vous sont signalées ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. Je n’ai pas effectué de classification des établissements concernés. Cependant, je peux affirmer qu’il n’y a pas de type d’établissement particulièrement visé, qu’il soit sous contrat ou hors contrat. Il est important de souligner que ce type de délinquance et de criminalité ne connaît pas de frontières administratives ou de distinctions entre établissements privés et publics, sous contrat ou hors contrat. Tous les types d’établissements peuvent être concernés, bien que je ne puisse pas vous donner de proportions précises.
Par ailleurs, je tiens à ajouter que nous avons une convention très efficace avec le ministère des sports, de la jeunesse et de la vie associative, appelée « Signal-sports ». Cette cellule est destinataire des remontées d’informations par les fédérations en cas de violences à caractère sexiste et sexuel, notamment impliquant des mineurs. Cette convention de partenariat nous rend également destinataires des informations relatives à l’article 40 du code de procédure pénale transmises par la cellule au parquet territorialement compétent. Cela génère une remontée d’informations intéressante dans le milieu sportif à destination de l’Ofmin.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous constatons donc l’existence d’une convention efficace pour les établissements français à l’étranger, ainsi qu’une convention performante pour les signalements avec le ministère des sports, de la jeunesse et de la vie associative. Il semble logique qu’une convention similaire avec l’éducation nationale puisse voir le jour prochainement. Au-delà de l’absence de convention formelle avec le ministère de l’éducation nationale, êtes-vous saisis d’affaires systémiques sur le territoire hexagonal ? Avez-vous été sollicités, depuis la création de l’Ofmin, pour des affaires telles que celles de Bétharram, Riaumont ou les récentes révélations concernant des lycées en Bretagne ? Existe-t-il des coopérations locales impliquant la police, les procureurs, les associations et le ministère de l’éducation nationale dans le cadre de ces affaires ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. L’Ofmin n’a pas été cosaisi pour les dossiers que vous mentionnez, car la plupart de ces enquêtes ont été ouvertes avant sa création. Au moment où notre office a été mis en place, ces enquêtes étaient déjà bien avancées par les services locaux. Par conséquent, nous ne sommes pas intervenus dans ces investigations.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Bénéficiant de la grande énergie déployée dans les médias par d’autres collectifs de victimes, un collectif structuré ces dernières semaines dans le Finistère vient de déposer une cinquantaine de plaintes. Comment se formalise la cosaisine dans ce type de situation ? Je présume que les victimes ne vous saisissent pas directement. Une cosaisine devrait-elle avoir lieu ? Si c’est le cas, pouvez-vous nous expliquer son fonctionnement ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. La saisine d’un service d’enquête relève du pouvoir souverain du parquet local dans le cadre d’une enquête préliminaire ou de flagrance, ou du juge d’instruction dans le cadre d’une information judiciaire. Cependant, lorsque l’Ofmin est informé de faits justifiant ou nécessitant son intervention, notamment pour des dossiers dépassant les capacités d’investigation des services locaux, nous sommes susceptibles d’intervenir, en cosaisine ou même en saisine exclusive.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous évoquez le pouvoir souverain du parquet ou du juge d’instruction, ainsi que la possibilité d’une cosaisine ou d’une saisine exclusive de l’Ofmin, en fonction des moyens du parquet. Cette procédure est-elle codifiée ? Est-elle systématique dans les cas d’affaires systémiques, comme celle impliquant 50 plaintes sur un même établissement sur plusieurs années ? Existe-t-il une convention écrite relative aux modalités de saisine entre les parquets et l’Ofmin ? Ces modalités sont-elles précisées dans le texte relatif à votre création ? Il est important que les collectifs de victimes qui nous écoutent comprennent clairement le fonctionnement de ce processus.
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. Je tiens à préciser que j’évoquais les moyens des services d’enquête locaux, et non de ceux du parquet.
Aucune codification n’existe à ce sujet. La création de l’Ofmin est encadrée par un décret de compétences. En outre, le code de procédure pénale encadre l’action d’investigation des services d’enquête sous l’autorité du parquet ou du juge d’instruction. Seul le magistrat est à même de saisir un service d’enquête. Néanmoins, en raison de notre positionnement et des remontées d’informations que nous recevons – par les services d’enquête, les juridictions ou les associations d’aide aux victimes –, lorsque nous identifions un dossier complexe, l’Ofmin peut contacter le service local, évaluer le dossier et proposer ses services au service d’enquête ainsi qu’au magistrat chargé des investigations.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. L’Ofmin a regroupé des professionnels spécifiquement formés aux enquêtes sur les violences faites aux mineurs, notamment au recueil et à l’analyse de la parole de l’enfant, ainsi qu’aux dérives systémiques. On imagine donc la plus-value de l’Ofmin pour des enquêtes complexes et systémiques. Cependant, l’absence de codification concernant l’ampleur des sujets et le moment de votre saisine me surprend. À l’inverse, votre action de communication vis-à-vis des juridictions, auxquelles vous proposez vos services, est intéressante. Pourriez-vous la détailler ? Dans le cadre d’une procédure judiciaire, on s’attendrait à un processus plus formalisé qu’une simple « offre de service ».
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. Le principe de l’Office central, service d’investigation à compétence nationale, n’est pas nouveau. Il existe différents offices pour divers types de contentieux, comme l’Office français antistupéfiants (Ofast) pour la lutte contre les trafics de stupéfiants, ou d’autres en matière d’environnement ou de lutte contre le travail illégal. Aucune de ces structures ne fonctionne selon des normes strictement définies. L’Ofmin est saisi de la même manière que les autres offices.
Concernant notre action de communication auprès des juridictions, l’Ofmin réalise actuellement un tour de France des cours d’appel, autour desquelles sont réunis les magistrats traitant de près ou de loin du contentieux relatif aux mineurs, comme les juges des enfants et les juges d’instruction. Nous leur présentons l’Ofmin, leur exposons un état de la menace, les sensibilisons à certains phénomènes et les informons des possibilités de nous saisir, au titre de l’évaluation d’un dossier ou pour mener des investigations sur des dossiers complexes et sensibles.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ce travail de communication est d’autant plus crucial que, depuis le début de nos travaux, auditions et rencontres, l’existence, la saisine ou l’interpellation de l’Ofmin n’ont pas été évoquées par les associations et collectifs de victimes ou de professionnels. Bien que vous soyez une structure récente, il semble nécessaire de poursuivre ce travail de communication au sein du réseau des professionnels de la protection de l’enfance.
Concernant le lien avec le ministère de l’éducation nationale, avez-vous connaissance de l’application Faits établissement ? Celle-ci existe dans les établissements publics et comprend quatre catégories, dont une dédiée au signalement de violences ou d’agressions physiques ou sexuelles sur des élèves. La ministre de l’éducation nationale a annoncé son déploiement prochain dans les établissements privés. Voyez-vous dans ce dispositif de signalement une opportunité d’interaction pour vous saisir de certaines affaires, notamment dans la perspective d’une éventuelle convention de fonctionnement avec ce ministère ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. Je déplore l’absence d’évocation de l’existence de l’Ofmin par les associations. Cependant, je ne pense pas que cela signifie qu’elles ignorent notre existence. Des associations comme l’Enfant bleu et des membres de la Ciivise, avec lesquels nous entretenons des partenariats plus ou moins formalisés, ont connaissance de notre travail. Nous sommes d’ailleurs membres de la Ciivise, puisque deux personnels de l’Ofmin sont présents au sein de cette structure.
Quant à l’application Faits établissement, la formalisation de canaux de remontée d’informations au sein du ministère de l’éducation nationale trouve leur utilité, a fortiori si ces informations opérationnelles nous parviennent et nous permettent d’avoir une vision globale des phénomènes. Au-delà de l’investigation et du travail, le rôle de l’office est également de produire un état de la menace et de renseigner les autorités sur les phénomènes émergents. Notre rôle est également de proposer des ripostes opérationnelles et de revendiquer la saisine sur des dossiers difficiles.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment l’Ofmin identifie-t-il les personnes qui consultent des contenus pédopornographiques ? Une personne qui consulte régulièrement ce type de contenus est-elle systématiquement détectée ? Dans quelle mesure les faits de violences sexuelles contre les mineurs sont-ils associés à la consommation de ce type de contenu pédopornographique ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. La terminologie est cruciale et il pourrait être nécessaire d’envisager des modifications législatives à cet égard. Nous ne parlons pas de « violences pédopornographiques », car il existe une contradiction entre le préfixe « pédo » et la notion de pornographie, qui implique un consentement, ce qui est inconcevable lorsqu’il s’agit de mineurs. Nous privilégions donc le terme « pédocriminalité ». De même, nous ne parlons pas de « tourisme sexuel », mais de « pédocriminalité itinérante ». Ces choix sémantiques sont essentiels pour nous.
Concernant l’identification des auteurs dans le cadre de la pédocriminalité en ligne, nous faisons face à une explosion des cas. En 2023, nous avons reçu 170 000 signalements, soit une moyenne de 465 par jour, ce qui dépasse nos capacités de traitement actuelles.
Ces signalements proviennent principalement de la fondation américaine National Center for Missing & Exploited Children (NCMEC), qui collabore avec les grandes plateformes numériques, réalisant de la détection spontanée sur leurs outils.
Notre deuxième source d’information provient des cyberpatrouilles. Les agents effectuent une veille sur internet et utilisent des techniques d’enquête sous pseudonyme, en se faisant passer pour des adultes ou des mineurs sur diverses plateformes. Sur les plateformes fréquentées par les mineurs, l’entrée en contact avec un pédocriminel s’établit généralement en moins d’une minute.
Nous recevons également des informations de nos partenaires étrangers et utilisons des bases de données internationales répertoriant les contenus pédocriminels connus. Notre mission consiste à identifier les auteurs et les victimes sur ces contenus lorsqu’ils sont inconnus.
En 2024, nos investigations ont permis d’identifier 60 victimes inconnues, dont 20 étaient encore en situation d’exploitation sexuelle. La plus âgée avait 12 ans et le plus jeune avait 1 mois. La mission d’identification des auteurs et des victimes a constitué l’essentiel de notre activité opérationnelle en 2024.
M. Paul Vannier, rapporteur. Constatez-vous un lien entre la consommation de ces contenus pédocriminels – merci à cet égard d’attirer notre attention sur les termes – et des passages à l’acte ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. En la matière, nous parlons d’un continuum.
Notre pôle opérationnel est structuré en deux sections distinctes. La section des atteintes générales traite de la pédocriminalité dans le monde physique. Elle concerne principalement la cellule familiale et les sphères institutionnelles, comme la sphère religieuse, le milieu scolaire et le milieu sportif. La seconde section se concentre sur la pédocriminalité en ligne. Il est crucial de comprendre que ces deux typologies d’infraction constituent un continuum et se nourrissent mutuellement. Le numérique nécessite le physique pour exister, car les contenus pédocriminels proviennent d’agressions réelles.
Nous estimons que le risque de passage à l’acte d’un consommateur de contenus pédocriminels est d’environ 40 %. Cette réalité souligne l’importance d’approfondir les investigations numériques lors d’enquêtes sur des violences sexuelles. L’examen des supports numériques des suspects permet souvent de découvrir du matériel pédocriminel supplémentaire, voire des preuves d’agressions enregistrées.
Il existe donc une véritable interaction entre ces deux aspects des violences envers les mineurs.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Existe-t-il un accès facilité aux ordinateurs professionnels des encadrants lors des inspections académiques ou générales dans les établissements scolaires faisant suite à des signalements de violence ou d’agression ? Serait-il souhaitable qu’il y ait un lien entre les aspects numérique et physique que vous évoquez ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. Les investigations numériques relèvent de moyens coercitifs encadrés par la procédure pénale et sont sous le contrôle d’un magistrat. Bien que l’utilité d’un tel accès soit indéniable pour la détection de comportements répréhensibles, la légalité et les possibilités juridiques d’accorder ce pouvoir aux autorités de contrôle du ministère de l’éducation nationale soulèvent des questions.
De plus, l’analyse des supports numériques requiert des compétences assez spécifiques. Les enquêteurs spécialisés en cybercriminalité, qu’ils soient de la police ou de la gendarmerie, suivent plusieurs semaines de formation et acquièrent une expertise dans la pratique. Cette technicité est d’autant plus cruciale que les pédocriminels en ligne développent des connaissances de plus en plus avancées des outils pour dissimuler les dossiers.
M. Paul Vannier, rapporteur. Existe-t-il un traitement particulier lorsque vous comprenez qu’un pédocriminel exerce en milieu scolaire ? À quel stade d’une éventuelle procédure transmettez-vous une alerte à l’employeur ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. L’Ofmin opère dans un cadre judiciaire précis. Par principe, nous n’informons pas la hiérarchie ou les autorités d’emploi lorsqu’un suspect est identifié. Cependant, lorsque nous détectons un risque imminent de passage à l’acte, que ce soit dans le milieu scolaire, sportif ou familial, nous accélérons nos investigations pour procéder à l’interpellation du mis en cause dans les plus brefs délais, afin de prévenir un tel passage à l’acte. Il est important de noter que l’information des autorités d’emploi pourrait compromettre l’enquête, notamment en raison du risque de fuite. Nous avons malheureusement déjà été confrontés à de telles situations dans certains dossiers.
M. Paul Vannier, rapporteur. Actuellement, des vérifications des antécédents judiciaires sont effectuées pour les enseignants et le personnel scolaire, notamment la consultation du bulletin n° 2 du casier judiciaire et du fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais). Estimez-vous ces mesures suffisantes pour prévenir d’éventuelles récidives en matière de violences physiques ou sexuelles sur des enfants ? Si elles vous semblent insuffisantes, quelles dispositions complémentaires préconiseriez-vous ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. La récidive, au sens juridique, désigne la commission d’une infraction similaire après une condamnation définitive pour une première infraction. Le suivi du Fijais est assuré par le ministère de l’éducation nationale, en collaboration avec l’autorité judiciaire. Néanmoins, les services d’enquête de la police et de la gendarmerie peuvent être amenés à avoir des informations, notamment dans le cadre du suivi de certaines obligations, telles que la présentation régulière devant une brigade de gendarmerie ou un commissariat de police pour les personnes sous contrôle judiciaire. Au-delà de ces modalités de contrôle et de suivi, je ne vois pas, à mon niveau, d’autres moyens pour prévenir la récidive. Il convient de noter que, bien que l’on constate empiriquement un taux de récidive relativement élevé en matière de pédocriminalité, nous n’avons pas identifié de cas de récidive spécifiquement au sein du ministère de l’éducation nationale.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez indiqué que 75 % des 65 000 plaintes pour violences sexuelles sur mineurs étaient classées sans suite, et que seulement 3 % de ces plaintes donnaient lieu à plus de trois actes d’enquête. Comment expliquer une si faible proportion de plaintes conduisant à davantage que trois actes d’enquête ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. Je précise que 3 % des dossiers donnent lieu à trois actes d’enquête, en plus des auditions réalisées dans le cadre des investigations.
Cette situation s’explique par un manque de moyens au sein des services. À moyens constants, il est nécessaire d’établir des priorités. Ces dernières années, même si un travail important est encore à faire, un effort considérable a été consacré à la lutte contre les violences intrafamiliales et les violences faites aux femmes, ce qui a pu potentiellement se faire au détriment de la lutte contre les violences faites aux mineurs.
Un autre facteur crucial est le manque de formation des enquêteurs. Certains dossiers sont extrêmement complexes à résoudre. L’importance croissante du numérique dans ce type de contentieux, y compris pour les agressions physiques, nécessite du temps, des compétences et des outils spécifiques qui font encore défaut dans de nombreux endroits.
Des efforts significatifs sont actuellement réalisés, notamment en matière de formation à l’accueil et au recueil de la parole des mineurs. Des stages spécifiques sont dispensés au sein de la police et de la gendarmerie nationales, axés sur l’audition des mineurs victimes, suivant le protocole du National Institute of Child Health and Human Development (NICHD). Cependant, le nombre de personnels formés au recueil de la parole reste insuffisant.
Je peux citer un cas récent où l’Ofmin a repris un dossier classé sans suite il y a cinq ou six ans. L’analyse de la procédure a révélé l’absence d’investigations numériques. En poursuivant les investigations, l’Ofmin a pu, grâce à la perquisition et à l’exploitation des supports numériques de l’auteur présumé, découvrir du contenu pédocriminel mettant en scène les deux enfants à l’origine de la procédure. Ce cas illustre l’échec des investigations initiales. Dans ce dossier, le rapport d’expertise réalisé mettait en cause la parole des enfants, dont les auditions n’avaient potentiellement pas été menées de la façon dont elles auraient dû être conduites.
L’Ofmin s’efforce d’apporter un appui méthodologique aux enquêteurs, en élaborant des doctrines, qui sont diffusées très largement au niveau national et décrivent les infractions types. Ces documents indiquent, par exemple, les spécificités du recueil de la parole des mineurs handicapés ou atteints de troubles cognitifs, surreprésentés parmi les victimes. Nous rédigeons des méthodologies d’enquête, diffusées aux enquêteurs afin de les aider dans leurs investigations. L’Ofmin s’efforce de diffuser et valoriser le travail et l’action de nos partenaires.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous espérons que cette audition contribuera à mieux faire connaître le travail de l’Ofmin. Vous avez mentionné avoir récemment repris un dossier classé sans suite et, grâce à vos investigations, démontré une agression. Comment avez-vous pu être saisi d’un dossier classé sans suite il y a plusieurs années ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. Dans le cas évoqué, il s’agissait de faits de viol.
Les modes de saisine sont très variables. Il peut s’agir de la révélation de nouveaux faits par d’autres victimes, nous conduisant à réexaminer d’anciens dossiers. Dans ce cas précis, des images des viols ont été détectées sur internet.
Concernant la veille et la cyberpatrouille, nous développons et utilisons des logiciels de détection d’échanges de contenus entre internautes, notamment sur les logiciels de pair-à-pair, ce qui constitue un mode d’action et de recherche en ligne.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous avez évoqué les profils les plus à risque en matière de pédocriminalité et de sérialité. Êtes-vous en mesure de nous exposer des facteurs ou des environnements qui augmenteraient les risques de cette sérialité ? Avez-vous pu établir un bilan ou un rapport pouvant éclairer sur les facteurs accroissant ces risques ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. Nous ne sommes pas des scientifiques, des psychologues ou des experts psychiatres. Ces professionnels seraient probablement mieux placés pour répondre à ces questions. Néanmoins, nos observations au sein de l’Ofmin révèlent qu’il n’existe pas de profil type de pédocriminel. Nous constatons que des pédocriminels se trouvent dans toutes les strates de la société. L’âge des auteurs varie considérablement, allant de 14 ans pour les plus jeunes, commettant des actes sur des mineurs plus jeunes, jusqu’à des individus de 65 ou 70 ans. Toutes les zones géographiques sont concernées, sans distinction notable entre zones rurales et urbaines, ce qui est assez caractéristique de ce type de contentieux. Toutes les catégories socioprofessionnelles sont représentées. Le seul facteur significatif est que 97 % des pédocriminels sont des hommes.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Il est important de souligner qu’il n’existe pas de profil type ni d’environnement spécifique, que toutes les catégories sociales sont concernées, aussi bien dans les territoires ruraux que dans les grandes villes, et que les auteurs sont majoritairement des hommes.
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. Il n’existe pas de profil type, mais on les retrouve aussi bien sur internet que dans la vie réelle, là où il y a des enfants. C’est pourquoi ces problématiques se manifestent en milieu scolaire, dans la cellule familiale, ainsi que dans le monde du sport et associatif.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous constatons l’importance de votre travail de formalisation des protocoles, ce qui s’avère important dans le cadre de notre commission d’enquête, notamment concernant la question des signalements. Nous avons en effet observé des défaillances dans les protocoles de signalement, tant au niveau ministériel qu’au niveau des établissements.
Nous avons constaté, dans de nombreux dossiers systémiques d’agression et de violence sexuelle envers des mineurs, des cas de fugues répétées d’internats en milieu rural, la nuit. Souvent, ce sont les gendarmes qui retrouvaient les enfants en fugue sur le bord des routes ou grâce au signalement de parents ou de tiers, avant de les ramener dans les internats. Dans certains établissements, ces fugues étaient fréquentes, impliquant parfois les mêmes enfants. Les fugues font-elles l’objet d’un classement particulier au sein des services de gendarmerie et de police dans la nomenclature des signalements ? Des fugues répétées d’un internat seraient-elles aujourd’hui remontées à l’Ofmin pour détecter d’éventuelles problématiques systémiques envers des mineurs ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. En tant qu’ancien commandant de compagnie de gendarmerie départementale, j’ai eu sous ma responsabilité des internats, mais je n’ai pas identifié cette problématique durant mon temps de commandement. Ce n’est pas non plus un sujet que nous traitons particulièrement. Au sein de la gendarmerie, il existe une base de données de sécurité publique (BDSP), qui permet de recenser et classifier tous les événements par type. Lors de mon expérience passée, je n’ai pas noté de liens avérés entre les fugues et d’éventuels faits de violences, notamment sexuelles, dans les internats.
Néanmoins, il va sans dire que, dans le cas de fugues répétées, des investigations sont généralement menées dans un cadre administratif. Des auditions de la victime peuvent être réalisées et conduire à la révélation de tels faits, à condition que les enquêteurs créent un climat propice à cette révélation.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez indiqué qu’il n’y a pas de différence entre les zones géographiques concernant les auteurs ou les victimes de violences pédocriminelles. Qu’en est-il des outre-mer, où il existe des zones géographiquement très isolées, y compris au regard de la présence de services publics et de moyens de police et de gendarmerie ? Avez-vous des signalements particuliers, exercez-vous une vigilance spécifique ou une action ciblée dans votre champ d’action pour ces territoires ?
Lieutenant-colonel Cyril Colliou. Effectivement, les territoires ultramarins font partie du travail d’animation et de coordination mené par l’Ofmin. Un personnel de l’Office s’est récemment rendu en Polynésie française dans le cadre d’un audit local de la Ciivise. Nous avons identifié des spécificités locales et des besoins, notamment en matière de formation. C’est un travail que nous menons actuellement. Dans le cadre de la création des antennes et des détachements que j’évoquais précédemment, la France métropolitaine sera concernée, mais également la France de l’outre-mer.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous vous remercions.
13. Table ronde réunissant des représentants des syndicats représentatifs des enseignants du public (3 avril 2025 à 11 heures)
La commission auditionne, sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), des représentants des syndicats représentatifs des enseignants du public : MM. Brice Castel et Éric Nicollet, secrétaires nationaux de la Fédération syndicale unitaire (FSU) ; Mme Karine Fromont, secrétaire nationale en charge de la qualité de vie et des conditions de travail du Syndicat des enseignants de l’Union nationale des syndicats autonomes (SE-Unsa), et Mme Caroline Briot, référente nationale des personnels d’éducation ; M. Christophe Lalande, secrétaire fédéral de la Fédération nationale de l’enseignement, de la culture et de la formation professionnelle – Force ouvrière (Fnec FP-FO) ; M. Christophe Bonnet, secrétaire national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) éducation, formation, recherche publiques, et M. Laurent Kaufmann, secrétaire fédéral ; M. Xavier Perinet‑Marquet, membre du bureau national et de la commission 1er degré du Syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur (Snalc) ; Mme Marion Jasseron, co‑secrétaire de la Fédération solidaires, unitaires et démocratiques (SUD) éducation, et Mme Ange Fernandez, mandatée antisexisme pour SUD éducation ([13]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Dans le cadre de l’enquête sur le contrôle étatique et la prévention des violences dans les établissements scolaires, nous accueillons aujourd’hui les représentants de syndicats représentatifs des enseignants du secteur public :
– MM. Brice Castel et Éric Nicollet, secrétaires nationaux de la Fédération syndicale unitaire (FSU) ;
– Mme Karine Fromont, secrétaire nationale chargée de la qualité de vie et des conditions de travail du Syndicat des enseignants de l’Union nationale des syndicats autonomes (SE-Unsa), et Mme Caroline Briot, référente nationale des personnels d’éducation ;
– M. Christophe Lalande, secrétaire général de la Fédération nationale de l’enseignement, de la culture et de la formation professionnelle – Force ouvrière (Fnec FP-FO) ;
– M. Christophe Bonnet, secrétaire national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) éducation, formation, recherche publique, et M. Laurent Kaufmann, secrétaire fédéral ;
– M. Xavier Périnet-Marquet, membre du bureau national et de la commission 1er degré du Syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur (Snalc) ;
– et Mme Ange Fernandez et Mme Marion Jasseron de la Fédération solidaires, unitaires et démocratiques (SUD) éducation.
Notre objectif est de comprendre les modalités de gestion d’éventuels mauvais traitements dont des élèves seraient victimes de la part d’adultes présents au sein des établissements et les mesures préventives mises en place.
Nous entendrons ultérieurement les représentants syndicaux des personnels de direction, d’inspection, ainsi que ceux des différents personnels de l’enseignement privé.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Brice Castel, M. Éric Nicollet, Mme Karine Fromont, Mme Caroline Briot, M. Christophe Lalande, M. Christophe Bonnet, M. Laurent Kaufmann, M. Xavier Perinet-Marquet, M. Ange Fernandez et Mme Marion Jasseron prêtent serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pour commencer, j’aimerais savoir comment vos organisations ont vécu l’affaire Bétharram. Se sont-elles saisies en interne des problématiques soulevées ? Si c’est le cas, de quelle manière ?
M. Éric Nicollet, secrétaire national de la Fédération syndicale unitaire (FSU). En tant que première fédération syndicale de l’éducation, la FSU représente l’ensemble des métiers et des personnels.
Nous souhaitons souligner que les récentes révélations de violences en milieu scolaire, particulièrement dans les établissements privés sous contrat comme Bétharram, mettent en lumière les défaillances de l’État en matière de contrôle de ces établissements. Il est temps que l’État reconnaisse qu’il n’a pas su assurer la protection des victimes durant toutes ces années. Nous appelons à la mise en œuvre urgente d’une politique déterminée visant à éradiquer ces violences, qu’elles soient morales, physiques ou sexuelles, et à en assurer la prévention.
Bien que ces situations puissent survenir dans tous les établissements, elles restent heureusement des cas isolés dans le public, même si leur traitement n’est pas sans poser des difficultés. Cependant, force est de constater que, sans incriminer l’ensemble des établissements privés sous contrat, c’est principalement dans les établissements privés confessionnels que se concentrent des pratiques dites éducatives fondées sur la coercition, voire les sévices.
Mme Karine Fromont, secrétaire nationale chargée de la qualité de vie et des conditions de travail du Syndicat des enseignants de l’Union nationale des syndicats autonomes (SE-Unsa). L’Unsa Éducation, qui représente également l’ensemble des personnels, souhaite élargir le débat au-delà du cas des enseignants concernant cette problématique qui nous est chère. Nous n’avons pas attendu les récentes actualités pour nous soucier de cette question. Nous collaborons déjà avec le Comité national d’action laïque (CNAL) sur ces sujets depuis longtemps, ce qui démontre l’importance que nous avons toujours accordée au contrôle des établissements privés.
M. Christophe Lalande, secrétaire fédéral de la Fédération nationale de l’enseignement, de la culture et de la formation professionnelle – Force ouvrière (Fnec FP-FO). Concernant l’affaire Bétharram, nous notons l’exigence que la justice traite ces faits. Nous sommes surpris qu’il y ait eu si peu de réactions après 112 plaintes et qu’une telle affaire ait pu perdurer aussi longtemps, malgré des rapports apparemment positifs.
Je souhaite cependant recentrer mon propos sur la question du financement des écoles privées sous contrat. Nous nous interrogeons sur le nombre d’établissements privés potentiellement concernés par des pratiques douteuses qui bénéficient de fonds publics. Chaque année, entre 12 et 15 milliards d’euros de fonds publics sont détournés pour financer l’école privée, à 95 % catholique. La libre administration de ces écoles permet parfois la diffusion de propos problématiques. Par exemple, selon L’Express, il aurait été déclaré à Stanislas que tomber enceinte après un viol serait un « cadeau de Dieu ». Nous trouvons préoccupant l’amalgame qui peut exister entre un enseignement catholique privé et un enseignement public avec des personnels sous statut.
Le caractère propre des établissements privés catholiques implique certains fonctionnements spécifiques, ce qui soulève la question du contrôle. Nous regrettons de ne pas avoir pu être accompagnés d’un inspecteur de l’éducation nationale aujourd’hui. Celui-ci aurait pu témoigner de la surcharge de travail engendrée par la décision de Mme la ministre Borne de demander aux inspecteurs de contrôler les établissements privés, au détriment de leur mission principale de contrôle, d’aide et de soutien aux équipes des écoles publiques. Il existe donc une vraie question sur qui doit exercer ces missions de contrôle.
Pour limiter le développement parfois très volontariste de l’enseignement privé, notamment à travers des dispositifs comme Parcoursup ou la loi Blanquer, il faudrait revenir à la situation antérieure aux lois Debré : fonds publics pour l’école publique, fonds privés pour l’école privée.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je rappelle l’objet de nos travaux d’enquête qui ont trait aux modalités de contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires. Je remercie chacun de s’attacher à répondre aux questions précises que nous pourrons poser.
M. Christophe Bonnet, secrétaire national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) éducation, formation, recherche publique. La CFDT dispose de deux fédérations distinctes : l’une dédiée à l’éducation, la formation et la recherche publique, couvrant l’ensemble du système éducatif public, et l’autre consacrée à la formation et à l’enseignement privé.
Cependant, l’affaire qui nous occupe aujourd’hui — qui n’est pas un cas isolé puisqu’un conflit similaire a eu lieu dans le même département concernant une école de Pau et son interprétation assez large du caractère propre — nous amène, en concertation avec nos deux fédérations, à interroger les limites du concept de caractère propre. Certes, ce concept bénéficie d’une protection quasi constitutionnelle, mais son interprétation soulève des questions quant au contrôle. Nous le constatons notamment dans les débats sur l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle, qui ne sont pas sans lien avec le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui. Il est difficile de faire entendre que le caractère propre n’emporte pas tout.
Cette situation nous incite également à nous interroger sur le système éducatif public, où des problèmes peuvent également survenir. Nous devons réfléchir aux outils mis en place et surtout à la manière dont nous préparons nos collègues à faire face à de telles situations, afin qu’ils sachent quels leviers actionner, qu’ils aient confiance en l’efficacité de ces actions et qu’ils soient formés à détecter ce type de situations. Nous sommes conscients que la formation continue des enseignants est dans une situation catastrophique.
M. Xavier Périnet-Marquet, membre du bureau national et de la commission 1er degré du Syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur (Snalc). Nous ne sommes pas surpris par cette affaire. Cependant, l’ampleur des faits est effectivement surprenante. Nous n’avions pas connaissance de faits aussi graves. De tels événements pourraient également se produire dans le secteur public. Néanmoins, la différence réside dans le caractère propre des établissements privés. Dans le public, les personnels sont fonctionnaires et sont donc soumis à un contrôle beaucoup plus rigoureux que dans le privé. Cette distinction est extrêmement importante, bien qu’elle n’exclue pas la possibilité de situations inacceptables dans le secteur public.
Mme Marion Jasseron, co-secrétaire de la Fédération solidaires, unitaires et démocratiques (SUD) éducation. À SUD éducation, nous nous interrogeons depuis plusieurs années sur la question des droits des enfants et des violences qui leur sont infligées. C’est un sujet dont nous nous saisissons de plus en plus. Les révélations de l’affaire Bétharram nous ont profondément indignés, comme l’ensemble de la société, et ont renforcé notre détermination à travailler sur ces questions, notamment en collaboration avec le Syndicat unitaire national démocratique des personnels de l’enseignement et de la formation privés (Sundep), membre de l’Union syndicale Solidaires.
Nos réflexions sur les événements survenus à Bétharram et dans d’autres instituts récemment mis en cause nous ont amenés à plusieurs constats.
Tout d’abord, nous observons une spécificité de l’enseignement privé qui, selon nous, peut être le terreau d’une éducation réactionnaire et traditionaliste, potentiellement propice à la diffusion d’une culture d’extrême droite niant les droits des enfants. Nous considérons cela comme extrêmement dangereux et préoccupant. Ces établissements scolaires ont déjà été pointés du doigt, notamment par le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), qui a révélé de nombreuses violences sexuelles commises en leur sein.
Nous nous sommes également demandé si ces problèmes sont spécifiques à l’enseignement privé. Bien que les violences sexuelles soient moins médiatisées dans le public, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas un système et une non-prise en charge au sein du ministère qui contribuent à invisibiliser ces violences sexuelles, physiques ou morales envers les enfants.
S’il existe une omerta générale sur les violences sexistes et sexuelles dans la société, particulièrement envers les enfants, il n’y a aucune raison que le ministère échappe à ce phénomène. La culture de l’inceste et la culture du viol existent dans notre société et traversent également le milieu scolaire. Rappelons que la Ciivise a rapporté que 10 % des témoignages concernant des faits de pédocriminalité avaient lieu dans des institutions et trois personnes sur dix indiquaient que ces violences se produisaient dans des établissements scolaires. Il est difficile de croire que seuls les établissements privés sont concernés.
De même, le Collectif féministe contre le viol a souligné, dans le cadre d’une ligne d’écoute mise en place à la suite aux travaux de la Ciivise sur la pédocriminalité, que les enseignants représentaient la troisième profession la plus citée parmi les agresseurs présumés. Il existe donc un problème spécifique à l’enseignement privé, mais également un problème plus général de prise en charge des violences faites aux enfants par le ministère, ainsi qu’une forme d’invisibilisation de ces violences.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. J’aimerais aborder le rôle que vous jouez, en tant que syndicats, lorsque des signalements sont effectués ou que des affaires sont révélées au sein d’un établissement.
Disposez-vous d’un service juridique dédié qui intervient sur les sujets de violences faites aux enfants par un adulte en position d’autorité ? Je précise que le cadre de notre commission d’enquête ne couvre pas le harcèlement scolaire ou la violence entre élèves.
Par exemple, lorsque des parents révèlent des faits ou se plaignent auprès du chef d’établissement ou qu’un enseignant révèle des faits qui seraient commis par un autre enseignant, s’adressent-ils à vous ? Quelles actions entreprenez-vous auprès de l’administration ? À quel niveau intervenez-vous ou êtes-vous déjà intervenus ?
Sur le plan judiciaire, avez-vous établi un protocole d’action ? Avez-vous déjà mené des actions, que ce soit des signalements au titre de l’article 40 du code de procédure pénale ou des constitutions de partie civile ?
Quel est le rôle de votre syndicat et quelles actions avez-vous déjà entreprises, tant sur le plan administratif que judiciaire ?
M. Brice Castel, secrétaire national de la FSU. Pour la FSU, je tiens à apporter une réponse générale, notre organisation étant structurée en syndicats nationaux. Bien qu’il existe une convergence dans le fonctionnement, chaque syndicat national peut avoir son propre fonctionnement spécifique.
Nous disposons, dans plusieurs syndicats nationaux, de cellules juridiques offrant un éclairage sur la réglementation. Le sujet central concerne les sollicitations émanant des personnels, principalement des enseignants, lorsqu’ils ont connaissance de situations problématiques et ne savent pas comment agir. Cette difficulté est fréquemment soulevée, les personnels se trouvant souvent démunis face à ces situations. Nos sections locales interviennent en soutien pour les orienter vers les interlocuteurs appropriés afin de signaler ces situations. Lorsque cela est nécessaire, nous accompagnons notamment les personnels ayant recueilli la parole d’élèves ou identifié des problématiques de violence, et qui se retrouvent parfois seuls, sans soutien institutionnel face aux conséquences personnelles de leur action. Dans ces cas, nous intervenons pour solliciter les unités existantes, par exemple pour un accompagnement psychologique de ces personnels.
Concernant l’orientation vers les interlocuteurs compétents pour signaler les faits, faire cesser les situations problématiques et protéger les victimes, notre action se déploie sous forme de conseils. Nous guidons les personnels vers les procédures existantes et, si nécessaire, lorsqu’il s’agit d’un problème plus systémique, par exemple au sein d’un établissement où l’institution ne prend pas en charge la situation, nous intervenons en tant que représentants du personnel. Nous signalons alors la difficulté aux autorités de l’éducation nationale et nous assurons que les éléments remontés sont bien pris en compte.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans le cas de votre syndicat, vous limitez-vous au conseil et au courrier pour faire remonter les informations aux autorités dans le cadre de la démarche administrative, ou entreprenez-vous également des démarches judiciaires ?
M. Brice Castel. À mon niveau, je n’ai pas connaissance de démarches judiciaires.
M. Éric Nicollet. Effectivement, il n’y a pas de démarche judiciaire initiée par les premiers alertés, qu’il s’agisse des enseignants, des conseillers principaux d’éducation (CPE), des assistants sociaux ou des infirmières. Cette réflexion émerge de nos échanges entre différents métiers. Nous constatons que chacun s’interroge sur le devenir de son alerte une fois celle-ci émise. Le processus habituel consiste à alerter l’inspecteur de circonscription qui, selon la gravité du fait, intervient directement ou alerte à son tour le directeur académique des services de l’éducation nationale (Dasen). Cependant, nous observons rarement un retour sur le traitement de ces alertes.
Mme Karine Fromont. Notre action se concentre sur l’accompagnement et l’information, en aidant notamment à distinguer les différentes procédures existantes. Nous mettons l’accent sur la prévention, en expliquant comment activer une procédure, différencier une information préoccupante (IP) d’un signalement au procureur, afin que nos collègues maîtrisent précisément la démarche et l’action correspondante, ce qui peut parfois s’avérer complexe.
Nous menons également des actions de prévention pour expliquer aux collègues la capacité de réorienter, car nous ne sommes pas toujours en mesure d’agir de manière optimale au moment opportun. Nous abordons la question du fonctionnement de la voie hiérarchique.
En complément, nous proposons un accompagnement psychologique pour aider les collègues à gérer l’aspect émotionnel de ces situations.
Notre approche se concentre donc davantage sur ces aspects que sur la dimension judiciaire.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Qualifieriez-vous cette démarche de formation des enseignants ou plutôt d’information ?
Mme Karine Fromont. Je préfère parler de sensibilisation. La formation impliquerait une démarche plus approfondie, nécessitant plus de temps. L’information seule ne suffit pas, car il ne s’agit pas simplement de transmettre des données, mais d’expliquer davantage. On pourrait même évoquer le terme d’acculturation.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Cette approche est-elle systématisée au sein de votre syndicat ?
Mme Karine Fromont. Effectivement, nous l’intégrons dans un cadre plus global, incluant, par exemple, les questions relatives aux atteintes à la laïcité. Nous proposons ces formations sur diverses thématiques et sur les procédures qui en découlent dans le cadre de nos métiers.
M. Christophe Lalande. Le syndicat n’a pas vocation à se substituer à la chaîne hiérarchique. En tant que fonctionnaires d’État, nous avons l’obligation d’intervenir face à des situations de maltraitance constatées, en saisissant en premier lieu notre hiérarchie pour qu’elle agisse, soit en portant plainte au pénal, soit en prenant des mesures disciplinaires à l’égard des personnels concernés. C’est ce qui nous distingue notamment de l’enseignement privé, où les moyens d’action sont beaucoup plus flous. Je tiens à souligner que je n’ai pas connaissance dans le public d’une affaire ayant donné lieu à 112 plaintes sans aucune réaction.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous dites que vous en référez à votre hiérarchie. Avez-vous la possibilité de faire directement un signalement au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, sans passer par la hiérarchie, ou de vous porter partie civile dans une affaire en déposant plainte ?
M. Christophe Lalande. Au nom de notre organisation syndicale ou à titre personnel ?
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous avez indiqué que, pour votre organisation syndicale, il convient d’en référer à la hiérarchie.
M. Christophe Lalande. J’ai précisé qu’en tant que fonctionnaires d’État, nous avons cette obligation.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pour cette audition, vous parlez au nom de FO.
M. Christophe Lalande. Il n’y a pas de sujet syndical sur cette question. Notre syndicat n’a pas vocation à intervenir pour dénoncer telle ou telle affaire. C’est notre devoir de fonctionnaires d’État et de la hiérarchie d’intervenir pour protéger les élèves sous notre responsabilité.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Votre syndicat sensibilise les enseignants, syndiqués et non-syndiqués. Dans le cadre de cette sensibilisation, abordez-vous également la possibilité pour un enseignant qui aurait signalé une information à la hiérarchie d’utiliser un autre canal pour remonter une information grave ?
M. Christophe Lalande. Je ne vois pas quel autre canal serait envisageable.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Il y a la justice. Si, dans une classe, un élève fait une révélation gravissime, un adulte, quel que soit son statut, est avant tout un citoyen français. N’existe-t-il pas d’autre voie que le seul recours à la hiérarchie ?
M. Christophe Lalande. Ma réponse est que la responsabilité de protéger les élèves incombe à l’ensemble de l’éducation nationale. Notre statut de fonctionnaire d’État prévoit toutes les contre-mesures pour prévenir ce type de situation. Dans l’enseignement public, je n’ai pas constaté de multiplication de tels cas.
M. Christophe Bonnet. En tant que responsable du pôle juridique fédéral, j’ai été mandaté par ma fédération pour la représenter avec mon collègue.
Nous n’avons jamais eu à nous porter partie civile ou à effectuer un signalement au titre de l’article 40 en tant qu’organisation syndicale. Nous sommes plutôt dans l’information et l’accompagnement de nos collègues. Nous sommes rarement sollicités dans ce type de situations, ce qui souligne la nécessité de mieux informer nos adhérents et militants de notre capacité à les soutenir dans ces circonstances. Les sollicitations sont plus fréquentes dans le premier degré, où la structure tend à isoler les collègues, qu’il s’agisse des professeurs des écoles ou des inspecteurs de l’éducation nationale. Notre mission consiste donc à conseiller, à accompagner et, si nécessaire, à insister auprès de la hiérarchie pour que les signalements soient traités, car la simple construction statutaire ne garantit pas leur application effective. Nous jouons un rôle de facilitateur et, le cas échéant, de lanceur d’alerte au niveau plus informel, en veillant à ce que les signalements soient pris en compte. Bien que cela ne se soit pas encore produit, nous n’excluons pas la possibilité d’intervenir pour défendre les intérêts matériels et moraux de nos adhérents, conformément à notre mission syndicale. Cela pourrait impliquer de dénoncer des situations inacceptables et de s’assurer que la justice suive son cours.
M. Xavier Périnet-Marquet. Je confirme que nous disposons d’une cellule juridique, qui n’est pas spécifiquement dédiée aux violences sexuelles ou aux violences sur les élèves, mais qui traite l’ensemble des questions réglementaires ou juridiques que nos collègues peuvent rencontrer, nombreuses en raison du défaut de formation initiale et continue sur les sujets juridiques.
Concernant les révélations de faits par les parents, je n’ai personnellement jamais été confronté à cette situation. Nous avons cependant eu des cas où des personnels, comme des accompagnants d’élève en situation de handicap (AESH), nous ont signalé des comportements potentiellement abusifs de la part d’enseignants, sollicitant notre conseil sur la marche à suivre. Cela rejoint ce qui a pu être dit sur le conseil et la formation.
Nous n’avons jamais effectué de signalement judiciaire au titre de l’article 40. Les processus internes à l’éducation nationale exigent le respect du principe de loyauté. Des collègues ont déjà été sanctionnés pour déloyauté pour avoir effectué des signalements directs au parquet, sur la base de l’article 40, sans en avoir préalablement informé leur hiérarchie. La procédure normale implique de signaler d’abord à l’inspecteur de l’éducation nationale (IEN) dans le premier degré ou au chef d’établissement dans le second degré. Notre conseil est généralement d’attendre une dizaine de jours pour voir si une action est entreprise avant d’envisager un signalement direct.
Cette obligation de loyauté peut parfois freiner certains signalements, d’autant plus que les collègues ne sont souvent pas formés à ces procédures et craignent les conséquences potentielles, notamment en l’absence de preuve. Il existe un risque réel que le signalement se retourne contre eux si la matérialité des faits n’est pas établie, ce qui nous oblige à être particulièrement prudents dans nos conseils.
En principe, nous ne faisons pas nous-mêmes de signalement au titre de l’article 40, mais tout délit ou crime dont nous avons connaissance doit être signalé.
Mme Ange Fernandez, mandatée antisexisme pour SUD éducation. L’organisation de SUD éducation repose sur des syndicats départementaux fédérés au niveau national. Au niveau fédéral, des mandatés juridiques peuvent accompagner les militants et les équipes syndicales départementales.
Nous avons également mis en place une commission dédiée aux questions de sexisme et aux droits des personnes LGBTQIA+, ainsi qu’une cellule de veille spécifique pour les violences sexistes et sexuelles, avec des personnes formées à l’écoute des victimes et capables de conseiller les équipes syndicales.
Nous organisons des formations internes, ouvertes à l’ensemble de nos adhérents, axées sur les violences sexistes et sexuelles, notamment sur l’écoute de la parole des victimes et les violences faites aux enfants.
Enfin, nous produisons du matériel syndical sous forme de brochures et de tracts traitant des violences sexistes et sexuelles au travail, ainsi que des droits des enfants. Ces ressources visent à équiper nos équipes syndicales pour qu’elles puissent accompagner les personnes qui en font la demande.
Mme Marion Jasseron. Concernant le suivi des situations, nous recevons mensuellement des remontées de nos syndicats départementaux faisant état des cas de violences sexuelles ou physiques sur des enfants.
Au sein de SUD éducation, nous prenons en charge ces situations en accompagnant nos adhérents, mais aussi les collègues qui nous sollicitent pour obtenir des conseils. Plusieurs départements ont suivi des affaires de violences physiques ou sexuelles commises par des adultes sur des enfants. Notre intervention se déploie à différents niveaux. Nous assistons les témoins et les victimes. Je pense par exemple à un cas où une ancienne élève s’est tournée vers le syndicat pour signaler des violences subies par l’un de ses anciens enseignants. Nous aidons à effectuer des signalements auprès de la hiérarchie et intervenons parfois directement auprès d’elle pour rappeler les obligations légales, notamment celle de procéder à un signalement au titre de l’article 40 ou de faire un signalement dans Faits établissement. Nous agissons également auprès des ressources humaines pour demander la suspension d’agresseurs présumés afin de protéger les enfants. Dans certains cas, nous avons sollicité des enquêtes administratives ou des procédures disciplinaires.
Il est important de préciser qu’un signalement au titre de l’article 40 ne se substitue en aucun cas à un signalement dans Faits établissement. Bien que certains de nos adhérents et militants aient pu faire des signalements au titre de l’article 40 en tant que témoins ou personnels d’établissement et que nous les ayons accompagnés dans cette démarche, il incombe en réalité au fonctionnaire ayant connaissance de violences d’effectuer ce signalement. De plus, un signalement au titre de l’article 40 ne remplace pas la transmission d’une IP. Face aux actes de violence, nous ne sommes plus dans le domaine de la simple préoccupation. Il incombe alors à la justice de prendre en charge ces faits.
Par ailleurs, nous défendons également les lanceurs et lanceuses d’alerte. Les personnes qui parlent au sein de l’éducation nationale subissent une répression conséquente, tant de la part de la hiérarchie que de l’administration. Des personnels ont par exemple été mutés dans l’intérêt du service après avoir dénoncé des situations de violence envers des enfants. Certains se retrouvent en arrêt maladie à la suite de situations terribles, tandis que d’autres ont quitté l’éducation nationale. Cette situation nous oblige à suivre les dossiers dans leur globalité.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il apparaît que vos syndicats et les personnels que vous accompagnez se saisissent du signalement dans le cadre de la procédure administrative par voie hiérarchique. Cependant, à l’exception de ce que SUD éducation nous a indiqué, le signalement à la justice sur la base de l’article 40 semble ne pas être pratiqué par les enseignants. Nous souhaiterions comprendre les raisons de cette situation. Est-ce dû à un manque de formation, d’information ou à la crainte d’un conflit de loyauté, voire d’une potentielle répression ? L’article 40 constitue une obligation pour tous les fonctionnaires. Bien que le signalement à la hiérarchie soit nécessaire, il n’est pas suffisant. En principe, la justice doit également être saisie.
Par ailleurs, vous avez évoqué des phénomènes systémiques et des chefs d’établissement qui semblent parfois bloquer la remontée d’informations au niveau supérieur. En tant qu’organisations syndicales, comment interpelez-vous le niveau hiérarchique supérieur dans ces situations ? Quelles réponses obtenez-vous ?
Concernant la procédure judiciaire, quelle est votre perception ? La position de lanceur d’alerte, qui peut être celle de certains enseignants, est-elle redoutée ? Les expose-t-elle à des risques professionnels ?
M. Brice Castel. Tout d’abord, il convient de considérer la situation de l’enseignant qui reçoit la confidence d’un élève ou qui repère des éléments préoccupants. La question cruciale est de savoir si l’enseignant est formé et sait comment agir face à cette situation. Dans la grande majorité des cas, l’enseignant qui reçoit ces informations est conscient de la nécessité d’agir. Le défi réside dans la manière d’agir et dans la capacité à s’affranchir de la notion de secret parfois confiée par l’élève, ce qui peut constituer un frein dans la relation élève-enseignant.
Nous portons la nécessité d’un étayage par les professionnels entourant les enseignants au sein des établissements. En tant qu’assistant social, je suis particulièrement sensible à cet aspect, mais d’autres professionnels sont également concernés, comme les infirmières et les personnels de vie scolaire.
Nous constatons que la difficulté réside, d’une part, dans la connaissance des procédures, telles que l’article 40, les signalements à la protection de l’enfance, au parquet ou à la cellule départementale de recueil des informations préoccupantes (Crip) et, d’autre part, dans la question de la voie hiérarchique. En effet, dans notre institution, il est complexe de transmettre un signalement ou un article 40 sans en référer à sa hiérarchie, avec toutes les incidences que cela peut avoir. C’est là que la question des équipes pluriprofessionnelles — comprenant l’assistant social, l’infirmière, le psychologue de l’éducation nationale (PsyEN) et le médecin scolaire – prend tout son sens. Les services sociaux de l’éducation nationale, en particulier, n’ont pas de lien hiérarchique avec le chef d’établissement et sont habilités à transmettre directement des écrits au parquet et à la Crip lorsque nécessaire. Ces équipes pluriprofessionnelles peuvent accompagner les enseignants dans la remontée d’informations, en expliquant les procédures internes au sein des établissements scolaires. Nous estimons qu’il est crucial d’avoir cet étayage, en complément d’une formation nécessaire sur la détection des signaux faibles, les signaux forts et les procédures à suivre. Ces personnels sont spécifiquement formés sur ces questions et peuvent faciliter les remontées d’informations.
Le blocage éventuel des signalements se produit, en effet. Au début de ma carrière d’assistant social, nous pouvions envoyer directement un signalement de protection de l’enfance au parquet, avec une copie à la direction de services départementaux de l’éducation nationale (DSDEN). Aujourd’hui, on constate de plus en plus une demande de transmission préalable à la DSDEN pour un filtrage avant l’envoi au parquet. Ce protocole est bien souvent mis en place par la direction académique sous l’autorité du Dasen. Auparavant, nous étions responsables de nos écrits et de leur transmission, ce qui existe encore dans de nombreux endroits. Aujourd’hui, dans certaines académies et certains départements, il est demandé que les signalements passent d’abord par la DSDEN, qui décide ensuite de les transmettre ou non au parquet.
M. Paul Vannier, rapporteur. Avez-vous des exemples d’instructions écrites de ce type que vous pourriez transmettre à notre commission d’enquête ? Je fais référence à des instructions émanant du niveau académique ou du Dasen, qui demanderaient au personnel de ne pas transmettre systématiquement au procureur de la République et de passer obligatoirement par le filtre de l’inspection académique.
M. Brice Castel. Je dispose effectivement d’un compte rendu d’une réunion de service où cette demande est expressément formulée au niveau du service social en faveur des élèves. Cette situation s’est produite dans un lieu où, ces dernières années, des signalements concernant des comportements violents envers des élèves de la part de personnels ont été bloqués au niveau de la direction académique, empêchant ainsi une alerte appropriée au moment opportun.
Mme Karine Fromont. La formation des enseignants constitue un enjeu majeur concernant l’application de l’article 40. En effet, les enseignants n’ont pas forcément connaissance des procédures et des actions à entreprendre.
Par ailleurs, la pression liée à la notoriété des établissements scolaires représente un obstacle, qui peut dissuader les collègues de parler par crainte d’affecter la réputation de l’établissement concerné.
Il est également nécessaire de se soucier du traitement des dénonciations qui se révèlent non fondées et des mesures prises concernant une personne incriminée.
Les équipes pluridisciplinaires sont un rouage essentiel concernant la diffusion d’informations et la capacité à signaler davantage. La présence de personnels formés, tels que les assistants sociaux, les infirmières et les médecins scolaires permet d’apporter une aide en direct, de partager la parole et de déterminer ce que nous sommes susceptibles de dire. Cependant, nous constatons une diminution de la présence de ces personnels formés dans nos établissements, ce qui constitue un frein à la lutte contre cette problématique.
Mme Caroline Briot, référente nationale des personnels d’éducation du SE-Unsa. La gestion efficace de ces situations nécessite du temps. Il est essentiel que les collègues amenés à traiter ces cas puissent le faire dans un temps serein, et non dans un temps contraint. Souvent, nous empilons les situations à gérer dans une journée, ce qui ne participe pas d’un climat serein.
M. Christophe Lalande. Lorsque nous sommes saisis par des personnels, adhérents ou non, sur des situations de ce type, notre première recommandation est d’établir les faits et de saisir la hiérarchie, car c’est à elle qu’incombe la responsabilité d’agir. C’est également à la hiérarchie de guider les personnels sur la nécessité de témoigner ou de recourir à l’article 40.
Nous sommes aussi vigilants à la protection des personnels. Témoigner, notamment contre un collègue ou un supérieur hiérarchique, peut exposer. Dans ces cas, nous demandons systématiquement l’application de la protection fonctionnelle, un dispositif spécifique de la fonction publique. La hiérarchie se substitue aux personnels lorsqu’ils agissent en ce sens.
Notre rôle consiste également à suivre l’évolution de la situation. Une fois la hiérarchie saisie, notre interlocuteur devient le chef de service, qu’il s’agisse de l’inspecteur d’académie, du recteur ou de leurs services par délégation. Nous agissons à ce niveau, tout en restant vigilants quant aux relations individuelles qui pourraient exposer les personnels.
Il convient de noter que ces procédures concernent principalement le secteur public. Dans le privé, d’autres logiques peuvent entrer en jeu, notamment des principes de clientélisme, rendant parfois l’action plus complexe.
M. Christophe Bonnet. Nous constatons un manque de culture s’agissant de l’article 40 dans notre secteur de la fonction publique. Ce concept et sa portée ne sont pas suffisamment compris collectivement. Il est nécessaire d’apporter des explications claires sur les possibilités et les devoirs qu’il implique.
Cependant, un outil fréquemment utilisé, particulièrement dans le premier degré, est celui des IP. Cette procédure est particulièrement utile pour les collègues du premier degré qui sont souvent plus isolés, sans la structure d’un établissement. Cet outil leur permet de signaler leurs inquiétudes concernant le bien-être d’un enfant via ce canal de transmission. S’agissant de l’expression d’une préoccupation, l’avantage de cette approche réside dans la perception, par l’agent, d’une moindre nécessité d’établir les faits, ce qui peut faciliter une telle transmission.
M. Laurent Kaufmann, secrétaire fédéral de la CFDT. Nous sommes au cœur de la question du statut de la parole de l’élève dans notre institution. Bien que des évolutions soient perceptibles, cette question générale doit se poser. Les statistiques de la Ciivise révèlent qu’il existe, dans chaque classe, un pourcentage d’élèves qui subit des violences, que ce soit en milieu familial ou scolaire.
Des procédures existent, mais nous manquons de temps dans les établissements pour les faire connaître à l’ensemble des acteurs. De plus, nous constatons un déficit de formation initiale et continue sur ces sujets. Le recrutement des enseignants est centré sur la maîtrise disciplinaire, certes indispensable, mais néglige la formation de base au développement psychologique normal de l’enfant. Cette connaissance est pourtant nécessaire pour détecter des signaux d’alerte et mettre en place des processus de recueil de la parole des élèves afin de les orienter vers les professionnels présents.
Les équipes pluridisciplinaires sont incomplètes. Peu d’établissements disposent de tous les personnels nécessaires pour prendre en charge ces problématiques.
Bien que la culture juridique et le cadre législatif existent, le temps manque pour organiser ces dispositifs. Nous organisons une prérentrée dans un établissement scolaire du second degré sur une journée, ce qui est évidemment insuffisant.
Il est important de souligner que les systèmes éducatifs qui progressent sont ceux qui prennent en compte la parole de l’usager. Ce sujet constitue un fait de société. Considérant que l’école et le périéducatif accueillent l’intégralité d’une classe d’âge, ils constituent des lieux privilégiés pour agir.
M. Xavier Périnet-Marquet. Je souscris aux observations précédentes concernant la formation et les équipes pluridisciplinaires. Certains collègues peuvent se censurer par peur des conséquences. De nombreux collègues méconnaissent les procédures, notamment l’article 40 du code de procédure pénale et les IP.
J’ai récemment reçu une circulaire départementale particulièrement bien réalisée, élaborée en collaboration avec le parquet de Poitiers. Ce document, qui est vraisemblablement le fruit du travail d’un substitut du procureur, comprend une fiche technique, rappelant les textes et clarifiant la distinction entre IP et article 40. Je doute cependant que cette initiative soit généralisée à l’ensemble du territoire national.
Cette circulaire rappelle l’obligation d’informer les parents en cas d’IP, ce qui peut s’avérer problématique dans le premier degré où les enseignants côtoient quotidiennement les familles. Face à des signaux faibles, sans certitude absolue, les collègues peuvent hésiter à signaler, craignant notamment de se tromper. Nous constatons de nombreux cas de menaces ou de violences envers des enseignants ayant effectué des IP. L’absence de suivi des signalements est également décourageante. Des enseignants apprennent parfois des années après qu’une situation signalée a finalement évolué. Presque tous les enseignants du premier degré ont, au cours de leur carrière, effectué des IP apparemment sans suite, ce qui génère un découragement. La mobilité géographique de certaines familles complique le suivi, les systèmes de protection de l’enfance étant gérés au niveau départemental. Des cas tragiques, comme celui de la petite Marina dans les Pays de la Loire, illustrent les failles du système malgré de multiples signalements. Les enseignants, confrontés à l’absence de médecin scolaire ou à la surcharge de travail des infirmières, peuvent se sentir démunis, d’autant plus qu’ils risquent des confrontations difficiles avec les parents.
La circulaire précise en outre que, même pour l’article 40, sauf en cas de suspicion de violences sexuelles ou physiques graves, il faut informer les parents. Cette obligation inquiète. Les collègues, surtout dans le premier degré, se sentent souvent isolés face à ces responsabilités.
Mme Ange Fernandez. Le personnel éducatif, enseignant et non enseignant, y compris les assistants d’éducation (AED) dans le secondaire et les AESH, ne dispose pas de formation et de ressources pour signaler efficacement les situations de violence envers les élèves. La responsabilité du signalement incombe souvent aux chefs d’établissement ou aux directeurs d’école, qui ne sont pas nécessairement mieux formés. Cette situation est exacerbée par le manque de personnel médico-social dans les établissements, privant les équipes de professionnels qualifiés pour gérer ces situations délicates.
Mme Marion Jasseron. Nous constatons que la méconnaissance des obligations légales et du code pénal concernant les violences sexistes et sexuelles s’étend jusqu’aux niveaux hiérarchiques. Nous avons observé des cas où des proviseurs ignoraient la définition juridique du viol, d’une agression sexuelle ou de l’abus d’autorité. Cette méconnaissance engendre une désinformation au sein des établissements scolaires, auprès des personnels et des victimes.
Il est important de distinguer les procédures d’IP et d’article 40, qui relèvent de ministères et de personnels différents. Les IP sont traitées par des personnels sociaux, contrairement aux signalements effectués via l’article 40. Une fois un signalement effectué, l’administration a tendance à se défausser en disant que le travail est accompli. Or, la majorité des affaires sont classées sans suite.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous sommes au cœur du sujet de la commission d’enquête et du dysfonctionnement dans le processus de signalement. L’absence de suivi et de retour après les signalements est particulièrement décourageante et fera partie de nos propositions.
Nous sollicitons votre collaboration pour obtenir des exemples concrets, tels que des échanges de courriers, des copies d’IP, de signalements au titre de l’article 40 ou le protocole de Poitiers mentionné. Ces exemples nous seront utiles pour affiner nos questions, notamment lors des prochaines auditions, comme celle du ministère de la justice. Nous sommes preneurs de vos documents – y compris internes – relatifs à la formation, à la sensibilisation liée aux IP et au suivi des signalements.
Les travailleurs sociaux et les personnes formées de l’environnement médico-social des encadrants et des enseignants sont-ils les seuls à pouvoir remplir une IP ou les enseignants peuvent-ils également le faire ? Les procédures de rédaction et de transmission des IP vous semblent-elles suffisamment claires ? Pensez-vous qu’une clarification par voie de circulaire ou de protocole soit nécessaire ?
M. Brice Castel. Il est nécessaire de distinguer le premier et le second degré concernant les équipes pluridisciplinaires.
Dans le premier degré, la réalité est qu’il n’existe pas d’équipes pluriprofessionnelles, que les services sociaux sont quasiment absents et que la présence des infirmières scolaires reste marginale. Par conséquent, les enseignants se retrouvent souvent seuls face à ces problématiques. La transmission d’une IP ou d’un signalement soulève des questions délicates, particulièrement dans le premier degré où les enseignants côtoient les parents quotidiennement. Apprendre à mener un entretien pour informer une famille d’un signalement pour des faits de violences sexuelles révélés par l’enfant nécessite un étayage et un accompagnement. La présence d’une équipe pluriprofessionnelle est importante pour accompagner sur la question des IP.
Quant à savoir qui rédige ces informations, la réponse varie selon les situations. Des personnels sont spécialisés sur ces questions et seront sollicités spécifiquement sur ces situations. Lorsque le temps et les ressources en personnels le permettent, ces documents peuvent être rédigés à plusieurs mains. On distingue alors la partie relative au recueil de la parole de l’élève, rédigée par le professionnel ayant recueilli cette parole, et la partie évaluation, qui peut inclure les avis du service social et de l’infirmière scolaire. Nous essayons de croiser les points de vue pour rédiger une IP assez complète. Cependant, en cas d’urgence nécessitant une protection immédiate, on procède à un signalement direct au parquet plutôt qu’à une IP. Toutefois, dans le premier degré, les enseignants ne disposent pas de cet étayage autour d’eux.
Lors de la rédaction d’une IP, nous savons que certains éléments sont susceptibles d’accélérer la prise en charge, car le système de l’aide sociale à l’enfance (ASE) est engorgé. Le délai légal d’enquête et de mise en œuvre des mesures préconisées est parfois largement dépassé. Le fait d’avoir bénéficié d’une formation sur ces questions et d’en maîtriser les tenants et les aboutissants permet parfois d’accélérer ces délais ; cela ne devrait pas être le cas, mais c’est la réalité.
En définitive, la rédaction d’une information préoccupante implique à la fois la personne ayant recueilli la parole de l’enfant et, lorsqu’il y a un étayage autour, l’apport d’éléments complémentaires, voire le fait de recevoir à nouveau l’élève en présence d’un personnel spécialisé. Ce travail de dentelle dépend des situations ou des éléments.
M. Laurent Kaufmann. Je partage l’avis de M. Castel concernant la distinction entre les situations d’urgence, nécessitant une protection extrêmement rapide, et les autres. Un écrit qui aura une portée est un écrit rédigé à plusieurs. Dans le second degré, nous parvenons effectivement à travailler en équipe.
J’aimerais aborder un point particulièrement frustrant dans notre quotidien : le manque de retour d’information. Cependant, il faut également veiller à la protection de la confidentialité des enfants. Les situations qu’ils vivent n’ont pas à être connues de l’ensemble de la communauté éducative, y compris des équipes enseignantes.
Les retours sont parfois très lents en raison du temps nécessaire à la justice pour fonctionner et du manque criant de personnels dans le secteur de l’ASE. Actuellement, nous avons besoin de 30 000 éducateurs spécialisés supplémentaires, alors que les écoles n’en forment que 4 000. Nous avons besoin de cet étayage pour accompagner la prise en charge.
Par ailleurs, les infirmières, les assistants sociaux et les PsyEN devraient pouvoir mettre en place des démarches de prévention, notamment dans le second degré, mais ces personnels ont une telle charge de travail que ces démarches, qui constituent pourtant de priorités affichées, ne sont plus réalisées.
Mme Caroline Briot. Je souhaite attirer l’attention sur le rôle crucial des AED et des AESH dans le recueil de la première parole de l’élève. Ce moment important conditionne la suite du traitement de la situation. Il nous semble important de mettre en œuvre une formation des personnels sur ce recueil de la parole de l’élève. Cette formation devrait notamment insister sur l’importance d’éviter de faire répéter à l’élève ce qui lui est arrivé, par respect pour ce dernier.
M. Christophe Lalande. J’ai l’impression que notre discussion s’est élargie pour englober la violence et la maltraitance en général, y compris dans le cadre familial. Cette perspective nous ramène à des questions de budget, de moyens et de personnel nécessaires pour recueillir la parole de l’élève. Il existe effectivement des corps spécialisés pour traiter ces questions : les assistants sociaux, les infirmiers, les PsyEN, les CPE, les AED et les médecins scolaires. Ce dernier corps est malheureusement en voie d’extinction. Je tiens à rappeler que, dans le premier degré, les médecins scolaires sont les seuls habilités à ausculter les élèves et à constater certains signes de violence. Ces interlocuteurs doivent être privilégiés dans ces situations.
Malgré une communication abondante du gouvernement sur les questions de violence et de harcèlement, notamment avec la mise en place de protocoles comme le programme Phare de lutte contre le harcèlement à l’école, force est de constater que les effets concrets restent limités. Nous sommes confrontés à un budget d’austérité qui se traduit par une réduction drastique des postes. De nombreux corps de métier se retrouvent en sous-effectif notoire.
Mme Marion Jasseron. Je souscris entièrement aux propos tenus concernant la question des moyens et la communication du ministère. Bien qu’une communication intensive soit déployée, son impact au niveau local demeure limité, entravant ainsi la capacité des équipes à s’approprier pleinement les protocoles. Il est crucial que l’ensemble du personnel soit formé aux techniques de recueil de la parole des victimes. J’insiste sur ce point, car il revêt une importance capitale. Un enfant, à l’instar d’une victime adulte, ne ment pas. Les études démontrent que seulement 2 à 6 % des dénonciations de violences sexuelles sont infondées. Par conséquent, lorsqu’un enfant évoque des violences sexuelles, que ce soit dans le cadre familial ou impliquant un adulte à l’école, il est peu probable que ces allégations soient mensongères.
Je partage également l’avis exprimé concernant les Crip, qui sont aujourd’hui dépassées, conduisant à une prise en charge insatisfaisante des situations, dont beaucoup sont traitées très tardivement.
Concernant les IP, il convient de rappeler que l’éducation nationale a une responsabilité concernant les violences faites aux enfants à l’école. Certes, les Crip ont un rôle à jouer, mais des mesures peuvent être prises par les rectorats et le ministère. Dans les cas où des adultes sont impliqués dans des actes envers les enfants, des mesures de protection peuvent être mises en place. Trop souvent, le ministère et les rectorats se déchargent de leurs responsabilités sur d’autres ministères et administrations, alors qu’ils ont une obligation légale de réagir.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Ayant récemment participé à la commission d’enquête sur la protection de l’enfance, je confirme l’existence de problématiques liées au traitement des informations, aux délais de prise en charge et à la mise en place de mesures. Des magistrats ont, pour la première fois, signalé renoncer à prononcer des mesures de placement, sachant pertinemment qu’elles ne seraient pas appliquées. La Défenseure des droits s’est autosaisie et a mené une enquête dans plusieurs départements. Néanmoins, il convient d’apporter quelques nuances concernant les Crip, qui assurent malgré tout une certaine protection.
Une IP doit être émise dès qu’il y a un soupçon, non seulement de violences sexistes et sexuelles ou physiques, mais également de carences éducatives ou de problèmes liés au développement de l’enfant. Je m’interroge sur certains de vos propos. Les IP peuvent être anonymes et les enfants eux-mêmes peuvent en être à l’origine. En tant qu’adultes, nous pouvons contacter le 119 et communiquer notre numéro de téléphone à un enfant. Je ne comprends pas l’obligation qui vous est faite d’informer la famille, hormis pour éviter une crise ultérieure avec un parent surpris d’être contacté et qui pourrait se présenter devant l’école, engendrant des discussions, voire des comportements désagréables.
Par ailleurs, la distinction entre les IP et les signalements est ténue. Il s’agit de canaux différents. Dès qu’une IP faisant état de soupçons de violence sexuelle ou physique sur un enfant parvient à la Crip, cette dernière adresse directement un signalement au titre de l’article 40 au procureur. Dans tous les cas, ce dernier est informé, voire doublement informé si vous effectuez vous-même un signalement au titre de l’article 40.
Vous avez évoqué l’absence de culture relative au signalement au titre de l’article 40, ce qui ne me surprend guère, car ce n’est pas une pratique courante. Cependant, pour avoir échangé avec quelques Dasen, j’ai constaté qu’ils ne connaissent que cette procédure et méconnaissent les autres canaux, comme la Crip ou le 119. Je souhaiterais savoir s’il existe une culture de l’information préoccupante distincte de celle du signalement au titre de l’article 40 et comment vous gérez ces deux approches. En cas de signalement, privilégiez-vous les Crip, qui sont départementales, ou le 119, qui est un numéro national ?
La loi prévoit également un retour d’information au signalant. Je partage votre point de vue sur ce sujet, mais j’aimerais savoir si vous pensez que cela changerait la donne pour vos collègues si les personnels recevaient effectivement ces retours. Je n’en suis pas convaincue.
Enfin, mon groupe parlementaire estime que tous les secteurs concernés par la protection de l’enfance devraient pouvoir bénéficier de travailleurs sociaux formés à cette problématique. L’éducation nationale constitue le deuxième grand lieu de socialisation, regroupant le plus grand nombre d’enfants en dehors des familles. Je propose d’intégrer des éducateurs spécialisés au sein de l’éducation nationale, en complément des services sociaux. Ce travailleur social pourrait servir de référent pour évaluer, observer et recueillir la parole des enfants, faire le lien avec les Dasen ainsi que maîtriser les procédures, dispenser des formations et se consacrer exclusivement aux missions de protection de l’enfance. Une seconde option serait de nommer un responsable de la protection de l’enfance auprès du Dasen. De plus, nous souhaiterions, afin de permettre une meilleure coordination, voir un responsable de la protection de l’enfance auprès du préfet, car il s’agit d’une politique de l’État.
Il existe actuellement des comités de pilotage de la protection de l’enfance au niveau départemental et un comité national, qui comptent des représentants de l’agence régionale de santé (ARS), de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) et d’autres structures. Cependant, l’éducation nationale n’y est pas représentée, alors que la majorité des enfants se trouvent dans vos établissements scolaires.
M. Xavier Périnet-Marquet. Je doute fortement que les Dasen aient une culture autre que l’IP ou l’article 40, bien que certains puissent être mieux formés. Il est important de noter que la formation sur le statut de fonctionnaire, incluant les droits et obligations fondamentaux, n’a été intégrée que lors de la dernière réforme des masters métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation. Auparavant, cette formation était inexistante.
Concernant la question de la confidentialité entre collègues, il existe une obligation de discrétion professionnelle, voire de secret professionnel, clairement définie depuis longtemps dans notre statut, mais malheureusement méconnue de la plupart. Dans le contexte professionnel hospitalier au sein duquel je travaille, je suis fréquemment confronté à des interrogations de mes collègues sur ce qu’il est permis ou non de faire ou de dire. Les textes réglementaires existent déjà pour encadrer ces pratiques, mais encore faut-il en avoir connaissance et s’y référer.
Mon syndicat ne saurait se prononcer sur la pertinence de la présence de travailleurs sociaux. Cependant, mon expérience en tant qu’enseignant, militant et dans mes fonctions actuelles à l’hôpital met en lumière des difficultés avec l’ASE et la justice.
Concernant les retours, vous avez justement rappelé que les IP ne se limitent pas aux violences physiques ou sexuelles. Dans le premier degré, nous signalons fréquemment des cas de carences de soins, d’enfants nécessitant un suivi orthophonique ou des corrections visuelles. Ces situations, relevées par nos collègues, les mettent en grande difficulté sur le plan de la pédagogie. L’absence de retour finit par décourager les enseignants, qui constatent que, malgré leurs alertes, la situation semble stagner.
Concernant le recueil de la parole de l’enfant, il est crucial de reconnaître nos limites en tant qu’enseignants. Cette compétence spécifique nécessite une formation approfondie, comme celle dispensée aux enquêteurs de police ou de gendarmerie spécialisés dans ce domaine. Bien que la formation initiale ne puisse couvrir tous les aspects, il serait judicieux d’intégrer dans la formation continue de l’éducation nationale un minimum d’information sur ce sujet. Sans prétendre nous substituer aux professionnels spécialisés, cela permettrait d’éviter des erreurs potentiellement graves, particulièrement dans les cas de révélations de violences sexuelles ou physiques.
Je peux témoigner de mon expérience personnelle lors de mon premier stage, au cours duquel j’ai été confronté à un enfant présentant des marques de coups au visage. Cette situation m’a plongé dans un état de panique, d’autant plus que j’étais novice et que le directeur était absent. Fort heureusement, mes collègues ont pu contacter le médecin scolaire, qui a examiné l’enfant et pris les mesures nécessaires.
Nos collègues peuvent donc passer de toute bonne foi à côté de certains faits par manque de formation sur le sujet.
M. Brice Castel. Il est primordial de rappeler que notre rôle, au sein de l’éducation nationale, n’est pas de juger de la véracité des propos de l’enfant, mais bien de transmettre les éléments d’inquiétude afin que d’autres acteurs puissent mener le travail d’évaluation et d’enquête. Il est essentiel de former et sensibiliser les professionnels de l’éducation nationale sur ce point, car l’interrogation sur la véracité des propos est fréquente. Notre devoir est de transmettre l’information pour assurer la protection de l’enfant si nécessaire, sans nous préoccuper des suites.
Concernant la présence de travailleurs sociaux et d’éducateurs spécialisés dans les établissements, la FSU n’a pas de revendication spécifique. En revanche, nous plaidons depuis longtemps pour la mise en place d’équipes pluriprofessionnelles complètes dans tous les établissements et d’un service social dans le premier degré. Actuellement, la difficulté est que l’ensemble de l’éducation nationale compte 2 700 assistantes sociales, 7 800 infirmières et entre 500 et 600 médecins scolaires. Notre priorité est donc la présence à temps plein de ces professionnels dans les établissements, y compris dans le premier degré, où les besoins sont réels.
Par ailleurs, les retours d’information à la suite des IP et des signalements existent dans mon département. Ces retours sont prévus par les protocoles en vigueur, mais leur application reste très variable. J’ai personnellement reçu des « fiches navettes » de retour, bien que cela soit rare et souvent lacunaire. L’essentiel est de rassurer le signalant sur le fait que la situation est prise en charge et évaluée, sans entrer totalement dans le détail. Un équilibre est à trouver entre la nécessité d’informer au sein de l’établissement scolaire sur les mesures pouvant exister autour de la vie de l’élève et le respect de la vie privée.
Concernant les informations préoccupantes et le recours au 119, cette question se pose régulièrement dans nos services. Lorsque le traitement des IP semble bloqué, certains collègues envisagent de contacter le 119. Cependant, cela soulève une difficulté : en tant que fonctionnaires d’État, nous cherchons à poser un acte professionnel, ce que n’est pas le recours au 119. Cette question reste ouverte et nous n’avons pas de position tranchée à ce sujet. Il est aujourd’hui essentiel de redonner du souffle à l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance, au sens large. Cela inclut non seulement les Crip et les institutions de l’ASE, mais également les circonscriptions d’action sociale et la pédopsychiatrie.
Enfin, concernant les Dasen, la culture de l’article 40, des IP et de la protection de l’enfance reste souvent méconnue. Les Dasen disposent de conseillères techniques de service social, d’infirmières et de médecins scolaires pour apporter leur expertise. La conseillère technique de service social est généralement l’interlocutrice privilégiée de la Crip, notamment lors des échanges entre la DSDEN et la Crip. Cependant, ces personnels ont vu leur charge de travail s’accroître considérablement, notamment avec l’ajout des questions de harcèlement, ce qui rend difficile le suivi exhaustif et centralisé de toutes ces missions. Cette surcharge soulève inévitablement la question des moyens alloués.
Mme Karine Fromont. La question du vocabulaire est primordiale, tant dans nos écrits que dans notre compréhension de ce qu’est un signalement.
Concernant les retours, nos collègues ne cherchent pas nécessairement à savoir si la situation a été résolue, mais plutôt si elle a été prise en charge. Ce retour est crucial, car il valide l’utilité de leur démarche de signalement, qui est souvent émotionnellement difficile. Ce retour représente une forme de reconnaissance de leur acte.
Concernant les moyens d’information, la question centrale est celle de la posture professionnelle. Lorsque nous agissons, en quelle qualité le faisons-nous ? La distinction entre un signalement au titre de l’article 40 et une IP n’est pas toujours claire, ce qui engendre une incertitude sur notre positionnement : agissons-nous en tant que citoyens, ou en tant que professionnels encadrant des enfants, avec l’obligation de signalement qui en découle ?
C’est précisément sur les formations relatives au vocabulaire, aux procédures, à l’identification des acteurs à solliciter et des personnes-ressources que nous devons progresser. C’est par ce biais que nous pourrons véritablement avancer sur cette problématique.
M. Christophe Lalande. Nous ne pensons pas qu’il soit pertinent d’affecter des éducateurs spécialisés au sein des établissements. Il existe déjà un besoin de ces professionnels, qui font défaut dans les établissements sociaux et médico-sociaux. Nous observons actuellement une tendance à dépecer ces établissements en envoyant les éducateurs spécialisés vers l’éducation nationale, notamment à travers la mise en place des pôles d’appui à la scolarité (PAS).
Il est important de rappeler que, pour le recueil de la parole, l’évaluation et l’observation des situations de violence ou de maltraitance, l’éducation nationale dispose déjà de personnels parfaitement qualifiés : les PsyEN, les assistants sociaux, les infirmiers et les médecins scolaires.
Le véritable enjeu pour traiter efficacement ces questions réside dans le rétablissement des effectifs nécessaires pour mener à bien ces missions. Ces personnels sont actuellement en nombre largement insuffisant. À titre d’exemple, on ne compte que 600 médecins scolaires en poste, alors que 1 500 postes sont budgétés, sans même parler des besoins réels. La situation de la médecine scolaire est particulièrement préoccupante.
M. Christophe Bonnet. Nous avons observé le développement d’une véritable culture de l’IP, bien que cela ait pris du temps, notamment dans le premier degré. En revanche, l’utilisation du 119 comme outil efficace et rapide pour effectuer un « signalement » ou communiquer une information en tant que professionnel n’est peut-être pas encore ancrée dans les esprits. Cela pourrait constituer un point de travail.
Quant à l’interaction entre le médico-social et l’éducation nationale, nous estimons qu’elle est nécessaire dans de nombreux cas. La mise en place des PAS nous semble indispensable pour résoudre certaines situations liées à l’école inclusive, car il s’agit d’un lieu d’interaction entre des professionnels aux formations et approches différentes, mais dont les sujets sont identiques. Le système éducatif scolarise la quasi-totalité d’une classe d’âge, ce qui en fait un lieu privilégié pour ce type de travail.
M. Laurent Kaufmann. Au sein de la CFDT, nous nous interrogeons sur le projet pour la jeunesse. Nous savons aujourd’hui que la violence envers les enfants est une réalité dans toutes les sociétés et nous disposons désormais de données statistiques à ce sujet. La question cruciale est : que faisons-nous de ces informations ? Dans nos espaces professionnels, qu’il s’agisse des institutions scolaires ou du périéducatif – avec lequel l’école doit impérativement travailler –, nous devons réfléchir à un projet pour la jeunesse ainsi qu’à un projet éducatif de territoire. Cela implique la construction d’un maillage.
Pour y parvenir, nous insistons sur l’importance de la formation initiale et continuée. Toutes les problématiques ne peuvent être résolues uniquement par la formation initiale des professionnels. Il serait irréaliste d’attendre des enseignants qu’ils maîtrisent les questions de protection de l’enfance dès lors qu’ils ont passé un concours. C’est pourquoi nous préconisons une approche basée sur la formation continuée, la formation continue et le développement d’une démarche pluriprofessionnelle sur ces sujets.
La France gagnerait à s’inspirer des pratiques mises en place ailleurs, notamment au Québec, qui a considérablement progressé sur ces questions. Ces avancées sont possibles, mais elles nécessitent une volonté politique et des moyens.
Enfin, nous avons tous indiqué que nous souffrons au quotidien dans les établissements scolaires du manque de personnel pour exercer nos métiers dans nos spécialités et collaborer. C’est précisément cette collaboration qui permettra de trouver des réponses.
Mme Marion Jasseron. J’adhère aux propos qui viennent d’être tenus.
Il est indéniable qu’une culture de l’IP s’est considérablement développée au sein du ministère. Bien que la chronologie exacte m’échappe, il me semble que les IP et les Crip ont été créés précisément pour permettre une prise en charge des situations avant le recours à l’article 40. En conséquence, nous sommes davantage incités à rédiger des IP, parfois même dans des cas qui ne relèvent pas strictement d’une IP.
Concernant le caractère anonyme des IP, je partage votre point de vue, tout en soulignant que la description des faits dans une IP permet souvent d’identifier aisément son auteur, particulièrement pour nous, personnels de l’éducation. Dans une école primaire, par exemple, l’enseignant est généralement le premier interlocuteur d’un enfant. Même si potentiellement trois ou quatre personnes pourraient être à l’origine de l’information, il est relativement aisé de déterminer qui a effectivement rédigé cette IP.
Il est impératif de procéder à des recrutements de personnels médico-sociaux, de garantir une formation adéquate pour ceux qui recueillent les témoignages et de les protéger contre toute forme de répression.
Concernant la présence des éducateurs spécialisés dans les établissements, nous préconisons, au sein de SUD éducation, que les AED bénéficient d’un statut proche de celui des éducateurs scolaires, accompagné d’une professionnalisation et d’une formation appropriée. Ces personnels, en contact direct avec les enfants, sont parfaitement à même de recueillir leur parole, à condition d’être correctement formés.
L’école, en tant que lieu de rassemblement principal des enfants et espace d’apprentissage de la vie en société, se doit d’être exemplaire en matière de protection. Il est donc crucial de prendre en charge cette problématique.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous vous remercions pour votre venue et vos propos.
14. Audition de Mme Dominique Marchand, cheffe du service de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR), Mme Cristelle Gillard, cheffe du pôle affaires juridiques et contrôle, et M. Erick Roser, responsable du collège expertise administrative et éducative (8 avril 2025 à 14 heures 30)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), Mme Dominique Marchand, cheffe du service de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR), Mme Cristelle Gillard, cheffe du pôle affaires juridiques et contrôle, et M. Erick Roser, responsable du collège expertise administrative et éducative ([14]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous reprenons nos travaux d’enquête. Nous avons entendu le lundi 31 mars la direction générale de l’enseignement scolaire, la direction générale des ressources humaines, la direction des affaires financières et le service de la défense et de la sécurité. Nous avons déjà évoqué le rôle de l’Inspection générale, mais nous allons pouvoir aller plus loin avec vous aujourd’hui.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Dominique Marchand, Mme Cristelle Gillard et M. Erick Roser prêtent serment.)
Pouvez-vous nous indiquer, par type de mission de contrôle ou d’inspection, combien et quelle proportion d’établissements scolaires publics, privés sous contrat et privés hors contrat ont été contrôlés l’année dernière, ainsi que les prévisions pour l’année scolaire en cours ?
Mme Dominique Marchand, cheffe du service de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR). L’Inspection générale est née en 2019 de la fusion de l’Inspection générale de l’éducation nationale (Igen), l’Inspection des bibliothèques, l’Inspection du sport et celle de la jeunesse. Cette consolidation revêt une importance particulière, au regard non seulement du volume d’activité mais également de l’étendue des champs d’intervention désormais couverts. L’Inspection générale exerce en effet ses missions dans des domaines relevant de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur, de la jeunesse, des sports, des bibliothèques et, plus largement, de la lecture publique.
Nos activités sont multiples et s’articulent autour de trois grands axes, que sont l’évaluation des politiques publiques, qui nous permet également de formuler des propositions auprès de nos ministères de tutelle, les missions classiques d’inspection et de contrôle et, enfin, l’appui et l’accompagnement des acteurs locaux et des établissements.
Comme le précise clairement le décret du 23 décembre 2022 relatif à l’IGSER, nous intervenons exclusivement sur saisine des ministres de tutelle, sans possibilité d’auto-saisine. Les rapports produits sont remis aux commanditaires, à qui il revient de décider de la mise en œuvre des recommandations qu’ils contiennent, ainsi que de leur éventuelle diffusion ou publication.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pouvez-vous préciser qui sont les commanditaires ?
Mme Dominique Marchand. Le décret précise que nos missions peuvent être engagées à la demande des ministres de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, de la jeunesse et des sports ou du premier ministre. À cela s’ajoute le programme de travail annuel, lui-même arrêté par les ministres. Quelle que soit la nature du rapport, qu’il s’agisse de l’évaluation d’une politique publique ou d’une inspection-contrôle, il est toujours élaboré à la demande explicite de l’un de nos ministres de tutelle.
Mme Cristelle Gillard, cheffe du pôle affaires juridiques et contrôle. En matière de contrôle, nous avons mené une mission sur un établissement privé sous contrat.
Concernant les enquêtes administratives, tous périmètres confondus, nous en avons conduit 28 en 2024. Parmi celles-ci, 17 relevaient du périmètre scolaire, dont 7 portaient spécifiquement sur des établissements scolaires publics. Certaines saisines portent en effet sur des services relevant de l’éducation nationale sans concerner directement des établissements. Par exemple, nous avons été saisis de situations impliquant des tensions entre inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR) au sein d’une même académie. Cela ne concerne donc pas un établissement en particulier mais bien une structure à l’échelle académique. J’ai ainsi distingué les enquêtes selon les grands périmètres d’intervention puis, à l’intérieur du champ de l’éducation nationale, j’ai opéré une distinction entre celles portant sur des établissements et les autres. Les enquêtes relatives aux établissements, peuvent porter aussi bien sur un problème de pilotage, sur des dysfonctionnements, que sur le comportement inapproprié d’un enseignant. Les sept enquêtes évoquées renvoient à différents types de saisines et différentes situations.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pouvez-vous me confirmer que les sept établissements scolaires ayant fait l’objet d’une enquête administrative relevaient de l’enseignement public ?
Mme Cristelle Gillard. Tout à fait. En 2024, aucun établissement relevant de l’enseignement privé – qu’il soit sous contrat ou hors contrat – n’a été concerné.
Mme Dominique Marchand. Il me semble important de préciser la distinction entre une enquête administrative et un contrôle.
Les enquêtes administratives sont généralement déclenchées à la suite de signalements précis portant sur des faits précis ou en lien avec une situation jugée problématique. Les deux cas de figure les plus fréquents sont soit l’examen de faits rapportés, soit une situation qui a évolué sans traitement adapté et pour laquelle nous cherchons à comprendre l’absence de réponse.
Les contrôles, quant à eux, visent plutôt à vérifier la régularité des actes au regard des prescriptions législatives et réglementaires.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite revenir sur les conditions entourant votre saisine.
Vous avez indiqué qu’elle émanait exclusivement des ministres, et donc du pouvoir politique. Pourriez-vous nous préciser ce qui pousse un ministre à solliciter l’Inspection générale dans le cadre d’un contrôle, notamment s’agissant des établissements scolaires, puisque notre échange se concentrera exclusivement sur ce type de structures ?
Mme Dominique Marchand. De manière générale, les critères qui motivent la saisine de l’Inspection générale par un ministre s’appliquent également aux établissements scolaires, et peuvent être mobilisés de façon cumulative ou indépendante selon les situations. Ils recouvrent notamment la gravité des faits en cause, la nécessité de recourir à un regard extérieur lorsque le traitement local apparaît insuffisant ou inapproprié, ainsi que le niveau de responsabilité des personnes impliquées, notamment lorsqu’un chef d’établissement est concerné. Le degré de médiatisation constitue un autre facteur déterminant, souvent corrélé au besoin d’une expertise extérieure. À cela s’ajoute le critère fréquemment rencontré du déficit de ressources locales, notamment lorsqu’aucun personnel suffisamment qualifié n’est en mesure de conduire une enquête à la hauteur des enjeux.
Dans ce contexte, il n’est pas rare que la saisine ministérielle s’opère sur proposition d’un recteur d’académie ou d’un chef d’établissement d’enseignement supérieur.
M. Paul Vannier, rapporteur. À la lumière des critères que vous avez mentionnés, je m’interroge sur les raisons pour lesquelles l’Inspection générale n’a pas été saisie pour conduire le récent contrôle opéré au sein de l’établissement Le Beau Rameau, anciennement Notre-Dame de Bétharram. Les éléments portés à notre connaissance sont d’une extrême gravité et tout porte à croire qu’une évaluation extérieure aurait été indispensable, d’autant qu’un précédent rapport d’inspection académique avait été établi dans les années 1990.
Par ailleurs, la médiatisation de ce dossier a atteint un niveau sans précédent dans le champ de l’éducation nationale, ce qui renforçait encore la pertinence d’un regard indépendant.
Enfin, les responsabilités semblent s’étendre bien au-delà de l’établissement lui-même et impliquer également les services de l’éducation nationale, dont l’inaction prolongée interroge. Dès lors, pourquoi l’Inspection générale n’a-t-elle pas été saisie dans ce cas précis ?
Mme Dominique Marchand. À ma connaissance, nous sommes ici en présence d’un contrôle et non d’une enquête administrative. Il s’agit d’une mission de vérification du respect des dispositions réglementaires, relevant des compétences des services académiques, qui disposent de l’expertise nécessaire pour la mener à bien. Pour autant, cela n’exclut en rien une éventuelle mobilisation de l’Inspection générale à une étape ultérieure, si les circonstances le justifient. Nous pourrions tout à fait intervenir dans un second temps, en cohérence avec notre mode de fonctionnement, dans une logique d’appui aux académies.
M. Paul Vannier, rapporteur. Caroline Pascal, ancienne cheffe de l’Inspection générale, entendue par notre commission d’enquête le 31 mars dernier, indiquait que le recours à l’Inspection générale pouvait signaler soit une volonté politique forte de la part du ministre, soit la gravité ou la complexité d’une situation. J’aimerais approfondir cette notion de volonté politique forte. De quelle manière cette dimension politique influence-t-elle le travail des inspecteurs généraux ? Comment l’Inspection générale s’approprie-t-elle une commande à caractère politique ?
Mme Dominique Marchand. Je n’aurais pas, pour ma part, employé ce terme. Bien que la décision de recourir à l’Inspection générale procède d’une autorité ministérielle, et puisse à ce titre être perçue comme un acte politique, la saisine relève avant tout d’un cadre réglementaire précis, puisque c’est au ministre qu’il revient d’apprécier les priorités et de décider des interventions à mener. Cette logique s’inscrit pleinement dans les critères précédemment évoqués tels que la gravité des faits, leur portée stratégique ou encore leur médiatisation. Il est indéniable que solliciter l’Inspection générale constitue un signal fort, témoignant de l’attention particulière portée à une situation donnée. C’est d’ailleurs notre rattachement direct au niveau ministériel qui confère à nos interventions une légitimité et une portée tout à fait singulières.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je comprends donc que l’absence de saisine de l’Inspection générale dans le cas de l’établissement Le Beau Rameau traduit également un signal envoyé par le ministère, la ministre, son cabinet et, plus largement, le pouvoir politique.
Mme Dominique Marchand. Je ne crois pas avoir tenu de tels propos. J’ai seulement précisé qu’il s’agissait ici d’un contrôle, et non d’une enquête administrative, ces dernières relevant plus spécifiquement du champ d’intervention de l’Inspection générale. Nous sommes en effet rarement mobilisés sur des contrôles à caractère strictement réglementaire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour bien clarifier la distinction entre les contrôles et les enquêtes administratives, l’Inspection générale a mené en 2023 une mission au collège Stanislas. Cette intervention relevait-elle d’un contrôle ou d’une enquête administrative ?
Mme Dominique Marchand. Il s’agissait bien, dans ce cas précis, d’une enquête administrative.
M. Paul Vannier, rapporteur. Qu’est-ce qui distingue le contrôle et d’une enquête administrative ?
Mme Cristelle Gillard. La distinction entre un contrôle et une enquête administrative repose avant tout sur la méthodologie employée. Dans le cas du collège Stanislas, il s’agissait bien d’une enquête administrative, déclenchée selon les critères que nous avons précédemment évoqués. Cette saisine du ministre faisait suite à des articles de presse rapportant certains faits. Les enquêtes administratives répondent à un protocole méthodologique particulièrement rigoureux, élaboré au sein de l’IGESR, qui les différencie clairement d’un simple contrôle de conformité ou de régularité.
Nous disposons à cet égard d’un vade-mecum, accessible sur les sites des ministères de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, qui détaille précisément cette méthodologie à destination des inspecteurs généraux. Elle prévoit notamment la conduite d’auditions individuelles, formalisées par des procès-verbaux, ainsi que la collecte structurée de témoignages. Le contrôle s’appuie sur une procédure plus allégée, fondée sur des critères prédéfinis et moins intrusive dans ses modalités.
La solidité méthodologique des enquêtes administratives est essentielle, dans la mesure où elles peuvent déboucher sur des suites disciplinaires. Elles ont pour objectif d’établir la matérialité des faits, d’identifier d’éventuelles responsabilités individuelles et peuvent conduire à des préconisations en matière de procédures disciplinaires. C’est cette exigence de rigueur, ainsi que les implications qui en découlent, qui distinguent fondamentalement l’enquête administrative du contrôle.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous soulignez la différence méthodologique entre le contrôle et l’enquête administrative en mettant notamment en avant, pour cette dernière, la conduite d’un grand nombre d’auditions formalisées avec procès-verbaux. Pourtant, lors de notre déplacement à Beau Rameau puis de notre visite au rectorat de Bordeaux, il nous a été précisé qu’au moins quarante-cinq auditions d’élèves étaient prévues dans le cadre du contrôle conduit par les inspecteurs d’académie, sur une durée de quatre jours. Ce dispositif inclurait également des entretiens avec des personnels et des parents d’élèves. Dans ces conditions, j’ai du mal à saisir la frontière que vous établissez entre contrôle et enquête administrative, dans la mesure où cette mission présente toutes les caractéristiques d’une enquête, qu’il s’agisse du volume important d’auditions, de leur formalisation ou de la méthodologie qui, à nos yeux, apparaît particulièrement structurée et rigoureuse.
Mme Cristelle Gillard. Il me semble utile de vous présenter l’offre de formation que nous déployons auprès des académies depuis environ 2020, dans le but de favoriser l’appropriation de notre méthodologie d’enquête. En ce qui concerne le contrôle que vous mentionnez, je n’en connais pas les modalités précises, notamment la façon dont les auditions ont été conduites ou les témoignages recueillis.
Cela étant, si la méthodologie appliquée repose effectivement sur des auditions individuelles d’élèves, elle peut être tout à fait conforme aux standards que nous recommandons. Je ne sais pas si cette méthodologie figure dans les fiches de contrôle auxquelles vous faites référence, mais je peux, en tout état de cause, vous exposer les principes qui régissent les enquêtes administratives telles que nous les menons à l’Inspection générale, et qui sont en place depuis 2015 ou 2016.
Je ne suis donc pas en mesure, à ce stade, de vous répondre précisément sur le contrôle académique en question, faute d’en connaître les détails. En revanche, je pourrais tout à fait le faire ultérieurement, une fois ces éléments en ma possession.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans la mesure où ce contrôle semble en tout point identique à une enquête administrative, permettez-moi de poser une nouvelle fois ma question : pourquoi l’Inspection générale n’a-t-elle pas été saisie s’agissant de Bétharram, alors même que tous les critères précédemment listés étaient remplis ?
Mme Dominique Marchand. A priori, il s’agissait bien d’un contrôle. Cela étant, il arrive que la nature de l’intervention évolue en fonction des circonstances rencontrées sur le terrain. Qu’il s’agisse d’une enquête administrative ou d’un contrôle, mené par l’Inspection générale ou par les services académiques, une capacité d’adaptation reste souvent nécessaire. Il n’est pas rare, en effet, qu’une mission engagée sur un objet précis révèle, au fil des échanges, d’autres problématiques appelant une intervention élargie.
C’est précisément la raison pour laquelle je soulignais tout à l’heure que, malgré l’existence de critères différenciant contrôle et enquête administrative, la frontière entre les deux peut parfois s’avérer ténue. Des ajustements peuvent alors être opérés en cours de mission. Ce qui importe, avant tout, c’est que les auditions, lorsqu’elles sont conduites, respectent les exigences fondamentales en matière de qualité d’écoute, de confidentialité et de formalisation par procès-verbal.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour avancer sur la compréhension du fonctionnement de l’Inspection générale, pouvez-vous nous expliquer la façon dont les inspecteurs généraux sont choisis, par qui et selon quelles modalités ?
Mme Dominique Marchand. Il s’agit, conformément aux prescriptions réglementaires, d’une responsabilité qui relève du chef de service, à qui il revient de désigner les collègues en charge d’une mission. Très concrètement, nous lançons un appel à candidatures auprès des inspecteurs généraux, accompagné d’une description synthétique mais suffisamment explicite du sujet de la mission. Nous désignons également un référent que les collègues peuvent contacter s’ils souhaitent obtenir des informations complémentaires avant de se porter volontaires. Les candidatures sont ensuite examinées en comité de direction, en tenant compte des compétences, de l’expertise des candidats et de la nature du thème. Nous veillons, notamment pour les enquêtes administratives mais également pour d’autres types de missions, à ce qu’un inspecteur expérimenté assure le rôle de pilote, aux côtés de collègues parfois moins aguerris, pour qui cela peut représenter une première expérience.
S’agissant plus spécifiquement des enquêtes administratives, seuls peuvent y participer les collègues ayant suivi la formation obligatoire, qui couvre aussi bien les aspects juridiques que des questions de posture et de qualité d’écoute. Nous exigeons donc que les équipes comprennent, d’une part, un pilote disposant d’une réelle expérience des enquêtes administratives et, d’autre part, des membres formés, même s’ils sont moins expérimentés.
Pour chaque mission, un référent et un relecteur sont systématiquement désignés. Ils jouent un rôle important de conseil et d’accompagnement dans la finalisation du rapport. Ce fonctionnement contribue à garantir la collégialité de nos travaux, qui constitue un principe essentiel, étroitement lié à celui de l’indépendance.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous remercie de transmettre à la commission la maquette de cette formation.
Vous avez évoqué les rôles distincts des référents et des relecteurs. Pourriez-vous préciser les prérogatives de chacun ? À quel moment interviennent-ils dans le cadre de la mission conduite par les inspecteurs déployés sur le terrain ?
Mme Dominique Marchand. La lettre de saisine ministérielle s’accompagne généralement d’une lettre de cadrage qui permet de mieux cerner les contours de la mission. Un temps de cadrage est systématiquement prévu entre les membres, en lien étroit avec le référent. Le relecteur peut, selon la nature de la mission, être associé dès cette étape, mais cela n’est pas systématique. Dans tous les cas, le référent assure un rôle de soutien tout au long de la mission, tandis que le relecteur intervient plus spécifiquement lorsque le rapport a suffisamment avancé. Son rôle de relecture porte sur le fond, la cohérence, la clarté de l’argumentation, l’enchaînement des idées, et vise à s’assurer que le propos est intelligible du point de vue d’un lecteur extérieur. Ce travail constitue aussi une forme de mise à l’épreuve constructive du rapport, dans un esprit de rigueur.
Une fois le rapport finalisé, il est relu non seulement par le relecteur, mais également par le référent, en plus du rapporteur. Ce processus s’inscrit dans une logique d’assurance qualité, mais également de collégialité, qui demeure un fondement essentiel de notre fonctionnement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Avant d’être transmis au cabinet ministériel à l’origine de la demande, les rapports sont-ils relus par la cheffe de l’Inspection générale ?
Mme Dominique Marchand. Conformément aux dispositions réglementaires en vigueur, il me revient de transmettre le rapport au ministre commanditaire, accompagné d’une lettre de transmission. Il convient toutefois de souligner que je n’interviens en aucune manière sur le contenu du rapport lui-même. Les textes encadrent d’ailleurs la situation dans laquelle le chef de service ne souscrirait pas aux conclusions formulées. Dans ce cas, il peut adresser un courrier séparé au ministre pour lui faire part de ses réserves et, en cas de refus de transmission, une commission composée d’au moins trois personnes est réunie pour examiner les motifs de ce refus. Cette procédure illustre de façon claire l’indépendance des inspecteurs généraux en mission, qui signent les rapports sous leur seule responsabilité.
Cette autonomie est d’autant plus marquée dans le cadre des enquêtes administratives car, si les inspecteurs estiment devoir procéder à un signalement au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, cette décision leur appartient pleinement. Le ministre concerné n’en est informé qu’à la réception du rapport comportant la mention de la saisine. Il s’agit là d’une démonstration explicite de l’indépendance qui caractérise notre action.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourriez-vous nous indiquer combien de signalements au titre de l’article 40 ont été effectués en 2022, 2023 et 2024 ?
Le cas d’un désaccord entre le chef de l’Inspection générale et les inspecteurs rédacteurs d’un rapport s’est-il déjà présenté ? Le cas échéant, pourriez-vous nous préciser à propos de quel rapport ?
Mme Dominique Marchand. À ma connaissance, aucun désaccord n’a jusqu’ici justifié la mise en œuvre de cette procédure. Il n’en demeure pas moins que cette possibilité est bien prévue par la réglementation et qu’elle présente un certain degré de complexité.
M. Paul Vannier, rapporteur. Avant d’aborder le nombre de signalements au titre de l’article 40, j’aimerais mieux comprendre le processus de production des rapports. Lors de leur mission sur le terrain, les inspecteurs échangent-ils régulièrement avec leur référent et transmettent-ils leurs observations au relecteur ? Par ailleurs, la cheffe de l’Inspection générale est-elle tenue informée de l’avancement des travaux ? Rend-elle simultanément compte de l’état d’avancement au cabinet du ministre ? Le cabinet sollicite-t-il parfois directement la cheffe de l’Inspection générale pour s’enquérir de la progression d’une mission en cours ?
Mme Dominique Marchand. Bien qu’il puisse en effet arriver que nous soyons sollicités afin de fournir une estimation du délai de remise d’un rapport, ce qui me semble tout à fait légitime, je tiens toutefois à réaffirmer avec insistance qu’il n’existe jamais la moindre intervention sur le contenu même du rapport. Ce point me paraît essentiel et j’y suis personnellement très attachée.
Au-delà des dispositions explicites prévues par le décret de mars 2022, qui encadre l’ensemble des inspections générales, et par celui du 23 décembre 2022, propre à l’IGESR, l’indépendance des inspections générales, et plus particulièrement celle de leurs membres, est réaffirmée à plusieurs reprises.
Mme Cristelle Gillard. S’agissant du nombre de signalements au titre de l’article 40, nous en avons recensé un total de 43 depuis 2022 : 11 en 2022, 17 en 2023, 12 en 2024 et 3 pour l’année en cours.
Pour aller plus loin, j’ai préparé une analyse des 28 rapports produits en 2023 et 2024. Parmi eux, 17 ont trait à des enquêtes administratives conduites dans le périmètre de l’éducation nationale, à l’exclusion de l’enseignement supérieur. Quatre de ces rapports ont donné lieu à un signalement au titre de l’article 40.
Il convient de souligner que ce signalement n’est en aucun cas automatique. Les suites apportées aux rapports varient selon la nature des faits établis. Lorsque les faits relèvent strictement du champ disciplinaire, aucun article 40 n’est activé. En revanche, si des éléments susceptibles de revêtir une qualification pénale sont constatés, un signalement est alors effectué, accompagné du rapport.
M. Paul Vannier, rapporteur. En ce qui concerne ces quatre signalements dans le périmètre de l’éducation nationale, pouvez-vous nous indiquer, sans porter atteinte à la confidentialité, la nature des faits signalés ?
Mme Cristelle Gillard. Parmi les faits susceptibles de relever d’une qualification pénale, nous avons par exemple été confrontés à des cas d’outrage sexiste aggravé. Cette qualification est retenue lorsqu’un comportement sexiste est aggravé par l’implication d’une figure d’autorité.
Un autre exemple fréquent concerne le harcèlement moral. Ce type de situation est défini à la fois dans le code général de la fonction publique et dans le code pénal. Lorsque nos enquêteurs établissent la matérialité de faits correspondant à cette définition, un signalement au titre de l’article 40 est naturellement envisagé, la qualification pénale recouvrant les mêmes éléments constitutifs que la définition administrative. Ce sont ce type de comportements qui peuvent fonder un signalement. Si besoin, nous pourrons vous fournir ultérieurement des précisions complémentaires.
Mme Dominique Marchand. Concernant votre demande de transmission de rapports sur la période 2022 à 2024, nous avons procédé à une sélection que nous pensons représentative des problématiques évoquées. Il faut savoir que l’Inspection générale produit environ 230 rapports par an. Nous avons donc opéré un tri selon trois mots-clés : violences, VSS (violences sexistes et sexuelles) et harcèlement. Ces documents vous seront transmis prochainement afin de vous apporter des illustrations concrètes des situations abordées.
M. Paul Vannier, rapporteur Il nous semblerait plus pertinent d’avoir accès à l’ensemble des rapports portant sur les établissements scolaires pour la période considérée. Cela inclut également ceux traitant des processus internes de travail de l’Inspection générale, car ils peuvent nourrir utilement notre réflexion. Il ne s’agit donc pas uniquement de rapports relatifs à des faits de violence ou de dysfonctionnement.
Mme Dominique Marchand. Nous vous transmettrons donc la liste exhaustive des rapports produits sur la période et vous pourrez ensuite nous faire savoir ceux que vous souhaitez consulter plus en détail.
M. Paul Vannier, rapporteur. Lorsqu’un rapport met en lumière des dysfonctionnements, il peut comporter des recommandations. Pouvez-vous nous expliquer comment est organisé le suivi de ces recommandations ? Est-il systématiquement assuré par l’Inspection générale ou peut-il être confié à d’autres corps d’inspection ?
Mme Dominique Marchand. À ce jour, le décret régissant l’Inspection générale ne prévoit pas de dispositif de suivi formalisé des missions, contrairement à d’autres corps d’inspection tels que l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). Il nous arrive toutefois de participer à des démarches de suivi, notamment dans le cadre de missions conjointes avec l’Igas ou l’Inspection générale des finances (IGF).
Bien que ce type de procédure ne soit pas encore systématisé, cela fait partie des pistes de réflexion sur l’évolution de notre fonctionnement. Le cadre actuel demeure celui que j’ai rappelé précédemment, à savoir la production d’un rapport en toute indépendance, transmis aux ministres commanditaires, auxquels il revient de mettre en œuvre les suites qu’ils jugent appropriées.
Cela étant, il peut arriver que nous échangions avec des directeurs d’administration centrale ou avec les rectorats, dans une logique d’appui et de conseil qui constitue l’un des fondements de notre mission.
M. Paul Vannier, rapporteur. En ce qui concerne le collège Stanislas, un suivi a-t-il été mis en place après la publication du rapport de 2023 et la formulation des recommandations ?
Mme Dominique Marchand. Un premier élément de suivi a effectivement été réalisé de manière formalisée, qui a donné lieu à un compte rendu écrit en lien avec le rectorat de Paris. Par la suite, conformément aux recommandations que nous avions formulées et qui relevaient de la compétence du rectorat, ce dernier a été chargé de mettre en œuvre les actions jugées nécessaires, dans le cadre de ses attributions.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour la première fois, la liste des rapports produits dans l’année ne figure plus dans le rapport d’activité de l’IGESR pour 2023-2024. Pouvez-vous nous en expliquer la raison ?
Mme Dominique Marchand. La remise de ce rapport d’activité est intervenue dans un contexte particulier, marqué par le départ de la précédente cheffe de service et une période d’intérim. Pour être totalement transparente, j’ai moi-même demandé que l’introduction, habituellement signée par la cheffe de service, soit remplacée par un simple préambule. Je ne souhaitais pas endosser la responsabilité d’un ensemble d’actions auxquelles je n’avais pas personnellement contribué, considérant que cela aurait manqué de sincérité. Il est donc possible que l’omission de la liste des rapports résulte de cette situation. En tout cas, je peux vous assurer qu’il n’y avait aucune volonté de ma part de masquer quoi que ce soit, et certainement pas une évolution du taux de diffusion des rapports.
M. Paul Vannier, rapporteur. Allez-vous corriger cet oubli et rendre cette liste publique dans les meilleurs délais ?
Mme Dominique Marchand. Cela peut effectivement être fait.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourquoi certains rapports sont-ils rendus publics, alors que d’autres, plus nombreux, ne le sont pas ? Il semble en effet que seule une part infime des rapports de l’IGESR fasse l’objet d’une publication.
Mme Dominique Marchand. Plusieurs facteurs peuvent intervenir dans cette décision, qui appartient au ministre. Je ne trouve pas anormal que l’ensemble des rapports ne soit pas systématiquement rendu public car notre rôle consiste également à éclairer les ministres et à leur fournir des éléments de réflexion pour nourrir leurs orientations et leurs priorités. Cette fonction de conseil n’a pas nécessairement vocation à s’exercer sous le regard du public.
Des circonstances conjoncturelles telles qu’un changement de gouvernement ou un renouvellement de cabinet peuvent également influer, certains rapports pouvant alors passer inaperçus ou ne pas être connus des nouveaux responsables. Il m’est ainsi arrivé de rappeler à des ministres l’existence de rapports publiés dans les mois précédents, qui pouvaient être utiles dans le cadre de leur action.
M. Paul Vannier, rapporteur. Lorsqu’un rapport n’est pas rendu public, est-il transmis à d’autres acteurs ou reste-t-il uniquement sur le bureau du ministre ?
Mme Dominique Marchand. Il n’est pas exclusivement destiné au ministre et peut également être transmis aux directions de l’administration centrale concernées. Certains rapports qui ne font pas l’objet d’une publication peuvent également être transformés par l’Inspection générale sous la forme d’un guide ou d’une note afin d’être mis à disposition des usagers ou des professionnels.
M. Paul Vannier, rapporteur. Si un élu ou une personnalité politique souhaite consulter un rapport non publié, cela lui est donc impossible, sauf si ce rapport a été parallèlement rendu public ?
Mme Cristelle Gillard. Il convient ici de bien distinguer les différents types de rapports. En ce qui concerne les enquêtes administratives, leur caractère confidentiel implique une diffusion extrêmement restreinte, limitée au commanditaire, aux autorités d’emploi, ainsi qu’aux autorités hiérarchiques concernées.
En revanche, pour d’autres types de missions, il arrive fréquemment que des demandes de communication nous parviennent, soit directement via l’Inspection générale, soit par l’intermédiaire de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada). Dans ces cas, nous nous appuyons sur les dispositions du code des relations entre le public et l’administration (CRPA) pour apprécier si la transmission du rapport est possible, en intégralité ou en partie. Lorsque la diffusion peut être envisagée, certaines sections peuvent être occultées afin de garantir la confidentialité des données sensibles ou des personnes mentionnées.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le rapport portant sur l’établissement Averroès de Lille est issu d’une enquête administrative datant de 2020. Ce document n’a pas été rendu public à l’époque, et ce n’est qu’à la suite de sa divulgation par la presse qu’il a été connu. Nous avons en notre possession une note du cabinet de Jean-Michel Blanquer, datée du 20 décembre 2020, évoquant une demande conjointe formulée par M. Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hauts-de-France, et par le président du groupe Rassemblement national au sein de ce même conseil. Cette demande visait à obtenir communication du rapport, qui n’avait alors pas été publié. La note mentionne l’éventualité d’une transmission d’une version expurgée du rapport de l’IGESR, ainsi que de celui de la direction régionale des finances publiques. Avez-vous connaissance d’une telle transmission, en version expurgée, à ces deux présidents ?
Mme Cristelle Gillard. Je n’ai pas connaissance de ces faits, qui remontent à l’année 2020, période durant laquelle je n’étais pas encore en responsabilité, mais je prends bonne note de votre question.
Mme Dominique Marchand. Je ne suis pas non plus en mesure de vous apporter une réponse à ce sujet.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. À partir des sept inspections d’établissements publics menées en 2024, pourriez-vous nous indiquer, à titre indicatif, la durée moyenne de ce type de mission ?
Mme Cristelle Gillard. S’agissant précisément de ces sept inspections, je ne suis pas en mesure de vous fournir une donnée exacte. Je peux en revanche vous indiquer la durée moyenne d’une enquête administrative, dont les phases sont relativement bien identifiées.
Nous devons tout d’abord recueillir un certain nombre de documents en amont. Vient ensuite la phase d’auditions, qui représente une part importante de notre travail. Ces auditions, menées individuellement, durent souvent entre une heure et une heure trente, parfois deux ou trois heures lorsque la personne auditionnée est directement concernée par les faits. Avec un volume pouvant aller de trente à soixante-dix auditions, cette étape constitue le cœur du processus et requiert un temps conséquent. Des déplacements sur site sont également effectués, notamment au sein d’établissements.
Une fois les auditions réalisées, nous rédigeons un rapport provisoire. Ce dernier est transmis aux personnes concernées, uniquement sur les parties les concernant, afin qu’elles puissent faire valoir leurs observations. Un délai moyen de huit à dix jours leur est accordé pour formuler ces réponses, avant que nous ne rédigions le rapport définitif.
Ces étapes représentent une durée moyenne de huit semaines. Cette estimation correspond à un cas général, certaines enquêtes pouvant être plus courtes ou plus longues en fonction du nombre d’auditions et de la complexité des situations examinées. Nous accordons une attention particulière à ces auditions individuelles, qui sont souvent la seule manière d’établir la matérialité des faits.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. En moyenne, sur un établissement, combien de jours sont consacrés à ces entretiens sur place ? Combien d’inspecteurs sont mobilisés ?
Mme Dominique Marchand. En règle générale, la phase d’audition sur place s’étend sur une durée allant d’une semaine à dix jours, mais cette temporalité varie en fonction de la complexité du dossier. Pour avoir moi-même conduit des enquêtes administratives, je peux témoigner que certaines situations appellent à prolonger la mission au-delà de ce cadre initial. Il arrive en effet qu’au fil des auditions, de nouveaux éléments apparaissent, rendant nécessaire l’audition de personnes qui n’avaient pas été identifiées dans un premier temps. Pour garantir une instruction complète et rigoureuse, il peut également s’avérer indispensable de retourner dans l’établissement afin de mener des entretiens complémentaires. Dans ce type de configuration, il est préférable de prendre une ou deux semaines supplémentaires, plutôt que de passer à côté de témoignages essentiels à la compréhension des faits.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Mes questions visaient également à illustrer le niveau d’exigence et de rigueur que requiert une enquête administrative conduite par l’Inspection générale. Il s’agit également de recueillir des éléments utiles à nos réflexions futures, notamment sur les moyens mobilisés, la durée des entretiens, les modalités d’audition, les guides méthodologiques, la gravité des faits et la portée systémique de certaines situations.
Vous évoquez en moyenne sept à dix jours d’auditions sur place pour une trentaine à une quarantaine d’entretiens. À titre d’exemple, une inspection en cours à Lille, dans un établissement d’enseignement supérieur, mobilise quatre inspecteurs pendant sept jours, avec environ trente entretiens réalisés. Nous sommes donc bien dans ces ordres de grandeur.
Pourriez-vous nous indiquer, concernant les cas récents de Stanislas et d’Averroès, combien d’auditions ont été menées et combien de jours les inspecteurs se sont rendus sur place ?
Mme Cristelle Gillard. Pour ce qui concerne l’enquête menée à Stanislas, je peux vous confirmer qu’environ une centaine d’auditions individuelles ont été réalisées. L’enquête s’est déroulée sur une période d’environ trois mois, au cours de laquelle les inspecteurs se sont déplacés sur site à deux ou trois reprises. Je ne suis pas en mesure, à ce stade, de vous donner la durée précise de chaque audition, mais je m’engage à vous fournir ces données ultérieurement.
En ce qui concerne l’enquête relative à l’établissement Averroès, je ne dispose pas immédiatement des informations demandées mais je veillerai à ce qu’elles vous soient transmises.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. J’aimerais maintenant obtenir des précisions sur la méthodologie employée pour la sélection des personnes auditionnées lors des enquêtes de l’Inspection générale.
Lors de notre déplacement à Beau Rameau, les inspecteurs académiques nous ont indiqué que le chef d’établissement avait été chargé de constituer un panel représentatif d’environ quarante-cinq élèves, à la demande du chef de mission. Ce panel avait été élaboré en tenant compte de plusieurs critères tels que l’âge ou la classe afin de faciliter l’organisation des entretiens.
Dans le cas d’une mission de l’Inspection générale, ce processus est-il identique, ou bien la sélection relève-t-elle d’une autre méthode ?
Mme Cristelle Gillard. Le vade-mecum de l’Inspection générale indique clairement que la responsabilité de déterminer la liste des personnes à auditionner relève exclusivement de la mission d’inspection. Si nous pouvons bien entendu solliciter l’établissement pour obtenir des documents utiles, la décision finale quant aux personnes rencontrées relève bien de notre responsabilité.
Concernant les élèves, plusieurs méthodes peuvent être mobilisées. Il nous arrive, notamment dans le cadre d’enquêtes administratives, de procéder à des tirages au sort. En complément, nous mettons généralement en place un dispositif d’appel à témoignages. Nous informons l’ensemble de la communauté éducative de notre présence et diffusons nos coordonnées en garantissant la confidentialité des échanges. Toute personne souhaitant témoigner peut ainsi nous contacter directement, en toute discrétion. Ce dispositif permet d’enrichir les auditions et d’élargir le périmètre des témoignages recueillis.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ces éclaircissements mettent en évidence la différence méthodologique fondamentale entre une enquête administrative conduite par l’Inspection générale et un contrôle tel que celui réalisé à Beau Rameau en mars dernier.
L’enquête de l’Inspection générale s’inscrit dans un temps plus long et suppose un nombre d’entretiens significativement plus élevé. À Beau Rameau, l’intervention a duré quatre jours, au cours desquels une quarantaine d’auditions ont été menées, avec un panel constitué par le chef d’établissement à la demande du chef de mission. Cette différence de traitement soulève des interrogations majeures, notamment sur les critères qui déclenchent une enquête menée par l’Inspection générale plutôt qu’une inspection locale.
Le cas de Riaumont, que nous avons récemment visité avec mon collègue Paul Vannier, illustre parfaitement ces enjeux. En retraçant la chronologie des faits avec les services de l’État, nous avons relevé de graves manquements dans le suivi de cet établissement. En 2012, une inspection rectorale avait émis des recommandations assorties de réserves conditionnant la poursuite de l’activité. Ces réserves ont été levées très rapidement au niveau local, malgré l’existence à l’époque de près de 200 plaintes pour violences sexuelles. Aucune enquête de l’Inspection générale n’a été diligentée entre 2012 et 2018. Ce n’est qu’en 2018, après de nouvelles condamnations et des signalements récents, qu’une inspection inopinée a été ordonnée par la rectrice. Cette mission n’a cependant pas donné lieu à un rapport final, l’établissement ayant cessé ses activités scolaires entre-temps.
Ce contraste avec un établissement contrôlé par vos services est saisissant et nous interroge sur la cohérence, la réactivité et l’équité du contrôle exercé par l’État dans les situations les plus graves.
J’aimerais connaître votre point de vue sur cette disparité de traitement.
Mme Dominique Marchand. Cette remarque très pertinente rejoint pleinement nos préoccupations actuelles. Bien que l’appui et l’accompagnement des équipes académiques aient toujours représenté une composante importante de notre mission, cet axe a été sensiblement renforcé, notamment dans le cadre du plan récemment annoncé par la ministre de l’éducation nationale. Nous avons ainsi constitué une équipe dédiée d’inspecteurs généraux, spécifiquement formés aux missions de contrôle et aux enquêtes administratives. La méthodologie que nous appliquons, déjà solidement établie, s’est enrichie d’une connaissance approfondie des cadres réglementaires applicables aux établissements privés, qu’ils soient sous contrat ou hors contrat.
Nous avons par ailleurs intensifié nos actions de formation à destination des équipes académiques, notamment à travers des webinaires, et avons contribué à l’élaboration du guide récemment diffusé. Nous finalisons actuellement une méthodologie plus détaillée à l’attention des académies, conçue sur le modèle du guide de contrôle des fédérations sportives que nous utilisons en interne. Ce document très structuré précise, étape par étape, les éléments à examiner et les mesures à envisager en cas de dysfonctionnement. Notre objectif est de transposer cette approche au contexte des inspections académiques.
Enfin, nous bénéficions d’un réseau de relais clairement identifié, avec des référents désignés au sein de chaque académie.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pour conclure sur l’aspect méthodologique, j’aimerais revenir sur la phase initiale d’une inspection. Vous avez évoqué la collecte documentaire, la préparation de la visite sur place, la conduite des entretiens, ainsi que l’analyse des signalements transmis par le ministère ou reçus directement. Vous avez également mentionné la possibilité d’inspections conjointes avec l’IGF, l’Igas ou des partenaires locaux. Dans les cas de Riaumont et de Bétharram, nous avons en effet identifié des inspections associant les départements et les services de protection de l’enfance.
Ma question porte sur la formalisation de cette phase amont. Existe-t-il une procédure codifiée qui vous permet de vérifier, dès le lancement de l’enquête, si d’autres inspections ont eu lieu au cours des années précédentes ?
Procédez-vous systématiquement à un état des lieux, ou bien l’intégration d’un volet, par exemple financier, dépend-t-elle uniquement des éléments portés à votre connaissance au moment de la saisine ?
Mme Cristelle Gillard. La nature et l’étendue de notre mission dépendent très directement du contenu de la saisine. Dans certains cas, nous disposons d’éléments très succincts tels qu’un signalement anonyme. Dans ces situations, nous procédons à des vérifications préliminaires et établissons une première liste de points à investiguer. La première étape consiste alors à recueillir des informations auprès de la structure concernée et, le cas échéant, à solliciter des données auprès de l’employeur si une personne est expressément mise en cause. Avant toute visite sur site, notre préparation est donc très rigoureuse. À titre d’exemple, dans les enquêtes portant sur les violences sexuelles et sexistes dans l’enseignement supérieur, nous exigeons la transmission intégrale des protocoles en vigueur et des bilans annuels. Ce travail préparatoire, bien que variable selon les situations, nous permet d’appréhender globalement les enjeux avant d’entamer l’instruction sur le terrain.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je comprends votre démarche de collecte d’informations mais ma question porte sur les éléments qui pourraient vous échapper. Comment vous assurez-vous de ne pas ignorer des inspections antérieures, qu’elles soient d’ordre sanitaire, financier ou liées à la protection de l’enfance ?
Cette question est cruciale car, au sein des commissions d’enquête, nous constatons régulièrement un cloisonnement entre les administrations, qui conduit à des situations où des inspections se succèdent sans jamais croiser leurs informations. Ce manque de transversalité peut nuire à une vision d’ensemble alors que pour notre part, grâce à nos pouvoirs étendus, nous pouvons obtenir ces documents.
Comment garantissez-vous donc, dès l’amorce de votre mission, une approche globale qui ne laisse aucun angle mort ?
Mme Cristelle Gillard. Vous soulevez un point crucial. Nous disposons, il est vrai, de certains outils juridiques, notamment les articles L. 241-2 et L. 241-3 du code de l’éducation, qui nous permettent de solliciter un ensemble d’informations utiles à nos enquêtes.
Cependant, notre champ d’action demeure plus restreint que le vôtre car nous ne disposons pas de pouvoirs étendus pour exiger des documents auprès d’autres administrations, telles que les services fiscaux ou les conseils départementaux. Lorsque nous avons connaissance de l’existence de rapports ou d’inspections antérieurs, nous pouvons tenter d’en obtenir la communication, mais les administrations concernées ne sont pas tenues de nous les transmettre. Dans la majorité des cas, nous obtenons satisfaction, car nos demandes sont motivées, mais il existe bel et bien une limite juridique à notre capacité d’accès à certaines informations.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite maintenant évoquer les cas du collège Stanislas de Paris, du lycée Averroès de Lille et du lycée Pierre Bayen de Châlons-en-Champagne, pour lesquels des rapports de l’Inspection générale ont été rendus au cours de ces dernières années.
Concernant le collège Stanislas, quel regard portez-vous sur un rapport qui ne qualifie pas de systémiques ou d’institutionnelles les violences homophobes pourtant décrites par de nombreux élèves et parents lors de leurs auditions ?
Mme Dominique Marchand. Les inspecteurs généraux ont pourtant relevé plusieurs points qui m’ont semblé particulièrement précis et détaillés, à la lumière des constats effectués au sein de l’établissement, notamment en ce qui concerne le règlement intérieur, l’organisation des voyages scolaires ou encore l’existence de livrets genrés.
Le rapport indique également qu’aucun témoignage émanant d’enseignants ou de membres de l’équipe éducative n’a fait état de propos homophobes, à l’exception d’une situation ayant donné lieu à un article 40, effectué par les inspecteurs eux-mêmes. Les difficultés relèveraient davantage des interactions entre élèves.
Je ne partage donc que partiellement votre analyse quant à la nature des faits rapportés. Le rapport me semble, au contraire, particulièrement circonstancié sur plusieurs points en lien avec les problématiques soulevées dans cet établissement. Il est notamment rappelé que l’établissement a connu une période où l’homophobie était ouvertement assumée, mais que cette situation ne serait plus d’actualité sous la direction actuelle. Le rapport précise que, si aucun propos homophobe n’a été rapporté lors des auditions d’enseignants, certains échanges entre élèves ont pu être interprétés en ce sens. Il est également souligné que, même si les fonctionnements observés ne relèvent pas d’un système organisé de manière institutionnelle, ils pouvaient néanmoins favoriser un climat de rejet de l’homosexualité, propice aux risques d’homophobie. Il me semble donc que le rapport exprime, sur ce point, un certain nombre d’éléments de manière claire et argumentée.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le rapport évoque des risques, des faits anciens et des propos entre élèves, ce que les procès-verbaux contredisent. Lors de son audition, Caroline Pascal indiquait que l’analyse qui aurait pu conduire les inspecteurs généraux à caractériser l’homophobie au sein du collège Stanislas d’institutionnelle ou de systémique renvoyait à leur liberté et à leur indépendance. Alors, qu’est-ce qui peut conduire des inspecteurs généraux à caractériser des faits de violence comme institutionnels ou systémiques ?
Mme Dominique Marchand. Je n’étais pas en fonction à l’époque des faits, mais il me semble que les inspecteurs généraux, dans le cadre de leur travail, s’efforcent justement de recueillir l’ensemble des éléments disponibles, qu’ils soient à charge ou à décharge. Une inspection générale, c’est aller au bout des investigations, entendre chacun des points de vue et identifier les personnes qu’il est nécessaire de rencontrer pour construire une vision aussi complète et objective que possible.
C’est dans cette dynamique collective que les inspecteurs dégagent, à l’issue de leurs travaux, des conclusions qu’ils estiment être les plus fondées, les plus équilibrées et les plus proches de la réalité.
En ce qui me concerne, j’ai trouvé que les éléments rapportés étaient, sur plusieurs points, décrits de manière très précise et très détaillée. Ces constats concernaient des faits ou des pratiques susceptibles d’interroger mais qui, selon l’analyse de mes collègues, ne relevaient pas d’une stratégie concertée ou d’une politique délibérément portée par l’établissement. C’est, à mon sens, ce qui explique l’absence de qualification d’un caractère institutionnel de l’homophobie dans ce rapport.
M. Paul Vannier, rapporteur. À décharge, vous avez cité cette unique phrase d’un élève affirmant ne pas avoir eu connaissance de faits d’homophobie. À l’inverse, les nombreuses déclarations d’élèves et de parents décrivant des comportements à caractère homophobe ne se retrouvent pas dans le rapport.
Les procès-verbaux d’audition contiennent en outre plusieurs témoignages d’élèves et de parents évoquant l’existence d’un climat raciste au sein de l’établissement. Je vais vous lire quelques extraits issus de ces auditions.
Un élève rapporte ainsi : « Le préfet m’a interrogé sur l’origine de ma famille et de mon nom. Lorsque je lui ai expliqué que mon père était français et ma mère marocaine, il m’a répondu : "Ah, finalement, vous êtes un peu chez vous, vous aussi". »
Il poursuit : « Le professeur d’allemand m’a interpellé en disant "le jeune A", comme s’il s’était retenu de dire "le jeune Arabe". » Il évoque également « des blagues sur mon prénom de la part d’un autre élève, qui faisait un rapprochement avec les attentats du 11 septembre ».
Un parent d’élève témoigne : « L’enseignement du catéchisme est assuré soit par un prêtre, soit par des parents d’élèves. Selon les intervenants, les critiques envers les autres religions sont plus ou moins fortes, notamment à l’encontre des musulmans, des orthodoxes ou des juifs ».
Un autre élève raconte : « J’étais assis sur une marche avec une amie. Le préfet est venu nous voir. Mon amie portait une jupe. Il lui a dit : "Cette tenue, assise sur une marche, n’est pas correcte, ça fait SDF roumaine". » Le même élève ajoute : « Le seul élève racisé de la classe a reçu des remarques d’un professeur telles que : "Alors, tu as traversé la Méditerranée ?", ou encore "Pourquoi portez-vous votre manteau ? Ah oui, c’est parce que vous venez des pays chauds" ».
Là encore, nous ne trouvons aucune trace de ces témoignages dans le rapport de l’Inspection générale. Le mot racisme n’y figure à aucun moment. Pourquoi cette absence ?
Mme Dominique Marchand. Je ne sais pas répondre à cette question.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je comprends que vous n’étiez pas en poste à l’époque, mais en tant qu’actuelle responsable de l’Inspection générale, quel est votre point de vue sur un rapport d’inspection qui ne qualifie pas de systémiques ou d’institutionnelles des violences homophobes pourtant décrites par plusieurs élèves et parents d’élèves, et qui met en cause la responsabilité de divers membres du personnel encadrant, enseignants, catéchistes, préfets et surveillants ? Comment interprétez-vous l’absence totale, dans le rapport de l’Inspection générale, de mention des propos racistes rapportés dans les procès-verbaux d’audition d’élèves et de parents ?
Mme Dominique Marchand. Le rapport traite de plusieurs questions liées au genre, notamment des remarques adressées aux jeunes filles concernant leur tenue vestimentaire ou leur attitude.
Sur le reste, je ne dispose pas d’éléments complémentaires pour répondre précisément à vos interrogations. Si vous en êtes d’accord, je me chargerai de transmettre vos questions aux inspecteurs qui ont conduit cette mission.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je reconnais que le rapport aborde de manière rigoureuse la question du sexisme à Stanislas. Il s’agit toutefois de faits distincts. Les actes de racisme ne sont jamais mentionnés et les faits d’homophobie ne sont pas qualifiés comme systémiques ou institutionnalisés.
Je me permets donc de vous interroger une dernière fois : n’êtes-vous pas frappée par l’écart entre les procès-verbaux d’auditions, que vous avez estimé être essentiels dans la démarche des inspecteurs, et le contenu du rapport final ? Cette divergence, en particulier sur les violences homophobes et racistes, ne soulève-t-elle pas de question ? Quel est votre sentiment face à cette contradiction apparente ?
Mme Dominique Marchand. Je ne peux que vous renvoyer à cette phrase du rapport, qui me paraît très significative, selon laquelle certains fonctionnements peuvent « favoriser un climat de rejet de l’homosexualité » et, ce faisant, « encourager un risque d’homophobie ».
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je tiens à souligner le caractère ubuesque de la situation. Lorsque nous avons interrogé l’ancienne cheffe de l’Inspection générale, elle nous a indiqué qu’ayant quitté ses fonctions, elle ne pouvait s’exprimer. Aujourd’hui, la nouvelle cheffe du service nous explique, à son tour, qu’elle ne peut répondre non plus. Il est pourtant impératif que nous puissions obtenir des réponses à ces interrogations, y compris par écrit si nécessaire. Nous devons trouver une solution car ces questions appellent des éclaircissements indispensables.
Mme Dominique Marchand. Comme je l’ai indiqué dès le début de notre échange, le contenu d’un rapport relève de la responsabilité exclusive des inspecteurs généraux qui l’ont rédigé et signé. Ce contenu ne relève pas d’une validation hiérarchique de la cheffe de service, précédente ou actuelle.
Je m’engage néanmoins à transmettre vos questions aux collègues concernés et à vous faire un retour ultérieurement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Passons à présent au cas du lycée Averroès de Lille. Le rapport de l’IGESR, publié en juin 2020, portait l’appréciation suivante sur l’établissement : « Averroès œuvre au quotidien, par ses pratiques pédagogiques et éducatives d’excellence, aux réussites scolaires, personnelles et professionnelles des élèves et à l’émergence de citoyens responsables, autonomes et épanouis ». À la lecture de ce rapport, le regard très favorable de l’Inspection générale sur le fonctionnement de l’établissement apparaît clairement. Comment expliquez-vous, dès lors, qu’à la suite de la transmission de ce rapport au ministre, une décision de rupture du contrat d’association ait été prise trois ans plus tard ?
Je rappelle que cette rupture, intervenue en 2023, constitue un fait extrêmement rare. À ma connaissance, il s’agit seulement de la deuxième rupture de contrat d’association depuis l’adoption de la loi Debré en 1959, laquelle concerne aujourd’hui 7 500 établissements. Cette décision semble donc en contradiction totale avec les conclusions très positives du rapport de 2020. Quelle explication pouvez-vous apporter à cette évolution ?
Mme Dominique Marchand. Le rapport de l’Inspection générale sur l’établissement Averroès était effectivement positif, y compris sur les aspects pédagogiques. Les inspecteurs généraux ont formulé cette appréciation en toute objectivité, sur la base des constats réalisés lors de leur mission.
Les décisions prises ultérieurement, notamment la rupture du contrat d’association, relèvent de la compétence du préfet de département, conformément aux dispositions de l’article L. 442-11 du code de l’éducation. Il est probable que cette décision se soit fondée sur des éléments extérieurs au rapport de l’Inspection générale car ce dernier ne justifiait en aucune façon une telle rupture.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il apparaît que le préfet s’est appuyé sur des griefs à caractère pédagogique, qui ne sont pas issus de votre rapport mais d’un rapport de la chambre régionale des comptes des Hauts-de-France. Comment interprétez-vous le fait qu’une chambre régionale des comptes formule des observations à caractère pédagogique sur le fonctionnement d’un établissement privé sous contrat ?
Mme Dominique Marchand. Nous n’avons pas connaissance de ce rapport.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il s’agit pourtant d’un document public. Plus globalement, avez-vous déjà été confrontés à des situations dans lesquelles une chambre régionale des comptes émettrait des avis à caractère pédagogique sur un établissement ? Cette démarche vous semble-t-elle conforme au cadre réglementaire et légal ?
Mme Dominique Marchand. Il nous semblerait plus pertinent d’adresser cette question directement à la chambre régionale concernée, voire à la Cour des comptes. Pour ce qui nous concerne, nous n’avons pas observé de précédents de cette nature.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pour approfondir ce sujet, j’aimerais revenir sur la coordination entre l’Inspection générale et d’autres administrations. Vous avez notamment évoqué précédemment des missions conjointes avec l’Igas ou l’IGF.
Dans le cas présent, nous sommes confrontés à une chaîne d’interventions, avec une inspection générale conduite à Averroès suivie d’un rapport de la chambre régionale des comptes qui a servi de fondement à une décision préfectorale.
Existe-t-il aujourd’hui des conventions de collaboration entre l’Inspection générale et d’autres institutions telles que la Cour des comptes ou les chambres régionales des comptes ? Comment s’organise concrètement la coopération entre inspection financière, inspection pédagogique et, à terme, ce que nous espérons être une inspection dédiée au climat scolaire, à la vie scolaire et au bien-être des élèves ?
Mme Dominique Marchand. Nos collaborations avec d’autres inspections générales sont encadrées par des lettres de mission conjointes émanant des ministres concernés. Chaque ministre s’adresse à sa propre inspection générale et nous recevons alors une lettre de saisine cosignée par l’ensemble des ministres impliqués, adressée à leurs inspections respectives.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je ne peux m’empêcher de souligner ce qui me semble être un déséquilibre manifeste de traitement. D’un côté, l’établissement Stanislas conserve son contrat d’association malgré de nombreux témoignages faisant état de violences homophobes et racistes. De l’autre, le lycée Averroès de Lille, objet d’un rapport très favorable sur le plan pédagogique, voit son contrat d’association rompu.
J’aimerais maintenant évoquer le rapport d’inspection relatif au lycée public Pierre Bayen de Châlons-en-Champagne. Ce document, particulièrement instructif, analyse les raisons pour lesquelles des signalements de violences sexuelles commises par un enseignant à l’encontre d’élèves n’ont pas été transmis de la direction de l’établissement aux échelons hiérarchiques supérieurs, entraînant un délai important dans la mise en œuvre des mesures nécessaires.
L’une des recommandations de ce rapport a particulièrement retenu mon attention. Elle concerne les cadres supérieurs de l’académie et propose la mise en place d’une sensibilisation-formation sur les modalités d’exercice de l’article 40 du code de procédure pénale, dispensée au niveau de la direction, de l’encadrement ou de l’académie. Une telle recommandation suggère que les cadres dirigeants de l’académie de Reims ne maîtrisent pas suffisamment les modalités de signalement prévues par cet article. Dans le cas d’espèce, c’est un signalement émanant d’une association qui a finalement permis de déclencher une réaction de l’institution.
Devons-nous en déduire que la procédure d’activation de l’article 40 est encore largement méconnue ou mal comprise par les cadres des services déconcentrés du ministère de l’éducation nationale ?
Mme Dominique Marchand. Ce rapport illustre parfaitement la diversité des situations dans lesquelles intervient l’Inspection générale. En l’occurrence, nous sommes intervenus a posteriori, dans une logique d’analyse des dysfonctionnements ayant retardé la mise en œuvre de mesures adéquates.
Ce type de mission illustre également l’indépendance de l’Inspection générale, qui n’hésite pas à formuler des constats critiques, y compris à l’égard du fonctionnement de l’établissement et, si ma mémoire est exacte, à l’encontre de sa direction.
Le rapport met en évidence des défaillances structurelles à plusieurs niveaux de la chaîne hiérarchique, à la fois au sein de l’établissement mais également à la direction des services départementaux de l’éducation nationale (DSDEN) et au rectorat.
C’est précisément dans cette perspective que nos préconisations ont été formulées, puisqu’il s’agissait de souligner l’existence de failles à chaque étape du processus et de recommander une meilleure appropriation des procédures.
Mme Cristelle Gillard. Lors de nos formations, nous constatons en effet de manière récurrente que l’article 40 soulève de nombreuses interrogations, en particulier s’agissant de l’articulation entre l’enquête administrative et l’enquête pénale, qui relèvent de logiques distinctes.
Il existe à cet égard un besoin manifeste de professionnalisation, tant sur la compréhension des finalités propres à chaque procédure que sur le respect de leur autonomie respective et la reconnaissance de leur complémentarité. Dans le cas du lycée Bayen, il me semble que des échanges avec le parquet ont bien eu lieu. La recommandation formulée visait précisément à favoriser une meilleure compréhension des conditions de déclenchement de l’article 40, ainsi que de sa coordination avec l’enquête pénale.
Mme Dominique Marchand. Nous constatons régulièrement, malgré les rappels fréquents que nous diffusons dans tous nos champs d’intervention, que la distinction entre enquête administrative, procédure disciplinaire et procédure judiciaire reste mal appréhendée par de nombreux acteurs. Ces procédures diffèrent tant dans leur temporalité que dans leurs objectifs et leurs méthodologies. Il est notamment essentiel de rappeler qu’une absence de suites judiciaires ne signifie pas nécessairement l’absence de responsabilités disciplinaires, et inversement. Nous insistons systématiquement sur ce point dans nos actions de sensibilisation et il pourrait être utile que vous le fassiez également. Si cette méconnaissance ou cette confusion est évidente dans le cas de Bayen, elle dépasse largement ce seul établissement. Il s’agit d’un enjeu structurel dans la culture administrative de nos institutions.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons bien noté que vous ne pouviez être saisis qu’à l’initiative des ministres pour diligenter une mission d’inspection générale. Pour autant, existe-t-il des dossiers faisant l’objet d’un signalement ?
Mme Dominique Marchand. En dehors d’indications relatives à un degré d’urgence ou à une échéance souhaitée pour la remise du rapport, qui peut être précisé dans la lettre de mission, il n’existe pas, à proprement parler, de « signalement » qui orienterait notre travail.
Il arrive que des délais nous soient suggérés, ce qui nous aide dans l’organisation des travaux, notamment depuis que cette dimension est prise en compte dans l’élaboration du programme annuel. Mais en ce qui concerne des indications particulières sur des éléments de fond ou des données spécifiques, cela ne fait pas partie des modalités de saisine que nous connaissons.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pouvez-vous donc confirmer que, lors de votre prise de fonctions, aucun des dossiers que nous évoquons aujourd’hui n’a fait l’objet d’un signalement spécifique à votre attention ?
Mme Dominique Marchand. Je confirme.
M. Roger Chudeau (RN). Avant de poser mes questions, je souhaite savoir si le système des correspondants de l’Inspection générale dans les académies est toujours en vigueur.
Mme Dominique Marchand. Ce dispositif existe toujours mais sa terminologie a évolué. Nous parlons désormais de CTIG, c’est-à-dire correspondant territorial de l’Inspection générale. Cette fonction s’exerce tant au niveau académique que régional.
M. Roger Chudeau (RN). Cette question s’inscrivait dans le cadre de notre enquête sur la manière dont l’État réagit face aux signalements de violences, en particulier sexuelles, et de harcèlement. L’efficacité de la réponse de l’État repose sur sa capacité à être informé. Aussi, dans l’élaboration des programmes de travail annuels des inspections territoriales, établis sous l’autorité du recteur, quel est le rôle consultatif de l’Inspection générale, par l’intermédiaire notamment des CTIG ?
Deuxièmement, M. Delorme, ancien secrétaire général de l’enseignement catholique, a récemment dénoncé un déficit d’inspection et de contrôle dans les établissements privés. Quelle est votre analyse sur ce point ? Les inspections territoriales leur accordent-elles une attention suffisante ? Si ce n’est pas le cas, quelles sont les causes de ce déséquilibre et comment y remédier ?
Troisièmement, êtes-vous destinataires des signalements les plus graves remontés par le biais de l’application Faits établissement, notamment ceux transmis aux fonctionnaires de défense et de sécurité ? Si non, pour quelles raisons ?
Enfin, recommanderiez-vous la création d’une unité académique dédiée au suivi des signalements de violences, à l’image de ce qui existe pour les atteintes à la laïcité ? Une telle structure pourrait-elle améliorer la protection des enfants face aux violences en milieu scolaire ?
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je tiens tout d’abord à souligner à quel point il est préoccupant de constater une forme de perte de mémoire institutionnelle sur des sujets aussi graves. Le fait que vous ayez indiqué à plusieurs reprises ne pas être en mesure de répondre à certaines questions du fait de votre arrivée récente illustre bien cette difficulté.
Un rapport d’inspection mentionne que l’établissement Immaculée Conception de Pau ne respecte pas les dispositions du code de l’éducation, notamment en matière de programme et de contenu d’enseignement religieux obligatoire, et ce depuis 2021. Comment expliquez-vous l’absence d’action concrète malgré ces constats répétés, alors même que l’établissement bénéficie de fonds publics ? Quelle est votre analyse sur le fait que des inspections à charge ne soient pas suivies d’effets ?
Madame Marchand, vous étiez déjà membre de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) en 2005. Avez-vous eu, à titre personnel ou professionnel, connaissance de faits signalés concernant l’établissement Bétharram ?
Enfin, comment traitez-vous actuellement les signalements qui vous parviennent, nous le savons désormais avec certitude, de façon directe ? Quelle procédure appliquez-vous à ces informations ?
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Dans une situation où la hiérarchie fait obstacle à la remontée d’alertes, comme dans l’affaire Françoise Gullung, quels sont les recours dont disposent les enseignants pour signaler des violences faites aux enfants ? Peuvent-ils vous saisir directement ?
Ma seconde question concerne la transparence financière. Dans le cas de l’établissement Bétharram, les comptes n’ont pas été publiés. Quelle est la réaction de l’éducation nationale dans ce type de situation ? Est-ce un cas isolé, ou observe-t-on une tendance au manque de transparence dans d’autres établissements privés sous contrat ? Cette opacité est-elle compatible avec les financements publics qu’ils perçoivent ?
Mme Dominique Marchand. Madame la députée, bien que ma nomination soit récente, je considère avoir répondu avec clarté et rigueur à l’ensemble de vos sollicitations, sans me retrancher derrière la nouveauté de ma fonction.
S’agissant de l’établissement Immaculée Conception de Pau, je n’ai pas connaissance d’éléments précis, l’Inspection générale n’ayant pas été saisie de ce dossier.
Concernant Bétharram, je peux vous assurer n’avoir eu connaissance de cet établissement à aucun moment, malgré ma présence continue au sein de l’Inspection générale.
Il est exceptionnel que nous recevions des signalements directs. Depuis ma prise de fonction, un seul m’est parvenu, qui ne concernait pas des faits de violences sexistes ou sexuelles mais un dysfonctionnement. Nous avons immédiatement transmis ces informations au rectorat compétent et informé la personne à l’origine du signalement dès le lendemain.
Il est également important de rappeler que, bien que la voie hiérarchique reste la norme pour un agent souhaitant alerter, il existe des voies alternatives. Un enseignant, par exemple, peut saisir directement les inspecteurs santé et sécurité ou les inspecteurs du travail présents dans les rectorats, avec une garantie de confidentialité.
Quant à la publication des comptes, ce sujet ne relève pas de notre compétence.
M. Erick Roser, responsable du collège expertise administrative et éducative. Le programme de travail des inspections territoriales est désormais entièrement établi par le recteur. L’Inspection générale n’y participe plus, contrairement à ce qui se pratiquait par le passé.
Depuis la modification de l’évaluation des personnels enseignants, avec la mise en place des rendez-vous de carrière et du parcours carrière et rémunération, les inspections individuelles en classe ont été recentrées sur les quelques moments clés que sont le sixième, le huitième et le neuvième échelons. Ce nouveau dispositif a mécaniquement réduit le nombre d’inspections individuelles.
L’Inspection générale n’est pas destinataire des signalements effectués sur Faits établissements, qui remontent aux autorités académiques. Seuls les cas les plus graves remontent aux hauts fonctionnaires de défense. S’agissant du suivi en académie, les faits relèvent des conseillers techniques établissement et vie scolaire et, nouvellement, des services de défense et de sécurité académiques, qui sont précisément chargés de cette mission.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie.
15. Audition de Mme Sophie Macquart-Moulin, adjointe à la directrice des affaires criminelles et des grâces, et de Mme Anne-Mahaut Mercier, adjointe à la cheffe du bureau de la politique pénale générale (9 avril 2025 à 15 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), Mme Sophie Macquart-Moulin, adjointe à la directrice des affaires criminelles et des grâces, accompagnée par Mme Anne-Mahaut Mercier, adjointe à la cheffe du bureau de la politique pénale générale ([15]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires en recevant Mme Sophie Macquart-Moulin, adjointe à la directrice des affaires criminelles et des grâces, accompagnée par Mme Anne-Mahaut Mercier, adjointe à la cheffe du bureau de la politique pénale générale.
Nous avons entendu, la semaine dernière, le lieutenant-colonel Cyril Colliou, adjoint à la cheffe de l’Office mineurs, du ministère de l’intérieur. Nous constatons certaines difficultés de coordination et de partage d’informations entre le ministère de la justice, celui de l’intérieur et le ministère de l’éducation nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame, à lever la main droite et à dire « Je le jure ».
(Mmes Sophie Macquart-Moulin et Anne-Mahaut Mercier prêtent serment.)
Notre commission d’enquête s’intéresse aux violences commises par des adultes sur des élèves en milieu scolaire. Le procureur de la République est destinataire de l’ensemble des signalements effectués sur ce type de situations : pouvez-vous indiquer quel est le délai moyen de traitement de ce type d’affaires sur le plan judiciaire ?
Mme Sophie Macquart-Moulin, adjointe à la directrice des affaires criminelles et des grâces. Je tiens au préalable à vous remercier d’avoir associé la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) à vos travaux qui portent sur des sujets qui doivent tous nous engager collectivement. L’école doit être un sanctuaire permettant de développer la personnalité de nos enfants, et il est inacceptable que de telles violences puissent y être commises.
Certains faits dramatiques nous obligent tout particulièrement. Depuis des années, le ministère de la justice est fermement engagé pour lutter avec plus d’efficacité contre les violences, qu’elles soient physiques, psychologiques ou sexuelles commises sur des mineurs, en particulier dans les établissements scolaires. Il s’agit d’une des priorités de politique pénale du gouvernement régulièrement rappelée dans les circulaires et les dépêches qui sont diffusées aux procureurs généraux et procureurs de la République. Je pense ainsi notamment à la circulaire du 27 janvier 2025, mais j’évoquerai surtout celle du 28 mars 2023, très importante circulaire sur la lutte contre les violences aux mineurs.
Elle avait ainsi pour objectif de hisser la lutte contre les violences faites aux mineurs à un niveau d’engagement identique à celui mis en œuvre contre les violences intrafamiliales, à la suite du Grenelle consacré à cette question. Cette circulaire-cadre couvre l’ensemble du spectre du traitement des violences contre les mineurs, en rappelant à la fois les politiques de juridiction, les politiques partenariales, mais également la politique pénale de fond. Toutes les violences commises sur les mineurs sont visées, tout particulièrement les violences commises dans les établissements scolaires.
Le ministère de la justice et la direction des affaires criminelles et des grâces assument diverses missions, tout d’abord dans le champ de la norme pénale, en lien avec les initiatives du gouvernement, mais également du Parlement. Nous sommes très régulièrement sollicités pour apporter une analyse sur toutes les propositions d’évolutions normative. Nous avons, ces dernières années, contribué avec la représentation nationale à l’enrichissement de l’arsenal juridique.
Au titre de ces enrichissements récents, il faut évidemment souligner le renforcement de la répression des violences sexuelles – qui concerne toutes les victimes – et en particulier celles qui peuvent être commises dans ou aux abords des établissements scolaires. La loi du 21 avril 2021 a notamment supprimé la notion de consentement dans les relations sexuelles entre un majeur et un mineur. Je pourrais également évoquer le travail législatif mené depuis trente-cinq ans pour allonger la durée de la prescription, afin de favoriser la révélation des faits. Les travaux normatifs ont ainsi consisté à retarder le point de départ de la prescription à la majorité et à allonger considérablement ce délai de prescription, pour aller jusqu’à trente ans en matière de crimes sexuels et vingt ans en matière d’agression et d’atteinte sexuelles. Cette loi a été très novatrice, puisqu’elle a mis en place la prescription glissante.
Par ailleurs, la loi du 14 avril 2016 a créé aux articles 11-2 et 706-47-4 du code de procédure pénale un cadre beaucoup plus étoffé pour régir la transmission d’informations entre l’autorité judiciaire et les administrations, en particulier l’éducation nationale. Cette loi prévoit un dispositif d’information soit facultatif, soit obligatoire.
Je souhaite également mentionner la contribution de la DACG au développement, à l’élaboration et l’animation des politiques pénales que nous portons sur le sujet qui vous intéresse. De très nombreuses circulaires et dépêches ont été diffusées ces dernières années à l’attention des procureurs généraux et des procureurs, notamment dans l’intention de favoriser la révélation des faits et la transmission des plaintes et dénonciations auprès de l’autorité judiciaire. Ces circulaires ont aussi poursuivi l’objectif d’améliorer l’efficacité des enquêtes, de garantir l’information, l’accompagnement et la protection des victimes tout au long d’un parcours judiciaire que l’on sait extrêmement long et difficile pour elles. Ces circulaires ont également pour objet de donner des instructions claires aux procureurs et procureurs généraux concernant les réponses pénales qu’il convient d’apporter aux faits commis, pour prévenir la récidive et protéger les victimes.
S’agissant de la révélation des faits, le ministère de la justice, à travers la DACG au premier chef, a promu ces dernières années des politiques pénales qui visaient à renforcer les partenariats entre l’autorité judiciaire et l’éducation nationale, d’autant plus que l’article 40 du code de procédure pénale impose à tout fonctionnaire et autorité constituée de porter à la connaissance du procureur tout fait criminel ou délictuel dont il a connaissance dans l’exercice de ses fonctions.
Ce partenariat très important se traduit par la conclusion et la signature de conventions avec les établissements scolaires publics, mais également privés, sous contrat ou hors contrat – mais essentiellement sous contrat. Il s’agit d’un axe fort de politique pénale, qui a notamment été mis en avant dans une dépêche du 8 octobre 2021 faisant suite aux travaux de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Cette dépêche invitait le ministère public à conclure de telles conventions avec les diocèses, dans l’idée de favoriser la transmission à l’autorité judiciaire de signalements et de dénonciations, et ainsi de contribuer au passage de relais lorsqu’une victime est en mesure de révéler les faits.
Les données récentes, datant d’octobre 2024, confirment que les parquets se sont pleinement mobilisés à cet égard puisque plus de 84 % d’entre eux ont signé de telles conventions avec les diocèses. D’autres dépêches et circulaires vont dans le même sens. La dépêche du 5 septembre 2023, relative aux infractions commises en milieu scolaire, invitait pareillement les parquets et les parquets généraux à conclure des partenariats avec l’éducation nationale et les établissements scolaires, pour mettre en place des circuits de signalement et établir les modalités d’échanges entre l’autorité judiciaire et l’éducation nationale, dans un sens comme dans l’autre. Il ressort des rapports du ministère public établis pour l’année 2023 que plus de 73 % des parquets avaient signé des conventions et que d’autres étaient en cours de signature. Il est donc raisonnable de penser qu’actuellement, plus de 90 % des parquets ont passé des conventions avec l’éducation nationale.
Ce partenariat repose également sur des échanges et des contacts plus directs entre les personnels, et surtout entre les référents. Dans les parquets et même dans les services de l’éducation nationale, rectorats et directions académiques des services de l’éducation nationale (Dasen), des référents ont été nommés afin que chaque institution ait un point de contact et puisse plus facilement obtenir les informations nécessaires dans le suivi ou la transmission d’une information. Cette pratique très ancienne, généralisée à la suite d’une circulaire en date du 11 mars 2015, produit aujourd’hui ses effets.
La DACG demeure très attentive aux bonnes pratiques pouvant exister dans certains ressorts. Je pense notamment aux réunions, souvent annuelles, qu’organisent les parquets avec les chefs d’établissements de leur ressort et leurs équipes. Ces rencontres sont importantes pour échanger au sujet des difficultés de chaque acteur engagé dans la prévention et la lutte contre les violences commises sur les mineurs dans les établissements scolaires. Elles permettent également de faire le point sur les circuits mis en place dans les conventions.
Travailler sur la transmission des plaintes et dénonciations effectuées au titre de l’article 40 du code de procédure pénale est essentiel, mais pas suffisant. Ainsi, l’attention de la DACG porte également sur la qualité du traitement des faits dénoncés, dont certains sont prescrits. Mais en tout état de cause, dans une dépêche datée du 26 février 2021, la DACG a invité les procureurs et les procureurs généraux à ouvrir systématiquement des enquêtes, même si les faits paraissent a priori prescrits. Ainsi, les investigations menées peuvent permettre d’identifier d’autres victimes pour lesquelles les faits ne seraient pas prescrits et lutter contre le sentiment d’impunité des auteurs.
Par ailleurs, la DACG est attentive aux délais de traitement au sein des services d’enquête, à la qualité de la prise en charge des victimes par ces services d’enquête, de la prise en charge pluridisciplinaire et du traitement des procédures dans les juridictions. Il s’agit en effet de traiter le plus rapidement possible ces procédures, notamment dans le cadre de filières de l’urgence. Il s’agit également d’être attentif aux réponses pénales qui peuvent être apportées. Nombre de procédures se terminent par un classement sans suite. Mais la circulaire du 28 mars 2023 rappelle l’importance d’un examen attentif de la procédure avant le classement et la nécessité de veiller à la notification du classement aux victimes. La réponse pénale doit être rapide et ferme lorsque cela s’avère nécessaire, notamment au regard de la nature des faits, de la gravité du préjudice subi par la victime et des antécédents du mis en cause,
Nos circulaires insistent particulièrement sur la nécessité de ne pas oublier certaines peines, telle la peine d’interdiction d’exercer une activité professionnelle ou bénévole impliquant un contact habituel avec des mineurs. Dans certains cas, l’inscription au fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais) est essentielle, notamment pour veiller par la suite au contrôle d’honorabilité des personnes pouvant être recrutées par l’éducation nationale. Enfin, il importe de veiller au retour d’informations que nous devons à l’éducation nationale ou à tous ceux qui ont transmis des plaintes ou des dénonciations au parquet.
Beaucoup a été réalisé, beaucoup reste à faire, et nous sommes attentifs à la fois aux retours du terrain, mais également aux travaux que vous menez dans le cadre de cette commission.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez évoqué les nombreuses conventions et circulaires portant sur les principes qui guident l’action du ministère de la justice pour mieux protéger les enfants. Nous souhaitons, au regard des expériences de terrain, des documents et témoignages recueillis, vous interroger plus précisément sur certaines actions de transmission et de traitement de ces informations signalées ou de ces signalements.
Vous avez évoqué notamment les efforts accomplis pour mieux faire connaître l’article 40 du code de procédure pénale, à la fois par le ministère de la justice et le ministère de l’éducation nationale. Vous avez mentionné rapidement la nécessité d’informer le ministère de l’éducation nationale du suivi des plaintes. Lorsqu’un signalement est effectué au procureur de la République, celui-ci a-t-il immédiatement et systématiquement pour instruction d’informer l’éducation nationale ou l’établissement concerné qu’une plainte vise l’un de ses personnels ? Sous quels délais ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. La loi du 14 avril 2016, qui fixe un cadre de transmission obligatoire ou facultatif d’information à l’éducation nationale, vise à trouver un équilibre entre la nécessité d’informer celle-ci pour prévenir la commission d’autres faits, la protection des victimes et le respect de la présomption d’innocence – en tout cas les premiers temps de l’enquête. La transmission d’informations telles qu’elles résultent des articles 11-2 et 706-47-4 du code de procédure pénale retardent quelque peu ce retour à l’éducation nationale au moment de l’engagement des poursuites. Au stade de l’enquête, il n’y a pas lieu de transmettre immédiatement une information à l’éducation nationale. Cela ne dispense pas, le cas échéant, les contacts entre les référents que je viens de mentionner.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je comprends que cette transmission n’est pas systématique, mais qu’un échange informel est possible entre le référent justice territorial au niveau du parquet et le référent éducation nationale au niveau de l’académie.
Vous évoquez un retard, mais quelle en est la durée, approximativement ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Il est extrêmement difficile de vous répondre. Tout dépend de la complexité des investigations menées, du risque de réitération, de la nécessité de préserver immédiatement la victime de tout contact avec l’auteur. Ces éléments sont difficiles à établir.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Comment le procureur de la République, qui est destinataire de ce signalement, peut-il s’assurer, en tenant compte du niveau suffisant de vraisemblance et de la gravité potentielle des faits, que la protection de l’enfant est mise en œuvre dans les plus brefs délais ? Cela relève-t-il de la compétence du procureur ? Le délai de l’enquête dicte-t-il le moment où celui-ci met en place une mesure de protection ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Cette préoccupation est essentielle pour les procureurs, qui l’ont toujours en tête. Si le mineur peut être immédiatement écarté, la question ne se pose pas. Si une situation de danger justifie un éloignement, le procureur saisit le conseil départemental pour envisager un placement auprès de l’aide sociale à l’enfance (ASE), après évaluation.
Les actions qui sont menées à l’égard des victimes vont de pair avec la diligence qui est employée à l’égard du mis en cause. Plus exactement, il s’agit de veiller à ce que certaines enquêtes soient diligentées le plus rapidement possible, dans le cadre de filières de l’urgence, afin de pouvoir envisager notamment des poursuites, soit par la saisine d’un juge d’instruction, soit par une voie procédurale de jugement rapide, de type comparution immédiate. Celle-ci permet ainsi la mise en œuvre de mesures de sûreté comme le contrôle judiciaire, l’assignation à résidence sous surveillance électronique (Arse) ou la détention provisoire. L’action menée contre l’auteur est également une mesure de protection pour le mineur.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez évoqué le fait que les différentes circulaires ont imposé la mise en place d’un référent éducation nationale au sein des parquets et d’un référent justice au sein des académies. À votre connaissance, ces référents sont-ils installés partout, dans tous les parquets et dans toutes les académies ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Je pense pouvoir dire que dans les parquets, un magistrat est chargé de développer ces relations avec l’éducation nationale et dispose également de contacts privilégiés avec les services de l’ASE et les juges des enfants.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Diriez-vous que le niveau de gravité des faits et de certitude devant donner lieu à un partage d’information à l’éducation nationale est uniformisé au sein des différents parquets ? Le choix de partager cette information est-il discrétionnaire ou est-il codifié par des circulaires auprès des différents parquets en France ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Les textes du code de procédure pénale issus de la loi du 14 avril 2016 fixent des critères, parfois obligatoires, de transmission d’informations. En conséquence, ces critères sont censés s’appliquer de manière uniforme sur le territoire national. Pour le reste, l’article 11-2 de ce code laisse une certaine souplesse, puisqu’il concerne une transmission facultative et non obligatoire. Cependant, grâce aux circulaires diffusées aux procureurs et procureurs généraux, ces derniers sont tous sensibilisés à la nécessité de partager une information avec l’éducation nationale, dans le cadre des relations partenariales qu’ils développent avec elle.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Les réunions annuelles dont vous avez parlé, entre procureurs et chefs d’établissement concernent-elles tous les établissements, publics et privés, sous contrat et hors contrat, et sont-elles mises en œuvre dans tous les parquets en France ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Il s’agit d’une bonne pratique, que nous souhaiterions voir généralisée, qu’il s’agisse d’établissements du premier ou du second degré. Cependant, il s’agit d’une charge qui peut parfois être lourde pour certains parquets. En conséquence, ils ne peuvent pas forcément agir de la sorte avec tous les établissements scolaires. Mais la mise en œuvre des dispositifs fixés dans le code de procédure pénale et qui visent à la transmission d’informations doit évidemment être approfondie. Les travaux que nous menons actuellement consistent également à développer des outils numériques pour permettre aux magistrats de ne pas manquer certaines obligations, notamment dans la transmission d’informations, et favoriser aussi cet échange d’informations avec l’éducation nationale. Les moyens numériques doivent aussi permettre de pallier certains oublis.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je comprends qu’au niveau de la DACG vous ne disposez pas d’une vision consolidée de la mise en place régulière de ces réunions annuelles. Vous ne savez pas non plus si les parquets invitent tous les établissements, publics et privés, sous et hors contrat. Les comptes rendus de ces réunions annuelles ou les ordres du jour sont-ils établis par des directives nationales ou sont-ils laissés à la discrétion des parquets ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Je ne peux affirmer que tous les parquets procèdent à ces réunions annuelles. Il s’agit de bonnes pratiques, que nous souhaitons voir généralisées. Même si ces réunions ne se tiennent pas dans tous les ressorts, des échanges avec l’éducation nationale ont lieu, à travers les conventions ou les référents éducation nationale et justice.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Le procureur de la République est-il systématiquement informé des mesures conservatoires ou des sanctions disciplinaires prises par l’employeur à l’encontre de personnels qui seraient mis en cause pour des faits de violence ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. L’article 40 impose la transmission d’une information relative aux crimes ou délits dont l’autorité constituée a connaissance dans l’exercice de ses fonctions. À travers cette transmission, nous avons parfois connaissance des mesures conservatoires ou disciplinaires qui peuvent être engagées, mais le parquet ne dispose pas toujours d’une information complète. Il arrive que le parquet ne soit pas informé des suites données à la procédure disciplinaire.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. La transmission systématique de cette information de l’employeur au parquet est-elle inscrite dans les conventions de partenariat ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Cela peut être intégré dans les conventions, mais je ne peux vous assurer que cette information est effective.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Estimez-vous souhaitable que la transmission concernant ces mesures conservatoires ou ces suspensions soit systématique, à la fois dans les conventions et dans la réalité ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Il est toujours très intéressant de disposer de ce type d’information.
M. Paul Vannier, rapporteur. Savez-vous si les procureurs sont souvent sollicités par des recteurs ou des inspecteurs d’académie pour connaître l’éventuel déclenchement de poursuites judiciaires, alors même que ceux-ci s’interrogeraient sur le déclenchement de poursuites disciplinaires à propos de personnels ayant autorité sur des élèves et ayant pu commettre des violences à leur encontre ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Si je comprends bien votre question, vous me demandez si l’éducation nationale se rapproche du parquet pour savoir si des procédures judiciaires sont engagées contre des personnels qu’elle emploie. Lorsqu’il s’agit de poursuites pénales, ce type d’information doit être porté à sa connaissance.
M. Paul Vannier, rapporteur. Cette transmission est-elle normée, forcément écrite ? Pour avoir échangé avec des recteurs, nous pouvons avoir le sentiment qu’il peut plutôt s’agir de conversations téléphoniques, dans un cadre plus informel.
Mme Sophie Macquart-Moulin. Les textes prévoient une transmission par écrit.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite vous interroger sur le cas particulier de l’établissement Notre-Dame de Bétharram et sur une pièce que nous avons pu consulter. Datée du 17 septembre 1996, elle émane du procureur de la République de Pau et est intitulée « Avertissement avant poursuites ».
Cette pièce nous a interpellés dans la mesure où le procureur, dans ce document, s’adresse à deux personnes, le père L. et un certain Thomas C., tous deux ayant fait l’objet d’une plainte pour violences. Dans ce courrier, procureur leur indique :s « Compte tenu des circonstances de cette affaire, j’ai décidé de ne pas lui donner de suite pénale. Il va de soi que cette décision pourra être révisée en cas de survenance d’éléments nouveaux ou de récidive de votre part. Je souhaite que vous sachiez tenir le plus grand compte de cet avertissement ».
Ce type d’avertissement avant poursuites était-il habituel à cette époque, dans des affaires de violences, sans que soit mentionnée une réparation des victimes, une peine alternative ou une période probatoire ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Je ne peux vous répondre, dans la mesure où je n’ai pas l’autorisation de m’immiscer, ni de me prononcer sur une affaire individuelle.
Je peux cependant vous indiquer que le procureur dispose de l’opportunité des poursuites dans l’exercice de l’action publique. Dans la circulaire du 28 mars 2023, une attention particulière a été portée au classement sans suite, que le procureur doit décider après examen attentif du dossier.
Le rappel à la loi a été supprimé au bénéfice de l’avertissement pénal probatoire, mais toutes les mesures alternatives aux poursuites, qui peuvent consister à recevoir un individu et à lui adresser un avertissement solennel, doivent être réservées aux faits les moins graves. De plus, le risque de réitération des faits doit être pris en considération. Les parquets sont davantage sensibilisés qu’il y a quelques années sur la nécessité de hausser le niveau de réponse pénale à l’égard de ces faits. En tout état de cause, les parquets sont de plus en plus attentifs à la réponse pénale qu’ils apportent aux infractions commises au sein des établissements.
M. Paul Vannier, rapporteur. Après 2023, l’équivalent d’un avertissement avant poursuites ne serait donc pas intervenu, selon vous.
Mme Sophie Macquart-Moulin. Encore une fois, le procureur est libre d’apporter la réponse qu’il souhaite dans un dossier en particulier. Mais il est vrai que la qualité du mis en cause fait partie des critères au regard desquels la Chancellerie invite effectivement à apporter des réponses autres qu’un simple avertissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. À votre connaissance, en 1996, un dernier avertissement avant poursuites devait-il être nécessairement porté à la connaissance de l’administration de l’éducation nationale, du conseil général ou de la direction diocésaine ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Il est difficile pour moi de répondre, s’agissant d’un cadre juridique ancien.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Concernant l’établissement du Village d’enfants de Riaumont, à Liévin, une information transmise en 2019 par le procureur au recteur d’académie et au préfet, mentionne « plusieurs crimes et délits de violences physiques et sexuelles réputés avoir été commis par différents types de personnel durant ces dernières années ». Savez-vous si d’autres signalements avaient été reçus par le parquet concernant cet établissement avant 2019 et quelle suite y avait été donnée ? Ces informations avaient-elles été transmises au préfet ou au rectorat ? Auraient-elles systématiquement dû l’être ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Là encore, je ne peux pas répondre concernant une affaire individuelle.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite néanmoins vous interroger sur une autre affaire, celle du lycée Pierre Bayen de Châlons-en-Champagne. Une enquête judiciaire a été ouverte en avril 2023, à la suite de signalements reçus par le parquet. Ce parquet a-t-il informé le recteur de l’académie de Reims ou l’administration de l’éducation nationale des neuf plaintes déposées contre l’enseignant mis en cause ? Si tel est le cas, savez-vous quelle suite a été donnée par les services de l’éducation nationale à cette alerte du parquet ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Je suis désolée, mais au titre de l’article 11 du code de procédure pénale, seul le parquet peut communiquer sur une affaire individuelle et répondre à vos questions. Je ne suis pas compétente.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous indiquez qu’à l’époque, le procureur avait la possibilité d’effectuer un rappel à la loi, et qu’il peut aujourd’hui adresser un avertissement pénal probatoire. S’agit-il d’une manière de mettre en attente une possible plainte ? D’enterrer un dossier et de le classer sans suite ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Un classement peut toujours faire l’objet d’un réexamen si des nouveaux faits sont portés à la connaissance du procureur. Il ne s’agit pas selon moi d’un moyen de mettre en attente une plainte. Aujourd’hui, un procureur classe une plainte lorsqu’il estime qu’en l’état, il ne dispose pas de suffisamment d’éléments pour poursuivre des investigations et mettre à jour la commission des faits.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. En 1996, que signifiait un « avertissement avant poursuites » ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Cela signifiait la chose suivante : « Vous n’êtes pas poursuivi aujourd’hui, je vous délivre un avertissement solennel. Vous êtes prié de ne pas réitérer les faits. Si d’aventure, vous deviez à nouveau commettre des faits similaires ou autres, je pourrais revenir sur ce classement et engager des poursuites si les faits ne sont pas prescrits ».
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans l’affaire du lycée Pierre Bayen de Châlons-en-Champagne, le mis en cause est décédé. Puisque son décès éteint la procédure, pouvez-vous répondre aux questions que je viens de vous adresser au sujet de cette affaire ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Même si l’auteur est décédé, je crois que la procédure est toujours en cours. Le décès de l’auteur n’entraîne pas nécessairement une extinction de l’action publique. N’ayant pas d’éléments suffisants, je préfère m’abstenir de répondre.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Lors de vos propos liminaires, vous avez parlé des bonnes pratiques avec l’éducation nationale. Vous avez cité notamment les réunions pour échanger sur les difficultés rencontrées, qui permettent également de faire le point sur les circuits et les conventions. Il y a peu de temps, nous avons auditionné des représentants de syndicats de l’éducation nationale. Ils nous ont indiqué que, dans certains départements, des conventions étaient établies, avec notamment une note qui revenait sur les différences entre les informations préoccupantes (IP), les signalements et le parcours d’un article 40. Pourquoi un article 40 est-il mis en œuvre plutôt qu’un signalement auprès de la cellule de recueil des informations préoccupantes (Crip) ? Malgré toutes les bonnes intentions, comment se fait-il que ces dispositifs n’existent pas dans tous les départements ? Pourquoi ne sont-ils pas uniformisés sur l’ensemble du territoire ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Je vous ai indiqué que dans pratiquement tous les ressorts, des conventions de ce type avaient été signées. Ensuite, il s’agit de les faire vivre, effectivement. Au-delà d’un écrit, les échanges entre personnes sont essentiels et il faut continuer à sensibiliser les magistrats sur les cadres légaux qu’ils doivent respecter, notamment les obligations de transmission obligatoire de l’information. Il convient également, au-delà des moyens que l’on peut renforcer dans les juridictions pour bien traiter ce contentieux, de développer des outils numériques pour ne pas oublier certaines étapes procédurales, comme celle du retour sur les suites qui ont été données à une affaire.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je ne parle pas des conventions qui existent entre les magistrats et l’éducation nationale, mais des notices d’information en direction des enseignants, des personnels de l’éducation nationale, afin que tous soient bien informés. À ce titre, je vous invite à visionner l’audition et l’intervention du représentant syndical qui nous a parlé de notices à l’initiative du procureur de son département, qui n’existent pas forcément dans d’autres départements.
Je me permets de vous signaler que la bonne volonté de tous les magistrats – notamment les juges des enfants – et greffiers ne suffit pas nécessairement. Une décision politique ou nationale est sans doute nécessaire pour venir en soutien et informer tous les membres de l’éducation nationale, voire tous les adultes qui sont normalement concernés par la protection de l’enfance.
Mme Sophie Macquart-Moulin. Je ne peux que vous rejoindre sur le fait que la bonne volonté ne suffit pas. Il est effectivement nécessaire de disposer de process, de moyens et d’outils pour aider effectivement les magistrats, juges des enfants et parquetiers, à bien accomplir leur travail. Mais les conventions se déclinent à travers les fameuses notices dont vous parlez.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). En l’espèce, il s’agit plutôt d’une information émanant des procureurs en direction des personnels de l’éducation nationale, qui expliquent la différence entre la Crip, le parquet, le 119 ; entre un signalement, une information préoccupante et le cheminement de l’article 40. Les professionnels se plaignent tous de ne jamais connaître les suites qui ont été données à leurs signalements.
Mme Sophie Macquart-Moulin. Vous parlez peut-être plutôt effectivement d’une information générale. Je précise que ces conventions doivent normalement comporter un certain nombre d’annexes, qui doivent être diffusées des deux côtés et qui peuvent effectivement être revisitées, à l’occasion des fameuses réunions que j’ai évoquées plus tôt.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Si un personnel d’un établissement signale un fait, mais sans passer par la voie hiérarchique, celui-ci est-il bien considéré comme émanant de l’éducation nationale ? Pouvez-vous nous rappeler le pourcentage de classements sans suite dans le cadre des affaires de violences sexuelles sur les mineurs, ainsi que le pourcentage des faits qui sont prescrits dans ce domaine ? Enfin, quelle est la position de la direction des affaires criminelles et des grâces quant à l’idée d’une imprescriptibilité des crimes sexuels sur les mineurs ?
Mme Graziella Melchior (EPR). Nous le savons tous, la libération de la parole intervient toujours tard, trop tard. Aujourd’hui, des victimes se sont regroupées dans des collectifs. Il existe apparemment plusieurs manières de déposer plainte, soit directement à la gendarmerie, soit auprès du procureur. Auriez-vous des conseils à donner concernant la procédure, pour accélérer le traitement des plaintes et idéalement obtenir autre chose qu’un classement sans suite ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. S’agissant des plaintes, de mon point de vue, il est toujours préférable de s’adresser tout de suite à un service d’enquête, pour gagner du temps. Cela n’empêche pas que les personnes qui souhaitent initier une démarche de révélation des faits puissent s’entourer de conseils, notamment en allant voir des associations d’aide aux victimes.
Monsieur Bonnet, je ne dispose pas des chiffres, mais ils pourront vous être communiqués par la suite. Nous ne pouvons que nous réjouir du mouvement de révélation de la parole, qui entraîne de très nombreuses procédures et saisines des juridictions. En regard, le taux de classement peut être extrêmement décevant, mais il doit être mis en lien avec la difficulté pour les juridictions et les services enquêteurs à établir la réalité ou leur donner une consistance suffisante pour engager des poursuites. Plus le temps passe, plus les faits sont difficiles à établir, a fortiori s’ils ont été commis à huis clos, sans témoins.
L’allongement de la prescription est intéressant pour lever les blocages psychologiques, mais elle ne pourra peut-être pas se traduire par davantage de poursuites et de condamnations. En revanche, nous ne sommes pas favorables à l’imprescriptibilité des infractions sexuelles : pour les raisons que je viens justement d’évoquer, l’imprescriptibilité ne résoudrait pas forcément le problème. De même, elle n’inciterait pas forcément davantage les victimes à parler. Enfin, cela remettrait aussi en cause la cohérence d’ensemble des délais de prescription dans notre système répressif.
S’agissant des nécessités de mieux informer l’éducation nationale, encore une fois en dehors du cadre légal qui impose une obligation en cas de poursuites, les parquets ont à cœur de veiller à respecter les équilibres entre présomption d’innocence, nécessité de ne pas gêner les premières investigations, mais aussi de protéger les victimes et d’éviter que d’autres faits puissent être commis. Il existe des échanges entre les procureurs et les référents de l’éducation nationale.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Certaines victimes que nous avons rencontrées ne dorment plus la nuit parce qu’elles savent que leur plainte sera prescrite, mais que l’auteur est aujourd’hui encore en fonction dans un autre département, auprès de jeunes enfants. Lorsqu’une plainte est déposée contre un auteur identifié et qu’elle est prescrite, des liens existent-ils entre les parquets ? Comment les jeunes peuvent-ils être protégés en cas d’absence d’enquêtes judiciaires ? Existe-t-il une solution ? Enfin, le ministère de la justice a-t-il été associé à l’élaboration du plan « Brisons le silence, agissons ensemble » ?
Mme Sophie Macquart-Moulin. Je réponds par la négative à votre dernière question.
S’agissant de votre première question, j’évoquerai une dépêche de 2021, très importante pour nous. Elle indique aux procureurs d’engager systématiquement des enquêtes, y compris sur des faits qui leur paraissent prescrits, ne serait-ce que pour permettre à la victime d’être entendue correctement, mais aussi pour que l’auteur puisse être entendu, même s’il ne peut pas être poursuivi. Même s’il est parfois obligatoire de procéder à un classement pour prescription des faits, il peut être important pour des victimes de connaître la position du mis en cause. Certaines peuvent apprécier de voir qu’il reconnaît les faits, même si des poursuites ne seront pas engagées.
Encore une fois, cette audition et ces investigations ont pour but, d’une part, de s’assurer que les faits sont bien prescrits – ce qui n’est pas toujours évident à déterminer, même si nous avons développé un outil pour aider les parquets à cet égard – et, d’autre part, à travers des investigations, notamment sur l’environnement, de s’assurer qu’il n’existe pas d’autres victimes, ou de risque de commission des mêmes actes sur d’autres personnes. Ce faisant, nous transmettons un message extrêmement fort.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie.
16. Audition conjointe de Mme Fabienne Buccio, préfète de la région Auvergne-Rhône-Alpes, préfète du Rhône, et de M. Georges-François Leclerc, préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, préfet des Bouches-du-Rhône (9 avril 2025 à 16 heures)
La commission auditionne conjointement, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), Mme Fabienne Buccio, préfète de la région Auvergne-Rhône-Alpes, préfète du Rhône, et M. Georges-François Leclerc, préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, préfet des Bouches-du-Rhône ([16]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Dans le cadre de nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, nous avons souhaité entendre conjointement deux préfets de région : Mme Fabienne Buccio, préfète de la région Auvergne-Rhône-Alpes, préfète du Rhône, et M. Georges-François Leclerc, préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, préfet des Bouches-du-Rhône.
Nous avons voulu échanger avec vous à la fois pour mieux comprendre, d’une manière générale, quelles sont les prérogatives des préfets en matière de contrôle des établissements scolaires, et pour revenir plus particulièrement sur les deux derniers cas de rupture d’un contrat d’association entre l’État et un établissement privé.
Auparavant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Fabienne Buccio et M. Georges-François Leclerc prêtent serment.)
Mes premières questions sont les suivantes. Quelles sont les principales compétences des préfets vis-à-vis des établissements scolaires ? Dans quelle mesure préfet et recteur, ou préfet et directeur académique des services de l’éducation nationale (Dasen), communiquent-ils au quotidien ?
Mme Fabienne Buccio, préfète de la région Auvergne-Rhône-Alpes, préfète du Rhône. Les préfets disposent de plusieurs compétences vis-à-vis des établissements scolaires. Tout d’abord, ils exercent une compétence en matière de prévention de la délinquance, notamment en mobilisant le fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD). Ce fonds peut être engagé à deux titres : d’une part, la prévention situationnelle, c’est-à-dire la protection bâtimentaire, les alarmes ; d’autre part, la prévention de l’entrée des jeunes dans la délinquance.
Une autre compétence concerne la sécurisation des établissements scolaires, grâce à des subventions qui permettent d’accompagner le financement des travaux nécessaires à la sécurisation périmétrique anti-intrusion. Une compétence a également trait à l’accueil des jeunes et des enseignants, puisqu’il s’agit d’établissements recevant du public (ERP). En tant que préfets, nous nous assurons que les règles de sécurité et d’hygiène sont respectées, notamment à travers des contrôles.
Nous intervenons également dans le cadre de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) sur la prévention des conduites addictives en milieu scolaire, la prévention du cyberharcèlement, la découverte des diversités religieuses, la lutte contre les préjugés, la lutte contre l’addiction à la pornographie des adolescents. Tels sont des exemples d’actions au titre desquelles nous finançons des initiatives conduites par des associations ou des intervenants au niveau des établissements.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. De quelle manière les préfets et recteurs ou les préfets et directeurs académiques des services de l’éducation nationale (Dasen), communiquent-ils au quotidien ?
Mme Fabienne Buccio. Nous travaillons très régulièrement avec le recteur et le Dasen. Deux fois par an, un état-major de sécurité consacré au milieu scolaire nous réunit. Y participent également le procureur et toutes les instances représentant la police et la gendarmerie, de manière à faire un point de la situation et à définir des orientations stratégiques et opérationnelles pour nos établissements.
Avec les parquets de Lyon et de Villefranche-sur-Saône, le Dasen et les forces de sécurité, nous avons conclu une convention qui vise à identifier les acteurs de la sécurité en milieu scolaire et à créer la cellule départementale de lutte contre les violences en milieu scolaire. Des référents en zone police et zone gendarmerie sont désignés pour assurer un lien direct avec le chef d’établissement et son équipe de direction. Le Dasen, au niveau d’une préfecture de département, et le recteur, au niveau de la préfecture de région, participent également au comité de direction départemental ou régional. Enfin, nous organisons des réunions bilatérales avec le recteur ou avec le Dasen.
M. Georges-François Leclerc, préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, préfet des Bouches-du-Rhône. En complément, je rappelle que les établissements scolaires représentent l’un des plus grands services publics de l’État. Aucun préfet, qu’il soit de département ou de région, ne peut être indifférent à ce grand service public, même s’il ne relève pas de son autorité directe. Son pilotage est assimilable à celui du service public hospitalier.
Il faut distinguer le contenant du contenu. Le préfet a une responsabilité indirecte sur les bâtiments scolaires qui relèvent : pour le primaire, de l’échelon communal ; pour le secondaire, de l’échelon départemental ; pour les lycées, de l’échelon régional. Il peut souvent nous arriver d’intervenir par le biais des différentes subventions d’investissement – fonds Vert pour la rénovation thermique des lycées, dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR) et dotation de soutien à l’investissement local (Dsil) pour les établissements scolaires, dotation de soutien à l’investissement des départements (Dsid) pour les établissements du secondaire –, sur proposition des collectivités compétentes, pour la rénovation pédagogique ou la rénovation du bâti. À titre d’exemple, j’évoquerai l’intervention de l’État sur environ 180 écoles primaires, dans la commune de Marseille.
Il est d’usage de distinguer le contenant – le bâtiment scolaire – du contenu pédagogique sur lequel les préfets n’ont évidemment pas à se prononcer. En revanche, s’agissant de la carte scolaire, il peut arriver à un préfet de département ou de région d’intervenir, essentiellement au niveau des communes, au sujet des écoles primaires. En effet, la résonance d’une fermeture de classe dans une commune rurale peut être assez forte et conduire le préfet à donner un avis ou quelques conseils à l’inspecteur d’académie qui lui présente la carte scolaire.
Lorsque j’étais en poste dans le Nord, je m’entretenais de cette carte scolaire avec l’inspecteur d’académie – dorénavant le Dasen. Par exemple, il m’était arrivé de lui demander d’apporter un traitement particulier sur la vallée de la Sambre ou dans le bassin minier, afin de ne pas fermer trop de classes dans certaines communes confrontées à des difficultés socio-urbaines élevées. J’en ai fait de même lorsque je suis arrivé à Marseille. Dans le cadre d’un avis simple que j’ai émis sur la carte scolaire, j’ai ainsi demandé au recteur d’académie de réserver la plus grande attention aux troisième, treizième, quatorzième, quinzième et seizième arrondissements, qui connaissent également des difficultés socio-urbaines.
Nos compétences en matière de sécurité peuvent se traduire de manière très concrète. J’étais par exemple préfet des Alpes-Maritimes pendant la fusillade du lycée Tocqueville de Grasse. À ce titre, j’ai dû prendre la direction des opérations de police et de gendarmerie de ce qui apparaît a posteriori comme une sorte de Columbine à la française, puisque nous avions déploré sept blessés, dont le proviseur. Heureusement, ces faits sont plutôt rares.
La communication entre préfets et recteurs n’intervient pas nécessairement au quotidien, mais il existe d’autres instances comme le comité de l’administration régionale (CAR), au sein duquel le recteur de région académique siège, ou encore le collège départemental où l’inspecteur d’académie siège. Dans le Nord, les Bouches-du-Rhône, les Alpes-Maritimes, en Seine-Saint-Denis, en Haute-Savoie et dans l’Aube, j’ai toujours connu une véritable collaboration entre l’inspecteur d’académie, le recteur et le préfet, qui pouvait être quotidienne en cas de nécessité.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’aimerais entrer avec vous dans l’étude de deux situations qui paraissent très éclairantes pour notre commission d’enquête, laquelle travaille sur les modalités du contrôle par l’État des établissements scolaires en matière de prévention des violences. Autant nous avons jusqu’ici constaté les carences ou la défaillance des contrôles, autant s’agissant du lycée anciennement sous contrat Averroès de Lille et du groupe scolaire anciennement sous contrat Al Kindi de Décines, nous voyons se concentrer le contrôle par différents services de l’État. Ainsi, le lycée Averroès a été, ces dernières années, contrôlé quatorze fois et le groupe scolaire Al Kindi, l’a été neuf fois, dont cinq en une seule année. Comment expliquer ce criblage exceptionnel du contrôle sur chacun de ces établissements ?
M. Georges-François Leclerc. Je me permets de nuancer vos propos : la notion de « criblage exceptionnel » ne me paraît pas correspondre à la manière dont les services de l’État ont contrôlé le lycée et le collège Averroès. S’agissant de ce groupe scolaire, le fait générateur concerne les demandes réitérées du collège – à peu près tous les six mois – pour bénéficier d’un contrat d’association. En effet, dès lors qu’un collège effectue une telle demande, il est prévu qu’il soit inspecté par les services de l’État. Ce contrôle obéit à un protocole strict et la loi impose aux services chargés de l’inspection de prévenir l’établissement au moins quarante-huit heures à l’avance.
Deux catégories de contrôles additionnels ont été réalisés sur ce lycée. D’une part, des contrôles pédagogiques, sur saisine du collège aux fins d’une décision d’association, que j’ai systématiquement refusée compte tenu des rapports qui m’étaient communiqués. D’autre part, j’ai également diligenté deux contrôles : un contrôle par la direction régionale des finances publiques – de manière assez classique, le lycée étant bénéficiaire de fonds publics –, et un contrôle par la chambre régionale des comptes.
Mme Fabienne Buccio. Tous les établissements scolaires, qu’ils soient privés ou publics, sont régulièrement soumis à des contrôles au titre de leur qualité d’ERP.
Vous avez évoqué neuf contrôles concernant l’établissement Al Kindi. Ont été distingués le contrôle qui a porté sur les classes sous contrat et celui qui a concerné les classes hors contrat, alors qu’il s’agissait du même contrôle. Par ailleurs, nous essayons de regrouper les services lorsque de tels contrôles sont effectués. En l’espèce, y ont participé les pompiers, la direction départementale de la protection des populations (DDPP), la direction régionale des finances publiques (DRFIP) et l’éducation nationale. L’intervention de chacun de ces services a été comptabilisée pour un contrôle – ce qui peut expliquer le chiffre que vous évoquez – alors que ces contrôles étaient en réalité groupés.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je rappelle que dans l’académie de Lille, qui compte 531 établissements privés sous contrat, seulement deux contrôles ont été conduits entre 2017 et 2023. Dans l’académie de Lyon, qui comprend 180 établissements privés sous contrat, un seul contrat a été engagé sur la même période. Dès lors, le caractère exceptionnel des contrôles sur Averroès et Al Kindi est avéré.
Vous avez décrit comme « classiques » les contrôles effectués par les DRFIP. De tels contrôles sont effectivement prévus par le code de l’éducation mais ils restent exceptionnels car, au rythme actuel, chaque établissement y est soumis une fois tous les 1 500 ans. Or Averroès et Al Kindi ont eu à connaître un contrôle de ce type. À la suite de ces contrôles, vous avez tous deux pris la décision – elle aussi absolument exceptionnelle lorsqu’on la replace dans une perspective historique depuis le vote de la loi Debré de 1959 – de réunir la commission de concertation prévue à l’article L. 442-11 du code de l’éducation, puis de prononcer, sur le fondement de l’article L. 442-62 du même code, la rupture du contrat d’association du lycée Averroès et du groupe scolaire Al Kindi. Était-ce, dans ces deux cas, à votre initiative ?
Mme Fabienne Buccio. À partir du moment où nous avions reçu un signalement sur l’établissement Al Kindi, j’assume complètement que les services soient allés réaliser un contrôle de façon groupée. J’ajoute que le premier signalement ayant donné lieu à un premier contrôle remonte à 2021, avant ma prise de fonction.
M. Paul Vannier, rapporteur. La commission de concertation, puis la rupture du contrat, sont-elles intervenues à votre initiative ?
Mme Fabienne Buccio. Nous avons constaté que le fonds de dotation perçu par l’établissement ne servait pas pour son fonctionnement. En conséquence, une enquête a été menée par la DRFIP et un contrôle a été conduit par l’éducation nationale. À partir de toutes ces remontées, en pleine connaissance de cause et en lien avec le Dasen et le recteur, j’ai réuni la commission. Nous ne prenons pas ce type de décisions sur un coup de tête.
M. Georges-François Leclerc. Les contrôles additionnels sur le lycée Averroès ont été réalisés sur mon initiative. J’ai demandé à la chambre régionale des comptes de diligenter le contrôle et en ai tiré les conséquences. J’ai également saisi la direction régionale des finances publiques aux fins de contrôle.
Il s’agit d’un acte mûrement réfléchi. En effet, j’ai été nommé préfet de la région Hauts-de-France et du département du Nord en 2019 et c’est en octobre ou novembre 2023 que j’ai pris la décision de résilier le contrat d’association du lycée Averroès pour une série de raisons que je peux développer. Dès le mois de juin 2023, je disposais de tous les éléments me permettant de provoquer la convocation de la commission consultative. J’ai préféré attendre le mois d’octobre pour que la rentrée 2023 se déroule dans des conditions normales. En effet, je pensais que l’éventuel retrait qui aurait été effectué au mois de juillet ou au mois d’août aurait pu susciter un désordre.
Deux raisons m’ont conduit à prendre cette mesure. Sur le volet administratif, j’ai estimé, à la lecture du rapport de la chambre régionale des comptes, que la gestion comptable et financière paraissait déloyale et potentiellement frauduleuse. Sur le contenu pédagogique, j’ai constaté que les éléments recueillis sur certains intervenants depuis mai 2021 par les inspections diligentées par la rectrice et l’inspecteur d’académie étaient suffisamment tangibles pour considérer que les élèves étaient en danger. J’ai considéré que des éléments documentaires du centre documentaire commun au collège et au lycée, que certains enseignants et que la ligne directrice de l’enseignement qui était dispensé relevaient clairement du salafo-frérisme et pouvaient constituer un danger pour des élèves ou des adolescents en plein apprentissage.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je note que vous avez commencé cette audition en nous indiquant que les préfets n’avaient rien à dire sur le contenu pédagogique. Cependant, c’est précisément sur des griefs de nature pédagogique que vous vous êtes fondé pour justifier la résiliation du contrat d’association du lycée Averroès.
La décision de résilier le contrat a-t-elle relevé de votre initiative ou a-t-elle été prise après échange avec le cabinet du ministre de l’éducation nationale ou avec d’autres cabinets ministériels ?
M. Georges-François Leclerc. Vous nous avez d’abord interrogés sur les pouvoirs généraux dont disposent les préfets. Il m’a donc paru naturel de bien distinguer ce qui relève du contenu et du contenant. Par exemple, un préfet de région ou de département n’a pas à se prononcer sur un contenu pédagogique. Le programme est déterminé au sein des administrations centrales, par des commissions de très haut niveau qui associent des sommités universitaires. Cela ne relève absolument pas du préfet.
En revanche, le préfet qui, s’agissant des établissements sous contrat, est en charge de renouveler, d’agréer et d’engager les processus contractuels, doit de toute évidence prendre en considération les inspections qui sont diligentées par l’éducation nationale.
C’est évidemment en pleine concertation avec la rectrice académique de la région Hauts-de-France que j’ai engagé la procédure. Il va de soi que tant le ministre de l’éducation nationale que le ministre de l’intérieur ont été informés de mon initiative.
Mme Fabienne Buccio. Après avis de la commission de consultation, qui a été favorable à une très large majorité, j’ai été conduite, au terme d’une réflexion de plusieurs semaines, à prendre cette décision – qui n’était pas une décision facile. Je précise que j’avais échangé pendant plus de cinq heures avec les responsables du groupe scolaire Al Kindi, qui avaient fourni 300 à 400 pages de documents supplémentaires, que j’ai souhaité consulter avant de prendre ma décision, après avoir discuté avec le recteur et mon préfet délégué à la défense et à la sécurité. J’ai appelé le recteur à aviser son ministère que je m’apprêtais à prendre la décision de retrait du contrat. De mon côté, j’en ai fait de même avec le cabinet du ministre de l’intérieur. Lorsqu’il s’agit de décisions d’une telle importance, nous informons notre hiérarchie. Il s’agissait d’un processus très classique même si cette décision – je le mesure pleinement – était très importante.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous remercie, c’est très clair. Monsieur le préfet, vous avez rappelé que, sur le plan pédagogique, le préfet doit prendre en considération les inspections diligentées par l’éducation nationale. Pour quelles raisons, dans le rapport de saisine que vous avez présenté devant la commission consultative académique, n’évoquez-vous jamais le rapport de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) sur le lycée Averroès, conduit en 2020 et qui porte une appréciation extrêmement positive sur le fonctionnement pédagogique de l’établissement ?
M. Georges-François Leclerc. Le 3 janvier 2024, la commission de concertation a elle-même rendu un avis favorable à ma saisine, au terme de débats assez longs et houleux. Je tiens à votre disposition le procès-verbal, qui indique que le vote a abouti aux résultats suivants : aucune voix contre, neuf abstentions et seize voix pour. Dans mon rapport, j’ai cité un rapport de 2021 et un rapport de 2023. J’ai d’ailleurs décrit les tentatives d’obstruction de l’établissement lors de ces contrôles. Si ma mémoire est exacte, le lycée Averroès a produit le rapport de l’IGESR qui a été instruit en commission.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourquoi ne l’avez-vous pas retenu ? Vous êtes parfaitement informé du fait que l’IGESR représente le plus haut service de contrôle, le plus à même d’apprécier le fonctionnement pédagogique d’un établissement.
Je souhaite vous interroger ensuite sur l’analyse effectuée par les services du ministère de l’éducation nationale, en particulier la direction des affaires financières (DAF) et la direction des affaires juridiques (DAJ). Dans les deux cas du lycée Averroès et du groupe scolaire Al Kindi, celles-ci ont manifesté a minima des réserves, sinon des doutes quant à la perspective d’une rupture du contrat d’association.
Ainsi, une note de la DAF datée du d’octobre 2023 pointe « les fragilités juridiques que présenterait la procédure de désassociation du lycée Averroès », considérant « difficile de déterminer si les manquements relevés par le préfet sont suffisants ». Cette note de la DAF s’appuie sur une analyse de la DAJ selon laquelle « les difficultés financières de l’établissement sont insuffisantes pour fonder une résiliation du contrat ». Toujours selon la DAJ, le contenu du cours d’éthique musulmane que vous invoquez, monsieur le préfet, pour justifier la rupture du contrat d’association est « un motif de facto très fragile ». La DAJ conclut d’ailleurs ainsi : « En l’état des informations transmises, une résiliation du contrat est jugée fragile et risque de créer un précédent défavorable. » Cette note date d’octobre 2023 et vous prenez la décision de rompre le contrat d’association en décembre 2023.
Concernant le groupe scolaire Al Kindi, une note de la DAF du 4 décembre 2024 fait référence à l’analyse de la DAJ, qui « exprime des réserves sur la robustesse d’une résiliation immédiate ».
Selon la DAJ, « dans le premier degré, certains manquements sont caractérisés, mais jugés non suffisamment graves pour justifier une résiliation. Pour le second degré, bien que certains manquements soient potentiellement graves, leur matérialité n’est pas suffisamment détaillée dans le rapport ».
Aviez-vous connaissance de ces analyses des services du ministère de l’éducation nationale avant de prendre les décisions de rupture de deux contrats d’association ?
Mme Fabienne Buccio. J’avais pleinement connaissance de la note du 4 décembre 2024 de la DAF. De mémoire, cette note précisait qu’en l’absence d’éléments financiers la décision pourrait être fragile mais que, dans le cas contraire, en présence de tels éléments, la décision de retrait se justifiait pleinement. Le dossier est toujours en cours devant la justice administrative, mais nous avons trouvé de tels éléments, notamment un mélange de financements avec l’attribution de fonds publics à des classes qui n’étaient pas sous contrat. Ces éléments ont conforté ma réflexion et ma décision.
M. Georges-François Leclerc. J’ai également eu connaissance de la note et de l’appréciation de la DAJ, mais disposais d’éléments émanant de la direction des affaires juridiques et des libertés publiques du ministère de l’intérieur qui s’opposaient directement à cette analyse. Par ailleurs, sur la situation financière, je disposais du rapport de la chambre régionale des comptes, rapport contradictoire particulièrement sévère sur le financement reposant sur des faux prêts provenant en particulier d’entreprises privées et pouvant donc être requalifiés le cas échéant par l’autorité judiciaire comme constitutifs d’abus de biens sociaux.
S’agissant du contenu pédagogique, j’ai eu connaissance de la « fragilité » des éléments évoqués, qui étaient d’ailleurs en contradiction avec les inspections qui avaient été conduites notamment sur le centre documentaire. Enfin, le ministre de l’éducation nationale a été loyalement informé, à la fois par la rectrice et par moi-même, notamment lors des funérailles à Arras du professeur assassiné. À cette occasion, il m’a confirmé son souhait que l’opération soit conduite.
Enfin, dans le rapport de saisine de la commission du 27 octobre 2023, j’indique très clairement que le centre documentaire présente des éléments de dysfonctionnement majeurs au regard des principes républicains. Je suis évidemment entièrement à votre disposition pour les développer. Outre des financements potentiellement illicites, il me semblait que la mise à disposition d’adolescents des écrits de Hassan Iquioussen, imam expulsé pour trois motifs – sexisme, homophobie et antisémitisme – posait un énorme problème. Il m’a également semblé que considérer que Tariq Ramadan était une figure majeure de l’islam contemporain et en faire un exemple pour des collégiens et des lycéens posait également problème. Enfin, je tiens à votre disposition le pedigree d’un certain nombre d’enseignants dont certains ont d’ailleurs été poursuivis par la justice.
La décision de rupture est une décision grave. Ayant classiquement procédé à la balance des intérêts publics, j’ai considéré qu’il n’était pas envisageable qu’un établissement offrant une documentation anti républicaine se voit attribuer des deniers publics. Une telle coexistence me semblait impossible. Je rappelle par ailleurs que l’effet utile d’une rupture de contrat d’association n’est pas la fermeture de l’établissement concerné ; elle empêche le versement de deniers publics, compte tenu de l’existence d’une ligne pédagogique qui me semblait contestable.
Mme Fabienne Buccio. Je tiens à compléter mon propos, ayant retrouvé la note dont il était fait mention. Celle-ci indique : « Toutefois, dans l’hypothèse où l’utilisation de moyens financiers procédant du contrat au profit des classes hors contrat pourrait être démontrée par le résultat des inspections […], elle pourrait constituer un manquement grave de l’établissement de nature à justifier l’engagement d’une procédure de résiliation du contrat ». Or c’était bien le cas.
Je me permets également de préciser que parmi les livres mis à disposition des élèves figuraient des ouvrages promouvant des valeurs contraires aux principes de la République : obéissance de la femme à son époux, devoirs sexuels de la femme envers son époux, suprématie des règles divines, promotion de la polygamie, de l’homophobie, de l’intolérance envers les non-musulmans, valorisation du djihad. Ces livres étaient en libre accès.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. J’entends parfaitement vos propos. Parallèlement, dans des établissements catholiques sous contrat, des manquements ont pu être constatés. Je pense notamment à un cas de propagande anti-avortement dans les carnets de correspondance des élèves, ce qui est totalement répréhensible au regard de la loi. Cependant, dans ce cas, un simple rappel à l’ordre a été adressé aux établissements concernés. Cette propagande a été retirée des livrets des élèves, et l’éducation nationale a continué à travailler avec ces établissements. Dans vos régions respectives, avez-vous rappelé à l’ordre les deux établissements au sujet des ouvrages évoqués, qui n’avaient rien à faire au sein de ceux-ci ?
Mme Fabienne Buccio. Si je recevais un tel signalement, qui peut m’être également transmis par le Dasen ou le recteur, je demanderais immédiatement au recteur de procéder à un contrôle de l’établissement, au cas où il ne l’aurait pas lui-même déjà engagé. Cela me semble constituer une évidence.
M. Georges-François Leclerc. Ma réponse est identique. Il va de soi que tout signalement d’un problème au regard des principes républicains ferait exactement l’objet du même traitement, dans n’importe quel établissement sous contrat, pourvu qu’il y ait la même réitération.
M. Paul Vannier, rapporteur. Monsieur le préfet, vous nous serions très reconnaissants de transmettre à notre commission d’enquête l’analyse juridique du ministère de l’intérieur, dont vous avez indiqué qu’elle contredisait celle du ministère de l’éducation nationale à propos de la perspective de la rupture du contrat d’association du lycée Averroès.
Sans vouloir rentrer dans le débat sur ce qui vous a conduit à prononcer la rupture du contrat d’association, il peut sembler étonnant de se fonder sur un rapport de la chambre régionale des comptes pour apprécier le volet pédagogique, alors que vous n’avez pas utilisé le rapport de l’IGESR. De même, s’agissant des aspects financiers, vous n’évoquez pas non plus l’audit de suivi de la direction régionale des finances publiques qui, en 2022, note des progrès dans la gestion financière et comptable de l’association de gestion du lycée Averroès.
À la suite de l’intervention de la présidente, je reviens sur ce qui paraît là encore constituer un traitement exceptionnel de ces deux établissements, c’est-à-dire le fait que vous ayez prononcé une résiliation immédiate du contrat d’association. Cela contrevient en tout cas aux préconisations du ministère de l’éducation nationale, notamment de la DAF, qui rappelle en 2024 que si des manquements sont constatés, il est fortement recommandé aux services académiques de transmettre à l’établissement une mise en demeure d’y remédier avant de proposer la résiliation du contrat d’association. Une telle mesure a ainsi été prise pour le collège Stanislas qui, à de multiples égards, a pourtant piétiné le contrat d’association qui le lie à l’État. Pourquoi avoir prononcé une résiliation immédiate du contrat d’association ?
M. Georges-François Leclerc. Je formulerai deux remarques. J’ai eu des échanges verbaux ou par mail avec la direction juridique du ministère de l’intérieur. Je demanderai à mon ancienne préfecture de bien vouloir me les produire. Ensuite, autant j’ai eu connaissance de l’appréciation de la DAJ du ministère de l’éducation nationale, autant cela n’a pas été le cas s’agissant de l’appréciation de la DAF.
Vous dites qu’il est étonnant de se fonder sur un rapport de la chambre régionale des comptes, mais il s’agit de magistrats indépendants qui ont conduit une enquête assez longue et contradictoire, comportant un relevé d’observations intermédiaires.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il semble surprenant de se fonder sur ce rapport pour apprécier le volet pédagogique.
M. Georges-François Leclerc. Le rapport de la chambre régionale des comptes relevait non seulement des dysfonctionnements financiers, mais aussi un risque juridique et des financements potentiellement frauduleux. La chambre avait également consacré une partie de son rapport au cours d’éthique musulmane. Les constatations qu’elle a réalisées, encore une fois sur ma demande, étaient assez claires s’agissant de ce cours – si tant est que l’on puisse le qualifier de cours. En effet, les élèves de seconde étudiaient l’ouvrage Quarante hadiths de l’islam, qui contient la description de rapports d’inféodation des femmes, condamne sous peine de mort l’apostasie et considère que les lois divines sont prééminentes.
Ces éléments me semblaient donc consistants, plus consistants en tout cas que ceux du rapport de l’Inspection générale, qui partait par ailleurs d’un fait exact, c’est-à-dire que les résultats au baccalauréat des élèves du lycée Averroès étaient particulièrement élevés, et témoignaient d’un très bon niveau. J’ai d’ailleurs pris en considération ce point dans la décision que j’ai prise.
M. Paul Vannier, rapporteur. Madame la préfète, pourquoi avez-vous procédé à une résiliation immédiate ?
Mme Fabienne Buccio. Vous faites part d’une recommandation qui peut effectivement s’entendre. Néanmoins, l’ampleur des manquements que j’ai constatés au sein de l’établissement – auquel étaient confiés nos enfants, les enfants de la République – constituait à mes yeux une rupture de confiance importante et grave. Or quand la relation de confiance est rompue, il faut savoir en tirer les conséquences. Les manquements graves – je ne vous en ai cités que quelques-uns – m’ont conduite en conscience à retirer le contrat avec l’État.
M. Georges-François Leclerc. En ce qui me concerne, l’ampleur, la gravité et la réitération des faits entre 2021 et 2023, ainsi que la mise à disposition d’adolescents des écrits de Hassan Iquioussen en tant qu’éléments pédagogiques m’ont conduit à prendre cette décision,
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous parlez de réitération. Il y aurait donc eu plusieurs mises en demeure et manquements ?
M. Georges-François Leclerc. Je considère comme réitération le fait qu’une série de contrôles aient relevé une série de dysfonctionnements. Ces contrôles de la chambre régionale des comptes, réalisés sur plusieurs mois, ont nécessairement donné lieu à un contradictoire. La persistance dans le temps d’une absence de changement, nonobstant une série de contrôles et nonobstant le contradictoire des contrôles, était manifeste. L’ampleur, la gravité et la réitération des faits m’ont conduit à prendre cette décision,
M. Paul Vannier, rapporteur. Le lycée Averroès et le groupe scolaire Al Kindi sont membres du réseau des établissements musulmans – un petit réseau puisque seule une dizaine d’établissements s’y rattachent. Avez-vous, dans vos fonctions, conduit des contrôles, pris des décisions semblables à celles que nous venons de décrire – contrôles très fréquents, rupture immédiate du contrat d’association – pour des établissements relevant d’autres réseaux d’enseignement sous contrat ?
Si tel n’est pas le cas, cela pourrait donner le sentiment d’un traitement tout à fait exceptionnel et peut-être discriminatoire, qui conduirait à penser que l’État et ses représentants portent un regard confessionnel sur les établissements privés sous contrat, en traitant de manière particulière et brutale les établissements se rattachant au réseau musulman, sans que des actions correctives, qui peuvent être ailleurs proposées, soient envisagées pour ce qui les concerne.
Mme Fabienne Buccio. Dans ma carrière, c’était la première fois que je réunissais la commission de concertation et c’était également la première fois que je me trouvais face à des faits aussi graves. Des contrôles sont effectués dans d’autres établissements privés de toutes confessions, notamment de confession catholique, qui sont plus nombreux que les établissements de confession musulmane. Je réfute par ailleurs le terme de brutalité. Les discussions ont toujours eu lieu, les représentants du groupe scolaire ont été reçus par le recteur et par moi-même. Nous nous sommes réunis pendant des heures en commission. Je les ai récemment revus à l’occasion de la rupture du jeûne. Nous sommes dans un État de droit. Des décisions sont prises afin d’assurer le respect du droit et le respect des enfants qui sont confiés à ces établissements.
M. Georges-François Leclerc. Je réfute également toute brutalité en la matière. J’ai essayé de vous convaincre qu’il s’agissait au contraire d’une décision mûrement réfléchie, que j’avais pris soin de ne pas prendre en juin 2023 pour ne pas perturber la rentrée. Selon moi, le contradictoire a été respecté quasiment à chaque étape.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous voyons à quel point de telles décisions peuvent être difficiles à prendre, en particulier sur le sujet des établissements scolaires, qui relèvent également de la responsabilité des recteurs. Vous avez bien voulu, à travers les réponses à ces questions, nous rappeler l’ensemble des moyens d’action à votre disposition : prévention des violences dans les établissements scolaires, sécurisation des bâtiments, notamment face au risque terroriste, sécurisation des ERP et respect d’une convention de financement public qui impose un certain nombre de devoirs.
Je crois aussi qu’il était important de rappeler notre attachement – et le vôtre – à l’application des valeurs de la République, toute dérive en la matière devant être très durement dénoncée et sanctionnée, de même qu’en cas de non-respect du principe d’égalité entre les femmes et les hommes. Il convient également de mentionner le respect des obligations comptables. Ainsi, il est important que chaque établissement privé sous contrat respecte de telles obligations, qui sont détaillées dans les rapports.
À la suite de nos demandes de transmission de documents auprès du ministère de l’éducation nationale, nous disposons pour le lycée Averroès du rapport de saisine de la commission consultative académique et du procès-verbal détaillé de la commission de concertation pour l’enseignement privé. En revanche, s’agissant du groupe scolaire Al Kindi, nous ne disposons pas du procès-verbal de la réunion de la commission de concertation pour l’enseignement privé. Madame la préfète, pourriez-vous nous le transmettre rapidement ?
En effet, ces documents nous permettent de mesurer les moyens d’action d’un préfet concernant les cas qui intéressent spécifiquement cette commission d’enquête, à savoir les violences psychologiques, physiques et sexuelles envers les enfants. Les modalités du contrôle de l’État sur lesquelles nous vous avons interrogés devraient également s’opérer pour des cas systémiques de violences sexuelles et d’agressions envers des enfants, mais tel n’est pas le cas.
Dans le procès-verbal de la commission de concertation concernant le lycée Averroès de Lille figure la liste des participants. À ce titre, nous notons l’invitation à cette réunion du président du conseil régional, dont les textes ne prévoient pas qu’il est membre de droit de cette commission. Celui-ci a d’ailleurs pris la parole à de nombreuses reprises, pour faire part de la position du conseil régional des Hauts-de-France. Madame la préfète, le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes a-t-il également été invité lors de la réunion de votre commission de concertation concernant Al Kindi ? Y a-t-il pris la parole ?
Mme Fabienne Buccio. Nous disposons du procès-verbal de la commission de concertation et nous pouvons vous le communiquer. Le président du conseil régional est membre de la commission. Lors de la réunion sont venues des personnes extérieures : une représentante du département au titre des collèges, une directrice générale adjointe de la mairie de Décines en charge du suivi des collèges, et la vice-présidente en charge des lycées au conseil régional. Ces personnes sont intervenues lors de la commission de conciliation et ont répondu aux questions qui leur ont été posées.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je souhaite apporter une précision. Sont membres de droit trois représentants du conseil régional et trois représentants du conseil départemental. Lors de la commission de concertation sur le lycée Averroès, quatre membres du conseil régional étaient présents et seul le président s’est exprimé. Nous sommes donc intéressés de savoir comment les collectivités territoriales ont été associées sur le cas d’Al Kindi, qu’il s’agisse des membres de droit ou des membres invités.
En effet, cette commission d’enquête a notamment pour objectif de formuler des recommandations sur les modalités d’application de ces contrôles et, éventuellement, des réunions qui peuvent entraîner la désassociation de certains établissements privés, afin que l’ensemble des règles soit les mêmes pour tous.
Par ailleurs, nous avons constaté que vos modalités d’action étaient très larges pour fonder vos décisions, qu’il s’agisse des rapports de la chambre régionale des comptes, de livres et de coupures de presse, des éléments liés à des enquêtes du parquet en cours, des investigations bancaires, des demandes répétées auprès de la DRFIP ou de contrôles par les pompiers.
Sur une période de un à deux ans, tous les pouvoirs ont ainsi été utilisés de façon extrêmement insistante, notamment, en essayant de regrouper les contrôles. En conséquence, au regard de la gravité, de l’ampleur et de la réitération des faits signalés par les victimes du collège privé de Bétharram – désormais Le Beau Rameau –, je m’étonne qu’il n’ait été diligenté qu’une inspection académique, au début de ce mois.
Madame la préfète, vous avez indiqué que, dans un but d’efficacité, il est souvent décidé d’effectuer des contrôles groupés rassemblant différents services. Mais dans le cas de Bétharram, une affaire particulièrement médiatique qui concerne des centaines de victimes, il n’existe pas d’inspection nationale de type IGESR sur un établissement privé catholique. En l’espèce, le contrôle se limite à un contrôle territorial de l’inspection académique de quatre jours, pour le moment.
Dans le cas de violences sexuelles systémiques dans un territoire, par exemple celui dont vous avez la responsabilité, vous semble-t-il pertinent d’étendre les pouvoirs du recteur au préfet concernant l’ensemble des contrôles pour lesquels vous êtes compétents ?
M. Georges-François Leclerc. Je ne peux évidemment pas porter la moindre appréciation sur ce cas d’espèce. Si, dans ma région, nous avions connaissance de dysfonctionnements aussi graves et documentés, notamment par une enquête judiciaire, il va de soi que, posément, dans le respect des lois et règlements, un contrôle serait effectué par les services de l’État. Je crois que sur le cas d’espèce, vous avez bien indiqué qu’un contrôle avait été effectué. Je pense qu’il a été réalisé dans les formes et, sur le fond, de manière minutieuse par les services de l’État dans le département concerné.
Mme Fabienne Buccio. Je ne connais pas non plus en détail le dossier auquel vous faites référence. Cependant, les pouvoirs confiés par la loi aux préfets en matière de contrôle sur les établissements scolaires me semblent largement suffisants pour agir. Si, demain, je reçois le moindre signalement, la moindre alerte sur des faits similaires à ceux que vous avez mentionnés, il est évident que nous procéderons de la même façon. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Le cœur de notre métier consiste à faire respecter les lois de la République. Les enfants de la République sont tous égaux, quelle que soit l’école qu’ils fréquentent.
M. Georges-François Leclerc. Ma réponse est identique à celle de ma collègue, exprimée avec autant de ferveur. Lorsque j’étais préfet de Seine-Saint-Denis, j’avais conduit un contrôle sur une école hors contrat, qui ne relevait pas du réseau musulman.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans la région des Hauts-de-France, nous nous sommes également penchés sur le cas du Village d’enfants de Riaumont, sur lequel le préfet du Pas-de-Calais a, en 2017, diligenté un certain nombre d’inspections et de contrôles réalisés par différents organismes, et qui l’ont conduit à saisir le cabinet du ministre de l’éducation nationale par courrier.
Les cas de violences systémiques exercées à l’encontre d’enfants se poursuivent aujourd’hui, comme en témoignent les dénonciations que notre commission d’enquête reçoit de façon régulière. Comme vous l’avez tous deux souligné, les préfets sont en mesure de saisir la chambre régionale des comptes ou la DRFIP, de réunir les pompiers, l’éducation nationale, la direction du travail, les services de lutte contre la fraude. Ces pouvoirs peuvent être réitérés dans le temps, à travers des contrôles, afin de constituer des dossiers solides leur permettant de fonder leur décision.
Au cours de différentes auditions, nous avons pu constater qu’il existe un référent justice au sein de l’éducation nationale et un référent éducation nationale au sein de chaque parquet. Pourriez-vous nous préciser les liens que vous entretenez avec la justice dans le cadre de ce type de contrôle et dans le cadre de décisions qui pourraient être prises pour les violences physiques, sexuelles et psychologiques ?
Mme Fabienne Buccio. S’agissant du cas d’Al Kindi, la justice administrative a été saisie. Au-delà, il nous est possible d’alerter l’autorité judiciaire à travers l’article 40 du code de procédure pénale. Je n’y ai pas recouru dans le dossier Al Kindi – pour lequel aucune intervention de la justice judiciaire n’est mentionnée.
M. Georges-François Leclerc. J’ai eu connaissance de dérives graves concernant l’association du centre islamique de Villeneuve-d’Ascq. Des prédicateurs de ce centre, par ailleurs enseignants au sein de l’établissement Averroès, ont été poursuivis et – sauf erreur de ma part – condamnés pour escroquerie. J’en ai donc fait usage dans mon rapport. En outre, il va de soi que les rapports avec les parquets sont des rapports d’échange d’informations, prévus par la loi. J’ai fait usage à de multiples reprises de l’article 40 du code de procédure pénale au sujet de l’affaire Averroès, essentiellement sur des personnes.
Le contentieux administratif intervient en général à deux étapes. La première étape concerne, après la décision du préfet, le référé-suspension ou le référé-liberté, qui sont examinés rapidement par des formations de jugement se prononçant sur l’existence d’un doute sérieux sur la légalité de la décision du préfet ou sur un moyen d’urgence. Au moins à une reprise, le tribunal administratif de Lille, saisi en référé par Averroès, s’est prononcé favorablement.
De mémoire, le centre islamique de Villeneuve-d’Ascq était par ailleurs lié par des liens financiers contestables au lycée Averroès. Le président de ce centre était enseignant au lycée Averroès.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Mes questions étaient posées à dessein, puisque des sujets judiciaires sont soulevés dans ce type de contrôles multiples, mais que le référent justice de l’éducation nationale n’est pas associé à la commission de concertation. Or ce dernier peut avoir été destinataire de l’ensemble des signalements concernant l’établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’ai le sentiment que vous n’avez jamais reçu, ni l’un ni l’autre, aucun signalement provenant d’autres établissements ou à propos d’établissements privés ne relevant pas du réseau musulman. Ai-je bien compris ou est-ce une erreur de ma part ?
Mme Fabienne Buccio. Je le confirme, pour ma part. J’occupe mon poste depuis deux ans et n’ai pas reçu de signalement concernant des violences sur des enfants.
M. Georges-François Leclerc. Monsieur le rapporteur, vous connaissez sûrement mieux que moi la vie d’un établissement scolaire. S’agissant des faits qui se déroulent au sein d’un établissement, le critère évoqué par la rapporteure, celui d’un risque systémique, est le critère pertinent qui peut fonder l’intervention du préfet et le conduire à se saisir de dysfonctionnements. En dehors de l’établissement, à ses abords, peuvent exister des faits de violence, des conflits entre élèves qui se traduisent par des violences, auquel cas la justice est le cas échéant saisie et les services de police ou le préfet peuvent intervenir, sur le fondement du maintien de l’ordre lorsque ces faits se déroulent sur la voie publique.
17. Table ronde réunissant des recteurs de régions académiques et des directeurs académiques des services de l’éducation nationale (Dasen) (9 avril 2025 à 17 heures)
La commission auditionne, sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), Mme Julie Benetti, rectrice de la région académique Île-de-France, rectrice de l’académie de Paris, et M. Laurent Noé, directeur de l’académie de Paris ; Mme Anne Bisagni-Faure, rectrice de la région académique Auvergne-Rhône-Alpes, rectrice de l’académie de Lyon, et M. Jérôme Bourne Branchu, directeur académique des services de l’éducation nationale (Dasen) du Rhône ; M. Guillaume Gellé, recteur de la région académique, recteur et Dasen de l’académie de Guyane, et M. Guillaume Icher, directeur de cabinet du recteur ; Mme Hélène Insel, rectrice de la région académique Bretagne, rectrice de l’académie de Rennes, et Mme Catherine Moalic, Dasen du Finistère ([17]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mes chers collègues, dans le cadre de nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, nous avons souhaité organiser une table ronde réunissant les recteurs de plusieurs académies, ainsi que leur directeur académique des services de l’éducation nationale.
Je vous remercie de vous êtes rendus disponibles pour cet échange. Nous souhaitons notamment qu’il nous permette d’y voir plus clair sur le fonctionnement des services déconcentrés de l’éducation nationale lorsqu’un cas de violence dans un établissement scolaire est signalé d’une manière ou d’une autre
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Benetti, Bisagni-Faure, Insel, Moalic et MM. Noé, Bourne Branchu, Gellé et Iche prêtent serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Disposez-vous de données sur le nombre de cas de violences commises par des adultes sur des enfants en milieu scolaire au sein de votre département ou région académique ? Par ailleurs, par quels acteurs les signalements vous sont-ils généralement transmis ? S’agit-il de signalements par les victimes, des parents d’élèves, des enseignants, des chefs d’établissement ?
Mme Julie Benetti, rectrice de l’académie de Paris. Madame la présidente, madame et monsieur les rapporteurs, mesdames, messieurs les députés, à titre liminaire, au nom de toutes les personnes auditionnées aujourd’hui par votre commission, mais au-delà, de tous les recteurs et directeurs académiques, je tiens à exprimer très simplement notre émotion, le choc que nous avons éprouvé collectivement face aux témoignages qui se sont succédé dans la période récente de violences commises par des adultes sur des élèves dont ils avaient la responsabilité et le devoir premier d’assurer la pleine sécurité.
Nous voulons témoigner ici de notre plein soutien aux victimes, de notre volonté d’agir avec force et détermination pour prévenir la réitération de tels drames et assurer à tous les enfants et adolescents, comme à leurs familles la priorité absolue qui est la nôtre de protéger nos élèves contre toute forme de violence, quel que soit leur établissement. Nous avons tous vocation à réinterroger nos procédures à l’échelle de nos académies pour nous assurer que tous les moyens sont mis en œuvre pour le recueil de la parole de nos élèves, le traitement des signalements et le renforcement des contrôles des établissements scolaires, ainsi que le prévoit le plan « Brisons le silence, agissons ensemble », annoncé par Mme la ministre d’État. Nous apportons tout notre concours à votre commission dans le cadre de cette audition. Au-delà du questionnaire que vous nous avez adressé, nous espérons, à la faveur de l’échange qui va suivre, qu’il pourra éclairer le mieux possible vos travaux sur nos modalités d’action et notre pleine mobilisation.
Vous nous avez interrogés, madame la présidente, sur les données dont nous disposons quant au nombre de cas de violences sur des enfants commises par des adultes en milieu scolaire. S’agissant de l’académie de Paris, pour l’année scolaire en cours, nous avons recensé vingt-huit signalements, incluant tous personnels, établissements publics et privés confondus : huit pour violence verbale, onze pour violence physique, neuf pour violences sexuelles. Ces signalements se répartissent comme suit : quinze pour les écoles de l’enseignement public, onze pour les établissements publics du second degré, deux pour les établissements privés du second degré.
Mme Anne Bisagni-Faure, rectrice de la région académique Auvergne-Rhône-Alpes, rectrice de l’académie de Lyon. Dans l’académie de Lyon, dans le public, les remontées nous parviennent essentiellement par l’application Faits établissement, et plus rarement par des courriers. Durant l’année scolaire 2023-2024, quarante-deux faits de violences verbales, physiques ou sexuelles ont été rapportés dans les établissements publics, qui correspondent à 0,79 % de l’ensemble des remontées de l’application Faits établissement. Parmi ces quarante-deux faits, cinq concernent le premier degré, dont un cas de violence sexuelle et quatre cas de violence physique. Durant l’année en cours, nous avons à ce jour quarante-et-une remontées, soit un peu plus de 1 % des faits remontés, dont neuf dans le premier degré.
Concernant l’enseignement privé, nous disposons des informations au travers de signalements qui nous remontent principalement par les directeurs diocésains. Lors de l’année scolaire 2023-2024, douze faits ont été signalés, dont cinq dans le premier degré et sept dans le second degré ; et sur l’année scolaire en cours, sept faits dont un dans le premier degré et six dans le second degré.
Monsieur Guillaume Gellé, recteur de la région académique de Guyane et directeur académique des services de l’éducation nationale. Pour l’année scolaire 2024-2025, sur un total de 432 remontées dans Faits établissement, treize concernent des violences commises sur des élèves ayant pour auteur des personnels, quatre dans le premier degré et neuf dans le second degré. Cela représente à l’heure actuelle 3 % de la totalité des faits remontés. Pour l’année précédente, sur les 688 remontées, onze concernent des faits impliquant des violences commises sur des élèves par les personnels : un dans le premier degré et dix dans le second degré. En Guyane, la principale voie de transmission est également l’application Faits établissement, à laquelle il faut ajouter des appels téléphoniques de personnels, de parents d’élèves, mais aussi des courriels. La Guyane est un territoire particulier, où la connectivité numérique n’est pas forcément toujours présente dans tous les territoires.
Mme Hélène Insel, rectrice de la région académique Bretagne, rectrice de l’académie de Rennes. Durant l’année scolaire 2023-2024, nous avons enregistré un total de total de trente-neuf faits de violence commise par des adultes sur les élèves, dont dix dans le premier degré et vingt-neuf dans le second degré. La répartition est la suivante : dans le premier degré, six dans le public et quatre dans le privé ; et dans le second degré, vingt-deux dans le public et sept dans le privé. S’agissant de l’année en cours, le total est pour le moment de trente-huit faits, dont quatorze dans le premier degré (huit dans le public et six dans le privé) et vingt-quatre dans le second degré, qui se décomposent de la manière suivante : vingt-et-un dans le public, concernant notamment cinq assistants d’éducation (AED) et accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) ; et trois dans le privé.
S’agissant des voies de transmission, je n’ai pas de commentaires spécifiques à apporter par rapport à mes collègues, en sachant que le signalement, en attendant qu’il devienne obligatoire, est quand même plus difficile en général pour les établissements privés. Mais les échanges entre les Dasen et les directions diocésaines de l’enseignement catholique (DDEC) sont fréquents, notamment en cas de violences. Enfin, environ 2 % des cas sont découverts à travers des articles de presse.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Les signalements émanent-ils également des victimes, des parents d’élèves ?
Mme Catherine Moalic, directeur académique des services de l’éducation nationale du Finistère. Les situations de faits de violence de nos personnels sur les élèves remontent moins par l’application Faits établissement que par les courriers, les alertes du DDEC ou de la préfecture, avec laquelle nous sommes en lien quotidien.
L’application Faits établissement est essentiellement utilisée pour des faits de violences d’élèves dans le milieu scolaire. Les remontées de violences intrafamiliales dont nos élèves sont victimes interviennent essentiellement à travers l’utilisation de l’article 40 du code de procédure pénale.
M. Jérôme Bourne Branchu, directeur académique des services de l’éducation nationale du Rhône. Parfois, une régularisation peut intervenir après coup dans Faits établissement concernant des faits qui ont été signalés, notamment dans l’enseignement public. Les canaux de remontée peuvent être assez divers, qu’il s’agisse du courrier d’un parent d’élève pour saisir un directeur académique d’une situation, d’un maire, d’une fédération de parents d’élèves ou d’un professionnel.
Mme Julie Benetti. Je précise que l’académie de Paris bénéficie d’une procédure spécifique de remontée d’informations, qui date d’une convention conclue en 2007 entre le rectorat, la préfecture de police et le parquet des mineurs près le tribunal judiciaire de Paris, rejointe ensuite par les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Cette procédure se décline à travers des rapports d’infractions en milieu scolaire (Rims), qui sont établis par les directeurs d’écoles ou les chefs d’établissement. Dans l’académie de Paris, cette procédure a précédé la mise en œuvre de l’application Faits établissement. Elle présente l’avantage de permettre le partage d’informations simultanément avec la police. En cas de faits graves, le directeur d’école ou le chef d’établissement rédige un Rims, afin que les informations soient transmises par l’intermédiaire d’un support uniformisé, qui est envoyé simultanément à la police, à l’équipe académique et au parquet pour mineurs.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Lors de nos déplacements en tant que rapporteurs, nous avons eu assez rapidement connaissance de deux types de convention assez généralisés : une convention entre l’éducation nationale et le conseil départemental sur les sujets de la transmission des informations préoccupantes, de la remontée des statistiques de l’absentéisme ; et une convention entre l’éducation nationale et la justice, au niveau territorial, sur le partage d’informations.
À l’occasion de nos auditions, nous avons pu constater que ces conventions existent souvent, ont bien été signées, mais sont peu pilotées, peu animées. En outre, si la convention entre l’éducation nationale et la justice recommande que le rectorat soit automatiquement informé lorsque le parquet reçoit une plainte qui concerne un fait de violence commis par un enseignant sur un élève, il apparaît que cela n’est pas systématique.
Pouvez-vous évoquer la manière dont ces conventions sont animées aujourd’hui ? Quelles évolutions préconiseriez-vous ?
Mme Anne Bisagni-Faure. Une partie de la réponse pourra vous être fournie par le Dasen. En revanche, en tant que rectrice de l’académie de Lyon depuis le 26 mars dernier, il m’a été rapporté que les informations étaient transmises de manière fluide. Les services du procureur signalent immédiatement si un professeur est mis en cause, nous permettant alors de mener une action de suspension à titre conservatoire, aussi bien dans le public que dans le privé. Ensuite, le temps de la justice n’est pas forcément celui de l’éducation nationale, puisque sauf en cas de poursuites pénales, l’agent ne peut être suspendu au-delà d’un délai de quatre mois.
M. Jérôme Bourne Branchu. Dans le département du Rhône, une convention lie effectivement l’éducation nationale avec les parquets de Lyon et de Villefranche-sur-Saône. Elle couvre l’ensemble des coopérations dans tous les champs de l’action qui peut être partagée. Ces derniers temps, nous avons plutôt investi en collaboration avec les parquets les enjeux de protection des personnels, afin d’établir des modalités d’intervention.
La question du harcèlement nous a également occupés. Dans une logique de protection des élèves, nous avons établi dernièrement une convention pour définir un régime d’intervention supra éducatif – quand le harcèlement résiste au traitement éducatif –, mais infra pénal. Il implique une mobilisation des forces de sécurité intérieure qui, au nom du parquet, interviennent pour rappeler à la loi et aux exigences de cessation des faits qui sont reprochés à un élève.
Dans ce cadre général, les relations couvrent également les autres champs, notamment des mises en cause de personnels relativement aux élèves. Comme le soulignait madame la rectrice, les échanges sont très fluides. J’espère qu’ils évitent tout raté, tout manquement à l’identification d’une situation. A titre d’exemple, le 25 mars dernier, le parquet de Lyon nous a informés d’une suspicion de consultation d’images pédophiles pornographiques par un étudiant en deuxième année de master alternant et intervenant partiellement en milieu scolaire dans le cadre de ses stages. Nous avons ainsi pu le suspendre pour protéger les usagers, c’est-à-dire les élèves.
Monsieur Guillaume Gellé. En Guyane, il existe une véritable synergie dans certains cas, bien au-delà d’une fluidité d’informations. Ceci est d’autant plus important que le département est un territoire frontalier, entouré par le Brésil et le Surinam. Saint-Laurent-du-Maroni se trouve par exemple à quelques minutes de pirogue du territoire du Surinam.
Par ailleurs, j’ai en tête un exemple très récent concernant un enseignant suspecté d’avoir commis des violences sexistes et sexuelles sur des élèves. Nous avons coordonné nos actions, afin que la justice puisse le mettre en garde à vue. À cet effet, nous avons différé la notification des procédures disciplinaires à l’enseignant, par peur qu’il ne quitte le territoire.
S’agissant de l’animation des conventions, le référent justice est mon directeur de cabinet, à qui je cède la parole.
M. Guillaume Icher, directeur de cabinet du recteur de la région académique de Guyane. La coordination est quasiment journalière et s’inscrit dans le cadre d’un travail porté depuis quelques mois, et surtout depuis quelques semaines, sur la restructuration de l’activité des directeurs de cabinet de recteurs, en tant que pilotes des services de défense et de sécurité académiques. Mon rôle consiste ainsi à traiter les signaux urgents en lien avec les parquets, mais aussi avec les forces de l’ordre.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans une des auditions récentes, il nous a été indiqué qu’il existait un référent justice au sein de l’éducation nationale, dans chaque territoire. Pouvez-vous nous indiquer si, à votre connaissance, celui-ci est bien présent partout ? Quels sont ses missions et son rôle dans l’animation de ces conventions et ce suivi des signalements, à la fois concernant des encadrants potentiellement auteur de délits ou des victimes ?
Mme Hélène Insel. Il existe effectivement des référents justice dans toutes les académies qui, selon le choix de l’organisation de l’académie, sont soit le responsable du service juridique, soit le directeur cabinet du recteur. Mais il n’existe pas de référent au niveau départemental. Le référent justice est évidemment en lien avec les procureurs. Parfois, le retour d’information n’est pas aussi rapide que nous le souhaiterions, mais sur des sujets très graves dont nous parlons aujourd’hui, aucun problème n’est à déplorer.
Mme Catherine Moalic. Madame, vous avez eu raison de nous interroger sur la vie de la convention. Celle-ci vit effectivement au moins une fois dans l’année, lorsque nous partageons et croisons nos chiffres avec les procureurs et les forces de l’ordre. Il s’agit d’un moment important, puisque cette « photographie » nous permet de nous projeter sur des actions à venir. Dans le Finistère, le substitut du procureur vient à la rencontre des chefs d’établissement, notamment des nouveaux, pour rappeler toutes les procédures.
Ensuite, à partir du moment où un chef d’établissement, un enseignant ou un autre membre du personnel transmet une information préoccupante ou effectue un signalement, par exemple au titre de l’article 40, le Dasen est mis en copie, qu’il s’agisse d’un établissement public ou d’un établissement privé. La justice accuse réception assez rapidement.
Ensuite, comme Mme Bisagni-Faure l’a indiqué, le temps de la justice ne correspond pas forcément à celui de l’éducation nationale, qui est contraint dans le cadre de la suspension à titre conservatoire, dans l’intérêt de l’enfant, mais aussi celui du personnel.
M. Laurent Noé, directeur de l’académie de Paris. L’académie de Paris partage avec la Guyane le privilège d’être également un département. Dans ces circonstances, les distinctions entre département et académie n’ont pas lieu d’être. À Paris, le référent justice est le conseiller de la rectrice pour les établissements et la vie scolaire. Il est en lien avec le parquet et les autorités judiciaires.
Il s’assure qu’interviennent chaque année une relecture et une révision des procédures et des acteurs en jeu. De même, chaque année a lieu une réunion où les chefs d’établissement sont également conviés autour des acteurs de cette convention, pour repréciser à la fois l’esprit, le cadre et d’autres éléments. Enfin, le directeur des ressources humaines de l’académie est également l’un des interlocuteurs réguliers du parquet, une fois qu’une procédure ou qu’une enquête est en cours, pour pouvoir disposer d’informations quant aux éventuels faits nouveaux, ou être au plus près des éléments qui justifient les suspensions ou les reprises.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nos contrôles sur place et nos auditions de syndicats d’enseignants ont plutôt révélé des carences, des « trous dans la raquette ». En dépit des conventions et des réunions annuelles, des faits graves sont parfois découverts uniquement à travers des articles de presse. Les syndicats, les victimes et les lanceurs d’alerte ont également évoqué des phénomènes d’autocensure ou des craintes de répercussions hiérarchiques. Le système n’est donc pas parfait, mais nous sentons également grâce à vous une forte mobilisation de l’ensemble des cadres de l’enseignement.
Ensuite, nous avons relevé le manque de formation des enseignants de tous les niveaux sur la manière de transmettre un signalement au titre de l’article 40 ou une information préoccupante. Le ministère de la justice a évoqué une « bonne pratique », qui n’est malheureusement pas obligatoire, ni appliquée partout, consistant à organiser chaque année une réunion entre le parquet et l’ensemble des chefs d’établissements du public et du privé.
À votre connaissance, une réunion annuelle permettant de partager les pratiques, la remontée des chiffres, mais aussi les besoins en formation et en explications pédagogiques, est-elle bien organisée dans votre académie ou l’académie dans laquelle vous travailliez précédemment ?
Mme Anne Bisagni-Faure. Je travaillais précédemment à l’académie de Bordeaux. Lorsque la procédure prévue à l’article 40 du code de procédure pénale a récemment été évoquée concernant la prévention et la lutte contre le harcèlement à l’école, nous nous sommes effectivement aperçus d’un manque de formation pour rédiger un signalement à ce titre.
Pour y remédier, des actions ont été menées à trois niveaux. D’abord, la déléguée académique à la formation des personnels d’encadrement a invité les chefs d’établissement à effectuer des formations dans le cadre de webinaires, en lien avec la référente justice, qui est en l’occurrence la directrice des affaires juridiques. Ensuite, des Dasen ont pris l’initiative de travailler avec leurs contacts au niveau des parquets. Enfin, l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation propose aussi des modules dans la formation initiale des personnels de direction. En revanche, je n’ai pas connaissance de ce qui est proposé aux enseignants sur ce sujet.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans l’académie de Bordeaux, le parquet anime-t-il une fois par an une réunion annuelle des chefs d’établissements publics et privés ?
Mme Anne Bisagni-Faure. Je ne sais pas qui mobilise cette déléguée académique à la formation des personnels d’encadrement. J’ignore s’il s’agit du parquet.
Mme Julie Benetti. S’agissant de l’académie de Paris et en application de la convention de 2007, il existe une réunion annuelle à laquelle est traditionnellement convié l’ensemble des personnels de direction des établissements publics. Nous avons l’intention d’y associer également les directeurs d’établissement du privé. En effet, ce sont souvent nos chefs d’établissements qui assurent le signalement via l’article 40 du code de procédure pénale.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Quelles sont les initiatives du parquet à l’égard des rectorats ? Les parquets réunissent-ils les chefs d’établissement ?
Mme Julie Benetti. Il est traditionnellement de la responsabilité des autorités académiques de réunir les chefs d’établissement. Cela étant, je peux témoigner que le parquet répond très favorablement aux propositions et initiatives qui sont les nôtres pour venir s’adresser aux chefs d’établissement.
M. Jérôme Bourne Branchu. À la lumière de mes deux derniers postes, je peux attester de deux initiatives prises par le parquet. La première concerne une réunion d’information de l’ensemble des chefs d’établissements relative au nouveau code de la justice pénale des mineurs, à l’initiative du parquet d’Évry. Par ailleurs, la cour d’appel de Lyon, a récemment proposé aux chefs d’établissement un point d’information sur les éléments de procédure, et notamment ceux relatifs au signalement.
Monsieur Guillaume Gellé. Je n’ai pris mon poste en Guyane que depuis le 26 mars, mais à ma connaissance, de telles initiatives n’ont pas eu lieu par le passé en Guyane. Ceci est en partie lié à l’important turnover des responsables du tribunal. En revanche, nous allons nous adresser au procureur de la République pour lui faire part de notre souhait de mettre en place ce type de réunion.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite vous interroger sur les procédures disciplinaires. Quels sont les textes qui fixent la doctrine des rectorats en matière de mesures conservatoires et de sanctions disciplinaires ? Cette doctrine est-elle uniforme à l’échelle nationale ou laissée à la libre appréciation des recteurs ?
Mme Anne Bisagni-Faure. Dans le domaine des procédures disciplinaires concernant les enseignants, la démarche est identique jusqu’à un certain point. S’agissant des enseignants du public, nous menons, au moment de l’instruction et avant tout lancement d’une procédure disciplinaire, un échange avec la direction générale des ressources humaines (DGRH) pour travailler sur la gradation de la sanction. S’agissant des enseignants de l’enseignement privé sous contrat, dans l’académie de Lyon, la démarche est à l’appréciation des services en charge de l’enseignement privé, de la DRH et du secrétaire général, qui conseillent le recteur sur la sanction.
Mme Julie Benetti. Le cadre législatif et réglementaire fixe la doctrine des rectorats, à supposer qu’il existe véritablement une doctrine en matière de mesures conservatoires et de sanctions disciplinaires. Nous veillons à ce que les mesures conservatoires puissent être prises très rapidement lorsque les faits qui nous sont rapportés sont graves ou de nature à générer un trouble au sein de l’établissement. Ces suspensions sont donc prises à titre conservatoire, pour une durée de quatre mois maximum. Au-delà de quatre mois et en l’absence de poursuites pénales, nous avons normalement vocation à réintégrer les personnels.
Les sanctions disciplinaires sont prises en fonction de la gravité des faits et dans le cadre d’échanges entre les services RH, les services juridiques, le secrétariat général et la DGRH.
Mme Hélène Insel. Les textes du code de l’éducation sont clairs, à la fois sur les mesures conservatoires et les sanctions disciplinaires. Toutefois, il me semble que les pratiques pour les mesures conservatoires diffèrent d’un territoire à l’autre.
Ces dernières années, j’ai pu observer que les personnels et les organisations syndicales craignent que la mesure conservatoire soit lue comme une mesure disciplinaire. Pour ma part, je leur ai fait passer le message suivant : la mesure conservatoire n’étant pas une mesure disciplinaire, elle vise à protéger, l’élève évidemment, s’il existe une suspicion de maltraitance à son endroit, mais également la personne suspectée. Je ne vous cache pas que lorsque je considère qu’il existe un danger imminent, je préfère prendre une mesure conservatoire assez rapidement.
Mme Anne Bisagni-Faure. J’ajoute qu’une instruction du ministère de l’éducation nationale en date d’avril 2016 a été réactualisée en 2024. Nos services s’appuient sur cette dernière pour nous conseiller.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce pouvoir disciplinaire, qui contient la possibilité d’entreprendre une action conservatoire, vous paraît-il suffisamment mobilisé concernant les personnels relevant des établissements privés sous contrat ? L’exercice de ce pouvoir est-il différent concernant ces établissements ?
Mme Anne Bisagni-Faure. A ma connaissance, non.
Mme Hélène Insel. Non, il n’existe pas de différence de traitement, puisque nous gérons les deux types de personnel, à la fois pour la mesure conservatoire ou pour le conseil de discipline. Il convient cependant de relever que nous sommes beaucoup plus en lien avec le ministère au sujet des établissements publics, puisque le ministre prononce les sanctions de très haute catégorie. Ce n’est pas le cas concernant les établissements privés.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce pouvoir disciplinaire s’étend-il aux personnels de vie scolaire des établissements privés sous contrat ?
Mme Julie Benetti. En réalité, la même procédure et le même pouvoir disciplinaire s’appliquent dès lors qu’il s’agit de personnels de l’éducation nationale. S’agissant des personnels des établissements privés sous contrat, qui ne sont pas des personnels de l’éducation nationale, qu’il s’agisse d’ailleurs des directeurs de ces établissements ou encore du personnel de vie scolaire – je songe en particulier aux surveillants –, ce pouvoir relève en principe du pouvoir disciplinaire de leur employeur.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans ce cas de figure, êtes-vous pour autant informés – par le parquet, par exemple – d’un signalement qui concernerait un chef d’établissement ou un surveillant, dont l’employeur n’est pas l’éducation nationale, mais qui exerce dans un établissement relevant du ministère de l’éducation nationale ?
Mme Anne Bisagni-Faure. Pouvez-vous reposer la question, pour m’assurer que je l’ai bien comprise ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Le cas échéant, seriez-vous informée, par exemple par un parquet, d’un signalement portant sur un chef d’établissement ou un personnel de vie scolaire d’un établissement privé sous contrat ?
Mme Anne Bisagni-Faure. Je ne peux pas vous répondre, je n’ai jamais été confrontée à cette situation.
M. Paul Vannier, rapporteur. Mme Bisagni-Faure, vous étiez précédemment rectrice de l’académie de Bordeaux. Il y a quelques semaines, nous vous avons rencontré au rectorat de Bordeaux. À cette occasion, nous vous révélions, Mme Spillebout et moi-même, avoir découvert à l’occasion d’un contrôle sur place dans l’établissement Notre-Dame de Bétharram des faits de violences sexuelles entre élèves, notamment un fait de viol en 2024 et des agressions sexuelles, également en 2024.
Alors que nous vous révélions cette découverte, vous nous indiquiez ne pas avoir été informée jusqu’alors de ces faits par le procureur de Pau. Juste avant de vous rencontrer, nous avions adressé un article 40 au procureur de Pau, qui nous a répondu entre-temps qu’il était déjà informé de ces faits et qu’il avait engagé une action. Vous n’étiez pas informée, mais le chef d’établissement l’était, puisqu’il l’avait signalé à la gendarmerie, qui avait ensuite manifestement contacté le procureur. J’en conclus que vous n’êtes pas automatiquement informée et que vous pourriez rester dans l’ignorance de signalements qui porteraient sur des élèves, mais également sur des personnels de vie scolaire.
Mme Anne Bisagni-Faure. Je n’ai rien à ajouter à ce que vous indiquez, monsieur le rapporteur.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. En revanche, vous avez pris une mesure à l’égard du chef d’établissement de l’Immaculée Conception, à la suite d’une inspection générale, dans laquelle vous avez délégué le Dasen sur place. Il s’agit d’une procédure assez exceptionnelle, et en l’espèce, vous avez utilisé un pouvoir disciplinaire sur un chef d’établissement privé sous contrat, qui ne dépend pas de l’éducation nationale. Pouvez-vous expliquer comment vous avez utilisé ce pouvoir ?
Mme Anne Bisagni-Faure. Absolument. L’action s’est déroulée en deux temps. Vous avez évoqué la visite du Dasen dans cet établissement, à ma demande. Cette visite, datant de 2021, ne revêtait pas un caractère de contrôle et a été suivie de recommandations. Il m’a alors été indiqué par le chef d’établissement que ses recommandations allaient être mises en œuvre.
Deux ans plus tard, j’ai reçu de nouvelles alertes émanant de professeurs de l’établissement. Au vu des échanges avec le chef d’établissement, j’ai décidé de diligenter une inspection, qui s’est déroulée en avril 2024. Le rapport produit m’a ensuite conduite à lancer une procédure disciplinaire à l’encontre du chef d’établissement, en appliquant une possibilité offerte par le code de l’éducation, qui nécessite de passer par une commission, le conseil académique de l’éducation nationale (CAEN), dans sa formation restreinte. A l’issue de l’avis de ce CAEN, j’ai décidé de suspendre le directeur de l’établissement pour une durée de trois ans. Cette décision a été ensuite a été cassée en référé suspension, mais le jugement n’est pas intervenu sur le fond.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je comprends que vous n’êtes pas l’employeur, mais qu’à travers une procédure existant dans le code de l’éducation, vous avez la possibilité de décider la suspension pendant trois ans, une sanction extrêmement grave, après le passage devant le CAEN en formation restreinte.
Mme Anne Bisagni-Faure. Oui. Cette procédure était consécutive à des alertes qui m’étaient revenues, des alertes précises de la part de personnels de l’établissement dont je suis l’employeur.
M. Paul Vannier, rapporteur. Disposez-vous également des moyens de vous assurer que des personnels qui auraient été condamnés ou sanctionnés pour des faits de violence ne puissent pas être réaffectés dans un autre établissement scolaire ? Je pense en premier lieu aux personnels de l’enseignement public, mais également aux personnels de l’enseignement privé sous contrat et aux personnels de vie scolaire de ces mêmes établissements.
Mme Julie Benetti. Pour les personnels stagiaires, nous vérifions à la fois le fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais), mais également l’extrait du casier judiciaire, afin de nous assurer que nous ne recrutons pas de nouveau des personnels contractuels qui auraient déjà été condamnés pour des faits commis dans une autre académie.
S’agissant de nos personnels titulaires, leur dossier administratif les accompagne lorsqu’ils changent d’académie. Dès lors, si une sanction a déjà été prise, elle figure évidemment dans ce dossier.
Quant aux personnels de l’éducation nationale intervenant dans les établissements privés, ils relèvent également de ces règles. Enfin, le cas des personnels n’appartenant pas à l’éducation nationale est géré en principe par l’employeur. Nous pouvons également, en tant qu’autorité académique, venir en appui des directions diocésaines et des directions d’établissements privés, pour s’assurer que cette vérification est bien réalisée pour tout nouveau recrutement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les personnels relevant de l’éducation nationale, mais intervenant dans les établissements privés sous contrat sont recrutés par leurs chefs d’établissement. Les dossiers administratifs sont-ils systématiquement présentés au chef d’établissement au moment où il souhaite embaucher tel ou tel personnel ? Comment s’assurer du suivi de ce dossier administratif d’un diocèse à un autre, puisque ces procédures de recrutement sont conduites dans le cadre et à l’échelle des diocèses ?
Mme Anne Bisagni-Faure. À chaque changement d’affectation, nos services revérifient les fichiers, puisque nous sommes l’employeur.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous le faites donc après la prise de poste, n’est-ce pas ?
Mme Anne Bisagni-Faure. Oui.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite également vous interroger sur la manière dont s’articulent le rôle des préfets et celui des recteurs en matière de contrôle des établissements privés sous contrat et des établissements privés hors contrat. Pouvez-vous revenir sur votre expérience en la matière, si elle existe ?
Mme Hélène Insel. En ce qui concerne les établissements privés hors contrat, des liens existent avec le préfet dans le cadre de la procédure, par exemple en cas de demande de création d’un établissement, en cas de doutes. S’agissant des établissements privés sous contrat, je ne crois pas qu’ils soient associés. Mais là encore, je ne sais pas tout.
Mme Anne Bisagni-Faure. Dans l’académie de Lyon, le contrôle des établissements privés sous contrat relève d’une compétence conjointe, partagée également avec les directions des finances publiques. En cas de difficulté avec des mises en demeure quand nous constatons des manquements, en particulier administratifs, ou des atteintes aux valeurs de la République, nous sommes en contact avec les préfets et les Dasen. Concernant les établissements privés hors contrat, plusieurs situations donnent lieu à une intervention conjointe.
M. Jérôme Bourne Branchu. Il existe principalement trois modalités d’intervention. La première est d’ordre réglementaire : lorsque l’établissement privé hors contrat ouvre, lorsque sa direction change, lorsque l’objet pédagogique ou les locaux qu’il occupe connaissent une évolution, nous avons réglementairement vocation à échanger pour vérifier la régularité desdites opérations.
Le deuxième grand champ participe du travail mené dans une instance partenariale, les cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (Clir), pour appréhender les phénomènes éventuels par croisement de regard sur des unités, notamment des unités livrant l’instruction de phénomènes présumés de séparatisme et de radicalisation et qui peuvent inviter à une exploration des lieux dans le cadre des contrôles, parfois de manière interministérielle.
Le troisième champ, plus nouveau, relève de la possibilité d’explorer les sources de financement des établissements privés hors contrat. En pareil cas, le préfet et la direction générale des finances publiques s’assurent de la régularité de ces financements.
Mme Anne Bisagni-Faure. Dans l’académie de Lyon, un contrôle est intervenu concernant l’établissement Al Kindi, sur lequel vous avez certainement échangé avec Mme la préfète de région.
Monsieur Guillaume Gellé. Il existe très peu d’établissements privés sur le territoire guyanais : ils sont au nombre de dix-huit, dont seize sous contrat et deux hors contrat. Dans un territoire comme le nôtre, le dialogue est permanent avec le préfet, notamment lorsqu’il concerne des sujets sensibles politiquement.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Depuis la levée de l’omerta concernant l’affaire Bétharram, de nombreux établissements ont été l’objet de signalements sur l’ensemble du territoire français, notamment par la presse et grâce à la libération de la parole. Combien de signalements avez-vous reçus depuis cette affaire ? Quelle suite leur donnez-vous ? Des enquêtes sont-elles en cours ?
Ensuite, lors de leur audition, les syndicats des enseignants de l’éducation nationale nous ont expliqué que pour pouvoir effectuer un signalement, les personnels étaient obligés de passer par leur direction. Or, qu’il s’agisse d’un article 40 ou d’un signalement auprès des cellules de recueil des informations préoccupantes (Crip), il est demandé à tout adulte de signaler, y compris de manière anonyme, des faits sur des mineurs dont il serait informé. Pouvez-vous me garantir que tel n’est pas le cas dans vos académies et que chaque enseignant ou personnel, témoin de faits sur mineur n’a pas à passer par sa direction pour pouvoir les signaler ?
Par ailleurs, je souhaite m’adresser plus particulière à Mme la rectrice de la région Bretagne et Mme la Dasen du Finistère. Il est recensé en Bretagne 1 144 établissements privés. Une enquête de Médiapart signale que l’académie de Rennes est celle qui accorde le plus de subventions publiques aux lycées privés sous contrat. Comment l’expliquez-vous ?
Ensuite, je souhaite évoquer deux cas particuliers. Le premier concerne la commune d’Etel dans le Morbihan où des anciens élèves d’une école privée ont signalé des faits de viols et d’agressions sexuelles commis sur mineurs dans les années 1970 par un ancien directeur, qui s’est d’ailleurs suicidé depuis. D’autres signalements de ce type ont-ils eu lieu ?
Par ailleurs, Madame Moalic, un collectif de 160 anciens élèves a dénoncé des violences physiques de la part d’enseignants dans un collège privé du Relecq-Kerhuon. Aujourd’hui, cinquante témoignages ont été déposés auprès du parquet de Brest, pour des faits qui se sont étalés entre 1962 et 1996. À l’époque, l’établissement était appelé par les familles et les enfants « le bagne du Finistère », la presse l’appelle aujourd’hui « le Bétharram breton ».
Des inspections ont-elles été conduites dans ces deux établissements ou dans d’autres établissements plus récemment objets d’un signalement ? Pouvez-vous nous certifier qu’entre 1962 et 1996, aucun signalement n’a été transmis au rectorat ?
Enfin, madame Insel, vous avez annoncé dans la presse le lancement d’un plan de formation ambitieux pour les enseignants. Comptez-vous y intégrer les sujets que nous traitons aujourd’hui, c’est-à-dire les violences sexuelles, les signalements, les règles que doivent suivre les adultes ?
Mme Hélène Insel. La directrice académique vous fournira plus de détails sur ce « Bétharram breton », puisqu’elle rouvre les archives. Pour répondre à une partie de de vos questions, j’ai demandé qu’un contrôle soit immédiatement diligenté ; il le sera.
Dans le Morbihan, l’ancien directeur de Sainte-Anne à Etel a effectivement été mis en cause. L’affaire est suivie, le directeur diocésain collabore avec les forces de l’ordre et a également ouvert ses archives. Une autre situation existe aussi dans le Morbihan et concerne un ancien enseignant et directeur de l’école de Noyal-Muzillac. Celui-ci est en détention et l’affaire s’oriente vers des faits de nature criminelle.
Mme Catherine Moalic. Dans le Finistère, il existe 755 établissements, dont 43 % relevant du secteur privé sous contrat, avec 268 établissements privés catholiques sous contrat. Il est également dit que 70 % des élèves du département sont passés à un moment ou un autre par un établissement privé catholique sous contrat.
Depuis la libération de la parole que vous avez évoquée, nous ne connaissons pas plus de signalements. Le dossier du collège privé du Relecq-Kerhuon est actuellement entre les mains du procureur de Brest. J’ai échangé sur le sujet avec le directeur diocésain, qui a d’ailleurs reçu le collectif de victimes de cet établissement. Nous nous attachons à essayer de comprendre ce qui s’est passé. J’ai effectué une demande auprès des archives pour regarder dans les dossiers des enseignants si nous disposions d’éléments. Il est probable que les affaires actuelles nous conduiront collectivement à accroître le niveau de vigilance.
Mme Hélène Insel. Je précise que l’académie de Rennes comprend 1 087 établissements privés sous contrat, dont le réseau Diwan. Ensuite, je confirme que la formation est essentielle à la fois pour les personnels de direction, mais aussi pour les enseignants.
Mme Julie Benetti. Madame Mesmeur, l’usage implique que le chef d’établissement, l’équipe de vie scolaire ou les assistants de service social signalent les faits. Ainsi, le signalement via l’article 40 du code de procédure pénale est le plus souvent effectué par le chef d’établissement. Pour autant, il s’agit évidemment d’un devoir qui s’impose à tout fonctionnaire qui aurait connaissance, dans l’exercice de ses fonctions, de la commission d’un crime ou d’un délit. Dès lors, il n’est pas question de freiner la mise en œuvre de ce devoir.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous avez raison de souligner ce point. Les syndicats de l’éducation nationale nous ont expliqué que les enseignants pouvaient être frileux ou inquiets et demandaient au chef d’établissement de procéder au signalement, sans vérifier si celui-ci avait effectivement été réalisé. Simultanément, il faut rappeler que des enseignants savent se saisir de l’article 40 du code de procédure pénale.
Nous vous serions donc reconnaissants de rappeler aux enseignants et aux équipes éducatives qu’avant d’être des fonctionnaires, ils sont des citoyens français adultes et qu’à ce titre, ils doivent signaler lorsqu’ils ont connaissance de dysfonctionnements ou d’anomalies.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il existe parfois un défaut de culture professionnelle, mis en lumière par les conclusions du rapport de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) sur le lycée Pierre Bayen de Châlons-en-Champagne, lesquelles reviennent sur la nécessité de former l’encadrement.
Ma question s’adresse à la rectrice de l’académie de Paris, dont les services sont en charge du suivi des recommandations du rapport de l’IGESR sur le collège Stanislas. Pourriez-vous nous indiquer comment ce suivi est mis en œuvre ? Quelles en sont les constatations ?
Mme Julie Benetti. Ayant pris mes fonctions il y a quinze jours, il m’appartient de pouvoir présenter le suivi de la mise en œuvre des préconisations du rapport de l’IGESR. Au-delà même des préconisations du rapport pour l’établissement Stanislas, comme pour les autres établissements, le contrôle diligenté à l’échelle d’une académie a également vocation à appréhender le fonctionnement d’un établissement dans toutes ses dimensions.
Depuis février 2024, neuf visites d’inspecteurs ont eu lieu dans cet établissement et ont été suivies au mois de mai 2024 d’un contrôle sur place conduit par cinq inspecteurs de l’académie, à l’issue duquel un rapport intermédiaire a été transmis par le recteur à la direction de l’établissement. Une nouvelle visite s’est par ailleurs déroulée en janvier 2025.
Des éléments qui m’ont été transmis, il ressort à date une dynamique de mise en conformité progressive avec les recommandations de l’IGESR, concernant notamment le programme des sciences de la vie et de la terre, ou encore l’engagement de l’établissement pour la mise en œuvre du programme de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle. Pour autant, des points de vigilance demeurent, par exemple sur l’enseignement dit de culture religieuse et chrétienne – qui ne peut revêtir un caractère obligatoire s’il s’apparente à de l’instruction religieuse – ou encore sur l’effectivité d’un protocole de circulation de l’information et de signalement, en dehors des situations de harcèlement, pour protéger les élèves contre tout propos ou acte contraire aux valeurs de la République.
Nous prévoyons, d’ici la fin de cette année un nouveau contrôle sur place, à l’aide d’un protocole permettant de nous assurer que toute personne – personnel ou élève – qui aurait pu être victime ou témoin de violence puisse voir sa parole recueillie au travers d’entretiens individuels ou encore dans le cadre de la mise à disposition d’une adresse mail ou d’un numéro unique dédié pour faciliter le recueil de cette parole.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il y aurait beaucoup à dire sur le recueil de la parole et de ce qui en est fait par la suite. En effet, nous avons noté que des témoignages de violences homophobes et de violences racistes qui avaient été faits devant les inspecteurs généraux ne figurent nulle part dans le rapport de l’IGESR. Mais nous vous demanderons de nous communiquer le rapport intermédiaire transmis à l’établissement en mai 2024.
Ensuite, je souhaite interroger les rectrices et recteurs sur leur pratique. Entretenez-vous fréquemment une correspondance directe avec un chef d’établissement, notamment un chef d’établissement privé sous contrat ?
Mme Anne Bisagni-Faure. Lors de mon expérience de rectrice l’académie de Bordeaux, il m’est arrivé de le faire à deux reprises avec le directeur de l’établissement qui a été ensuite l’objet d’une procédure disciplinaire.
Mme Julie Benetti. Non, je n’ai pas eu l’occasion d’avoir une correspondance directe avec tel ou tel personnel de direction de l’enseignement privé.
Mme Hélène Insel. Moi non plus.
Monsieur Guillaume Gellé. Moi non plus.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’en conclus qu’une telle correspondance serait tout à fait exceptionnelle et que Mme Bisagni-Faure est la seule à en avoir engagé une, dans le cadre très particulier d’une procédure disciplinaire et avant une sanction.
A ce sujet, je voudrais vous faire réagir sur l’existence d’une correspondance entre le recteur de l’académie de Bordeaux et le chef d’établissement privé sous contrat Notre-Dame de Bétharram, en 1996. En l’espèce, ce chef d’établissement cherchait à ce qu’une des enseignantes de l’établissement quitte l’établissement et demandait conseil auprès du recteur. En outre, il lui demandait s’il pouvait ne pas reconduire l’inscription d’un élève dont le père avait déposé une plainte pour violences perpétrées sur son fils par un surveillant.
Le recteur lui a répondu de la manière suivante : « Je vous propose de faire procéder à une inspection de Mme Gullung [la lanceuse d’alerte de l’affaire de Bétharram] si possible avant la fin de la présente année scolaire. Je vous invite également à m’adresser tout rapport que vous jugerez utile sur le comportement de Mme Gullung et à indiquer vos observations éventuelles sur la procédure de notation administrative ».
Dans le même courrier, à propos de la question de la reconduction de l’inscription de cet enfant dont le père a déposé plainte, le recteur indique : « Vous pouvez tout à fait mettre fin au contrat d’enseignement de droit privé passé entre votre établissement et un élève ou son représentant légal. »
Quel est votre regard sur cette correspondance ?
Mme Hélène Insel. Je suis sidérée.
Mme Anne Bisagni-Faure. Je dirais que cette correspondance n’aurait pas lieu actuellement.
Mme Julie Benetti. Tout à fait.
M. Paul Vannier, rapporteur. En matière de violence, on nous dit trop souvent que « c’était admis à l’époque ». Ce type de correspondance entre recteurs et chefs d’établissement était-il une pratique courante à cette époque, dans les années 1990 ?
Mme Julie Benetti. Je ne suis pas sûr que nous pourrons témoigner s’agissant des années 1990. En revanche, je n’ai jamais eu connaissance dans mes fonctions de courriers de cette teneur, y compris des courriers anciens qui peuvent être conservés et dont les recteurs peuvent être informés.
Mme Anne Bisagni-Faure. Je n’ai rien à ajouter, je dirais la même chose.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans le cas d’une inspection, ou d’un dossier sensible politiquement, vous arrive-t-il d’écrire directement au cabinet du ministre ou au directeur de cabinet du ministre pour le saisir, l’informer ou l’alerter ? Une réponse vous est-elle apportée ? De tels échanges sont-ils courants sur des dossiers sensibles ?
Mme Hélène Insel. Je pense que ce fonctionnement est systématique. Il existe un échange fluide entre les recteurs et le directeur de cabinet ou le directeur de cabinet adjoint.
Mme Anne Bisagni-Faure. Je formule la même réponse.
Mme Julie Benetti. Absolument.
Monsieur Guillaume Gellé. Également
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie.
18. Audition de M. Camille Latrubesse, ancien inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional, établissement et vie scolaire (IA-IPR EVS), chargé de l’inspection conduite le 12 avril 1996 au sein de l’établissement Notre-Dame de Bétharram (10 avril 2025 à 10 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. Camille Latrubesse, ancien inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional, établissement et vie scolaire (IA-IPR EVS), chargé de l’inspection conduite le 12 avril 1996 au sein de l’établissement Notre-Dame de Bétharram ([18]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, en revenant ce matin sur les événements qui se sont déroulés à Notre-Dame de Bétharram, notamment dans les années 1990.
M. Camille Latrubesse a été chargé d’inspecter cet établissement au printemps 1996, après la révélation, dans la presse, de divers faits de violences infligées à des élèves ayant notamment donné lieu au dépôt d’une plainte par le père de l’une des victimes.
La santé de M. Latrubesse ne lui permet pas d’être parmi nous ce matin. À sa demande, nous avons accepté de l’entendre par téléphone. Comme nous ne pouvons pas le voir, nous avons décidé que cette audition ne serait pas retransmise, mais qu’elle ferait l’objet, comme toutes nos autres réunions, d’un compte rendu écrit, qui sera publié.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Camille Latrubesse prête serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pouvez-vous indiquer quelle fonction vous occupiez en 1996 et rappeler brièvement votre parcours professionnel avant et après cette date ?
M. Camille Latrubesse, ancien inspecteur d’académie, inspecteur pédagogique régional. À la demande du recteur de l’académie de Bordeaux, je me suis rendu à Notre-Dame de Bétharram le 12 avril 1996. J’étais alors inspecteur pédagogique régional pour les établissements et la vie scolaire.
Après avoir réussi le concours, je suis devenu inspecteur de l’éducation nationale chargé de l’information et de l’orientation. J’ai été affecté dans l’académie de Toulouse, en résidence à Tarbes, où j’ai assumé la fonction non officielle de collaborateur de l’inspecteur d’académie des Hautes-Pyrénées. J’y suis resté dix ans, avant de travailler dans l’académie de Rennes, pendant cinq ans, puis dans l’académie de Bordeaux, de 1992 jusqu’à ma retraite, en 1997.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’aimerais d’abord vous interroger sur le contexte du contrôle de l’établissement Notre-Dame de Bétharram, que vous avez conduit en avril 1996. Vous venez de dire que vous aviez été directement saisi par le recteur d’académie. Que vous a-t-il dit ? Est-il fréquent qu’un recteur s’adresse directement à un inspecteur pédagogique régional pour lui demander de se rendre dans un établissement scolaire ?
M. Camille Latrubesse. Non, ce n’est pas courant du tout. En l’espèce, le recteur m’a convoqué dans son bureau et m’a expliqué qu’il avait reçu une plainte d’un parent d’élève de l’établissement privé sous contrat Notre-Dame de Bétharram. Il m’a dit qu’il avait absolument besoin d’un rapport et m’a demandé d’aller très rapidement voir ce qui se passait. Alors que nous étions jeudi, il souhaitait disposer du rapport dès le lundi suivant : je devais donc mener ce contrôle en fin de semaine.
J’ai pris mes précautions en téléphonant au directeur de l’établissement, que je ne connaissais pas, pour lui demander de m’organiser des entretiens avec lui-même, des professeurs, des élèves et des parents. Je ne voulais pas perdre de temps. Il s’en est occupé.
Le vendredi 12 avril, je me suis donc rendu dans cet établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez donc été convoqué le jeudi par le recteur – ce qui est exceptionnel –, qui vous a demandé de vous rendre le lendemain à Bétharram, un établissement que vous ne connaissiez pas, et de lui remettre un rapport le lundi suivant. Que saviez-vous alors de la situation sur place, en dehors de la plainte d’un parent d’élève évoquée devant vous par le recteur ?
M. Camille Latrubesse. Je ne savais rien du tout.
M. Paul Vannier, rapporteur. Aviez-vous été informé que la femme du ministre de l’éducation nationale, François Bayrou, travaillait dans l’établissement et qu’au moins un de ses enfants y était scolarisé ?
M. Camille Latrubesse. Pas du tout.
M. Paul Vannier, rapporteur. Avez-vous découvert ces éléments sur place, ou avez-vous continué de les ignorer ?
M. Camille Latrubesse. Je n’ai pas entendu parler de Mme Bayrou lorsque j’étais à Bétharram. Le directeur n’en a pas fait état. J’ai appris tout cela beaucoup plus tard : je ne sais que depuis février dernier que Mme Bayrou enseignait le catéchisme dans cet établissement. Cela m’a surpris. Je n’ai donc pas eu l’occasion de parler avec Mme Bayrou – pas plus qu’avec M. Bayrou, que je ne connais pas non plus, si ce n’est par la télévision, comme tout le monde.
J’avais tout de même vu M. Bayrou à deux reprises, à Paris. La première fois, le ministre avait réuni les inspecteurs d’académie à la Sorbonne : il nous a donné des instructions et nous a fait part de diverses réflexions. J’ai complètement oublié où la seconde réunion a eu lieu. Mais je ne peux pas dire que j’ai rencontré M. Bayrou : je ne lui ai pas serré la main.
M. Paul Vannier, rapporteur. Venons-en au déroulé du contrôle. Vous avez donc été envoyé à Bétharram pour une journée, un vendredi, avec la demande de remettre votre rapport le lundi suivant. Est-il habituel de se voir imposer un délai aussi serré ?
M. Camille Latrubesse. En réalité, aucun contrôle des établissements privés sous contrat n’était effectué par les inspecteurs chargés des établissements et de la vie scolaire. Aucune demande n’était formulée non plus par les établissements, qui devaient fonctionner sans avoir besoin de nous voir. C’était donc, pour ainsi dire, une découverte pour moi.
La semaine dernière, j’ai été content d’entendre Mme la ministre de l’éducation nationale admettre qu’il n’y avait pas de contrôles ni d’inspections des établissements privés sous contrat, constater que les inspecteurs n’étaient pas assez nombreux et promettre une augmentation de leur nombre le plus rapidement possible.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans les années 1990, vous étiez donc inspecteur pédagogique régional chargé des établissements et de la vie scolaire. Aviez-vous précédemment conduit des contrôles visant à observer le fonctionnement d’un établissement public, par exemple ?
M. Camille Latrubesse. Quand j’étais en poste dans les Hautes-Pyrénées, j’étais, en quelque sorte, l’adjoint de l’inspecteur d’académie. J’ai donc eu l’occasion d’aller dans des établissements publics, mais jamais dans des établissements privés, dont je ne connaissais pas le fonctionnement. Lorsqu’un établissement traversait une période difficile, le proviseur ou le principal pouvait faire appel à moi, en tant qu’inspecteur chargé de l’information et de l’orientation, pour essayer de l’aider et de régler des affaires pas très difficiles – une mésentente entre le chef d’établissement et son adjoint, ou un désaccord entre des responsables syndicaux et la direction, par exemple. Ces missions étaient ponctuelles et assez rares : j’en ai assumé quelques-unes en dix ans d’affectation à l’inspection académique de Tarbes.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vos visites dans les établissements étaient donc plutôt rares. Deviez-vous agir dans des délais aussi serrés que celui que vous a imposé le recteur d’académie à Bétharram ?
M. Camille Latrubesse. Pas du tout.
M. Paul Vannier, rapporteur. Qu’est-ce qui vous paraît justifier ce délai extrêmement bref ?
M. Camille Latrubesse. Je ne savais pas du tout combien de personnes je rencontrerais dans le cadre de cette mission. J’ai été un peu surpris de devoir mener des entretiens en une journée et remettre mon rapport au recteur le lundi matin. Je ne dirais pas que cela m’a gêné, mais il a fallu que je m’organise pour que tout se déroule au mieux et le plus rapidement possible.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous a-t-on jamais laissé entendre que ce rapport avait été demandé par le ministre de l’éducation nationale, François Bayrou ? Cela aurait-il pu expliquer le délai très contraint qui vous était imposé ?
M. Camille Latrubesse. Non. Le recteur m’a demandé d’aller à Bétharram et de lui faire un rapport ; il ne m’a absolument pas parlé de M. Bayrou. Je pouvais penser que le ministre de l’éducation nationale avait demandé quelque chose au recteur, mais je pouvais tout aussi bien supposer que le recteur, ayant reçu une plainte d’un parent d’élève, prenait seul la décision de me confier cette mission de contrôle.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez conduit seul cette inspection, demandée la veille pour le lendemain, dans un contexte très difficile : plusieurs incidents s’étaient produits dans l’établissement, un parent d’élève avait porté plainte et, quelques jours avant votre visite, une professeure, Mme Gullung, avait été victime d’une agression. La pression médiatique était très forte, puisque ces événements étaient évoqués dans la presse, aussi bien locale que nationale. Par ailleurs, même si vous avez dit que vous n’en étiez pas informé, l’environnement familial du ministre de l’éducation nationale était directement mêlé à Bétharram. Pourquoi avez-vous été envoyé seul dans cet établissement ?
M. Camille Latrubesse. Parce que j’étais le seul inspecteur de cette discipline dans l’académie de Bordeaux.
M. Paul Vannier, rapporteur. N’auriez-vous pas pu être accompagné par l’inspection générale, qui a l’habitude d’appuyer des inspections pédagogiques régionales ? Cette possibilité a-t-elle été envisagée ?
M. Camille Latrubesse. Pas du tout. J’ai connu très peu d’inspecteurs généraux, et celui qui venait dans l’académie de Bordeaux ne m’a jamais parlé de Bétharram. Du reste, je ne me voyais pas demander, en trois ou quatre jours, à un inspecteur général de m’aider ou de participer au contrôle. Je ne voyais pas non plus qui, dans l’académie de Bordeaux, aurait pu m’aider. Certes, je côtoyais des inspecteurs spécialisés dans telle ou telle discipline, mais je ne pouvais pas leur demander de m’accompagner. Cela n’aurait pas eu de sens : je devais contrôler un établissement, non les enseignants d’une discipline précise. Je n’ai donc pas eu d’aide : j’ai été seul.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je résume : vous avez été envoyé seul, du jour au lendemain, à Bétharram, alors que vous n’aviez jamais inspecté un établissement privé sous contrat, dont vous ne connaissiez d’ailleurs pas les spécificités. Aviez-vous le sentiment que vous disposiez des moyens nécessaires pour mener à bien la mission que vous avait confiée le recteur d’académie ?
M. Camille Latrubesse. Pour vous dire la vérité, je n’étais pas habitué à aller dans des établissements privés sous contrat. Cela ne se faisait pas, tant dans l’académie de Bordeaux que dans les académies de Toulouse et de Rennes, où j’ai également travaillé. Ces établissements étaient pourtant très nombreux en Bretagne. Je suis donc allé à Bétharram sans aucune référence ni aide. Je me suis débrouillé tout seul.
M. Paul Vannier, rapporteur. Venons-en au contenu de votre rapport, très succinct puisqu’il ne fait que trois pages. Sa conclusion est plutôt positive : « Par un concours malheureux de circonstances, cet établissement vient de connaître des moments difficiles. La qualité du travail qui y est effectué, l’ambiance et les relations de confiance qui y règnent et la volonté de changement qui existe à tous les niveaux sont autant d’éléments positifs et d’atouts pour la réussite de Notre-Dame de Bétharram. » Pourtant, dans ce même rapport, vous rappelez qu’un enfant a reçu un coup d’un surveillant et qu’un certificat médical atteste que cela lui a crevé un tympan. Vous décrivez aussi des châtiments corporels tels que le supplice du perron : en décembre 1995, à 21 heures, un enfant a été tenu « de rester, en petite tenue, hors du bâtiment ». Vous relevez enfin, dans ce rapport très bref, que certains élèves sont chargés de surveiller d’autres élèves, notamment à l’internat, ce qui paraît tout à fait choquant. N’y a-t-il pas une contradiction très forte entre la conclusion du rapport, plutôt favorable à l’établissement, et ce relevé de faits extrêmement graves, notamment lorsqu’il s’agit de châtiments corporels infligés à des élèves ?
M. Camille Latrubesse. Effectivement. Vous n’êtes pas le premier à me poser cette question, puisque des journalistes l’ont fait avant vous. J’admets que ce point nécessite quelques explications.
Les mots que j’ai employés et les conseils que j’ai donnés au directeur de l’établissement visaient surtout à aider et à encourager ce dernier à changer les méthodes et les pratiques ayant cours à Bétharram. Je pensais surtout et avant tout aux élèves. Je savais ce que j’écrivais. Je voulais que cet établissement privé sous contrat, qui avait déjà connu quelques difficultés dont le directeur m’avait fait part, puisse évoluer. J’ai donc demandé au chef d’établissement de réformer l’internat et d’éviter que des dortoirs immenses accueillent en même temps cinquante ou soixante enfants qui faisaient un peu n’importe quoi, sauf quand les surveillants, qui étaient en réalité des élèves un peu plus âgés, intervenaient – cela ne se passait, à en croire le directeur, pas toujours très bien. Je le répète, la conclusion de mon rapport a été écrite afin que les choses évoluent et que les élèves ne soient pas pénalisés ou ne deviennent pas des victimes.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez donc visité les dortoirs – ce qui peut paraître étonnant pour une inspection menée dans les années 1990, car ce lieu relève plutôt de la vie scolaire –, constaté leur taille et observé que les élèves n’y étaient pas séparés. Le directeur vous a confié que les choses ne s’y passaient pas toujours très bien. Or, en février dernier, vous avez déclaré sur Radio France : « Je n’ai pas cherché à savoir ce qui se passait dans les dortoirs ou dans des lieux de rencontre des élèves. » Ne vous êtes-vous vraiment posé aucune question ? N’avez-vous pas cherché à en savoir davantage ?
M. Camille Latrubesse. Lorsque j’ai visité les dortoirs, nous étions en plein jour : il n’y avait donc pas d’élèves. Au cours d’un entretien assez important avec le directeur, je lui ai demandé comment les choses se passaient et ce que chacun faisait dans cet endroit. Je lui ai vivement conseillé d’abandonner cette façon de recevoir des élèves en internat : en d’autres termes, je lui ai demandé de modifier ces dortoirs. Mais je savais parfaitement que ma demande se heurterait à un obstacle financier, car la transformation des dortoirs nécessitait évidemment l’engagement de crédits que l’établissement n’avait peut-être pas. Je n’ai pas approfondi cette question, même si je savais que le département pouvait accorder des aides. J’ignore si le problème des dortoirs a été réglé, car j’ai pris ma retraite quelques mois plus tard : je n’ai donc pas eu l’occasion de retourner à Bétharram, et je n’ai eu aucune information sur ce qui s’est passé après mon départ.
M. Paul Vannier, rapporteur. Qu’est-ce qui vous a conduit à demander une modification des dortoirs ?
M. Camille Latrubesse. Ces dortoirs étaient très grands. Les équipements sanitaires ne correspondaient pas au nombre d’élèves qui y dormaient. Et, selon le directeur, les surveillants devaient être très attentifs car, le soir, la tranquillité n’était pas toujours assurée à cause du chahut, du bazar, provoqué par des élèves. Il estimait donc que ces dortoirs n’étaient pas adaptés. J’étais d’accord avec lui : cela ne pouvait pas continuer ainsi. J’ai donc exprimé le souhait que les dortoirs soient modifiés de manière à être convenables et dotés d’équipements adéquats – je savais, bien entendu, que de tels aménagements avaient un coût. J’estimais que beaucoup de choses étaient à revoir, et il en convenait. Mais j’ignore ce qu’il a fait pour régler ce problème.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous ne faites jamais le lien entre le chahut évoqué par le chef d’établissement et le supplice du perron, dont on lit dans votre rapport qu’il est consécutif à un chahut qui s’est déroulé dans ce dortoir le 5 décembre 1995.
M. Camille Latrubesse. C’est bien la raison pour laquelle j’ai réclamé une modification des dortoirs et demandé, par la même occasion, au directeur qu’il change la manière d’appliquer la discipline et mette fin à la pratique consistant à faire surveiller les élèves par d’autres élèves.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le supplice que j’évoquais relève davantage du châtiment corporel que de la discipline.
Dans votre très court rapport, vous vous focalisez sur Mme Françoise Gullung, qui enseignait les mathématiques dans l’établissement et qui, avant que vous vous rendiez sur place, avait tenté, à de nombreuses reprises, d’alerter, par courrier, le ministre de l’éducation nationale de l’époque, François Bayrou, le procureur de la République et la gendarmerie sur les violences qu’elle observait à Bétharram. Le nom de cette professeure est celui qui revient le plus fréquemment dans votre rapport. Avant votre déplacement, votre attention avait-elle été attirée sur Mme Gullung ?
M. Camille Latrubesse. Pas du tout. J’ai appris l’existence de cette professeure de mathématiques par le directeur, qui m’a indiqué que cela ne se passait pas très bien avec ses élèves. Surtout, d’autres professeurs m’ont alerté sur le fait que cette personne était arrivée dans l’établissement avec la volonté d’y changer les choses, car elle désapprouvait les méthodes qui y étaient utilisées. Le climat était donc – je l’ai senti très nettement lors de mes rencontres avec les professeurs – très désagréable, pour elle comme pour les autres.
Vous avez sans doute relevé que cette dame n’était pas présente durant ma visite. Pour quelle raison ? Telle est la véritable question à se poser, car, étant en difficulté, elle aurait pu avoir un entretien avec moi et me donner des explications. On m’a dit qu’elle était en congé maladie. Je n’ai donc pas pu l’interroger.
M. Paul Vannier, rapporteur. Selon moi, la véritable question est celle de savoir pourquoi Mme Gullung, avec laquelle vous n’avez eu aucun échange, apparaît aussi fréquemment dans votre rapport. Comment se fait-il que vous prêtiez à cette professeure – qui dénonçait des pratiques « d’un autre âge » – l’intention de « démolir Bétharram » ? Ce faisant, vous reprenez le point de vue de personnels de l’établissement sans les contextualiser ou les nuancer alors que vous n’avez eu aucun entretien avec l’intéressée.
M. Camille Latrubesse. J’ai rapidement constaté que l’ensemble des professeurs avec qui je me suis entretenu étaient contre la position exprimée par cette dame et vivaient mal sa présence et, surtout, sa volonté de modifier des choses au sein de l’établissement. En résumé, l’esprit d’établissement passait avant la considération pour les personnes. Je l’ai perçu très nettement : cette personne était en désaccord non seulement avec les professeurs, mais aussi avec l’établissement dans son entier.
J’ai été en poste pendant dix ans à l’inspection académique de Tarbes. Lorsque ce type de difficultés survenait dans des établissements, nous essayions, l’inspecteur d’académie et moi, de trouver des solutions telles qu’un changement d’établissement. Fort de cette expérience, je pensais – et je l’ai écrit – qu’une des manières de régler le problème était peut-être de trouver à la professeure concernée, avec son accord, un point de chute pour que les choses se passent mieux.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous préconisez en effet de « trouver une solution afin que Mme Gullung », que l’on peut considérer aujourd’hui comme une lanceuse d’alerte, « n’enseigne plus dans cet établissement ». Je retiens de votre propos qu’à Bétharram, l’esprit d’établissement passait avant la considération pour les personnes.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Au début de votre audition, vous avez indiqué que vous n’aviez absolument pas connaissance de l’établissement Notre-Dame de Bétharram lorsque vous avez été convoqué par le recteur. Or, dans votre rapport en date du 15 avril 1996, vous écrivez : « Dans cet établissement, qui a fait l’objet, ces derniers jours, de nombreux articles de presse et de reportages sur différentes chaînes de télévision, règne actuellement un climat d’inquiétude et de désarroi, aussi bien au niveau de la direction qu’à celui des personnels. » Pouvez-vous préciser ce dont vous étiez au courant en commençant votre inspection le vendredi 12 avril ?
M. Camille Latrubesse. Je n’étais au courant de rien du tout. Du reste, je n’ai pas cherché à me renseigner, car je souhaitais arriver dans l’établissement sans idées préconçues, sans préjugés, trouver une explication à ce qui pouvait s’y passer d’anormal et proposer des solutions. À mon arrivée, j’ai eu un très long entretien avec le directeur, qui m’a donné quelques renseignements, notamment sur les deux incidents qui s’étaient produits. Je n’avais rien contre l’établissement, sa direction et ses personnels. Je voulais mener mon inspection le plus honnêtement possible, sans être influencé par ce que j’avais entendu dans les médias. Je n’avais rien lu à ce sujet car, étant domicilié à Bordeaux, je ne lisais pas la presse des Pyrénées-Atlantiques.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous souhaitiez donc ne pas tenir compte de ce que disait la presse, notamment le journal de 20 heures, à ce sujet, afin d’être le plus neutre possible.
Ma question suivante a trait à la directrice diocésaine. Vous écrivez dans votre rapport qu’elle était présente. En revanche, vous ne faites jamais mention de son rôle au cours de cette journée. Comment le définiriez-vous ?
M. Camille Latrubesse. Je ne l’ai que très peu vue. Je n’ai pas eu d’entretien intéressant, long, avec elle. Elle m’a expliqué qu’elle exerçait des responsabilités concernant le fonctionnement des établissements privés sous contrat catholiques, mais je n’ai pas eu de plus amples renseignements sur son action ou sa façon d’aider ces établissements. Je ne peux pas dire que j’ai appris d’elle beaucoup de choses. Mais, encore une fois, je ne l’ai vue que très brièvement et je n’ai pas gardé de souvenirs de ce qu’elle m’a dit.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. On considérera donc que vous avez croisé Mme la directrice diocésaine mais qu’elle n’était pas présente lors des entretiens.
S’agissant des dortoirs, vous avez indiqué avoir constaté qu’ils n’étaient pas dotés d’équipements, notamment sanitaires, convenables. Dans votre rapport, vous écrivez : « Les grands dortoirs, qui contiennent plusieurs dizaines de lits chacun, ne permettent pas de maintenir aisément une certaine discipline », sans mentionner la question des équipements. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
M. Camille Latrubesse. Quand j’ai constaté qu’il n’y avait, par exemple, qu’une toilette, j’ai considéré que ce n’était pas convenable. Les douches n’existaient pas, pour ainsi dire, ni les lavabos. Ni les équipements, ni la discipline ne correspondaient à ce que l’on pouvait attendre d’un établissement qui avait une renommée extraordinaire.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous êtes-vous abstenu de mentionner la question des équipements dans votre rapport parce que vous vous inquiétiez de la capacité de l’établissement à financer la mise aux normes des dortoirs ?
M. Camille Latrubesse. Je savais que ces modifications entraîneraient des dépenses que j’étais incapable d’évaluer mais qui étaient trop importantes pour qu’elles puissent être effectuées immédiatement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je souhaiterais éclaircir quelques points concernant le programme de votre inspection. Vous avez indiqué avoir eu un long entretien, entre 9 h 30 et 10 h 30, avec le directeur, le père Landel, que vous avez revu, durant une heure également, à partir de 16 h 30. Je lis également dans le programme détaillé de vos entretiens que vous avez auditionné deux élèves entre 11 h 15 et 11 h 45, quatre autres élèves entre 15 heures et 15 h 30, et deux autres encore entre 15 h 30 et 16 heures. Vous avez donc entendu huit élèves pendant une heure trente, le reste de la journée étant consacré à des entretiens avec cinq professeurs et quatre encadrants – directeur, conseiller principal d’éducation, aumônier et surveillant.
Compte tenu de l’état des dortoirs et des faits dénoncés, vous semble-t-il suffisant d’avoir consacré une heure trente à des élèves qui ont été choisis par le chef d’établissement, puisqu’ils étaient délégués de classe ?
M. Camille Latrubesse. Vous m’apprenez beaucoup de choses, car j’ignorais ces horaires et ces durées. Je ne sais pas d’où vous tenez ces renseignements, mais je ne les ai mentionnés nulle part. Je les découvre.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ces détails figurent dans une annexe de votre propre rapport. Peut-être ne vous en souvenez-vous pas, mais nous avons obtenu ces documents auprès des archives du rectorat de Bordeaux. Quoi qu’il en soit, la méthode que vous avez utilisée vous semble-t-elle être la bonne pour entendre la parole des élèves sur les faits de violence qui avaient été dénoncés ?
M. Camille Latrubesse. Non, mais je n’ai eu qu’une journée pour réaliser mes entretiens. Je me suis efforcé d’en faire le plus possible et d’entendre des interlocuteurs variés, mais si l’on m’avait laissé plus de temps, j’aurais pu rester sur place deux jours supplémentaires ou une semaine. J’aurais trouvé d’autres choses à approfondir.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Parmi les éléments positifs que vous relevez dans votre rapport, vous écrivez, à propos des élèves : « Tous ceux que j’ai entendus (sauf un qui a été plus nuancé), et qui parlaient en qualité de délégués, ont dit clairement qu’ils vivent très normalement leur scolarité sans subir de châtiment corporel et dans un climat de confiance. » Vous souvenez-vous du témoignage de l’élève que vous qualifiez de plus nuancé ?
M. Camille Latrubesse. Pas du tout. On regarde les choses avec les lunettes de 2025 pour essayer de comprendre ce qui s’est passé, ce que j’ai vu et ce que je n’ai pas vu. Mais presque trente ans se sont écoulés depuis la rédaction de ce rapport. Les annexes dont vous me parlez, je ne les ai plus. Après avoir remis mon rapport au recteur, je n’en ai plus jamais entendu parler. Ce sont des journalistes qui voulaient me rencontrer au sujet de ce rapport qui me l’ont transmis, il y a deux mois ; ils avaient appris son existence sur internet, où il est accessible. Pour ma part, je ne savais pas où il était passé. J’ai reçu ces journalistes, car je considère qu’ils jouent un rôle important dans une démocratie.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Avant d’exprimer vos demandes de modification, vous écrivez dans votre rapport : « Comme M. le directeur me l’a écrit, et en prenant en compte les résultats de l’enquête conduite auprès des élèves du lycée, il sera nécessaire d’élaborer un “projet de vie”. » À quelle enquête faites-vous allusion ? A-t-elle été diligentée à la suite des faits dénoncés ? Avez-vous eu connaissance de sa réalisation auprès des élèves du lycée ?
M. Camille Latrubesse. Non. Je suppose que c’est une initiative du directeur, mais je ne la connaissais pas.
M. Paul Vannier, rapporteur. Peut-être regardons-nous cette inspection des années 1990 avec les lunettes de 2025, mais je dois vous rappeler que l’arrêté du 7 juillet 1957, qui précise que la chambre d’un internat ne peut contenir plus de douze lits, existait déjà en 1996. Vous auriez dû veiller à son application et indiquer dans votre rapport que les prescriptions qu’il contient n’étaient pas respectées à Bétharram.
J’en viens aux suites de votre rapport. Celui-ci a été remis au recteur d’académie le 15 avril et transmis dès le lendemain au ministre de l’éducation nationale, François Bayrou. Avez-vous été informé de cette transmission ? Était-il courant que l’un de vos rapports d’inspection parvienne au ministre lui-même ?
M. Camille Latrubesse. Vous me l’apprenez, car j’ignorais où ce rapport était passé. Encore une fois, ce sont des journalistes qui me l’ont donné.
M. Paul Vannier, rapporteur. Votre rapport sera suivi par une correspondance entre le recteur de l’académie de Bordeaux et le père Landel, chef de l’établissement Notre-Dame de Bétharram, dans laquelle le premier conseille le second quant à la manière dont il peut obtenir le départ de Mme Gullung, départ que vous suggérez vous-même dans votre rapport. On peut ainsi avoir le sentiment que vos conclusions sont celles qu’attendait la direction de l’établissement. Du reste, M. Landel vous adresse, le 5 novembre 1996, un courrier qui s’achève par cette formule : « Une fois encore, merci pour ce que vous avez fait pour que Bétharram vive. » Comment comprendre ces remerciements ?
M. Camille Latrubesse. Je ne les connaissais pas ; vous me les apprenez.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il s’agit pourtant d’un courrier qui vous est adressé personnellement par le père Landel, le chef d’établissement de Bétharram.
M. Camille Latrubesse. Je ne l’ai jamais vu. Je le découvre. Je n’ai pas reçu de remerciements de qui que ce soit pour ce que j’avais fait.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourtant, vous avez joint ce courrier à un écrit que vous adressez au recteur d’académie le 7 novembre 1996, dans lequel vous revenez sur les suites de votre rapport d’inspection. Vous le transmettez au recteur, car il y est fait état de certaines des mesures qui ont été prises par l’établissement après votre inspection.
M. Camille Latrubesse. Vraiment, je suis incapable de vous répondre correctement, car je n’ai aucun souvenir d’une telle lettre. Ces remerciements, je ne les attendais pas et je ne les ai pas vus.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Peut-être ne vous en souvenez-vous plus, mais vous les avez vus puisque, dans cette lettre du 5 novembre 1996, le père Landel reprend les conclusions de votre rapport et vous informe des mesures qu’il a prises : « Je viens de licencier […] le surveillant avec sa “certaine conception de la discipline”. J’ai éliminé le principe des élèves-surveillants […]. Mme Gullung a enfin trouvé un poste ailleurs. » Et il ajoute : « Je fais tous les efforts pour changer la mentalité des parents, mais c’est si commode d’avoir cette épée de Damoclès pour essayer de faire marcher droit les enfants. » On remarquera, du reste, qu’il n’est pas question de la mise aux normes des dortoirs ni du bien-être des enfants.
Deux jours après, le 7 novembre, vous transmettez ce courrier au recteur, avec solennité et fierté, et vous lui écrivez quelques mots sur votre papier à en-tête : « [Cette lettre] montre que vous avez eu raison de me demander d’aller dans cet établissement à la suite des incidents que nous connaissons, et que le directeur tient compte des recommandations que j’ai pu faire en conclusion de mon rapport. »
Tout à l’heure, vous avez indiqué que vous n’aviez jamais entendu parler des suites données à votre rapport et que vous étiez immédiatement parti à la retraite. Pouvez-vous nous donner la date de votre départ ?
M. Camille Latrubesse. Le 1er septembre 1997.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Soit environ un an et demi après la remise de votre rapport et un an après les suites de celui-ci, que vous avez commentées dans un courrier adressé au recteur, lequel l’a sans doute transmis à un plus haut niveau, comme il l’avait fait pour le rapport initial.
M. Camille Latrubesse. Je vous avoue n’avoir aucun souvenir de tout ce que vous me dites.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le 19 février dernier, vous avez déclaré : « J’ai fait un rapport qui ne tient pas la route actuellement. » Pouvez-vous nous expliquer cette déclaration ?
M. Camille Latrubesse. C’est une réponse que j’ai dû faire aux journalistes qui sont venus me voir. Il est évident que je n’aurais pas rédigé le même rapport aujourd’hui, dans la mesure où, depuis, j’ai appris, sur ce qui se passait dans l’établissement, beaucoup de choses que j’ignorais en 1996, ne serait-ce que parce que les victimes, qui se taisaient jusqu’alors, ont pris la parole.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Une dernière question : lors de votre journée d’inspection, quand avez-vous visité les dortoirs et combien de temps cette visite a-t-elle duré ?
M. Camille Latrubesse. Je les ai vus, mais je n’y suis pas resté. J’ai regardé et écouté ce que le directeur me disait.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Monsieur Latrubesse, nous vous remercions pour cet échange très intéressant.
19. Audition de M. Alain Hontangs, ancien adjudant-chef de gendarmerie, officier de police judiciaire à la section de recherches de Pau du 1er avril 1987 au 15 juillet 1999 (10 avril 2025 à 11 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. Alain Hontangs, ancien adjudant-chef de gendarmerie, officier de police judiciaire à la section de recherches de Pau du 1er avril 1987 au 15 juillet 1999 ([19]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Afin de tenter de comprendre comment des violences aussi graves ont pu se dérouler pendant des décennies à Notre-Dame de Bétharram, nous recevons M. Alain Hontangs, ancien adjudant-chef de gendarmerie, officier de police judiciaire à la section de recherches de Pau du 1er avril 1987 au 15 juillet 1999. Cette audition vise à éclaircir le traitement, par l’ensemble de la chaîne judiciaire, de l’enquête menée entre 1998 et 2000 sur des faits de viols impliquant l’ancien directeur de l’établissement Notre-Dame de Bétharram, Pierre Carricart, aujourd’hui décédé.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Alain Hontangs prête serment.)
Quelle fonction occupiez-vous en 1998 ? Pouvez-vous nous rappeler les faits pour lesquels M. Carricart, ancien chef de l’établissement Notre-Dame de Bétharram, était mis en cause ?
M. Alain Hontangs, ancien adjudant-chef de gendarmerie. En 1998, j’exerçais les fonctions d’officier de police judiciaire au sein de la section de recherches de Pau. M. Christian Mirande, juge d’instruction au tribunal de grande instance (TGI) de Pau, m’avait chargé de mener l’enquête sur commission rogatoire concernant les actes commis par Pierre Carricart. Ces faits avaient été dénoncés peu de temps auparavant par Franck de Laganne de Malezieux, que j’avais auditionné à la maison d’arrêt de Gradignan où il était alors incarcéré pour des faits d’exhibition sexuelle. Lors de cette audition, pour expliquer ses déviances, Franck de Laganne de Malezieux avait révélé à l’officier de police judiciaire de Bordeaux avoir été victime de viol de la part de Pierre Carricart dix ans plus tôt.
M. Paul Vannier, rapporteur. Que découvrez-vous lors de vos premiers actes d’enquête, après avoir été saisi par le juge Mirande ?
M. Alain Hontangs. J’ai débuté par une audition approfondie de Franck de Laganne de Malezieux. Fort de mon expérience dans les enquêtes pour viols, j’avais en effet jugé essentiel de me forger une conviction personnelle quant à la véracité de ses propos. J’ai donc procédé à son extraction de Gradignan le matin même, pour une audition qui a duré entre cinq et six heures. À l’issue de cette audition, j’étais convaincu de la véracité de ses déclarations, d’autant que je l’avais averti dès le début des conséquences judiciaires qu’il encourrait en cas de fausses accusations envers Pierre Carricart – conséquences dont il était conscient puisqu’il était incarcéré.
M. Paul Vannier, rapporteur. Après cette audition, avez-vous rapidement eu connaissance d’autres victimes potentielles de violences sexuelles ou de viols commis par le père Carricart, alors chef de l’établissement Bétharram ?
M. Alain Hontangs. Des documents transmis par des journalistes m’ont appris que Pierre Carricart se trouvait à Rome au moment du déclenchement de l’enquête et qu’il n’occupait donc plus ses fonctions de directeur.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez raison, il s’agit d’une erreur de chronologie de ma part ; il ne dirige plus l’établissement à ce moment-là. Je repose néanmoins ma question : à la suite de cette première audition de la personne incarcérée se déclarant victime de viols de la part du père Carricart, avez-vous eu connaissance d’autres victimes potentielles ?
M. Alain Hontangs. Non, absolument pas. La commission rogatoire indiquait clairement que les poursuites étaient engagées contre Pierre Carricart. À ce stade, je me concentrais exclusivement sur cette piste. Je n’ai pas cherché à élargir le champ d’investigation et, pour des raisons évidentes, afin d’éviter toute fuite concernant l’enquête, je n’ai pas pris contact avec l’établissement de Bétharram.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pouvez-vous expliciter ce risque de fuite que vous avez identifié ?
M. Alain Hontangs. Il est primordial, dans le cadre d’une enquête, de ne pas alerter à l’avance les personnes susceptibles d’être interpellées. Par souci de discrétion, nous évitons donc tout contact potentiel qui pourrait éveiller le moindre soupçon.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pouvez-vous préciser la date à laquelle vous avez entendu cette victime potentielle, ainsi que la date du placement en garde à vue de Pierre Carricart ?
M. Alain Hontangs. À l’époque, notre section de recherches ne comptait que douze membres, ce qui nous obligeait à traiter simultanément un grand nombre de dossiers. Pour ma part, j’étais alors en train de finaliser une enquête pour escroquerie, sur laquelle je travaillais depuis plus d’un an. Selon les éléments que j’ai pu relire récemment, mes souvenirs personnels étant aujourd’hui moins nets, il est probable que j’aie entamé cette enquête en décembre 1997. J’ai dû procéder à l’audition de Franck de Laganne de Malezieux au début de l’année 1998 et ce n’est qu’au mois de mai que j’ai entendu Pierre Carricart.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez donc entendu Pierre Carricart puis l’avez présenté au juge Mirande au tribunal de Pau le 26 mai 1998. Lors d’un entretien accordé à TF1 le 16 février 2025, vous avez indiqué qu’à votre arrivée au tribunal ce jour-là, le juge Mirande vous aurait déclaré, je vous cite : « Il y a un problème, la présentation va être retardée. Le procureur général demande à voir le dossier » et « M. Bayrou est intervenu auprès du procureur général qui demande à voir le dossier ». Confirmez-vous aujourd’hui cette déclaration ?
M. Alain Hontangs. M. Mirande m’attendait devant la porte de son bureau pour une présentation initialement prévue à quatorze heures. Lorsque je suis arrivé avec Pierre Carricart, M. Mirande m’a alors informé : « Monsieur Hontangs, la présentation est retardée. Le procureur général demande à voir le dossier. Il y a eu une intervention de M. Bayrou ».
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous rappelle que vous êtes sous serment. Il est crucial que vous réitériez cette déclaration aujourd’hui devant notre commission d’enquête.
Aviez-vous déjà rencontré une situation similaire lors de la présentation d’un individu sortant de garde à vue à un juge d’instruction ?
M. Alain Hontangs. J’ai eu l’occasion de présenter des individus bien plus dangereux que Pierre Carricart. Je pense notamment à Philippe Bidart, chef historique d’Iparretarrak, ainsi qu’à d’autres membres de cette organisation, arrêtés en flagrant délit alors qu’ils tentaient de poser une bombe au TGI de Dax. Jamais, dans aucun de ces cas, un magistrat instructeur ne m’avait indiqué que le procureur général souhaitait consulter le dossier à ce stade de la procédure. Il convient d’ailleurs de rappeler que le code de procédure pénale ne prévoyait alors aucun rôle pour le procureur général à ce moment précis. Son éventuelle intervention n’était envisageable qu’après la mise en examen – l’inculpation, à l’époque – et uniquement sur décision du juge d’instruction. Or, en l’espèce, aucune décision de cette nature n’avait encore été prise.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le juge Mirande vous a donc informé que le procureur général intervenait à la demande de François Bayrou. En 1998, celui-ci est alors président du conseil départemental et député des Pyrénées-Atlantiques.
M. Alain Hontangs. L’information qui m’a été communiquée à ce moment-là était extrêmement laconique. J’avais parfaitement conscience que le procureur général n’avait aucun rôle à jouer à ce stade de la procédure. Quant à l’intervention éventuelle de M. Bayrou, elle ne remettait nullement en cause la confiance que j’avais dans la solidité de mon dossier. Ma principale préoccupation, à ce moment précis, portait sur le devenir de Pierre Carricart à l’issue de sa garde à vue.
M. Paul Vannier, rapporteur. L’apparition du nom de François Bayrou dans ce contexte particulier a-t-elle suscité une réaction de votre part ? Ce nom était-il déjà apparu à une autre étape de vos investigations ? L’intervention de François Bayrou, telle que décrite par le juge Mirande, vous a-t-elle surpris à ce moment-là ?
M. Alain Hontangs. J’ai effectivement été surpris par cette information. Cependant, comme je l’ai mentionné, il s’agissait pour moi d’une information très succincte. Ma préoccupation principale à ce moment-là restait le sort de Pierre Carricart, que je considérais comme un violeur.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment qualifieriez-vous cette intervention du procureur général, sur demande de François Bayrou ? S’agit-il selon vous d’une intervention dans une procédure judiciaire en cours ?
M. Alain Hontangs. Il s’agit effectivement d’une intervention dans une procédure judiciaire en cours. Lorsque je présentais un individu à un magistrat instructeur, comme c’était le cas ici, j’arrivais avec l’ensemble du dossier de procédure et la personne mise en cause. Après remise de la procédure à M. Mirande, mon rôle consistait uniquement à attendre la suite des événements.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le 15 février dernier, lors d’une conférence de presse tenue à Pau en présence de victimes de Bétharram, François Bayrou a affirmé n’avoir jamais connu le père Carricart. Or, vous venez de nous indiquer qu’en 1998, il aurait sollicité l’accès à son dossier, en intervenant auprès du procureur général. Comment expliquez-vous cette apparente contradiction ?
M. Alain Hontangs. Je tiens à préciser que je n’ai jamais affirmé que M. Bayrou avait lui-même sollicité le dossier, mais que le procureur général avait demandé à consulter le dossier, ce qui est différent.
M. Paul Vannier, rapporteur. C’est tout à fait différent. Toutefois, selon les propos du juge Mirande, cette demande du procureur général serait intervenue à la suite d’une intervention de François Bayrou.
M. Alain Hontangs. M. Mirande m’a dit : « Le procureur général demande à voir le dossier, il y a intervention de M. Bayrou ».
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans ce cas, il me semble raisonnable de supposer qu’en 1998, François Bayrou connaissait nécessairement le père Carricart, puisqu’il serait intervenu auprès du procureur général pour accéder à son dossier. Je souhaite confronter cette intervention de 1998 à la déclaration faite en 2025 par François Bayrou, devenu premier ministre. Le 15 février dernier, à la mairie de Pau, devant les victimes de Bétharram, il a déclaré ne pas connaître et n’avoir jamais connu le père Carricart. Deux jours plus tard, dans une interview accordée au journal Sud-Ouest, il a affirmé : « Il n’y a jamais eu d’intervention de ma part auprès de quiconque, ni sur cette affaire, ni sur aucune autre ». Il faisait alors référence à l’affaire Carricart. Quelle est votre réaction face à cette déclaration, qui semble contredire les propos que vous réitérez ce matin devant notre commission d’enquête ?
M. Alain Hontangs. Je ne suis pas le seul enquêteur de la section de recherches à avoir eu connaissance de cette intervention de François Bayrou. Dès le lendemain de la diffusion du reportage dans l’émission Sept à huit, soit le 17 février, M. Robert Matrassou, également adjudant-chef à la section de recherches de Pau, m’a adressé un message pour me dire : « J’étais au courant, M. Mirande me l’avait raconté à l’époque ». Je l’ai eu récemment au téléphone et il m’a confirmé qu’à l’époque, j’avais bien évoqué devant la section de recherches l’intervention de M. Bayrou et que, de son côté, M. Mirande lui en avait également parlé dans un autre contexte.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce que vous dites est très important. Vous indiquez donc que deux gendarmes de la section de recherches avaient été informés de l’intervention de François Bayrou auprès du procureur général pour accéder au dossier du père Carricart. Vous venez de partager l’identité de l’un d’entre eux. À votre connaissance, d’autres fonctionnaires de la gendarmerie ou d’autres personnes extérieures ont-ils également eu connaissance de cette intervention ?
M. Alain Hontangs. Malheureusement, d’autres camarades de la section de recherches qui étaient probablement au courant, parce que j’en avais parlé, sont aujourd’hui décédés. Il s’agissait notamment du major Marc Larrieu, qui était alors adjoint au commandant de la section de recherches, ainsi que d’Anthony Lévêque, avec qui je partageais mon bureau.
M. Paul Vannier, rapporteur. Subissez-vous, depuis les révélations par la presse sur l’affaire de Bétharram, et plus particulièrement depuis février 2025, des pressions, quelles qu’elles soient ?
M. Alain Hontangs. À l’exception de la pression médiatique, je n’ai subi absolument aucune autre forme de pression.
M. Paul Vannier, rapporteur. Lors de l’entretien que vous avez accordé au journal Mediapart le 26 février dernier, vous avez appelé à l’ouverture d’une enquête administrative. Pourriez-vous revenir sur cette demande et nous expliquer les raisons qui vous ont conduit à la formuler ?
M. Alain Hontangs. En réalité, je me suis mis en colère après la publication de l’article de Mediapart car je n’ai jamais tenu les propos qu’ils m’attribuaient dans le titre. L’édition du soir présentait d’ailleurs un titre tout à fait différent. En revanche, le contenu même de l’entretien correspondait fidèlement à mes déclarations.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je souhaite revenir au moment où vous vous trouviez devant le bureau du juge Mirande, en attente de la présentation de Pierre Carricart. Celle-ci était prévue le 26 mai 1998 à quatorze heures. Pouvez-vous nous décrire ce qu’il s’est passé ensuite ?
M. Alain Hontangs. Nous étions dans un couloir et nous attendions. Nous avons patienté jusqu’à environ seize heures, moment où M. Mirande est venu me voir pour m’indiquer que la présentation allait pouvoir être effectuée. Il m’a précisé que le procureur général lui avait fait savoir qu’il pouvait désormais prendre toutes les dispositions qu’il jugeait utiles. M. Mirande, après avoir brièvement entendu Pierre Carricart, l’a alors placé sous mandat de dépôt. Je l’ai ensuite escorté jusqu’à la maison d’arrêt de Pau.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Lorsque vous dites qu’il l’a « brièvement entendu », s’agit-il d’une appréciation positive ou négative de votre part ?
M. Alain Hontangs. C’est une appréciation positive. Il s’agissait d’un interrogatoire de première comparution au cours duquel le juge l’entendait sur les faits, lui rappelait qu’il serait entendu de manière plus approfondie par la suite et lui demandait s’il reconnaissait les faits qui lui étaient reprochés. C’est une procédure relativement brève, ce qui est tout à fait normal.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Après ce placement sous mandat de dépôt et le transfert à la maison d’arrêt, nous savons que l’enquête a été interrompue à la suite de la libération du père Carricart. Pourriez-vous nous décrire précisément les faits liés à cette remise en liberté et nous faire part de votre interprétation, d’autant que vous avez indiqué, en début d’audition, avoir été très inquiet du devenir du père Carricart, que vous considériez comme un violeur ?
M. Alain Hontangs. J’étais effectivement très inquiet, comme tout enquêteur qui présente un individu devant un magistrat et, par là même, le fruit de son travail. Cette remise en liberté suscitait d’autant plus d’interrogations que le procureur général était intervenu pour consulter le dossier, alors même que celui-ci n’a qu’un rôle disciplinaire vis-à-vis d’un officier de police judiciaire. Il n’a, en principe, aucun rôle à jouer à ce stade.
Durant la garde à vue, j’avais par ailleurs eu une altercation avec l’avocat de M. Carricart, maître Legrand, ancien élève de Bétharram et membre du comité de soutien de l’établissement. À cette époque, une loi nouvellement adoptée permettait à une personne gardée à vue de s’entretenir avec son avocat pendant une durée maximale de trente minutes. Lorsque j’ai rappelé cette règle à M. Legrand, celui-ci m’a répondu qu’il prendrait le temps qu’il faudrait. J’ai fait une photocopie de l’article du code de procédure pénale concerné et la lui ai remise trente minutes plus tard, en lui indiquant que l’entretien était terminé. Il m’a alors dit qu’il en réfèrerait ultérieurement. J’ai donc envisagé que le procureur général soit également intervenu à la suite de cette divergence, maître Legrand ayant pu se plaindre de mon attitude. Cette dernière était toutefois parfaitement conforme au droit en vigueur à l’époque, tel que prévu par le code de procédure pénale.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez évoqué maître Legrand, l’avocat du père Carricart qui, je crois, entretenait également une certaine proximité avec François Bayrou. Maître Legrand avait en effet été candidat sous l’étiquette de l’UDF, parti de François Bayrou à l’époque, dans le canton des Pyrénées-Atlantiques où celui-ci possède sa résidence. Aviez-vous connaissance de cette relation entre François Bayrou et l’avocat du père Carricart au moment de la garde à vue ?
M. Alain Hontangs. Non, absolument pas.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je souhaiterais revenir sur l’épisode que vous avez décrit concernant la durée de l’entretien entre maître Legrand et son client. Vous avez mentionné la nécessité de vous munir d’une photocopie du code de procédure pénale afin de faire respecter la durée légale de trente minutes. Lorsque vous avez évoqué votre impression que le procureur général aurait pu intervenir à la suite de cet échange, vous êtes-vous senti menacé ? Était-ce une situation inhabituelle pour vous ?
M. Alain Hontangs. Le simple fait d’avoir eu une passe d’armes avec un avocat à ce niveau-là était en soi inhabituel, d’autant plus que la loi permettant un entretien de trente minutes était très récente. Je n’ai jamais eu d’autres échanges de telle nature avec un avocat, sauf peut-être dans le cadre de dépositions effectuées en tant que directeur d’enquête devant une cour d’assises.
Entre 1988 et 2001, j’ai mené sept enquêtes pour viol. Parmi celles-ci, cinq ont conduit à la comparution des auteurs devant une cour d’assises, leur détention provisoire ayant été prolongée jusqu’au procès. Deux affaires n’ont pas été jugées aux assises : celle de Pierre Carricart et une autre sur laquelle j’avais initialement été saisi dans le cadre d’une enquête préliminaire, avant de poursuivre sur commission rogatoire du juge Mirande. Dans ce second dossier, je n’étais pas convaincu par les déclarations de la victime présumée. Il m’a fallu trois mois et demi d’investigations pour établir qu’elle mentait, grâce aux écoutes téléphoniques et aux éléments matériels que j’avais pu rassembler.
Concernant la remise en liberté de Pierre Carricart, douze jours après son placement en détention provisoire, le juge Mirande m’a informé que la chambre d’accusation avait décidé de le libérer sous contrôle judiciaire.
M. Paul Vannier, rapporteur. La chambre d’accusation relève-t-elle du procureur général ?
M. Alain Hontangs. Je me réfère ici à un document que m’a transmis Laura Donna, journaliste ayant réalisé le reportage pour l’émission Sept à huit. Il s’agit de trois courriers, dont l’un daté du 15 juin 1998, rédigé par le procureur général près la cour d’appel de Pau à l’attention de Mme le garde des sceaux, ministre de la justice.
Je cite : « Procédure. Placé en détention le 26 mai 1998, le père Silviet-Carricart interjetait appel le même jour et saisissait au titre de l’article 187-1 du code de procédure pénale le président de la chambre d’accusation qui ordonnait le renvoi devant la chambre d’accusation. Celle-ci, par arrêt du 9 juin 1998, ordonnait la mise en liberté, sous contrôle judiciaire, conformément à mes réquisitions. » Signé : Rousseau, procureur général.
Dans le même courrier, le procureur général écrit : « J’ai l’honneur, en vous confirmant les termes de mon compte rendu téléphonique du 26 mai 1998 […] ». Pour rendre compte au ministre de la justice, je suppose qu’il faut détenir des informations. Ces informations figurent dans la procédure que j’amène le 26 mai 1998 au tribunal.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le procureur général qui prononce la remise en liberté sous contrôle judiciaire est le même que celui qui, selon les propos du juge Mirande, avait sollicité l’accès au dossier de Pierre Carricart au moment où vous le présentiez ?
M. Alain Hontangs. Le parquet est censé s’exprimer d’une seule voix. Le courrier auquel vous faites référence est bien signé par le procureur général M. Rousseau, mais il y est précisé que le dossier était suivi par M. Basset, avocat général. Je ne suis donc pas en mesure d’affirmer avec certitude si la demande initiale émanait directement du procureur général lui-même ou de l’avocat général.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment expliquez-vous alors que ce soit le procureur général qui signe cette correspondance, alors même que l’avocat général suivait le dossier ?
M. Alain Hontangs. Le parquet, en tant qu’institution, s’exprime d’une seule voix et le procureur général en porte la responsabilité hiérarchique. Il me paraît donc logique que ce soit lui qui signe un courrier adressé au ministre de la justice, et non un avocat général.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. La remise en liberté sous contrôle judiciaire est intervenue le 9 juin 1998. Vous avez exprimé votre surprise à ce sujet. Pouvez-vous nous décrire votre réaction personnelle, mais également celle de vos collègues dans votre environnement professionnel ? Quelles ont été vos interrogations à l’époque et les discussions que vous avez pu avoir au sein de la gendarmerie ? Plus globalement, quel impact cette décision a-t-elle eu sur votre travail ?
M. Alain Hontangs. J’ai effectivement évoqué cette remise en liberté avec mes collègues, comme me l’a récemment rappelé l’un d’entre eux. Malheureusement, plusieurs personnes qui auraient pu en témoigner sont aujourd’hui décédées – à l’exception, peut-être, du capitaine Joseph Candalot, commandant de la section de recherches de l’époque. Cette décision nous a tous profondément surpris, car il est exceptionnel qu’une personne mise en examen pour viol soit remise en liberté. Nous étions néanmoins tenus de respecter la décision judiciaire. Chaque acteur de la chaîne pénale a un rôle précis à jouer et cette décision de la chambre d’accusation dépassait, de toute évidence, mes prérogatives.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Avez-vous été informé, par la suite, de l’assouplissement du contrôle judiciaire de M. Carricart décidé par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Pau, le 29 juin 1999 – un an après –, l’autorisant à se déplacer et à s’installer à Rome ?
M. Alain Hontangs. Non, absolument pas.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Durant cette période, compte tenu des liens que vous avez évoqués entre l’avocat de Pierre Carricart et l’établissement de Bétharram, avez-vous eu connaissance d’autres faits survenus au sein de cet établissement ou de sa réputation ? Avez-vous poursuivi l’enquête, soit sur ce fait précis, soit sur d’autres faits potentiellement liés à Bétharram ?
M. Alain Hontangs. Après la mise en examen de Pierre Carricart, le juge Mirande m’a effectivement confié la mission de poursuivre les investigations. Il m’a demandé d’auditionner l’ensemble des anciens internes ayant fréquenté Bétharram durant la même période que Franck de Laganne de Malezieux, soit l’année scolaire 1987-1988. J’ai donc entrepris cette démarche en ayant pleinement conscience de la difficulté que ces jeunes hommes pourraient ressentir à évoquer d’éventuels abus lors d’un premier entretien. Je considérais plutôt cette phase de l’enquête comme une tentative d’ouvrir un espace propice à d’éventuels témoignages. Et quelques mois plus tard en effet, Benoît Giaume, l’un des anciens élèves que j’avais entendus, a écrit au juge Mirande pour révéler qu’il avait également été victime de viols commis par Pierre Carricart. Il est ainsi devenu la seconde victime identifiée dans le cadre de cette procédure.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pourriez-vous préciser si votre enquête portait spécifiquement sur des personnes susceptibles d’avoir été agressées durant la période 1987-1988 ? Vous êtes-vous rendu dans l’établissement afin d’y interroger les élèves qui y étaient encore présents en 1998, soit dix ans après les faits présumés, ou vos entretiens concernaient-ils uniquement d’anciens élèves ? Vous êtes-vous rendu à Bétharram dans le cadre de cette enquête ?
M. Alain Hontangs. Mes investigations ont principalement porté sur d’anciens élèves ayant déjà quitté Bétharram. Je me suis donc rendu à leur domicile pour les entendre. S’agissant de ma présence à Bétharram, mes souvenirs étaient initialement assez flous, mais l’un de mes collègues m’a récemment rappelé que nous nous y étions rendus avec le juge Mirande et Franck de Laganne de Malezieux afin de nous rendre dans la salle de bains des prêtres que ce dernier avait décrite avec précision. Je m’y suis également rendu pour obtenir la liste des internes inscrits durant l’année scolaire 1987-1988. En revanche, je n’ai pas interrogé les élèves présents à Bétharram en 1998 car cela ne relevait pas du périmètre défini par la commission rogatoire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Cette visite à Bétharram, effectuée avec le juge Mirande, a-t-elle eu lieu au début de l’année 1998, au moment de l’audition de la première victime ?
M. Alain Hontangs. Cette visite a très vraisemblablement eu lieu après la mise en examen de Pierre Carricart – il s’agissait d’un transport sur les lieux. L’enquêteur qui m’a rappelé cet épisode était un spécialiste de la police technique et scientifique, chargé des reportages photographiques. Pour ma part, je n’en ai pas un souvenir précis. Il est possible que j’aie participé à cette opération, mais il s’agissait d’un acte de procédure parmi des milliers.
M. Paul Vannier, rapporteur. En janvier 2000, Pierre Carricart se suicide à Rome alors qu’il est convoqué dans le cadre d’une seconde plainte. À la suite de ce suicide, avez-vous reçu, directement ou indirectement, des critiques portant sur la manière dont vous aviez conduit votre enquête ? Si tel a été le cas, pourriez-vous nous en dire davantage ?
M. Alain Hontangs. Je n’ai reçu aucune critique, ni directe ni indirecte. Il convient de préciser que je n’étais plus en poste à la section de recherches à ce moment-là, puisque j’avais sollicité une mutation afin de prendre le commandement d’une brigade située à proximité de Pau. Malgré ce changement d’affectation, j’ai continué à suivre le dossier. En effet, M. Mirande me contacte un jour à mon nouveau poste pour m’informer qu’il venait de recevoir le rapport d’autopsie en provenance d’Italie et m’inviter à venir le consulter.
À la lecture du procès-verbal, j’ai immédiatement relevé une incohérence sur la taille du corps autopsié, qui était indiquée à 1,71 mètre. Or j’avais côtoyé Pierre Carricart pendant trente-six heures et savais pertinemment qu’il était nettement plus petit que moi. Face à cette observation, M. Mirande m’a demandé si j’en étais certain. J’ai alors proposé de me rendre à la préfecture sur sa commission rogatoire pour vérifier s’il existait une trace de demande de carte d’identité. Cette recherche m’a permis de confirmer que la taille de Pierre Carricart était comprise entre 1,53 mètre et 1,57 mètre. Cette découverte a conduit à l’exhumation du corps et à une seconde autopsie, car il subsistait un sérieux doute sur l’identité du défunt. J’ai personnellement assisté à l’exhumation et ai été chargé d’organiser l’ensemble de la procédure, des formalités administratives liées à l’exhumation jusqu’à l’envoi d’un fémur au professeur Doutremepuich à Bordeaux pour une analyse ADN.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans vos récentes déclarations à la presse, vous avez évoqué un échec judiciaire, une procédure entravée par des interventions extérieures et une occasion manquée de protéger d’autres enfants. Pour conclure cette audition, pourriez-vous nous livrer, avec le recul, votre regard sur la manière dont cette affaire a été gérée, tant sur le plan judiciaire que politique ?
M. Alain Hontangs. Je confirme pleinement cette analyse. Lorsque je suis allé interroger ces jeunes hommes, ils avaient quitté l’établissement depuis quelques années. J’estimais alors qu’ils pouvaient se sentir un peu plus libres de parler, même si le fait d’avouer avoir subi un viol reste toujours extrêmement difficile à vivre. Il y avait peut-être là une ouverture, une possibilité de parole que je souhaitais encourager. Il est toutefois probable qu’ils aient appris, par voie de presse, que Pierre Carricart avait été remis en liberté. Aujourd’hui encore, certains témoignages révèlent que dans leur propre famille, certains jeunes n’étaient pas crus, et qu’il leur était même interdit d’aborder ce sujet. Dans de telles conditions, comment imaginer qu’un jeune homme puisse se confier à un enquêteur venu l’interroger sur ce qui s’est produit à Bétharram ou lors des camps de vacances, où Pierre Carricart était présent ? Comment espérer que ces victimes puissent s’exprimer, lorsqu’elles constatent que la justice ne semble pas avoir cru la première victime qui a osé le faire ? Cette situation est particulièrement décevante car nous aurions peut-être pu, à l’époque, recueillir d’autres témoignages et, grâce à cela, encourager d’autres victimes à parler. Aujourd’hui, certaines d’entre elles se heurtent au mur de la prescription, tout simplement parce qu’elles n’ont pas parlé assez tôt.
Je fais peut-être de la justice-fiction, mais si Pierre Carricart était resté incarcéré à la maison d’arrêt de Pau, il ne se serait peut-être pas suicidé. Il aurait probablement été jugé devant une cour d’assises et nous n’aurions pas perdu dix ou vingt ans. Il est même possible qu’un procès et une condamnation, dès l’année 2000, auraient conduit d’autres victimes à se manifester. Or cela ne s’est pas produit et il a fallu attendre l’année 2020 pour que les choses commencent enfin à se déclencher. C’est trop tard.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous remercie pour cette audition très riche et très précise. Souhaitez-vous faire une dernière déclaration devant notre commission ? Y a-t-il un point sur lequel nous ne vous aurions pas interrogé et qu’il vous paraîtrait nécessaire d’évoquer devant nous ?
M. Alain Hontangs. Je pense à certaines polémiques journalistiques dont j’ai eu connaissance, mais je ne veux pas entrer dans ce débat.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je tiens à souligner la précision et la clarté dont vous avez fait preuve tout au long de cette audition. Votre contribution, marquée par la rigueur et la sincérité, est précieuse pour les travaux de notre commission.
20. Audition de M. Christian Mirande, juge d’instruction au tribunal de grande instance de Pau du 1er janvier 1989 au 1er septembre 2002 (10 avril 2025 à 12 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. Christian Mirande, juge d’instruction au tribunal de grande instance de Pau du 1er janvier 1989 au 1er septembre 2002 ([20]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Cette audition a pour objectif d’éclairer le traitement judiciaire des plaintes pour viol visant Pierre Carricart, ancien directeur de Notre-Dame de Bétharram aujourd’hui décédé et de déterminer, le cas échéant, les défaillances de l’État dans la gestion de ce dossier.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Christian Mirande prête serment.)
Pouvez-vous, tout d’abord, nous indiquer les fonctions que vous occupiez en 1998 ? Pouvez-vous également rappeler les faits pour lesquels Pierre Carricart, ancien chef d’établissement, avait été mis en cause ?
M. Christian Mirande, ancien juge d’instruction au tribunal de grande instance de Pau. En 1998, j’étais juge d’instruction au tribunal de grande instance de Pau. Le parquet de Pau, en la personne de M. Drénaud, procureur, avait ouvert dans mon cabinet une information contre X pour des faits de violences sexuelles et viols.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’aimerais revenir avec vous sur deux événements survenus en 1998. Le premier concerne la présentation du père Carricart devant vous, le 26 mai de cette année-là. Le second porte sur un échange que vous auriez eu avec François Bayrou, alors président du conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques et député, au cours duquel vous lui auriez révélé des faits de violences sexuelles commis à Bétharram.
Commençons par la journée du 26 mai 1998, plus précisément par le moment où le gendarme Hontangs, que nous venons d’entendre sous serment devant cette commission d’enquête, vous présente, à l’issue de sa garde à vue, le père Carricart, alors mis en cause pour viol sur un ancien élève de l’établissement. Le gendarme Hontangs vient de réitérer, sous serment, les propos qu’il avait déjà tenus le 16 février dernier sur TF1. Il affirme en effet que, lorsqu’il est arrivé devant votre bureau, vous lui auriez déclaré : « Il y a un problème. La présentation va être retardée, le procureur général demande à voir le dossier et M. Bayrou est intervenu. » Confirmez-vous le déroulement de cet épisode tel qu’il vient d’être rapporté, au moment où le gendarme Hontangs s’est présenté avec le père Carricart à la porte de votre bureau ?
M. Christian Mirande. Oui, bien qu’il me faille préciser que je ne dispose plus d’aucun élément relatif à ce dossier et ne m’appuie que sur mes souvenirs. Il est exact que M. Hontangs m’a présenté le père Carricart en m’indiquant qu’il fallait patienter, le procureur général souhaitant consulter le dossier. Quant au fait que j’aie pu lui dire que M. Bayrou était intervenu, si cette remarque a bien été formulée, c’est nécessairement par moi, toutefois je n’en garde aucun souvenir. Ce dont je me souviens, en revanche, c’est qu’au bout d’un certain temps, le père Carricart m’a effectivement été présenté. À cette époque, le procureur général avait déclaré que je devais prendre la décision que j’estimais appropriée.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous indiquez donc vous souvenir d’avoir informé les gendarmes, notamment M. Hontangs, que le procureur général demandait un report de la présentation du père Carricart. En revanche, vous affirmez ne pas vous rappeler avoir précisé que cette demande de report émanait initialement d’une intervention de François Bayrou. Pourtant, ce matin même, devant cette commission d’enquête, le gendarme Hontangs a affirmé qu’un autre membre de la section de recherches de Pau, le gendarme Matrassou, avait également été informé de l’intervention de François Bayrou par des propos que vous lui auriez rapportés vous-même. Cette information ravive-t-elle un souvenir ?
M. Christian Mirande. Je connais parfaitement ces deux gendarmes, en qui j’ai toujours eu une entière confiance. S’ils affirment que ces propos ont été tenus, c’est très certainement qu’ils l’ont été. Pour ma part, je ne conserve aucun souvenir précis à ce sujet. Je rappelle que ces faits remontent à vingt-huit ans et que je ne dispose d’aucune archive. Je ne peux donc m’appuyer que sur ma mémoire, qui reste parcellaire. Ce dont je me souviens clairement, en revanche, c’est qu’il m’avait bien été demandé de différer la présentation du père Carricart.
M. Paul Vannier, rapporteur. Et vous vous souvenez que cette demande émanait du procureur général. Comment avez-vous interprété cette initiative, sachant qu’en principe une telle demande n’est ni recevable ni autorisée, puisqu’elle constitue une intervention dans une procédure judiciaire sur laquelle, à cette étape, le procureur général n’est normalement pas compétent ?
M. Christian Mirande. Cela m’avait quelque peu surpris, dans la mesure où le procureur général s’adressait rarement directement aux juges d’instruction. Il avait plutôt pour habitude de passer par le procureur de son propre parquet, en l’occurrence celui de Pau. Cette démarche m’avait donc étonné à l’époque et elle continue de m’interroger aujourd’hui. Je ne peux toutefois rien affirmer quant au fait que le procureur général ait effectivement demandé la communication du dossier, d’autant qu’il devait déjà en disposer à ce moment-là.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous confirmez donc que cette intervention est absolument exceptionnelle, qu’elle vous surprend, que vous ne la comprenez pas au moment où elle est effectuée.
M. Christian Mirande. Tout à fait. Il s’agissait probablement, à l’époque, de la première fois que cela arrivait.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment interprétez-vous le fait que cette demande, émanant du procureur général, revête un caractère tout à fait exceptionnel et qu’elle intervienne précisément dans le cadre du dossier concernant le père Carricart ?
M. Christian Mirande. Il me paraît difficile d’émettre une opinion là-dessus, sinon que le statut social de M. Carricart influait probablement sur les demandes de renseignement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourriez-vous développer ce que vous entendez par « statut social » ?
M. Christian Mirande. Je ne le connaissais pas personnellement, mais il s’agissait d’une figure jouissant d’une certaine reconnaissance sociale, en tant que directeur d’un établissement bien connu dans la région, ce qui le plaçait parmi les notabilités locales.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce commentaire permet en tout cas de constater que le père Carricart était connu dans le département des Pyrénées-Atlantiques et plus particulièrement dans le secteur de Pau.
J’aimerais désormais revenir sur votre rencontre de 1998 avec François Bayrou, alors président du conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques et député. Lors de cet échange, vous lui auriez révélé l’existence de faits de violences sexuelles survenus à Bétharram. Conservez-vous un souvenir précis de la date de cette rencontre ?
M. Christian Mirande. Non, je n’en ai aujourd’hui aucun souvenir précis. Si j’avais le dossier sous les yeux, il me serait sans doute plus aisé de vous répondre. Cela étant, cette rencontre ne m’a ni surpris ni étonné, car je connaissais M. Bayrou depuis plusieurs années déjà. Nous étions alors voisins et il nous arrivait de nous croiser à nos domiciles respectifs. Cette situation s’était déjà produite et, lorsqu’il est venu me voir, il me semble qu’il cherchait à se renseigner sur les faits en cours. Il exprimait alors une vive inquiétude, notamment au sujet de son fils qui était élève à Bétharram. Lors de cet échange, il a manifesté une très grande incrédulité : il ne parvenait pas à croire à la réalité des faits qui lui étaient rapportés.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous déclarez que François Bayrou est venu vous voir et cette affirmation s’inscrit dans la continuité de ce que vous avez toujours soutenu, notamment dans les entretiens accordés au journal Le Monde en mars 2024 et à Médiapart en février 2025, où vous indiquiez également qu’il avait pris l’initiative de cet échange. Or lors d’une conférence de presse tenue le 15 février dernier, François Bayrou a présenté cette rencontre comme étant fortuite. Pourriez-vous revenir sur cette divergence de récits ? Cette entrevue résultait-elle, selon vous, d’un hasard, ou bien s’agissait-il bien d’une démarche volontaire de la part de François Bayrou ?
M. Christian Mirande. Il ne s’agissait évidemment pas d’une rencontre fortuite, puisqu’il s’est rendu à mon domicile, qu’il connaissait déjà bien, pour évoquer ce sujet. J’ai d’ailleurs été surpris qu’il présente les choses de cette manière, car il m’a semblé que, pour un fait aussi simple, cela revenait à attirer l’attention médiatique sur un point qui ne méritait pas d’être ainsi mis en lumière. Je n’ai donc pas bien compris sa démarche. Il me semble qu’il a d’abord nié l’existence même de la rencontre, avant de la qualifier de fortuite, puis finalement de reconnaître que nous nous étions bien entretenus. Je n’ai rien d’autre à ajouter, si ce n’est qu’il ne s’agissait en aucun cas d’un échange fortuit, puisqu’il a expressément pris l’initiative de venir à mon domicile.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous indiquez donc clairement, sous serment, qu’il s’agissait bien d’une démarche volontaire de François Bayrou, venu à votre domicile pour cet échange. Or de son côté, François Bayrou déclarait, le 15 février 2025, que cette rencontre aurait eu lieu fortuitement, au détour d’un chemin, après qu’il vous aurait croisé par hasard. Pouvez-vous nous confirmer, de manière formelle, que cet échange s’est bien tenu chez vous, et non sur un chemin, comme il l’a affirmé ?
M. Christian Mirande. Tout à fait, cet échange s’est bien déroulé à mon domicile. D’ailleurs, l’une de mes filles se trouvait présente à ce moment-là.
M. Paul Vannier, rapporteur. François Bayrou affirme également que vous auriez évoqué le sujet des violences sexuelles et des crimes commis par le père Carricart, « au détour d’une phrase ». Or dans l’entretien que vous avez accordé au journal Le Monde en 2024, vous avez décrit cette discussion comme un échange ayant duré toute une après-midi. Pourriez-vous revenir sur la durée réelle de cet entretien ?
M. Christian Mirande. Il m’est difficile, avec le recul, de quantifier précisément la durée de cet échange. Dire qu’il a occupé toute une après-midi est peut-être excessif, toutefois il a incontestablement duré plusieurs heures, au minimum deux.
M. Paul Vannier, rapporteur. Permettez-moi de faire un bref point d’étape. François Bayrou affirme vous avoir croisé par hasard. Vous indiquez, pour votre part, qu’il est venu expressément vous trouver. Il situe la rencontre sur un chemin, tandis que vous nous indiquez, sous serment, qu’elle s’est tenue à votre domicile. Il évoque un échange bref, intervenu, selon ses propres termes, « au détour d’une phrase », alors que vous nous avez précisé qu’il s’agissait d’un entretien de plusieurs heures. Or le 12 mars 2024, dans les colonnes du journal Le Monde, François Bayrou déclare : « Jamais je n’ai été au courant de cette histoire. À ce moment-là, je n’ai jamais entendu parler des accusations de viol. » Cette déclaration vous semble-t-elle sincère, compte tenu de la discussion approfondie que vous dites avoir eue à votre domicile avec lui, précisément à propos des crimes commis par le père Carricart ?
M. Christian Mirande. Il convient tout d’abord de rappeler qu’à cette époque, les médias locaux, et probablement nationaux, avaient largement relayé la teneur des faits reprochés au père Carricart. Lorsqu’il est venu me voir, il me semble donc évident qu’il en avait nécessairement pris connaissance par le biais de cette couverture médiatique. Quant à moi, je n’ai échangé avec lui que sur des éléments relevant strictement de ce qui avait été rendu public. Je ne suis pas allé au-delà, afin de ne pas compromettre le secret de l’instruction.
M. Paul Vannier, rapporteur. En 1998, François Bayrou sait donc qu’il y a eu des violences sexuelles à Bétharram.
M. Christian Mirande. Au moment où il est venu me voir, oui, considérant que les médias avaient largement diffusé l’information.
M. Paul Vannier, rapporteur. Lorsqu’il vient vous trouver, vous avez indiqué qu’il manifestait une inquiétude liée à la situation de son propre fils, alors scolarisé à l’établissement de Bétharram. A-t-il exprimé, au cours de cet échange, une préoccupation plus large concernant d’autres élèves, voire l’ensemble des élèves de l’établissement, qui auraient également pu être exposés à des agresseurs ?
M. Christian Mirande. Non, absolument pas. Il n’a évoqué que son fils, dont la situation l’inquiétait particulièrement. Ce qui m’a marqué, c’est qu’il n’arrivait pas à croire à la réalité des faits. Je me souviens très précisément qu’il répétait à plusieurs reprises : « C’est incroyable, c’est incroyable. »
M. Paul Vannier, rapporteur. Je rappelle qu’en 1998, en sa qualité de président du conseil départemental, François Bayrou avait notamment la responsabilité de la protection de l’enfance. Vous nous indiquez que, lors de cet échange, sa seule préoccupation portait sur la situation de son propre fils. Par ailleurs, vous précisez que les éléments que vous lui avez communiqués étaient déjà accessibles dans la presse. À l’issue de votre conversation, avez-vous eu le sentiment que François Bayrou était apaisé, rassuré ou, au contraire, que son inquiétude s’était trouvée renforcée ?
M. Christian Mirande. Non, il n’était pas rassuré. Il est reparti avec sa perplexité.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment qualifieriez-vous l’ensemble des déclarations récentes du premier ministre, tant dans la manière dont il a décrit l’échange que vous avez eu avec lui, que dans sa position consistant à nier avoir eu connaissance, dès 1998, des violences sexuelles survenues à Bétharram ?
M. Christian Mirande. Je pense que sa mémoire lui fait défaut, car il y a là une réalité que je n’ai jamais oubliée. J’ai toujours maintenu avec constance dans mes déclarations l’échange que nous avions eu. Je n’ai d’ailleurs pas compris qu’il ait pu, dans un premier temps, l’occulter puis, par la suite, en atténuer la portée.
M. Paul Vannier, rapporteur. En mars 2024, vous avez déclaré au journal Le Monde avoir refusé, en 1998, la remise en liberté du père Carricart en raison des doutes que vous nourrissiez quant à ses liens avec la « nomenklatura locale ». À vos yeux, François Bayrou faisait-il partie de cette « nomenklatura locale » ?
M. Christian Mirande. Je ne peux pas l’affirmer avec certitude mais plusieurs éléments allaient dans ce sens. Son épouse enseignait notamment le catéchisme dans l’établissement et, par ailleurs, au moins deux de ses enfants y étaient scolarisés. À partir de là, il était raisonnable de supposer qu’il avait, à un moment ou à un autre, rencontré le père Carricart.
M. Paul Vannier, rapporteur. Craigniez-vous qu’en cas de remise en liberté du père Carricart, celui-ci puisse entretenir des relations avec cette « nomenklatura locale » dont François Bayrou semblait être une figure ? Et, si tel était le cas, quelle était l’origine de cette crainte ?
M. Christian Mirande. Oui, tout à fait. Cette inquiétude était d’autant plus fondée que l’avocat de Pierre Carricart, maître Legrand, également maire de Montaut, commune voisine de Bétharram, avait constitué un comité de soutien regroupant de nombreuses personnalités locales. La plupart étaient d’anciens élèves de l’établissement. Dans ce contexte, nous pouvions effectivement redouter des interférences entre ces notables, voire avec monsieur Bayrou.
M. Paul Vannier, rapporteur. Que faut-il entendre précisément par « interférences » ?
M. Christian Mirande. J’entends par là l’existence de relations susceptibles d’amoindrir ou de relativiser la gravité des faits en cause.
M. Paul Vannier, rapporteur. À votre connaissance, François Bayrou est-il intervenu, d’une manière ou d’une autre, dans la remise en liberté sous contrôle judiciaire ou dans l’assouplissement du contrôle judiciaire du père Carricart ?
M. Christian Mirande. Je ne dispose d’aucun élément permettant de l’affirmer. Cependant, le fait qu’il ait été dit, ou que j’aie pu moi-même dire, que M. Bayrou était intervenu auprès du procureur général pourrait aller dans ce sens.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je souhaiterais revenir sur le contenu de l’entretien que vous avez indiqué avoir eu avec François Bayrou, sans pouvoir en préciser la date exacte. D’après vos déclarations, cette conversation aurait duré plusieurs heures. À ce moment-là, l’affaire du père Carricart faisait déjà l’objet d’une large couverture médiatique. Compte tenu de la proximité de vos domiciles respectifs, était-il habituel qu’un responsable politique s’entretienne avec un juge d’instruction au sujet d’une affaire en cours ?
M. Christian Mirande. À l’époque, cela ne m’avait pas surpris, compte tenu de qui était M. Bayrou. Nous étions voisins et entretenions une relation amicale, certes non régulière, mais assez fréquente. Sa démarche ne m’avait donc pas étonné. De surcroît, les faits étaient déjà largement exposés dans la presse. En parler avec lui, dans ce contexte, ne posait pas de difficulté particulière à mes yeux. Il s’agissait d’un échange informel, à bâtons rompus.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous évoquez une discussion prolongée, tout en précisant que celle-ci n’aurait porté que sur l’affaire Carricart et sur l’inquiétude de M. Bayrou pour l’un de ses enfants. Comment expliquez-vous que cet échange ait été aussi long ? Avez-vous abordé d’autres sujets, tels que la réputation de Bétharram ou les liens entre l’établissement et son environnement ? Sur quels aspects précis cette conversation a-t-elle porté, selon votre souvenir ?
M. Christian Mirande. Je ne garde pas, vingt-huit ans après, un souvenir détaillé de l’ensemble de nos échanges. Je me souviens toutefois que le sujet principal était bien Bétharram et les faits reprochés au père Carricart. À mes yeux, ces faits étaient déjà établis et je les considérais comme profondément révoltants, voire ignobles. J’avais exprimé cette opinion sans détour à M. Bayrou qui, pour sa part, peinait à y croire.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. À cette époque, les informations disponibles faisaient état de la réputation de Bétharram comme étant un établissement de redressement aux méthodes particulièrement dures. De nombreuses familles, encore aujourd’hui, témoignent de leur expérience ou de celle de proches et rapportent que la punition suprême dans certains établissements du Sud-Ouest consistait à être envoyé à Bétharram. Lors de votre entretien avec M. Bayrou, au-delà des soupçons de viol pesant sur le père Carricart, aviez-vous connaissance d’autres éléments ? Vous souvenez-vous de ce que vous évoquiez précisément à propos de l’établissement ?
M. Christian Mirande. En tant que citoyen, je connaissais Bétharram, comme la plupart des habitants de la région, comme un établissement réputé pour sa rigueur, sa discipline stricte et son attachement à une forme d’éducation traditionnelle, mais également pour ses excellents résultats en matière de réussite scolaire. En revanche, je n’avais pas connaissance de faits précis de violence physique, et encore moins de violences sexuelles.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez qualifié d’ignobles les faits de viol pour lesquels le père Carricart a été mis en examen. Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris sa remise en liberté, intervenue le 9 juin 1998 ? À la lumière de votre expérience, cette décision vous a-t-elle paru prévisible ou attendue ? Compte tenu de la notoriété et de l’influence que vous attribuez au père Carricart, avez-vous été surpris ? Cette décision vous a-t-elle semblé ordinaire ou, au contraire, inhabituelle ?
M. Christian Mirande. Je vais m’efforcer de modérer mes propos. L’annonce de sa remise en liberté m’a profondément surpris, car cette décision allait à l’encontre de toute attente. Il suffisait de lire ne serait-ce que la déclaration de la première victime, Franck, dont je vais rappeler les détails, pour s’en convaincre.
Le jour du décès du père de l’enfant, l’institution a prévenu Pierre Carricart que l’enfant devait se rendre à Bordeaux pour les obsèques. Pierre Carricart, chargé de s’occuper de l’enfant, est venu le réveiller et l’a conduit dans sa salle de bain privée où il l’a déshabillé. Il a ensuite tenté de le pénétrer et, n’y parvenant pas, il a alors introduit son sexe dans la bouche de l’enfant, éjaculant dans sa bouche et sur son visage. Quand je parle de faits ignobles, le terme d’ignominie me semble amplement justifié pour les décrire. L’enfant a été violé, ce qui n’était apparemment pas la première fois pour lui, puisque d’autres faits s’étaient déjà produits dans les dortoirs. Il faut également savoir que ces actes, ainsi que d’autres survenus ultérieurement, concernaient principalement les enfants en internat, et non ceux en externat ou demi-pension, dont faisaient partie les enfants de M. Bayrou.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez indiqué, lorsque je vous ai interrogé sur votre réaction à la remise en liberté du père Carricart sous contrôle judiciaire, vouloir modérer vos propos. Pouvez-vous, sans retenue cette fois, exprimer ce que vous avez ressenti et dit autour de vous au moment où vous avez appris cette nouvelle ?
M. Christian Mirande. Cette nouvelle m’a profondément révolté. La simple lecture du premier procès-verbal d’audition de la première victime était en soi suffisamment accablante pour qu’à aucun moment il ne puisse être sérieusement envisagé une remise en liberté. J’ai ressenti une vive indignation et je n’étais nullement seul dans ce sentiment puisque plusieurs greffiers partageaient pleinement mon émotion. D’autres membres du tribunal, y compris un certain nombre d’avocats, à l’exception de ceux gravitant autour de maître Legrand, se disaient également consternés. Je ne comprenais absolument pas cette décision. Les motivations avancées peuvent toujours prêter à interprétation et cela est malheureusement très facile. Dans ce cas précis, la chambre d’accusation a formulé une motivation presque automatique, comme cela se produit parfois, pour justifier la remise en liberté de Pierre Carricart.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous exprimez donc à la fois votre sentiment de révolte et affirmez ici, sous serment, avoir discuté avec de nombreuses personnes de votre entourage en commentant cette décision qui vous révoltait. À l’époque, avez-vous pu entreprendre une action ?
M. Christian Mirande. À l’époque, je me trouvais, en tant que juge d’instruction, dans l’impossibilité d’agir. J’avais, pour ainsi dire, les mains liées et ne voyais aucune voie de recours qui aurait pu être mobilisée. J’étais contraint de me soumettre à la décision de la chambre d’accusation qui, je le rappelle, était une juridiction collégiale composée de trois magistrats. Cette décision avait été prise par son président, sur réquisition du représentant du parquet général. Il me semble qu’il s’agissait, à l’époque, de l’avocat général François Basset, qui avait requis la remise en liberté. Cette configuration avait, d’une certaine manière, permis à la chambre d’accusation de prendre une décision qui lui convenait à la lumière de la personnalité de l’accusé. Cette situation m’a profondément révolté, à tous les niveaux, y compris du point de vue de la protection des victimes, puisqu’il s’agissait de remettre en liberté un prédateur qui s’est avéré récidiviste par la suite, au détriment d’enfants potentiellement exposés à de nouvelles agressions.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je vais vous lire un extrait d’un courrier daté du 15 juin 1998, adressé par le procureur général de Pau, Dominique Rousseau, à Mme la garde des Sceaux. Ce courrier, envoyé six jours après la remise en liberté du père Carricart, débute ainsi : « J’ai l’honneur, en vous confirmant les termes de mon compte rendu téléphonique du 26 mai 1998, de vous informer du déroulement de la procédure criminelle concernant le père Carricart ». Il expose ensuite les faits en les présentant au conditionnel, mentionne la mise en détention puis l’ordonnance de remise en liberté. Dans la partie intitulée Perspectives, il écrit à la ministre : « En l’état, l’information ne porte que sur les faits dénoncés par une seule personne, mais le plaignant a évoqué d’autres faits susceptibles d’avoir été commis par des enseignants religieux et sur divers élèves. L’information aura à vérifier ce qu’il en est. L’institution Notre-Dame de Bétharram est très connue dans le Sud-Ouest et reçoit des pensionnaires de toute la région, y compris de Bordeaux et de Toulouse. » Avez-vous eu connaissance de ce courrier adressé à la ministre quelques jours après la remise en liberté ?
M. Christian Mirande. Non, je n’ai absolument pas eu connaissance de ce courrier, n’étant normalement pas destinataire de ce type de documents.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. À la lecture de ce courrier, quelle est votre réaction ?
M. Christian Mirande. Je trouve regrettable que malgré l’existence de ce courrier, le parquet général ait tout de même requis la remise en liberté de Pierre Carricart, alors que ce document ouvrait pourtant la perspective d’une enquête complémentaire.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Le paragraphe que je vous ai lu présente les faits comme étant dénoncés par une seule personne, ce qui pourrait contribuer à justifier la remise en liberté intervenue quelques jours auparavant. Il confirme également vos propos sur la notoriété du père Carricart et de l’institution Notre-Dame de Bétharram dans le Sud-Ouest. Mais ce courrier contient également la phrase « l’information aura à vérifier ce qu’il en est ». Le procureur général l’écrit parce que le plaignant a évoqué d’autres faits susceptibles d’avoir été commis. Après cette remise en liberté, avez-vous eu connaissance d’autres faits ? Des informations judiciaires ont-elles été poursuivies ? Que s’est-il passé ensuite, selon ce que vous savez ?
M. Christian Mirande. Une deuxième victime s’était ensuite manifestée, ce qui m’avait conduit à prévoir une nouvelle audition du père Carricart. J’avais par ailleurs découvert de manière fortuite l’existence d’une troisième victime. Je n’ai malheureusement pas pu instruire ce dernier cas puisque la mère de l’enfant, qui avait été violé par un ecclésiastique de Bétharram (probablement Carricart, bien que je ne puisse l’affirmer avec certitude), travaillait au sein de l’institution et craignait de perdre son emploi en révélant les faits concernant son fils.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Si je comprends bien, après la remise en liberté conditionnelle du père Carricart, vous avez poursuivi des investigations en lien avec la seconde plainte pour viol, ce que les gendarmes nous ont d’ailleurs confirmé. En revanche, concernant les éléments évoqués dans le courrier, à savoir le père Carricart lui-même et la première victime, il n’y aurait plus eu d’investigations après cette remise en liberté. Est-ce exact ?
M. Christian Mirande. Vous avez tout à fait raison. À ce moment-là, Pierre Carricart se trouvait à des milliers de kilomètres du lieu d’instruction de l’information judiciaire. Dans ces conditions, il m’était extrêmement difficile de l’interroger à nouveau, de procéder à une confrontation, d’ordonner les expertises médico-psychologiques et psychiatriques nécessaires ou encore de mener une enquête de personnalité. Toutes ces démarches, pourtant essentielles à l’instruction, ont été rendues inopérantes par la situation.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Si je comprends bien votre explication, la remise en liberté conditionnelle, suivie de l’assouplissement du contrôle judiciaire intervenu le 29 juin 1999, qui a autorisé Pierre Carricart à résider à Rome, a entravé toutes les investigations complémentaires que vous venez d’énumérer. Or ces investigations auraient été déterminantes, notamment au regard de la seconde plainte pour viol et des autres faits potentiels évoqués.
M. Christian Mirande. Vous avez parfaitement saisi la situation. Ces circonstances ont effectivement rendu impossible la poursuite de l’information judiciaire. Certains pourraient objecter qu’il aurait été envisageable de poursuivre malgré la distance, mais une telle hypothèse méconnaît totalement les réalités pratiques du déroulement d’une instruction à cette époque.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Le père Carricart s’est suicidé en 2000 alors qu’il était convoqué dans le cadre d’une seconde plainte. Quelle a été votre réaction face à cette nouvelle ? Quelles ont été les suites de l’enquête ? Malgré ce suicide, qui a mis un terme à une partie de l’instruction, votre travail a-t-il eu des conséquences, directes ou indirectes ?
M. Christian Mirande. À la suite du suicide de Pierre Carricart, j’ai immédiatement demandé aux autorités italiennes la transmission du rapport d’autopsie. Un élément qui a alors particulièrement attiré mon attention était la taille indiquée dans le rapport, qui ne correspondait pas à celle de l’homme que j’avais rencontré à deux reprises, avec une différence allant de cinq à dix centimètres. Face à cette anomalie, j’ai pris la décision de faire exhumer le corps et de procéder à une nouvelle autopsie à Pau, après son transfert. Cette démarche a permis de confirmer qu’il s’agissait bien de lui.
Il faut savoir que son avocat, maître Boulanger, et moi-même, avions envisagé l’hypothèse d’une substitution de corps, dans l’éventualité où Carricart aurait été envoyé dans une autre maison de Bétharram à l’étranger, sachant qu’il en existe notamment en Afrique et en Amérique du Sud.
La confirmation de son identité a, malheureusement, conduit à l’extinction de l’action pénale, son décès étant intervenu sans qu’aucune autre mise en cause n’ait été établie. Le dossier a ainsi été clos, de manière regrettable.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’aimerais revenir sur votre échange de 1998 avec François Bayrou, au cours duquel vous lui décrivez des faits que vous avez qualifiés d’ignobles et de révoltants auxquels il a du mal à croire. Pourriez-vous préciser ce qui, selon vous, lui semblait invraisemblable ?
M. Christian Mirande. François Bayrou semblait avoir du mal à admettre que Pierre Carricart, qu’il paraissait connaître, ait pu commettre de tels actes. À ce moment-là, nous n’avions connaissance que du premier viol. Son incrédulité laissait supposer qu’il connaissait personnellement le père Carricart et qu’il avait de lui une image incompatible avec les faits évoqués.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il apparaît en effet évident qu’il connaissait le père Carricart, et qu’il s’était forgé une représentation de sa personnalité suffisamment forte pour juger sa conduite inconcevable au regard des accusations. Je tiens à insister sur ce point, car nous sommes en 1998, et il est important de rappeler que, lors d’un échange en février 2025 à la mairie de Pau, face aux victimes de Bétharram, François Bayrou, alors maire de Pau et premier ministre de la France, a affirmé ne pas connaître le père Carricart.
M. Christian Mirande. Cette affirmation me semble inexacte. Plusieurs éléments, au premier rang desquels sa propre réaction d’incrédulité face aux accusations, tendent à démontrer qu’il le connaissait, puisque son épouse enseignait dans l’établissement et que ses enfants y étaient scolarisés. Tout cela suggère une connaissance personnelle de Pierre Carricart et une certaine familiarité avec sa personnalité.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Depuis que vous avez commencé à vous exprimer publiquement sur cette affaire en 2024, quelles ont été les réactions dans votre entourage ? Résidez-vous toujours dans le même secteur, au même domicile qu’à l’époque ?
M. Christian Mirande. Je vous confirme que je réside toujours au même domicile.
J’ai reçu des réactions très diverses. Dès le décès du père Carricart, certains membres du clergé ont exprimé une hostilité marquée à mon égard. Je me souviens en particulier d’avoir été violemment critiqué lors d’une messe dominicale tenue dans une commune proche de Bétharram. J’ai également reçu le soutien de plusieurs ecclésiastiques, ce qui montre que le père Carricart ne faisait pas l’unanimité au sein de sa propre communauté.
J’ai également été la cible de l’hostilité du comité de soutien au père Carricart et de certains avocats alignés sur la position de maître Legrand. Je dois reconnaître que j’ai traversé des périodes particulièrement éprouvantes.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Depuis vos déclarations précises dans la presse au cours de l’année écoulée, avez-vous reçu d’autres réactions ou sollicitations, que ce soit à l’échelle locale ou nationale ?
M. Christian Mirande. Je n’ai reçu aucune réaction négative et ai au contraire bénéficié de la compréhension et du soutien de l’ensemble des médias avec lesquels je me suis entretenu. Cette affaire a pris une ampleur considérable, avec près de deux cents victimes révélées à ce jour. Je ne peux m’empêcher de penser que si les investigations n’avaient pas été interrompues par la remise en liberté de Pierre Carricart, nous aurions pu identifier d’autres victimes à temps et leur épargner les violences qu’elles ont subies. Parmi les nombreux dossiers que j’ai eus à traiter dans ma carrière, celui-ci me laisse le plus d’amertume et de regrets.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Il est également essentiel de rappeler que la prescription constitue un obstacle majeur dans cette affaire. Des révélations auraient pu survenir plus tôt si l’affaire Carricart n’avait pas été aussi rapidement étouffée, comme nous l’avons entendu à de nombreuses reprises au cours de cette commission d’enquête.
M. Christian Mirande. La gestion de cette affaire par l’institution judiciaire a été désastreuse. La première défaillance a été la remise en liberté de Pierre Carricart. La seconde, tout aussi lourde de conséquences, a été l’assouplissement de son contrôle judiciaire, qui lui a permis de résider à l’étranger et a compromis la poursuite de l’information et des investigations. Cela est d’autant plus regrettable que j’avais, à mes côtés, les gendarmes Hontangs et Matrassou, des enquêteurs d’une qualité exceptionnelle en qui j’avais, et ai toujours, entièrement confiance. Il est profondément regrettable que nous ayons manqué une telle occasion d’aller jusqu’au bout de cette affaire.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je note, avec une grande considération, que vous conservez une mémoire remarquable des événements, malgré l’absence de documents écrits. Votre témoignage, à bien des égards, fait autorité.
21. Table ronde réunissant des représentants de l’enseignement privé non catholique (29 avril 2025 à 15 heures)
La commission auditionne, sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), des représentants de l’enseignement privé non catholique : M. Joan-Francés Albert, directeur de l’Institut supérieur des langues de la République française ; M. Philippe Buttani, secrétaire du conseil scolaire de la Fédération protestante de France ; M. David Ebidia, directeur de l’action scolaire du Fonds social juif unifié ; M. Makhlouf Mamèche, président de la Fédération nationale de l’enseignement privé musulman, et M. Sullian Wiener, secrétaire général de la Fédération nationale des établissements laïques sous contrat avec l’État ([21]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête en recevant des représentants de l’enseignement privé non catholique, qu’il relève ou non d’une autre confession religieuse. Comme vous le savez, nous essayons de comprendre comment vous-mêmes, au sein des établissements scolaires dont vous avez la responsabilité, et l’État, qui est censé exercer un contrôle, veillez au bien-être des élèves et combattez toute forme de violence dont ils pourraient être victimes.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. David Ebidia, Makhlouf Mamèche, Sullian Wiener, Philippe Buttani et Joan-Francés Albert prêtent successivement serment.)
Pouvez-vous brièvement rappeler l’objet de votre association ou de votre réseau d’établissements d’enseignement, son contexte de création ainsi que le nombre d’établissements, de personnels éducatifs et d’élèves qu’il représente ?
M. David Ebidia, directeur de l’action scolaire du Fonds social juif unifié (FSJU). Le Fonds social juif unifié est une association d’utilité publique qui coordonne, représente et accompagne l’ensemble des associations à caractère juif en France. Il comprend plusieurs départements d’action : celui de l’action sociale, qui prend en charge des personnes précaires, accompagne des personnes isolées ou en situation de handicap et coordonne toutes les associations à caractère social ; celui de la jeunesse, chargé des mouvements de jeunesse et des colonies de vacances ; le département culturel, qui coordonne les associations culturelles et est chargé de RCJ (Radio de la communauté juive), du magazine L’Arche et d’Akadem, une plateforme de streaming à vocation culturelle ; enfin, le département de l’action scolaire, chargé de coordonner, de représenter et d’accompagner tous les établissements du réseau de l’enseignement juif en France.
Le Fonds social juif unifié n’est pas le propriétaire des établissements juifs du réseau. Ce sont les associations de gestion qui en sont le plus souvent les créatrices et les propriétaires. Nous les accompagnons à différents niveaux – législatif, pédagogique et financier. Nous avons des réunions régulières avec les chefs d’établissement et leurs équipes par le biais de Campus FSJU, notre centre de formation agréé d’État.
Le FSJU offre aussi un accompagnement financier, grâce à divers dispositifs visant à promouvoir la mixité sociale et scolaire, la prise en charge des élèves à besoins éducatifs particuliers ou en situation de handicap, l’accès à l’école juive pour tous et à l’innovation pédagogique. Par le biais de la fondation Gordin, nous accompagnons nos établissements dans des projets immobiliers de mise aux normes, de rénovation ou d’extension.
Le réseau de l’enseignement juif est composé de 117 groupes scolaires, qui vont le plus souvent de la petite section à la terminale, avec quelques établissements proposant des cursus post-bac. Il accueille 35 891 élèves et compte environ 2 000 enseignants académiques sous contrat, 1 100 enseignants non académiques essentiellement présents dans nos établissements ou nos classes hors contrat et entre 3 000 et 4 000 personnels non enseignants. Il regroupe des établissements entièrement sous contrat, des établissements entièrement hors contrat et une part significative d’établissements mixtes ou en attente de contractualisation.
M. Makhlouf Mamèche, président de la Fédération nationale de l’enseignement privé musulman (FNEM). La Fédération nationale de l’enseignement privé musulman a été créée en 2014 à l’initiative de cinq associations gestionnaires d’établissements privés musulmans, avec pour objectif de structurer l’enseignement privé musulman, qui a connu un fort développement ces dernières années, et de constituer un interlocuteur pour les pouvoirs publics. Elle regroupe 65 établissements privés, du premier et second degré, sur les 104 du réseau d’enseignement privé musulman. Ces établissements représentent environ 13 000 élèves dont 1 380 au sein de classes sous contrat.
La particularité de notre réseau est la part importante d’élèves boursiers : entre 50 et 60 % contre 10,6 % pour le privé à l’échelle nationale, selon un rapport de la chambre régionale des comptes (CRC) en 2023. Les établissements sont souvent situés au sein de quartiers populaires, ce qui encourage la mixité sociale. L’indice de position sociale (IPS) dans nos établissements est de 102, alors que l’IPS moyen est de 106,6. Le premier établissement privé musulman à avoir obtenu le contrat d’association en France, en 2008, est le lycée Averroès, à Lille, qui fait partie de notre réseau. Nous comptons des établissements sous contrat et hors contrat, ainsi que des associations qui ont pour projet d’ouvrir un établissement privé musulman. Le groupe scolaire Al-Kindi, dont le lycée a d’abord fonctionné sans subventions publiques jusqu’en 2012, a signé chaque année des contrats d’association classe par classe pour finir par couvrir 75 % de ses effectifs. Malgré de très bons résultats et de très bonnes inspections, ces deux établissements se sont vu retirer leur contrat d’association avec l’État. Ce sont les deux seuls établissements à avoir fait l’objet d’une telle mesure ces quarante dernières années.
M. Sullian Wiener, secrétaire général de la Fédération nationale des établissements laïques sous contrat avec l’État (EPLC). M. Frédéric Lucet, le président de l’EPLC, vous prie d’excuser son absence. L’EPLC est une association loi 1901 qui a une quarantaine d’années. S’y ajoute un syndicat professionnel qui représente les chefs des établissements privés laïques sous contrat. L’EPLC ne regroupe que des établissements sous contrat avec l’État, à quelques exceptions près. Nous comptons un peu plus de 30 000 élèves au sein des 110 établissements sous contrat, dans seize académies. Certains sont très anciens, puisque l’un a fêté récemment ses 150 ans ; d’autres ont 50 ou 60 ans. Les niveaux vont de la petite section au post-bac. Chaque établissement membre de l’EPLC est indépendant. Nous les représentons auprès du ministère ou des différentes instances de l’éducation nationale sans prendre part à leur gestion.
M. Joan-Francés Albert, directeur de l’Institut supérieur des langues de la République française (ISLRF). Je représente six réseaux d’écoles enseignant une langue régionale en immersion : Diwan en Bretagne, Seaska au Pays basque, ABCM pour l’alsacien, Bressola pour le catalan, Calandreta pour l’occitan et Scola Corsa, en Corse, dont la contractualisation est en cours. Les réseaux regroupent environ 15 000 élèves du premier et du second degré. Nous comptons environ un millier de salariés.
M. Philippe Buttani, secrétaire du conseil scolaire de la Fédération protestante de France (FPF). Le conseil scolaire est une commission de la Fédération protestante de France, qui rassemble cinq établissements et un peu moins de 3 000 élèves. Ce tout petit réseau comprend des écoles très différentes : certaines ne proposent qu’un cursus en école primaire, d’autres au collège, d’autres encore de la maternelle à la terminale. Les classes sont majoritairement sous contrat.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le ministère de l’éducation nationale a élaboré récemment un guide du contrôle des établissements privés sous contrat à destination de ses inspecteurs. Avez-vous été informés de sa parution ? Avez-vous été consultés au cours des travaux préparatoires ?
Mme la ministre d’État, Élisabeth Borne, a annoncé l’extension de l’application « Faits établissement » aux établissements privés sous contrat. Vos réseaux ont–ils été associés à ce projet ?
M. David Ebidia. Nous avons été informés de l’élaboration du guide un peu avant sa parution et avons assisté à sa présentation. En revanche, nous n’avons pas été particulièrement associés aux travaux du ministère, même si, dans les académies, les services chargés du contrôle et des évaluations ont pu nous solliciter.
Quant à « Faits établissement », nous avons reçu l’information. Certaines académies nous associent à son déploiement.
M. Makhlouf Mamèche. Nous n’avons pas non plus été associés à l’élaboration du guide mais nous avons été informés de sa publication.
Nous n’avons eu aucun contact avec les académies à propos de l’extension de l’application.
M. Sullian Wiener. Nous avons été informés de la rédaction du guide. Il y a eu des temps d’échanges, d’une importance inégale, avec les académies ; des réunions ont rassemblé plusieurs réseaux. En revanche, nous n’avons pas été associés à l’élaboration qui a été imposée, en quelque sorte, par l’éducation nationale.
L’utilisation de « Faits établissement » varie selon les académies, dans la mesure où chacune a développé son propre système. Celui de Paris est efficace. Disposer d’une application simple et unique serait assurément un atout. Un effort de communication spécifique serait sans doute nécessaire pour bien identifier l’application.
M. Joan-Francés Albert. Je rejoins mes collègues. Nous avons participé à une visioconférence très intéressante, le 12 mars dernier, au cours de laquelle un diaporama très bien fait a été présenté. Je regrette toutefois que ce document n’ait pas été mis à la disposition de tous les chefs d’établissement, qui ont besoin de connaître les règles du jeu.
M. Philippe Buttani. Nous n’avons pas été particulièrement associés à la rédaction du guide, qui nous a été présenté. Nous n’avons pas plus été destinataires de ce guide ni du document de présentation que nous devions adresser aux établissements de nos réseaux respectifs. À l’occasion de la réunion de présentation, nous avons appris que les inspecteurs allaient bénéficier d’une formation spécifique, ce qui est très important. Le réseau de l’enseignement privé est constitué d’éléments très divers. Or les inspecteurs connaissent souvent le seul format classique de l’éducation nationale. Cette formation leur permettra d’appréhender le fonctionnement des établissements dans lesquels ils vont travailler.
Nous n’avons pas reçu de communication concernant l’extension de l’application « Faits établissement », à laquelle nous sommes favorables. La cohérence et la communication entre les services et les établissements sont essentielles.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour résumer, vous avez tous été informés de la parution du guide à l’élaboration duquel vous n’avez pas participé. Concernant « Faits établissement », vous n’avez toujours pas été informés de son élargissement aux établissements privés sous contrat.
Votre situation paraît bien différente de celle du réseau de l’enseignement privé catholique, qui a été très étroitement associé à l’élargissement de « Faits établissement » à ses établissements dès 2019 – nous avons retrouvé la trace des premiers échanges entre le ministère de l’éducation nationale et le Sgec (secrétariat général de l’enseignement catholique) à ce sujet. Quant au guide du contrôle des établissements privés sous contrat, nous avons trouvé un courrier de novembre 2024, signé par Philippe Delorme, qui en demande des modifications très importantes et la suppression de passages entiers – l’administration n’a pas suivi toutes les recommandations, pour ne pas dire exigences, du Sgec. L’association des différents réseaux à la politique de contrôle est donc particulièrement variable. Que pensez-vous de cette situation ? Comment la vivez-vous ?
M. David Ebidia. C’est sans aucun doute une question de volume. Le ministère doit considérer que si le plus gros réseau adhère à ce type de démarche, les autres suivront. Il y a peut-être une forme de frustration de ne pas avoir été associés aux travaux. D’ailleurs, je n’ai jamais consulté le guide ; nous ne l’avons pas vu. Pourtant, les échanges avec les académies et le ministère sur d’autres sujets sont productifs.
M. Makhlouf Mamèche. Nous aurions dû être associés par principe, parce que nous représentons tous un réseau qui a sa particularité. Nous l’avions d’ailleurs été pour le vade-mecum sur le contrôle par les inspecteurs de l’éducation nationale. Cela nous aurait permis de mieux comprendre un document que l’on nous a présenté une seule fois. J’ai fait des relances pour obtenir le document définitif, sans succès. Je n’ai donc que des souvenirs d’un guide de première importance.
M. Sullian Wiener. De manière générale, on conçoit que l’éducation nationale puisse avoir des difficultés à gérer ses relations avec différents réseaux du fait de la multiplicité des interlocuteurs. On peut également comprendre qu’elle ait une relation particulière avec le réseau catholique, compte tenu du nombre des établissements qu’il regroupe. Néanmoins, nous réclamons systématiquement qu’au sein de chaque académie un équilibre soit respecté dans les rapports que l’administration entretient avec chacun des différents réseaux. À quelques exceptions près, des progrès très importants ont été accomplis à cet égard au cours des dix ou quinze dernières années. Cet équilibre est d’autant plus important pour nous que, en tant que représentants des établissements laïques, nous sommes très attachés à la laïcité.
M. Joan-Francés Albert. Je ne peux pas dire que je ressens une frustration, mais peut-être faut-il être attentif aux problèmes d’application que nous avons pu rencontrer. Sans doute sont-ils dus à des difficultés de communication – il est vrai qu’il faut prendre en considération les volumes respectifs des différents réseaux. Mais il faut être vigilant dans ce domaine. Nos chefs d’établissement se retrouvent confrontés aux mêmes problématiques et leur degré d’information est bien moindre, ce qui provoque du stress et des inquiétudes inutiles dans la mesure où nous nous inscrivons dans le cadre de la loi.
M. Philippe Buttani. Pour ma part, je tiens à souligner la qualité des échanges et des relations que nous pouvons avoir avec le ministère, même si nous ne représentons que cinq établissements. Il prend toujours en compte le réseau protestant auquel il témoigne une réelle considération – je suppose que c’est également le cas pour les autres réseaux. Il est vrai que nous n’avons pas été associés à l’élaboration du document, sans doute pour les raisons qui viennent d’être exposées. À présent, ce document existe et il n’est évidemment pas question de le remettre en cause. Une fois le protocole établi, il est mis en œuvre. De l’esprit dans lequel les inspecteurs effectueront leurs déplacements, de leur formation et de leur connaissance des différents réseaux dépendra en grande partie la pertinence de leurs inspections et de ces temps de travail.
M. Paul Vannier, rapporteur. Des instances de dialogue académiques ont été créées par le protocole du 17 mai 2023, signé par l’enseignement catholique et le ministère de l’éducation nationale. Elles sont importantes, car c’est manifestement dans ce cadre que sont discutées l’élaboration et la conduite du plan de contrôle des établissements privés sous contrat et que sont planifiés les contrôles effectués au cours de l’année à venir. Vos réseaux sont-ils associés à ces instances de dialogue académiques ?
M. David Ebidia. J’ignore si les échanges réguliers que nous avons avec la douzaine d’académies dans lesquelles notre réseau est présent entrent dans le cadre que vous décrivez. En tout cas, celles-ci sont demandeuses de tels échanges. Lorsque j’ai pris mes fonctions, il y a quelques mois, j’ai fait le tour des académies pour rencontrer les responsables des départements chargés de l’enseignement privé ou les recteurs eux-mêmes, et j’ai bien perçu la volonté de maintenir ce lien et de nous associer à toutes les démarches concernant nos établissements, notamment les dispositifs qui y sont mis en œuvre par les académies.
M. Makhlouf Mamèche. Le réseau musulman étant très jeune, il n’est pas présent dans toutes les académies, encore moins par l’intermédiaire d’établissements sous contrat, lesquels sont au nombre d’une dizaine, dont quatre sont dans le collimateur. Le lycée Averroès et le groupe scolaire Al-Kindi, qui compte trois établissements – école primaire, collège et lycée –, ont tous perdu leur contrat. Nous avons donc perdu quatre contrats d’association, et non deux. Nous n’avons pas du tout été associés à cette démarche.
M. Sullian Wiener. Comme M. Ebidia, je ne suis pas certain que nos rencontres relèvent du protocole que vous avez mentionné. En revanche, il est certain que, depuis de nombreuses années, des réunions sont organisées au niveau académique qui rassemblent les différents réseaux, ce qui nous permet de connaître les échanges entre ces derniers et l’éducation nationale et d’adopter un discours commun, très utile pour la confiance. Cela n’empêche pas la tenue de réunions distinctes avec chaque réseau pour évoquer des questions spécifiques.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je précise ma question, qui porte sur la façon dont vous pouvez être associés, le cas échéant, à la mise en œuvre d’un programme de contrôle des établissements relevant de vos réseaux. Arrive-t-il que, lors des échanges qui existent au niveau académique entre vos chefs d’établissement et les représentants de l’éducation nationale, soit évoquée la perspective ou l’imminence d’un contrôle ou êtes-vous informés de ce contrôle lorsque les inspecteurs de l’éducation nationale se présentent à la porte de vos établissements ?
M. Sullian Wiener. Les deux situations existent. Le représentant du réseau peut être associé – ce n’est pas systématique – à une planification ou à la définition de priorités, soit parce qu’il connaît la situation de chaque établissement, notamment les changements de chef d’établissement, soit pour assurer une coordination dans le cadre des différents contrôles auxquels les établissements sont soumis. Je sais, pour en avoir parlé avec quelques représentants du rectorat, que les établissements n’étaient pas informés. Quant au représentant du réseau, il ne l’est pas systématiquement – certains établissements m’ont appris qu’ils allaient être contrôlés. Il est arrivé que l’on définisse un bassin mais, de toute façon, le rectorat a le dernier mot. Il peut y avoir des échanges utiles, mais l’incertitude demeure ; j’ai vécu des surprises avec d’autres représentants du rectorat.
M. Makhlouf Mamèche. S’agissant des établissements musulmans, qu’ils soient sous contrat ou hors contrat, tous les contrôles sont inopinés. Il fut un temps, c’est vrai – avant 2020 –, où ce n’était pas le cas pour les établissements sous contrat.
M. David Ebidia. Je rejoins M. Wiener s’agissant de la nouvelle formule de contrôle des établissements sous contrat, mais les modalités varient d’une académie à l’autre. Certaines d’entre elles nous ont parfois associés à l’élaboration du calendrier, afin de tenir compte des inspections qui pouvaient être menées par les réseaux eux-mêmes ou d’un changement de chef d’établissement, ou afin d’éviter que le contrôle ne soit pas trop rapproché d’un contrôle d’un autre type. Je pense, par exemple, aux établissements qui comportent des classes d’enseignement supérieur et qui peuvent être soumis parallèlement à un audit Qualiopi. Il s’agit de ménager les chefs d’établissement pour que les contrôles puissent se passer dans de bonnes conditions. Mais c’est l’académie qui prend la décision : il ne nous appartient pas de sélectionner l’établissement.
Encore une fois, les modalités varient d’une académie à l’autre. Dans certaines d’entre elles, des contrôles ont été effectués récemment sans que nous ayons été associés à une réflexion en amont. Quant aux établissements hors contrat, nous n’avons jamais été prévenus de leur inspection, à une exception près – sans doute pour s’assurer que l’établissement serait ouvert.
M. Joan-Francés Albert. À ma connaissance, aucun des réseaux n’a jamais été véritablement associé à des réunions de travail en amont. Nous avons bénéficié de toutes les informations pertinentes publiées sur les différents sites internet, mais nous n’avons pas travaillé directement avec l’éducation nationale. S’agissant des contrôles, ils ont déjà eu lieu dans plusieurs réseaux : certains établissements ont été prévenus – tardivement –, d’autres ne l’ont pas été. Quant aux établissements hors contrat, il arrive qu’ils fassent l’objet de contrôles inopinés, mais ceux-ci sont prévus par la loi et ne me posent donc pas de problème particulier.
M. Philippe Buttani. Le fonctionnement des instances de dialogue académiques varie sans doute selon les académies. Par ailleurs, l’établissement dans lequel je travaille figure parmi ceux qui sont les plus contrôlés de France, car c’est celui qui, au sein de notre réseau, rassemble le plus grand nombre d’élèves, de la maternelle à la terminale. Ainsi, nous venons de faire l’objet d’un contrôle de la collectivité européenne d’Alsace sur le fonctionnement du collège. Un autre, également très récent, a porté sur le fonctionnement du pass éducation. Nous subissons en moyenne un contrôle par an, sur des thèmes très différents. Leurs modalités sont toujours à peu près les mêmes : l’information nous parvient une quinzaine de jours avant la date du contrôle et nous devons fournir une somme assez importante de documents en amont et en aval du contrôle. Les inspecteurs sont présents dans l’établissement durant un ou deux jours et reçoivent une grande partie de la communauté scolaire : direction, représentants des parents, élèves et enseignants.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. La question des violences physiques, psychologiques ou sexuelles commises par des adultes ayant autorité – chefs d’établissement, enseignants et personnels éducatifs ou périéducatifs – relève du climat scolaire et de la vie scolaire. Le climat scolaire entre-t-il ou devrait-il entrer dans le champ des inspections dont vos établissements font l’objet ?
Ma deuxième question porte sur la procédure de traitement des signalements. Si un élève confie à un enseignant avoir été victime de violences commises par un adulte ayant autorité, cet enseignant ou le chef d’établissement a-t-il connaissance de la procédure à suivre ? Quelle est-elle ? Ces personnels sont-ils formés au suivi des signalements, sur le plan judiciaire et académique ?
Enfin, des faits graves sont-ils déjà survenus dans vos établissements ? Vos chefs d’établissement ont-ils été sensibilisés par le parquet, par l’inspection académique ou par la direction académique des services de l’éducation nationale (Dasen) à la question du signalement des violences, notamment dans le cadre de l’article 40 du code de procédure pénale ?
M. David Ebidia. Pas à ma connaissance, pour répondre à votre dernière question.
Nous considérons, bien entendu, que les inspections doivent porter sur le climat scolaire. C’est déjà le cas, du reste, mais dans le cadre de l’évaluation des établissements puisque celle-ci porte notamment sur la vie et le bien-être de l’élève. Toutefois, les personnels responsables de ces questions ne sont pas des personnels académiques, rémunérés par l’État. La question se pose donc de leur accompagnement par l’académie. Par ailleurs, lorsque des faits plus ou moins graves se produisent, nous demandons souvent conseil à cette dernière, mais son intervention est limitée lorsque le personnel en cause n’est pas académique. Souvent, le département de la vie scolaire conseille mais n’ordonne pas une action précise.
Le circuit de traitement des signalements est, me semble-t-il, très peu connu des chefs d’établissement. Lorsqu’ils en éprouvent le besoin, ils sollicitent l’académie, qui leur indique ce qu’ils peuvent faire dans le cas de figure précis qui lui est soumis, notamment pour lancer une procédure.
Des faits graves tels que ceux subis par les témoins entendus par votre commission, notre réseau n’en a pas connu beaucoup, à ma connaissance. Il y a deux ans, deux personnes ont été mises en cause dans une affaire dont la presse s’est fait l’écho. Ces personnes, qui n’étaient pas des enseignants académiques, ont été immédiatement mises à l’écart des établissements dans lesquels elles travaillaient.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. S’agissait-il de personnels enseignants ou éducatifs ? Quelles ont été les mesures prises par l’établissement ?
M. David Ebidia. Il s’agissait de personnels éducatifs et d’enseignement de caractère propre qui ont été accusés de faits d’abus sexuels sur des enfants de maternelle et de primaire. Ils ont été exclus de l’établissement et très rapidement remis à la justice. Tous deux ont été placés en détention durant une très longue période. L’un d’entre eux a été libéré et est dans l’attente de son jugement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ont-ils été licenciés ?
M. David Ebidia. Oui.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Une plainte a-t-elle été déposée ?
M. David Ebidia. Par les familles.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Et par l’établissement ?
M. David Ebidia. Je ne peux pas vous dire.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il serait intéressant que vous nous disiez s’il s’agit d’un cas exceptionnel qui a été traité comme tel ou si l’établissement a suivi une procédure prévue pour ce type de situations.
M. David Ebidia. Ce cas de figure est exceptionnel : nous n’avions jamais connu de faits aussi graves. Pour tout vous dire, ceux-ci se sont déroulés dans un établissement que le Fonds social juif unifié subventionnait en proposant des bourses cantine aux élèves qui y étaient scolarisés, dans le cadre de notre dispositif en faveur de la mixité sociale.
Par ailleurs, un autre de nos dispositifs, Horizon enfance, consiste à faciliter, grâce à des psychologues et à des médecins scolaires ainsi qu’à des assistantes sociales, l’accompagnement psychosocial des élèves. Des conventions sont conclues à ce titre avec les établissements, qui doivent employer ce type de personnels et assurer la formation de leurs enseignants et de leurs élèves à la prévention du harcèlement et des violences physiques notamment. Il s’agit d’accompagner les établissements dans leur gestion du climat scolaire. À la suite de ces événements, considérant que l’établissement n’avait pas pris les mesures qui s’imposaient en matière de suivi, nous avons décidé de cesser de le subventionner.
M. Makhlouf Mamèche. Je n’ai pas eu connaissance de faits de violence dans le réseau musulman. Pour lutter contre les violences physiques, sexuelles et parfois même verbales, nous avons instauré des formations à destination des équipes éducatives et organisé un séminaire au niveau national sur le harcèlement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. S’agissant des signalements au titre de l’article 40 ou des faits qui doivent être déclarés à l’académie, quel est le niveau des connaissances et de la formation des personnels dans les établissements de votre réseau ?
M. Makhlouf Mamèche. Notre réseau est très jeune et nous n’avons eu jusqu’à présent aucun fait à signaler au parquet. Nous avons des défis à relever, mais pas celui-là.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. D’accord. Mais si, demain, un élève se plaint auprès d’un chef d’établissement, pensez-vous que ce dernier a les ressources pour agir ? Je pense à la suspension conservatoire du membre du personnel concerné, au dépôt de plainte par l’établissement, à un signalement au titre de l’article 40…
M. Makhlouf Mamèche. Nos chefs d’établissement jouent pleinement leur rôle. Dans ce domaine précis, ils ont suivi une formation concernant le signalement des faits. Ils connaissent leur mission et veillent à protéger les enfants.
En ce qui concerne la prise en compte du climat scolaire par les inspecteurs, pourquoi ne pas faire de la question des violences physiques et sexuelles un aspect essentiel de leur mission ? De fait, lorsqu’ils se rendent dans un établissement, ils interrogent les élèves, échangent avec les professeurs et l’ensemble de l’équipe pédagogique et administrative de l’établissement. C’est en tout cas ainsi qu’ils procèdent lorsqu’ils contrôlent les établissements de notre réseau. Il est très important que cette question soit incluse dans leur mission. Nous souhaitons qu’ils aillent au bout de leurs enquêtes.
M. Sullian Wiener. La question du climat scolaire est délicate. Dans le cadre des autoévaluations, par exemple, c’est le chef d’établissement qui choisit les élèves et les parents d’élèves qui participeront aux réunions. Sont-ils les bons interlocuteurs ? Quand bien même un inspecteur interrogerait des élèves, des parents ou des professeurs au hasard, comment savoir que ce sont les bons ? Lors des autoévaluations et des visites d’inspecteurs, il y a eu des contacts, et je pense que la parole est libre. Les parents d’élèves n’hésitent pas à dire des choses devant les inspecteurs pédagogiques régionaux (IPR), même en présence du chef d’établissement.
On a évoqué des incidents très graves, mais s’agissant du climat général, en classe ou hors des classes, notamment entre les élèves, l’évolution me semble globalement positive. La formation n’en demeure pas moins nécessaire. De fait, je ne crois pas que les enseignants soient suffisamment formés. Du reste, je n’ai pas souvenir que les rectorats leur aient proposé des formations dans ces domaines. Celles-ci relèvent de l’établissement. Cela dit, on en demande de plus en plus aux enseignants et aux chefs d’établissement : c’est effrayant ! Je ne sais pas comment ils trouvent le temps d’enseigner et de préparer les élèves aux examens.
Aucun établissement ou réseau n’est à l’abri de faits graves. Dans notre réseau, des incidents plus ou moins graves se sont produits. Lorsque les rectorats ont été sollicités, ils ont répondu et ont établi une relation forte avec les chefs d’établissement, que les personnels concernés appartiennent au corps enseignant ou ne dépendent pas de l’éducation nationale. Le parquet n’a pas été sollicité directement, car les choses passent plutôt par le responsable de la vie scolaire au sein du rectorat.
Dans les cas intermédiaires, il n’est pas facile d’obtenir une intégration dans le dossier de l’enseignant. Le chef d’établissement n’étant pas le supérieur hiérarchique de l’enseignant, il doit réussir à mobiliser l’inspecteur et le rectorat, qui sont eux-mêmes bien occupés et soumis à de nombreuses contraintes. Il faut avancer à pas mesurés.
À ma connaissance, l’établissement ne peut pas déposer plainte, il appartient aux familles de le faire. Mais je me trompe peut-être.
De manière générale, j’ai noté depuis une dizaine d’années une distension des liens entre le chef d’établissement et les enseignants. L’entretien annuel a ainsi disparu. Or ce temps d’échange permettait au chef d’établissement de faire le point avec les enseignants sur ce qui allait ou n’allait pas. Aujourd’hui, un enseignant peut refuser un entretien avec le chef d’établissement. C’est problématique puisque certains sujets ne peuvent donc pas être évoqués dans un cadre garantissant la confidentialité. En outre, il n’est pas toujours facile de faire venir un inspecteur pour un entretien.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pourtant au sein de votre réseau, le chef d’établissement est bien celui qui embauche l’enseignant ?
M. Sullian Wiener. Tout dépend de ce que l’on entend par embaucher. Parle-t-on de celui qui signe le contrat ou de celui qui fait passer l’entretien ?
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Disons celui qui choisit.
M. Sullian Wiener. Dans notre réseau, comme dans tous les établissements sous contrat, le chef d’établissement fait passer les entretiens, mais il arrive parfois que le rectorat nous demande de recruter un lauréat de concours ou un enseignant prioritaire, une femme qui revient de congé maternité par exemple. Parfois nous aurions préféré quelqu’un d’autre, mais nous embaucherons un enseignant que nous n’aurons donc pas choisi.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Parfois, mais la règle veut que le chef d’établissement choisisse son équipe d’enseignants.
M. Sullian Wiener. Oui, mais on ne peut savoir ce que deviendra, dix ans après, l’enseignant qu’on a choisi.
M. Joan-Francés Albert. Il est primordial de parler du climat scolaire dans le cadre de l’évaluation. Il faut aussi s’intéresser à la pédagogie déployée afin de déterminer si elle permet aux élèves d’accéder à des dispositifs dans lesquels leur parole peut être entendue ou accueillie plus facilement. Cela demande du temps. Je me mets à la place des inspecteurs qui effectueront les nouveaux contrôles puisqu’ils auront à regarder un peu dans toutes les directions.
En ce qui concerne le traitement des signalements, il faut vraiment développer les réflexes. Tous les réseaux comptent des personnels dédiés pour venir en soutien des chefs d’établissement. Lorsque l’un d’eux est confronté à un problème délicat, il leur est demandé de solliciter systématiquement ces référents. Dans ce domaine, les rapports avec l’éducation nationale sont tout à fait intéressants. Nous trouvons heureusement des interlocuteurs qui répondent à nos demandes.
Les chefs d’établissement doivent aussi être conscients que si les faits sont très graves, le procureur de la République reste la personne référente. En pareil cas, il vaut mieux agir vite et de manière assez forte.
Dans nos réseaux, nous n’avons pas été confrontés à des faits extrêmement graves. Il y a eu incontestablement des faits, qui ont été gérés. J’ai en mémoire une affaire ayant abouti à la mise en retrait d’un personnel, à l’issue d’une coopération entre l’établissement et l’éducation nationale, qui a fait preuve de justesse et d’une très bonne écoute.
M. Philippe Buttani. S’agissant des contrôles et du climat scolaire, je ne peux que souscrire à ce qui vient d’être dit.
Le climat scolaire est perceptible simplement en entrant dans l’établissement et en regardant les élèves circuler et interagir avec les adultes. Mais ce n’est qu’une vision partielle. Pour pouvoir porter un regard plus juste sur la réalité, il faut évidemment aller plus loin.
Je reviens sur le panel d’interlocuteurs qui sont entendus par les inspecteurs. Oui, ils sont choisis par le chef d’établissement, souvent en fonction de la disponibilité des uns et des autres, mais ils ne sont pas choisis non plus complètement au hasard. Ils font partie des représentants d’élèves ou de parents au sein de l’établissement. Nous pouvons ainsi solliciter les élèves qui font partie du conseil de la vie de l’établissement. Ceux qui le souhaitent sont libérés de cours pour participer aux réunions ; ils viennent d’ailleurs très volontiers. Pour les parents, nous faisons appel aux représentants du conseil d’établissement et aux délégués des parents. Nous demandons à l’instance représentant les parents de désigner les personnes qui seront présentes. La latitude d’intervention du chef d’établissement est donc relativement restreinte. En outre, la parole est libre et le chef d’établissement est systématiquement absent des échanges avec les représentants de la communauté scolaire, et c’est très bien ainsi.
Pour ce qui concerne la connaissance des différentes procédures, j’imagine que les chefs d’établissement sont destinataires de notes d’information du rectorat et les transmettent aux enseignants si nécessaire. Cela dit, ces informations sont assez fluctuantes dans le temps. L’application « Faits établissement » devrait à cet égard apporter des changements positifs : elle permettra une clarification et une harmonisation là où nos interlocuteurs sont aujourd’hui souvent assez disparates. Elle permettra aussi de sécuriser la transmission des informations entre les établissements scolaires et les services académiques, voire le parquet.
Nous n’avons pas connaissance de faits graves ou de difficultés majeures entre des adultes et des élèves dans notre réseau. Cela dit, les liens entre les élèves peuvent parfois poser problème. Dans les situations récentes de tensions très fortes entre les élèves, le lien avec le service académique, et tout particulièrement le recteur ou le directeur académique, me semble vraiment primordial. Ils sont d’un conseil vraiment très important et ils apportent un soutien aux chefs d’établissement.
S’agissant des relations avec le parquet, elles se limitent à la transmission éventuelle d’informations. Je n’ai jamais eu de contact avec qui que ce soit pour des retours d’informations ou des temps d’analyse. Le temps judiciaire est très éloigné du temps scolaire.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ma dernière question porte sur le processus de recrutement des personnels autres que des enseignants payés par l’État et sur la place que vous y faites à l’honorabilité. Qu’avez-vous mis en place dans vos réseaux, notamment pour connaître le passé des candidats appelés à être au contact des enfants ?
M. David Ebidia. Nos établissements étant autonomes, c’est à eux qu’il revient de décider. Nous n’avons pas instauré de procédure commune de recrutement. Cependant le recrutement de personnels non enseignants ou même enseignants nécessite une certaine vigilance. Nos établissements demandent systématiquement les casiers judiciaires et essaient d’analyser en profondeur le parcours de la personne avant son recrutement.
M. Makhlouf Mamèche. Il en est de même pour le réseau musulman. Le chef d’établissement préside une commission de recrutement du personnel aussi bien éducatif qu’administratif dans presque tous les établissements privés musulmans. Nous exigeons un casier judiciaire vierge. En outre, la personne est recrutée en CDD avant de voir son statut évoluer.
Je souhaite insister sur l’importance de la confiance au sein de l’établissement, confiance des parents et des élèves, qui doivent se sentir libres et en sécurité.
M. Sullian Wiener. Je ferai la même réponse que M. Ebidia : chaque établissement est indépendant, donc nous n’avons pas mis en place de procédure de recrutement.
L’une des caractéristiques des établissements privés sous contrat est la forte implication des chefs d’établissement : ils sont amenés à gérer les locaux, les recrutements directs, etc. En revanche, ils n’ont pas de droit de regard sur les recrutements effectués par les prestataires, par exemple pour le ménage ou la restauration scolaire. Ils ne verront pas les CV ni les casiers judiciaires des employés, à moins que cela ne soit prévu dans le contrat – ce qui n’est pas le cas le plus souvent.
L’implication multiforme des chefs d’établissement assure une présence et un contrôle à divers niveaux et à différents moments de la vie de l’établissement. C’est important. On ressent cet investissement mais c’est de l’ordre de l’immatériel, comme pour le climat scolaire.
M. Joan-Francés Albert. Votre question alerte plus qu’elle n’interroge. Nous procédons tous un peu de la même manière pour le recrutement. Mais, dans le contexte, nous devons aller un peu plus loin.
Certes, il faut respecter l’autonomie des établissements et les règles de base, mais nous devons être plus vigilants. S’agissant de l’honorabilité, les entretiens devraient être un peu plus poussés. Le casier judiciaire est une pièce importante mais il ne suffit pas pour connaître véritablement la personne et son parcours.
Votre question m’incite à demander à nos chefs d’établissement et à chacun des réseaux d’approfondir les discussions pour disposer d’un regard tout à fait objectif sur les personnes que nous recrutons.
M. Philippe Buttani. Nous ne disposons pas de procédure commune pour les recrutements d’enseignants ou de personnels administratifs.
Pour les enseignants de la filière hors contrat, les rectorats ont instauré des contrôles très stricts et très minutieux. Avant d’être habilités à enseigner dans une filière hors contrat, ils doivent franchir une série d’étapes importantes. On peut s’interroger sur les délais de traitement : l’année scolaire commence au mois de septembre, tout le monde le sait, les dossiers sont constitués en amont ou dans le courant du mois de septembre, mais la validation peut être relativement tardive. Or, dans l’intervalle, il nous faut pourtant bien assurer des cours. C’est une réelle difficulté pour les chefs d’établissement.
On peut aussi s’interroger sur la pertinence de l’extrait de casier judiciaire pour certains enseignants dans les filières internationales, dont le parcours les a menés dans plusieurs pays. Je ne parle même pas des académies frontalières, qui font régulièrement appel à des enseignants de l’autre côté de la frontière. L’extrait de casier judiciaire ne peut être le seul élément d’appréciation.
Le climat de l’établissement ainsi que la confiance des adultes envers la direction et celle des élèves envers la direction et les adultes sont des garde-fous. Ils aident à recueillir des informations sur des situations qui pourraient être déviantes.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Outre le casier judiciaire, je voulais évoquer le Fijais, le fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes, auquel ont accès des personnels de l’administration, des préfets, des officiers de police judiciaire ou l’administration de l’éducation nationale, mais pas vous. On pourrait réfléchir à la possibilité d’une consultation pour certains recrutements.
M. Paul Vannier, rapporteur. Monsieur Mamèche, votre réseau a cette particularité d’avoir été l’objet ces derniers mois de plusieurs ruptures de contrat d’association avec trois établissements de la cité scolaire Al-Kindi et le lycée Averroès, même si le tribunal administratif de Lille a rétabli le contrat de ce dernier. La ministre a toutefois annoncé ce matin son intention de faire appel de cette décision. La commission d’enquête n’a pas à se prononcer sur la procédure puisqu’il existe une séparation nécessaire entre le travail de la justice et celui des parlementaires.
Vous avez indiqué précédemment qu’à partir de 2020, les contrôles au lycée Averroès étaient devenus inopinés. Qu’est ce qui, selon vous, explique ce changement ? Quelle est votre analyse de l’intensité et de la fréquence des contrôles que l’établissement Averroès et l’établissement Al-Kindi ont eu à connaître ces dernières années ?
M. Makhlouf Mamèche. J’aimerais d’abord vous inviter à rendre visite à l’un de nos établissements qui ont connu de nombreux contrôles, que ce soit le groupe scolaire Al-Kindi ou le lycée Averroès. Vous vous êtes bien rendus à Bétharram parce qu’il y avait un problème. Nous sommes pris, nous aussi, dans une tempête politico-médiatique, donc une visite sur place s’impose pour discuter avec les enseignants, l’administration, les élèves et les parents d’élèves d’une situation qui dure depuis 2019.
Qu’est ce qui a provoqué cette tempête de contrôles, lesquels d’ailleurs s’accélèrent ? Pas plus tard qu’hier, nous avons été informés d’un contrôle fiscal du lycée Averroès, et la semaine dernière d’un contrôle de la préfecture sur les ressources du collège. Nous avons dépassé le nombre de quatorze contrôles pour atteindre dix-sept ou dix-huit. Il en est de même pour le groupe scolaire Al-Kindi, qui a connu douze contrôles.
La tempête, l’acharnement a commencé en 2019. À cette date, Xavier Bertrand découvre que nous avons reçu des dons de la part de Qatar Charity – à ma connaissance, il n’est pas interdit de recevoir des dons de l’étranger dès lors qu’ils sont tracés. Il décide unilatéralement d’interrompre les subventions dont le versement est pourtant obligatoire pour un établissement sous contrat, mettant en difficulté le lycée Averroès. Depuis, la justice a condamné Xavier Bertrand à verser les subventions au titre du forfait d’externat. C’est un cas inédit dans l’histoire de l’enseignement privé.
Je tiens à votre disposition le contrôle de l’IGESR (Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche) ainsi que l’audit de 2022.
Le tribunal administratif de Lille dit : « Circulez, il n’y a rien à voir ! Il n’y a aucun problème. » Cette décision conforte le lycée Averroès dans son rôle.
Malgré cela, les musulmans en France, les parents d’élèves, les élèves n’arrivent pas à comprendre quelles sont les vraies motivations de ceux qui ont décidé de résilier le contrat d’association. Nous avons entendu les déclarations du ministre de l’intérieur, du ministre de la justice et du président de la région. Il est question de dons de l’étranger, ou d’entrisme, voire de frérisme, ou encore de l’interdiction d’accès des inspecteurs. Tous ces arguments ont été écartés par le tribunal administratif de Lille.
Quels sont donc les nouveaux éléments qui justifient la décision de la ministre de faire appel ? Je suis confiant, l’équipe pédagogique, les parents d’élèves, et la communauté éducative du lycée Averroès ainsi que du groupe scolaire Al-Kindi le sont aussi. C’est un déchaînement politique, un acharnement politique qui s’abat sur le réseau privé musulman. Si ces établissements privés musulmans posent vraiment problème, alors, je suis le premier à le dire, il faut les fermer et non pas se contenter de résilier le contrat d’association.
Soit on s’en tient aux conclusions des inspecteurs de la DRFIP (direction régionale des finances publiques) et à la décision de la justice, soit on fait ce qu’on veut. Il y a une volonté politique de nuire au réseau musulman.
22. Audition des responsables de la Conférence des évêques de France (CEF) (29 avril 2025 à 16 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), MM. Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France (CEF), et Benoît Rivière, président du Conseil pour l’enseignement catholique, et Mme Céline Reynaud-Fourton, directrice des affaires institutionnelles et internationales de la CEF ([22]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Comme vous le savez, nous avons auditionné début avril M. Philippe Delorme, secrétaire général de l’enseignement catholique (Sgec), M. Sylvain Cariou-Charton, président de l’Union des réseaux congréganistes de l’enseignement catholique (Urcec), et M. Christophe Schietse, son secrétaire général.
Il nous a semblé indispensable de vous recevoir aussi dans la mesure où ce sont les évêques qui exercent la tutelle des établissements privés diocésains installés dans leur ressort territorial.
Je précise que le cardinal Jean-Marc Aveline succédera à M. de Moulins-Beaufort à la tête de la Conférence des évêques de France (CEF) le 1er juillet prochain.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Éric de Moulins-Beaufort, M. Benoît Rivière et Mme Céline Reynaud-Fourton prêtent successivement serment.)
Pouvez-vous décrire l’organisation de l’enseignement catholique aux différents échelons et les liens hiérarchiques entre les différentes structures, des établissements et organismes de gestion de l’enseignement catholique (Ogec) à la Conférence des évêques de France ?
M. Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France. Au nom des évêques de France, je veux d’abord dire que nous partageons pleinement les objectifs de votre commission. Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), voulue par la Conférence des évêques et par la Conférence des religieux et religieuses de France et confiée à M. Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, comme le rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) et de nombreux témoignages, nous permettent de connaître mieux que jamais la réalité des violences sexuelles commises à l’encontre d’enfants et d’adolescents. Toute l’humanité sait aujourd’hui quel terrible empêchement de vivre ces violences provoquent tout au long de l’existence de celles et ceux qui en ont été les victimes.
Monseigneur Rivière et moi-même pensons d’abord à ces personnes.
Si l’Église catholique s’attache à soutenir et à encourager des établissements scolaires qui puissent être reconnus comme catholiques, c’est parce qu’elle est convaincue de pouvoir contribuer à la formation des enfants et des jeunes grâce aux ressources de la pensée chrétienne et de l’Évangile pour le développement de chacun selon son unicité et dans toutes les dimensions de son être. Une telle éducation doit être ouverte à tous, accessible à tous. En aucun cas il ne peut être question de cautionner ou de tolérer une conception de l’éducation qui reposerait sur la violence ; il est moins encore question de tolérer quelque violence sexuelle que ce soit.
Dans le cadre des lois de notre pays, l’enseignement catholique s’est construit, en particulier depuis 1959 et la loi Debré, sur un principe de liberté – liberté d’association et liberté d’enseignement. La protection des enfants impose aujourd’hui plus de vigilance, plus de contrôle, plus de formation, mais aussi plus de disponibilité et de capacité d’écoute et de soutien.
Dès avant le rapport de la Ciase, l’ensemble des diocèses de France et l’enseignement catholique s’étaient engagés avec détermination pour renforcer la protection des mineurs. Depuis ce rapport, remis en octobre 2021, nous avons intensifié cet effort. Nous avons conscience qu’il doit encore se développer. Pour autant que cela dépende de nous, vous pouvez compter sur notre engagement.
Vous m’interrogez sur l’organisation de l’enseignement catholique en France. Il est le résultat d’une longue histoire et d’initiatives très variées – de familles, de paroisses, de diocèses, de congrégations religieuses. Il y a eu ensuite une unification progressive. Les statuts de 1992 ont introduit la notion de tutelle, diocésaine ou congréganiste : les établissements ne sont donc pas isolés ; ils appartiennent à un réseau. Des structures de coordination et d’échange d’information ont été mises en place, ainsi que des visites et des évaluations. Cela permet aussi une représentation générale de l’enseignement catholique devant les autorités de notre pays, en particulier le ministère de l’éducation nationale. C’est ainsi que le secrétariat général de l’enseignement catholique s’est constitué et progressivement renforcé.
La Conférence des évêques n’est pas une autorité hiérarchique dans l’Église catholique, mais une structure de coordination et de travail commun des évêques. J’en suis le président, mais cela ne fait pas de moi le patron des évêques ou le chef de l’Église de France. Je ne nomme pas les évêques, je ne les révoque pas, je ne les évalue pas ; j’essaye d’organiser notre travail commun, illustré par les deux assemblées plénières que nous tenons chaque année, l’une à l’automne et l’autre au printemps. Nous assurons aussi un rôle de représentation vis-à-vis du Saint-Siège, des autorités de notre pays et de l’opinion publique.
De façon semblable, le secrétariat général de l’enseignement catholique n’est pas une instance hiérarchique, mais de coordination, de travail commun et d’émulation, ainsi que de représentation vis-à-vis du ministère de l’éducation nationale et des pouvoirs publics d’un côté, de l’Assemblée des évêques de l’autre.
C’est la Conférence des évêques qui élit le secrétaire général de l’enseignement catholique, à qui délégation est donnée afin qu’il remplisse son rôle. Nous essayons de le choisir pour ses compétences professionnelles. Il est accompagné d’un conseil national de l’éducation catholique, que préside monseigneur Benoît Rivière depuis trois ans et jusqu’au 30 juin de cette année. Ce conseil accompagne le secrétaire général ; il joue un rôle de réflexion et d’orientation pour l’enseignement catholique.
M. Benoît Rivière, président du Conseil pour l’enseignement catholique. Le Conseil pour l’enseignement catholique est constitué d’une équipe, réduite – trois évêques, dont moi-même, rejoints par le représentant des recteurs des universités catholiques de France –, ainsi que d’un secrétaire général adjoint de la Conférence des évêques de France. Il joue un rôle d’écoute et d’accompagnement du secrétariat général de l’enseignement catholique. Nous travaillons également sur des textes d’orientation et nous participons à des rencontres et des formations nationales.
En tant que président de ce conseil, je préside également le Comité national de l’enseignement catholique (Cnec), instance assez originale puisqu’elle rassemble des représentants de tous les acteurs de l’enseignement catholique : enseignants, représentants des organisations professionnelles, parents d’élèves, maîtres, directeurs, associations sportives… Ses soixante membres élisent en leur sein une commission permanente, avec laquelle le secrétaire général travaille régulièrement.
M. Éric de Moulins-Beaufort. À l’échelle du diocèse, l’évêque diocésain nomme un directeur diocésain, parfois interdiocésain, de l’enseignement catholique : c’est lui aussi un professionnel, qui reçoit une délégation de l’évêque pour faire vivre l’enseignement catholique dans la circonscription. Il a également un rôle d’organisation du travail commun et de coordination.
Ce directeur diocésain contribue au choix des chefs d’établissement. Ceux-ci jouent un rôle important : ils ont une grande responsabilité dans la conduite de l’établissement, ainsi qu’une certaine liberté. Chaque évêque préside régulièrement un conseil de tutelle, qui permet d’être au courant de ce qui se passe dans les différents établissements et de réfléchir, avec le directeur diocésain et les membres du conseil de tutelle, à la politique globale de l’éducation : aux choix d’implantation ou de fermeture, par exemple, mais plus généralement à l’image que donne l’enseignement catholique et au service qu’il peut offrir aux familles.
Se tient aussi, deux à trois fois par an environ, une réunion du conseil des tutelles, qui réunit l’évêque, les tutelles diocésaines et les tutelles congréganistes.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci pour cette introduction.
La Ciase a publié en mars 2025 un intéressant rapport consacré au suivi des recommandations de ses groupes de travail. On y trouve notamment des considérations relatives aux établissements scolaires. La conclusion de ce rapport pointe un décalage entre l’élan initial et les actions concrètes mises en place ; elle souligne aussi l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir et appelle à ne pas se décourager face aux résistances et à l’ampleur du travail.
Quelle est votre réaction à cette conclusion ? Quelles sont ces résistances ? Qu’est-ce qui empêche encore d’avancer plus vite ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. Nous, évêques, avons énormément travaillé ce sujet des violences sexuelles, dès avant 2016, c’est-à-dire avant le rapport de la Ciase. Il nous occupe constamment. Nous avons rencontré beaucoup de personnes victimes, nous avons appris à comprendre un peu ce qu’elles ont subi, vécu.
Il importe aujourd’hui que d’autres fassent cette expérience que nous avons faite, chez les catholiques comme chez l’ensemble de nos concitoyens d’ailleurs. Tout le monde doit réaliser ce qu’est une violence ou une agression sexuelle, quelles en sont les conséquences, et de ce fait quelle doit être la vigilance de chacun pour ne pas tolérer certains gestes, pour ne pas laisser certaines situations s’installer. Toute position d’autorité peut être pervertie, notamment sous la forme d’abus sexuels, en particulier lorsque des enfants et des adolescents sont concernés.
Le rapport de la Ciase a fait apparaître une proportion considérable de ces abus et de ces violences sexuelles à l’encontre de personnes mineures, qui dépasse ce dont on avait conscience : 14,5 % des femmes et 8 % des hommes disent avoir été agressés sexuellement quand ils étaient mineurs. Ce chiffre était connu de l’Inserm – l’Institut national de la santé et de la recherche médicale – mais il n’avait pas encore percé dans la conscience publique. C’est un problème global dont toute la société doit prendre conscience. Ce processus est en cours. Il faut un changement de culture, et il vaut la peine de consentir les efforts nécessaires pour instaurer une culture de la vigilance et de la bientraitance. Mais il ne suffit pas que les évêques en soient persuadés ; cette conviction doit être présente à tous les échelons.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. L’un des groupes de travail était consacré à la vigilance et au contrôle sur les associations de fidèles menant la vie commune. Dans ses recommandations, il appelait à une meilleure concertation entre les évêques lorsqu’une association donne des signes de dysfonctionnement, à une amélioration des visites extraordinaires grâce à un guide de bonnes pratiques, à des rencontres régulières et à des formations relatives à l’emprise et à l’abus.
Je pense au village d’enfants de Riaumont, qui se trouve dans une situation particulière car il a beaucoup changé de statut au cours du temps : internat organisé par des prêtres où les enfants étaient placés par les institutions, école hors contrat, accueil de mineurs plus ou moins bien défini. Les nombreuses plaintes montrent de graves dysfonctionnements. La Conférence des évêques a-t-elle engagé des actions à ce sujet, même si j’entends bien qu’elle ne dispose pas d’une autorité hiérarchique sur toutes les congrégations ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. L’Église catholique est un grand lieu de liberté, où beaucoup peuvent faire un peu ce qu’ils veulent : on présuppose que leur intention est bonne, que leur action sera bonne et bénéfique. Les statuts canoniques, qui sont variés, sont fondés sur la confiance. Certains sont garantis par le Saint-Siège : les évêques n’ont pas toujours une autorité directe.
Il est en effet arrivé par le passé que l’on accorde à ces structures une trop grande confiance et que les instruments de visite et de contrôle ne soient pas utilisés comme ils auraient pu l’être.
L’affaire de Riaumont remonte loin dans le temps, et dure, j’en ai bien conscience. Elle s’est installée – en lien avec les autorités judiciaires de notre pays, d’ailleurs, puisque celles-ci ont confié des missions à l’institution gérant ce village d’enfants, ce qui contribue à la rendre difficilement contrôlable par l’évêque du lieu. C’est un des domaines dans lesquels nous devons renforcer nos dispositifs. Là encore, il faut un changement de culture. Tous les dispositifs de contrôle, de visite, d’évaluation n’empiètent pas sur la liberté : ils sont au contraire à son service, nous nous en rendons bien compte aujourd’hui. Quand il s’agit d’enfants, la liberté doit s’armer de précautions. Nous avons pris conscience de l’ampleur et des conséquences des violences sexuelles faites aux enfants, comme jamais dans l’histoire, je le redis : nous avons le devoir de prendre toutes les mesures de contrôle nécessaires de la liberté laissée à certains.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il pourrait donc y avoir bientôt une visite de cet établissement, dans lequel nous avons rencontré trois prêtres ? Prévoyez-vous, lorsque des dysfonctionnements sont avérés, des visites inopinées ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. Aujourd’hui, un évêque qui serait mis au courant d’un cas comme celui de Riaumont saisirait la justice aussitôt.
Il faut laisser l’enquête judiciaire se faire ; ensuite, la question du statut de l’association de fidèles se posera, de toute évidence. Dans le cas de Riaumont, des décisions canoniques, éventuellement définitives, devront être prises.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Quand un signalement est fait par un établissement scolaire, des mesures conservatoires et des sanctions disciplinaires sont prises en parallèle de la procédure judiciaire. Devez-vous attendre les décisions judiciaires pour agir ? Des visites ne peuvent-elles pas se dérouler en parallèle ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. Je n’ai pas été assez précis.
Je ne connais pas bien le dossier de Riaumont, qui ne relève pas de mon autorité directe. Mais j’ai eu à connaître un cas dans un établissement scolaire du diocèse dont j’ai la charge. L’action en justice et l’action disciplinaire à l’égard du chef d’établissement ont été menées en parallèle. En l’occurrence, il s’agissait d’un laïc. Dans le cas de prêtres diocésains, hors du cadre scolaire, le signalement s’accompagne de mesures conservatoires, discutées avec le procureur. C’est désormais notre pratique.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il existe, je crois, des conventions entre les évêques et les parquets.
M. Éric de Moulins-Beaufort. Oui, mais qu’elles existent ou pas, c’est maintenant notre pratique ordinaire. Ce sont les règles que nous avons adoptées – et qui sont d’ailleurs celles de notre République.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Un autre des groupes de travail a réfléchi à l’accompagnement des mis en cause. Lorsque quelqu’un a été mis en cause, ou a fait l’objet d’une plainte pour des faits prescrits, que faites-vous pour que cette personne n’intervienne plus auprès de mineurs, par exemple dans un autre établissement ? Y a-t-il un suivi pour éviter que les faits ne se reproduisent ? Les victimes que nous avons entendues nous ont souvent parlé des déplacements de prêtres mis en cause.
M. Éric de Moulins-Beaufort. Si autrefois il y a eu beaucoup de prêtres en établissements scolaires, ce n’est plus le cas : nous ne sommes plus dans la situation qui prévalait des années 1950 jusqu’aux années 1980. Très peu de prêtres ont des responsabilités d’enseignement ou de direction ; certains – les « prêtres référents » dans notre jargon – interviennent dans les écoles. Il doit y avoir trois ou quatre cas de prêtres directeurs en France aujourd’hui. Il en va peut-être un peu différemment pour les internats.
Quand un prêtre est condamné, ou qu’il a été mis en cause mais n’a pas pu être condamné parce que les faits étaient prescrits ou trop difficiles à caractériser par la justice, nous avons établi une procédure de suivi. Comme tout citoyen qui n’a pas été condamné, il a le droit de vivre, et il faut bien lui trouver une possibilité de s’employer.
Une commission, présidée par Alain Christnacht, est chargée de conseiller les évêques sur le type de ministère pouvant être confié à tel ou tel prêtre, étant donné ce que l’on peut savoir du dossier. Cela devrait empêcher qu’il se retrouve devant des mineurs.
Nous avons également pris l’engagement de transmettre aux différents lieux les dossiers complets et d’informer sur place. Nous avons publié l’an dernier un vade-mecum qui énonce des règles d’information des personnes qui auraient à se trouver face à ce prêtre.
Quand il s’agit d’enseignants, ils dépendent le plus souvent de l’éducation nationale. Ce sont les règles disciplinaires de celle-ci qui s’appliquent.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous l’avez dit, il y a des prêtres dans les internats, ou dans des structures périscolaires.
M. Éric de Moulins-Beaufort. Des prêtres, mais pas ces prêtres qui ont commis des actes pédocriminels ! En tout cas, nous faisons tout pour que ce ne soit pas possible, pour que l’information soit suffisamment bien partagée et que l’on n’ignore pas le passé d’un prêtre, d’un religieux ou d’une religieuse. Mais nous devons aussi respecter les règles du règlement général sur la protection des données (RGPD), qui s’imposent à nous comme à tout citoyen français : la personne mise en cause n’est pas sans droits. Il faut arriver à combiner toutes ces contraintes, ce qui peut se révéler complexe.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Le groupe de travail sur l’analyse des causes de violences sexuelles dans l’Église a défini des directions de réflexion, notamment les questions du cléricalisme, de l’entre-soi du monde catholique, et enfin de la morale et de l’anthropologie, mais indique qu’elles n’ont pas été travaillées. Comment estimez-vous pouvoir faire avancer ces questions ? Si elles n’ont pas été approfondies, c’est peut-être le signe d’une vraie difficulté. Quel est le lien avec la prévention des violences sexuelles ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. Je partage les conclusions du rapport, mais je suis un peu étonné qu’on lise dans le rapport que ces réflexions n’ont pas avancé.
Un travail a été mené sur la morale sexuelle. Il a donné lieu à un colloque qui s’est tenu à l’université catholique d’Angers. C’est un premier pas, d’autres seront nécessaires, certes.
C’est aussi une discussion qui peut se tenir à l’échelle de l’Église universelle.
J’ajoute que la compréhension de la sexualité, et de la part de violence qu’elle peut contenir, a beaucoup évolué. C’est un élément qu’il faut désormais prendre en considération dans la formation de tous les acteurs – par l’Église, mais aussi par l’État ou d’autres institutions. On ne peut plus être naïf sur ces sujets. Comme l’a dit dans l’une de nos sessions, au début du mois de mars, la présidente des Criav (centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles), on a longtemps pensé que le pervers sexuel était un monsieur en imperméable qui faisait de l’exhibitionnisme devant les petits enfants ; aujourd’hui, on sait que c’est le plus souvent une personne de confiance des enfants. C’est un proche plutôt qu’un inconnu à l’affreux visage qui les menace au coin d’un bois. C’est une idée qui doit être travaillée, et l’Église prendra sa part, mais avec l’ensemble de la société et des personnes compétentes – médecins, psychologues, sociologues… C’est un travail au long cours, qui avance, même si le rythme peut paraître trop lent.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le 20 février dernier, la Conférence des évêques de France a réagi aux révélations concernant l’établissement Notre-Dame de Bétharram. Vous indiquez dans un communiqué de presse être prêts à « agir en tous les domaines de la vie de l’Église pour que le silence soit levé sur tous les faits de violence ». Vous avez d’ailleurs réitéré ici cet engagement.
Quelles actions la Conférence des évêques de France a-t-elle récemment engagées pour combattre ces phénomènes de violence dans les établissements qui relèvent, d’une façon ou d’une autre, de l’enseignement catholique ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. Je vous remercie d’avoir indiqué que nous menions ce combat avec sincérité. Il doit désormais s’étendre davantage au sein de l’enseignement catholique.
Nous avons agi avant la publication du rapport de la Ciase, et même avant 2018. Dès 2016, l’enseignement catholique a élaboré un programme de protection des publics fragiles (3PF), renforcé à la suite de la remise du rapport de la Ciase et encore affiné récemment. Ce programme est actuellement déployé dans les 100 diocèses de France, qui ont nommé 122 référents sur ce sujet – certains diocèses bénéficient de l’intervention de plusieurs référents. La Conférence des évêques de France encourage l’enseignement catholique à continuer dans cette voie.
De même, la formation des chefs d’établissement et des directeurs diocésains a été renforcée afin d’améliorer leur compréhension de ce qui a pu se passer – et de ce qui peut encore se passer – et de les éclairer quant aux procédures à suivre lorsqu’un fait leur est signalé. Il est très important qu’ils agissent pour prévenir de telles situations et portent une attention particulière aux fragilités manifestées par certains enfants : elles peuvent témoigner de mauvais traitements, d’agressions sexuelles ou de harcèlement subis à l’école, au sein de la famille, dans un club de sport ou ailleurs. Longtemps, les personnes percevant ce type de signes ne savaient pas très bien à qui s’adresser : nous travaillons aujourd’hui pour que les référents chargés de traiter ces situations soient clairement identifiés et sachent ce qu’ils ont à faire.
Ce travail est donc en cours : il s’inscrit dans la vie ordinaire de l’enseignement catholique. Monseigneur Rivière pourra vous dire que le sujet a été souvent évoqué au sein du Conseil pour l’enseignement catholique, et que le secrétaire général et les différentes instances de l’enseignement catholique ont été encouragés à le prendre au sérieux.
Les révélations concernant Bétharram posent la question du fonctionnement des internats. Ce problème, qui n’avait pas été suffisamment identifié, mérite effectivement un traitement particulier : il s’agit d’entendre, d’accompagner et d’aider les victimes, dans la mesure du possible, mais aussi d’empêcher que les situations décrites puissent se reproduire. Je pense que de telles situations n’existent plus aujourd’hui en France, mais il convient de rester vigilant pour s’en assurer. Pour ma part, j’ai été stupéfait de découvrir que des violences aient pu être commises à Bétharram jusqu’en 1992, 1994 ou 1995, et être signalées à la justice sans susciter aucune réaction. En tant que citoyen français, j’y vois un sujet de grande interrogation.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les violences ont probablement perduré jusque dans les années 2000, et peut-être même jusque dans les années 2010, à en croire certains plaignants.
M. Éric de Moulins-Beaufort. Vous parlez ici des violences entre enfants.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pas nécessairement. C’est la justice qui répondra à cette question. Le sujet des violences, notamment sexuelles, commises sur des enfants ne nous renvoie pas seulement au passé : il concerne aussi notre présent et nous incite à agir pour les faire cesser.
Vous avez évoqué des formations renforcées visant à permettre aux directeurs diocésains et aux chefs d’établissement de mieux comprendre et signaler ces phénomènes. Ces formations ont-elles été proposées à partir de 2016 ? Si non, à quel moment l’ont-elles été ? Comment sont-elles organisées ? Ont-elles lieu tous les ans ? Quelle procédure de signalement y est-elle rappelée ?
M. Benoît Rivière. Les chefs d’établissement, qui sont pour nous les personnes centrales en matière de responsabilité – puisque chaque établissement est autonome –, reçoivent une formation initiale de 112 heures réparties sur deux ans. Cette formation comporte, en particulier depuis 2016 – donc avant la remise du rapport de la Ciase –, des modules spécifiques portant sur la protection des mineurs. Monseigneur de Moulins-Beaufort a mentionné le programme 3PF, lui-même décliné en un plan Boussole, qui donne aux chefs d’établissement les outils appropriés pour associer à ce travail leurs équipes pédagogiques. L’instauration d’un climat de bienveillance et de bientraitance est en effet l’affaire de tous.
Cette formation initiale, suivie par l’ensemble des chefs d’établissement de France, sans exception, est complétée par une formation continue, qui peut être assurée, au sein des diocèses, par le directeur diocésain de l’enseignement catholique. Ainsi, en Bourgogne, où j’exerce mes fonctions épiscopales, des journées entières sont spécifiquement consacrées, depuis des années – avant même la publication du rapport de la Ciase, mais plus encore depuis cette date –, à la protection des publics fragiles, à la prévention des violences éducatives et au signalement des violences sexuelles.
Il existe donc bel et bien une formation initiale et continue. Les deux dernières promotions ont même bénéficié des interventions d’un procureur ainsi que de la secrétaire générale de la Ciivise, Mme Alice Casagrande, que vous avez vous-mêmes auditionnée.
Vous m’avez interrogé sur les procédures mises en œuvre. Dans mon diocèse, lorsqu’un fait grave est suspecté, le chef d’établissement adresse immédiatement un signalement au procureur et en informe le directeur diocésain. Il y a donc une action conjointe du chef d’établissement et du directeur diocésain, lorsque l’établissement est sous tutelle diocésaine, ou du responsable de la tutelle congréganiste.
M. Paul Vannier, rapporteur. Parallèlement, le directeur diocésain de l’enseignement catholique ou le responsable de la tutelle congréganiste transmet-il immédiatement cette information à son interlocuteur au sein de l’administration de l’éducation nationale ?
M. Benoît Rivière. Oui. Le secrétaire général d’académie est tenu informé de ces choses-là.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’aimerais vous interroger sur les messages que vous adressez aux prêtres qui interviennent dans les établissements privés sous contrat.
Monsieur de Moulins-Beaufort, vous avez déclaré en 2021, au lendemain de la publication du rapport de la Ciase : « Le secret de la confession s’impose à nous et s’imposera à nous. En cela, il est plus fort que les lois de la République. » On voit bien en quoi cette affirmation est radicalement contradictoire avec la nécessité de signaler une violence, notamment sexuelle, dont témoignerait un enfant, un adolescent ou un adulte lors de ce moment très particulier qu’est la confession. Réitéreriez-vous ce propos aujourd’hui ? L’estimez-vous compatible avec la nécessaire culture du signalement, que vous tentez vous-même de promouvoir, et avec les dispositions de l’article 40 du code de procédure pénale, dont l’usage est indispensable pour lutter contre les violences faites aux enfants ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. Après avoir fait cette déclaration dans le cadre d’une interview sur France Info, j’en ai donné une explication écrite que j’ai soumise au ministre de l’intérieur de l’époque, M. Darmanin, avec lequel j’avais pu m’entretenir.
Ce propos doit être situé dans l’affirmation que nous avons faite de la nécessité de signaler tous ces faits dès que nous en avons connaissance. Il ne faut surtout pas croire que nous voudrions entretenir un climat qui nous permettrait de garder ces témoignages pour nous. Il est nécessaire de signaler de tels faits : c’est pourquoi nous devons conduire les personnes qui nous les rapportent – les plaignants, les victimes ou ceux qui détiennent une information, quelle qu’elle soit – à les signaler ou à se signaler aux autorités civiles. Le prêtre qui reçoit une confidence doit évaluer comment agir au mieux pour que cette information soit connue des autorités judiciaires et policières de notre pays.
La confession, qui consiste à recevoir le sacrement du pardon, est un moment très particulier, singulier, pour nous autres catholiques. Ce n’est d’ailleurs pas forcément le lieu privilégié pour apprendre ce genre de faits. Pour ma part, je n’ai pas rencontré de prêtres disant en avoir pris connaissance dans le cadre du sacrement du pardon – ce qui pose d’ailleurs d’autres questions. Nous voulons surtout nous préparer au cas où des enfants ou des adolescents, encouragés par la libération de la parole, saisiraient la confession comme une occasion pour en parler.
Encore une fois, le sacrement du pardon est un moment spécial, lors duquel le pénitent est assuré que sa parole est adressée à Dieu et qu’elle n’aura donc pas de conséquences humaines. Cela encourage celui qui vient se confesser à avoir une parole plus libre. Ce sacrement peut cependant servir de point d’appui pour conduire à une autre parole, laquelle pourra donner lieu à un signalement, éventuellement émis par le pénitent lui-même.
Pour le moment, les lois de la République reconnaissent aux prêtres et aux ministres du culte un certain droit au secret, dont bénéficient d’ailleurs aussi les avocats et les médecins. Ce droit doit être utilisé avec discernement.
Les confidences reçues en confession doivent être considérées dans le cadre d’un travail global que nous menons afin que les victimes soient écoutées de manière efficace. Je me suis rendu compte à plusieurs reprises qu’il était terrible, pour les victimes qui se sont exprimées, d’avoir l’impression que leur parole, même accueillie avec bienveillance, n’emporte aucune conséquence. Depuis six ans que je préside la Conférence des évêques de France et depuis la remise du rapport de la Ciase, je me bats donc pour que la parole des victimes soit efficace et suivie d’effet. La loi qui impose de signaler toute information relative à des violences commises sur des personnes vulnérables nous aide, parce qu’il est arrivé à plusieurs reprises que des victimes se confient à nous en demandant que leur parole n’ait pas d’effet. Or, malgré cette demande, ces personnes finissaient par s’étonner qu’aucune suite n’ait été donnée à leur témoignage. Tout le travail du confesseur doit consister à amener son interlocuteur à exprimer une parole qui puisse être utilisée dans le cadre d’un signalement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Si un prêtre reçoit, dans le cadre d’une confession, le témoignage d’un viol commis sur un enfant, il ne doit donc pas, d’après vous, le signaler à la justice ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. Il doit fait preuve de discernement et d’intelligence dans sa relation avec la personne qui lui livre ce témoignage. Cela dépend de la situation : est-ce l’enfant ou le coupable qui lui fait cette confidence ? Ce n’est pas tout à fait la même chose ! Quoi qu’il en soit, le prêtre doit travailler pour qu’il en sorte une parole utilisable.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez fait référence au statut des médecins. Or le secret médical ne s’impose pas lorsqu’un mineur, qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, témoigne de faits de violences physiques ou sexuelles auprès d’un médecin. Ce dernier a alors l’obligation de révéler ces faits à l’autorité judiciaire.
M. Éric de Moulins-Beaufort. Pour autant que je sache, le médecin peut révéler ces faits sans encourir de sanctions de la part de son ordre. Il doit faire preuve de discernement. Tel est l’état de notre droit, et je considère que c’est l’honneur de notre République que de permettre ces lieux de parole différenciés dans une société comme la nôtre. Pour dire les choses autrement, les médecins ont la possibilité de transgresser le secret médical sans être sanctionnés lorsqu’ils révèlent des violences sexuelles commises sur des personnes mineures ou vulnérables.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ils ont l’obligation de le faire.
Vos propos sont extrêmement clairs : pour vous, le prêtre qui recevrait en confession une information relative au viol d’un enfant n’est pas obligé de la transmettre à la justice.
M. Éric de Moulins-Beaufort. Il a l’obligation d’en faire quelque chose.
M. Paul Vannier, rapporteur. Mais que peut-il faire d’autre qu’un signalement à la justice ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. Chaque cas est particulier : cela dépend de ce que le prêtre peut obtenir de la personne qui se confesse. Si c’est un enfant ou un jeune, le prêtre peut l’encourager à lui raconter les faits en dehors du cadre sacramentel, symbolique, de la confession : il sera alors libre de sa parole. Plusieurs dispositifs sont possibles, et nous travaillons justement en vue de renforcer notre capacité à recevoir la parole des enfants.
Je rappelle que la confession se fait dans un certain anonymat. Elle se tient d’ailleurs parfois dans un confessionnal, où le prêtre ne voit pas le pénitent, auquel il ne demande pas son nom. Il ne dispose donc pas toujours des éléments pour faire le signalement dont vous parlez. Vraiment, tout dépend de la situation.
Quoi qu’il en soit, le prêtre a le devoir de chercher comment faire aboutir la parole qu’il a reçue.
M. Paul Vannier, rapporteur. Mais vous ne demandez pas au prêtre de transmettre systématiquement au procureur un signalement sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale, dès lors qu’il connaîtrait l’identité de la personne en cause et qu’il aurait suffisamment d’éléments pour le faire.
M. Éric de Moulins-Beaufort. Autant que je sache, les prêtres ne sont pas des fonctionnaires de l’État. L’article 40 du code de procédure pénale ne s’impose donc pas à eux.
Encore une fois, le prêtre ne demande pas au pénitent de décliner son identité : il ne sait donc pas forcément qui il reçoit en confession. Et si la personne n’a pas envie de donner son nom, elle ne le donnera pas.
M. Paul Vannier, rapporteur. C’est très clair.
Vous avez dit que la Conférence des évêques de France avait pour rôle d’accompagner le secrétariat général de l’enseignement catholique. Or, dans un courrier adressé en novembre 2024 au cabinet de la ministre de l’éducation nationale, M. Delorme, que nous avons auditionné il y a quelques semaines, qualifiait le guide du contrôle des établissements privés sous contrat, alors en cours d’élaboration, de « manuel de l’inquisiteur ». Cette appréciation est-elle partagée par la Conférence des évêques de France ?
M. Benoît Rivière. La parole est libre, et il me semble que M. Delorme s’en est expliqué devant votre commission. Il n’est évidemment pas opposé au contrôle de l’État – ce n’est jamais la position du Sgec.
Cette lettre a été envoyée alors que nous venions de connaître une très belle expérience de concertation entre l’État et l’enseignement catholique à propos d’un dispositif d’évaluation, pour lequel le Sgec avait travaillé de concert avec les services du ministère de l’éducation nationale afin de définir les nomenclatures et les cahiers des charges. Le dialogue s’était étendu aux réseaux d’enseignement privé non catholique, et l’État avait même demandé au Sgec de participer à la formation des évaluateurs.
Ce processus a été exemplaire et mériterait d’être poursuivi. Il permet en effet d’effectuer non pas un contrôle disciplinaire, mais d’amener les établissements à procéder à leur autoévaluation. L’établissement contrôlé élabore un dossier préparatoire, qu’il transmet à une équipe d’évaluateurs relevant à la fois de l’enseignement public et de l’enseignement privé sous contrat. Ces derniers visitent alors l’établissement, où ils peuvent interroger qui ils veulent ; une semaine plus tard, après avoir mené un travail précis, scientifique, basé sur des nomenclatures, ils viennent rendre compte de leur évaluation devant toute la communauté éducative. D’après ce que j’ai vu dans mon diocèse et entendu au Sgec, c’est un dispositif qui a bien fonctionné mais n’a pas encore été appliqué à tous les établissements.
C’est dans cet esprit que M. Delorme a posé quelques questions sur d’autres contrôles.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je pense que vous faites une erreur d’interprétation. Il est vrai que des évaluations d’établissements ont été engagées il y a quelques années et que les établissements privés sous contrat sont ainsi évalués au rythme prévu. Cependant, le guide que j’ai évoqué porte sur le contrôle administratif des établissements privés sous contrat. C’est ce projet de guide que le secrétaire général de l’enseignement catholique a qualifié de « manuel de l’inquisiteur ». Dans son courrier de trois ou quatre pages, il s’oppose radicalement à la perspective d’un renforcement du contrôle, puisqu’il demande la suppression de vingt-six points et de deux des huit fiches de contrôle prévues, notamment de celle relative à la vie scolaire et aux internats. Or, vous l’avez vous-mêmes indiqué, la question des internats est cruciale. Nous étions alors en novembre 2024, avant les dernières révélations sur l’établissement Notre-Dame de Bétharram, où des crimes sexuels ont été commis, en particulier, à l’encontre d’élèves internes.
Permettez-moi donc de préciser ma question : l’appréciation que le secrétaire général de l’enseignement catholique porte dans ce courrier est-elle partagée par la CEF ? Est-elle discutée par cette instance ? Au contraire, est-ce en toute autonomie, de sa propre initiative, sans que vous ayez été associés, consultés ou informés, que le secrétaire général de l’enseignement catholique s’est adressé en ces termes au ministre de l’éducation nationale ?
M. Benoît Rivière. Je n’ai pas confondu les deux types de contrôle ; j’ai voulu décrire l’esprit dans lequel le secrétaire général travaille avec l’État. Je n’approuve évidemment pas la formulation utilisée, mais la correspondance que le secrétaire général adresse au ministère ne requiert aucune validation, par qui que ce soit dans l’épiscopat, en application du principe de subsidiarité. J’entends bien que le dispositif d’évaluation est différent du contrôle que vous évoquez, mais je tenais à souligner qu’il avait été conçu dans un bon état d’esprit. C’est de cette manière que nous voulons travailler ensemble, secrétariat général de l’enseignement catholique et ministère.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour vous, il est donc très clair que les contrôles opérés par les services de l’État, notamment par les services d’inspection de l’éducation nationale, doivent également porter sur la vie scolaire, l’internat et l’ensemble des moments de la vie de l’élève.
M. Benoît Rivière. Oui, naturellement, car la vie scolaire concerne la sécurité des enfants et des locaux, la protection de l’enfance ainsi que le respect des valeurs de la République. Elle touche cependant aussi à des domaines qui relèvent de la liberté du chef d’établissement – ce qui ne signifie pas qu’il y a des choses à cacher !
En aucun cas le secrétaire général n’a voulu s’opposer au contrôle administratif de l’État. Son intention était de discuter de certaines formalités liées à ce contrôle.
M. Paul Vannier, rapporteur. Quand on appelle à la suppression de pans entiers d’un guide, c’est que l’on s’y oppose ! Mais chacun est libre d’avoir son appréciation. Vous nous confirmez donc que vous ne vous retrouvez pas dans les termes utilisés par le secrétaire général de l’enseignement catholique.
Le mandat de ce dernier va s’achever, et la Conférence des évêques de France a fait le choix d’élire une autre personne à cette fonction. Avez-vous transmis au nouveau secrétaire général une feuille de route qui aborde en particulier la question des violences physiques, psychologiques et sexuelles dans les établissements privés sous contrat relevant de l’enseignement catholique ? Le cas échéant, que contient cette feuille de route à ce sujet ?
M. Benoît Rivière. M. Philippe Delorme va effectivement bientôt quitter ses fonctions, puisque le statut prévoit un mandat de trois ans renouvelable une fois. Pour lui succéder, les évêques viennent d’élire M. Guillaume Prévost, qui prendra ses fonctions le 1er septembre. À l’évidence, les contacts commencent à être pris, puisque l’actuel et le futur secrétaire général se sont rencontrés pour organiser la passation des pouvoirs. La protection des publics fragiles, notamment des enfants, est naturellement l’un des sujets majeurs dont ils seront amenés à discuter.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans sa déclaration du 20 février 2025, que j’ai évoquée tout à l’heure, la Conférence des évêques de France a regretté « que les contrôles prévus et les différentes inspections qui ont eu lieu, tant de la part de l’éducation nationale que de celle des structures de l’enseignement catholique, sur une période de plus de cinquante ans, n’aient pas permis de mettre au jour la réalité inqualifiable que subissaient les enfants scolarisés au sein de [l’établissement Notre-Dame de Bétharram] ». Vous évoquez donc des contrôles qui auraient été conduits par des « structures de l’enseignement catholique ». Quels ont été ces contrôles, et à quelles conclusions ont-ils abouti ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. C’est moi qui ai rédigé cette phrase, et je dois dire que je l’ai fait avec une certaine naïveté, du fait de ma relative ignorance du fonctionnement passé de l’enseignement catholique. Je suis moi-même un pur produit de l’enseignement républicain, et je n’ai connu l’internat qu’en collège militaire – où je n’ai jamais subi de violences, de quelque ordre que ce soit. Il me semblait évident qu’il y avait, comme aujourd’hui, des contrôles ou ce que nous appelons des visites de tutelle ; or j’ai appris après coup que, jusqu’en 1992, cela ne se faisait pas, et qu’un établissement comme Bétharram avait donc pu vivre dans une sorte de solitude, peut-être entretenue compte tenu du caractère particulièrement pervers d’un certain nombre de ses responsables. Je suivrai avec attention les travaux de la commission historique mise en place par la congrégation pour comprendre ce qui s’est réellement passé et comment cet établissement a pu vivre dans une telle autarcie, dans un silence qui a permis à des gens extrêmement dangereux de sévir pendant longtemps et même de se succéder. Pour moi, il s’agit vraiment d’une très grande interrogation et d’un très grand scandale.
Je le répète, j’ai découvert que les contrôles et visites qui existent aujourd’hui et auxquels je suis habitué depuis que je m’intéresse à l’enseignement catholique, n’existaient pas jusque dans les années 1990. En tout cas, ils n’étaient pas organisés de manière aussi rigoureuse. Il est donc tout à fait possible qu’aucun contrôle n’ait été exercé à Bétharram, ce que je trouve très grave et ce qui met en cause, de mon point de vue, la congrégation responsable de cet établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez évoqué la commission ad hoc que la congrégation vient de mettre en place à propos des crimes commis à Bétharram. J’ai en ma possession une note de monseigneur Vuillemin « à propos du dispositif d’accompagnement des personnes en cas d’abus sexuels sur majeurs ». C’est le dossier H dont vous avez discuté, je crois, lors de la dernière assemblée plénière des évêques de France. Cette note appelle notre attention sur les structures de justice restaurative que l’Église a mises en place, telles que l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr) ou la commission Renaissance et réparation (CRR), dont nous avons d’ailleurs auditionné des représentants. Elle semble faire état de certaines interrogations, puisqu’elle indique que la notion de tiers de justice pose question et qu’elle pointe une tentation de « créer une justice parallèle ». Quelle est donc votre appréciation sur ces structures que l’Église a mises en place dans le cadre de l’affaire Bétharram et qui sont distinctes du cadre républicain, de la justice ordinaire dont relèvent normalement de tels crimes ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. Nous considérons tous que la justice de la République doit passer là où elle le peut. Comme tout citoyen et comme toute structure existant dans l’État français, nous devons faire en sorte qu’elle puisse s’exercer.
Nous avons mis en place des dispositifs particuliers de justice restaurative pour les cas où la justice républicaine ne peut pas passer, notamment parce que les faits sont prescrits. L’Inirr et la CRR traitent par exemple des dossiers où les personnes mises en cause sont décédées et ne peuvent donc pas se défendre, ou des dossiers où la qualification des faits est insuffisante pour que se tienne un procès, en raison notamment du régime des preuves dont la justice a besoin. Toutefois, ces dispositifs de justice restaurative ne remplacent pas la justice de la République : ils ne font que la compléter, pour le bien des personnes victimes. C’est en tout cas l’esprit dans lequel nous entendons agir.
M. Xavier Breton (DR). Comme lors de l’audition du secrétaire général de l’enseignement catholique, nous avons vu la confrontation de deux cultures : une logique de fonctionnement fondée sur la subsidiarité et l’autonomie, décrite par les évêques, et une logique jacobine, centralisatrice, qui transparaît des questions posées par nos rapporteurs.
Il est vrai que la subsidiarité a du bon, mais lorsque des chapes viennent couvrir un établissement ou un diocèse, les informations ne peuvent pas remonter et être prises en compte au niveau national. Réfléchissez-vous donc à une évolution de l’organisation de l’enseignement catholique, qui permettrait de faciliter la remontée d’informations tout en conservant le principe de subsidiarité ?
M. Éric de Moulins-Beaufort. Cette question est très importante. De fait, l’organisation de l’enseignement catholique est fondée sur les libertés d’association et d’enseignement telles qu’elles sont prévues par la loi française, notamment par la loi Debré de 1959. Le défi consiste à maintenir l’autonomie et la liberté pédagogique tout en empêchant que des situations deviennent hors de contrôle.
Je l’ai dit à plusieurs reprises : tout Français et même tout être humain est aujourd’hui de plus en plus conscient qu’une relation d’autorité sur des enfants risque d’être pervertie, jusqu’à la sexualisation, et que les conséquences en sont extrêmement graves. Pendant très longtemps, même la justice n’a pas tenu compte de la situation des enfants : jusque dans les années 2000, certaines décisions rendues ont sanctionné le geste du coupable mais n’ont absolument pas pris en compte ses effets sur les victimes. Cela ne peut plus durer. Il est donc impératif que la confiance s’accompagne d’une évaluation, d’un contrôle, notamment sur la question des violences, à laquelle nous sommes heureusement beaucoup plus sensibles, mais dont nous sommes surtout plus informés que les générations précédentes.
Cela fait pour nous l’objet d’une réflexion constante. Parce qu’il faut du temps pour mener ce travail, je compte sur le futur secrétaire général de l’enseignement catholique pour améliorer la circulation des informations entre les directions diocésaines et les tutelles congréganistes. En général, les échanges se passent bien, mais nous pouvons certainement renforcer le travail commun sur ce sujet et homogénéiser les pratiques pour que les signalements et les alertes soient mieux traités et que nous soyons plus vigilants sur ce que les enfants vivent non seulement dans leur établissement, mais aussi en dehors de l’école, parce que ce qu’ils endurent à l’extérieur peut retentir sur leur comportement scolaire.
Pour rendre notre action encore plus efficace, nous aurions besoin de plus de moyens. Ainsi, nous disposons de psychologues, mais de très peu de médecins scolaires – le privé est encore plus défavorisé que le public en la matière.
23. Audition de M. Olivier Caracotch, procureur de la République de Dijon, membre du conseil d’administration de la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR) (29 avril 2025 à 17 heures 30)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. Olivier Caracotch, procureur de la République de Dijon, membre du conseil d’administration de la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR) ([23]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous reprenons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires en recevant M. Olivier Caracotch, procureur de la République de Dijon, membre du conseil d’administration de la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR). Je rappelle que nous avons auditionné au début du mois d’avril Mme Sophie Macquart-Moulin, directrice adjointe des affaires criminelles et des grâces.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Olivier Caracotch prête serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Disposez-vous de données sur le nombre de plaintes adressées au parquet relatives à des violences commises par des adultes sur des enfants en milieu scolaire ? En outre, disposez-vous de données sur le nombre de signalements reçus chaque année au titre de l’article 40 du code de procédure pénale concernant ce même type de violences ?
M. Olivier Caracotch, procureur de la République de Dijon, membre du conseil d’administration de la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR). Je vous remercie d’avoir convié la Conférence nationale des procureurs de la République. En matière de prévention des violences dans les établissements scolaires, les procureurs de la République sont fort peu confrontés à une problématique de violence des enseignants ou du personnel de l’éducation nationale sur des élèves. Notre quotidien est plutôt constitué de violences entre élèves ou de violences sur le personnel enseignant, soit commis par des mineurs, soit commis par des parents. Les violences commises par les enseignants ou le personnel sur les mineurs sont plutôt un épiphénomène dans les parquets.
En outre, la CNPR n’a pas vocation à recueillir des données nationales et Mme Sophie Macquart-Moulin, directrice adjointe des affaires criminelles et des grâces, est peut-être la seule à pouvoir vous donner ces chiffres. Cependant, pour avoir précédemment occupé ses fonctions, je pense qu’elle a rencontré beaucoup de difficultés à vous communiquer de tels éléments pour des raisons statistiques. Par conséquent, je ne suis pas en mesure de vous fournir des données globales nationales. Je serais même bien incapable de vous transmettre les données qui concernent le parquet que je dirige, à savoir le parquet de Dijon, sauf à effectuer un recensement des procédures, tout en s’assurant qu’elles arrivent toutes au même endroit, ce qui globalement est le cas dans mon parquet. En effet, des circuits y ont été définis, mais ce n’est pas le cas partout. Nous sommes donc relativement aveugles sur les questions de volumétrie, même si je crois pouvoir dire qu’elle reste fort heureusement extrêmement réduite.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans les témoignages de collectifs de victimes ou de victimes qui nous écrivent, nous avons relevé beaucoup de critiques sur la justice. Elles portent d’abord sur le suivi des plaintes qui ont été déposées auprès des parquets depuis de très nombreuses années. En effet, certains disent que la parole ne s’est pas libérée, mais dans beaucoup de cas de violences dans les établissements scolaires, des plaintes ont été émises sans être suivies d’effet, comme à Bétharram, à Riaumont ou au lycée Bayen de Châlons-en-Champagne, que nous avons visité avec mon corapporteur Paul Vannier.
Cette réalité – le classement sans suite ou l’absence de retour d’information aux lanceurs d’alerte – peut être liée aux difficultés que connaît la justice en termes de moyens, mais aussi – et nous avons pu en parler avec la procureure à Châlons-en-Champagne – à l’inadaptation de certaines dispositions législatives au traitement de ce type de situations. Nous avons compris qu’avant la loi du 14 avril 2016 il n’existait pas d’obligation d’information aux administrations. Par exemple, lorsqu’un parquet était saisi par des parents d’élèves d’un cas de violence sexuelle commis par un enseignant, les procureurs n’avaient aucune obligation de signaler l’ouverture de l’enquête auprès de l’administration employeuse pour protéger d’autres enfants.
La loi du 14 avril 2016 a donc prévu l’obligation pour la justice de prévenir l’administration employeuse lorsqu’un agent commet certains faits, notamment dans l’éducation nationale. Cette obligation concerne des délits importants, dont les violences sexuelles, et est applicable à une liste de personnels définis. Elle s’applique uniquement dans le cadre d’un placement sous contrôle judiciaire, avec interdiction d’exercer au contact de mineurs ou de condamnations. Cependant, l’ouverture d’une enquête n’emporte pas l’obligation d’informer l’administration, ce qui peut poser un problème dans les cas systémiques dont nous avons eu connaissance. Pouvez-vous nous faire part de vos réactions à cet égard ? Est-il nécessaire de modifier la loi du 14 avril 2016 ?
M. Olivier Caracotch. L’absence de retour sur les classements sans suite constitue effectivement une réalité regrettable. L’institution judiciaire a certes progressé ces dernières années, mais des améliorations restent nécessaires dans ce domaine. La législation actuelle est assez claire à ce sujet et l’article 40 nous impose d’aviser les personnes ayant déposé plainte de la suite réservée à celle-ci. Cependant, diverses raisons, plus ou moins valables, ainsi qu’une culture profondément ancrée, font que cette obligation d’information n’est pas encore pleinement respectée.
J’ai d’ailleurs eu l’occasion d’être entendu par votre collègue M. Jiovanny William, rapporteur d’une proposition de loi visant à renforcer l’obligation de notification des classements sans suite aux victimes.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. L’obligation d’opérer un retour d’information existe déjà, que ce soit dans le cadre d’un article 40 ou d’une plainte classique. En effet, les procureurs sont actuellement tenus d’informer du classement sans suite, en précisant le motif, ou de la poursuite de l’affaire. Dans ce contexte, quelle serait la nouveauté apportée par une proposition de loi ?
M. Olivier Caracotch. Je ne me souviens pas précisément des dispositions du texte, mais de mémoire, il prévoyait que la victime puisse choisir le mode de notification – électronique, par lettre recommandée, etc. Il abordait également la difficulté de compréhension des notifications générées par l’application Cassiopée pour nos concitoyens. L’objectif était d’adopter un langage plus compréhensible concernant les motifs de classement sans suite, qui sont souvent des motifs types générés automatiquement par le logiciel, et d’améliorer les capacités à contester les classements sans suite.
J’ai expliqué à votre collègue que l’obtention systématique d’avis constituerait déjà une avancée significative. Cependant, leur absence s’explique par deux raisons principales, dont la première concerne le manque de moyens. La seconde est liée au développement du traitement en temps réel – téléphonique et informatique – des procédures, notamment avec la procédure pénale numérique et les instructions permanentes. Pour gérer les flux, les parquets ont mis en place des systèmes de classement sans suite quasi automatiques pour certains cas, comme les atteintes aux biens de faible valeur dans le cas où certaines investigations ont été réalisées.
Ces instructions permanentes de classement sans suite ont pour objectif que les greffes ne manipulent plus les dossiers, réduisant ainsi les retards. Cependant, dans ces situations, ce sont les forces de sécurité intérieure qui sont chargées de notifier la décision de classement sans suite, prise soit par téléphone, soit par courriel par le magistrat du parquet, ou en application de directives permanentes. Les forces de sécurité intérieure considèrent souvent, à tort ou à raison, que notifier une décision de classement sans suite correspond à des tâches indues relevant de la justice, et ne les effectuent pas systématiquement.
Bien que des progrès aient été réalisés concernant les retours sur les classements sans suite, notamment pour les affaires de moindre gravité, des améliorations restent nécessaires. Les affaires dont votre commission s’est saisie ne sont toutefois pas concernées par ces problèmes de notification.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Notre commission d’enquête se concentre en effet sur les violences commises par des adultes ayant autorité dans les établissements scolaires. Nous nous intéressons particulièrement au rôle de lanceur d’alerte, notamment lorsqu’un enseignant effectue un signalement au titre de l’article 40 ou dépose une plainte concernant des faits systémiques au sein d’un établissement. Dans ce contexte, la question ne porte pas uniquement sur le retour d’information concernant un classement sans suite, mais aussi sur l’information fournie à la personne qui a eu le courage d’agir dans un système où règne une forme d’omerta.
Notre interrogation porte sur l’évolution récente des pratiques des parquets. Compte tenu de l’actualité qui a motivé la création de cette commission d’enquête, observez-vous un changement dans la prise en compte de ce type de plaintes ? Les parquets accordent-ils une attention particulière au retour d’information fait aux lanceurs d’alerte ou aux personnes qui effectuent des signalements dans le cadre de violences faites aux enfants en milieu scolaire ?
M. Olivier Caracotch. Nul n’est insensible à l’actualité dans les parquets, où des instructions ont porté sur la prise en compte de mineurs victimes. Cependant, je distinguerai les lanceurs d’alerte des signalements effectués au titre de l’article 40 par des dépositaires de l’autorité publique ou des personnes chargées de mission de service public. Pour ces derniers, l’obligation d’information est prévue par l’article 40 lui-même.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je fais spécifiquement référence à la situation d’un enseignant qui effectue un signalement au titre de l’article 40 et qui ne reçoit jamais de retour d’information. L’enseignant est bien dépositaire de l’autorité publique et je le qualifie de lanceur d’alerte, car il s’agit souvent d’un enseignant isolé, comme à Bétharram, à Riaumont ou à Bayen. Indépendamment du statut de l’établissement, nous constatons que des femmes ont le courage de déposer une plainte et d’alerter les parquets, mais ne reçoivent jamais d’information sur les suites données par ceux-ci. Certains cas sont anciens – et nous imaginons que la situation a pu évoluer avec le temps –, mais ma question porte sur la situation actuelle. Les révélations importantes et systémiques récentes ont-elles entraîné des réactions, des adaptations ou une vigilance particulière sur ces cas auprès des différents parquets ?
M. Olivier Caracotch. Je distingue le signalement au titre de l’article 40 des autres types de signalements, car celui-ci impose une obligation d’informer sur les suites données. En outre, je pense que les parquets n’ont pas d’obligation légale d’informer une personne qui n’est pas victime et qui ne révèle pas des faits dans le cadre de ses fonctions de chargé de mission de service public.
Je dois admettre que nous faisons parfois preuve d’une certaine réticence, par crainte du risque d’instrumentalisation. Lorsqu’une révélation ne suit pas la voie hiérarchique habituelle – direction de l’enseignement diocésain pour l’enseignement catholique, DSDEN (direction des services départementaux de l’éducation nationale) –, nous nous demandons toujours si la justice ne va pas être instrumentalisée, ce qui ne signifie toutefois pas que l’enquête n’est pas menée. Cependant, si l’enquête aboutit à un classement sans suite, il est probable que nous ne pensions pas à en informer la personne à l’origine du signalement, car elle n’est ni partie à la procédure, ni mise en cause, ni victime. De plus, il existe une appréhension que l’information fournie puisse être utilisée à des fins prud’homales ou devant le tribunal administratif. Cette appréhension ne signifie pas qu’il ne faut pas informer, mais elle explique une certaine réticence à le faire.
Concernant les limitations très strictes des informations fournies aux établissements sur les enquêtes en cours, évoquées dans la loi de 2016, nous sommes confrontés à deux intérêts contradictoires. D’une part, l’information des protagonistes, potentiellement pour prévenir la commission de nouvelles infractions, ce qui explique l’orientation de la loi de 2016 vers les infractions les plus graves ; d’autre part, nous devons prendre en compte la nécessité de préserver le secret de l’enquête.
Les forces de l’ordre et la justice partagent la préoccupation de préserver les investigations en les maintenant secrètes le plus longtemps possible. Cette approche vise deux objectifs : garantir l’efficacité des enquêtes ; prévenir leur instrumentalisation. Bien que vous citiez des cas marquants et établis, nous recevons également de nombreuses révélations qui s’avèrent erronées ou non confirmées par les investigations. Dans certains cas, nous parvenons à établir qu’il s’agit d’accusations calomnieuses poursuivant d’autres objectifs que la protection des enfants.
Le procureur de la République ne peut pas considérer le contenu d’un signalement comme une vérité judiciaire établie. Il est en outre soumis à des règles qui se sont durcies. Par exemple, il doit informer la hiérarchie de la personne mise en cause après l’engagement des poursuites ou le placement sous contrôle judiciaire. L’article 11-2 du code de procédure pénale dispose que, lorsque nous informons la hiérarchie de poursuites, d’investigations ou d’un contrôle judiciaire engagés à l’égard d’une personne, nous sommes également tenus d’en aviser cette dernière.
Si vous nous contraignez par la loi à informer la hiérarchie plus en amont, il faudrait être extrêmement vigilant au regard de cet article 11-2. En effet, si nous devions informer le mis en cause avant sa garde à vue, la mesure serait contre-productive en termes d’investigations.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous évoquez l’instrumentalisation potentielle par certains lanceurs d’alerte qui seraient des enseignants. Cependant, je souhaite attirer votre attention sur la majorité des enseignants, particulièrement les directeurs d’établissements scolaires, d’écoles primaires et maternelles. Leurs syndicats nous ont clairement exprimé qu’ils avaient toujours l’impression d’évoluer à contre-courant.
Effectuer un signalement au titre de l’article 40 requiert de l’énergie, notamment pour étayer les témoignages. Cependant, ils n’ont jamais de retour et sont lassés de produire un travail difficile et long, sans recevoir d’information ensuite.
Vous mentionnez l’existence de quelques cas d’instrumentalisation ; je n’en ai pas connaissance et ils n’ont pas non plus été portés à la connaissance notre commission. En revanche, une majorité d’enseignants, par la voix des syndicats, a indiqué être désespérée face à l’absence de retour relativement aux signalements effectués au titre de l’article 40.
M. Olivier Caracotch. Nos propos ne sont pas contradictoires. Je vous garantis que nous recevons parfois des révélations qui s’avèrent non confirmées, voire totalement calomnieuses. Cependant, nous sommes également destinataires de signalements au titre de l’article 40 tout à fait justifiés. Je reconnais que le retour d’information est extrêmement variable et dépend souvent de dispositifs locaux ou interpersonnels, généralement avec la hiérarchie départementale de l’éducation nationale, notamment le Dasen (directeur académique des services de l’éducation nationale), le responsable de l’enseignement diocésain ou la Draaf (direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt) pour l’enseignement agricole. Les échanges sont plus fréquents avec ces organes qu’avec l’auteur direct du signalement au titre de l’article 40 lorsqu’il s’agit d’un directeur d’établissement.
En Côte-d’Or, la plupart des signalements passent par la DSDEN, conformément au circuit que nous avons défini. Lorsqu’une personne, comme un chef d’établissement, me signale directement les faits, il s’agit d’une méconnaissance de ce circuit ou d’une défiance envers la DSDEN. Le retour d’information se fait souvent auprès du Dasen, bien qu’il devrait également être communiqué au directeur d’école.
Je reçois fréquemment des demandes de suivi concernant des articles 40 envoyés, auxquelles je m’efforce de répondre. Ces relances interviennent souvent deux semaines, quatre semaines ou deux mois après l’envoi initial, ce qui est malheureusement incompatible avec les délais de traitement de nos procédures, sauf pour les cas nécessitant une intervention immédiate des forces de sécurité intérieure.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Lors de notre visite à Châlons-en-Champagne, la procureure nous a présenté une convention qu’elle a mise en place à son arrivée, il y a environ un an et demi. Celle-ci implique la DSDEN de la Marne et les parquets de Châlons-en-Champagne et de Reims. Elle porte sur la prise en charge coordonnée des violences et maltraitances révélées en milieu scolaire.
La procureure a jugé utile, au-delà de la circulaire du garde des sceaux du 5 septembre 2023 relative aux infractions en milieu scolaire, de préciser au niveau local les modalités de transmission des informations préoccupantes et des signalements entre l’éducation nationale et la justice. Cette convention en détaille les modalités de mise en œuvre et précise les contacts utiles au sein des deux parquets.
La procureure nous a indiqué qu’il s’agissait d’une initiative de sa part. En tant que représentant de l’ensemble des parquets de France, pouvez-vous nous dire si ces conventions existent partout ou sont en cours de rédaction ? Y a-t-il une volonté d’harmoniser et de mettre à niveau les collaborations entre l’éducation nationale et la justice dans chaque département ?
Cette convention prévoit en outre que l’école ou l’établissement scolaire rédige les signalements destinés aux parquets, s’assure qu’ils respectent la trame élaborée avec le parquet et les transmet directement par courriel à la permanence du tribunal judiciaire de Châlons-en-Champagne, avec copie à l’académie de Reims. Par conséquent, le processus ne passe pas par la DSDEN. Le fonctionnement est-il adapté selon chaque département ?
M. Olivier Caracotch. Je vous enverrai la convention type. Je pense qu’elle date de mai 2022 et qu’elle prévoit également un circuit de signalement, mais je ne voudrais pas avancer d’informations inexactes.
Des conventions types circulent entre les départements et je sais qu’il en existe une en Côte-d’Or, mais je suis incapable de vous affirmer avec certitude que tous les départements en sont dotés. La nôtre couvre tous les types d’infractions et détaille les modes de circulation de l’information et les procédures de signalement.
Je sais que la DSDEN avait insisté pour être un point de passage obligatoire afin d’être informée de tous les événements, car elle rencontre des difficultés avec le logiciel de signalement des événements marquants et des infractions par les établissements.
Je ne peux garantir que tous les parquets ont signé des conventions, mais tous en ont connaissance et ont été encouragés à le faire. Il existe également une circulaire plus ancienne, datant du 16 septembre 2015, cosignée par le ministre de l’éducation nationale et le garde des sceaux de l’époque, qui demandait la désignation de référents.
Chaque parquet dispose d’un référent éducation nationale qui interagit directement avec le référent justice de l’éducation nationale. Dans ma convention, j’ai veillé à être personnellement informé des éléments importants, en plus du référent désigné. Il est vrai que des spécificités et des inégalités existent au niveau local. Par exemple, j’ai mis en place dans mon département un observatoire qui se concentre sur les infractions commises sur les enseignants. Cette initiative fait suite à une visioconférence réunissant tous les procureurs avec les ministres de l’éducation, de l’intérieur et de la justice, pour mettre l’accent sur ce type d’infractions. Depuis 2023, nous organisons des réunions semestrielles avec les directeurs de l’éducation nationale ainsi que de l’éducation diocésaine et la Draaf pour examiner spécifiquement les infractions subies par le personnel enseignant et d’encadrement. Ces rencontres offrent également l’opportunité d’aborder d’autres sujets connexes.
M. Paul Vannier, rapporteur. La représentante de la Chancellerie que nous avons récemment auditionnée nous a indiqué que lorsqu’une personne dépose une plainte pour des faits de violences sexuelles présumées, une enquête est systématiquement ouverte, même si ces faits sont prescrits. Cette enquête aurait pour objectif d’identifier un agresseur et, le cas échéant, de prévenir la réitération de tels crimes. Pouvez-vous nous confirmer que, y compris dans les cas où les faits seraient prescrits, toute plainte concernant des violences sexuelles sur enfant entraîne automatiquement l’ouverture d’une enquête ?
M. Olivier Caracotch. Je confirme l’existence d’instructions nationales à ce sujet et, à ma connaissance, elles sont appliquées de manière globale. Elles le sont dans mon département et je n’ai pas connaissance de personnes qui ne les appliqueraient pas. Cette démarche présente l’avantage significatif d’offrir un début de réponse aux victimes, même s’il est souvent source de déception. En effet, bien que le procureur ordonne une enquête et que la personne soit entendue, l’absence de poursuites ou de sanctions, due à l’impossibilité d’agir, peut certes être vécue comme une consolation pour certaines victimes, mais elle peut constituer une profonde déception pour d’autres. Cette approche s’inscrit également dans une tendance croissante des parquets à mettre en place des dispositifs de justice restaurative, même si cette pratique n’est pas généralisée. Ces dispositifs peuvent s’avérer particulièrement pertinents dans ces situations, car ils offrent une forme de réponse aux victimes, voire aux auteurs, là où le tribunal se trouve dans l’impossibilité d’intervenir.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourriez-vous nous donner plus de détails sur ces dispositifs de justice restaurative ?
M. Olivier Caracotch. Avez-vous vu le film Je verrai toujours vos visages ? Il illustre très bien ce concept.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Faites-vous bien référence à des plaintes concernant des faits prescrits ?
M. Olivier Caracotch. Oui. Ce dispositif n’est pas dédié aux plaintes prescrites, mais il permet d’y apporter une réponse. La justice restaurative consiste à mettre en relation des auteurs d’infractions qui reconnaissent tout ou partie des faits avec des victimes d’infractions similaires, mais qui ne sont pas directement leurs victimes. Ces rencontres se déroulent sous forme de groupes de discussion où les victimes expriment les préjudices et les troubles causés par ces infractions. Les auteurs, en écoutant ces témoignages, prennent conscience des conséquences de leurs actes, qu’ils aient déjà été jugés ou non, notamment dans les cas de prescription. En Côte-d’Or, nous avons expérimenté une fois la justice restaurative pour des infractions sexuelles. J’ai tenté d’inclure des dossiers prescrits, mais les enquêtes menées sur ces faits se sont souvent heurtées à des auteurs contestant les faits. Évidemment, la justice restaurative exclut catégoriquement la confrontation entre des auteurs niant les faits et des victimes en quête de compassion et de reconnaissance de leur préjudice.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le premier ministre a annoncé que les moyens du parquet de Pau seraient renforcés pour faire face au nombre considérable de plaintes – plus de 200 à ce jour – concernant les crimes commis dans l’établissement Bétharram. Disposez-vous d’informations sur la mise à disposition effective de ces moyens pour soutenir le parquet de Pau, et sur leur ampleur ?
M. Olivier Caracotch. Le procureur de la République de Pau, également membre du conseil d’administration de la CNPR, est directement concerné par les faits évoqués. Par conséquent, il n’a pas été désigné par le conseil d’administration pour répondre à votre commission. Je ne suis cependant pas en mesure de confirmer si ces moyens supplémentaires sont déjà parvenus. J’en doute, car les mutations nécessitent un certain délai et l’avis du Conseil supérieur de la magistrature. Néanmoins, étant donné l’engagement public du premier ministre sur ce point, je ne vois pas comment cette promesse pourrait ne pas être tenue.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il existe donc, en principe, des conventions de coopération entre les DSDEN et les parquets, dont l’application varie selon les territoires. Notre rapport pourrait d’ailleurs recommander d’harmoniser ces fonctionnements et de les sécuriser. En effet, si tout fonctionnait de manière satisfaisante, nous ne serions pas confrontés à autant de plaintes non abouties ou mal orientées et à un tel silence. Dans le cadre de ces conventions, organisez-vous systématiquement des réunions d’information destinées aux chefs d’établissements publics et privés, avec la participation des parquets ? Ces réunions concernent-elles à la fois l’enseignement public, l’enseignement privé sous contrat catholique et les établissements relevant d’autres cultes ?
M. Olivier Caracotch. La convention concernant mon parquet date du 9 mai 2022. Elle prévoit effectivement un signalement direct des infractions aux services d’enquête, avec une copie transmise au parquet pour enregistrement. La convention stipule également qu’un bilan annuel doit être réalisé, comme c’est généralement le cas pour ce type d’accord. Cependant, force est de constater que cette exigence est relative, car nous réunissons rarement les comités de pilotage. Néanmoins, la convention reste active et a été récemment évoquée lors d’un état-major de sécurité. Nous réunissons habituellement chaque année un état-major de sécurité consacré aux infractions en milieu scolaire. Cette convention a été signée par le procureur, le préfet, l’inspectrice d’académie, l’enseignement catholique, l’enseignement agricole, la gendarmerie et la police nationales. Je n’ai pas connaissance de l’existence d’autres enseignements cultuels dans notre ressort, mais s’il y en avait, ils auraient bien entendu été conviés à participer.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons eu l’impression, lors de nos auditions et visites sur le terrain, que certains départements organisaient systématiquement des réunions avec les chefs d’établissements publics et privés. Lors de ces réunions, les parquets interviennent sur les questions de signalements et leur suivi. Il semble cependant que les établissements privés sous contrat ou hors contrat, notamment cultuels autres que catholiques, soient moins impliqués dans ces démarches. Ces pratiques paraissent assez variables pour le moment, bien qu’il existe une volonté de les développer.
M. Olivier Caracotch. Nous tentons d’organiser une rencontre avec le Dasen depuis un certain temps. Elle était programmée, mais a dû être annulée en raison de l’hommage rendu à Samuel Paty l’automne dernier. Nous devons encore la reprogrammer. Je confirme avoir mis en place ce type de rencontres dans mes deux précédents postes. Bien que non institutionnalisée, cette pratique est généralement appréciée par les DSDEN, car elle permet un échange direct entre le procureur et les chefs d’établissement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je pense que cette pratique n’est pas formellement mentionnée dans les conventions de coopération, mais elle pourrait l’être à l’avenir. Nous constatons un réel besoin de formation et de sensibilisation à la culture du signalement, avec un suivi et un pilotage sur le long terme.
Concernant les délais de traitement, les conventions ne prévoient pas de voie particulière ou exceptionnelle. Elles mentionnent un référent pour accompagner le dispositif de coopération, à savoir un magistrat de la section mineur-famille du parquet et un conseiller technique auprès du Dasen. Cependant, au vu de la gravité des faits révélés massivement depuis un an, notamment à Bétharram mais aussi dans d’autres régions, est-il envisagé un engagement pour un traitement plus rapide des cas potentiellement dommageables à d’autres enfants ? Je pense notamment à l’affaire de Riaumont dans le Pas-de-Calais, où la procédure dure depuis plusieurs années. Une accélération des procédures est-elle prévue pour la protection de l’enfant en milieu scolaire ?
M. Olivier Caracotch. Nous priorisons effectivement les procédures lorsqu’il existe encore un risque d’exposition des mineurs. Cependant, cette priorisation s’inscrit dans un contexte général de hiérarchisation des urgences. Nous accordons la priorité aux violences conjugales et aux violences intrafamiliales sur les mineurs en raison de leur exposition importante aux violences commises par des membres de la famille. Cette priorisation concerne également les dossiers que vous évoquez ; elle est liée à l’exigence de protection des mineurs, mais aussi au statut des personnes mises en cause lorsqu’elles font l’objet d’une mesure administrative de mise à l’écart. L’éducation nationale et l’enseignement supérieur exercent une pression légitime sur ces dossiers, notamment lorsqu’un signalement est effectué et qu’une personne est écartée par une mesure administrative pour une durée limitée à six mois. Malheureusement, il nous est impossible de clôturer toutes les enquêtes dans ce délai.
Par exemple, le commissariat de police de Dijon gère actuellement un stock de 10 000 procédures, dont 5 000 sont rentrées depuis plus d’un an. Notre rôle, comme pour la hiérarchie de la police, est de nous assurer qu’aucune affaire d’agression sexuelle, de violence conjugale ou de violence sur mineur ne stagne parmi ces dossiers en attente. Cependant, je sais qu’il y en a, et je n’en renvoie pas la responsabilité à la police. À mon arrivée au parquet de Dijon, les sujets relatifs aux mineurs accusaient un retard d’un an dans le traitement des procédures, à l’exception des signalements, qui faisaient d’objet d’un circuit d’urgence. Cette situation peut malheureusement conduire à la découverte tardive de procédures qui auraient dû être traitées immédiatement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez précédemment parlé du risque d’instrumentalisation, mais nous constatons que, lorsqu’un lanceur d’alerte au sein de l’éducation nationale ose dénoncer des violences systémiques, il se heurte parfois à une omerta et subit des pressions. Le recours à la justice au travers de l’article 40 constitue un devoir pour un fonctionnaire. J’insiste sur le fait que, qu’il s’agisse d’un fonctionnaire ou d’un élu, le dépôt d’un article 40 est une obligation. Cette démarche implique un travail sérieux de collecte de témoignages et de preuves. Il est donc essentiel que le suivi et le retour d’information concernant ces articles 40 soient effectués en considération de ce devoir citoyen, d’élu ou de fonctionnaire, et non sous l’angle d’un potentiel risque d’instrumentalisation médiatique ou politique.
Certains lanceurs d’alerte nous ont fait part de leur sentiment d’être moins écoutés après avoir osé s’adresser aux médias, comme s’ils faisaient l’objet d’un jugement de valeur de la part du parquet. En tant qu’élue locale ayant déjà eu recours à l’article 40, j’ai parfois éprouvé ce même sentiment. Cependant, il y va du devoir d’un élu ou d’un enseignant fonctionnaire confronté à une situation de violence.
M. Olivier Caracotch. Je partage entièrement votre point de vue. Je suis le premier à encourager mes partenaires à recourir à l’article 40. Lors d’une récente réunion sur les violences sexuelles et sexistes dans l’enseignement supérieur, j’ai vivement incité les participants à utiliser ce dispositif. Si je classe ensuite ces signalements, cela relève de ma responsabilité ; la leur est de révéler les faits.
Le terme « lanceur d’alerte » peut effectivement avoir une connotation péjorative, ce qui explique peut-être mon utilisation du mot « instrumentalisation ». Par exemple, j’ai récemment dû classer sans suite un article 40 qui concernait l’enseignement supérieur avec une étudiante qui s’était dite victime de viol. Le directeur, ayant connaissance d’un crime dans l’exercice de ses fonctions, avait opéré un signalement au titre de l’article 40. Or il s’agissait d’une dénonciation calomnieuse. Le directeur avait été instrumentalisé. La crainte est que la justice puisse l’être également.
Il est évident que, lorsqu’un élu ou une personne chargée d’une mission de service public dépose un article 40, il le fait en pleine conscience de ses responsabilités. Cette démarche mérite effectivement un retour de la part du procureur. Néanmoins, le risque d’instrumentalisation fait partie de notre réalité.
24. Audition conjointe de responsables du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire et de responsables du ministère des armées (30 avril 2025 à 14 heures)
La commission auditionne conjointement, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), des responsables du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire : MM. Benoit Bonaimé, directeur général de l’enseignement et de la recherche, et Emmanuel Delmotte, doyen de l’Inspection de l’enseignement agricole, et des responsables du ministère des armées : général de corps d’armée Frédéric Gout, directeur des ressources humaines de l’armée de terre, lieutenant-colonel Jean-Marc Soulier, officier chargé des relations parlementaires de l’armée de terre, lieutenant-colonel Étienne de Saint-Chamas, assistant militaire, vice-amiral d’escadre Éric Janicot, directeur du personnel de la marine, capitaine de vaisseau Guillaume Coube, chargé des relations avec le Parlement de la marine, général de corps aérien Philippe Hirtzig, directeur des ressources humaines de l’armée de l’air et de l’espace, et lieutenant-colonel Gaël Papegaey, assistant militaire ([24]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Dans le cadre de nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, qu’ils soient privés ou publics, relevant du ministère de l’Éducation nationale ou d’autres ministères, nous accueillons des représentants du ministère de l’agriculture et du ministère des armées. Je vous remercie pour votre disponibilité.
Notre objectif est de comprendre les mesures mises en place dans vos établissements pour assurer le bien-être des élèves et lutter contre toute forme de violence dont ils pourraient être victimes. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons connaître les modalités des contrôles et des inspections dans les établissements d’enseignement agricole et militaire. Vous indiquerez également le nombre d’établissements scolaires sous la tutelle de vos ministères respectifs, ainsi que le nombre de personnels et d’élèves.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Benoit Bonaimé, Emmanuel Delmotte, Frédéric Gout, Éric Janicot et Philippe Hirtzig prêtent successivement serment.)
M. Benoit Bonaimé, directeur général de l’enseignement et de la recherche du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Nous avons transmis à votre commission des éléments détaillés en réponse à votre questionnaire. Ce document a été élaboré en collaboration avec le secrétariat général du ministère de l’agriculture, nos directions régionales et les trois fédérations d’enseignement privé sous contrat, afin de fournir des réponses aussi précises et exhaustives que possible. Ce questionnaire, ainsi que les auditions conduites par votre commission, nourrissent une réflexion que nous menons depuis septembre 2024, puisque nous renouvelons le plan de lutte contre les violences et les discriminations au sein de l’enseignement agricole, dont la première version date de 2017.
L’enseignement agricole forme à environ deux cents métiers dans les domaines de l’agriculture, de l’environnement, du territoire et des services. Actuellement, nous comptons 217 000 apprenants, incluant élèves, étudiants et apprentis, formés de la quatrième aux études supérieures avec les écoles d’ingénieurs et les écoles vétérinaires.
L’enseignement technique agricole est principalement dispensé dans des établissements communément appelés lycées agricoles. Ceux-ci ont accueilli 201 000 élèves et apprentis au cours de l’année scolaire 2024-2025. Les 220 lycées publics accueillent 44 % des apprenants, soit plus de 88 000 jeunes. L’enseignement privé sous contrat accueille 56 % des effectifs, soit 112 000 apprenants, répartis dans 579 établissements relevant de trois fédérations : le Conseil national de l’enseignement agricole privé (Cneap), qui compte 173 établissements et 51 000 apprenants, l’Union nationale rurale d’éducation et de promotion (Unrep) avec 42 établissements et 7 000 apprenants, et les Maisons familiales et rurales (MFR) avec 361 établissements et 53 000 apprenants. Un établissement supplémentaire sous contrat, non affilié à ces fédérations, est situé en région Centre-Val de Loire.
Concernant les niveaux de formation, 21 % de nos apprenants sont en quatrième et troisième, 70 % au niveau lycée, et 10 % en études supérieures, c’est-à-dire en brevet de technicien supérieur (BTS) ou en classe préparatoire. Il est à noter que 52 % des élèves sont internes, ce qui constitue une spécificité forte de l’enseignement agricole.
Notre recrutement se caractérise par un indice de positionnement social inférieur de quatre à cinq points à celui de l’éducation nationale. En dépit de cette spécificité, nous obtenons des taux de réussite scolaire légèrement supérieurs à ceux de l’éducation nationale pour des niveaux de diplômes et d’exigences équivalents.
La proportion de filles dans nos effectifs est de 44 %, atteignant 50,5 % dans la voie scolaire hors apprentissage. Cette proportion est de 47 % dans le secteur public et de 53 % dans le secteur privé.
Parmi les personnels de l’enseignement agricole, il convient de distinguer ceux qui relèvent directement du ministère et ceux qui n’en dépendent pas. Dans le cadre du programme budgérrtaire 143 de l’État pour l’enseignement agricole technique, qui retrace les emplois publics ou de droit public pour les fédérations privées dites du temps plein, nous comptons 12 307 enseignants, 1 120 cadres A administratifs, et 2 000 agents de catégorie B et C administratifs et techniques dans l’enseignement public. À titre indicatif, j’ajoute que l’enseignement supérieur, qui n’est pas compris dans le périmètre des travaux de votre commission, compte 1 273 enseignants publics, 754 cadres administratifs et 813 agents administratifs et techniques.
M. Emmanuel Delmotte, doyen de l’Inspection de l’enseignement agricole. L’inspection de l’enseignement agricole se place sous l’autorité du directeur général de l’enseignement et de la recherche. Sa mission englobe le contrôle, l’évaluation, mais aussi l’expertise, l’appui, l’accompagnement et la formation des personnels. Notre équipe de 75 inspecteurs supervise 811 établissements dans l’ensemble du territoire, couvrant un effectif de 15 000 agents.
Nos contrôles se déroulent sur plusieurs niveaux : nous assurons un suivi annuel systématique des établissements publics, nous réalisons de 75 à 80 missions d’expertise chaque année à la demande des autorités et nous effectuons un contrôle pédagogique des enseignants du public et du privé. Annuellement, nous inspectons 10 % des enseignants, ce qui nous confère une connaissance approfondie de la situation dans nos établissements.
Nous accordons une attention particulière à l’évaluation des établissements dans le cadre du Conseil d’évaluation de l’école. Chaque année, 20 % des établissements publics du Cneap et de l’Unrep sont évalués par une mission conjointe d’inspecteurs et de personnels qualifiés. Au titre du contrôle de la mise en œuvre du contrat d’association, conformément à l’article L. 813-3 du code rural et de la pêche maritime, nous contrôlons également les MFR : sept contrôles ont été réalisés durant l’année scolaire 2023-2024, et quatre sont prévus pour l’année 2024-2025.
Enfin, nous menons des enquêtes administratives à la demande d’autorités académiques ou du directeur général pour évaluer des situations spécifiques ou à des fins prédisciplinaires. Quatre enquêtes de ce type ont été conduites au cours des deux dernières années.
M. le général de corps d’armée Frédéric Gout, directeur des ressources humaines de l’armée de terre. Quatre lycées militaires se trouvent sous la tutelle de l’armée de terre : les lycées de La Flèche, de Saint-Cyr-l’École, d’Autun et d’Aix-en-Provence, placés sous l’autorité du général commandant le pôle formation de l’armée de terre, mon subordonné direct. À la rentrée 2024, ces établissements ont accueilli 3 290 élèves. L’encadrement est assuré par 273 militaires, 303 personnels de direction et enseignants détachés de l’éducation nationale, ainsi qu’environ 175 surveillants contractuels.
Nos lycées couvrent deux niveaux : secondaire et post-bac. Autun est le seul de nos lycées à proposer un cursus de la sixième à la terminale. Les quatre lycées offrent des formations de classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), trois d’entre eux proposant également des classes préparatoires à l’enseignement supérieur (CPES). Saint-Cyr-l’École a récemment ouvert des BTS en cybersécurité. Le régime d’internat est la norme pour tous les élèves. La féminisation atteint près de 40 % dans le secondaire et environ 20 % dans le post-bac pour les CPGE.
Notre recrutement suit deux logiques distinctes. Pour le secondaire, nous appliquons le principe d’aide à la famille, visant à compenser les contraintes de la vie militaire. Un arrêté ministériel de 2019 fixe une logique d’ayants droit et de quotas. Nous distinguons trois groupes : les pupilles et les enfants de militaires, qui doivent représenter au minimum 70 % de nos élèves, les enfants de fonctionnaires, qui comptent au maximum pour 15 %, et les enfants boursiers, représentant également 15 % des effectifs au maximum. Pour l’enseignement supérieur, c’est-à-dire les CPES, BTS et les CPGE, le recrutement est effectué via Parcoursup et vise à alimenter les grandes écoles militaires. Le mérite scolaire est le critère principal pour cette catégorie.
Le contrôle des lycées militaires relève exclusivement du ministère des armées. Il s’exerce à la faveur d’inspections menées par l’Inspection générale des armées, les états-majors de zones de défense et l’Inspection de l’armée de terre. Des audits externes, comme ceux de la Cour des comptes, sont susceptibles d’être conduits. Par exemple, le Prytanée national militaire fera l’objet de huit contrôles ou inspections sur le cycle 2024-2025, démontrant notre vigilance accrue, notamment dans la lutte contre toutes les formes de violences.
M. le vice-amiral d’escadre Éric Janicot, directeur du personnel de la marine. Le lycée naval de Brest est l’unique établissement dépendant de la marine nationale, et ses modalités de recrutement sont analogues à celles des autres lycées de défense. Notre établissement présente une spécificité : au-dessus du proviseur se trouve un chef de corps, et cette forme de double tutelle assure la liaison entre le ministère des armées et le ministère de l’éducation nationale.
Le lycée naval s’inscrit dans un campus marine plus large, comprenant entre autres l’école de maistrance et l’école des mousses. En raison de cette configuration, les inspections portent non seulement sur le lycée naval, mais aussi sur l’ensemble des structures du campus. Le lycée naval accueille 400 élèves, dont 60 en demi-pension. Cette particularité s’explique par la concentration de la marine sur certains sites, Brest étant un lieu de résidence pour de nombreux marins. Tous les élèves en classes préparatoires sont en internat. L’encadrement des élèves est assuré par 27 encadrants militaires, une vingtaine de surveillants et 39 détachés du ministère de l’éducation nationale, qui sont majoritairement les professeurs dispensant les cours dans nos établissements.
Notre système de contrôle est le même que celui de l’armée de terre. Le lycée naval a été audité par l’inspecteur de la marine nationale dans le cadre du plan ministériel d’excellence comportementale, mis en place depuis 2018. Chaque année, cette inspection permet de s’assurer de l’absence de dérives. Dans le cadre de la lutte contre les violences sexuelles et sexistes (VSS), le lycée naval a également été audité par l’inspecteur général de l’armée de terre afin de bénéficier d’un regard extérieur. Nous avons également fait l’objet d’un audit de la Cour des comptes axé sur les VSS.
M. le général de corps aérien Philippe Hirtzig, directeur des ressources humaines de l’armée de l’air et de l’espace. À l’image de la marine nationale, l’armée de l’air et de l’espace n’a qu’un seul établissement scolaire sous son autorité, l’école des pupilles de l’air de Grenoble. La vocation sociale et d’aide à la famille de cette école est particulièrement marquée, puisque 20 % des élèves sont boursiers, et qu’elle accueille 51 orphelins et deux pupilles de la nation. L’établissement compte 766 élèves, 250 au collège, 390 au lycée, 126 étudiants en classe préparatoire, dont 18 en CPES. 140 personnels militaires concourent au fonctionnement de l’établissement, dont 60 spécifiquement tournés vers la mission d’encadrement de proximité, ainsi que 90 personnels civils, dont 66 enseignants de l’éducation nationale.
Les strates d’inspection sont similaires à celles des autres établissements militaires. Les inspections organiques, au moins biannuelles, sont axées sur la performance de l’établissement et les fonctions support et organique. Une inspection interne à l’armée de l’air est conduite au moins une fois par an dans le cadre du plan d’excellence comportementale. Les inspecteurs généraux des armées interviennent régulièrement en opportunité, et au moins une fois tous les deux ans. Les conclusions partielles de la dernière enquête, réalisée en octobre 2024 témoignent d’un établissement solidement piloté par une équipe de commandement, un encadrement de contact, tant civil que militaire, et des professeurs très impliqués. Enfin, la Cour des comptes s’est déplacée pour auditer l’établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous remercie, messieurs, pour ces éléments introductifs. Vous avez souligné la proportion importante d’élèves en internat dans vos établissements, qu’ils soient dédiés à l’enseignement militaire ou agricole. Cette particularité attire notre attention puisque notre enquête porte sur la question des violences en milieu scolaire, des violences commises par des adultes ayant autorité, et que, vous le savez, les élèves internes sont les plus exposés à de potentielles agressions, notamment des agressions sexuelles.
Vous avez détaillé le système des inspections dans vos établissements respectifs, en rappelant la conduite régulière d’inspections générales, organiques ou administratives. J’aimerais comprendre plus précisément sur quoi portent ces inspections. Ont-elles pour objet la vie scolaire, le climat scolaire, les conditions de vie des élèves des internats ? Un accent est-il mis sur la détection des phénomènes de violence, et sur le traitement des signalements en matière de violence physique, psychologique et sexuelle ? Les inspecteurs disposent-ils de guides formalisant les procédures et les points d’attention particuliers à propos du repérage des phénomènes de violence ? De manière générale, quelle est l’étendue des prérogatives des inspecteurs ?
Par ailleurs, vous avez souligné la diversité des statuts des personnels de vos établissements. Les inspecteurs, quel que soit leur corps d’inspection, ont-ils les moyens d’agir sur l’ensemble des personnels intervenant à différents titres dans le fonctionnement des établissements ? Ou bien leurs prérogatives sont-elles limitées, pour les inspecteurs généraux de l’armée aux fonctionnaires du ministère des armées, et pour les inspecteurs de l’enseignement agricole aux fonctionnaires rattachés à leur ministère ?
M. Benoît Bonaimé. Permettez-moi de préciser un point relatif aux modalités d’inspection, de contrôle et d’évaluation dans l’enseignement agricole : les enquêtes administratives évoquées par M. Delmotte sont des missions ciblées, commandées en réponse à des situations particulières. Elles diffèrent en cela des inspections administratives globales mentionnées par nos collègues du ministère des armées.
M. Paul Vannier, rapporteur. Permettez-moi de préciser ma question concernant l’enseignement agricole. Au-delà des enquêtes administratives ponctuelles que vous avez mentionnées, existe-t-il d’autres types de contrôles permettant d’évaluer le fonctionnement global des établissements ? Je prends soin de distinguer ces contrôles et des évaluations axées sur la performance éducative, similaires à celles menées au sein de l’éducation nationale, ainsi que des contrôles pédagogiques que vous avez évoqués, et qui portent sur 10 % des enseignants. Il convient de noter que ces contrôles pédagogiques, dont l’utilité n’est pas remise en cause, offrent une vision limitée de la vie de l’établissement et des élèves, puisqu’ils se concentrent sur les temps d’enseignement en classe.
Ma question porte donc sur l’existence éventuelle de contrôles plus larges, permettant d’appréhender l’ensemble du fonctionnement de l’établissement, y compris les aspects liés à la vie scolaire, au climat général, et particulièrement aux conditions de vie des internes.
M. Emmanuel Delmotte. Nous organisons systématiquement des missions d’évaluation qui incluent la visite des établissements et des internats. À cette occasion, nous menons des entretiens avec les conseillers principaux d’éducation (CPE) et parfois avec les élèves. Cette démarche nous permet de détecter d’éventuelles anomalies ou signaux faibles. Si nécessaire, nous pouvons ensuite diligenter une mission d’inspection plus approfondie.
Par ailleurs, notre appui aux établissements répond aux exigences des autorités académiques, qu’il s’agisse des chefs d’établissements ou des directeurs régionaux de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt. Lorsqu’un sujet spécifique à la vie scolaire se présente, nous intervenons pour évaluer la situation, formuler des recommandations et proposer des mesures adaptées. Il convient de préciser que peu d’enquêtes administratives aboutissent à des procédures disciplinaires.
Nos missions d’appui et d’évaluation au sein des établissements ont vocation à analyser le climat scolaire et à identifier d’éventuels dysfonctionnements. Elles impliquent systématiquement un déplacement sur site et une inspection des internats.
M. le général de corps d’armée Frédéric Gout. Nous distinguons deux niveaux de contrôle au sein de nos établissements : d’une part, le contrôle pédagogique, qui relève du contrôle interne et se trouve principalement assuré par le proviseur dans le cadre de sa mission de pilotage pédagogique ; d’autre part, l’inspection de l’armée de terre, qui porte quant à elle sur le contrôle du corpus réglementaire et le bon fonctionnement organisationnel de l’établissement, avec un accent particulier mis sur la vie scolaire.
Nos inspections thématiques, consacrées à la qualité scolaire et éducative, s’appuient sur un corpus doctrinaire établi. Ce cadre inclut notamment le plan d’excellence comportementale de 2018, ainsi que des documents plus récents axés sur la lutte contre les VSS. Parmi ces outils figurent un rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA), un comité de suivi du programme de lutte contre les VSS, des guides ministériels disciplinaires et pratiques, ainsi qu’un violentomètre mis en place dans tous les lycées militaires.
La mise en œuvre de ces directives est déclinée à différents niveaux, du chef d’état-major de l’armée de terre jusqu’aux chefs de corps des lycées. Chaque établissement dispose d’un plan d’action spécifique, complété par des notes sur la prévention du harcèlement et un guide du chef de section. En outre, tous les encadrants suivent une formation spécifique avant leur prise de fonction dans un lycée militaire.
Nos inspections se déroulent sur quatre demi-journées, incluant des tables rondes avec tous les niveaux scolaires. Cette approche approfondie permet d’aborder les aspects liés à la violence et d’encourager la parole. À l’issue de ces inspections, des recommandations sont formulées, auxquelles je suis tenu, en tant que directeur des ressources humaines de l’armée de terre, de répondre dans un délai de six mois.
En cas de dysfonctionnement ou de problème disciplinaire, nous avons la possibilité de déclencher des enquêtes de commandement à différents niveaux, soit au sein du lycée sous la responsabilité du colonel commandant l’établissement, soit à un niveau supérieur impliquant l’Inspection de l’armée de terre, selon la gravité de la situation. Pour les cas les plus graves relevant du domaine judiciaire, nous procédons généralement par le biais de l’article 40 du code de procédure pénale.
M. le vice-amiral d’escadre Éric Janicot. Nos inspecteurs adoptent une approche différenciée pour les établissements scolaires, en particulier les lycées militaires, par rapport aux autres unités. Nous avons mis en place des processus permettant aux inspecteurs de s’entretenir avec les élèves en l’absence des cadres, une pratique systématiquement appliquée lors de toutes nos inspections.
Par ailleurs, l’ensemble du personnel encadrant, qu’il soit civil ou militaire, bénéficie d’une sensibilisation annuelle portant sur les comportements appropriés envers les enfants. Cette formation vise à développer leur capacité à identifier et signaler tout comportement outrancier, injurieux, ou toute forme d’humiliation et d’insulte. Le commandement veille à la mise en œuvre et au renouvellement annuel de cette sensibilisation pour tous les cadres, assurant ainsi une vigilance constante sur ces questions primordiales.
M. le général de corps aérien Philippe Hirtzig. Je souhaite insister sur l’intérêt de la double tutelle dans notre établissement. La complémentarité entre un proviseur responsable du volet pédagogique et un chef de corps s’avère particulièrement pertinente. Ce dernier, à l’image d’un commandant de base, se concentre sur la cohésion et la performance de son équipe. Sa mission principale, définie par sa lettre de commandement, est d’assurer le bien-être des élèves, objectif vers lequel il oriente toutes ses actions.
Concernant la vie scolaire, cette double tutelle se traduit par un encadrement assuré à la fois par les CPE, dont le rôle est clairement défini, et par nos encadrants militaires. L’éducation nationale applique les mêmes méthodes de contrôle des CPE dans nos établissements que dans les siens. Nos encadrants militaires, quant à eux, se concentrent particulièrement sur l’accompagnement de l’internat. Comme vous l’avez fait observer, monsieur le rapporteur, nous accueillons une population en quelque sorte captive, ce qui nous impose une vigilance accrue quant au bien-être au sein des internats.
Nous accordons une attention particulière à la sélection et à la formation de nos encadrants. Un processus d’intégration rigoureux est mis en place afin d’évaluer leur adéquation avec cette mission singulière d’encadrement des jeunes, en tenant compte de leurs capacités et de leur appétence. Notre objectif est de créer les meilleures conditions d’apprentissage possibles pour nos élèves.
Les inspections thématiques supposent une préparation approfondie afin d’identifier les potentiels points de vulnérabilité, notamment en ce qui concerne les violences sexuelles et sexistes ainsi que toutes les formes de harcèlement. L’inspecteur vérifie la mise en place et l’efficacité de tous nos dispositifs de prévention et de gestion, et des tables rondes offrent aux jeunes étudiants les conditions d’une liberté de parole face à l’inspecteur.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourriez-vous apporter des précisions sur les temps d’échange directs entre l’inspecteur et les élèves que vous avez mentionnés ? Ces tables rondes sont-elles systématiquement organisées lors d’une inspection ? Les élèves y participant sont-ils proposés par le chef d’établissement ou bien sélectionnés par l’inspecteur lui-même ? Avez-vous des exemples concrets où ces échanges ont permis une libération de la parole, conduisant à la détection de phénomènes de violences commises par des adultes sur des élèves ?
M. le général de corps d’armée Frédéric Gout. Lors de chaque visite de l’Inspection de l’armée de terre dans un lycée militaire, nous organisons plusieurs tables rondes incluant tous les niveaux scolaires afin de construire une vision exhaustive de la situation. Généralement, les élèves sont désignés par l’encadrement, mais nous veillons à assurer une représentation équilibrée, prenant en compte les modes de recrutement, la parité entre garçons et filles, et d’autres critères pertinents.
La parole y est libre, mais souvent les élèves ne souhaitent pas tout révéler, en particulier sur leurs pratiques extrascolaires. Notre rôle consiste d’ailleurs à encadrer ces activités extrascolaires, particulièrement le soir et le week-end. Toutefois il est bien naturel que nos jeunes élèves s’emploient à préserver une part de secret sur leur vie hors les murs de l’école.
Je n’ai pas d’exemple concret de révélation faite au cours des temps d’échanges avec les inspecteurs à vous fournir, mais sans doute parce qu’il existe de nombreux autres canaux de signalement auxquels les élèves recourent en priorité, notamment les courriels. Nous recevons régulièrement des signalements écrits, décrivant des faits dont la gravité varie.
Nous appliquons une politique de tolérance zéro, particulièrement depuis que nous avons renforcé notre dispositif de lutte contre les VSS et le harcèlement. Les sanctions appliquées sont particulièrement sévères, au point que certains parents contestent parfois juridiquement nos décisions, estimant que notre approche est trop stricte. Mais il y va d’un combat contre toutes formes de violences, que nous menons avec la rigueur requise.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. La cellule Thémis, créée en 2014 au sein de l’armée pour l’ensemble des cadres et agents, vise à libérer la parole, à accompagner le commandement sur des situations graves, à fournir des conseils juridiques et à faire de la prévention à tous les niveaux hiérarchiques. Cette structure est-elle active dans les lycées militaires ? Si oui, sous quelle forme ?
Dans les lycées agricoles, le plan Chlorophylle, initialement conçu pour lutter contre le harcèlement entre élèves, englobe désormais des problématiques plus larges. Par ailleurs, le gouvernement a récemment lancé le plan « Brisons le silence, agissons ensemble » au sein de l’éducation nationale. J’aimerais savoir s’il existe une coordination entre les ministères de l’éducation nationale, de l’agriculture et des armées relative à la mise en œuvre et à l’évaluation de ces plans.
Notre enquête portant spécifiquement sur les violences commises par des adultes en position d’autorité envers des enfants, je souhaite des précisions sur le recours à l’article 40 du code de procédure pénale. À partir de quel moment et selon quels critères déclenchez-vous cette procédure ? Existe-t-il au sein de vos structures une culture du recours à cet article ? Le cas échéant, doit-elle être renforcée ? Au vu du nombre d’affaires dans vos ministères, on pourrait craindre que certaines situations restent traitées en interne. À quel moment l’action judiciaire est-elle engagée ?
Enfin, j’aimerais savoir si vous êtes sollicités pour apporter votre expertise méthodologique, notamment en matière d’excellence opérationnelle, par le ministère de l’éducation nationale. Existe-t-il des collaborations ou des échanges de bonnes pratiques entre les corps d’inspection de vos ministères respectifs ?
M. Benoît Bonaimé. L’enseignement agricole dispose en effet d’un plan d’action. En 2015, nous avons mené une évaluation nationale approfondie de nos établissements, basée sur un référentiel européen et avec le soutien de l’Observatoire européen sur les violences. Cette démarche a abouti en 2017 à la création d’un plan de lutte contre les discriminations et toutes les formes de violences dans l’enseignement agricole. Ce plan, mis en œuvre depuis, englobe de nombreux aspects tels que la formation des enseignants et l’accompagnement spécifique des internats. Les détails de ce plan figurent dans les réponses au questionnaire que nous vous avons transmises.
L’élément central de ce plan a été la réalisation d’une observation exhaustive et méthodologiquement robuste des phénomènes de violence dans l’enseignement agricole, incluant des moments dédiés à l’expression libre des jeunes. Cette enquête, renouvelable tous les cinq ans, a été menée en 2022 sur l’ensemble des composantes du climat scolaire, y compris les questions de violence. Elle concerne aussi bien les élèves que le personnel, garantissant la confidentialité des témoignages. Si elle ne constitue pas un système de signalement individuel, elle nous fournit des indicateurs essentiels pour suivre l’évolution des phénomènes de violence dans notre secteur. Les résultats nationaux de ces enquêtes vous ont été communiqués dans notre réponse au questionnaire.
Bien que chaque acte de violence soit inacceptable, les indicateurs entre 2017 et 2022 montrent une relative stabilité, à l’exception du cyber-harcèlement qui est en augmentation. Par ailleurs, cette évaluation est proposée annuellement aux établissements volontaires par les autorités académiques. De nombreux établissements s’en saisissent pour identifier d’éventuels signaux de violence et mettre en place des actions correctives spécifiques.
Nous avons mis en place plusieurs dispositifs dans le but de favoriser la libération de la parole. Nous pratiquons la médiation entre pairs, encourageant les jeunes à dialoguer et à s’écouter mutuellement. Le dispositif Sentinelles et référents, présent dans de nombreux établissements, facilite également l’expression des jeunes. Nous collaborons aussi avec des associations reconnues et avons établi des partenariats solides avec les dispositifs de signalement téléphoniques, le 3018 et plus récemment le 119. Au-delà de l’affichage, nous veillons à ce que ces mécanismes de saisine directe soient mis en avant et que les informations recueillies soient réinjectées dans le système afin d’assurer un suivi efficace.
Nous avons également instauré des mécanismes pour lever tout obstacle à la libération de la parole, dont la médiation de l’enseignement agricole, accessible à tout enfant ou famille s’estimant insuffisamment écouté. À titre d’exemple, sur l’ensemble des saisines adressées à notre médiatrice en 2024, vingt-et-une concernaient des violences présumées ou ressenties comme telles.
Enfin, nous travaillons actuellement en collaboration avec l’éducation nationale dans le cadre du plan « Brisons le silence, agissons ensemble », dont deux dispositions majeures seront intégrées dans le nouveau plan spécifique à l’enseignement agricole. Premièrement, un décret étendra les points de contrôle relatifs au climat scolaire, y compris pour l’enseignement privé sous contrat. Deuxièmement, nous augmenterons le nombre de contrôles, notamment pour l’enseignement privé sous contrat, en particulier les MFR, qui ne bénéficiaient pas jusqu’à présent des mêmes vagues d’évaluation que l’enseignement public. Nous travaillons actuellement sur les décrets en cours d’examen au Conseil d’État afin que l’enseignement agricole dispose des mêmes prérogatives modifiées sur ces points.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pourriez-vous préciser si le déploiement de l’application Faits établissement a déjà commencé ?
M. Benoît Bonaimé. Pour l’heure, nous disposons d’un système équivalent à Faits établissement, mais limité au harcèlement. Ce système national est intégré et généralisé, couvrant tous les échelons privés et publics ainsi que les autorités académiques. Il traite spécifiquement du cyber-harcèlement depuis septembre 2024.
Pour élargir ce dispositif, nous travaillons actuellement à la mise en place, d’ici la rentrée de septembre 2025, d’un mécanisme systématique de saisine similaire à celui du harcèlement, mais couvrant l’ensemble des faits de violence. Ce nouveau système s’articulera avec le décret modifié qui rendra obligatoire et systématique le signalement de tous les faits de violence. Ces deux éléments constitueront les piliers du plan que nous allons mettre en œuvre, formant ainsi un dispositif robuste et complet.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’aimerais m’arrêter un instant sur un point qui me semble très important. Vous avez indiqué, monsieur Bonaimé, que les MFR n’étaient pas soumises aux mêmes contrôles que les autres établissements relevant du ministère de l’éducation nationale et de l’agriculture. Doit-on en conclure que les établissements privés sous contrat ne font pas l’objet du même niveau de surveillance de la part des services de l’État que les établissements publics ?
M. Benoît Bonaimé. Conformément aux dispositions légales actuelles, il existe en effet une différence dans le type et le niveau de contrôle entre l’enseignement public, l’enseignement privé à temps plein, c’est-à-dire le Cneap et l’Unrep, et les MFR. Le décret en préparation modifiera au moins la partie relative au signalement, et dans le cadre du plan que nous allons proposer, en cohérence avec les annonces de la ministre de l’éducation nationale, nous allons renforcer le corps d’inspection afin d’augmenter le taux de contrôle pour les MFR. Je tiens toutefois à faire observer que les établissements privés sous contrat font bien l’objet de contrôles, certes en nombre plus restreint. Notre objectif consiste précisément à augmenter le taux de contrôle de ces établissements, à la faveur des mesures que je viens de mentionner.
M. Paul Vannier, rapporteur. Avez-vous communiqué les taux de contrôle actuels dans les établissements publics et dans les MFR, afin que nous puissions comprendre l’ampleur de cette différence de traitement ?
M. Emmanuel Delmotte. Ces données figurent en effet dans les réponses que nous vous avons transmises. Sur l’année scolaire en cours, quatre contrôles ont été effectués dans les 361 MFR. Pour les autres établissements, qu’ils soient publics ou privés, nous avons atteint un taux d’environ 20 %. Notre objectif, comme l’a indiqué le directeur général, est de faire progresser ce taux jusqu’à 40 % au cours des deux prochaines années.
M. le général de corps d’armée Frédéric Gout. Je considère que la culture de l’article 40 que vous avez évoquée, madame la rapporteure, est désormais bien ancrée dans l’armée de terre et dans les armées en général, avec un objectif de transparence totale. Le fondement de cette approche repose sur le respect du droit et de la réglementation militaire. À titre d’exemple, chaque lycée militaire dispose de son propre règlement. Depuis deux ans, nous avons mis en place un système d’engagement écrit, envoyé aux parents et aux élèves, concernant le comportement attendu dans les lycées. Cette démarche nous permet, en cas de procédure disciplinaire, de nous référer à cet engagement initial, qui découle du règlement spécifique à chaque établissement.
Nous encourageons également les familles à porter plainte lorsque la situation le justifie, notamment pour les élèves mineurs, puisque cette responsabilité incombe aux parents. En parallèle du recours à l’article 40, nous déclenchons une enquête de commandement interne lorsque les cas de violence sont suffisamment graves. Notre politique de tolérance zéro nous a conduits cette année à exclure plusieurs élèves des lycées militaires. Certains parents ont d’ailleurs contesté ces décisions devant le tribunal administratif.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Permettez-moi d’insister à nouveau sur l’objet de notre enquête, qui se rapporte particulièrement aux violences commises par des adultes encadrants ou, comme dans des cas recensés à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et aux Écoles militaires de santé de Lyon-Bron, des affaires graves impliquant des élèves encadrants d’autres élèves. Pouvez-vous nous donner des exemples précis de sanctions ou de mesures d’éloignement prises à l’encontre de personnels encadrants ?
M. le général de corps d’armée Frédéric Gout. Au cours des deux dernières années, nous avons recensé moins d’une dizaine de cas de cet ordre sur l’ensemble des quatre lycées militaires, avec des niveaux de gravité variables. Même les cas les moins graves se traduisent soit par une action judiciaire, soit par une action d’éloignement ou de mutation.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je suis surprise que vous évoquiez l’action judiciaire comme une option. Un délit ne devrait-il pas entraîner automatiquement une action judiciaire ?
M. le général de corps d’armée Frédéric Gout. L’application de l’article 40 est systématique dès lors qu’il existe une suspicion ou un doute. En parallèle de l’action judiciaire, nous menons notre propre enquête et, dans l’attente de la décision de justice, qui peut s’avérer longue, nous prenons des mesures pour éloigner les encadrants concernés, qu’ils soient militaires ou membres du corps enseignant.
M. le vice-amiral d’escadre Éric Janicot. Le recours à l’article 40 est devenu un réflexe face à ce type d’événement, et notre priorité absolue est la protection de la victime. Notre procédure implique de lui apporter un soutien psychologique, d’informer ses parents, et d’envisager la suspension de l’auteur présumé des faits le temps de l’enquête. Au lycée naval, nous avons connu deux cas ces dernières années.
Le rôle de la cellule Thémis a été renforcé depuis mars 2024. Ses missions de contrôle et de vérification de l’application des textes publiés depuis 2018, et en particulier depuis 2023, par l’ensemble des armées et services ont été densifiées, puisque Thémis vérifie que nous appliquons correctement les procédures et nous demande des explications en cas de manquement. La cellule constitue également un point de contact privilégié pour les victimes qui ne se sentiraient pas à l’aise pour s’adresser à leur encadrement de proximité. Dans ce cas, Thémis nous transmet les informations et nous prenons les mesures appropriées à notre niveau.
M. le général de corps d’armée Frédéric Gout. Je tiens à préciser qu’à ma connaissance, aucun signalement provenant de Thémis n’a concerné les lycées militaires.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. J’aimerais vous entendre sur les collaborations ou les échanges d’expertise et de bonnes pratiques entre les institutions que vous représentez et l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR), ainsi que des échanges menés dans le cadre du plan « Brisons le silence, agissons ensemble ».
M. le général de corps aérien Philippe Hirtzig. Permettez-moi, auparavant, d’insister sur l’évolution de Thémis, qui n’a cessé de monter en puissance et dont le rôle a été renforcé. Il s’agit d’un système très complet qui couvre l’ensemble des agressions, y compris dans nos écoles.
Toutefois, Thémis n’est pas notre unique outil de détection. Nous disposons de nombreux autres capteurs sur le terrain, notamment des référents mixité-égalité qui sont en mesure de signaler les dysfonctionnements dans nos écoles. En outre, le renouvellement fréquent de l’encadrement, avec des chefs de corps qui ne restent pas plus de deux ans dans nos écoles, rend difficile la dissimulation prolongée de problèmes. Cette rotation régulière est rassurante car elle évite la personnalisation du pouvoir au niveau local.
Nous avons recouru une fois à l’article 40, au sujet du comportement inapproprié d’un encadrant de l’école des pupilles de l’air et de l’espace en 2022-2023. La parole s’est libérée, l’encadrant a été immédiatement écarté de l’école, sanctionné de 30 jours d’arrêt, et son contrat a été rompu. Autrement dit le soldat concerné n’est plus militaire aujourd’hui. L’affaire est désormais entre les mains de la justice.
Pour répondre à votre question, je dois dire qu’il n’existe pas à ce jour de procédure formalisée de transmission d’informations, et je ne suis pas informé de l’état d’avancement des discussions ministérielles sur ce sujet. Le directeur de la jeunesse, qui gère l’ensemble des politiques transversales de jeunesse, est normalement l’interlocuteur privilégié de l’éducation nationale pour le suivi de ces affaires.
Je précise, en outre, que nous n’utilisons pas les mêmes outils que l’éducation nationale. Par exemple, l’application Faits établissements n’existe pas dans nos structures. Nous disposons d’autres moyens pour faire remonter les informations, ainsi que je l’ai expliqué précédemment.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie pour ces informations.
25. Table ronde réunissant des représentants des organisations représentatives des personnels de direction de l’enseignement privé (30 avril 2025 à 15 heures)
La commission auditionne sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), des représentants des organisations représentatives des personnels de direction de l’enseignement privé : M. Jérémy Torresan, président du Syndicat national des chefs d’établissement de l’enseignement libre (SNCEEL) et Mme Catherine Redon, première vice-présidente ; Mme Virginie Bécourt, présidente du Synadec, et M. Ronan Lessard, vice-président ; M. Bertrand Van Nedervelde, président du Synadic, et Mme Anne Valetoux, première vice-présidente ; Mme Laurence Gourdon, vice-présidente de l’Union nationale de l’enseignement technique privé (UNETP), et M. Jean-Philippe Thoiry, directeur général ([25]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires en accueillant des représentants de syndicats représentatifs des personnels de direction de l’enseignement privé.
Cette table ronde nous permettra de connaître le rôle de vos organisations respectives dans la prévention des différentes formes de violences, qu’elles soient physiques, psychologiques, sexuelles, ou liées aux discriminations à l’école. Par ailleurs, vous nous direz si la formation dispensée aux personnels enseignants et non-enseignants des établissements privés vous semble suffire au repérage des violences et aux actions nécessaires à leur traitement et, dans le cas contraire, quelles seraient vos recommandations.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Redon, Bécourt, Valetoux et Gourdon, MM. Torresan, Lessard, Van Nedervelde et Thoiry prêtent successivement serment.)
M. Jérémy Torresan, président du Syndicat national des chefs d’établissement de l’enseignement libre (SNCEEL). Le SNCEEL compte 2 500 adhérents, ce qui correspond à un réseau d’établissements accueillant plus d’un million d’élèves. Fondé en 1925, le SNCEEL est la plus ancienne organisation professionnelle du secteur ; elle représente principalement des chefs d’établissements catholiques, mais également d’autres confessions, ainsi que d’établissements laïcs de l’enseignement privé sous contrat.
Notre syndicat est un acteur majeur de la formation continue des chefs d’établissement en matière de prévention des violences. Notre centre de formation continue forme chaque année environ 500 chefs d’établissement sur diverses problématiques, notamment la protection des mineurs et les règlements intérieurs. Nous considérons la jeunesse comme la priorité absolue de notre pays, et la protection des enfants comme un sujet transpartisan. Il concerne de manière égale les établissements publics et privés, et il convient de se munir de procédures identiques.
Sans doute la formation des personnels, qu’ils soient de droit privé, enseignants ou de direction, n’est-elle pas suffisante, particulièrement au niveau de la formation initiale. Considérant que deux ou trois élèves par classe sont potentiellement susceptibles d’être victimes d’agissements répréhensibles, nous avons encore beaucoup de progrès à faire. La formation initiale étant trop courte pour aborder en profondeur les questions relatives aux violences et à la protection des enfants, la formation continue s’avère indispensable pour progresser dans ce combat qui concerne l’ensemble de la communauté éducative. En outre, la formation continue permet de suivre les constantes évolutions réglementaires, puisque de nouvelles circulaires et procédures sont régulièrement mises en place.
Mme Virginie Bécourt, présidente du Synadec. Créé en 1985, le Synadec est également une organisation professionnelle de chefs d’établissement. Nous représentons 1 547 écoles du premier degré accueillant environ 302 000 élèves, et je dois dire que nous sommes profondément touchés par les révélations récentes sur des faits de violence en milieu scolaire.
Le rôle du Synadec consiste à accompagner, former et soutenir nos chefs d’établissement afin qu’ils soient en mesure d’encadrer plus efficacement l’ensemble de la communauté éducative. Son action porte avant tout sur l’échange et le conseil.
Nous estimons que la formation n’est jamais suffisante. Un module spécifique sur la protection des mineurs existe pour les chefs d’établissement, abordant notamment la création d’un climat scolaire propice à l’apprentissage de tous et l’importance de piloter l’organisation dans un cadre éthique et porteur de sens. Au Synadec, nous accordons une grande importance à la prévention, au-delà de la gestion des incidents, et nous nous efforçons de mettre en place des stratégies permettant d’éviter que ces situations ne se reproduisent.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pourriez-vous préciser les actions concrètes mises en place par le Synadec en termes de prévention des différentes formes de violences ?
Mme Virginie Bécourt. Le Synadec est également un organisme de formation, qui s’appuie sur un réseau de délégués départementaux et académiques assurant sa présence dans l’ensemble du territoire. Ce maillage permet de compter sur des retours d’expérience, et d’adapter les formations aux besoins spécifiques de chaque région.
M. Bertrand Van Nedervelde, président du Synadic. Je tiens en préambule à souligner combien nous avons également été touchés et choqués par toutes les horreurs révélées par les affaires récentes. Ces faits appellent une réaction forte.
Le Synadic a vocation à contribuer à la formation des chefs d’établissement et, à ce titre, il mène sur le sujet de la prévention de la violence en milieu scolaire des actions de sensibilisation des communautés éducatives, tout en contribuant, au sein des instances de l’enseignement catholique et auprès des instances territoriales, aux réflexions et à l’accompagnement sur ce sujet.
Les événements récents ont certainement généré une prise de conscience quant au caractère perfectible de la formation des personnels. Sur ce terrain, nous pouvons à l’évidence faire plus et mieux. Un certain nombre d’actions sont déployées depuis plusieurs années au niveau national sous l’impulsion du Secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec), notamment le plan particulier de prévention des risques pour les jeunes, l’accueil des publics fragiles et l’inclusion scolaire. Nous donnons corps à ces actions au sein de nos communautés à la faveur de rencontres annuelles thématiques.
Nous attendons beaucoup des travaux menés par votre commission, et des pistes de recommandations qui en seront issues. À cet égard, j’attire particulièrement son attention sur le redéploiement de la médecine scolaire et des capacités d’accueil, parce que nos réseaux en sont fortement démunis.
Mme Laurence Gourdon, vice-présidente de l’Union nationale de l’enseignement technique privé (UNETP). L’UNETP, union confessionnelle et non-confessionnelle, représente 900 établissements accueillant 170 000 élèves, lycéens et apprentis. La forte proportion d’apprentis, issus d’une population présentant de grandes fragilités, est une particularité de notre réseau qui, comme ses homologues, s’appuie sur un maillage territorial.
Nous proposons des sessions de formation continue sous différentes formes, notamment des journées thématiques, en mettant l’accent sur les publics les plus fragiles. Nous réalisons également un accompagnement spécifique de conseil et de soutien individuels pour les cadres de direction de nos établissements, en particulier lorsqu’ils nous sollicitent à propos de situations de violence repérées dans les établissements.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je remercie l’ensemble des intervenants pour ces éléments introductifs, et j’aimerais aborder d’abord le sujet de la formation. À tous, il vous paraît que la formation initiale et continue des personnels de direction semble insuffisante concernant la détection et le traitement des phénomènes de violence. Étant donné que de nombreuses organisations professionnelles assument elles-mêmes la formation de leurs membres, pourriez-vous détailler ces formations relatives aux violences perpétrées par des adultes en position d’autorité sur des enfants ou des élèves, qu’elles soient physiques, psychologiques ou sexuelles ? Si de telles formations n’existent pas, notamment en raison des compétences spécifiques qu’elles requièrent, je vous remercie de nous l’indiquer.
Par ailleurs, plusieurs procureurs de la République que nous avons auditionnés nous ont indiqué que des réunions annuelles sont organisées à l’approche de la rentrée scolaire entre le parquet et les chefs d’établissement de l’enseignement public, et parfois de l’enseignement privé sous contrat. Les membres de vos réseaux sont-ils régulièrement associés à ces réunions de rentrée, qui sont l’occasion de rappeler notamment les procédures de signalement et celles relatives à l’article 40 du code de procédure pénale ? Vos personnels sont-ils conscients de leur obligation de signaler au procureur tout délit ou crime dont ils auraient connaissance ?
M. Jérémy Torresan. Je dois reconnaître qu’en vingt ans d’exercice en tant que chef d’établissement, je n’ai jamais eu l’occasion de participer à des réunions organisées par le parquet. Nous serions pourtant vivement intéressés par de tels échanges, car les procédures de signalement d’informations préoccupantes ou au procureur font malheureusement partie de notre pratique courante.
À cet égard, il importe de souligner que si les chefs d’établissement sont généralement bien informés de ces procédures, ce n’est pas toujours le cas pour l’ensemble du personnel. En tant que chefs d’établissement, nous sommes souvent les principaux initiateurs des signalements, mais nous agissons fréquemment sur la base de témoignages indirects, puisque ce sont nos équipes éducatives et enseignantes, en première ligne, qui nous alertent lorsqu’elles sont confrontées à des situations problématiques. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de sensibiliser l’ensemble du personnel à l’application de l’article 40.
À titre d’exemple, quatre informations préoccupantes ont été transmises cette année dans mon établissement à la suite de témoignages directs d’enseignants. Nous avons également effectué un signalement au procureur et, au préalable, nous avons bénéficié de l’aide de la cellule départementale du Conseil général afin de déterminer s’il convenait ou non de s’adresser au procureur.
Mme Catherine Redon, première vice-présidente du SNCEEL. Responsable de la commission formation du SNCEEL, il m’appartient d’organiser la formation et la gestion pédagogique de notre organisme de formation, certifié Qualiopi depuis juin 2021. L’élaboration de notre catalogue bénéficie de l’expertise de quatre juristes assurant une veille juridique constante, et nous effectuons nous-mêmes une veille pédagogique et éducative approfondie.
Ces deux dernières années, nous avons constaté un besoin accru de formation pour nos collègues, ce qui nous a conduits à élargir notre offre. Au-delà des formations traditionnelles sur les responsabilités des chefs d’établissement, nous avons particulièrement développé notre proposition concernant les violences faites aux enfants. Depuis 2023, notre catalogue inclut des formations spécifiques sur l’accompagnement des élèves victimes de violences, ainsi que sur l’assertivité des chefs d’établissement, visant à renforcer leur posture professionnelle et leur capacité d’écoute. Nous proposons également des formations sur les processus et les protocoles à suivre en cas de situation critique.
Parallèlement à notre offre de formation, nous avons mis en place une communication mensuelle qui fournit aux chefs d’établissement des éléments de réflexion, présente les formations à venir pour encourager les inscriptions, et met en lumière l’actualité et les besoins du terrain. Nos formations sont élaborées avec nos juristes et des formateurs externes, et s’appuient sur la force du SNCEEL, à savoir l’accompagnement et la formation par les pairs, favorisant ainsi le tutorat et le soutien mutuel.
En complément de ce dispositif de formation, nous offrons une assistance juridique permanente d’accompagnement, d’écoute et de soutien aux chefs d’établissement dans la mise en place de tout dispositif nécessaire pour venir en aide à un enfant dans le besoin.
Mme Virginie Bécourt. En tant que chef d’établissement, j’ai participé à des réunions au niveau du rectorat où nous avons notamment été formés sur le recueil des informations préoccupantes et sur les dispositifs d’accompagnement mis en place par l’État. Cependant, il convient de noter que la fréquence et la qualité de ces échanges varient considérablement selon les territoires. Une généralisation de ces pratiques serait bénéfique, car les chefs d’établissement sont particulièrement demandeurs de telles opportunités.
Notre organisation diffuse régulièrement des lettres d’information à ses adhérents, soulignant l’importance des mesures préventives dans la vie scolaire et le rôle crucial des chefs d’établissement dans la protection des enfants. En outre, nous mettons également en œuvre le programme de prévention des publics fragiles, dit programme 3PF, spécifique à l’enseignement catholique. Enfin, de nombreuses directions diocésaines proposent des formations à destination du personnel, qu’il s’agisse des salariés du Sgec ou des enseignants, afin que chacun puisse développer les réflexes appropriés face à une situation préoccupante.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Si je comprends bien, il n’existe pas de formation obligatoire pour les chefs d’établissement concernant les procédures telles que le recours à l’article 40 ou la transmission d’une information préoccupante. Vous mentionnez des lettres d’information, ce qui suggère une sensibilisation plutôt qu’une formation systématique et uniforme.
Mme Virginie Bécourt. La formation initiale des chefs d’établissement inclut un module sur la protection des mineurs. En revanche, les chefs d’établissement plus expérimentés sont plutôt sensibilisés à ce sujet dans le cadre de la formation continue dispensée par les organisations professionnelles.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Cette formation n’est donc pas uniforme.
Mme Virginie Bécourt. En effet, elle ne l’est pas.
M. Ronan Lessard, vice-président du Synadec. Je tiens à souligner que le chef d’établissement n’est pas seul dans sa gestion des situations difficiles. Il reçoit le soutien de l’inspecteur de l’éducation nationale (IEN) et se trouve également en liaison constante avec le rectorat. À titre personnel, je n’hésite pas, en tant que chef d’établissement, à solliciter l’IEN de circonscription afin d’obtenir des conseils à propos de cas spécifiques.
Les chiffres de l’étude de novembre 2024 sur le harcèlement scolaire sont éloquents : 5 % des écoliers du CE2 au CM2, 6 % des collégiens et 4 % des lycéens sont concernés. Ces chiffres nous interpellent, et le questionnaire envoyé par l’État a été rempli en classe, ce qui nous a permis d’analyser les résultats en équipe et d’ajuster notre vigilance en conséquence.
J’ai eu l’opportunité, dans le département dans lequel j’exerçais précédemment, de participer à une réunion plénière avec tous les chefs d’établissement et le procureur. Cette rencontre a été extrêmement instructive, détaillant étape par étape les points d’action et la manière dont nous devions nous aligner sur le fonctionnement de l’État, en nous appropriant les textes et directives du ministère de l’éducation nationale. Nous veillons à adapter ces textes à nos protocoles de prévention et de gestion des violences. Le plan « Brisons le silence, agissons ensemble » est mis en avant, avec l’affichage des numéros d’urgence partout dans l’établissement.
Je souhaite également faire part de mon expérience positive avec l’outil Faits établissement, auquel j’ai eu recours l’année dernière, en concertation avec mon inspecteur de circonscription. Contrairement aux signalements ou aux informations préoccupantes classiques, où le suivi est souvent limité, cet outil m’a permis d’être impliqué du début à la fin de la procédure, ce qui s’est avéré particulièrement utile pour faciliter le rétablissement du dialogue avec la famille concernée et d’identifier précisément la problématique.
M. Bertrand Van Nedervelde. Je voudrais insister sur le fait que nous sommes partenaires du service public de l’éducation, et régulièrement en relation avec ses instances. Nos chefs d’établissement, au même titre que les personnels, reçoivent des propositions de formation au bien-être à l’école, aux compétences psychosociales, à l’appréhension des phénomènes de harcèlement, ou encore à la protection des mineurs.
Avec les partenaires sociaux, nous avons mis en œuvre des dispositifs fonctionnels, notamment des contrats de qualification professionnels (CQP) qui permettent de former l’ensemble des personnels d’éducation souhaitant prendre davantage de responsabilités ou entrant dans le métier. Des modules de sensibilisation ont été introduits dans le cadre de ces CQP, qui sont donc reconnus par la branche et le répertoire national des certifications professionnelles (RNCP). Les chefs d’établissement, ayant souvent été eux-mêmes enseignants, peuvent organiser des formations avec l’ensemble des personnels des établissements afin de sensibiliser sur les questions de harcèlement, de violence et d’amélioration du climat scolaire.
Mme Laurence Gourdon. Les adhérents de l’UNETP sont régulièrement en contact avec les procureurs, mais aussi avec certains commissariats qui, une fois par an, proposent un temps d’échange avec les chefs d’établissement et les équipes de vie scolaire.
J’aimerais revenir un instant sur le recours à l’article 40 pour compléter les propos de Mme Bécourt. Il est évident que nombre de chefs d’établissement expérimentés sont moins familiers de l’article 40 que les plus jeunes, en dépit des formations que nous leur proposons. En d’autres termes, la connaissance de l’article 40 varie sensiblement selon les établissements, comme elle varie selon les territoires, en fonction de l’implication des procureurs ou des commissariats en matière de prévention.
M. Jean-Philippe Thoiry, directeur général de l’UNETP. J’aimerais en premier lieu avoir une pensée pour Lorraine, cette jeune lycéenne décédée ce jeudi à Nantes, et ses camarades blessés, et saluer le travail de la communauté éducative et du chef d’établissement, ainsi que la qualité de l’intervention de l’État lors de ce drame.
L’établissement dans lequel j’exerce se trouve en Loire-Atlantique, où nous scolarisons 40 % des jeunes, ce qui induit des moyens sans doute plus importants que dans d’autres territoires, ainsi qu’un accompagnement plus dense des chefs d’établissement et des équipes, notamment à la faveur des services mis à leur disposition par la direction diocésaine de l’enseignement catholique (DDEC), en particulier un service psychologique au sein de tous les établissements.
L’UNETP regroupe principalement des lycées professionnels, des lycées technologiques, des centres de formation, et une attention particulière est portée à la formation des enseignants. La formation initiale existe à travers l’école des cadres missionnés de l’enseignement catholique (ECM). En revanche, la formation continue est à l’évidence perfectible. La densité de notre réseau en Loire-Atlantique et dans les Pays de la Loire permet à différents acteurs, aux organisations professionnelles, dont l’UNETP, ou à la DDEC, de participer à des démarches de formation sous la forme d’organisations apprenantes et de partage entre pairs. Cette densité confère sans doute à notre territoire une spécificité dans la mesure où des rencontres régulières ont lieu avec le procureur et avec les services de l’État.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’ai bien entendu vos remarques sur les carences de la formation, en dépit des initiatives et des plans mis en œuvre. J’aimerais savoir, de manière très concrète, comment procède un chef d’établissement lorsqu’il est saisi d’un fait de violence sur un élève. À qui s’adresse-t-il ? Recourt-il systématiquement à l’article 40 ? Saisit-il automatiquement le procureur de la République ? Sollicite-t-il les services de l’éducation nationale, l’inspection académique, le rectorat ? Alerte-t-il dans tous les cas sa tutelle congrégationniste ou diocésaine ?
M. Jérémy Torresan. Notre procédure de signalement en cas de témoignage concernant un élève implique de contacter systématiquement soit la cellule du Conseil général pour une information préoccupante, soit le procureur de la République pour un signalement. En cas de doute sur la qualification des faits, nous sollicitons l’aide des services de l’éducation nationale pour nous orienter.
Cependant, nous nous heurtons à une difficulté majeure, à savoir le manque de retour d’information sur le traitement de nos signalements. En outre, nous manquons cruellement d’un numéro d’urgence pour les situations critiques.
Mme Virginie Bécourt. J’ajoute que nous sollicitons également la cellule départementale de recueil des informations préoccupantes (CRIP). En outre, lorsqu’une situation préoccupante implique un enseignant, nous travaillons en étroite collaboration avec les IEN.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous privilégiez toujours un échange préalable avec l’IEN avant d’envisager une saisine directe des autorités judiciaires ?
Mme Virginie Bécourt. Concernant les enseignants, notre procédure est claire. Dans le cadre de l’article 40, nous effectuons simultanément un signalement au procureur et une information à notre IEN. Cette démarche souligne la relation privilégiée et l’écoute attentive dont nous bénéficions généralement de la part des inspecteurs.
Mme Anne Valetoux, vice-présidente du Synadic. Nous mettons l’accent sur la formation de notre personnel à l’écoute sans jugement lors du recueil de la parole. Mais pour répondre concrètement à votre question, monsieur le rapporteur, je dirais que, selon la nature des informations recueillies, solliciter l’ensemble de nos interlocuteurs c’est-à-dire le procureur, le rectorat et notre tutelle, semble être la meilleure solution.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans l’hypothèse où vous avez connaissance d’un acte de violence présumé commis par un enseignant ou un encadrant de votre établissement sur un enfant, réalisez-vous une information préoccupante ?
M. Bertrand Van Nedervelde. Non, dans un tel cas nous alertons directement le procureur de la République ainsi que le rectorat. Nous informons également notre tutelle, qui est en liaison avec les services du rectorat et peut échanger avec eux si nécessaire, et nous prenons une mesure conservatoire à l’égard de la personne concernée.
Je voudrais souligner par ailleurs la réactivité remarquable des services du rectorat et de leur cellule de crise, qui permet une prise en charge immédiate des situations d’urgence.
Mme Laurence Gourdon. Je partage le point de vue de mes collègues, même si je serais moins élogieuse à propos de la réactivité des rectorats et de leur cellule de crise.
Lorsqu’un fait grave est signalé, nous contactons le procureur en priorité, puis le rectorat. Nous encourageons nos chefs d’établissement à ne jamais prendre de décision isolément. Dans les grands établissements, notamment les lycées, nous bénéficions généralement de la présence de psychologues scolaires, d’infirmières et de membres de la vie scolaire, ce qui permet de prendre des décisions concertées dans des délais très courts, ce qui constitue un véritable défi.
J’aimerais insister, puisque cela a déjà été évoqué, sur la difficulté majeure que constitue l’absence de retour consécutif à nos déclarations, que ce soit de la part du procureur ou des services de police. Cette situation est particulièrement problématique lorsque nous avons pris des mesures conservatoires, isolant parfois une personne ou un groupe.
M. Jean-Philippe Thoiry. En complément, je précise qu’en Loire-Atlantique, la cellule psychologique de la direction diocésaine est systématiquement informée en cas d’incident grave. Elle nous accompagne dans notre réflexion pour déterminer s’il convient d’informer la famille, en fonction des situations et en coordination avec le rectorat, le procureur et le Conseil général.
M. Paul Vannier, rapporteur. La problématique du suivi des articles 40 ou des signalements dépasse largement le cadre de l’enseignement privé sous contrat. Cette situation est identique dans l’enseignement public et pour tous ceux qui effectuent des signalements. Il s’agit d’une préoccupation majeure à laquelle il nous appartient d’apporter une réponse adéquate.
J’aimerais à présent évoquer la position particulière des chefs d’établissement de l’enseignement privé. Ceux-ci sont choisis par la tutelle diocésaine ou congréganiste, tout en étant salariés de l’Organisme de gestion de l’enseignement catholique (Ogec). Cette situation singulière a-t-elle déjà placé certains membres de vos organisations professionnelles dans des situations délicates, notamment lorsqu’ils étaient confrontés à des faits de violence impliquant des adultes en position d’autorité sur des élèves ? Ont-ils été soumis à des pressions de leur tutelle, les incitant à dissimuler ces violences, créant ainsi un potentiel conflit de loyauté ? Avez-vous personnellement rencontré de telles situations ou avez-vous été sollicités par des membres de vos réseaux pour les conseiller et les protéger dans ces moments difficiles ?
M. Jérémy Torresan. Notre statut est en effet particulier, puisque notre employeur est une association de gestion telle que l’Ogec, et dans les établissements catholiques nous sommes généralement nommés par la tutelle. À ma connaissance, nous ne disposons pas d’informations relatives à des pressions exercées par la tutelle sur les chefs d’établissement. Il importe de souligner que le rôle de la tutelle n’est pas de diriger l’établissement à la place du chef d’établissement.
Je tiens à réaffirmer que les procédures de protection de l’enfance devraient être identiques dans l’enseignement public et privé. Nous accueillons tous des enfants, et leur protection doit être assurée de manière uniforme, indépendamment de l’établissement qu’ils fréquentent. Nous sommes liés par un contrat de scolarisation avec les parents et nous appliquons scrupuleusement la politique du rectorat, respectant ainsi ces procédures essentielles.
Mme Virginie Bécourt. En tant que chef d’établissement depuis vingt-six ans, je n’ai jamais eu connaissance de cas où des chefs d’établissement auraient subi des pressions de la part de leur tutelle lors du signalement de faits graves.
M. Bertrand Van Nedervelde. Je ne peux qu’ajouter mon témoignage à ceux de mes collègues, n’ayant pas eu non plus connaissance de pressions exercées par la tutelle sur les chefs d’établissement à propos de faits de violence ou de maltraitance impliquant un membre du personnel.
Mme Laurence Gourdon. Forte de mes quinze années d’expérience au sein de l’UNETP, je peux affirmer qu’aucune remontée de ce type ne nous est parvenue. Comme l’a justement mentionné le président du SNCEEL, nous opérons dans le cadre d’une relation tripartite avec la tutelle et l’État. Les DDEC nous accompagnent certes dans notre mission de chef d’établissement, mais la responsabilité et le pilotage de la direction incombent pleinement à ces derniers, signataires des contrats d’association avec l’État. Bien que les directions diocésaines proposent un ensemble de services, il revient au chef d’établissement de prendre les décisions finales, en concertation avec son équipe et la tutelle ou la congrégation.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Les inspections et les contrôles de vos établissements constituent un sujet central de nos travaux d’enquête. La révélation de plusieurs scandales a entraîné de nombreuses évolutions. Le plan « Brisons le silence, agissons ensemble » a notamment permis d’étendre l’utilisation de l’application Faits établissement à l’ensemble des établissements privés, alors que certains y avaient déjà recours de manière ponctuelle. Il a également instauré un questionnaire destiné aux élèves et intensifié les contrôles.
Notre commission s’interroge également sur l’étendue du champ des contrôles. Le Sgec et la Conférence des évêques de France, que nous avons auditionnés, considèrent qu’il convient d’inclure la vie scolaire dans le périmètre des inspections, tout en respectant le caractère propre de chaque établissement, et que les questions relatives au climat scolaire et aux violences doivent faire partie intégrante de ces inspections.
J’aimerais savoir comment vous appréhendez cette augmentation des contrôles. Vos syndicats respectifs ont-ils organisé des réunions depuis ces annonces ? Travaillez-vous sur la question de l’accueil des inspections et de l’établissement de plans de contrôle par territoire ? Quelles actions ont-elles été entreprises depuis le début de l’année sur ce sujet ?
M. Jérémy Torresan. Les premiers retours de nos adhérents ayant fait l’objet de contrôles sont plutôt positifs. Au SNCEEL, et je pense que ce sentiment est partagé, nous considérons ces contrôles comme bénéfiques en ce qu’ils permettront de dissiper certaines idées reçues, parfois erronées, sur l’enseignement privé. Nous avons mis en place des formations pour y préparer nos collègues, en nous basant sur les premières informations reçues concernant les modalités de contrôle.
Notre principale préoccupation se rapporte à la clarification du fonctionnement particulier des établissements privés. Nos règlements intérieurs sont en effet sensiblement moins codifiés que dans l’enseignement public et varient considérablement d’un établissement à l’autre. Un règlement intérieur de lycée hôtelier diffère grandement de celui d’un collège. Il est par conséquent essentiel que les évaluateurs ou les inspecteurs soient conscients de ces spécificités. Nous avons également demandé qu’ils prennent en compte nos calendriers, car les premières informations indiquaient que les contrôles pouvaient survenir à tout moment, y compris lors des examens. Or la vérification du bon fonctionnement de nos établissements ne saurait s’effectuer au prix d’une perturbation de la scolarité de nos élèves. Nous avons quelques remarques à formuler de cet ordre, mais de manière générale nous ne voyons aucun inconvénient au principe des contrôles.
Mme Catherine Redon. Nous avons communiqué clairement auprès de nos adhérents dès l’annonce de ces contrôles. Nous y sommes tout à fait favorables et avons expliqué comment s’y préparer au mieux, en rappelant les éléments fondamentaux du contrat d’association.
Par ailleurs, nous avons organisé le 21 janvier une session animée par nos juristes et par des chefs d’établissement expérimentés, avec une centaine de personnes. Le 28 mars, nous avons mis en place une formation pour préciser à nouveau les contours de ces contrôles. Nous poursuivrons ces actions d’information et de formation tant que nécessaire.
Mme Virginie Bécourt. Nous sommes résolument favorables à ces contrôles qui, ainsi que l’a souligné M. Torresan, permettent de démystifier notre fonctionnement et de réaffirmer le cadre dans nos établissements, ce qui est extrêmement positif. D’après les premiers retours, les contrôles se sont généralement bien déroulés. Nous accompagnons nos adhérents de la même manière que le SCNEEL, en proposant des formations et en diffusant des lettres d’information expliquant les raisons et le contenu de ces contrôles, ainsi que l’utilisation de l’application Faits établissement. Nous estimons qu’une procédure unique est une excellente initiative et nous y adhérons pleinement.
M. Bertrand Van Nedervelde. Je souscris aux propos de mes collègues. Nous sommes tout à fait favorables à ce qui concourt à briser le silence, à nous faire mieux connaître, et donc reconnaître comme partenaires du service public d’éducation. C’est un point sur lequel nous insistons particulièrement.
Toutefois, il convient de soulever la question de la multiplication des visites, des évaluations et des contrôles. Nous sommes déjà très souvent contrôlés par des inspecteurs qui, lorsqu’ils visitent nos établissements, s’entretiennent avec les équipes pédagogiques, les enseignants et les chefs d’établissement. Nous n’avons par conséquent aucune objection à formuler contre ces contrôles supplémentaires, sinon que nous devons rester vigilants quant à la fréquence et au calendrier de ces contrôles, afin d’éviter toute surcharge.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous mentionnez, monsieur Van Nedervelde, la multiplicité des contrôles existants, notamment les visites d’inspecteurs dans vos établissements. Je m’en étonne puisque, nous l’avons rappelé ici, il n’existe actuellement pas de contrôle global des établissements privés. Certes, vous entretenez des relations de proximité et de confiance avec les inspecteurs, mais le contrôle global, s’étendant sur un ou deux jours et couvrant la pédagogie, les aspects financiers et la vie scolaire, est une nouveauté. Pourriez-vous nous éclairer quant à cette multitude de contrôles que vous dites subir ?
M. Bertrand Van Nedervelde. Je me suis mal exprimé, madame la rapporteure, je vous prie de m’en excuser. Ma position rejoint entièrement celle exprimée par M. Torresan. J’ajoute que les visites d’inspecteurs à des fins d’évaluation des enseignants leur permettent d’entendre et parfois de réunir les équipes pédagogiques pour discuter en l’absence du chef d’établissement sur des thématiques diverses. Ces moments peuvent aussi constituer des opportunités de libérer la parole.
Mme Laurence Gourdon. L’UNETP accueille très favorablement ces contrôles. Certains de nos adhérents en ont déjà fait l’expérience, et les premiers retours nous permettent d’organiser des échanges de pratiques et d’expériences afin d’accompagner nos adhérents dans la préparation de ces contrôles.
Je souhaite cependant attirer votre attention sur deux points. Premièrement, pour que ces contrôles soient constructifs, il est important que les établissements puissent se préparer dans de bonnes conditions. Cela implique de lui laisser suffisamment de temps pour s’organiser et de s’assurer que la date du contrôle est compatible avec le calendrier scolaire.
Deuxièmement, nous constatons, d’après les premiers retours du terrain, qu’il semble exister des variations dans les types de contrôles selon les territoires. Une harmonisation au niveau national serait souhaitable pour garantir une équité de traitement entre tous les établissements.
M. Jean-Philippe Thoiry. Je souhaite mettre l’accent sur les rendez-vous de carrière avec les chefs d’établissement, instaurés en 2017. Ces échanges avec les inspecteurs nous ont permis d’établir un regard critique constructif sur nos méthodes de fonctionnement. L’évaluation des établissements mise en place en 2019 a également favorisé un partage de perspectives pertinent, contribuant à l’acculturation des différents acteurs.
Enfin, nous pratiquons dans notre réseau ce que nous nommons une « visite de tutelle », qui constitue une forme supplémentaire d’examen critique et de contrôle de nos processus. Nous sommes par ailleurs soumis à un contrôle financier effectué par un commissaire aux comptes.
26. Table ronde réunissant des représentants des organisations représentatives des personnels enseignants de l’enseignement privé (30 avril 2025 à 16 heures)
La commission auditionne sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), des représentants des organisations représentatives des personnels enseignants de l’enseignement privé : Mmes Valérie Ginet, secrétaire générale adjointe de la Fédération des syndicats des personnels de la formation et de l’enseignement privé-CFDT (FEP-CFDT), et Nadia Claës-Beck, secrétaire nationale ; Mmes Pascale Picol, membre du bureau national de la CGT-enseignement privé, élue au Comité consultatif ministériel des maîtres de l’enseignement privé sous contrat (CCMMEP) et Marie Troadec, responsable du premier degré ; Mmes Véronique Cotrelle, présidente du Syndicat national de l’enseignement chrétien-CFTC (Snec-CFTC) et Delphine Bouchoux, élue au CCMMEP ; M. Jean-Louis Stalder, président de la Fédération nationale des syndicats professionnels de l’enseignement libre catholique (Spelc) ([26]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires en recevant des représentants des organisations représentatives des personnels enseignants de l’enseignement privé.
Mesdames et messieurs, je vous remercie pour votre présence à cette table ronde qui nous permettra de mieux comprendre le rôle de vos organisations dans la prévention des différentes formes de violences et de discriminations. Vous évoquerez également la formation des personnels enseignants et non enseignants des établissements privés en matière de repérage et de réaction face aux violences. Vous nous direz si vous l’estimez suffisante et, dans le cas contraire, les préconisations qui sont les vôtres pour l’améliorer.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Ginet, Claës-Beck, Picol, Troadec, Cotrelle et Bouchoux, M. Stalder prêtent successivement serment.)
Mme Valérie Ginet, secrétaire générale adjointe de la Fédération des syndicats des personnels de la formation et de l’enseignement privé-CFDT (FEP-CFDT). Les récents cas de violences révélés dans les établissements privés nous désolent profondément. En tant qu’organisation syndicale, nous exigeons que toute la lumière soit faite, que les victimes soient entendues et que les crimes soient dénoncés. De tels agissements ne sauraient être tolérés dans une école que nous souhaitons voir plus étroitement associée au service public d’éducation, conformément au contrat d’association. Le caractère propre ne doit plus servir de prétexte pour s’écarter de cette mission, et les établissements privés doivent retrouver leur place légitime au sein du service public d’éducation.
En matière de prévention des violences, nos organisations revendiquent la mise en place de programmes visant à développer les compétences psychosociales et psychoémotionnelles, notamment les programmes d’éducation à la vie affective et relationnelle, et à la sexualité (Evars). Nous demandons que ces dispositifs bénéficient de temps et de moyens dédiés, ce qui n’est pas le cas actuellement. Nous exigeons également un traitement identique des violences dans le privé et le public, avec le déploiement du programme de lutte contre le harcèlement à l’école, dit programme Phare, et du plan « Brisons le silence, agissons ensemble » en remplacement du programme de prévention des publics fragiles (programme 3PF) et du plan Boussole dans tous les établissements. Nous revendiquons par ailleurs la mise en place d’instances de dialogue et de concertation, ainsi que le respect de la présence syndicale dans les structures. Enfin, notre rôle consiste à informer nos équipes, par exemple sur l’arrêté du 7 février 2025 relatif à la procédure interne de recueil et de traitement des signalements émis par les lanceurs d’alerte. J’ajoute que la FEP-CFDT est favorable à tous les contrôles d’établissements.
La formation des personnels enseignants et non enseignants des établissements privés est insuffisante. La formation initiale ne comporte pas de module spécifique sur les violences, et la formation continue, reposant sur le volontariat, n’est pas généralisée. Pour ces raisons, nous préconisons l’intégration de modules obligatoires sur la lutte contre le harcèlement, les discriminations et les violences dès la formation initiale. Nous considérons également que l’Evars est essentiel pour permettre aux enfants de comprendre les situations auxquelles ils pourraient être confrontés et de s’en protéger. L’émancipation et l’écoute des enfants, associées à la formation de l’ensemble des personnels des établissements, constituent des éléments clés pour prévenir les violences.
Mme Véronique Cotrelle, présidente du Syndicat national de l’enseignement chrétien-CFTC (Snec-CFTC). Le Snec-CFTC condamne fermement tous les faits de violences en milieu scolaire, et rappelle que la protection des jeunes doit être une priorité absolue pour tous les établissements, indépendamment de leur statut ou de leur réseau. Notre organisation syndicale, qui représente l’ensemble des maîtres et des salariés de droit privé, se fait aujourd’hui le porte-parole de nos collègues, profondément choqués par l’ampleur des accusations et le déferlement médiatique autour de ces affaires. Sans nier la gravité de ces faits, nous ne nous reconnaissons pas dans le portrait qui est dressé de l’enseignement privé. Gardons-nous des amalgames entre le passé et le présent, et en disant cela, je pense particulièrement à nos collègues de l’ensemble scolaire Le Beau Rameau, anciennement Institution Notre-Dame de Bétharram, qui subissent depuis quatorze mois une pression médiatique considérable alors que la plupart d’entre eux n’exerçaient pas dans l’établissement à l’époque des faits incriminés.
Le Snec-CFTC prône la transparence, le renforcement des contrôles et l’amélioration des procédures de dénonciation pour tendre vers le risque zéro, tout en étant conscient que celui-ci n’existe malheureusement pas. Si nous exerçons pleinement notre rôle en matière de prévention des violences, il importe de rappeler qu’un syndicat a pour première vocation de se préoccuper des travailleurs. La responsabilité première de la prévention incombe au chef d’établissement, garant de la sécurité et du bien-être des élèves et des personnels, ainsi qu’à l’État, puisque nous sommes des agents de droit public.
À l’insuffisance de la formation du personnel enseignant et non enseignant face aux différents types de violences, s’ajoutent une multiplication des informations et un empilement des données émanant du ministère peu lisibles pour nos collègues. C’est pourquoi le Snec-CFTC propose de remettre à chaque enseignant, dès l’obtention du concours ou de la signature du contrat, un vade-mecum comprenant des fiches techniques détaillant toutes les procédures à suivre. Nous préconisons également la mise en place de formations continues, éventuellement à distance, ainsi que des formations spécifiques pour les personnels de droit privé.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Lorsque vous évoquez des fiches techniques ou un vade-mecum, faites-vous référence à des documents expliquant les procédures à suivre, par exemple pour déposer plainte ou faire remonter des informations ?
Mme Véronique Cotrelle. En effet, nous pensons notamment à ce type d’informations. Je citerais également des informations relatives à la procédure de lanceur d’alerte, qui reste très méconnue de la plupart de nos collègues.
Mme Delphine Bouchoux, élue au Comité consultatif ministériel des maîtres de l’enseignement privé (CCMMEP). De nombreux outils sont mis à disposition par l’éducation nationale, mais peu d’entre eux parviennent jusqu’à nos établissements privés. Il n’existe pas d’affichage institutionnel concernant les protocoles à suivre ou les alertes à lancer lorsque l’on est témoin de faits de violence. Nous déplorons vivement ce manque d’information, tout aussi lourd de conséquences que les défaillances de la formation. Dans ce contexte, le rôle d’un syndicat est de relayer l’information institutionnelle auprès des personnels.
M. Jean-Louis Stalder, président de la Fédération nationale des syndicats professionnels de l’enseignement libre catholique (Spelc). Je m’associe pleinement aux propos tenus par Mme Cotrelle sur les attaques et la pression médiatique considérable ciblant nos collègues du Beau Rameau, et sur la nécessité d’éviter tout amalgame. Le Spelc condamne fermement toute forme de violence, qu’elle soit dirigée contre les élèves, les enseignants ou le personnel de droit privé. La violence n’a pas sa place dans nos établissements.
Notre organisation s’engage à se tenir au plus près du terrain, notamment grâce à nos délégués syndicaux et nos élus au comité social et économique (CSE). Notre rôle est d’identifier les problèmes, de participer à leur signalement et d’agir si nécessaire, que ce soit au niveau du CSE ou en faisant appel au service juridique de notre fédération pour obtenir les conseils appropriés sur les procédures à suivre.
En ce qui concerne la formation, force est de constater qu’elle est nettement insuffisante, tant pour le personnel salarié que pour les enseignants. La formation pour lutter contre la violence et apprendre à réagir face à de telles situations devrait être intégrée dans la réforme de la formation initiale des maîtres. Cela nous semble constituer une nécessité absolue. Nous estimons également que les chefs d’établissement devraient bénéficier d’une formation spécifique sur ces questions, afin qu’ils soient non seulement sensibilisés, mais aussi formés aux méthodes de management participatif. L’information et la prévention doivent être les maîtres mots afin de répondre efficacement à cette problématique complexe.
Mme Pascale Picol, membre du bureau national de la CGT-enseignement privé, élue au CCMMEP. Les violences révélées ces derniers mois doivent être reconnues et cesser définitivement, et il nous appartient de tout mettre en œuvre pour que de tels actes ne puissent plus jamais se produire.
Dans la perspective de cette audition, notre organisation a diffusé un questionnaire qui a recueilli environ 600 réponses. Nous tenons ces résultats à votre disposition, car ils apportent un éclairage significatif sur la situation du personnel de l’enseignement privé sous contrat.
Au nom de ses valeurs, la CGT porte le souhait de la mise en place d’un service public d’éducation laïque de qualité, accessible à tous, indépendamment du parcours, de l’identité ou du milieu social. Notre approche de la laïcité vise à garantir à chaque enfant une scolarité sans pression ni violence.
Notre caractère interprofessionnel nous permet d’être en contact avec nos camarades de la protection de l’enfance, de la justice pour mineurs, des services publics hospitaliers, notamment de la pédopsychiatrie. Ces collectifs de travail, tous liés à la question des violences, pâtissent aujourd’hui fortement de la dégradation de leurs conditions de travail. Nous mettons également en place des formations spécifiques sur les violences sexistes et sexuelles (VSS). Notre organisation syndicale dispose d’une cellule de veille interne concernant les discriminations, notamment celles liées au genre et à l’orientation sexuelle, et le racisme sous toutes ses formes, autant d’éléments potentiellement générateurs de violences au sein des établissements.
Dans le cadre de notre travail intersyndical, nous participons au collectif de lutte contre les LGBTIphobies en milieu scolaire et universitaire, qui rassemble des syndicats de l’enseignement public et privé, la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) et des organisations de jeunesse. Nous considérons que ce travail conjoint public-privé est déterminant pour aborder l’ensemble des problématiques de l’éducation nationale.
Mme Marie Troadec, responsable du premier degré à la CGT-enseignement privé. Nous avons également mis en place des cellules de veille sur les groupes d’extrême droite dans le secteur de l’éducation, tels que « Parents vigilants », « Mamans Louves », « Parents en colère » ou « SOS éducation », via nos collectifs syndicaux et intersyndicaux, notamment l’association Visa.
Au niveau local et dans le cadre de l’accompagnement des collègues, nous mettons en œuvre des procédures syndicales distinctes de celles observées dans l’enseignement privé catholique. Cette approche nous permet d’apporter des réponses collectives face aux violences, particulièrement celles dirigées contre les personnels. Nous accordons une importance primordiale à l’écoute de nos collègues, nous recueillons leur parole, préconisons des démarches écrites, et les conseillons sur leur protection et la nécessité de constituer des dossiers solides. Notre action s’appuie systématiquement sur les textes réglementaires afin d’être plus efficaces face aux violences.
Mme Pascale Picol. Les lacunes de la formation et de l’information expliquent en partie la persistance de l’omerta sur la question des violences. L’ensemble du personnel déplore l’absence de campagnes claires sur l’état actuel des études concernant les violences envers les enfants. Malgré les rapports de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) et de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), malgré les travaux portant sur les violences éducatives ordinaires, les violences intrafamiliales, l’inceste, la pédocriminalité et les violences patriarcales en général, l’information reste très limitée au sein de l’enseignement privé sous contrat, et plus largement dans l’éducation nationale. Or il est impératif que chaque membre du personnel de l’éducation nationale maîtrise ces données fondamentales dès le début de sa carrière.
Si la gestion du harcèlement entre élèves commence à être mieux appréhendée, la question des violences d’adultes sur les enfants reste un chantier à baliser et à développer. Nous regrettons que les enseignants, les accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH), ainsi que les salariés de droit privé, souvent oubliés dans ces questions de formation, ne bénéficient pas d’une formation adéquate. Ces formations doivent être dispensées dans de bonnes conditions, tant en formation initiale qu’en formation continue. Il importe qu’elles soient transversales au cursus des enseignants, qu’elles abordent tous les aspects de la problématique, et qu’elles soient alimentées tout au long de la carrière à la faveur de remises à niveau et de mises à jour régulières. Enfin, il est crucial que ces formations soient élaborées en collaboration avec les personnels eux-mêmes, car ce sont eux qui connaissent le mieux les réalités du terrain dans les établissements.
Mme Marie Troadec. Nous demandons la mise en place de formations massives et régulières, communes avec le secteur public, dispensées par des intervenants agréés par l’éducation nationale et non par l’enseignement catholique. Tout doit être, selon nous, harmonisé et mutualisé. Nous interpellons régulièrement nos instances, notamment les CCMMEP et les rectorats, sur la nécessité d’une vigilance accrue de notre administration concernant les fiches repères du Secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec), par exemple sur les modules d’anthropologie chrétienne dispensés au sein des Instituts supérieurs de formation de l’enseignement catholique (Isfec). Nous sommes également très préoccupés par les fiches qu’il pourrait produire sur la mise en œuvre de l’Evars.
Par conséquent, nous exhortons notre administration à ne pas rester passive et à ne plus se contenter d’un étonnement perpétuel face aux situations que nous observons sur le terrain. Nous demandons que le ministère nous garantisse, maintenant et pour l’avenir, que l’enseignement catholique cessera de s’affranchir des règles, comme il le fait sur de nombreux sujets, tels que les circulaires et décrets concernant les élèves transgenres, la charte sur la laïcité, la vaccination contre le papillomavirus ou encore, et à l’encontre de ses déclarations d’intention, sur l’Evars.
En résumé, nous réclamons urgemment la mise en place d’une formation commune au public et au privé, accessible aux personnels de droit public, aux AESH et aux personnels de droit privé.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je remercie chacun pour ce premier tour de table, riche en propositions et revendications. Comme vous avez pu le constater, nous menons un travail approfondi pour prendre en compte l’ensemble des points d’alerte.
Je souhaite aborder en préambule l’exposition médiatique des personnels enseignants salariés au collège Le Beau Rameau. Nous sommes très sensibles à leur situation et je tiens à souligner qu’en aucun cas nous ne pratiquons l’amalgame entre les personnes mises en cause pour des violences psychologiques, physiques et sexuelles, et l’écrasante majorité des personnels de l’enseignement privé qui accomplissent leur mission éducative avec bienveillance et un grand engagement. Votre rappel à ce sujet est important et nous y sommes attentifs.
Nos travaux d’enquête ne se limitent pas à l’examen de faits passés, mais tâchent de mettre en lumière des témoignages portant sur des faits récents. Nous procédons quotidiennement à de nombreux signalements au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Il nous importe d’examiner la réalité d’aujourd’hui avec lucidité, même si le contexte diffère de celui des années 1960 à 2000.
Enfin, mon corapporteur M. Vannier et moi-même sommes particulièrement vigilants quant à la libération de la parole et à la protection des lanceurs d’alerte. Lors de nos trois visites sur le terrain dans des établissements où se sont déroulées des violences systémiques, nous avons constaté que ce sont des femmes qui ont joué le rôle de lanceuses d’alerte. Ces femmes ont vu leur carrière ralentie, voire brisée, pour avoir osé parler. Nous avons échangé avec elles, qui incarnent le courage de nombreuses autres personnes qui n’ont pas pu être entendues, soutenues, ou qui ont dû renoncer face aux pressions. Cette problématique est au cœur de notre mission d’enquête.
C’est sur ce point précis que je souhaite vous interroger. Selon vous, un signalement doit-il nécessairement suivre la voie hiérarchique interne à l’éducation nationale ? Quelles modalités devraient être mises en place ? Existe-t-il actuellement des obstacles entre la personne souhaitant signaler des faits de violence commis par des adultes sur des enfants et l’éducation nationale ou la justice ? Comment vos organisations accompagnent-elles ce processus afin de garantir l’efficacité du signalement et de son suivi ?
Mme Valérie Ginet. La procédure officielle exige que les signalements empruntent la voie hiérarchique, ce qui implique systématiquement de passer par le chef d’établissement. Bien que cette démarche soit logique, elle peut dissuader certaines personnes de signaler des faits, car cela les expose et peut les mettre en danger. En effet, signaler un problème n’est pas toujours bien perçu ni compris. Certains établissements fonctionnent selon un modèle très patriarcal où remettre en cause la réputation de l’établissement ou de certaines personnes est mal vu, ce qui explique que les signalements ne sont pas systématiques. En outre, le coût personnel d’un signalement est souvent élevé, particulièrement dans l’enseignement privé où l’on trouve davantage de personnels précaires, de maîtres délégués, et un important turnover parmi les personnels de droit privé. Ces facteurs constituent un frein réel aux signalements.
Nous estimons que le déploiement de l’outil Faits établissement faciliterait les signalements en installant un canal direct entre l’établissement et le rectorat, évitant ainsi le passage par les chefs d’établissement d’enseignement catholique qui, bien souvent, s’en réfèrent en premier lieu à leur diocèse. Or nous savons que les réactions des diocèses varient : certains agissent de manière appropriée, comme à Saint-Nazaire récemment où un directeur mis en cause a été immédiatement suspendu à titre conservatoire, tandis que d’autres invoquent la présomption d’innocence pour ne rien faire, au risque de laisser des enfants dans une situation de danger.
Outre cette automatisation du protocole de signalement, nous préconisons d’améliorer sensiblement le suivi de ces signalements, qui est actuellement défaillant, en établissant un processus de traitement clairement défini.
Mme Delphine Bouchoux. Le protocole d’émission et de traitement des signalements se trouve au cœur du sujet. Si la loi impose aux personnels informés d’un fait de violence d’en référer aux autorités compétentes, qu’il s’agisse du rectorat ou de la justice, nous constatons en réalité que ces situations font d’abord l’objet d’une gestion en interne, souvent motivée par la volonté d’éviter un scandale public et par une forme de déni. Les situations de violence existent dans nos établissements comme ailleurs, à l’école publique, dans les associations sportives ou au sein d’une cellule familiale, il est vain de le nier. En passant sous silence certains faits, nos institutions commettent une grave erreur, exacerbent le problème et, finalement, nuisent à l’image qu’elles s’efforcent de préserver.
La voie hiérarchique, qui commence chez nous par le chef d’établissement, est privilégiée en vertu du principe de subsidiarité auquel tiennent les chefs d’établissement et, plus généralement, l’enseignement privé. Ce principe, qui peut parfois arranger les services du rectorat, postule que le chef d’établissement doit tout gérer. Cependant, il est lui-même confronté à la crainte de ternir l’image de son établissement. C’est la raison pour laquelle les personnels d’établissements privés souhaitant faire toute la lumière sur certains problèmes sont parfois freinés par la crainte de pressions au cas où l’affaire dont ils ont été témoins ou qui leur a été rapportée viendrait à s’ébruiter au-delà des murs de l’établissement.
En conclusion, nous estimons que le filtre hiérarchique constitue un obstacle majeur, tant pour les contrôles que pour le traitement des violences. Le traitement en interne, fût-il motivé par l’intention d’agir plus rapidement ou d’être plus proche du terrain, peut en réalité conduire à minimiser la situation, retarder la transmission de l’information, voire étouffer certaines affaires. C’est pourquoi nous recommandons que soient levés les filtres entre les personnels enseignants ou non-enseignants et les autorités compétentes pour recueillir les signalements.
M. Jean-Louis Stalder. Le traitement des signalements constitue effectivement une problématique qui mérite toute notre attention. Il est essentiel de souligner qu’il n’est nullement obligatoire de faire un signalement exclusivement au chef d’établissement. Bien que la voie hiérarchique puisse paraître un réflexe naturel, d’autres moyens d’effectuer des signalements existent, mais un effort est nécessaire afin de les faire mieux connaître. Je pense aux numéros d’urgence, tels que le 119 pour l’enfance en danger ou le 118 pour les problématiques de harcèlement. En outre, les personnels peuvent s’adresser directement à l’administration, au rectorat ou à la direction des services départementaux de l’éducation nationale (DSDEN). L’article 40 du code de procédure pénale impose également l’obligation de signaler tout délit directement au procureur de la République.
Le traitement des signalements constitue un autre problème majeur. Il est impératif que l’administration, en l’occurrence le rectorat, prenne en considération les alertes qu’elle reçoit, les traite et leur donne une suite en ouvrant une enquête administrative pour vérifier les faits. Or cette procédure n’est pas toujours suivie. Nous avons alerté le ministère sur ce point, en soulignant que l’obligation de résultat en matière de sécurité et de conditions de travail pour l’ensemble du personnel et les élèves, incombe à la fois aux chefs d’établissement et au rectorat.
Un décret régit la sécurité et les conditions de travail dans les établissements publics, avec des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) académiques et départementaux chargés de recueillir et traiter les alertes. Cependant, ce décret ne s’applique pas à l’enseignement privé sous contrat, ce qui explique le traitement insuffisant, voire inexistant, des droits d’alerte par l’administration et le rectorat. Nous avons demandé au ministère de clarifier ce point, soit en mettant en place un décret de transposition, soit en faisant évoluer le texte existant. Le ministère a d’ailleurs sollicité le Spelc pour réaliser une analyse juridique et identifier les pistes d’amélioration.
Mme Pascale Picol. Notre sondage a révélé plusieurs éléments clés concernant la réaction des professeurs, personnels ou salariés face à des situations problématiques. Il apparaît ainsi que l’isolement constitue un frein aux signalements. Bien que l’administration insiste sur l’utilisation de l’article 40, permettant de contourner le chef d’établissement, cet article requiert l’implication d’une personne spécifique. En outre, la peur des retombées est omniprésente, les collègues redoutant souvent les conséquences de l’émission d’un signalement, ce qui engendre un sentiment de désarroi.
Plutôt que solliciter la voie hiérarchique, nous préconisons un traitement en équipe au sein des établissements. Cette approche collective permettrait d’éviter les remontées isolées. Une fois les faits établis, la remontée devrait se faire directement vers l’administration, c’est-à-dire les DSDEN et les rectorats.
Nous avons entendu ici même M. Delorme, secrétaire général de l’enseignement catholique, évoquer la possibilité de faire remonter directement, via Faits établissement, des signalements aux directions diocésaines de l’enseignement catholique (DDEC). Une telle solution ne nous paraît absolument pas appropriée, puisque nous savons bien que les interventions des DDEC, comme celles des tutelles congréganistes, n’ont souvent pour effet que d’étouffer les affaires.
Le statut de ces instances est problématique. Elles disposent d’un pouvoir évident, mais leur responsabilité légale reste floue, si bien qu’il est difficile de s’opposer à elles sur le plan réglementaire ou de leur reprocher un manquement à leurs responsabilités. En d’autres termes, leur statut juridique ne permet pas de se retourner contre elles en cas de problème, et la responsabilité retombe sur le chef d’établissement ou le personnel, mais pas sur l’enseignement catholique en tant qu’entité.
Nous demandons la mise en place d’un protocole clair, identique pour le privé et le public, et le plus sécurisant possible. À cet égard, la protection des lanceurs d’alerte est essentielle. Il importe en effet que les personnels puissent bénéficier d’un soutien syndical, juridique, psychologique et administratif. Ces mesures devraient permettre de surmonter les obstacles que sont l’isolement, la peur et le désarroi face aux démarches à entreprendre.
Les sous-effectifs de l’administration, notamment au niveau des rectorats où le turnover est important et la connaissance de nos métiers parfois limitée, sont susceptibles d’inciter l’administration à déléguer certaines responsabilités à l’enseignement catholique, ce qui n’est ni souhaitable ni prudent, puisque les chefs d’établissement et les membres des DDEC ne sont pas nécessairement formés pour gérer ces situations et peuvent subir des pressions.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous remercie pour vos éclairages précis et vos préconisations, qui nous aideront à nous projeter vers les conclusions de notre travail d’enquête.
Je constate un grand décalage entre vos propos et ceux tenus par les chefs d’établissement lors de la précédente audition. Lorsque nous leur avons demandé s’ils rencontraient des résistances de la part de leur tutelle diocésaine ou congréganiste au moment de signaler des faits de violence, ils ont affirmé n’avoir jamais rencontré la moindre difficulté. Or vous nous avez décrit des situations où certains diocèses, au nom du principe de présomption d’innocence, justifient la rétention d’informations, et chez lesquels des enjeux réputationnels déclenchent des réflexes pouvant entretenir une forme d’omerta et mettre des élèves en danger.
J’aimerais que vous approfondissiez ce type de situation. Avez-vous des exemples concrets ? Certains de vos syndicats vous ont-ils rapporté des cas où des faits de violence, qu’ils auraient pu transmettre par la voie hiérarchique, n’ont pas pu être communiqués à d’autres niveaux en raison d’une intervention de la tutelle diocésaine ou congréganiste ?
Sur le plan de la formation, des rappels sur l’obligation de signalement prévue par l’article 40 sont-ils intégrés à la formation initiale et continue ? En tant qu’organisation syndicale, insistez-vous sur la nécessité d’appliquer cet article, même en l’absence de signalement hiérarchique ?
Par ailleurs, j’aimerais évoquer la situation particulière des maîtres délégués, qui représentent environ 20 % des effectifs de l’enseignement privé. Leur statut précaire et leur dépendance accrue envers le chef d’établissement, qui les choisit directement, les placent dans une position vulnérable. Cette vulnérabilité est encore plus marquée pour les maîtres contractuels, dont le renouvellement du contrat n’est pas garanti. Avez-vous des recommandations spécifiques pour mieux protéger les maîtres délégués, dans l’hypothèse où ils devraient effectuer des signalements et faire office de lanceurs d’alerte ?
Mme Valérie Ginet. Le décalage que vous avez observé, monsieur le rapporteur, entre les déclarations des chefs d’établissement et les nôtres, s’explique sans doute par notre proximité avec le terrain.
Au-delà des violences physiques et sexuelles, qui sont évidemment inacceptables, nous sommes confrontés à un continuum de violences incluant les violences psychologiques et institutionnelles. Si les cas de violences physiques ou sexuelles envers les enfants ne sont pas quotidiens, nous sommes en revanche très fréquemment alertés sur des climats d’établissement délétères nuisant au bien-être des élèves et des enseignants.
Ces signaux faibles doivent être détectés lors des contrôles d’établissement. Dans les structures où règnent un bon climat social, une communication ouverte et un travail d’équipe efficace, les problèmes sont généralement signalés et traités de manière appropriée. En revanche, les dysfonctionnements majeurs au niveau du dialogue social, la crainte du chef d’établissement, la stigmatisation de certains enseignants, ou encore l’autorisation d’interventions d’associations aux idéologies contestables, constituent des indicateurs de violence institutionnelle qu’il convient impérativement de prendre en compte.
Certes, tous les établissements ne sont pas concernés par ces problématiques. Cependant, même dans des environnements apparemment sereins, la violence peut surgir de manière inattendue. C’est pourquoi il est essentiel que les établissements privés soient également contrôlés et soutenus en matière de santé scolaire et mentale, parce que les établissements privés ne sont pas épargnés par les problèmes de notre société. Enfin, je crois que toute amélioration de la situation dans les établissements privés passera nécessairement par un effort de transparence.
Mme Nadia Claës-Beck, secrétaire nationale de la FEP-CFDT. Permettez-moi d’insister sur une particularité importante de l’enseignement privé sous contrat : tout s’y déroule « sous couvert du chef d’établissement », selon la formule consacrée. Cela constitue un premier filtre difficile à contourner pour les enseignants. Lorsque les collègues sollicitent les organisations syndicales, nous pouvons les orienter directement vers l’administration, mais ce n’est pas toujours possible. Par ailleurs, la possibilité du recours à l’article 40 reste largement méconnue, et informer l’ensemble des personnels sur l’existence et les implications de cet article me semble constituer une priorité.
Mme Véronique Cotrelle. Certains établissements privés disposent d’une instance de dialogue spécifique, le CSE. Or les élus de cette instance ne sont pas auditionnés lors des contrôles, alors qu’ils sont susceptibles d’apporter des informations précieuses. Il me semble qu’il s’agit là d’une piste à explorer.
J’insiste à nouveau sur la nécessité d’un vade-mecum regroupant toutes les informations relatives à l’article 40, aux droits des lanceurs d’alerte, ou encore aux procédures de signalement. Il est impératif que les enseignants soient correctement informés pour lutter efficacement contre toutes formes de violence.
M. Jean-Louis Stalder. Je tiens à préciser que la formule « sous couvert du chef d’établissement » recouvre simplement l’obligation d’informer celui-ci des événements survenant au sein de son établissement, mais ne signifie pas que son accord soit requis préalablement à toute décision. En outre, des actions peuvent être entreprises sans information préalable au chef d’établissement, si l’urgence le commande. De manière plus générale, les DDEC et l’Organisme de gestion de l’enseignement catholique (Ogec) doivent en finir avec ce réflexe consistant à protéger le chef d’établissement avant toute autre considération.
Le caractère précaire et instable de la situation des maîtres délégués les place dans une grande fragilité. Il me semble que le législateur et le ministère devraient réfléchir à un dispositif de titularisation après un certain nombre d’années d’exercice ou d’inspections.
Mme Marie Troadec. Le sondage que nous avons mené auprès de nos collègues révèle des informations préoccupantes concernant les violences dans l’enseignement catholique et le rapport au chef d’établissement. Dans l’espace d’expression libre, nos collègues évoquent fréquemment les violences qu’ils subissent eux-mêmes. Lorsque nous leur demandons de qui ils auraient besoin d’être protégés s’ils dénonçaient des violences sur les élèves, 36 % désignent leur chef d’établissement. Un tel chiffre soulève de sérieuses interrogations sur la capacité de l’enseignement catholique à gérer les violences envers les élèves, s’il échoue déjà à protéger son personnel.
À cet égard, il importe de faire observer que notre employeur, le rectorat, se décharge largement de sa responsabilité sur le personnel, et justifie cette position en invoquant le statut de droit privé des chefs d’établissement, qui sont salariés de l’Ogec, tout en restant d’ailleurs sous autorité académique. Permettez-moi de citer un cas illustrant l’ampleur du problème : dans notre académie, face à une situation de violence envers le personnel, c’est le rectorat lui-même qui nous a conseillé de contacter la presse. Cela démontre l’état actuel de la gestion des dénonciations de violences.
Mme Pascale Picol. J’ajoute que notre enquête révèle que seulement 8 % des personnels connaissent l’article 40, la notion de signalement au procureur étant légèrement mieux comprise. Cette ignorance est la conséquence concrète des carences de la formation initiale, où l’article 40 n’est pas abordé.
Par ailleurs, je reviens sur la présomption d’innocence, qui est fréquemment et excessivement invoquée dans les affaires de violence. Nous devons lui opposer systématiquement un principe de présomption de sincérité. Bien qu’il puisse arriver qu’un élève accuse à tort un enseignant ou un membre du personnel, ces accusations cachent généralement une autre problématique, comme des violences intrafamiliales. L’idée de l’accusation gratuite et infondée relève d’un imaginaire patriarcal dépassé, surtout au vu des conséquences que subissent les victimes après une dénonciation.
Je souscris entièrement aux propos de M. Stalder concernant la protection des maîtres délégués. La meilleure protection consiste à mettre fin à la précarité, tant pour les maîtres délégués que pour les salariés de droit privé, qui subissent de nombreuses pressions.
Enfin, si je suis d’accord avec mes collègues sur la nécessité d’établir des procédures, il me semble impératif que celles-ci soient uniformisées et non pas spécifiques à chaque établissement. Nous devons mettre en place un système généralisé à l’ensemble des territoires et des établissements, qu’ils soient privés ou publics.
Mme Delphine Bouchoux. J’aimerais rebondir sur le constat de monsieur le rapporteur quant au décalage entre les positions des chefs d’établissement et les nôtres. J’estime que nous devons dépasser les discours de posture. Il est évident que nos perspectives diffèrent, et nous reconnaissons tous qu’il serait inapproprié de dire qu’il y a des faits de violence dans tous les établissements.
Cependant, notre expérience de terrain et notre implication dans diverses instances de l’enseignement catholique, du rectorat ou du ministère, nous confèrent une légitimité certaine. Il serait extrêmement imprudent de notre part d’affirmer que des faits de violence sont étouffés, minimisés et que l’information est retardée, si cela n’était pas avéré.
Permettez-moi de revenir également sur le principe de subsidiarité, que j’ai évoqué précédemment. Je ne remets pas en cause son existence, mais plutôt son application. Il serait bénéfique de le moduler afin que les chefs d’établissement cessent de se considérer comme des chefs d’entreprise. Cette perception erronée conduit certains maîtres délégués, voire des maîtres titulaires, à croire qu’ils sont les employés de l’établissement et qu’ils doivent tout au chef d’établissement, qui est en réalité un salarié de droit privé. Si cette pression forte était atténuée, les maîtres s’exprimeraient probablement avec davantage de liberté.
Mme Véronique Cotrelle. Lors d’une audience avec la ministre de l’éducation nationale, Mme Borne, notre organisation a proposé que les maîtres délégués soient titularisés par acquis d’expérience.
M. Jean-Louis Stalder. La situation des maîtres délégués est excessivement différente d’un rectorat à l’autre, ce qui renvoie à la question fondamentale de leur statut. Si un véritable statut national, géré par le ministère et non plus par les rectorats, leur était accordé, des règles claires et uniformes, applicables de manière cohérente dans l’ensemble du territoire national, pourraient être établies.
27. Audition de Mme Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (5 mai 2025 à 15 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), Mme Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche ([27]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Notre commission a fait le choix d’auditionner un certain nombre d’anciens ministres chargés de l’éducation nationale, afin notamment d’analyser la manière dont a été prise en compte, au fil du temps, la question des violences exercées sur des enfants, en milieu scolaire, par des adultes ayant autorité.
Il s’agit pour nous d’identifier les failles en matière de signalement, de prise en charge des victimes et de traitement des auteurs de ces violences, pour mettre fin à ce qui apparaît de plus en plus clairement comme un fléau systémique. À cet égard, le regard et l’expérience de Mme Najat Vallaud-Belkacem nous seront précieux.
L’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Najat Vallaud-Belkacem prête serment.)
Lorsque vous étiez ministre de l’éducation nationale, à quelles occasions et dans quels contextes avez-vous eu à traiter la question des violences commises par des adultes sur des enfants en milieu scolaire ?
Vous-même, ou les membres de votre cabinet, étiez-vous destinataires de remontées d’informations sur de tels faits ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je vous remercie de me recevoir pour évoquer un sujet auquel je suis très sensible. J’exprimerai d’abord mon émotion et ma solidarité avec les victimes de Bétharram et des autres établissements privés au sujet desquels la parole s’est récemment libérée.
J’ai eu à connaître de faits de violences à l’égard d’élèves lorsque j’étais ministre, entre 2014 et 2017, de diverses façons. Mon cabinet, qui se trouvait en lien étroit avec les directeurs de cabinet des recteurs, était en effet destinataire des remontées de faits graves survenant dans l’ensemble des établissements scolaires. Nous recevions aussi des courriers de la part de particuliers voire de proches – je me souviens notamment de celui envoyé par l’épouse d’un professeur d’éducation physique et sportive d’Orgères –, qui dénonçaient des professionnels de l’éducation nationale.
Ayant fait du bien-être des élèves l’une de mes priorités, j’avais demandé par des circulaires, mais aussi à l’occasion de réunions avec les recteurs, que tous les faits nous soient remontés. Surtout, j’avais remédié à une lacune en créant l’application interne Faits établissement qui s’avère très précieuse. Elle permet en effet à chaque établissement de remonter les faits les plus graves jusqu’au ministère et de demander un appui en cas de situation complexe ; en compilant les typologies de violences de façon anonymisée, elle aide aussi à structurer des plans de prévention. Lorsque j’étais en fonction, nous avons ainsi fluidifié la remontée d’informations dans les établissements publics. Nous recevions des informations quotidiennement, et j’ai moi-même eu à traiter plusieurs affaires.
M. Paul Vannier, rapporteur. La ministre d’État Mme Borne a récemment annoncé vouloir élargir le périmètre d’utilisation de cette application aux établissements privés sous contrat – ce qui signifie que pour l’heure, et jusqu’à la parution du décret, ils ne sont pas concernés. Pourquoi a-t-il été décidé, lors de la création de cette application, qu’elle ne concernerait que les établissements publics ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Au moment de sa création, l’outil s’adressait à tous les établissements, publics comme privés. Mais je rappelle que, du fait du caractère propre des établissements privés, les pouvoirs publics ne peuvent pas agir sur ce qui, en leur sein, relève de la vie scolaire. Ils peuvent leur faire des recommandations – comme celle de mettre en œuvre l’éducation à la vie affective et relationnelle, et à la sexualité (Evars), ou le plan de lutte contre le harcèlement scolaire – mais pas leur imposer la même chose qu’aux établissements publics. C’est une lacune évidente, et je suis favorable à ce qu’une évolution de la législation vienne la combler.
Sur chacun de ces sujets, des établissements privés préfèrent recourir à des dispositifs maison dont il est avéré, à l’aune des révélations dont nous sommes témoins, qu’ils ne sont pas propices à la libération de la parole des élèves. La ministre actuelle a raison de vouloir aller plus loin sur ce point.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous évoquez un débat sur le périmètre des contrôles et sur le temps relevant de la vie scolaire dans les établissements privés sous contrat. Peut-être notre commission d’enquête contribue-t-elle à le faire avancer : le secrétaire général à l’enseignement catholique a en effet reconnu devant nous la nécessité que les services de l’État aient les moyens d’intervenir sur le temps de la vie scolaire. Cependant, des faits de violences peuvent aussi être commis durant le temps scolaire, lequel est financé sur fonds publics et sous le contrôle de l’éducation nationale. Pourquoi ne pas avoir élargi le périmètre de l’application Faits établissement, dès sa création, aux établissements privés sous contrat ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. La question n’est pas celle du temps scolaire par opposition à celui qui ne le serait pas ; elle est relative à la nature de ce qui est en jeu. En vertu du code de l’éducation, les établissements privés sous contrat sont soumis à trois types de contrôles : pédagogique, budgétaire et administratif. Les pouvoirs publics n’ont donc pas la possibilité de vérifier que des mesures de lutte contre le harcèlement ou contre les violences faites aux enfants – y compris par d’autres enfants ou au sein de leur famille – sont prises et respectées. Nous devons changer la loi sur ce point.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’entends, mais je ne parle pas des contrôles : je parle d’une application visant à centraliser des remontées. Pourquoi les établissements privés sous contrat, s’agissant de faits pouvant être commis sur le temps scolaire, n’ont-ils pas été immédiatement intégrés au dispositif lors de sa création ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Ils y ont été immédiatement intégrés mais, dans les faits, ils n’ont pas nécessairement mis l’outil en place. L’ensemble des réformes que j’ai menées – qu’elles soient pédagogiques, qu’elles concernent la vie scolaire ou qu’elles portent sur la mixité sociale – s’adressaient aussi aux établissements privés. Je me souviens avoir réuni le Secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec), ainsi que d’autres représentants des établissements sous contrat, pour leur demander de les mettre en œuvre. Mais notre marge de manœuvre pour leur imposer de le faire est indéniablement limitée. D’ailleurs, l’application Faits établissement est bel et bien utilisée par certains établissements privés sous contrat, quand d’autres préfèrent des dispositifs maison qui apparaissent insuffisants.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ne disposant pas des moyens de le leur imposer, vous proposez aux établissements privés sous contrat d’utiliser l’application de façon facultative. Pourtant, les moyens existent manifestement puisque la ministre d’État est prête à les contraindre par décret.
Lorsque vous envisagiez la création de l’application, avez-vous eu des échanges avec le Sgec ? Avez-vous noté de sa part une réticence ? Vous a-t-il dit à vous, ou aux membres de votre cabinet, qu’il ne souhaitait pas que les établissements de son réseau soient contraints de l’utiliser ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Vous savez que l’autorité qu’exerce le Sgec est assez relative : les établissements ne mettent pas toujours en œuvre les mesures auxquelles il se déclare ouvert, par exemple. Les établissements privés sous contrat ont évidemment été associés à l’ensemble de nos mesures mais, dans les faits, certains ont choisi de faire autrement – il faut remédier à cette situation.
Il me semble nécessaire de replacer les choses dans le contexte de l’époque. D’une part, les affaires de violences à l’encontre d’élèves ayant éclaté entre 2014 et 2017 concernaient le public : nous nous sommes donc concentrés sur cette catégorie d’établissements. D’autre part, dans cette période post-attentats très particulière, la focale était mise sur ce qui se passait dans le privé hors contrat ; le privé sous contrat n’était pas la première préoccupation. Nous avons mené à l’époque un travail d’inspection dans le privé hors contrat comme il n’y en avait jamais eu : préalablement aux 300 inspections conduites, il nous a fallu dresser une liste des établissements, car il n’en existait même pas – c’est dire l’état d’incurie dans lequel j’ai trouvé le sujet à mon arrivée au ministère ! Nous avons aussi dû créer un corps d’inspecteurs et établir un référentiel pédagogique. Jusqu’alors, la loi n’obligeait les établissements privés hors contrat qu’à respecter la moralité, l’hygiène et la salubrité, rien de plus ! Entre 2014 et 2017, l’attention était surtout portée sur ces établissements, ainsi que sur le public – sans doute allons-nous parler, à cet égard, de ce qui s’est passé à Villefontaine notamment.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je voudrais d’abord rappeler que nous ne jugeons rien : nous sommes une commission d’enquête parlementaire et non une instance judiciaire.
En dépit de ses dénégations, le Sgec dispose de pouvoirs d’intervention puissants lorsqu’il le souhaite : la consigne qu’il a fait passer pour que cesse immédiatement la campagne de vaccination contre le papillomavirus a manifestement été suivie dans l’ensemble des établissements de son réseau.
Vous n’avez pas répondu à ma question – à moins que j’aie mal compris votre réponse : le Sgec était-il réticent à ce que l’utilisation de l’application soit obligatoire pour les établissements privés sous contrat ? Il est vrai que certains l’utilisent de leur plein gré, mais ils sont très peu nombreux.
Quelles étaient par ailleurs vos relations avec le Sgec ? Nous avons découvert, dans le cadre des travaux de notre commission, que des dîners – mensuels, parfois – ont réuni des ministres de l’éducation nationale, ou bien leurs directeurs de cabinet, et le Sgec. Y avez-vous participé vous-même, ou bien les membres de votre cabinet ? Si oui, quels sujets abordiez-vous ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Je n’ai pas souvenir que le Sgec ait exprimé devant moi une réticence à l’égard de l’application Faits établissement – il n’est pas exclu qu’il l’ait fait dans le cadre d’autres réunions. Le secrétaire général de l’époque était plutôt désireux, je crois, que les établissements privés sous contrat travaillent sur la question du bien-être des élèves – mais, encore une fois, il n’était pas forcément suivi par les établissements.
Vous m’interrogez sur d’éventuels dîners mensuels : non, nous n’avions pas une telle promiscuité avec le Sgec à mon époque ! Je traitais ses représentants comme tous les interlocuteurs du ministère : je les recevais régulièrement, au cours de rendez-vous destinés à évoquer les réformes que nous mettions en place – celles des programmes et du collège, par exemple –, ainsi que d’autres questions relatives par exemple à la mixité sociale. Je me souviens aussi les avoirs reçus comme tous les autres après les attentats, pour réfléchir à la façon de mieux transmettre les valeurs de la République.
J’estimais que l’enseignement privé ne devait pas être considéré comme extérieur aux missions de service public de l’éducation. Le Sgec était donc traité pour ce qu’il est – un dépositaire de ces missions par le biais du contrat d’association –, mais pas davantage.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’en viens à une question que je poserai aussi aux autres anciens ministres de l’éducation nationale. J’ai interrogé le directeur des affaires juridiques du ministère sur le cadre juridique qui organise les relations entre l’État et le Sgec. Ce sont souvent des organisations représentatives – syndicales, par exemple – qui sont reçues au ministère, dans le cadre d’un dialogue institutionnalisé. Or le statut du Sgec interroge à de nombreux égards. Dans quel cadre établissiez-vous le dialogue avec ce réseau qui se distingue des autres par son organisation et par la façon dont son secrétaire général est choisi ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Je ne suis pas sûre de comprendre votre question. Auriez-vous souhaité que nous ne les recevions pas, et que le ministère de l’éducation n’ait ainsi aucun regard sur ce qui se passait dans l’enseignement privé catholique sous contrat ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Je ne souhaite rien. Je pose des questions et je cherche à comprendre le fonctionnement de la relation entre le Sgec et l’éducation nationale. Vous nous avez dit qu’il n’y avait pas de dîners à votre époque mais, manifestement, il y en a eu beaucoup depuis. Existait-il des ordres du jour et des comptes rendus publics de vos réunions avec le Sgec ou bien cette relation, qui n’est prévue par aucun texte, était-elle informelle ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Il faudrait regarder, pour voir si les ordres du jour étaient publics ou pas. En tout cas, certaines de nos rencontres ont fait l’objet de communications publiques, par exemple celles que nous avons eues au sujet des différentes réformes pédagogiques.
J’ajoute que les réunions avec mes différents interlocuteurs ne donnaient pas nécessairement lieu à la fixation d’un ordre du jour ou à une communication à la fin. Les organisations syndicales venaient parfois avec un ordre du jour précis, et d’autres fois de façon plus informelle – ce qui est utile aussi.
M. Paul Vannier, rapporteur. Sans doute, mais les organisations syndicales sont aussi membres d’instances, comme le Conseil supérieur de l’éducation, au sein desquelles les positions des uns et des autres sont connues ; un contrôle démocratique est ainsi possible.
Avez-vous été surprise par la révélation des faits de violences systémiques commis en particulier dans les établissements privés catholiques depuis l’affaire Bétharram ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Je sais malheureusement ce qu’est la réalité des violences sexuelles sur mineurs. Le travail considérable mené par la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) et la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) nous ont ouvert les yeux ces derniers temps.
S’agissant de Bétharram, nous serons nombreux à vous répondre, je crois, que nous avons été sidérés par l’ampleur, la gravité et la durée des faits, ainsi que par la silenciation dont ils ont fait l’objet. Ce phénomène d’omerta totale est absolument terrifiant.
Ce qui me frappe, c’est que la libération de la parole permise par la Ciivise et la Ciase, mais aussi par le mouvement MeToo, est fragile. À la fin des années 1990, un même sentiment de libération de la parole avait accompagné le vaste plan de lutte contre la pédocriminalité lancé par Ségolène Royal et Élisabeth Guigou. Pourtant, à peine quelques années plus tard, on a eu l’impression qu’une parenthèse se refermait. La parole des enfants, notamment au moment de l’affaire d’Outreau, a en effet été beaucoup remise en question ; je rappelle d’ailleurs qu’ils ont bien été victimes – on a tendance à l’oublier, dans la confusion qui règne à ce sujet.
Les avancées sont donc très fragiles et il faudrait, cette fois-ci, prendre les mesures qui s’imposent pour éviter que la parenthèse de libération de la parole ne se referme trop vite.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. En tant que ministre, vous avez mené de nombreuses actions, qui ont fait évoluer les pratiques. Il a souvent été question, lors des contrôles que nous avons menés sur le terrain et lors de nos auditions, de la circulaire de 2015 notamment, renforçant le contrôle des antécédents judiciaires. Malheureusement, nous constatons encore aujourd’hui que des condamnations passées d’enseignants pour des délits ne sont pas connues au sein de l’éducation nationale ; cela nous conduit parfois à saisir le procureur au titre de l’article 40 du code de procédure pénale.
Quels ont été vos constats à votre arrivée au ministère sur l’état du droit notamment, et qu’est-ce qui a guidé l’écriture de la loi de janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. En matière de lutte contre les violences faites aux enfants dans les établissements scolaires, deux choses importent tout autant l’une que l’autre : les contrôles – que vous avez raison de vouloir renforcer dans les établissements privés, puisqu’ils sont insuffisants – mais aussi la culture, pour sortir de la silenciation et de l’omerta. La libération de la parole et l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle sont des sujets essentiels à cet égard, sur lesquels nous devons agir.
Je voudrais vous rappeler le déroulement de la terrifiante affaire de Villefontaine. En 2015, on découvre soudainement qu’un enseignant d’une école de la banlieue grenobloise a agressé sexuellement une soixantaine d’enfants et surtout – ce qui est extrêmement grave – qu’il avait été condamné pour détention d’images pédopornographiques en 2008, sans que l’éducation nationale n’ait eu connaissance de cette condamnation. Par la suite, l’État a été condamné par le tribunal administratif de Grenoble pour la non-transmission de la condamnation au rectorat, considérée comme une faute.
Revenons-en à la chronologie précise des faits. Le 23 mars 2015, les membres de mon cabinet et moi sommes informés de cette affaire. Je réagis immédiatement. Le lendemain, 24 mars, j’organise une conférence de presse pour faire la transparence sur le sujet et je suspends immédiatement l’enseignant mis en cause ; j’organise également l’accompagnement des enfants et de leurs familles par une cellule médico-psychologique. Ma collègue en charge de la justice et moi-même déclenchons une enquête administrative, laquelle aboutit à la publication par nos inspections respectives d’un rapport intermédiaire en date du 4 mai 2015.
Si je vous donne ces dates précises, c’est pour rappeler un point majeur : lorsque l’on a connaissance de faits aussi graves, on peut et on doit réagir rapidement. Les ministres ont bel et bien des leviers pour agir vite, et je ne vous cache pas que j’ai été étonnée du temps de latence entre les premières révélations relatives à Bétharram, en 2023, et l’inspection diligentée par le ministère de l’éducation nationale sur cet établissement en mars 2024.
L’enquête conjointe de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) et de l’Inspection générale des services judiciaires (IGSJ) portait sur les conditions dans lesquelles les informations relatives aux poursuites et aux condamnations pénales des enseignants sont portées à la connaissance de l’éducation nationale : nous souhaitions qu’elle détermine si la non-transmission d’informations entre le parquet et le ministère de l’éducation était une faille ponctuelle ou bien systémique – sachant qu’elle contrevenait à des circulaires déjà publiées. Au terme de l’enquête, nous avons constaté que la transmission était totalement hasardeuse et, pour y remédier, avons décidé qu’un texte de loi déterminerait en détail le moment auquel le parquet a obligation de transmettre l’information relative à une mise en examen.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Aux termes de la loi dont vous avez pris l’initiative, le ministère public est tenu d’informer par écrit le ministère de l’éducation nationale. Quelles étaient les modalités de transmission de l’information jusqu’alors ? Pour quelles raisons avez-vous imposé la forme écrite, malgré le risque qu’elle ralentisse la transmission ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Il faut bien avoir en tête que les débats parlementaires sur cette loi se sont focalisés sur le nécessaire équilibre entre protection des enfants et respect de la présomption d’innocence et de la vie privée des personnes mises en cause. Afin d’entourer des garde-fous nécessaires l’obligation d’information faite au parquet à un stade aussi précoce de la procédure pénale, il a été décidé de soumettre la transmission à l’appréciation de l’autorité judiciaire ; de limiter les infractions pouvant y donner lieu ; d’utiliser un support écrit – ce mode de communication est plus sécurisé ; de garantir la confidentialité de la communication ; d’informer la personne concernée ; d’informer l’autorité destinataire de l’issue de la procédure ; d’effacer enfin les informations relatives à celle-ci lorsqu’elle a abouti à une décision de non-culpabilité. Il me semble que nous sommes parvenus à trouver l’équilibre recherché.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Les difficultés dans la transmission des informations entre le ministère de la justice et celui de l’éducation nationale perdurent. Nous en avons eu des exemples, notamment lors de notre déplacement à Châlons-en-Champagne. Selon la procureure que nous avons rencontrée, l’absence d’encadrement, avant l’entrée en vigueur de la loi, laissait la place à des échanges informels : une garde à vue pouvait ainsi être rapidement notifiée au Dasen (directeur académique des services de l’éducation nationale) par le parquet. Le formalisme actuel réduit le champ d’action du procureur. Une garde à vue ne peut ainsi pas faire l’objet d’une information de la part du parquet. Désormais, les procureurs s’interdisent, au nom de la présomption d’innocence, de communiquer avant un certain stade de la procédure pénale.
Votre regard sur la loi a-t-il changé depuis 2016 ? Faut-il la faire évoluer ? La restriction du partage de l’information peut-elle être un frein à l’adoption de mesures administratives pour protéger les enfants ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Le premier objectif de la loi était de mettre fin à des décennies de pratiques incertaines dans la transmission d’informations entre le ministère de la justice et le ministère de l’éducation nationale sur des affaires graves, notamment des violences de nature sexuelle impliquant des professionnels agissant ou travaillant auprès d’enfants. Le deuxième objectif était d’établir un cadre juridique qui sécurise les magistrats chargés de la transmission, y compris au stade des poursuites, et sur lequel fonder de nouvelles relations de travail entre l’autorité judiciaire et les rectorats pour mieux protéger les enfants. Le troisième objectif était d’unifier les procédures et de créer un cadre commun – à l’époque, certains parquets faisaient et d’autres ne faisaient pas.
Si certains pouvaient se satisfaire de l’absence de cadre légal, au motif qu’elle laissait la place aux initiatives, nous avons à l’époque surtout entendu que celle-ci bridait les magistrats. Craignant d’être mis en cause, les parquets se dispensaient souvent d’informer. La loi a permis de dissiper le flou. L’équilibre était très compliqué à trouver. Souvenez-vous en, les circulaires de la fin des années 1990 de Ségolène Royal et d’Élisabeth Guigou ont été contestées au moment de l’affaire d’Outreau, précisément parce que l’équilibre entre présomption d’innocence et protection de l’enfance n’était pas assez respecté.
Nous avons donc particulièrement veillé à cet équilibre dans la loi. Il a été âprement discuté au Parlement mais il me semble qu’il est plutôt convenable.
Néanmoins je suis tout à fait ouverte à une évolution de la loi si vos travaux concluent à une telle nécessité. Il faut malgré tout conserver l’idée d’un cadre clair, unifié, connu de tous pour assurer une application uniforme, si ce n’est homogène, sur tout le territoire. C’est un gage de sécurité juridique, qui met en confiance les acteurs. Après tout, ce sont eux qui feront vivre le texte.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons entendu le ministère de l’agriculture et le ministère des armées au sujet des établissements scolaires qu’ils gèrent de façon relativement autonome par rapport à l’éducation nationale. Lors de l’élaboration de la loi, a-t-il été envisagé d’étendre l’obligation d’information faite au parquet à ces établissements ? Dans le souci d’homogénéisation que vous évoquez, une réflexion a-t-elle également été menée sur le périscolaire ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Vous me donnez l’occasion de mentionner un autre volet de notre action à l’époque : la vérification des casiers judiciaires de tous nos agents publics. Si le ministère de l’éducation nationale n’avait pas été informé comme il aurait dû l’être à l’époque, il va de soi que les autres ministères que vous venez de citer ne l’étaient pas davantage. Face à la suspicion qui pesait alors sur quasiment tout le personnel enseignant et non enseignant dans nos établissements, il fallait absolument faire la clarté. C’est la raison pour laquelle nous avons procédé – chose complètement inédite à l’époque – à la vérification des antécédents judiciaires de tous nos personnels, non seulement pour l’avenir, dans une logique de flux, mais aussi pour le passé, dans une logique de stock. Auparavant, le bulletin n° 2 (B2) du casier judiciaire des personnels enseignants n’était contrôlé qu’au moment de leur entrée dans le métier. S’il se passait quelque chose au cours de leur carrière et que la justice ne nous en informait pas, nous pouvions employer des prédateurs sexuels dans nos équipes sans le savoir.
À partir de mars 2016, nous avons donc passé au crible les dossiers – il y en avait 850 000 –, à raison de 3 000 par jour, en vérifiant le B2 ainsi que le Fijais (fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes). Cette vérification a révélé des cas problématiques, et vingt-six radiations et fins de contrat ont été prononcées. Naturellement, les enseignants du privé étaient concernés par ce travail de vérification.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. À quelle fréquence sont aujourd’hui effectués les contrôles ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Je peux vous dire ce qu’il en était jusqu’en mai 2017. J’ignore ce qui a été fait par la suite.
Interrogé par un journaliste en janvier 2018 de mémoire, mon successeur, Jean-Michel Blanquer, avait donné quelques indications puis il n’a plus jamais évoqué le sujet alors que, selon la planification que nous avions établie, le contrôle, qui concernait l’ensemble des personnels, devait s’achever à la fin 2018. Si vous ne l’avez toujours pas reçu, il faudrait l’interroger sur les suites qui ont été données. Je serais curieuse de les connaître.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Si l’on comprend bien, le stock correspondant aux 850 000 agents n’avait pas été purgé lors de votre départ.
Mme Najat Vallaud-Belkacem. À raison de 3 000 par jour, nous avons passé en revue 850 000 dossiers, mais cela ne couvre pas l’ensemble des personnels de l’éducation nationale, ni celui des autres ministères.
Le décret publié le 30 décembre 2015 autorisait bien l’ensemble des administrations publiques à contrôler le bulletin n° 2 du casier judiciaire des agents en contact habituel avec des mineurs en cours de carrière. Les autres administrations se sont-elles saisies de cette possibilité ? C’est à vérifier.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Entre 2014 et 2017, lorsque vous étiez ministre, avez-vous entendu parler de cas qui, parfois, étaient déjà relayés dans la presse locale ? Je pense à Bétharram, à Riaumont ou à des établissements de Bretagne. Avez-vous le souvenir que votre ministère avait pris en main ces affaires ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Comme vous pouvez l’imaginer, dès que l’affaire de Bétharram a éclaté dans les médias, je me suis empressée de fouiller dans mes archives pour savoir si nous étions passés à côté de quelque chose. Je n’ai rien trouvé qui soit parvenu au ministère de l’éducation nationale, qu’il s’agisse d’un lancement d’alerte ou d’une information préoccupante, en tout cas entre 2014 et 2017 – je ne m’engagerai pas sur les autres années puisque je n’y étais plus. À la lumière de ce que je vous décris s’agissant des affaires de Villefontaine ou d’autres et des radiations auxquelles nous avons procédé, vous comprenez que ce sujet était pris extrêmement au sérieux lorsque j’étais au ministère. Si des informations de cette nature nous étaient parvenues, nous aurions, je pense, réagi exactement de la même façon. Mais non, ce n’est pas arrivé à nos oreilles.
Cela pose le problème de la libération de la parole. J’insiste sur le fait qu’il faut installer une culture de la parole. Ce sont moins les canaux qui font défaut – le logiciel Faits établissement est évidemment très précieux – que la silenciation qui règne.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. De nombreuses victimes de violences affirment qu’à l’époque, la parole était libérée – je pense à celles de Bétharram ou de Riaumont. Des juges ont cherché à faire bouger les choses mais ces affaires n’ont pas franchi le mur des médias nationaux. Seule la presse locale les a relayées et le ministère n’en a pas toujours tenu compte. Par ailleurs, le cloisonnement entre les administrations est une question majeure dans le cadre de nos travaux : dans le cas de Riaumont, le chef d’établissement s’adresse au recteur en 2014, en réponse à une inspection de 2012, pour lui assurer que tout va bien et que toutes les inquiétudes de ce dernier sont levées, sans que cette information remonte au bon niveau.
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Je me permets d’ajouter un point. Il ne faut pas ignorer le sujet des dénonciations calomnieuses. Il est nécessaire de protéger les professionnels qui en sont victimes.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Il ressort des auditions que nous avons menées que la parole a souvent été libérée ; les enfants ont dit des choses.
Peut-être faut-il aujourd’hui écouter, entendre et chercher à comprendre, y compris des phénomènes physiologiques. Quand un enfant rentrait chez lui, n’allait pas bien, se plaignait et refusait de retourner à l’école en disant qu’il préférait se suicider, certains parents ont fait semblant de pas comprendre et ont renvoyé leur enfant à l’école le lendemain sans aucune question. C’est arrivé souvent à Bétharram. Oui, il faut libérer la parole mais il faut aussi apprendre à écouter et à décrypter. Ce sujet reste délicat.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le contrôle peut être l’occasion de recueillir une parole.
Vous avez rappelé votre souci du contrôle des établissements hors contrat ainsi que les mesures que vous avez prises en réaction à l’affaire de Villefontaine, parmi lesquelles l’organisation de la transmission d’informations entre le ministère de la justice et le ministère de l’éducation nationale.
S’agissant du contrôle des établissements privés sous contrat, aviez-vous à l’époque diagnostiqué sa quasi-inexistence, qui est demeurée jusque très récemment ? Avez-vous eu des échanges avec le Sgec à leur sujet ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Notre démarche – qui constituait l’urgence du moment – consistant à élaborer un référentiel pour les établissements hors contrat, lesquels s’apprêtaient à passer sous contrat, et à former des inspecteurs pour veiller à son application, était utile et précieuse, y compris pour le privé sous contrat.
Cette démarche, si elle avait été poursuivie après 2017, avait logiquement vocation à être étendue au privé sous contrat et à inaugurer une évolution des rapports avec lui. Vous aurez tous fait le constat que les contrôles n’y sont pas suffisamment fréquents et qu’ils ne portent pas suffisamment sur des aspects utiles.
Je regrette de ne pas avoir eu le temps d’aller plus loin. Je déplore que le travail de formation des inspecteurs et de développement des contrôles n’ait, semble-t-il, pas été poursuivi. La logique aurait voulu que l’exercice couvre mieux le privé sous contrat.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je m’étonne que l’éducation nationale se soit trouvée seule pour vérifier les antécédents judiciaires des enseignants et que la justice n’ait pas aidé à purger ce stock rapidement ni instauré une procédure systématique.
Les fichés S dont on parle beaucoup, et pour cause, sont inscrits au fichier des personnes recherchées (FPR), qui comporte vingt et un sous-fichiers – évadés, aliénés, interdits du territoire. Avez-vous envisagé d’y créer une catégorie supplémentaire ? La justice aurait pu prendre le relais en passant en revue chaque année les personnels et en transmettant les cas problématiques à l’éducation nationale. Elle aurait ainsi déchargé d’une tâche lourde et fastidieuse une administration qui n’est pas faite pour cela. Avez-vous eu des échanges avec votre homologue du ministère de la justice sur ce point ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Une circulaire de septembre 2015 instaure un partenariat renforcé entre l’autorité judiciaire et les services de l’éducation nationale. Concrètement, il est demandé au recteur de nommer dans chaque académie un référent justice, qui est formé et soumis au secret professionnel. Ce référent joue un rôle clé puisqu’il est l’interlocuteur du parquet sur chacune des affaires qui donnent lieu à information, et assure le suivi des signalements effectués par des personnels de l’enseignement en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale. Il faudrait peut-être mieux accompagner et protéger les enseignants, qui parfois se sentent un peu seuls lorsque, après y avoir été incités – et c’est normal –, ils font usage de l’article 40, ce qui leur vaut des pressions, des intimidations voire des violences.
En vertu de la circulaire, des référents éducation sont également désignés au sein de chaque parquet.
En ce qui concerne le stock, pourquoi n’avons-nous pas obtenu le concours de l’institution judiciaire ? J’ai découvert, ce qui sur le moment n’avait rien d’évident pour moi, le manque criant de moyens de la justice dans notre pays. Faute de greffiers et d’outils informatiques adaptés, certaines décisions étaient conservées dans un placard sous une forme exclusivement écrite. Rien d’étonnant donc à ce que les informations ne soient pas transmises. Si nous voulons que la justice fonctionne et transmette bien les informations au ministère concerné, il faut la doter des moyens nécessaires – informatisation, nombre de greffiers, etc.
Mme Géraldine Bannier (Dem). Lors des auditions de l’enseignement privé sous contrat, a été évoquée la pratique du déplacement des personnels, de la mutation obligatoire. L’éducation nationale aurait-elle pu recourir à de telles méthodes ?
J’ai le souvenir d’une collègue directrice d’école qui s’inquiétait de voir arriver dans son établissement, à la suite d’une mutation obligatoire, une personne au lourd dossier.
Mme Najat Vallaud-Belkacem. Avant 2014, il était possible que l’éducation nationale décide de muter un personnel ayant non pas commis des violences sexuelles mais ayant eu des comportements inappropriés tels une gifle, sans que ceux-ci n’aient fait l’objet d’une condamnation pénale. Je l’ai constaté dans les affaires passées. La personne était mutée non pas dans un autre établissement – je ne suis pas en train de dire que cela n’est jamais arrivé, je ne peux pas m’engager sur ce qui a été fait avant – mais dans l’administration. Elle n’était plus devant des élèves.
À partir du moment où nous avons lancé toutes les démarches que je viens d’évoquer, il ne nous serait pas venu à l’esprit de déplacer un enseignant. Lorsque la condamnation était avérée, il était tout simplement radié.
Pour terminer, je souhaite ajouter quelques éléments de réflexion. Dans une récente interview qui m’a frappée, Éric Debarbieux, spécialiste des violences faites aux élèves, indiquait que, entre une enquête datant de 2012 et une autre qu’il a conduite récemment, les chiffres de la victimation chez les professionnels de l’éducation nationale s’étaient aggravés.
Il faut faire attention à ce qu’un climat dégradé entre adultes au sein des établissements scolaires ne mine pas la capacité de ces derniers à détecter, à écouter la parole des élèves, à informer et à signaler comme ils doivent le faire.
J’insiste sur la nécessité de bien traiter les personnels de l’éducation nationale pour qu’ils exercent leurs missions dans de bonnes conditions. Lorsqu’ils sont en souffrance, il leur est plus difficile de percevoir les signaux.
Ils doivent aussi être formés. On ne peut pas simplement attendre des personnels qu’ils détectent les signaux, qu’ils transmettent l’information et qu’ils effectuent des signalements sans leur donner une formation. Je ne parle pas simplement d’une information par le biais d’affichages ou de circulaires. Il faut également prendre au sérieux le travail interéquipes dans les établissements scolaires et les journées de rentrée scolaire, qui sont devenues une seule journée. Faute de temps dédié, les enseignants n’ont plus le temps de travailler ensemble.
Je regrette toutes les décisions prises ces dernières années qui ont conduit à réduire la quantité de formation continue offerte aux enseignants, notamment du second degré. Cela n’est pas sans conséquence sur le sujet que nous évoquons car les enseignants ont besoin d’y voir clair sur ce qu’ils doivent faire, comment, avec quels interlocuteurs, et sur les protections dont ils peuvent bénéficier.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie.
28. Audition de M. Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hauts-de-France (6 mai 2025 à 14 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hauts-de-France ([28]).
Mme Céline Calvez, présidente. Nous recevons M. Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hauts-de-France, accompagné de M. Xavier Taquet, son directeur de cabinet.
Il nous a semblé nécessaire de vous entendre, d’une part afin de mieux appréhender le rôle et le poids des régions dans le financement et le contrôle des établissements scolaires, d’autre part parce que la région que vous présidez abrite plusieurs établissements qui, pour des raisons différentes, suscitent l’intérêt de notre commission. Parmi eux figurent le lycée Averroès – la décision de résiliation du contrat qui le liait à l’État a récemment été annulée par le tribunal administratif de Lille – et Notre-Dame de Riaumont-Saint-Jean-Bosco de Liévin.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Xavier Bertrand et M. Xavier Taquet prêtent successivement serment.)
Pour l’année scolaire en cours, quel est le montant global des subventions versées par la région des Hauts-de-France aux établissements scolaires relevant de son champ de compétence ? Pouvez-vous distinguer entre établissements publics et privés, ainsi qu’entre subventions obligatoires et facultatives ?
M. Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hauts-de-France. Pour l’année en cours, la dotation globale de fonctionnement s’élève à 90,2 millions d’euros et les subventions destinées aux actions éducatives à 3,2 millions. S’y ajoutent nos politiques volontaristes par l’intermédiaire de subventions, de prêts à taux zéro ou de garanties d’emprunt, pour un montant de 10 millions d’euros. À partir de la rentrée, ces dispositifs seront suspendus, notamment pour les établissements privés sous contrat, et nous entrerons dans une année blanche. Enfin, il y a les dépenses qui relèvent de la maîtrise d’ouvrage région, c’est-à-dire que la région les finance, par exemple pour la maintenance d’installations de chauffage ou d’ascenseurs. Cette année, elles représenteront un peu plus de 5 millions d’euros.
Mme Céline Calvez, présidente. Quelle est la répartition entre les établissements publics et les établissements privés ? Quelles sont les dépenses obligatoires parmi celles destinées à ces derniers ?
M. Xavier Bertrand. La dotation globale de fonctionnement représente 90,2 millions d’euros pour les établissements publics et nous versons 50 millions d’euros aux établissements privés. Ces 50 millions sont obligatoires, contrairement aux 10 millions que j’ai mentionnés par ailleurs.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nos travaux d’enquête se concentrent sur le contrôle de l’État en matière de violences psychologiques, physiques ou sexuelles au sein des établissements scolaires.
Les régions ont la responsabilité des lycées et, à ce titre, subventionnent de façon obligatoire les lycées publics et les lycées privés sous contrat. Pour les lycées privés hors contrat, elles peuvent avoir une politique d’accompagnement de certaines actions éducatives. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.
S’agissant des inspections académiques ou des contrôles administratifs effectués dans les lycées, votre conseil régional y a-t-il déjà été associé ? Compte tenu de l’actualité et de toutes les révélations qui ont été faites, souhaiteriez-vous qu’il le soit davantage ? Considérez-vous qu’une inspection ou une inspection générale soit fondée à s’intéresser au personnel non enseignant employé directement par les lycées ?
M. Xavier Bertrand. Le conseil régional n’est ni associé ni informé quand des contrôles sont effectués par l’État, et c’est dommage. Dès lors qu’ils concernent des compétences régionales, qu’il s’agisse du fonctionnement financier ou de la gestion des agents régionaux, il serait intéressant que ce soit systématiquement le cas – et je le souhaiterais –, y compris pour les audits de la direction régionale des finances publiques (DRFIP), auxquels les services régionaux, notamment ceux dédiés aux lycées, ne sont pas non plus associés.
Le personnel non enseignant relève de la responsabilité de la région, mais il fait pleinement partie de la communauté éducative. Par conséquent, cela ne me choquerait pas qu’une inspection s’y intéresse. Je suis davantage gêné par le fait qu’en tant que président de région, je n’ai aucune autorité fonctionnelle sur mes agents employés dans les lycées. Cette situation est anormale et le législateur devrait se saisir du sujet. L’agent comptable donne des instructions, mais le président de région n’exerce pas l’autorité fonctionnelle sur ces agents.
Il est important que l’État collabore étroitement avec les services régionaux et, inversement, que la région puisse bénéficier de la collaboration des services de l’État quand elle lance des inspections ou mène des enquêtes au sujet de ses agents au sein d’un établissement. Je suis favorable à un renforcement de ces collaborations.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous n’avez pas l’autorité fonctionnelle sur le personnel non enseignant des lycées. En revanche, il me semble que vous sélectionnez et recrutez ces agents. Les régions – et la région des Hauts-de-France en particulier – ont-elles mis en place un contrôle d’honorabilité spécifique, notamment à la suite des événements médiatisés qui se sont déroulés à Bétharram ou à Riaumont ? Quelles améliorations pourraient être apportées dans ce domaine ?
M. Xavier Bertrand. Les services des ressources humaines de la région effectuent tous les contrôles préalables qui sont autorisés par la loi, que ce soit pour le recrutement des contractuels ou pour la titularisation des vacataires. Je suis en effet très attaché à sortir ces agents de la précarité. Être rémunérés sur douze mois et avoir de la visibilité constitue un changement fondamental pour eux.
Lors du recrutement, la région demande systématiquement l’extrait du casier judiciaire B2. Certaines fonctions réglementées nécessitent également une attestation d’honorabilité, mais la région ne fait pas partie des employeurs autorisés à la demander. Il s’agit d’ailleurs d’une évolution qui pourrait être recommandée à l’issue de vos travaux. La région devrait pouvoir solliciter une telle attestation pour les agents qui sont en contact avec des jeunes. Je ne suis pas seulement preneur de cette évolution, j’en suis demandeur.
Pour le moment, le B2 est le seul document qui nous permet de vérifier le passé judiciaire des candidats. Selon les informations qu’il contient, il peut interdire le travail auprès des jeunes et rendre impossible le recrutement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. L’attestation d’honorabilité correspond-elle à la consultation du fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais) ? Est-ce un autre document ?
M. Xavier Bertrand. La réglementation ne nous autorise qu’à demander l’extrait de casier judiciaire B2.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. S’agissant des subventions, vous avez indiqué que, de façon obligatoire, 90 millions d’euros étaient alloués aux lycées publics et 50 millions d’euros aux lycées privés sous contrat. Vous avez ajouté que 10 millions étaient versés aux différents établissements, de manière optionnelle, pour soutenir des projets liés à la vie scolaire.
Certains de vos collègues présidents de région sont mis en cause pour la nature des subventions accordées à des établissements privés hors contrat. Le réseau Espérance banlieues, dont un établissement se trouve dans notre région des Hauts-de-France, à Roubaix, est particulièrement ciblé par la presse.
La région des Hauts-de-France subventionne-t-elle des établissements hors contrat ? Le cas échéant, comment de telles subventions sont-elles accordées ? S’agit-il de demandes qui vous sont soumises ou de réponses à des appels à projet ? Comment s’organise la relation entre la région et ces lycées ?
M. Xavier Bertrand. La région des Hauts-de-France ne subventionne aucun établissement privé hors contrat. Ce n’est pas un refus de principe. Je ne m’interdis pas de le faire pour tenir compte d’enjeux liés aux compétences de la région, notamment l’attractivité et le développement économique. Néanmoins, ce n’est pas le cas et ça ne l’a jamais été depuis que je suis à la tête de la région.
Quelle était votre question par rapport à mes collègues ?
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans deux régions, des subventions attribuées à des établissements hors contrat, qui appartiennent au réseau Espérance banlieues et à un autre réseau, font l’objet de contestations. À la suite de dénonciations et de signalements, des enquêtes sont en cours.
Que feriez-vous si vous étiez sollicité par des établissements hors contrat ? L’avez-vous déjà été ? Des demandes ont-elles été refusées ? La région des Hauts-de-France a-t-elle formalisé ses critères de soutien à des projets proposés par des écoles privées, qu’elles soient sous contrat ou hors contrat ? Si ce n’est pas le cas, cela serait-il souhaitable ? Quelles sont les relations que la région entretient avec les établissements privés des quartiers prioritaires de la politique de la ville, où elle intervient beaucoup ?
M. Xavier Bertrand. Je ne m’interdis pas par principe d’accorder des subventions à des établissements hors contrat, mais je ne le ferais que si cela présentait un intérêt avéré pour la région. En outre, la décision donnerait lieu à un débat lors d’une assemblée plénière, afin de permettre une discussion ouverte et publique.
Nous ne recevons pas de demandes de subvention, parce que la position de la région vis-à-vis des établissements hors contrat est connue.
S’agissant des relations que la région entretient avec ces établissements, j’ai été sollicité à différentes reprises, par des élus ou des acteurs économiques et associatifs locaux, pour en visiter. Ce fut le cas en 2018 et en 2020 pour le Cours La Cordée et – si mes souvenirs sont exacts – en mars 2024 pour le Cours Clovis. Je n’ai pas souhaité donner suite à ces invitations.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. En tant que députée, j’ai également été sollicitée pour visiter le Cours La Cordée à Roubaix et je m’y suis rendue. Quelles étaient les raisons de votre refus ? Est-ce parce qu’il s’agit d’un établissement hors contrat ? Est-ce parce qu’il ne propose pas d’enseignement de niveau lycée ?
M. Xavier Bertrand. La région n’a pas de relations établies avec ces établissements. Par conséquent, je n’ai pas de raison de les visiter.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez indiqué que 10 millions d’euros de subventions étaient accordés librement par le conseil régional à des établissements publics ou privés. Pouvez-vous nous préciser le type d’actions qui sont ainsi soutenues ? Comment les demandes sont-elles instruites ? S’agit-il de réponses à des appels à projet ? Correspondent-elles à une volonté du président d’accompagner plus particulièrement certaines politiques ? Vous est-il arrivé de mettre fin à des subventions qui étaient régulièrement attribuées à des établissements privés sous contrat, par exemple en raison de la survenue de tel ou tel événement ?
M. Xavier Bertrand. La région s’était historiquement engagée à hauteur de 10 millions d’euros par an. Nous ne pourrons pas être à ce niveau-là cette année, compte tenu des contraintes budgétaires qui nous ont imposées par l’État.
Ces interventions sont volontaristes et correspondent à un choix du conseil régional. Des protocoles d’accord ont été conclus avec différents réseaux, dont l’enseignement diocésain, et leurs projets sont accompagnés de manière prioritaire.
Au-delà de la contribution obligatoire, qui correspond au forfait régional d’externat et représente 50 millions d’euros par an, nous avons la possibilité d’accorder des subventions d’investissement facultatives aux établissements privés du second degré. L’article 69 de la loi Falloux fixe un plafond équivalent à 10 % de leurs dépenses annuelles, ce que nous respectons. Pour les établissements d’enseignement technologique et professionnel, les établissements d’enseignement agricole et les maisons familiales rurales (MFR) – nous sommes très attachés au réseau des MFR dans la région –, la loi Astier de 1919 ne limite pas les subventions des collectivités territoriales. Nous pouvons accorder tout type d’aide, y compris des prêts gratuits ou de la mise à disposition de matériels. La seule condition – que je rappelle, car elle n’est pas forcément connue – est que ce soutien n’excède pas celui qui est consenti aux établissements publics de même nature.
Ces subventions facultatives relèvent d’une volonté politique, que j’assume. Elles servent essentiellement à financer des travaux ou des achats d’équipements. Nous accordons des avances remboursables à taux zéro ou des prêts à taux zéro. Il s’agit aussi de couvrir les annuités d’emprunts souscrits pour de gros travaux. Dans ce cas, le soutien est récurrent, puisque les prêts courent sur plusieurs années. Nous veillons toutefois à ne pas dépasser le plafond de 10 % fixé par la loi Falloux.
Philosophiquement et politiquement, je suis attaché à la liberté de choix. Les enfants que leurs familles scolarisent dans des établissements privés doivent pouvoir accéder aux mêmes aides que s’ils étaient dans des établissements publics. Tous les lycéens peuvent ainsi bénéficier de la carte Génération Hauts-de-France, qui est accordée par la région sans condition de ressources des parents.
Comme les établissements publics, les établissements privés doivent se moderniser, renforcer l’utilisation du numérique ou améliorer les conditions d’accueil des lycéens, notamment par des travaux de rénovation énergétique. L’enveloppe de 10 millions d’euros est principalement utilisée pour des projets de ce type. Nous sommes régulièrement sollicités pour augmenter son montant, mais, en tant que responsable politique et compte tenu du contexte budgétaire, je ne le souhaite pas.
La région des Hauts-de-France compte 269 établissements publics et 155 établissements privés. Ces derniers accueillent donc un nombre d’élèves particulièrement élevé. Dès lors que le choix des parents d’y scolariser leurs enfants rencontre la volonté politique du conseil régional, nous avons souhaité les accompagner, de façon volontariste et totalement assumée.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ces 10 millions d’euros permettent donc de financer des projets liés aux équipements, à l’évolution numérique et au bien-être des élèves. Comment se déroule la négociation du protocole d’accord avec l’enseignement diocésain ? Est-il annuel ou pluriannuel ? Travaillez-vous sur un programme global d’investissement ou sur des demandes émanant de chacun des établissements ? La direction académique des services de l’éducation nationale (Dasen) ou le rectorat sont-ils associés aux discussions ?
M. Xavier Bertrand. Les discussions sont principalement menées par le vice-président – ou la vice-présidente, puisque Manoëlle Martin a été chargée de ce dossier pendant quelques années –, avec l’appui des services de la région. Les discussions sont globales. Les représentants de l’enseignement diocésain nous aident à définir les priorités, notamment les travaux urgents pour des raisons de sécurité, de rénovation énergétique, etc.
Le rectorat est informé du résultat des discussions, mais n’y participe pas. Il n’intervient pas dans les choix d’affectation de ces 10 millions d’euros.
Les engagements sont généralement pluriannuels, comme les garanties d’emprunt, mais nous accordons aussi des subventions ponctuelles pour des achats de matériels, par exemple.
Nous respectons l’autonomie des établissements, mais nous avons l’obligation de vérifier que les travaux ont été effectués ou qu’ils sont engagés pour débloquer les financements. Pour les subventions, le contrôle sur pièces est systématique et préalable au versement du solde. Un contrôle sur place peut également être réalisé, mais nous n’avons jamais rencontré de problème dans ce domaine.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans cette enveloppe de 10 millions d’euros, aucune subvention ne concerne des projets liés à la vie scolaire ou à l’animation éducative. Elle sert exclusivement à financer des investissements dans les bâtiments ou des dépenses d’ordre technique. Est-ce exact ?
M. Xavier Bertrand. Tout à fait.
M. Paul Vannier, rapporteur. Après ces considérations générales, nous allons aborder le cas du lycée Averroès. Il intéresse notre commission parce qu’il illustre de manière inédite les conséquences possibles du contrôle, en l’occurrence la rupture du contrat d’association.
Depuis le vote de la loi Debré en 1959, le lycée Averroès est le deuxième établissement sous contrat en France à avoir vu son contrat d’association rompu. Cette décision est intervenue en 2023.
Selon l’article L. 442-10 du code de l’éducation, le contrat d’association peut être résilié par le représentant de l’État, soit à son initiative, soit sur demande d’une collectivité – en l’espèce, il s’agirait du conseil régional des Hauts-de-France, que vous présidez. Avez-vous demandé au préfet du Nord de rompre le contrat d’association avec le lycée Averroès ?
M. Xavier Bertrand. À partir de novembre 2017, j’ai avant tout et surtout sollicité l’État pour savoir si les conditions restaient réunies pour accorder un contrat d’association à ce lycée. Je n’ai eu de cesse de me considérer comme un lanceur d’alerte. Si c’était à refaire, je referais tout, depuis le départ. Je me suis adressé à la tutelle de cet établissement, c’est-à-dire au rectorat, et, en l’absence de réponse, au ministère de l’éducation nationale.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je reviendrai sur vos échanges avec le ministre Jean-Michel Blanquer, à qui vous avez en effet adressé deux courriers en 2019. Ma question était néanmoins très précise et concernait vos relations avec le préfet du Nord. Lui avez-vous demandé, comme le code de l’éducation le permet, de rompre le contrat d’association du lycée Averroès ?
M. Xavier Bertrand. Il a pris ses responsabilités. Je crois d’ailleurs que le préfet du Nord de l’époque vous a répondu lors de son audition, quand la question lui a été posée de savoir si cette décision avait été prise à son initiative ou à celle du ministère.
M. Paul Vannier, rapporteur. Tout à fait. Il nous a indiqué que la décision avait été prise à son initiative. Lors d’une conférence de presse, le ministre de l’intérieur actuel, M. Retailleau, a toutefois tenu des propos qui laissent penser exactement le contraire.
L’intérêt de ces auditions sous serment est de pouvoir interroger tous les acteurs et de leur poser directement nos questions.
Avant 2023 – donc avant la rupture du contrat d’association –, vous aviez assumé des actes politiques forts vis-à-vis du lycée Averroès. En tant que président du conseil régional, vous aviez en effet décidé de suspendre le versement du forfait d’externat, qui est pourtant une dépense obligatoire. Vous avez d’ailleurs été condamné plusieurs fois par le tribunal administratif pour cette raison.
D’une certaine façon, suspendre le versement du forfait d’externat revient à rompre le contrat d’association, qui garantit théoriquement un financement de la part de la région. Pourquoi n’êtes-vous pas allé au bout de votre logique en demandant au préfet, comme le code de l’éducation vous le permettait, de rompre officiellement ce contrat ?
M. Xavier Bertrand. Si vous m’interrogez sur les points qui mériteraient des évolutions législatives, je peux être très prolixe. Je vous ai indiqué tout à l’heure, de façon incidente, que des changements me paraissaient nécessaires au sujet de l’autorité fonctionnelle et du déroulement des contrôles. Dans ces domaines, j’aimerais que la région ait davantage de compétences et de responsabilités.
En attendant, je sais qui est responsable de quoi. Vos propos m’obligent à retracer l’historique de ce dossier, ce qui intéressera les personnes qui regardent la retransmission de cette audition, voire celles qui sont dans la salle.
On est au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo. Je me rends dans cet établissement à l’invitation de ses responsables et en présence de Jean-René Lecerf, président du département du Nord, qui les connaissait bien, et de Gérald Darmanin, qui était l’un de mes colistiers pour les élections régionales. J’ai fait ce déplacement, comme je suis allé, au cours de l’après-midi, à la mosquée de Saint-Quentin – ville où je suis élu –, pour écouter des responsables musulmans s’exprimer sur cet événement.
Dans ce lycée, les jeunes, comme l’ensemble de la communauté éducative, nous ont clairement dit « nous ne sommes pas ceux qui ont perpétré ces assassinats ». Le discours a été identique à la mosquée de Saint-Quentin. Pour les élus et les représentants confessionnels du département, entendre ce message était important.
Pendant la campagne, une confusion a tout de suite été faite entre islamistes et musulmans. Certains partis politiques, notamment d’extrême droite, en sont coutumiers depuis longtemps. Je ne me suis pas laissé intoxiquer par ces propos. En revanche, j’ai assez rapidement souhaité savoir si les conditions étaient réunies pour maintenir le contrat d’association de cet établissement. J’avais entendu certaines choses. Un article de Libération, dans lequel un professeur racontait son vécu à l’intérieur du lycée, avait également fait couler beaucoup d’encre.
Le 22 novembre 2017, je saisis donc le recteur de l’académie de Lille, Luc Johann, pour savoir si le contrat d’association conclu en 2008 entre l’État et le lycée était respecté et si le rapport de la mission de l’éducation nationale du 13 février 2015, qui préconisait de clarifier le statut et la place du religieux dans l’établissement, avait été suivi d’effets. Zéro réponse. Le président de la région écrit au recteur et ne reçoit aucune réponse !
En avril 2019, dans leur livre Qatar Papers, les journalistes Georges Malbrunot et Christian Chesnot révèlent l’existence de financements étrangers du lycée Averroès : l’établissement aurait touché 4 millions d’euros de l’ONG Qatar Charity pour réaliser son extension en 2014.
À la suite de ces révélations, je saisis le ministre de l’éducation nationale le 8 avril 2019, afin de connaître les moyens mis en œuvre par ses services pour se prémunir contre toute intrusion d’un pays étranger qui souhaiterait participer au financement d’un établissement scolaire accueillant des jeunes de ma région.
Par un courrier en date du 15 novembre 2019, le ministre de l’éducation nationale m’informe qu’il envisage de diligenter une inspection de l’établissement dans les meilleurs délais. Dans cette même lettre, il évoque le lancement d’un contrôle des comptes du lycée, dans le cadre d’une action coordonnée avec les services des finances publiques.
Le 19 novembre, j’indique au ministre de l’éducation nationale que dans l’attente des conclusions de ces deux démarches, je vais suspendre le versement du forfait d’externat. Cette dotation versée par la région est prévue par la loi. C’est une dépense obligatoire et je le sais très bien quand je prends cette décision.
Le 10 juillet 2020, je suis destinataire du rapport de l’inspection qui confirme que le lycée a obtenu un prêt de 800 000 euros de la mosquée de Mulhouse, remboursé grâce à un don de 850 000 euros effectué par l’ONG Qatar Charity en 2014.
J’interroge le ministre de l’éducation nationale sur les conclusions de ce rapport dans un courrier du 27 octobre 2020. Je souhaite notamment savoir si la mosquée de Mulhouse, qui a elle-même reçu des fonds venant de l’étranger, est intervenue dans le financement du lycée et sur quels documents l’inspection générale s’est appuyée pour affirmer que le don effectué n’avait été assorti d’aucune condition. Je n’ai pas obtenu de réponses précises à mes questions. Par conséquent, le conseil régional a décidé, sous mon impulsion, d’arrêter le versement du forfait d’externat prévu par le contrat d’association. C’était ma décision.
À la suite du rapport de la chambre régionale des comptes, qui date du 30 juin 2023, le préfet du Nord convoquera la commission de concertation pour l’enseignement privé, qui, le 27 novembre, se prononcera en faveur de la résiliation du contrat d’association par seize voix pour, neuf abstentions et aucune voix contre.
La suite, vous la connaissez et vous l’avez déjà évoquée. En première instance, le tribunal administratif a annulé la dénonciation du contrat. Le gouvernement a fait appel de ce jugement, décision que j’ai saluée. Voilà où nous en sommes. Tant qu’il restera des voies de recours et que le jugement ne sera pas définitif, la région ne reprendra pas le versement du forfait d’externat.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ces éléments de chronologie sont utiles. Ils nous permettront peut-être d’être plus rapides dans nos échanges.
Vous nous confirmez que cesser le versement du forfait d’externat est une décision politique forte. Pourtant, vous n’allez pas jusqu’à demander au préfet – comme le code de l’éducation vous le permettrait – d’engager la résiliation du contrat d’association.
Cette résiliation ne peut intervenir qu’après la réunion d’une commission de concertation. Vous venez de l’évoquer ; elle a été convoquée à la fin de l’année 2023 par le préfet du Nord. La composition d’une telle commission est précisée à l’article R. 442-64 du code de l’éducation, qui indique que seuls trois conseillers régionaux, désignés par leur assemblée, en sont membres. Selon le procès-verbal, Mme Martin, Mme Dorchies et Mme Varet ont participé à la réunion de la commission de concertation en tant que conseillères régionales des Hauts-de-France. Il semble toutefois que vous y étiez également présent. Pour quelle raison ? Était-ce à votre initiative ou à l’initiative de quelqu’un d’autre et, dans ce cas, de qui ?
M. Xavier Bertrand. C’était à l’initiative du préfet. Je peux vous transmettre une copie du courrier qui m’a été adressé en date du 18 octobre 2023 par le préfet de la région des Hauts-de-France, préfet du Nord, Georges-François Leclerc, intitulé « Convocation à la réunion de la commission de concertation pour l’enseignement privé ». Je vais vous le lire.
« Conformément aux dispositions de l’article L. 442-10 du code de l’éducation, lorsque les conditions auxquelles est subordonnée la validité des contrats d’association cessent d’être remplies, ces contrats peuvent, après avis de la commission de concertation, être résiliés notamment par le représentant de l’État à son initiative.
Je vous informe que j’envisage de résilier le contrat d’association qui lie le lycée privé Averroès de Lille à l’État.
Je vous transmettrai ultérieurement et en temps utile le rapport de saisine de la commission académique de concertation.
Afin d’être entendu par les membres de la commission de concertation pour l’enseignement privé et de présenter vos observations orales, je vous prie de vous présenter le lundi 27 novembre 2023 à quinze heures trente, dans les locaux de la préfecture. Vous avez la possibilité de vous faire assister par un conseil.
En toute hypothèse, je vous remercie de bien vouloir me transmettre par écrit les identités des personnes présentes lors de cette réunion. »
Je ne suis pas invité en tant que membre, mais pour être entendu par la commission. Si j’avais été invité en tant que membre, on ne m’aurait pas proposé d’être accompagné par un conseil.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous disposons d’une copie de ce courrier.
Dans le compte rendu de la réunion, vous êtes présenté comme le représentant de la collectivité locale intéressée et non comme une sorte de témoin qui serait appelé à s’exprimer devant la commission pour éclairer ses travaux.
En vous rendant à cette réunion, avez-vous conscience d’enfreindre l’article R. 442‑64 du code de l’éducation ? Sa rédaction est très précise et ne prévoit pas d’invités ou d’autre statut que celui de membre.
M. Xavier Bertrand. Étant auditionné par une commission d’enquête, je ne me laisserai pas aller à des libertés que je me permettrais dans un débat. Vous me demandez si j’ai conscience d’enfreindre la réglementation. Dans un autre cadre, je vous demanderais si cette question est sérieuse. Puisque nous sommes dans une commission d’enquête, je vais la considérer comme telle.
Lors de cette commission de concertation, je ne suis pas invité pour voter. Je suis convoqué comme président de la collectivité, pour présenter la position de la région et motiver ma décision. Les autres membres sont là pour voter. D’ailleurs, j’ai quitté la salle au moment du vote. Si je ne me trompe pas, le courrier qui m’était adressé avait un caractère officiel. Je ne sais pas s’il est d’usage de poser des questions, mais en quoi aurais-je été en situation d’enfreindre quoi que ce soit ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Le dialogue peut être utile, y compris pour éclairer les réflexions de cette commission d’enquête.
La rédaction de cet article du code de l’éducation est très précise et ne prévoit pas votre présence lors de cette commission de concertation. Vous avez indiqué que vous y participiez pour présenter la position de la région. Pouvez-vous nous décrire votre rôle durant cette réunion ? À quels moments êtes-vous intervenu et pour appeler l’attention des participants sur quels aspects ?
M. Xavier Bertrand. Vous disposez du compte rendu précis de cette commission, donc vous avez l’ensemble des éléments. Je pourrais le retrouver, mais je n’ai pas ce document sous les yeux.
Lors de cette réunion, j’ai répondu aux questions. Si je ne me trompe pas, j’ai également réagi à une interpellation du conseil du lycée Averroès, qui me comparait à mes opposants d’extrême droite. Je n’ai pas pour habitude de laisser passer ce genre de remarque.
M. Paul Vannier, rapporteur. En effet, vous menacez l’avocat du lycée Averroès de porter plainte en diffamation contre lui.
Vous êtes intervenu en conclusion des échanges, ce qui vous octroie une place centrale. Vous les confirmerez ou les infirmerez, mais la presse – en l’occurrence Mediacités – cite vos propos : « On peut financer l’enseignement libre et je continuerai à vouloir le faire, mais on peut le faire pour des lycées qui sont vraiment républicains, et pour moi ce n’est pas le cas du lycée Averroès. »
Manifestement, cette conclusion, celle du président du conseil régional, va marquer les débats de la commission et influencer les réflexions de ses membres, puisqu’ils vont majoritairement voter en faveur de la résiliation du contrat d’association avec le lycée Averroès. Comment expliquez-vous la place centrale qui vous a été accordée dans cette réunion, alors que – je tiens à le rappeler – la présence du président du conseil régional n’est pas prévue par l’article R. 442-64 du code de l’éducation ?
M. Xavier Bertrand. Si tel était le cas, pourquoi aurais-je été convoqué par le représentant de l’État ? Par ailleurs, vous avez cité un verbatim. La préfecture a-t-elle procédé à un enregistrement de cette réunion ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Vos propos sont rapportés dans un article assez récent de Mediacités. Il renvoie en effet à un enregistrement, mais la citation que j’ai lue y est écrite. Vous avez d’ailleurs la possibilité de la contester si vous le souhaitez, mais je crois que vous confirmez vos propos.
De toute façon, ma question n’est pas de tant de savoir si vous avez effectivement tenu ces propos que de comprendre pourquoi vous avez joué un rôle si central dans cette commission, alors que les textes ne prévoyaient pas votre participation à la réunion.
M. Xavier Bertrand. Vous me prêtez beaucoup d’importance, mais je l’assume totalement. La décision que j’ai prise n’est pas anodine et peut être lourde de conséquences. La première fois que j’ai proposé au conseil régional de suspendre le versement du forfait d’externat, je savais qu’il s’agissait d’une dépense obligatoire. Je savais ce que je faisais. Tel un lanceur d’alerte, je considérais que c’était la seule façon de provoquer une réaction. Si je ne l’avais pas fait, nous ne n’en serions pas là. Nous n’avons pas encore évoqué ce qui est dit dans le rapport de la chambre régionale des comptes à propos de cet établissement.
Je n’ai pas conclu la réunion. C’est le préfet qui l’a fait. J’ai quitté la salle avant le vote.
Je ne retire rien à ce que j’ai dit lors de la séance, notamment sur le respect des valeurs de la République. Néanmoins, je trouve curieux que certains puissent disposer d’un enregistrement alors que la préfecture, qui organisait la réunion, n’en a pas réalisé. À un moment donné, des membres ont eu le sentiment que les parties qui représentaient ou qui assistaient le lycée Averroès procédaient à un enregistrement en toute illégalité. Certains auront des choses à dire à ce sujet, même si ce genre de procédé ne semble pas interpeller tout le monde.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans le cas du lycée Averroès, les faits dénoncés concernent des manquements financiers et des atteintes aux règles de la République. Nos travaux se concentrent avant tout sur la prévention des violences psychologiques, physiques et sexuelles faites aux enfants.
Compte tenu de votre expérience, pensez-vous que le président de la collectivité concernée – la région pour les lycées ou le département pour les collèges – devrait être systématiquement associé aux travaux des commissions de concertation qui traitent de la conclusion des contrats d’association ou de leur invalidation ?
M. Xavier Bertrand. Oui, je le souhaite.
J’ai l’impression que nous allons changer de sujet, mais je tiens quand même à évoquer quelques points sur lesquels vous ne m’avez pas interrogé. Que s’est-il passé dans cet établissement pour que je saisisse le rectorat dès 2017 et que je lui demande si les clarifications souhaitées depuis 2015 ont été apportées, questions restées sans réponse ?
Après avoir rendu son rapport, l’inspection générale de l’éducation nationale n’a pas compris l’attitude de la région. Il est troublant qu’elle n’ait rien vu, contrairement à la chambre régionale des comptes.
Avez-vous eu une copie du courrier que j’ai adressé le 22 mai 2023 à la chambre régionale des comptes après avoir reçu son rapport ? Si ce n’est pas le cas, nous allons vous la transmettre.
Dans le rapport de la chambre régionale des comptes, la proximité de l’association Averroès avec Musulmans de France, par l’intermédiaire de la Ligue islamique du Nord, émanation du mouvement des Frères musulmans, apparaît clairement. Il montre que M. Lasfar est présent dans les organes décisionnels de l’association et que les agences de voyages dont il est propriétaire ont bénéficié de plusieurs commandes du lycée entre 2011 et 2020. Par ailleurs, il explique que le cours d’éthique musulmane repose sur l’étude des 40 Hadiths de l’imam An-Nawawi, qui sont en totale contradiction avec les valeurs de la République : interdiction pour une femme de se faire ausculter par un homme, évitement de la mixité sur le lieu de travail, prohibition de l’apostasie sous peine de mort, prééminence de la loi divine sur la loi des hommes.
S’agissant du financement de l’association, le rapport de la chambre régionale des comptes établit qu’elle a bénéficié de 1,9 million d’euros en provenance de l’étranger, à la suite de collectes effectuées auprès de mosquées en Allemagne et aux Pays-Bas. Il montre également – au-delà de ce que révèle le livre de Georges Malbrunot et Christian Chesnot – que des soutiens sont venus du Koweït, de l’Arabie Saoudite ou de Bahreïn.
Tout ça n’est pas rien. J’ai suffisamment de respect pour l’autorité judiciaire pour considérer qu’il n’y a pas lieu de s’exprimer avant le jugement définitif. Ce qui a été établi par la chambre régionale des comptes, qui est également composée de magistrats, est solide.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous pourrions revenir sur les différents éléments que vous avez évoqués, peut-être en nous appuyant sur la décision du tribunal administratif de Lille qui les contredit un par un. Néanmoins, ce n’est pas l’objet de nos travaux, qui se concentrent sur la question du contrôle.
En conclusion des débats de la commission de concertation, vous avez indiqué que le lycée Averroès n’était pas, selon vous, un lycée républicain. Or vous avez reçu le rapport de l’inspection générale de l’éducation nationale le 10 juillet 2020. Vous en avez probablement pris connaissance de façon détaillée, mais je vais néanmoins vous en lire un extrait : « Rien dans les constats faits par la mission […] ne permet de penser que les pratiques enseignantes divergent des objectifs et principes fixés et ne respectent pas les valeurs de la République. »
À partir de juillet 2020, vous avez donc sur votre bureau un rapport de l’inspection générale – plusieurs inspecteurs généraux se sont rendus sur place et ont passé du temps dans l’établissement – qui conclut que les valeurs de la République sont parfaitement respectées. Pourtant, trois ans plus tard, vous affirmez le contraire devant la commission de concertation. Pourquoi ce décalage avec les conclusions d’une mission qui a été diligentée par le ministre Blanquer en réponse aux préoccupations que vous aviez exprimées dans deux courriers que vous lui avez adressés en 2019 ? Pourquoi ne les acceptez-vous pas ?
M. Xavier Bertrand. Avez-vous le courrier que j’ai adressé le 27 octobre 2020 à Jean-Michel Blanquer ? Si ce n’est pas le cas, je vais vous le lire.
« Monsieur le ministre,
Suite au courrier en date du 15 octobre 2020 du président de l’association qui gère le lycée Averroès, je reviens à nouveau vers vous afin d’obtenir les éclairages nécessaires sur la situation de ce lycée privé sous contrat avec l’éducation nationale.
Nous avons bien reçu le rapport 2020-047 “Lycée privé Averroès à Lilleˮ réalisé par l’inspection générale, ainsi que le rapport d’audit de la direction générale des finances publiques. Permettez-moi de formuler deux remarques à propos de ces rapports.
D’une part, dans le rapport réalisé par l’inspection générale de l’éducation nationale, il est écrit que le lycée a obtenu un prêt de 800 000 euros de la mosquée de Mulhouse, qui a été remboursé grâce à un don de 850 000 euros de l’ONG Qatar Charity en 2014, et que : “La situation se résume donc en un don fait par une ONG, internationalement reconnue, à un établissement d’enseignement. Cette pratique est légale à condition qu’elle ne soit pas subordonnée à la mise en œuvre de conditions qui seraient contraires aux valeurs de la République, ainsi qu’aux règles édictées par le contrat d’association. Ce don n’a été assorti d’aucune condition.ˮ Comme j’ai eu l’occasion de le dire à votre cabinet dernièrement, cette affirmation sans réelle explication nous interroge. Pour quelle raison la mosquée de Mulhouse, recevant elle-même des financements étrangers, intervenue dans le financement du lycée ? Mais surtout sur quels documents l’inspection générale s’est appuyée pour affirmer que le don n’a été assorti d’aucune condition ? Autant de questions pour lesquelles nous sommes toujours sans réponse.
D’autre part, le rapport d’audit qui a été réalisé ne permet pas d’apporter une réponse concrète à mes questions initiales dans la mesure où ce contrôle porte sur les exercices 2017-2018 et 2018-2019. Or l’opération pour laquelle nous avons besoin d’un éclairage, qui est bien précisé dans le rapport de l’inspection générale, est antérieure à ces dates.
Compte tenu de ces interrogations et des dernières déclarations du président de la République lors de son discours du 2 octobre sur le séparatisme, notamment sur la question des financements et de la nécessité de “les rendre transparents, de les encadrer et de les maîtriserˮ, vous comprendrez que je souhaiterais disposer de tous les éléments de réponse de votre part avant de soumettre au vote des élus du conseil régional l’accompagnement obligatoire prévu par la loi de cet établissement privé sous contrat avec l’éducation nationale. »
Je peux me féliciter d’avoir maintenu ma position. Si je n’avais pas continué à être un lanceur d’alerte, la chambre régionale des comptes n’aurait pas rédigé son rapport et l’État n’aurait pas pris la décision de résilier le contrat d’association.
M. Paul Vannier, rapporteur. S’agissant des aspects financiers, la direction régionale des finances publiques a rédigé un premier rapport, dont les conclusions sont négatives pour l’établissement, mais son second rapport, qui évalue la mise en œuvre de recommandations, est très positif.
En outre, même si elles sont importantes, je ne vous interrogeais pas sur les questions financières, mais sur celles des valeurs de la République. J’ai cité le rapport de l’inspection générale, qui considère que l’établissement les respecte pleinement. Pourtant, vous continuez à utiliser cet argument pour défendre la résiliation du contrat d’association devant la commission de concertation. Je voulais comprendre ce décalage, mais vous avez répondu à côté de la question.
En tant que président de région, quelle appréciation portez-vous sur l’inspection générale de l’éducation nationale ? Quelle valeur avez-vous accordée à son rapport ?
M. Xavier Bertrand. Il est regrettable que je ne puisse pas vous poser de questions. Il est troublant que l’inspection générale de l’éducation nationale n’ait pas vu la même chose que la chambre régionale des comptes. Est-ce que ce n’est pas un problème de fond ? En clair, l’éducation nationale nous dit : « Circulez, il n’y a rien à voir. »
Mme Céline Calvez, présidente. Même s’il peut y avoir un débat, le rôle de la commission d’enquête est de poser des questions. La parole est à M. le rapporteur.
M. Xavier Bertrand. Je n’avais pas terminé ma réponse. Puis-je le faire ?
Mme Céline Calvez, présidente. Allez-y.
M. Xavier Bertrand. Répondre aux questions est la raison de ma venue. J’ai également complété le questionnaire qui m’a été transmis. Je connais le fonctionnement d’une commission d’enquête. Ce n’est pas la première fois que je m’exprime devant une telle instance.
Pourquoi l’inspection générale de l’éducation nationale n’a-t-elle pas vu ce que la chambre régionale des comptes a vu tout de suite ? Après la publication du rapport, son seul message était : « Circulez, il n’y a rien à voir, payez et fermez-la ! » Voilà à quoi se sont résumés nos échanges.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le lycée Averroès a fait l’objet d’une multitude de contrôles. Des institutions très diverses sont intervenues, dont la DRFIP, l’inspection générale de l’éducation nationale et la chambre régionale des comptes. Il y aurait beaucoup à dire sur les conclusions de tous leurs rapports.
Il est toutefois très étonnant que vous insistiez sur le rapport de la chambre régionale des comptes pour son appréciation des aspects pédagogiques et du respect des valeurs républicaines. L’inspection générale de l’éducation nationale n’est-elle pas plus qualifiée dans ce domaine ? Or, pour elle, le fonctionnement de l’établissement est parfaitement républicain.
Concernant les aspects financiers, il y a certes le rapport de la chambre régionale des comptes, mais l’inspection générale rappelle le caractère légal de subventions provenant de l’étranger et, sur les deux rapports de la DRFIP, le second, qui évalue la mise en œuvre de recommandations, est très favorable à l’établissement.
Sauf si vous souhaitez répondre à ma question sur les valeurs républicaines – ce que vous n’avez toujours pas fait –, je voudrais évoquer l’évolution de votre position vis-à-vis du lycée Averroès.
En introduction de nos échanges, vous avez rappelé que vous vous y étiez rendu en 2015, après les attentats. À l’époque, vous avez apporté votre soutien à l’établissement. Vous l’avez défendu lors de la campagne pour les élections régionales, en fustigeant tout amalgame entre islam et islamisme. Marine Le Pen, qui se présentait face à vous, avait pris l’engagement, si elle était élue à la tête de la région, de lui couper les subventions – ce que vous ferez vous-même quelques années plus tard.
En 2015, dans le journal L’Express, vous dites : « Je me suis rendu dans l’établissement au lendemain des attentats, j’ai vu l’indignation qui a été exprimée, j’ai vu également la façon dont [les membres de l’établissement] ont dit que rien de ce à quoi ils croyaient ne pouvait permettre de donner la mort ou d’inciter à la haine. »
En 2017, lors d’une séance du conseil régional, votre vice-présidente chargée des lycées affirme, en réponse à l’interpellation d’une élue du Rassemblement national : « Il ne nous appartient pas, à nous, à la région, de juger de la qualité des enseignements de cet établissement. »
Puis, en 2019, paraît l’ouvrage Qatar Papers et l’ambiance se tend au sein du conseil régional. Le groupe Rassemblement national vous interroge de plus en plus fréquemment sur les liens entre le conseil régional et le lycée Averroès. C’est à ce moment que vous durcissez le ton, en écrivant deux fois au ministre Blanquer, en avril et en novembre. Dès le mois d’août, vous annoncez la suspension de la subvention accordée à cet établissement.
Comment expliquez-vous ce revirement ? Pourquoi, dans un contexte où le Rassemblement national se saisit du sujet avec beaucoup de vigueur au sein du conseil régional, êtes-vous passé d’une posture tout à fait républicaine vis-à-vis de cet établissement à l’envoi de ces différents courriers, accompagné d’une suspension de la subvention ?
M. Xavier Bertrand. Si vous suivez un peu mes interventions, vous devez savoir que les extrêmes, qu’ils soient de droite ou de gauche, n’ont jamais été ma boussole politique. Je les ai toujours combattus, les uns et les autres, et je continuerai à le faire. Les extrêmes ne me dictent pas mon attitude. Ça a toujours été le cas et ça le sera toujours. Ma boussole, c’est l’intérêt général.
Vous avez utilisé à deux reprises le terme de soutien. Or, si je me suis rendu dans cet établissement le 8 janvier 2015, c’est parce que j’y étais invité par ses représentants, qui souhaitaient eux-mêmes afficher leur soutien aux victimes de l’attentat et dénoncer l’horreur de ce qui s’était passé. Ce témoignage s’est notamment exprimé par le respect d’une minute de silence et le fait de chanter La Marseillaise.
Que s’est-il passé à partir de 2017 ? Premièrement, le rectorat n’a répondu à aucune de mes questions. C’est dramatique dans un pays comme le nôtre. Je suis président de région, je sollicite l’État, et je n’ai pas de réponse. Deuxièmement, le livre de Georges Malbrunot et Christian Chesnot a montré l’existence d’influences étrangères, dont nous ne connaissons pas les contreparties.
Vous me reprochez de ne pas vous répondre à propos des valeurs de la République, mais le rapport de la chambre régionale des comptes est terrible à ce sujet. Le cours d’éthique musulmane, qui s’adresse à nos jeunes, repose sur l’étude des 40 Hadiths de l’imam An-Nawawi. Vous savez ce que prône cet ouvrage. Il ne respecte pas notre devise Liberté, Égalité, Fraternité et le principe d’égalité entre les hommes et les femmes. Par conséquent, proposer un tel enseignement est contraire aux valeurs de la République.
J’ai toujours refusé de faire un amalgame entre les islamistes et nos compatriotes de confession musulmane et j’ai combattu ceux qui le faisaient. Néanmoins, à partir du moment où j’ai eu connaissance de certains éléments, j’assume d’avoir agi comme un lanceur d’alerte. Si c’était à refaire, je le referais exactement de la même façon.
J’en reviens enfin à un point au sujet duquel vous avez tenu des propos qui pourraient porter à confusion – comme c’était le cas de votre utilisation du terme de soutien. Je n’ai pas conclu la fameuse commission de concertation, parce que j’ai quitté la salle avant l’intervention du préfet et le déroulement du vote.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour que chacun ait connaissance de cet élément et puisse se faire son propre avis, je signale que le tribunal administratif de Lille a indiqué que rien ne permettait d’établir avec suffisamment de certitude que Les 40 Hadiths de l’imam An-Nawawi – ouvrage cité dans le rapport de la chambre régionale des comptes – étaient étudiés lors des cours d’éthique musulmane.
Je reviens sur cette année 2019, qui a marqué un tournant. Au-delà de la publication de l’ouvrage que vous avez cité, elle marque le début de la période pré-électorale. Or, dans les Hauts-de-France, beaucoup de sondages prédisaient avec certitude que la région basculerait aux mains de l’extrême droite lors de l’élection de 2021. Ils ont été démentis par le résultat des urnes, mais ce contexte a-t-il influencé votre attitude vis-à-vis du lycée Averroès ? Vous a-t-il incité à exiger davantage de contrôles et, en raison de l’imminence de l’élection, à œuvrer pour la résiliation du contrat d’association ?
M. Xavier Bertrand. Si nous avions été dans un débat, et non dans une commission d’enquête, ma réponse aurait été tout autre et j’aurais remis en cause le sérieux de cette question.
Tout d’abord, vous devriez savoir que les sondages réalisés à partir de 2019 annonçaient que la région basculerait à gauche. De l’extrême gauche au parti socialiste, en passant par le parti communiste et les écologistes, toutes les forces s’étaient alliées et avaient constitué la NUPES avant l’heure. À l’époque, ce n’est pas le Rassemblement national qui était annoncé comme vainqueur. En 2021, l’extrême droite connaîtra d’ailleurs son plus fort recul électoral en France, pas seulement pour des élections régionales. En six ans, M. Chenu a ramené le score de Mme Le Pen de 42 % à un peu plus de 25 %, ce qui est inédit.
De plus, à cette époque, nous étions encore à deux ans de l’élection et quand j’ai commencé à saisir le rectorat, en 2017, l’échéance était encore plus lointaine. Par conséquent, votre argument ne tient pas.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous ai posé cette question parce qu’il s’agit de l’analyse faite par le cabinet du ministre de l’éducation nationale de l’époque, Jean-Michel Blanquer. Dans une note datée du 22 décembre 2020, il invite le ministre à vous communiquer rapidement le rapport de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) et celui de la DRFIP : « Plus nous tardons à rendre publics ces documents, plus nous alimentons la boîte à fantasmes ouverte par Xavier Bertrand. Il faudrait éviter que ce dossier devienne un enjeu de la campagne des régionales. » Pour le cabinet du ministre, vos démarches sont donc étroitement liées au contexte électoral.
M. Xavier Bertrand. Quel dommage que le ministre ne me l’ait pas dit en face !
Pour préciser ce qu’était l’enjeu électoral en 2021, je vous rappelle que j’ai eu le privilège de me présenter face à une liste composée de quatre ou cinq membres du gouvernement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je n’entrerai pas dans des considérations liées à l’impact du contexte électoral sur vos décisions. Cette commission d’enquête vise à trouver des solutions. Le contrôle de l’État a été insuffisant pour de nombreux autres établissements, notamment Bétharram, le Village de Riaumont, dans les Hauts-de-France, et d’autres institutions, en Bretagne. D’autres présidents de région ont peut-être été saisis de signalements ou ont été informés de manquements en lisant la presse et n’ont pas fait preuve d’autant de réactivité que vous auprès des services de l’État.
De vos propos, je retiens votre incompréhension face à l’absence de réponse de l’État et du ministère de l’éducation nationale aux différentes alertes que vous avez lancées, au sujet des aspects financiers ou du respect des valeurs de la République. Soyez rassuré, nous auditionnons plusieurs ministres de l’éducation successifs, dont M. Blanquer, et plusieurs administrations.
Vous mettez également en cause la qualité du travail de l’IGESR. Nous avons auditionné sa directrice passée et sa directrice actuelle. Nous pourrons interroger à nouveau l’inspection au sujet de ces éventuels manquements et de son absence de réponse à vos demandes de précisions en octobre 2023.
D’autres faits, notamment de violences, vous ont-ils été signalés dans des établissements, publics ou privés ? Le cas échéant, avez-vous saisi le préfet ou demandé des audits financiers à la chambre régionale des comptes ? Avez-vous fait preuve de la même réactivité – dont mon collègue conteste le bien-fondé politique, mais qui relève de votre devoir et que je considère utile pour assurer le pouvoir de contrôle de l’État et des collectivités territoriales – dans d’autres situations ?
M. Xavier Bertrand. Je n’ai pas demandé à la chambre régionale des comptes d’effectuer un audit, car ce n’est pas dans mes compétences. Une telle décision est du ressort du préfet ou de la chambre régionale des comptes elle-même, qui peut s’autosaisir. Mon interlocuteur a été le ministère de l’éducation nationale, le rectorat d’abord, puis le ministre. Jean-Michel Blanquer n’est d’ailleurs pas seul en cause. J’ai également sollicité Pap Ndiaye dans un courrier du 17 octobre 2022.
Je tiens également à souligner que dans le communiqué de presse du ministère de l’éducation nationale signé par Élisabeth Borne le 23 avril 2025, il est indiqué noir sur blanc que « les griefs qui sont reprochés au lycée Averroès ont rompu la confiance entre les pouvoirs publics et l’établissement ». Ce n’est pas un communiqué du conseil régional des Hauts-de-France qui le dit, mais un communiqué officiel du ministère de l’éducation nationale !
Chacun a fait valoir ses arguments. Il revient maintenant à la justice de se prononcer, dans le cadre de l’appel. Sa décision sera souveraine.
La région n’a pas été saisie d’autres situations du même ordre. Si elle l’avait été, j’aurais agi exactement de la même façon.
En revanche, j’ai récemment eu l’occasion d’intervenir à propos d’autres faits, qui ne concernent pas des lycées, mais qui impliquent des financements de la région. Le 29 janvier 2025, j’ai saisi Mme la procureure de la République du tribunal judiciaire de Lille – même s’il semble que le tribunal compétent soit celui de Béthune – pour appeler son attention sur l’affaire de Riaumont. Je pourrai vous transmettre ce courrier. J’y indique que la région se place aux côtés des victimes « qui doivent pouvoir obtenir une juste réparation des préjudices et traumatismes subis ». Je précise que « la région des Hauts-de-France, collectivité territoriale compétente en matière d’éducation et de formation professionnelle, souhaite que la justice mène les investigations les plus appropriées ».
Je n’hésiterai jamais à agir si la sécurité de nos enfants, qui sont ce que nous avons de plus cher, n’est pas garantie. Je l’ai fait et, s’il le fallait, je le referais.
S’agissant de Notre-Dame de Riaumont- Saint-Jean-Bosco à Liévin, nous n’avons jamais financé cet établissement. Un collectif de victimes constitué à l’initiative de M. Adrien Bonnel souhaite toutefois me rencontrer, avec un de mes conseillers régionaux. La réunion était prévue le 23 avril, mais elle a été reportée à la demande de ce collectif. Je le rencontrerai dès qu’une nouvelle date aura été fixée.
M. José Beaurain (RN). En tant que député non-voyant, je suis particulièrement sensible à la question du harcèlement scolaire visant les élèves en situation de handicap. Dans son Livre blanc paru en novembre 2024, la Fédération nationale des associations au service des élèves présentant une situation de handicap indique que plus de 40 % des élèves des unités localisées pour l’inclusion scolaire (Ulis) se déclarent victimes de harcèlement, contre 12 % des élèves dits valides.
Dans les Hauts-de-France, la région a engagé des actions louables contre le harcèlement, par l’intermédiaire d’appels à projet ou de cellules d’intervention rapide. Néanmoins, nous peinons à identifier, dans ces dispositifs, des mesures adaptées aux réalités spécifiques des élèves en situation de handicap, qui figurent pourtant parmi les plus exposés.
Quelles actions comptez-vous mettre en place pour mieux intégrer cette dimension du handicap dans la politique régionale de prévention du harcèlement scolaire ?
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Cette audition a permis de vous intrroger sur votre volte-face au sujet du lycée Averroès. Je souhaite également évoquer de possibles différences de traitement entre les établissements.
Pouvez-vous nous confirmer que vous n’avez jamais demandé aucune inspection d’un établissement privé catholique sous contrat dans votre région, que ce soit à propos de son financement, de ses pratiques pédagogiques ou de ses cours d’éthique – de tout ce qui pourrait être en rapport avec le respect des valeurs de la République ?
Qu’en est-il du lycée Jean-Paul II de Compiègne, qui a bénéficié de 500 000 euros de la région Hauts-de-France pour la rénovation d’un bâtiment et l’achat d’équipements l’année où il a été mis en cause pour avoir interdit à des professeurs d’emmener des élèves voir un film sur Simone Veil et un film sur l’homophobie au Kenya ? À l’époque, le directeur s’était justifié ainsi : « Quand on est catholique, on ne va pas voir un film sur l’amour entre deux personnes du même sexe. On ne s’inscrit pas dans cette tendance. On la voit partout comme si c’était une norme. Or ça reste une minorité, heureusement pour notre humanité. » Une enquête préliminaire est en cours pour diffamation, injure, provocation publique à la haine, à la violence ou à la discrimination.
Des démarches ont-elles été engagées vis-à-vis de cet établissement, ou de tout autre établissement où des manquements aux valeurs de la République – auxquelles vous semblez très attaché – pourraient être suspectés ? Il est en effet important de pouvoir vérifier l’utilisation des fonds qui sont abondamment dispensés par la région à l’enseignement catholique.
M. Alexandre Dufosset (RN). Je suis député, mais je suis également conseiller régional des Hauts-de-France depuis 2021.
Il a été rappelé que le groupe Rassemblement national avait alerté à plusieurs reprises sur les agissements du lycée Averroès. Un enseignant de cet établissement avait écrit une tribune dans Libération, intitulée « Le Prophète est aussi Charlie ». Il a raconté qu’elle avait été maintes fois arrachée des murs de la salle des professeurs, où il l’avait affichée. Le sujet a été abordé lors du débat d’entre-deux-tours en 2015. Marine Le Pen avait indiqué que si elle était élue présidente de la région, elle cesserait les financements et diligenterait une enquête vis-à-vis de ce lycée.
Alors que vous vous présentez comme un lanceur d’alerte, pourquoi n’avez-vous entrepris les premières démarches qu’en 2017 ? Pourquoi avoir attendu deux ans après ce débat avec Marine Le Pen et la publication de cet article dans Libération ? Le regrettez-vous ?
M. Xavier Bertrand. J’ai pris mes fonctions début 2016. Dès que j’ai appris qu’un rapport estimait que la place du fait religieux devait être clarifiée dans cet établissement, j’ai saisi le recteur pour savoir si elle l’avait été. Je n’ai pas attendu dix ans pour le faire. Je l’ai fait dès que j’ai eu connaissance de la situation. Je refuse les amalgames, mais j’ai besoin d’avoir tous les éléments et je les ai demandés dès 2017.
Je ne pense pas que l’on puisse me reprocher mon manque de cohérence. En revanche, le groupe Rassemblement national a voté des subventions d’équipement pour le lycée Averroès. Je pourrai vous communiquer la date précise de ce vote. Par ailleurs, j’ai été surpris que certains de ses élus se satisfassent de la décision de justice, qui pourrait obliger la région à verser de l’argent public à cet établissement. Vous devriez peut-être évoquer ce point avec certains de vos collègues, députés et conseillers régionaux. Ils seraient bien avisés de commencer par balayer devant leur porte.
Madame Legrain, vous avez évoqué ma « volte-face ». C’est votre terme et je vous en laisse la responsabilité. Il me semble, au contraire, que la position de la région a été constante, comme je l’ai démontré face aux interpellations de M. le rapporteur.
Concernant le lycée Jean-Paul II, une instruction judiciaire est ouverte. Je crois que le proviseur a également démissionné. Cet exemple confirme qu’il serait souhaitable d’informer la région des enquêtes ou des inspections qui sont engagées.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). C’est public, c’est dans Mediapart.
M. Xavier Bertrand. Ce sont vos références.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Vous pouvez lire Mediapart : vous n’avez pas besoin d’être averti par un autre canal.
M. Xavier Bertrand. Je ne lis pas Mediapart et je ne réponds pas à Mediapart. J’ai gagné contre ce média un procès en première instance, en appel et en cassation il y a quelques années. Au nom de la cohérence que je revendique, il ne fait pas partie de mes sources.
Tout serait plus simple si nous étions informés des enquêtes de l’éducation nationale. Vous pourriez formuler cette recommandation à l’issue de vos travaux. Je ne sais pas si Régions de France (ARF) ou Départements de France (ADF) y sont favorables, mais si les collectivités locales étaient tenues au courant de ce qui se passe, nous ne l’apprendrions pas par Le Courrier picard ou Le Parisien – ces titres sont davantage mes références – et ce n’est pas ainsi que nous découvririons que le proviseur a démissionné.
Si l’État dénonçait, pour une raison ou pour une autre, un contrat d’association, la région en tirerait toutes les conséquences. Mon indignation, mes critiques ou mes remarques ne sont pas à géométrie variable. On peut parfois me le reprocher, mais je l’assume.
M. Beaurain a évoqué la question très importante du harcèlement scolaire. Le handicap renforce parfois les discriminations. Je regrette que la région n’ait pas davantage de compétences en la matière. Nous avons réussi à nouer un partenariat avec l’éducation nationale et le rectorat pour les lycées. Nous avons organisé les assises du harcèlement scolaire, qui constituaient un point d’étape. Des appels à projet doivent également permettre de renforcer les actions menées avec les jeunes.
Nous avons par ailleurs défendu une initiative intéressante dans le département de la Somme, avec l’appui du procureur d’Amiens. Une cellule d’intervention, qui s’appuie sur un référent cofinancé par le département et le conseil régional des Hauts-de-France et sur un délégué du procureur, permet de mettre rapidement fin aux faits de harcèlement et d’apporter une véritable assistance aux jeunes concernés.
Cette commission d’enquête est importante, car elle concerne nos enfants. Je pensais que vous m’interrogeriez sur les mesures à mettre en œuvre pour que les écoles, les collèges et les lycées soient une enclave de sécurité. Dans la région, nous avons été particulièrement marqués par l’attentat islamiste qui s’est produit à Arras et qui a coûté la vie à Dominique Bernard, décédé dans des circonstances horribles.
Qu’il s’agisse de lutter contre les violences à l’intérieur de l’établissement, ou de lutter contre les pressions et le harcèlement, nous cherchons toujours à faire de notre mieux. Malheureusement, en tant que conseil régional, nous finançons la structure, le personnel d’entretien ou de restauration, mais nous ne sommes pas vraiment chez nous dans les établissements. Je souhaiterais que nous puissions jouer un rôle plus important. Les audits de sécurité destinés à protéger l’enceinte des établissements sont de notre responsabilité, mais nous pourrions également intervenir sur l’environnement sécuritaire à l’intérieur et à l’extérieur du lycée et en ce qui concerne la dimension psychologique des violences. Je ne veux pas empiéter sur les compétences des autres. Je sais que le contenu des enseignements ou la direction de l’établissement ne relèvent pas de la région. Néanmoins, je suis persuadé que nous pourrions agir plus efficacement si nous y étions davantage associés. C’est une conviction profonde et je profite de cette commission d’enquête pour vous en faire part.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous auditionnerons Départements de France. Ces collectivités sont compétentes en matière de collèges, mais également de protection de l’enfance. La place des collectivités – dont les mairies, qui gèrent le périscolaire – dans les enceintes scolaires fait partie des sujets à propos desquels nous ferons des propositions.
Même si nous l’avons peut-être déjà dans nos archives, pourrez-vous nous transmettre le courrier d’octobre 2023 dans lequel vous remettez en cause les conclusions de l’IGESR et de l’audit financier ? Nous pourrons ainsi interroger l’IGESR sur les réponses qui ont été apportées après les critiques formulées sur son travail : cela fait également partie de notre champ de compétence et le but est que ces inspections permettent de lutter efficacement contre les violences faites aux enfants et, pour cela, ne passent à côté d’aucun élément.
29. Audition conjointe de M. Éric Debarbieux, professeur émérite de sciences de l’éducation, Mme Diane-Sophie Girin, docteure en sociologie, et M. Pierre Merle, professeur émérite de sociologie (7 mai 2025 à 11 heures)
La commission auditionne conjointement, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. Éric Debarbieux, professeur émérite de sciences de l’éducation, Mme Diane-Sophie Girin, docteure en sociologie, et M. Pierre Merle, professeur émérite de sociologie ([29]).
Mme Frédérique Meunier, présidente. Nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, en recevant Mme Diane-Sophie Girin, docteure en sociologie, spécialiste de l’enseignement privé, présente parmi nous, et M. Pierre Merle, sociologue, professeur émérite à l’Université de Bretagne occidentale, ainsi que M. Éric Debarbieux, professeur émérite de sciences de l’éducation à l’Université Paris-Est Créteil, qui participent à notre réunion par visioconférence.
Après avoir entendu des victimes, des acteurs et des responsables politiques ou administratifs, des magistrats et des journalistes, il nous semblait essentiel d’échanger avec des chercheurs susceptibles d’apporter un regard précis et éclairé par le temps long sur les questions qui nous préoccupent.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Diane-Sophie Girin, M. Pierre Merle et M. Éric Debarbieux prêtent successivement serment.)
Que nous apprennent les travaux de recherche quant à l’ampleur, dans une perspective historique de long terme, des violences exercées par des adultes sur des enfants en milieu scolaire ?
Est-il possible de distinguer des spécificités en fonction de la nature des établissements, qui peuvent être publics ou privés, sous contrat ou hors contrat, membres ou non d’un réseau confessionnel ?
M. Pierre Merle, professeur émérite de sociologie à l’Université de Bretagne occidentale. Oui, c’est possible. Plusieurs études nous éclairent à ce sujet, comme le rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui mentionne l’existence de violences sexuelles envers les élèves, particulièrement dans les établissements privés hors contrat. Je pense aussi aux travaux de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Dans les années 1950 et 1960, ces abus ont été commis à une très forte fréquence, notamment dans les établissements catholiques et spécifiquement dans ceux pourvus d’internats. Selon le rapport de l’Inserm et de l’EHESS, ces violences sexuelles ont sensiblement diminué, grâce, entre autres, à la réduction du nombre de prêtres. De telles violences ne sont pas relevées dans les établissements publics, même si elles ont dû y exister ; nous n’avons pas de données statistiques en la matière.
Les données sont peu nombreuses pour le secteur du hors contrat, dont les établissements se sont beaucoup développés ces dix dernières années. Dans certains d’entre eux, notamment dans ceux dits de la Tradition, où l’internat est fréquent, il est probable que ce type de déviances existe, bien qu’il soit difficile de l’affirmer en l’absence d’enquêtes et de données statistiques.
M. Éric Debarbieux, professeur émérite de sciences de l’éducation à l’Université Paris-Est Créteil. Je suis à l’origine des principales enquêtes de victimation en milieu scolaire. Concernant la période la plus récente, l’enseignement catholique s’est associé aux études menées de façon relativement régulière par la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp). Ces enquêtes comportent des questions très précises, qu’il faudrait néanmoins retravailler. Ces travaux montraient que les adultes étaient de possibles auteurs de châtiments et de baisers forcés.
D’un point de vue historique, nous avons des chiffres assez précis sur les châtiments corporels. Pour l’enseignement public, de grandes enquêtes ont été menées, comme celle que Bernard Douet a conduite dans les années 1980 dans les écoles primaires, qui montrait la rémanence du châtiment corporel – gifles et fessées. Environ 60 % des élèves disaient avoir vu leur enseignant frapper d’autres élèves. En 1996, j’ai publié des entretiens avec des enseignants de l’école publique des années 1960, 1970 et 1980, qui avouaient avoir eux-mêmes frappé des élèves.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je vous remercie de votre présence à tous les trois pour éclairer ces violences systémiques, qu’elles soient psychologiques, physiques ou sexuelles, qui se produisent dans les établissements scolaires depuis les années 1950. Ces violences vous paraissent-elles appartenir à une époque révolue ? Certaines écoles sont-elles encore exposées à un risque de violences systémiques ou connaissent-elles encore de telles faits ? Le silence qui entoure les violences infligées aux enfants en milieu scolaire prévaut-il toujours ?
M. Pierre Merle. Selon le rapport de l’Inserm et de l’EHESS, l’ampleur des violences dans les établissements catholiques a baissé, en raison de la réduction du nombre de prêtres enseignants. Cependant, de nouvelles formes de violences sont apparues, notamment par le biais des réseaux sociaux. Une note d’information a été publiée hier par la Depp, selon laquelle les harcèlements de ce type constituent 11 % des incidents graves.
Structurellement, ces violences perdurent parce que les contre-pouvoirs, qu’ils soient internes ou externes aux institutions scolaires, sont restés globalement les mêmes.
En ce qui concerne les contre-pouvoirs internes, les parents d’élèves des établissements catholiques, réunis dans l’Association des parents de l’enseignement libre (Apel), rencontrent des difficultés à remettre en cause l’établissement qu’ils ont sélectionné pour leur enfant, car c’est un choix d’aller dans un établissement catholique. Il existe donc un principe de solidarité.
Dans le cas de Bétharram, un parent, dont l’enfant avait été violemment frappé et avait perdu 40 % de la capacité d’audition d’une oreille, a tenté de faire reconnaître ce dysfonctionnement grave au sein de l’Apel. N’étant pas parvenu à se faire entendre, il a fait appel à la justice, qui n’a pas véritablement joué son rôle puisque la peine a été relativement légère – condamnation, en 1995, a une amende de 5 000 francs avec sursis –et que le surveillant a continué d’exercer son métier. L’absence de résultat des procédures lancées par certains parents incite les autres à se taire et à ne pas porter plainte, contribuant ainsi au maintien des violences.
Les rapports d’inspection ne sont pas toujours à la hauteur non plus. Ainsi, le rapport rendu sur Notre-Dame de Bétharram mentionnait qu’un surveillant devait revoir sa conception pédagogique et concluait à un bon climat de travail, ce qui était contraire à la réalité ; en 1996, tout le monde savait, parmi les élèves, que des châtiments corporels étaient perpétrés.
Le contrat des personnels enseignants de l’enseignement catholique est de droit privé et ceux-ci peuvent être licenciés. Selon la loi du 5 janvier 2005 relative à la situation des maîtres des établissements d’enseignement privés sous contrat, dite Censi, ils sont reconnus comme des agents publics mais ils sont soumis à une autorité privée. Ils n’ont donc pas de garantie d’emploi, ce qui limite leur liberté de parole. Tous ces éléments suggèrent que cette époque n’est pas révolue.
J’ai écouté avec intérêt l’audition du secrétaire général de l’enseignement catholique le 2 avril dernier : le courrier qu’il a adressé à la direction des affaires financières (DAF) du ministère de l’éducation nationale en 2024 est symptomatique d’une résistance, pour ne pas dire d’un refus, de l’enseignement catholique face aux contrôles. Dans ce contexte, une forme d’impunité prospère.
Mme Frédérique Meunier, présidente. M. Debarbieux vient de nous indiquer par message qu’il ne pouvait plus participer à l’audition en raison d’une connexion internet défectueuse.
Mme Diane-Sophie Girin, docteure en sociologie. Dans l’enseignement privé, notamment sous contrat, les enseignants doivent respecter le caractère propre des établissements. Les tribunaux ont déjà tranché en faveur de cette idée : le devoir de réserve des enseignants s’impose quant aux spécificités, notamment idéologiques, de l’établissement. Cette réserve peut aussi expliquer le silence de ces enseignants ou leurs difficultés à communiquer sur les violences.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Les enfants connaissent-ils suffisamment leurs droits ainsi que la nature des violences qu’ils pourraient subir en milieu scolaire ? Peuvent-ils plus qu’avant libérer leur parole ? Observe-t-on des différences en fonction du type d’établissement ?
M. Pierre Merle. Des textes juridiques portant sur le droit des élèves existent depuis longtemps : ils constituaient des droits des élèves de façon indirecte puisqu’ils limitaient le pouvoir de sanction des professeurs. L’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant a été un moment important car elle a offert l’occasion de modifier la législation française pour garantir aux élèves des droits d’expression plus étendus.
Selon les recherches menées, le bilan est mitigé quant à la participation des élèves et à la possibilité pour eux de prendre parole, pour plusieurs raisons. D’abord, l’engagement des élèves dans les instances de participation n’est pas valorisé par les institutions. De plus, il est difficile pour eux d’exercer leur droit à la parole compte tenu de leurs capacités argumentaires, qui sont moindres que celles des chefs d’établissement et des professeurs. Par ailleurs, si certains professeurs sont très ouverts à la parole des élèves, d’autres le sont moins. Cette différence de position aboutit souvent à un statu quo préjudiciable aux élèves. Au sein des instances de participation, l’inégalité statutaire limite les possibilités de prise de parole.
De plus, des questions restent taboues, comme celle des sanctions, dont certaines peuvent ne pas être réglementaires, et celle des violences physiques, verbales et sexuelles, notamment perpétrées entre élèves. Par ailleurs, pour les chefs d’établissement, les instances de participation ont pour but de déployer le projet d’établissement : dans ce cadre, les questions matérielles, comme celle de toilettes qui ferment mal, ne sont pas forcément considérées comme légitimes et sont déléguées aux proviseurs adjoints.
Selon les chiffres de la Depp, les atteintes à la laïcité comptent pour 3 % des incidents graves et les abus sexuels pour 5 %. La politique menée ces dernières années a pour objectif de lutter contre les atteintes à la laïcité, notamment par le biais de référents académiques et d’actions de formation des professeurs. Quelle politique est conduite contre les abus sexuels ? Dans notre système, une atteinte à la laïcité – par exemple une jeune fille qui porte un foulard dans un établissement – et une atteinte sexuelle – par exemple une jeune fille agressée sexuellement – sont placées au même niveau, alors que le second type d’incident est plus fréquent et ne fait pas l’objet d’une politique publique particulière. De plus, le port du foulard dans un établissement confessionnel n’est pas considéré comme une atteinte à la laïcité. Le système de valeurs est donc variable, mais aussi contestable dans ses priorités.
Mme Frédérique Meunier, présidente. Ces chiffres relatifs aux violences sexuelles concernent-ils des violences entre enfants ou entre adultes et enfants ?
M. Pierre Merle. Ces statistiques, publiées hier, s’appuient sur l’enregistrement de faits graves, dont on ne connaît pas forcément les auteurs. Il s’agit sans doute le plus souvent d’atteintes entre enfants.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ces premiers éléments sont précieux pour la compréhension de ces phénomènes de violence et de leur persistance, et nous permettent de commencer à différencier les contextes en fonction du statut des établissements.
J’en viens à la question du contrôle, en particulier dans les établissements privés sous contrat, où il apparaît défaillant, voire inexistant. Il ne s’agit pas ici d’évoquer le contrôle pédagogique ni le contrôle financier, qui reste inexistant selon la Cour des comptes, mais le contrôle administratif, panoramique, qui permet de déployer une approche transversale de la vie des établissements et qui semble le plus à même de déceler des phénomènes de violence. Pourtant, ce contrôle paraît absent : de 2017 à 2023, dans l’académie de Nantes, dont près de la moitié des établissements sont privés sous contrat, un seul contrôle administratif a eu lieu. Comment expliquer cette situation ?
Mme Diane-Sophie Girin. La question du contrôle des établissements sous contrat fait partie de celle, plus globale, de la gestion de l’enseignement privé sous contrat par l’État et des différences que ce dernier opère entre les réseaux, qu’il s’agisse de l’attribution et du retrait des contrats, de la collaboration quotidienne avec les réseaux ou des contrôles.
Dès 1959, l’Église catholique s’est montrée très méfiante à l’égard de ces contrôles. L’idée selon laquelle ce serait plutôt aux établissements d’employer les enseignants et de les contrôler a prévalu. Dès les premiers temps, une cristallisation s’est opérée sur le sujet.
Les contrôles ont été effectués de manière différente selon les réseaux. Du côté de l’enseignement catholique, peu de contrôles ont lieu, dans l’idée que le système fonctionne. Depuis les années 1980, le principe de l’existence d’un secteur privé financé par l’État est de plus en plus accepté et, en quelque sorte, le camp laïque a perdu la bataille. Les familles sont de plus en plus nombreuses à avoir recours à l’enseignement privé sous contrat et, aujourd’hui, près d’une famille sur deux y inscrit au moins un de ses enfants à un moment de sa scolarité.
Très peu de moyens sont consacrés aux contrôles, qui semblent constituer un impensé, même si la situation a évolué pour l’enseignement hors contrat après les attentats de 2015 : il faut contrôler l’enseignement privé musulman, qui s’était développé et devenait un objet politique de premier plan. En 2023, le rapport de la Cour des comptes a révélé l’absence de contrôle des établissements catholiques.
Concernant l’enseignement juif, l’absence de contrôle a longtemps été revendiquée, pour des raisons historiques liées au passé vichyste. L’idée prévalait qu’on ne pouvait pas inspecter ces institutions, qu’il serait trop délicat de faire fermer en cas de problème. La recherche a bien documenté ce phénomène. La situation a aussi évolué après les attentats, selon les propos qui m’ont été tenus au ministère de l’éducation nationale : il s’agissait de saisir l’occasion pour contrôler tout le monde.
Bien que des évolutions se soient produites, la survenue d’atteintes graves aux conditions posées par le contrat, comme celles observées récemment à Stanislas à Paris et à l’Immaculée conception à Pau, ne débouche pas systématiquement sur une rupture du contrat ou sur une fermeture, mais plutôt sur des sanctions individuelles, lesquelles ont été annulées, à Pau, par le tribunal administratif.
Les différents acteurs ne sont pas toujours d’accord entre eux. Ainsi, des décisions prises par le préfet peuvent ne pas être soutenues par la DAF et des décisions de la DAF peuvent être retoquées par les tribunaux administratifs. Il y a des enjeux de pouvoir et l’enseignement catholique possède des relais très puissants à tous les niveaux de l’État. Cette forte influence vise à rendre plus difficiles les contrôles et les changements législatifs, au nom d’une possible relance de la guerre scolaire. Il existe une véritable réticence à modifier les modalités de contrôle et d’ouverture. Mme Najat Vallaud-Belkacem avait essayé de modifier la loi sur l’ouverture des établissements privés hors contrat. La proposition n’est pas passée et, au sein du cabinet, on avait compris qu’il y avait eu une opposition de l’enseignement catholique, qui se pose en défenseur de la liberté d’enseignement.
La loi du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’État et les établissements d'enseignement privés, dite Debré, a été conçue pour l’enseignement catholique, avant d’être étendue, avec des spécificités, à l’enseignement juif. Les musulmans sont les derniers arrivés sur le marché confessionnel de l’enseignement et leurs établissements sont sur-inspectés.
J’ai demandé à la DAF pourquoi il était possible de ne pas respecter le socle commun dans des établissements juifs, pourquoi ces derniers n’étaient pas contrôlés et pourquoi aucun contrôle ne donnait lieu à une mise en demeure. On m’a répondu que les Juifs n’étaient pas prosélytes et ne posaient pas de bombes. Selon ce discours, nous n’avons donc pas de problème avec l’orthodoxie juive, qui vit dans un entre-soi choisi et au sein de laquelle les parents choisiraient ces établissements en sachant où ils inscrivent leurs enfants, ce qui n’est d’ailleurs pas tout à fait le cas. Depuis le 7 octobre, beaucoup de familles fuient l’enseignement public, par crainte de l’antisémitisme, et se tournent vers l’enseignement juif, sans toujours connaître le caractère propre de ces établissements.
Quant à l’argument sur le fait de ne pas poser de bombes, il s’inverse pour soutenir le contrôle des établissements privés musulmans en raison du terrorisme islamiste. Pourtant, le lien entre ces établissements et les attentats n’est pas démontré. Lors des inspections de ces institutions, on découvre des problèmes en matière de pédagogie et non de radicalisation.
Le régime de contrôle varie donc selon la confession. Les arguments peuvent être inversés : l’entre-soi des musulmans deviendrait du communautarisme, lequel exigerait une vigilance particulière dans le cadre de la lutte contre la radicalisation et le séparatisme.
Mme Frédérique Meunier, présidente. Quand ils choisissent un milieu scolaire, les parents favorisent-ils des critères comme ceux de la sécurité ou de l’honorabilité du nom, au-delà de ce que peuvent subir les enfants en matière de violence ? Ainsi, dans le cas de Bétharram, les violences étaient connues depuis les années 1990 mais l’établissement restait celui où il fallait inscrire ses enfants.
Mme Diane-Sophie Girin. Oui. Les parents ne connaissent pas toujours les projets d’établissement, lesquels peuvent entretenir un lien très étroit avec des valeurs religieuses. On dit souvent que les familles ne choisissent plus l’enseignement catholique pour des questions de religion mais, depuis une dizaine d’années, la mission d’évangélisation a été remise au cœur des projets d’établissement par l’enseignement catholique et l’épiscopat français. Les parents ne sont pas toujours parfaitement informés de ces aspects. En outre, les réseaux d’établissements peuvent octroyer des facilités financières pour les familles dans le besoin.
M. Pierre Merle. Sous l’Ancien Régime, puis selon les lois sur l’instruction primaire de 1833, dite loi Guizot, et relative à l’enseignement de 1850, dite loi Falloux, c’étaient les prêtres qui surveillaient les instituteurs. Sous Vichy, des subventions très élevées ont été accordées à l’enseignement privé, sans aucun contrôle de leur emploi. Ces subventions ont été supprimées à la Libération. À cette époque, l’enseignement catholique a rencontré d’importantes difficultés de financement, notamment parce que le nombre de prêtres pouvant enseigner diminuait et que le salaire des laïcs était supérieur au leur. La loi Debré, qui constitue un compromis discutable, a inversé la responsabilité, puisqu’elle confie à l’État la charge de contrôler l’enseignement catholique. Un tel bouleversement ne s’opère pas sans opposition.
J’en viens au développement du caractère propre, qui a été mal défini dans la loi de 1959. Depuis, il s’est élargi, sans être mieux défini. La loi du 25 novembre 1977 relative à la liberté de l’enseignement, dite loi Guermeur, qui modifie la loi Debré, oblige les enseignants à respecter le caractère propre, sans que l’on sache exactement de quoi il s’agit. Ce texte a aussi prévu une formation des professeurs, financée par l’État et placée sous la responsabilité de l’enseignement catholique, qui doit transmettre le caractère propre. Je ne sais rien de ce qui est enseigné au cours de cette formation.
Il faut aussi mentionner la grève de 1984, pendant laquelle une mobilisation très forte a lieu en faveur du privé. Depuis, on entend continuellement l’argument selon lequel il ne faut pas réveiller la guerre scolaire.
Le caractère propre s’est étendu de façon continue : dès 1962, l’épiscopat français a demandé qu’une prière ait lieu en début et en fin de classe dans les établissements catholiques, ce qui est tout à fait contraire aux principes de la loi Debré. Une partie de l’enseignement catholique n’a donc pas accepté les principes fondamentaux de cette loi, qui laissent pourtant une liberté assez grande à l’enseignement privé.
Dans la présentation du collège parisien Stanislas, on peut lire que « le choix de Stanislas comme établissement d’éducation suppose la connaissance de son projet de formation chrétienne et l’adhésion à ses principes et ses fondements. » Cette formulation est contraire à la loi Debré, qui précise que la liberté de conscience des élèves doit être pleinement respectée. La suite me semble plus étonnante encore : « Lors des cérémonies, des messes, des grands événements, des lectures de notes, les élèves doivent porter le polo de Stan avec un pantalon, ou une jupe pour les jeunes filles, de couleur sombre. » Il s’agit d’une règle sexo-spécifique, contraire au principe d’égalité entre les filles et les garçons ; en quoi le caractère propre, qui renvoie à la dimension confessionnelle de l’établissement, peut-il permettre d’aller à l’encontre d’une loi de la République ? Le caractère propre semble s’étendre sans fin, faute de définition.
Enfin, il faut évoquer la sociologie des élèves. Depuis 2000, on observe un très fort embourgeoisement de l’enseignement catholique, aussi bien dans les collèges que dans les lycées. Dans les cinq plus grandes villes de France, parmi les 30 % des lycées publics et privés les plus favorisés, 75 % sont privés à Toulouse, 80 % à Lyon, 83 % à Paris, 90 % à Marseille et 100 % à Nice. Les élites politiques, économiques et, de façon plus large, les cadres et les professions intellectuelles supérieures sont largement formés dans les établissements privés. Il leur est sans doute plus difficile de remettre en cause un enseignement catholique qui a contribué à leur réussite et à leur reconnaissance sociale. La proportion d’anciens ministres ayant reçu une formation dans le privé est croissante. La stratégie de l’enseignement catholique, qui forme de plus en plus les élites, a pour conséquence de limiter l’opposition à l’extension de son caractère propre et de laisser passer outre au respect de certains principes de la République comme l’égalité entre les filles et les garçons.
M. Paul Vannier, rapporteur. Madame Girin, vous avez indiqué que l’enseignement catholique disposait de relais à tous les niveaux de l’administration publique. Comment apparaissent-ils et se manifestent-ils ? À quels blocages peuvent-ils conduire en matière de contrôle ?
Mme Diane-Sophie Girin. On m’a expliqué ce qui s’est passé lorsque Mme Najat Vallaud-Belkacem a tenté de modifier le régime d’ouverture des établissements hors contrat, en remplaçant le système de déclaration par un système d’autorisation. La proposition est allée jusqu’au Conseil constitutionnel et a été censurée, apparemment à cause de la mobilisation des réseaux de l’enseignement catholique, jusqu’au niveau du Conseil. Le Secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec) a joué un rôle de médiation important entre le ministère et les réseaux des établissements, qui se sont mobilisés.
Votre enquête a mis en avant des courriers échangés entre le Sgec et la DAF, qui montrent que le traitement diffère en fonction des réseaux. Le Sgec se présente lui-même comme l’arbitre suprême des mouvements d’emplois au sein de l’éducation nationale. En effet, on lui délègue en partie le redéploiement des postes au sein de son réseau, en cas de fermetures de classes. Ces usages ne sont pas prévus par la loi Debré, qui ne reconnaît pas les réseaux. Pourtant, par commodité, le ministère s’appuie beaucoup sur eux. Le réseau juif et le réseau laïque disposent également d’une certaine marge de manœuvre pour faire des propositions en matière de déploiement des équivalents temps plein (ETP) qui leur sont attribués.
Ces libéralités n’existent pas pour les musulmans. Quand la Fédération nationale de l’enseignement privé musulman (Fnem) a été créée en 2014, on lui a sous-traité un travail de surveillance. Il s’agissait notamment d’identifier les établissements présentant un risque en matière de radicalisation, en particulier les établissements salafistes. L’élection d’Emmanuel Macron et l’arrivée au ministère de l’éducation nationale de Jean-Michel Blanquer ont modifié la situation. Le dialogue a été rompu et ce réseau a été jugé illégitime par les services du ministère, qui ne lui demandent plus d’effectuer cette tâche. Il y a donc une confessionnalisation du travail délégué par l’État : le pouvoir attribué varie en fonction du poids numérique mais également de la légitimité ou de l’illégitimité supposée des réseaux.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez évoqué le rôle d’« arbitre suprême des mouvements d’emplois » au sein du ministère de l’éducation nationale du Sgec. Pour autant, aucun cadre légal n’organise les relations entre le ministère et le Sgec. Comment qualifier le statut de ce réseau très singulier ? Comment expliquer qu’il joue un rôle aussi central alors qu’il n’est reconnu par aucun texte ?
M. Pierre Merle. Il est très difficile de répondre à cette question, qui montre que les usages finissent par l’emporter sur les textes législatifs. Le Sgec a d’abord existé sous la forme du Secrétariat général de l’enseignement libre et s’est très rapidement imposé comme interlocuteur de l’État. Pour discuter de la loi Debré, deux associations étaient présentes : une association parlementaire pour l’enseignement libre et le Sgec. Pour obtenir un appui électoral, des parlementaires avaient signé un accord, selon lequel ils suivraient les préconisations de l’association lorsque la question du statut de l’enseignement privé serait discutée à l’Assemblée nationale. Ce lobbying a continué d’exister par la suite.
Quand les lois Guermeur et Censi ont été débattues, le Sgec s’est toujours imposé comme interlocuteur, sans doute parce qu’il est commode pour le ministère de n’en avoir qu’un. En effet, pour appliquer la loi Debré, il faudrait que les rectorats discutent avec chaque établissement, ce qui demanderait de mobiliser un personnel nombreux. Le ministère a donc opéré une sorte de délégation auprès du Sgec, qui gère l’ensemble des établissements catholiques. Selon une expression, le Sgec et son représentant sont devenus, de fait, « un ministère de l’éducation bis », le ministère de l’enseignement catholique. C’est ainsi que s’organise actuellement notre système éducatif. Il est contraire à la loi mais il tient à deux volontés qui se sont rencontrées : celle du Sgec, qui souhaite garder toute son autonomie par rapport à l’État, et celle du ministère, qui a trouvé confortable de pouvoir déléguer ses fonctions administratives.
Ce double système a donné une grande liberté d’action à l’enseignement catholique, lequel reçoit une énorme somme de l’État et en fait à peu près ce qu’il veut. Le rapport de la Cour des comptes indique que des postes sont accordés selon un fléchage particulier, celui de la mixité sociale, mais le ministère ignore si ces postes sont vraiment utilisés à cette fin.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez évoqué un usage qui s’est imposé à la loi et la constitution d’un ministère bis : il s’agit d’éléments de diagnostic forts, sur lesquels il nous faudra revenir.
Madame Girin, vous avez indiqué que les contrôles sont effectués de façon différente en fonction des réseaux. Quel type de contrôles sont à l’œuvre dans les établissements musulmans ? À quelle fréquence ont-ils lieu ? À quelles conclusions ont-ils abouti ? Comment expliquer le regard si méticuleux que les services de l’État – pas seulement ceux du ministère de l’éducation nationale – posent sur ces établissements, qui sont très peu nombreux dans notre pays ?
Mme Diane-Sophie Girin. En effet, il existe 70 groupes scolaires privés musulmans en France, ce qui est très peu. Ils regroupent environ 120 établissements, parmi lesquels seuls dix sont sous contrat. Ce chiffre passera même à huit à la rentrée prochaine puisque le groupe Al-Kindi a perdu trois contrats et que le groupe Averroès en retrouvera un. Il s’agit donc d’un secteur très minoritaire.
En ce qui concerne les contrôles, la situation de l’enseignement privé musulman illustre bien les contradictions de ce qu’on appelle la « nouvelle laïcité ». Les établissements privés musulmans ont d’abord été imaginés par les parlementaires comme une solution au « problème » des filles voilées dans l’école publique. Il s’agissait d’adopter une loi d’interdiction des signes religieux ostensibles dans les écoles publiques, qui ne s’appliquerait pas dans l’enseignement privé, afin de s’assurer du respect de la liberté de conscience des élèves musulmanes, condition essentielle à l’aboutissement de la procédure législative. Néanmoins, il n’en existait que trois à l’époque.
Ce qui constituait une solution est peu à peu devenu un nouveau problème à résoudre pour l’État. Pour ce dernier, ces établissements ont incarné le communautarisme, puis la radicalisation après les attentats et, depuis 2021, le séparatisme. Avant les attentats, quand prévalait la rhétorique du communautarisme, on a voulu récompenser « les bons élèves » comme Al-Kindi et Averroès, en souhaitant que leurs établissements passent sous contrat. Ils ont obtenu des contrats de façon exceptionnelle et, de façon tout aussi exceptionnelle, on les contrôle massivement. Lorsqu’Averroès a retrouvé son contrat après une décision judiciaire, un nouveau contrôle fiscal a été annoncé, probablement pour permettre de trouver des éléments en vue de l’appel.
Le caractère méticuleux du regard varie en fonction des évolutions politiques. C’est la même famille politique qui a signé des contrats pour récompenser ceux qui venaient à la table de la République pour faire l’islam de France et qui, aujourd’hui, punit ces mêmes groupes, parce qu’ils incarnent le communautarisme, la radicalisation et le séparatisme. Lors des débats parlementaires, quand on évoque le contrôle des établissements hors contrat, on comprend bien que les établissements musulmans sont ciblés : les membres du gouvernement n’hésitent pas à faire référence aux attentats de manière claire pour justifier la modification des règles et la nécessité de mener des contrôles. Il s’agit d’un changement politique avant tout.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pour que les citoyens et les parents d’élèves aient confiance dans la qualité des contrôles, l’indépendance de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) doit en être garantie. Ce thème devra figurer dans notre rapport, car votre intervention suscite des questions sur la formation des inspecteurs, les critères et les contours des missions, le traitement des rapports de mission par les rectorats et le ministère, en un mot l’ensemble du contrôle de l’État et son lien avec les responsables politiques
Quels seraient les leviers les plus efficaces pour mieux prévenir les violences commises par des adultes dans les établissements scolaires et mieux leur faire face quand elles surviennent ?
Mme Diane-Sophie Girin. Il faudrait contrôler tout le monde de la même manière. Je ne dis pas qu’il ne faut pas contrôler les établissements privés musulmans. Ces contrôles font ressortir de grandes lacunes pédagogiques et de l’amateurisme, que l’on retrouve dans d’autres secteurs de l’enseignement privé, notamment hors contrat. De la même manière, dans les établissements privés sous contrat, quand on cherche, on trouve de nombreux éléments posant problème, comme l’a montré le cas Stanislas. Il faut donc contrôler. Les moyens de l’État se sont beaucoup concentrés sur les écoles musulmanes, mais que fait-on des autres enfants ? En matière de prévention, la première chose est de s’assurer que les enfants puissent identifier des adultes de confiance.
M. Pierre Merle. Il faut renforcer les contrôles. Pour les établissements hors contrat, chaque inspecteur doit, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 13 avril 2018 visant à simplifier et mieux encadrer le régime d’ouverture et de contrôle des établissements privés hors contrat, dite Gatel, suivre un vade-mecum. Celui-ci précise ce qu’il faut contrôler, en matière de sécurité, d’hygiène et de manquements : ces établissements doivent respecter l’ensemble des enseignements du socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Les inspecteurs doivent signaler l’ensemble des manquements. Lors des contrôles, ils peuvent parler avec la direction, le personnel enseignant et non enseignant et les élèves. J’ai travaillé sur 170 rapports d’inspection d’établissements privés hors contrat : ce qui frappe, ce sont les manquements importants, notamment dans le respect du socle commun.
À la suite du contrôle, des recommandations sont formulées. Ces contrôles ne sont pas suffisamment nombreux et les recommandations ne sont pas forcément suivies d’effet. Le problème se pose aussi pour les établissements privés sous contrat, pour lesquels un suivi serait nécessaire.
Selon le vade-mecum, les inspecteurs peuvent parler avec les enfants. Cependant, dans certains établissements, la direction souhaite que ces échanges aient lieu en présence d’un adulte de l’établissement, ce qui limite voire empêche la possibilité pour l’enfant d’évoquer les maltraitances dont il aurait pu être témoin. Dans tous les établissements, les inspecteurs doivent avoir le droit indiscutable de parler avec les enfants sans la présence de membres de l’institution. Il faut un texte juridique pour prévoir cette disposition. Un renforcement des contre-pouvoirs internes et externes est nécessaire.
Il conviendrait également d’avoir accès à des données statistiques plus complètes, plus stables et de meilleure qualité. La Depp effectue un travail statistique remarquable, cependant, j’ai été surpris de découvrir, dans les chiffres publiés hier sur les incidents graves signalés pour 1 000 élèves, une différence opérée pour la première fois entre le public et le privé. En 2024, dans les collèges et lycées publics, on recense 20 incidents graves pour 1 000 élèves, quand ce chiffre n’atteint que 5 dans le privé sous contrat. En considérant une telle donnée, on peut se dire qu’il y a beaucoup de violences dans le public et utiliser ce constat à des fins de publicité. Cependant, cette statistique est très contestable. En effet, les atteintes à la laïcité sont prises en compte alors qu’elles n'existent pas ou moins dans le privé. De plus, il existe un effet de structure très important. Les incidents graves sont beaucoup plus fréquents dans les établissements au recrutement populaire. Or la sociologie de l’enseignement privé est telle qu’il compte très peu d’établissements populaires. Ainsi, sur les 10 % des collèges les plus défavorisés, on compte moins de 1 % de collèges privés. Cet élément est indispensable pour mettre en perspective les chiffres publiés. Il nous faut des données statistiques fiables sur la question des incidents graves.
En ce qui concerne les leviers, il faut évoquer la question de la formation initiale et continue des professeurs, laquelle reste absente des débats. J’ai enseigné dans des instituts de formation, où j’évoquais notamment les sanctions, les violences scolaires ou les droits des élèves. Ces enseignements varient dans le temps et ils peuvent même disparaître, notamment pour des raisons de ressources. Quand il était ministre, Jean-Michel Blanquer a institué six heures d’enseignement obligatoire sur la laïcité : j’aurais préféré que ces heures soient consacrées à des sujets plus essentiels comme les violences physiques et sexuelles, mais cela démontre qu’il est possible de centrer la formation sur certaines questions importantes.
Il ne faut pas oublier les violences liées aux processus d’éducation et d’évaluation. Quand un professeur rend les copies publiquement et dit pour la dernière copie : « Et la copie la plus nulle, c’est pour le gros lard », il s’agit d’une humiliation terrifiante pour l’élève. Cette violence verbale ressort comme la plus courante dans les données statistiques : elle contribue à détruire les élèves et à réduire leur estime de soi. Il faut parler de cette violence, qui heurte à la fois l’élève et l’enfant, et la placer au centre de la formation initiale et continue. La loi Guermeur de 1977 ouvre aux professeurs des établissements privés la possibilité de bénéficier de sessions de formation : bien que financées par l’État, nous n’avons aucune connaissance de leur nature alors qu’environ 20 % des professeurs les suivent.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). J’ai travaillé au ministère de l’éducation nationale pendant sept ans et je voudrais faire part de mon étonnement renseigné quant à l’organisation de l’IGESR, qui dépend du ministre. Les inspecteurs, nommés par ce dernier, lui doivent leur carrière. En outre, les rapports lui sont adressés directement et ne sont publiés que s’il le souhaite. Dans le cas de Bétharram, nous avons observé des dysfonctionnements flagrants quant à la saisine du bon niveau d’inspection et, une fois le processus enclenché, quant au sérieux de ce rapport d’inspection académique, établi en quatre heures et qui fait plusieurs fois référence à une enseignante que l’inspecteur n’a pas interrogée. Plus récemment, la saisine de l’IGESR n’est intervenue que plusieurs mois après la révélation des scandales dans la presse et la saisine de l’inspection académique. Une réforme de l’Inspection générale est-elle possible et souhaitable ?
Mme Diane-Sophie Girin. La clé est d’augmenter les moyens dédiés à ces inspections. On m’a souvent dit que le nombre d’inspecteurs formés était insuffisant.
M. Pierre Merle. Pour la sécurité nucléaire, une autorité indépendante mène des inspections et publie ses rapports. Le système, tout à fait différent pour l’IGESR, crée des dysfonctionnements, qui ne disparaîtront pas tant que l’autorité politique restera au-dessus de l’inspection. Les inspecteurs généraux doivent leur carrière au ministre ; en outre, leur statut a changé, dans le sens d’une indépendance encore plus réduite. En tant que chercheur, j’ai toujours regretté que tous les rapports de l’inspection générale ne soient pas systématiquement publiés. De nombreux documents du ministère ne sont pas publics, notamment les rapports sur les établissements hors contrat : pour les obtenir, il faut effectuer de nombreuses démarches, ce qui est tout à fait anormal.
Compte tenu de l’importance de la lutte contre les violences scolaires et contre certaines dérives en matière de gestion des établissements et d’application des programmes – dont des pans entiers disparaissent dans certains établissements hors contrat, notamment en histoire et en biologie –, il serait logique qu’un corps d’inspection indépendant existe. N’oublions pas que 12 millions d’élèves sont potentiellement concernés. Cette structure pourrait établir un programme propre d’évaluation et d’inspection des établissements, publics et privés. Il faudrait une volonté politique très forte pour assurer une telle autonomie, seule à même d’éviter que des saisines et des inspections soient enterrées et que des rapports soient tronqués et édulcorés : tout cela s’est souvent produit dans le passé et, sans l’instauration d’une inspection totalement indépendante, il n’y a aucune raison que cela ne se reproduise pas.
30. Audition de Mme Élisabeth Guigou, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice (7 mai 2025 à 15 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), Mme Élisabeth Guigou, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice ([30]).
Mme Graziella Melchior, présidente. Nous poursuivons nos travaux d’enquête en recevant Mme Élisabeth Guigou, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice. Votre audition, madame, nous a paru nécessaire à double titre. D’une part, votre expérience d’ancienne ministre de la justice nous permettra de mieux appréhender la manière dont la prise en compte par l’institution judiciaire des violences sexuelles en milieu scolaire a évolué au fil du temps. D’autre part, lors de la séance de questions au gouvernement, le 18 février dernier, le premier ministre, François Bayrou, a indiqué que le procureur général de Pau avait tenu la Chancellerie informée de l’affaire dite Carricart, précisant par ailleurs : « La ministre de la justice était Élisabeth Guigou et je ne peux imaginer qu’elle n’ait pas tenu compte d’un signalement aussi grave émis par le procureur général. » Il nous a donc semblé utile de recueillir votre témoignage et votre éclairage sur le cas particulier évoqué.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Élisabeth Guigou prête serment.)
Lorsque vous étiez ministre de la justice, avez-vous eu à traiter spécifiquement de la question des violences commises par des adultes sur des enfants en milieu scolaire ? Des informations sur de tels faits vous étaient-elles adressées, ou aux membres de votre cabinet ? Comment étaient-elles traitées, le cas échéant ?
Mme Élisabeth Guigou, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice. Je vous remercie pour cette invitation. Jusqu’alors, j’ai refusé de faire la moindre déclaration. J’étais dans un train, lorsque, l’après-midi du 18 février, mon téléphone s’est mis à vibrer au rythme des appels des grandes chaînes de télévision généralistes me demandant de venir sur leur plateau lors de leur émission d’informations de 20 heures, et de toutes les chaînes d’information sans exception. J’ai refusé parce que je ne voulais pas alimenter une polémique de bas étage et me suis dit que, membre honoraire du Parlement, je réserverais mes réponses à l’Assemblée nationale si l’on m’y posait des questions.
Je suis heureuse de pouvoir témoigner devant vous sur un sujet extrêmement douloureux. Les violences morales, physiques ou sexuelles qui s’exercent sur des enfants sont particulièrement révoltantes ; elles génèrent chez eux des souffrances inconcevables et ravagent des vies entières. On ne peut qu’être indigné et en colère à la révélation de ces exactions. Mais vingt-huit ans se sont écoulés depuis les faits qui ont été révélés et je dois rappeler que, longtemps, les violences et les crimes sexuels concernant les enfants et les femmes ont été niés ou sous-estimés. On comprend mieux le phénomène depuis quelques années pour les femmes avec le mouvement MeToo, mais un tel constat était particulièrement vrai pour les enfants, parce que l’on est à la frontière de l’imaginable et qu’il était très difficile pour la société tout entière d’admettre que de telles choses pouvaient exister.
Quand je suis arrivée au ministère de la justice, en juin 1997, j’étais loin d’imaginer ce que nous savons maintenant, vingt-huit ans plus tard, et que nous avons découvert peu à peu. Mais j’ai trouvé sur mon bureau un projet de loi traitant de la lutte contre les auteurs de délits ou de crimes sexuels préparé par mon prédécesseur. J’ai pensé qu’il fallait s’emparer de ce sujet sans tarder mais ce texte, dont je ne voyais pas pourquoi je ne le reprendrais pas dès lors qu’il me paraissait pertinent, était malheureusement dans l’impasse. Une obligation de soins y figurait, et le corps médical était absolument opposé à cette idée – à juste titre, m’a-t-il semblé, parce que si les auteurs de ces crimes ne veulent pas se remettre en question et revenir sur les actes qu’ils ont commis, il y a peu d’espoir de parvenir à les guérir de leur perversion. Par ailleurs, j’ai constaté que le projet de loi ne concernait que les auteurs de ces violences, sans s’occuper des victimes.
J’ai donc entrepris de le réviser en consultant toutes les parties prenantes : associations, professionnels de l’enfance en général et au ministère, où la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) s’occupe à la fois des enfants délinquants et des enfants en danger – qui sont parfois les mêmes –, milieux judiciaire et parajudiciaire. Nous avons élaboré un texte qui a été voté, et j’en ai été heureuse, en un an, aboutissant à la loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs. Cette loi a été suivie d’une circulaire dans laquelle je demandais que l’on enregistre les premières déclarations des enfants victimes d’abus sexuels pour qu’ils n’aient pas à répéter le récit de leur traumatisme. Ce qui est intéressant car révélateur de l’état d’esprit de l’époque, c’est que cette loi est passée sous les radars médiatiques, exception faite de la création du délit de bizutage, dispositif auquel nous avions travaillé à l’initiative de Ségolène Royal et seule mesure dont on se souvient.
Les établissements scolaires relevaient bien entendu de la compétence de mes collègues de l’éducation nationale et de l’enseignement scolaire mais au sein du gouvernement, tous les ministres susceptibles d’être compétents en matière de violences sur les enfants se parlaient beaucoup. Nous travaillions ensemble en permanence lors des réunions de ministres organisées par le premier ministre et lors du conseil des ministres ; surtout, nous parlions beaucoup des difficultés particulières soulevées par les dossiers en cours. Ce fut le cas, au sujet des violences faites aux enfants, entre la ministre de l’emploi et de la solidarité, la ministre de l’enseignement scolaire et moi-même, et avec nos collègues ministres de l’intérieur et de la défense qui exerçaient la tutelle sur les enquêteurs. J’ai organisé à la Chancellerie la première – et, je crois, la seule – réunion de ministres à ce sujet.
Mes collègues n’interféraient pas sur ce qui relevait de mes compétences. Tout le monde avait compris que je ne parlais pas des affaires donc nous étions saisis, parce que nous avions décidé que de toute façon nous n’interviendrions pas et parce que, pour ce qui me concernait, les informations, quand j’en recevais, étaient couvertes par le secret de l’instruction et le secret professionnel. De même, je n’interférais pas dans les décisions prises par mes collègues. Mais nous avons souvent fait mener des inspections conjointes, notamment entre l’Inspection générale de la justice, placée sous mon autorité, et l’Inspection générale des affaires sociales, placée sous l’autorité de Mme Martine Aubry à ce moment-là. Voilà comment nous travaillions à l’époque.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je vous remercie. Cette intervention liminaire permet de comprendre combien vous avez agi, lorsque vous étiez ministre de la justice, pour rendre la justice plus humaine et plus proche des citoyens, en portant une attention particulière aux mineurs même si ce n’était pas médiatisé. J’aimerais revenir sur ce qu’un garde des sceaux peut et ne peut pas faire en matière de partage d’informations. Lorsque vous occupiez cette fonction, vous étiez parfois avertie par les procureurs généraux d’affaires particulièrement sensibles, susceptibles d’avoir un fort retentissement local ou national. En preniez-vous toujours connaissance personnellement ou pouvaient-elles être traitées par d’autres personnes au sein de votre cabinet ou dans l’administration ? S’agissait-il simplement d’une information ou cela pouvait-il provoquer une action de la garde des sceaux ou de la Chancellerie ?
Mme Élisabeth Guigou. À mon arrivée au ministère de la justice, j’ai dit immédiatement : « Ce ministère ne sera plus le ministère des affaires, ce sera le ministère du droit ». J’ai donc fait savoir publiquement, à l’Assemblée nationale, au Sénat, au conseil des ministres et naturellement aux membres du corps judiciaire et parajudiciaire que nous allions rompre nettement avec des pratiques séculaires qui avaient été celles d’absolument tous les gouvernements précédents. Cela a suscité un fort scepticisme et beaucoup d’opposition, y compris dans le groupe politique dont j’étais issue. On n’imaginait pas qu’une politique pénale puisse être menée sans que le garde des sceaux donne des instructions sur les affaires individuelles. J’ai souligné que je n’entendais pas me priver de mener une politique pénale au nom du gouvernement. Contrairement à quelques autres pays européens, la France a fait le choix d’un système d’opportunité, et non d’automaticité, des poursuites. Je pouvais très bien mener la politique pénale par le biais de circulaires de politique générale envoyées à tous les procureurs généraux. Je les réunissais d’ailleurs régulièrement à la Chancellerie pour les tenir informés de mes projets de loi, nombreux, qu’il s’agisse du droit du sol ou de la présomption d’innocence, les interroger sur la vie quotidienne des juridictions et des cours d'appel, maintenir un dialogue qui me paraissait normal. Il ne s’agissait pas de « couper le cordon » comme on l’a dit à l’époque, une expression parfaitement inadaptée à mes yeux, mais simplement que chacun reste dans son rôle.
Dans un premier temps, les réticences ont été nombreuses. Dans l’imaginaire collectif national, Saint-Louis, roi de France, ne trône-t-il pas sous son chêne pour rendre la justice directement ? Cette pratique s’est installée. D’ailleurs, un épisode rocambolesque s’était produit peu de temps avant mon arrivée au ministère, mon prédécesseur ayant envoyé chercher par hélicoptère un procureur en train de faire du trekking dans l’Himalaya pour lui demander d’empêcher son adjoint d’intervenir dans un dossier concernant l’épouse d’un élu influent de la majorité de l’époque. Cette affaire avait défrayé la chronique et tout le monde en avait fait des gorges chaudes, mais cela montrait à quel point on pensait pouvoir engager sans aucun scrupule les moyens de la République pour pareille mission.
J’ai décidé, et c’était une révolution, de rompre avec cela ; c’était d’ailleurs un engagement pris par le premier ministre devant le Parlement dans sa déclaration de politique générale. Cette réforme était indispensable pour supprimer totalement les pressions de toutes sortes, des pouvoirs politiques nationaux et locaux mais aussi des milieux économiques, qui pouvaient s’exercer sur la justice. Si l’on voulait que nos citoyens croient en la justice – qui est la manière de pacifier la société en réglant les conflits autrement que par la vengeance ou la loi du talion –, il me semblait fondamental qu’ils croient en son impartialité et soient persuadés que l’on sera jugé de la même façon selon que l’on est puissant ou misérable.
Il ne s’agissait pas seulement d’interdire les instructions individuelles. Toute une architecture institutionnelle avait été élaborée après consultations et votée par le Parlement. L’Assemblée nationale et le Sénat avaient adopté dans les mêmes termes une réforme constitutionnelle qui préconisait un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature sur les nominations des procureurs et des procureurs généraux comme c’était le cas pour les magistrats du siège, une loi organique qui modifiait le statut des magistrats du parquet et une loi ordinaire qui interdisait les instructions individuelles. Cette construction ayant été votée par les deux assemblées, le président de la République avait convoqué le Congrès. Mais, dix jours avant la date prévue pour sa réunion, il l’a annulée, l’architecture institutionnelle prévue s’est effondrée et il a fallu attendre le texte présenté par Mme Christiane Taubira et voté par le Parlement en 2013 pour que l’interdiction des instructions individuelles prenne force de loi.
La pratique s’était quand même instaurée. Pour ma part, je n’ai jamais dérogé à ce principe. Au début, il arrivait que nous recevions des procureurs des rapports disant : « Sauf avis contraire de votre part, nous avons l’intention de… ». J’ai interdit à mon cabinet et à l’administration que l’on y réponde, et nous sommes parvenus à faire accepter cela. D’ailleurs, certains de mes prédécesseurs avaient déjà commencé à procéder de la sorte, et cette manière de faire s’est perpétuée par la suite, à quelques écarts et embardées près.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ainsi, bien que votre intention ait été bridée, la pratique s’est instaurée : même si vous receviez des informations de procureurs généraux qui avaient l’habitude de s’adresser au ministre et qui, directement ou indirectement, vous demandaient votre avis, vous nous expliquez que lorsque vous occupiez ces fonctions, entre 1997 et 2000, vous ne répondiez pas et ne donniez aucune instruction.
Mme Élisabeth Guigou. J’avais défini quel devait être le circuit. Ces rapports étaient adressés, vous l’avez vu, à « Madame le garde des sceaux, direction des affaires criminelles et des grâces, sous-direction…, bureau… ». J’avais en effet demandé qu’ils arrivent directement à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG). Le directeur était chargé d’apprécier s’ils méritaient d’être portés à mon attention, qu’ils dussent être envoyés ou communiqués aux membres de mon cabinet ou que leur teneur le fût. C’est ainsi qu’il en allait, et je n’ai plus eu de liens directs avec les procureurs généraux autrement que lors des rencontres dans les juridictions où en d’autres occasions. J’ai voulu créer ce circuit et il devait être respecté.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans ce cadre, avez-vous été informée par un membre de votre cabinet d’affaires de violence dans les établissements scolaires, en particulier de violences graves, y compris sexuelles, commises par des adultes encadrants ? Si oui, assuriez-vous un suivi particulier de ces affaires ?
Mme Élisabeth Guigou. Je dois vous dire tout de suite que je n’ai aucun souvenir d’avoir été informée de l’affaire de l’institution Bétharram, mais d’une autre, qui concernait un établissement de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), parce que l’on a certainement dû m’en informer. On informait la DACG des enquêtes préliminaires ou des ouvertures d’instruction lorsqu’il y avait eu des plaintes et lorsqu’on pouvait soupçonner des infractions à la loi, notamment des crimes. Mais ne m’étaient communiquées que les informations concernant les affaires sur lesquelles j’étais susceptible d’être interrogée au Parlement, soit qu’elles aient un écho médiatique important, soit qu’elles aient été estimées de nature systémique, soit qu’elles aient un retentissement particulier. C’est arrivé quelquefois – vous imaginez sans mal que lorsque le préfet Érignac a été assassiné, je recevais toutes les informations qu'on pouvait me communiquer.
J’ai bien sûr interrogé mes anciens collaborateurs sur l’affaire Bétharram. Personne n’a le souvenir d’avoir eu communication des documents qui sont maintenant dans le dossier, c’est-à-dire des rapports du procureur général de Pau de l’époque. Ce n’est pas très étonnant parce que ces trois courriers nous disent qu’un prêtre dirigeant d’un établissement recevant des enfants est accusé par un élève, par une plainte, d’avoir commis des abus sexuels et même un viol – un crime, donc –, qu’il nie, et que l’enfant persiste. C’est signalé, on le sait maintenant, mais je l’ai appris par la communication qu’a bien voulu me faire le secrétariat de votre commission et, à vrai dire, un petit peu avant : comme j’étais assaillie de demandes d’interviews, j’ai fini par dire à un journaliste de BFM TV qu’il me parlait de documents dont j’ignorais le contenu et que, pour pouvoir lui répondre, il fallait que j’en prenne connaissance. Il a bien voulu m’envoyer le courrier principal – et je me suis rendu compte que ces documents circulaient partout sauf, bizarrement, vers moi, qui étais mise en cause. En résumé, personne n’a le moindre souvenir à ce sujet. Cela signifie-t-il que rien n’a été communiqué à mon cabinet ? Je ne peux répondre à cette question avec certitude, il faudrait interroger les archives de la DACG.
Je n’ai pas le souvenir particulier d’un établissement scolaire, sans doute pour les raisons que je vous ai dites. Nous travaillions en interministériel mais chacun et chacune était responsable de son domaine. Par exemple, je n’ai aucun souvenir de signalements de l’aide sociale à l’enfance. En revanche, j’ai le souvenir précis d’une affaire concernant le centre des Tournelles à Hautefeuille, en Seine-et-Marne, un établissement dit de rééducation de la PJJ, qui fut à l’origine d’un scandale. C’était à l’été 1997, je venais d’arriver au ministère, et j’ai dû insister énormément pour que la directrice de la PJJ de l’époque consente à fermer ce lieu avant que la procédure judiciaire soit terminée. Martine Aubry – parce qu’une lettre anonyme était arrivée au ministère de l’emploi et de la solidarité – et moi-même avions diligenté une enquête conjointe de nos inspections générales qui a très vite montré le comportement hors norme du directeur de ce centre, un ancien cadre de la PJJ. Mis à part le fait qu’il soit accusé de viol par un enfant au départ, par d’autres ensuite, il avait imaginé de « rééduquer les enfants par le luxe » et s’était construit un réseau de relations inouï, constituant un conseil d’administration formé d’éminences. « Rééduquer par le luxe », c’était loger les enfants – et lui aussi, puisqu’il avait un appartement de fonction – dans ce qui ressemblait à un hôtel 4 étoiles, les emmener au Club Méditerranée, dans des restaurants de luxe et même au Lido, à Paris, sous prétexte de leur apprendre l’autonomie. Même une fois ces faits mis au jour par les deux inspections, j’ai dû énormément insister pour que des mesures soient prises, ce monsieur s’étant construit un réseau de gens très puissants qui ne cherchaient pas spécialement à le protéger, mais vis-à-vis desquels il s’était bâti une respectabilité telle qu’il leur paraissait inimaginable qu’il ait commis ce dont il était accusé. Il a finalement été condamné à onze ans de réclusion criminelle.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ainsi, au long de vos fonctions de garde des sceaux, l’événement majeur qui a passé le filtre de votre cabinet c’est, dans votre souvenir, plus de vingt-cinq ans après, l’affaire de cet établissement de la PJJ, mais vous n’avez souvenir d’avoir été sollicitée ni sur Bétharram, ni sur le village d’enfants de Riaumont qui avait déjà été l’objet de quelques alertes et plaintes au niveau local, et vous découvrez maintenant les courriers arrivés à la DACG.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous avons essayé de reconstituer la chaîne de transmission des événements au cours de l’année 1998. Vous avez décrit le circuit de remontée des courriers des procureurs généraux, qui passaient nécessairement par la DACG. Celui qui est transmis par le procureur général de Pau le 15 juin 1998 arrive à cette direction, où il est manifestement reçu par M. Le Mesle, sous-directeur des affaires pénales générales. Vous avez indiqué que ce courrier n’avait pas été transmis à votre cabinet – en tout cas, vous avez interrogé les membres de votre cabinet et personne n’a ce souvenir avec certitude, selon ce que vous nous avez dit. Vous-même ne l’avez jamais consulté directement. Est-ce qu’à cette époque la Chancellerie, recevant un courrier portant sur des accusations et une procédure judiciaire ouverte contre le directeur d’un établissement scolaire privé sous contrat, alertait systématiquement le ministère de l’éducation nationale en lui transmettant ces informations ?
Mme Élisabeth Guigou. Je dois malheureusement vous répondre que non, et il en a été ainsi jusqu’en 2016. Jusqu’alors, il ne pouvait être question ni pour l’administration du ministère de la justice ni pour mon cabinet ni pour moi de déroger à l’application de la loi, et la loi nous imposait de respecter le secret professionnel pour ce qui me concernait, le secret de l’instruction s’agissant des magistrats et la présomption d’innocence, sur laquelle j’avais commencé à travailler aussi. Je n’allais certainement pas y déroger quelques mois avant de présenter un texte important sur la présomption d’innocence et les droits des victimes. J’ai continûment considéré que les ministres, particulièrement le garde des sceaux, devaient absolument respecter la loi, et elle interdisait alors de communiquer ces documents. D’ailleurs, vous savez qu’un ancien garde des sceaux a été condamné il n’y a pas si longtemps par la Cour de justice de la République pour avoir transmis à un tiers un document couvert par le secret professionnel.
À l’occasion de l’invitation que vous m’avez faite, je me suis penchée sur l’évolution des textes à ce sujet et j’ai vu que lors de l’examen de la loi de 2016, Mme Christiane Taubira et Mme Najat Vallaud-Belkacem avaient annoncé ensemble que dorénavant, sous certaines conditions – Mme Taubira insistait sur le respect de la présomption d’innocence – le ministère de la justice pouvait communiquer au ministère de l’éducation nationale des informations concernant des enquêtes préliminaires. Ces dispositions ont été traduites dans l’article 11-2 du code de procédure pénale (CPP), qui me semble avoir beaucoup atténué les premières annonces. En effet, ce texte a été extraordinairement scruté par le Conseil d’État, ai-je appris – il y avait aussi une menace de censure du Conseil constitutionnel. Il en résulte la rédaction suivante : le ministère public « peut » – et non pas « doit », comme il avait été déclaré au départ – « informer par écrit l’administration des décisions suivantes […], lorsqu’elles concernent un crime ou un délit […] : la condamnation même définitive ; la saisine d’une juridiction de jugement par le procureur de la République ou le juge d’instruction ; la mise en examen ». Mais « le ministère public ne peut procéder à cette information que s’il estime cette transmission nécessaire, en raison de la nature des faits ou des circonstances de leur commission, pour mettre fin ou prévenir un trouble à l’ordre public ». Vous mesurez les précautions prises dans la rédaction définitive de la loi. Et puis il y a l’obligation d’informer « la personne concernée », c’est-à-dire la personne visée, et seulement elle. Donc, si j’avais reçu, par exemple, communication des courriers que nous connaissons maintenant, je ne les aurais pas transmis à ma collègue.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour préciser ma question, vous n’auriez pas transmis cette information à votre collègue de l’éducation nationale parce que le droit, à l’époque, ne vous le permettait pas, quand bien même dans ce courrier du procureur général il est précisé que le plaignant, l’enfant qui avait été agressé et qui s’exprime en 1998, évoque d’autres faits susceptibles d’avoir été commis par des enseignants, religieux, sur plusieurs élèves et que ce témoignage peut permettre d’inférer le caractère systémique des violences dans l’établissement Bétharram ? Quand bien même des faits sont évoqués, ces informations ne sont pas transmises par la Chancellerie au ministère de l’éducation nationale en 1998, et ne l’auraient pas été avant que le texte adopté en 2016 le permette pour mettre fin ou prévenir un trouble à l’ordre public ?
Mme Élisabeth Guigou. Dans l’état du droit avant 2016, il n’était pas possible de transmettre ces écrits. À supposer que j’aie reçu ces courriers, particulièrement celui qui laisse penser qu’il pouvait s’agir d’un comportement systémique, il est sûr que je ne les aurais pas transmis, mais j’aurais certainement demandé à mon cabinet s’il y avait eu un écho médiatique et si cette affaire méritait une vigilance particulière de notre part. Ce ne sont que spéculations, d’abord parce que je n’ai pas reçu ces courriers, ensuite parce que je n’aurais rien pu faire d’autre que m’interroger et peut-être, de manière très informelle, poser la question à mes collègues et, si des articles de presse étaient parus à ce sujet, demander qu’on les leur transmette, car cela n’était pas puni par la loi.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ces précisions figurent dans le premier courrier, daté du 15 juin 1998. Il se termine en évoquant la pression médiatique autour de l’établissement, qui justifie, selon le procureur général, le fait qu’il saisisse votre cabinet par l’intermédiaire de la DACG. Il fait suite à un appel téléphonique dont ce courrier précise qu’il a eu lieu le 26 mai 1998. Ce type d’échanges téléphoniques entre un procureur général et M. Le Mesle, à l’époque sous-directeur des affaires pénales générales, est-il fréquent ? Quand ils ont lieu, qui en prend l’initiative, des procureurs généraux ou de ce haut fonctionnaire de la Chancellerie ?
Mme Élisabeth Guigou. Je ne sais pas qui a pris cette initiative. Mais il me paraît logique que le procureur général de l’époque, lisant des articles de presse au sujet du père Carricart, gravement mis en cause par un enfant qui l’accuse de viol dans des circonstances ignobles, et importante figure du milieu local où tout le monde se connaissait et se fréquentait, ait le jour même alerté son correspondant à la DACG. Je n’étais pas allée jusqu’à dire que cela devait être fait par écrit, même si je préférais qu’il en soit ainsi, mais dans l’urgence, au cas où une affaire prenait d’importantes proportions… Quand je réclamais ces informations, que j’avais ou que je n’avais pas, ce n’était pas simplement pour pouvoir réagir mais aussi pour nourrir notre réflexion sur les projets de loi en cours. Je rappelle que j’étais en train d’élaborer, avec le Parlement, ce qui deviendrait la loi du 17 juin 1998.
M. Paul Vannier, rapporteur. Plusieurs des personnes que nous avons auditionnées ont déclaré sous serment que le procureur général, celui-là même qui s’adresse à votre cabinet, avait demandé à voir le dossier du père Carricart le 26 mai 1998, date de l’appel téléphonique entre le procureur général et M. Le Mesle, et date aussi du défèrement du père Carricart devant le juge Mirande. C’est un fait très inhabituel, et même hors procédure, qu’un procureur général demande à ce stade de la procédure d’avoir accès au dossier d’une personne présentée à un juge d’instruction. Cette demande a-t-elle pu faire suite à l’appel téléphonique qui a eu lieu entre le procureur général de Pau et M. Le Mesle ?
Mme Élisabeth Guigou. Je n’en sais rien ; j’ignore qui a initié quoi. Ce que je peux vous dire, c’est que si, lorsque le procureur général a demandé à voir le dossier, on en était encore au stade de l’enquête préliminaire, quand le parquet a la main, le procureur et le procureur général ont besoin d’avoir des informations, ne serait-ce que pour les transmettre à la Chancellerie. Mais il faut vérifier très précisément ce qui s’est passé ce jour-là et, pour ma part, je n’ai pas trouvé dans les documents de réponse explicite, car si on était déjà dans le cadre de l’ouverture de l’information par le juge d’instruction, cela me paraît tout à fait inhabituel, en effet. Lorsqu’une information est ouverte, il faut bien que le parquet soit informé mais celui qui, en principe, est chargé de l’action publique est le procureur, non le procureur général. Que le procureur de la République demande au juge d’instruction ce qu’il peut lui dire pour information, c’est une obligation pour les parquets et c’est le circuit normal. Mais arriver dans un bureau et demander à avoir accès à un dossier si l’on était au stade de l’information me paraît très discutable.
M. Paul Vannier, rapporteur. Certaines personnes auditionnées ont aussi déclaré sous serment que M. Bayrou, alors président du conseil général des Pyrénées-Atlantiques et député du même département, serait intervenu auprès du procureur général, et que c’est cette intervention qui aurait conduit le procureur général à demander à prendre connaissance du dossier du père Carricart. J’irai droit au but : cette intervention, si elle avait eu lieu, aurait-elle pu passer directement par la Chancellerie ? M. Bayrou aurait-il pu demander à la DACG qu’instruction soit donnée par la Chancellerie que le procureur général de Pau puisse consulter le dossier d’un homme qui, sortant de garde à vue, allait être présenté au juge d’instruction ?
Mme Élisabeth Guigou. Je ne peux pas répondre à votre question ; je n’en sais rien. Je sais quelles instructions j’avais données et je n’ai pas eu d’indications, pendant toute la période où je suis restée au ministère de la justice, que la DACG ne les ait pas respectées. Je n’ai entendu aucun écho en ce sens, alors que tout finit par se savoir. Je ne peux imaginer qu’une telle chose se soit produite. J’imagine que si une tentative d’entrer en contact avec le directeur, voire le sous-directeur, avait eu lieu, ils auraient certainement respecté mes instructions. Ces hauts fonctionnaires étaient là depuis longtemps et j’avais décidé qu’ils resteraient – la France n’applique pas le spoils system américain et la Constitution ne prévoit pas que l’on remplace les fonctionnaires quand une nouvelle majorité arrive à l’Assemblée nationale. Je me refuse à faire le procès rétrospectif de ces deux hauts fonctionnaires. Ne sachant rien, je ne peux répondre à votre question. Seul le principal intéressé pourrait le faire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous n’entendons pas davantage instruire un quelconque procès. Vous dites : « Je ne peux pas vous répondre parce que je n’ai pas eu cette information ». Est-ce parce qu’il était impossible que se produise une telle sollicitation de la DACG par un élu local et ancien ministre, ou parce que vous n’en auriez pas été informée par les hauts fonctionnaires qui auraient reçu cette demande ? Au-delà du cas évoqué aujourd’hui, de telles pratiques pouvaient-elles avoir lieu quand vous étiez garde des sceaux ?
Mme Élisabeth Guigou. Si elles ont eu lieu, je n’en ai pas eu connaissance.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le courrier du procureur général daté du 15 juin 1998 évoque des faits dénoncés par un plaignant qui, entendu par les services d’enquête, évoque d’autres faits susceptibles d’avoir été commis par des enseignants, religieux, sur plusieurs élèves. C’est donc une alerte extrêmement grave. Vous nous avez expliqué pourquoi elle ne pouvait être transmise par la Chancellerie au ministère de l’éducation nationale. Mais le procureur général de Pau avait-il, à l’époque, les moyens, l’obligation et l’instruction de transmettre cette information aux autorités académiques locales ?
Mme Élisabeth Guigou. Non, parce qu’il était soumis, comme tous les magistrats, au secret de l’instruction, au secret professionnel et au respect de la présomption d’innocence. Comme je l’étais et comme l’étaient tous les membres de mon administration, il était soumis au respect de la loi. Je ne l’imagine donc pas. Cela dit, toutes ces personnes se connaissent et se parlent, bien sûr. Mais je n’étais pas là en train d’écouter leurs conversations.
M. Paul Vannier, rapporteur. Est-ce que, selon vous, toute autre action de tout autre pouvoir public aurait pu ou dû être engagée, à l’époque, après que le procureur général eut été informé des faits que nous avons évoqués depuis le début de cette audition ?
Mme Élisabeth Guigou. Il eût été bien préférable que la prise de conscience de l’ampleur et de la gravité des exactions commises soit beaucoup plus précoce. On n’en avait aucune idée et, systématiquement, on ne croyait pas les enfants ; il y a là quelque chose de vertigineux. Je me souviens avoir été sidérée quand on m’a appris que 80 % des crimes et abus sexuels – dont on n’imaginait pas qu’ils étaient aussi nombreux – étaient commis à l’intérieur des familles. C’était et cela reste vrai mais, à l’époque, on n’imaginait pas que cela puisse se produire, ni au sein des familles, ni dans un établissement comme celui dont nous parlons. Je rappelle aussi qu’à l’époque les châtiments corporels n’étaient pas interdits. Il y avait encore des martinets dans des familles. Quand j’ai été élue en Seine-Saint-Denis au début des années 2000, des électeurs me disaient : « Comment voulez-vous qu’on éduque nos enfants si on ne peut pas les corriger, leur donner des gifles ? » Mais, dans l’appréciation que l’on porte sur ces actes, il faut différencier les châtiments corporels qui, on l’a découvert, étaient gravissimes à Bétharram, des abus sexuels et des crimes sexuels.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Bien avant les années 2000, le code pénal définissait déjà comme un délit les châtiments corporels, c’est-à-dire les violences volontaires. Mais il y avait certainement des usages persistants chez certains parents et certains enseignants, avec des enfants dont les parents estimaient qu’il fallait les « faire filer droit », selon l’expression que nous avons beaucoup entendue au sujet de Bétharram et du village d’enfants de Riaumont, et qui cachait souvent des violences bien plus graves.
Vous avez indiqué n’avoir eu connaissance que très récemment des trois courriers qui figurent dans la procédure, courriers écrits par le procureur général et contenant des détails sur une affaire qui a une importance médiatique, qui concerne de potentielles violences sexuelles et qui est adressé, conformément au circuit que vous avez défini, à la DACG, laquelle, semble-t-il, ne vous les a pas transmis à l’époque, ni à votre cabinet. Ayant découvert l’existence de ces courriers, estimez-vous, avec le recul, que vous auriez dû donner des instructions particulières pour les infractions liées à l’enfance ou aux violences faites aux enfants ? Donneriez-vous aujourd’hui les consignes visant à établir le même circuit et le même niveau de filtrage de l’information ? Regrettez-vous de ne pas avoir été informée de ces faits et l’auriez-vous été, auriez-vous procédé différemment ?
Mme Élisabeth Guigou. J’aurais certainement préféré être informée, d’autant que j’étais en train d’élaborer la loi du 17 juin 1998. Mais je n’aurais pas donné d’instruction individuelle. Je n’ai jamais dérogé à ce principe, parce qu’il me suffisait de donner des circulaires de politique générale. Si j’avais eu connaissance de ces courriers, si nous avions davantage travaillé sur l’institution avec mes collègues à ce moment-là, j’aurais certainement envoyé une circulaire de politique générale à tous les procureurs généraux pour leur dire d’être particulièrement attentifs, et leur indiquer ce que je prévoyais de présenter au Parlement : il faut croire les enfants et installer des unités médico-judiciaires pour recueillir la parole des enfants en danger. Cette circulaire a d’ailleurs existé, je l’ai mentionnée tout à l’heure, immédiatement après la promulgation de la loi, début 1999. Nous avons travaillé avec l’association La Voix de l’enfant pour installer les unités médico-judiciaires. Je me souviens avoir inauguré la première à l’hôpital de Béziers ; les enquêteurs étaient dans une pièce et des pédiatres recueillaient la parole des enfants après les avoir tranquillisés en leur expliquant ce qui allait se passer. Ensuite, on ne les laissait pas dans la nature, on leur apportait un soutien médico-psychologique. Il existe maintenant 90 unités de ce type et je m’en félicite. Je ne vois pas ce que j’aurais pu faire différemment à l’époque sinon, certainement, une circulaire de politique pénale.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Estimez-vous, à la lecture de ces courriers aujourd’hui, que vous auriez dû en avoir connaissance, que la DACG aurait dû les transmettre à votre cabinet ? Avez-vous une perception différente de la gravité des faits ?
Mme Élisabeth Guigou. Je me suis posé cette question. Si l’action pénale n’avait pas été interrompue par la mort du père Carricart – qui a toujours nié ce dont il était accusé, qui s’est suicidé après qu’une deuxième plaine a été déposée contre lui alors qu’il était en liberté sous contrôle judiciaire à Rome, et dont le corps a été retrouvé dans le Tibre –, je pense que j’aurais été informée. Mais l’action pénale s’est brutalement interrompue. Je ne cherche pas à dédouaner les fonctionnaires de mon administration – j’ai eu, ensuite, un désaccord sur la façon de procéder du sous-directeur en question, mais c’est un excellent magistrat qui a fait une très belle carrière par la suite – et je pense que si la procédure s’était poursuivie, j’aurais reçu communication de ces éléments par le directeur, à qui revenait la décision de la transmission au cabinet.
M. Paul Vannier, rapporteur. Au début de cette audition, vous avez évoqué « une polémique de bas étage », faisant référence à certains propos tenus par le premier ministre à l’Assemblée nationale. Pourquoi avez-vous qualifié ainsi ses déclarations vous concernant ? Que voulez-vous dire plus précisément par cette expression ?
Mme Élisabeth Guigou. Je n’ai pas voulu entrer dans une polémique et je ne le ferai pas aujourd’hui. Je ne sais ce qui a pu conduire le premier ministre à tenir ces propos, vingt-huit ans plus tard. Vous allez l’interroger, il vous répondra, et je n’ai pas envie de spéculer à ce sujet. Je suis heureuse que cette commission d’enquête parlementaire ait été constituée parce qu’elle va donner un coup de projecteur sur ces actes qui continuent. Il faut s’intéresser aux victimes passées mais aussi aux victimes présentes et à celles à venir. J’espère donc que vous formulerez des propositions avec toutes les associations qui travaillent dans ce champ et avec les professionnels chargés de ces investigations. Il serait bon, par exemple, qu’existe une unité médico-judiciaire, désormais appelée unité d’accueil pédiatrique des enfants en danger, dans chaque juridiction ; c’est même crucial. Un groupe de travail se réunit à ce sujet à la DACG depuis la fin de l’année dernière. Des instructions et les circulaires de cette direction enjoignent le procureur de prendre l’initiative ; évidemment, c’est lui qui pilote et qui veille à la dignité et à la régularité de toutes ces opérations. Ça, c’est formidable. Si cela aboutit, j’en serai très heureuse. Je m’en tiendrai là, et je verrai bien ce que diront les personnes qui seront auditionnées après moi.
Mme Graziella Melchior, présidente. Nous vous remercions, madame, pour vos réponses détaillées et franches. Nous avons compris que toutes les informations n’arrivaient pas jusqu’à vous et que, la loi vous en empêchant, vous ne pouviez pas transmettre celles dont vous aviez connaissance à d’autres ministères. Nous retiendrons que lorsque vous étiez garde des sceaux vous avez contribué à faire évoluer le droit, notamment pour la protection des mineurs.
31. Audition de responsables de Départements de France (7 mai 2025 à 16 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), M. François Sauvadet, président de Départements de France, président du conseil départemental de la Côte-d’Or, Mme Florence Dabin, vice-présidente de Départements de France et présidente du groupe de travail « Enfance », présidente du conseil départemental de Maine-et-Loire, et Mme Anne-Sophie Abgrall, directrice générale adjointe du conseil départemental de Maine-et-Loire ([31]).
Mme la présidente Graziella Melchior. Nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires en recevant les représentants de Départements de France : M. François Sauvadet, son président, Mme Florence Dabin, sa vice-présidente, présidente du groupe de travail « Enfance » et présidente du conseil départemental de Maine-et-Loire, et Mme Anne-Sophie Abgrall, directrice générale adjointe du conseil départemental de Maine-et-Loire.
Vous êtes accompagnés de M. Yves Le Breton, directeur général de Départements de France, M. Paul-Etienne Kauffmann, conseiller éducation, M. Brice Lacourieux, conseiller relations avec le Parlement et M. Steven Pruneta, membre du cabinet de Mme Dabin.
Cette audition nous permettra de mieux appréhender le rôle des départements, d’une part, en faveur des collèges privés et, d’autre part, en matière de protection de l’enfance, singulièrement lorsque les enfants concernés sont des élèves subissant, en milieu scolaire, des violences de toutes natures de la part d’adultes ayant autorité.
Sur ce second point, notre travail s’inscrit dans la continuité de celui mené par la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, qui a récemment publié ses conclusions.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. François Sauvadet, Mme Florence Dabin et Mme Anne-Sophie Abgrall prêtent serment.)
Mme la présidente Graziella Melchior. Je vous poserai trois questions d’ordre général avant de céder la parole à nos rapporteurs.
Pourriez-vous rappeler les grandes lignes du rôle des départements en matière de protection de l’enfance ?
Existe-t-il des spécificités concernant la protection apportée aux enfants en leur qualité d’élèves, dès lors qu’ils subiraient des violences en milieu scolaire de la part d’adultes ?
Enfin, pour l’année scolaire en cours, quel est le montant global des subventions versées par les départements aux établissements scolaires relevant de leur champ de compétences ?
M. François Sauvadet, président de Départements de France, président du conseil départemental de la Côte-d’Or. Bien que les violences au sein des établissements scolaires ne relèvent pas strictement des compétences départementales, permettez-moi d’exprimer ma profonde compassion envers toutes les victimes de ces violences. Nous sommes pleinement conscients des traumatismes durables qu’elles engendrent. L’engagement du Parlement, parallèlement aux enquêtes judiciaires, pour faire la lumière sur ces faits et prévenir leur récurrence est crucial. Départements de France, qui assume par ailleurs la responsabilité de la protection de l’enfance, souhaitait participer avec beaucoup d’engagement à cette commission d’enquête. Ces drames, qui touchent les plus vulnérables, sont inacceptables. Ils sont d’autant plus choquants lorsque les auteurs sont des adultes censés protéger et accompagner les enfants.
La protection de l’enfance est un sujet lancinant et complexe. Nous avons d’ailleurs participé avec beaucoup d’engagement à la commission d’enquête parlementaire sur cette question. Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas d’une compétence comme une autre. Elle représente une préoccupation constante et une mission exigeante qui obligent l’ensemble des acteurs de la justice, de la santé et de l’éducation nationale. Face à l’augmentation des violences à l’égard de nos enfants, cette problématique est devenue un véritable sujet de société, pour lequel nous devons agir collectivement, dans le respect des compétences de chacun, en tenant compte du contexte de montée de la précarité, de fracture sociale, de problématiques de santé mentale et de violences juvéniles.
Concernant les données dont nous disposons, je tiens à préciser que Départements de France, en tant qu’association, recueille et porte la parole des départements. Nous ne possédons pas toutes les informations. Si certaines questions nécessitent des recherches complémentaires, je m’engage à ce que nos services vous transmettent les réponses dans les plus brefs délais.
Les départements ont la charge des collèges sur le plan strictement fonctionnel. Cela comprend la gestion du bâti scolaire, du personnel technique et de la restauration, à l’exception des établissements privés.
Depuis la loi Falloux, le financement des établissements privés sous contrat est une obligation. Certains départements vont au-delà de cette obligation, toujours dans le respect de la loi, en finançant non seulement le fonctionnement de l’établissement, mais aussi des projets de rénovation et d’investissement, dans la limite de 10 %. Cette pratique n’est cependant pas généralisée et relève de la liberté des départements, dans le respect des limites fixées par la loi.
Nos relations avec les collèges, qu’ils soient publics ou privés, sont donc essentiellement budgétaires, financières ou relatives à de l’équipement. Pour les collèges publics, nous gérons également des équipements parallèles, notamment informatiques, en collaboration avec les rectorats et les directions départementales.
Par ailleurs, nous sommes chargés du suivi de la santé des enfants, et ce, dès avant la naissance. Nos services de protection maternelle et infantile (PMI) accompagnent les femmes enceintes et les jeunes mères, prenant en charge les problématiques spécifiques qu’elles peuvent rencontrer. Nos services de PMI assurent également le suivi des enfants jusqu’à l’âge de 6 ans. Dans mon département, par exemple, tous les enfants de moins de 6 ans bénéficient d’au moins une consultation avec un médecin ou une infirmière, afin de prévenir d’éventuels problèmes et d’apporter un soutien à la parentalité.
Dans le domaine de la protection de l’enfance, il est crucial de comprendre la coexistence d’une autorité administrative et d’une autorité judiciaire, notamment incarnée par les juges pour enfants. J’ai eu l’occasion d’exposer ce point devant la commission d’enquête parlementaire. Il faut souligner que 75 % des placements d’enfants en situation de danger sont actuellement décidés par des juges. Ces placements prennent diverses formes : accompagnements au sein du domicile, accueils familiaux ou placements en établissements de l’aide sociale à l’enfance (ASE).
Il est primordial de rappeler que, sauf en cas de défaillance où l’autorité parentale est alors assumée par les départements, le premier protecteur de l’enfant est le parent. Ainsi, si un enfant subit des violences au sein d’un établissement scolaire, c’est en premier lieu au détenteur de l’autorité parentale qu’incombe la responsabilité de le protéger.
Je tiens à préciser que les violences faisant l’objet de cette commission d’enquête ne relèvent pas de la compétence des départements. Nous n’exerçons en effet aucune autorité sur les enfants – qui ont des parents – ni sur les personnels des établissements, à l’exception des personnels techniques ou de restauration dans les établissements publics. À ce sujet, nous avons d’ailleurs obtenu, grâce à la loi dite 3DS (loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale), une autorité fonctionnelle que nous n’avions pas auparavant, bien que cette disposition ne soit pas encore généralisée.
Naturellement, lorsque des violences du type de celles faisant l’objet de cette commission d’enquête sont portées à notre connaissance, notamment via les cellules de recueil des informations préoccupantes (Crip), nous ne laissons jamais une situation de violences graves sans réponse.
Concernant le fonctionnement des Crip, tous les départements se sont organisés, depuis la loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance, pour structurer le recueil, la centralisation et le traitement des informations préoccupantes. En Côte-d’Or, par exemple, notre Crip compte neuf personnes, principalement des travailleurs sociaux, des psychologues et des secrétaires. Le rôle de la Crip est de recevoir, centraliser et filtrer les informations préoccupantes. Après une première analyse, nous transmettons les informations aux équipes chargées des évaluations. Un premier traitement a lieu sous 48 heures en cas de danger grave et immédiat relevant d’un fait à caractère pénal, avec signalement directement adressé au parquet.
Une information préoccupante est une alerte posée dans l’intérêt de l’enfant, nécessitant une évaluation dans son environnement familial. Elle peut aboutir à un signalement si la famille refuse l’évaluation.
En Côte-d’Or, nous avons reçu 3 279 informations entrantes en 2022, dont 2 450 ont été qualifiées de préoccupantes, aboutissant à 491 signalements après évaluation.
Lorsqu’une alerte survient dans un établissement scolaire, la Crip oriente l’appelant vers les autorités de l’éducation nationale et conseille d’en informer les parents, qui doivent agir en tant que premiers protecteurs de l’enfant. Dans le cas spécifique où un enfant de l’ASE serait victime, l’autorité parentale étant exercée par le président du conseil départemental, nous sommes amenés à porter plainte.
Il est essentiel de comprendre que le département n’est concerné que si l’enfant est en danger au sein de sa famille. Les violences commises dans un établissement scolaire par une personne ayant autorité relèvent de la compétence de l’éducation nationale. Celle-ci est habilitée à adresser directement un signalement à l’autorité judiciaire, avec copie au président du département en sa qualité de chef de file de la protection de l’enfance. Le département peut ainsi regarder si l’auteur des faits est déjà connu de ses services. Le suivi des signalements relève de la justice.
Nous constatons actuellement une hausse significative des informations préoccupantes reçues par les Crip et du nombre d’enfants à protéger, reflétant sans doute une prise de conscience salvatrice, mais nécessitant une réponse plus adaptée.
L’éducation nationale est devenue, selon les départements, le premier pourvoyeur d’informations préoccupantes. Une sensibilisation a été effectuée s’agissant de situations de danger au sein des familles. Des protocoles locaux ont été signés dans certains départements, facilitant les échanges avec l’éducation nationale.
Lorsque le signalement est transmis à l’autorité judiciaire, il nous arrive, en tant que départements, de découvrir des situations a posteriori via l’autorité judiciaire. Il faudrait que nous soyons informés préalablement et, en tout cas, concomitamment.
En outre, un plus grand nombre de documents nous est transmis à l’approche des vacances scolaires, ce qui peut engendrer du temps perdu pour l’enfant. La commission devra investiguer sur ce sujet, signalé aux services de l’éducation nationale.
Enfin, je souhaite attirer votre attention sur l’extrême fragilité de la médecine scolaire en France, qui constitue une faiblesse dans le cycle de prévention et de suivi de la santé des enfants. Cette problématique mérite une attention particulière, notamment à la lumière des événements tragiques récents survenus à Nantes, où un lycéen a poignardé des camarades. La santé mentale, en particulier des jeunes, constitue une préoccupation constante. Je note que seuls 18 % des élèves de sixième ont bénéficié de la visite de dépistage infirmier, pourtant obligatoire à 12 ans. La situation est d’autant plus alarmante que 30 % des départements français se trouvent aujourd’hui dépourvus de pédopsychiatres sur leur territoire. Ce constat révèle l’ampleur de la crise que nous traversons en matière de santé mentale.
L’école, en tant que service public fréquenté quotidiennement par les enfants, joue un rôle crucial dans le repérage et le signalement des situations préoccupantes. Il est donc impératif de renforcer les liens avec tous les partenaires, notamment l’éducation nationale. Chaque acteur doit assumer ses responsabilités. Nous ne pouvons pas nous substituer à celles des parents dans l’enceinte des établissements scolaires. Il appartient donc au ministère de l’éducation nationale de prendre les mesures nécessaires, notamment en saisissant le parquet en cas de violences avérées ou identifiées.
Bien que les relations avec les directeurs académiques des services de l’éducation nationale (Dasen) soient généralement fluides et efficaces, il est primordial qu’ils nous informent systématiquement des actes commis au sein des établissements, ce qui n’est pas toujours le cas actuellement. Nous devons encourager des échanges encore plus fluides, notamment en ce qui concerne les procédures de signalement auprès du parquet.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous indiquez que les Dasen ne vous informent pas systématiquement d’actes commis au sein des établissements. Pouvez-vous clarifier si cela inclurait également des cas de violences intrafamiliales aux abords des établissements ? Ou faites-vous référence à des violences perpétrées par des adultes ayant autorité au sein de l’établissement envers un enfant ?
M. François Sauvadet. Je tiens à préciser que, lorsque des violences sont commises au sein de l’établissement, les services de l’éducation nationale sont chargés de saisir l’autorité judiciaire si nécessaire et de nous informer de cette transmission. Cette communication est essentielle pour que nous puissions examiner l’aspect social, notamment si l’auteur présumé des faits relève d’un accompagnement ou a des antécédents. Il s’agit simplement d’un échange d’informations. Je souligne qu’il arrive que nous soyons informés par l’autorité judiciaire de faits commis, alors que nous devrions être avisés beaucoup plus tôt, dès que ces faits se produisent.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nos visites sur le terrain ont révélé de graves dysfonctionnements du contrôle de l’État dans son ensemble. En entrant dans le détail des signalements et des échanges d’informations que vous évoquez, nous sommes tombés sur plusieurs dysfonctionnements de ces transferts d’informations, qui ne mettent pas forcément en cause ce partage des responsabilités que vous évoquez, mais qui posent question sur la pratique.
Nous souhaitons nous concentrer sur ces cas où cela n’a pas fonctionné, non pas pour jeter l’opprobre sur les départements, mais pour identifier les points d’amélioration, par le biais d’une circulaire ou d’un texte législatif.
Vous avez expliqué que, normalement, un enseignant recueillant le témoignage d’un enfant victime de violences de la part d’un cadre éducatif ou d’un enseignant devrait en référer à sa hiérarchie ou effectuer lui-même un signalement au titre de l’article 40, sans saisir directement le département. Le Dasen devrait ensuite informer la protection de l’enfance lorsqu’il saisit l’autorité judiciaire.
Cependant, nos auditions ont révélé que ce processus est souvent mal compris par les enseignants, avec des pratiques variables selon les territoires. La distinction entre les situations nécessitant un recours à l’article 40, une information préoccupante ou les deux n’est pas toujours claire pour ceux qui recueillent la parole de l’enfant.
Lorsqu’au lieu de faire un signalement au titre de l’article 40 ou d’informer sa hiérarchie, un enseignant envoie une information préoccupante à la Crip concernant une agression sexuelle commise par l’un de ses collègues, les témoignages indiquent que le processus est long et ne permet pas forcément d’obtenir un retour. Lorsqu’une information préoccupante parvient à la Crip, renvoyez-vous l’information vers l’éducation nationale ? Saisissez-vous le Dasen afin qu’il effectue un signalement au titre de l’article 40 ? Effectuez-vous vous-même un signalement au titre de l’article 40 pour sécuriser la situation ? Ou ces actions sont-elles aléatoires ?
Mme Florence Dabin, vice-présidente de Départements de France, présidente du groupe de travail « Enfance », présidente du conseil départemental de Maine-et-Loire. Je rejoins pleinement votre constat, madame la rapporteure, concernant la nécessité de mieux informer et sécuriser les enseignants, tant dans le premier que dans le second degré. L’accompagnement diffère en effet selon les niveaux, les professeurs du second degré bénéficiant généralement d’un accompagnement de la part de professionnels dédiés.
Au regard de mon expérience personnelle de vingt ans d’enseignement dans le premier degré, je peux témoigner de l’existence d’une faille. J’ai d’ailleurs récemment évoqué, lors d’une rencontre avec la ministre d’État Élisabeth Borne, le besoin spécifique des enseignants du premier degré d’être formés et acculturés aux procédures relatives aux informations préoccupantes. Il est crucial qu’ils sachent précisément comment agir, vers qui se tourner et quelles sont les conséquences de leurs actions. Cette formation permettrait notamment d’éviter l’afflux d’informations préoccupantes en fin d’année scolaire. L’objectif n’est pas d’ajouter une pression supplémentaire sur nos professionnels dans les départements, mais bien d’assurer un meilleur accompagnement des enfants.
Cette sensibilisation sur les informations préoccupantes devrait faire partie du bloc de formation des enseignants, tant dans le public que dans le privé. Elle permettrait de les sécuriser dans leur rôle, de les préparer à faire face aux regards potentiellement critiques de la communauté locale et de les familiariser avec les interventions des forces de l’ordre visant à accompagner un enfant vers une unité d’accueil pédiatrique spécialisée dans la prise en charge des enfants en danger. Il est essentiel que les personnels de l’éducation nationale sentent, par le biais de cette formation, qu’ils ne sont pas seuls.
La question du lien se pose également. Que se passe-t-il après un signalement, qu’il s’agisse d’une information préoccupante ou d’un appel au 119 ? Pour y répondre, nous allons mettre en place dans le département de Maine-et-Loire, que j’ai l’honneur de présider, des sessions d’information spontanées ouvertes à tous les enseignants, du premier comme du second degré, qui viseront à présenter les différents métiers impliqués dans le traitement des informations préoccupantes et à expliquer le parcours d’un signalement. L’objectif est de clarifier, simplifier et sécuriser le processus, afin de montrer que la responsabilité est partagée entre tous les partenaires.
Concernant le dysfonctionnement évoqué, où une information préoccupante n’aurait pas été traitée dans les délais par la Crip, il faut rappeler que le délai légal est de trois mois. Cependant, chacun a une conscience professionnelle, ainsi qu’une responsabilité politique et pénale, qui oblige à agir immédiatement en cas de danger grave et imminent. Dans ces situations, nous signalons immédiatement au parquet, avec une information auprès de l’éducation nationale.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Si je comprends bien, lorsqu’une information préoccupante est transmise à la Crip, sans qu’un article 40 ait été déclenché au sein de l’éducation nationale, le conseil départemental procède systématiquement à un signalement au titre de l’article 40 pour ne pas renvoyer la responsabilité à l’éducation nationale. Pensez-vous que cette pratique est généralisée dans tous les départements ou est-ce plutôt un idéal à atteindre ?
Mme Florence Dabin. Il s’agit effectivement d’un idéal à atteindre. Malgré le recrutement massif de professionnels dans tous les départements, le système n’est pas parfait, notamment en raison de l’affluence d’informations préoccupantes reçues. Nous devons faire preuve d’humilité sur ce sujet. Néanmoins, l’objectif reste de signaler immédiatement.
M. François Sauvadet. Concernant les actes délictueux ou criminels commis par un enseignant ou un personnel de l’éducation nationale, la responsabilité incombe au chef d’établissement.
Il est important de rappeler que, jusqu’à récemment, nous n’exercions pas d’autorité fonctionnelle sur l’ensemble de nos personnels – ceux chargés de la restauration et de l’entretien, alors que nous les rémunérions. J’ai mené un combat au nom de Départements de France pour obtenir un amendement dans la loi dite 3DS, qui s’est concrétisé par un décret d’application aux contours extrêmement limités. Nous avons dû engager une négociation syndicale pour obtenir un partage de l’autorité fonctionnelle sur les agents relevant de notre responsabilité.
Bien que nos relations avec l’éducation nationale soient assez fluides, il est crucial de rappeler à cette institution son devoir de formation afin qu’elle s’assure que son personnel se comporte de manière digne.
Les faits délictueux commis par le personnel de l’éducation nationale à l’égard des enfants ne relèvent pas de la compétence des départements. Notre responsabilité intervient une fois que le parquet est saisi, la responsabilité initiale incombant à l’éducation nationale.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Lorsqu’un enseignant fait une information préoccupante concernant un délit commis par un autre enseignant, tel qu’un viol ou une agression sexuelle, quelle est la procédure suivie par la Crip ? Cette procédure est-elle clairement codifiée ?
Mme Anne-Sophie Abgrall, directrice générale adjointe du conseil départemental de Maine-et-Loire. Le schéma théorique, bien qu’il ne soit pas systématiquement appliqué dans 100 % des cas, prévoit que l’éducation nationale est responsable de saisir l’autorité judiciaire. Cependant, en tant que fonctionnaires départementaux chargés de la protection de l’enfance, nous sommes tenus, au titre de l’article 40, de signaler au parquet toute information dont nous avons connaissance.
Toutes les informations reçues par la Crip sont lues quotidiennement pour identifier les urgences. Un cas de viol est évidemment considéré comme une urgence, particulièrement si l’enfant est toujours en contact avec l’agresseur présumé. Dans ces situations, nous agissons dans un délai de 24 heures en saisissant le parquet. Le professionnel qui reçoit l’information contacte immédiatement l’éducation nationale pour proposer son aide dans la formalisation du signalement, si nécessaire. Si l’enseignant ne se sent pas capable de faire le signalement lui-même, nous nous substituons à lui pour effectuer un signalement au titre de l’article 40, tout en informant le Dasen de notre démarche.
M. François Sauvadet. Dans cette hypothèse, nous établissons un dialogue avec le Dasen pour vérifier l’authenticité des faits, nous assurer qu’il en a connaissance et prendre les mesures judiciaires nécessaires.
Mme Anne-Sophie Abgrall. Nous nous assurons également que les parents de l’enfant sont informés et sont en mesure de porter plainte. Notre rôle est d’accompagner à la fois les parents et le professionnel qui nous a alertés.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Concernant les pratiques que vous décrivez, dont l’application dépend de la formation et de la bonne connaissance des procédures, nous savons que des progrès restent à faire, tant dans les collectivités territoriales qu’à l’éducation nationale.
Dans le cas spécifique d’une information préoccupante concernant un fait qui devrait relever de l’éducation nationale, parfois transmise par des enseignants souhaitant éviter de passer par une hiérarchie potentiellement complaisante face à certaines violences systémiques, avez-vous connaissance de telles situations ? L’association des Départements de France effectue-t-elle un suivi national des relations avec l’éducation nationale sur la question des violences en milieu scolaire, faisant apparaître que ce type de procédure est trop fréquemment utilisé, nécessitant des mesures correctives ? Ou ce type de situation reste-t-il à la marge, avec un processus globalement bien maîtrisé ?
M. François Sauvadet. Un dialogue constant a lieu avec l’éducation nationale afin d’améliorer les processus au fur et à mesure, notamment concernant les retards de communication de la plainte. De manière générale, le nombre de signalements, en augmentation, témoigne d’une vraie sensibilisation au sein de l’éducation nationale. Dans la très grande majorité des cas, l’échange d’informations et de responsabilités se fait de façon satisfaisante. Toutefois, une sensibilisation doit être effectuée sur les procédures dans le contexte de violences que nous rencontrons dans notre société.
Nous partageons avec le ministère de l’éducation nationale la responsabilité concernant l’extérieur des établissements. De manière partagée avec les principaux de collège qui ont un rôle d’autorité, y compris sur les phénomènes d’intrusion et de protection, nous prenons des mesures de protection classiques à l’extérieur des collèges, comme l’installation de caméras. Nous adaptons, grâce à un dialogue constant, les mesures de protection relatives à des agressions externes ou internes nécessitant des fermetures de classes et des procédures d’alerte. Une harmonisation de l’alerte en cas d’intrusion dans un collège ou de drame à l’intérieur nécessitant des fermetures automatiques des portes serait d’ailleurs nécessaire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je reviens sur le cas d’un signalement d’une violence commise par un adulte ayant autorité sur un élève qui emprunte un canal qui n’est pas prévu pour cela, à savoir celui de l’information préoccupante. Lorsque cette information vous est transmise, vous faites un signalement au titre de l’article 40, avec un appel immédiat au Dasen et à l’inspection académique. Vous informez en outre les parents de façon à vous assurer qu’ils sont en mesure d’engager une éventuelle procédure judiciaire. Comment cette information aux parents est-elle organisée ? Concerne-t-elle uniquement les parents de l’élève qui est évoqué dans le cadre du signalement ou concerne-t-elle tous les parents de la classe de l’adulte ayant autorité concerné par le signalement ?
Mme Anne-Sophie Abgrall. Nous demandons plutôt à la personne qui a effectué le signalement si les parents sont déjà au courant, parce qu’il ne nous revient pas d’informer les parents. Après, quand un signalement est fait à l’autorité judiciaire, le parquet ouvrira une enquête. C’est ainsi souvent par le biais de l’enquête que les parents seront informés. Nous n’avons pas la responsabilité d’informer les parents si un enfant a été maltraité ou violenté dans un établissement scolaire. La situation est évidemment différente si l’enfant est confié à l’ASE.
M. Paul Vannier, rapporteur. Si l’enseignant qui a fait l’information préoccupante vous indique que les parents ne sont pas informés, me confirmez-vous que vous espérez que la justice, parallèlement saisie via un article 40, se charge de cette information ?
Mme Anne-Sophie Abgrall. Nous ne pouvons pas intervenir comme ça dans l’enquête pénale. Nous informons la justice, qui doit ensuite mener son enquête.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans l’hypothèse où un conseil départemental serait informé, au moment où sa commission permanente va discuter de ces subventions, de faits de violences commises par un enseignant ou un adulte ayant autorité au sein d’un établissement privé sous contrat, comment la question du financement, notamment facultatif, est-elle généralement appréciée ? Cet élément est-il pris en compte dans le cadre du débat au sein du conseil départemental avant le vote de la subvention à l’investissement d’un établissement ?
M. François Sauvadet. Si nous étions informés de telles accusations, nous appellerions le directeur afin qu’il s’enquière de ce qu’il se passe dans l’établissement. Nous entretenons en effet un dialogue fluide avec les services de l’éducation nationale. Chacun doit bien mesurer que la responsabilité est propre à l’établissement. Il nous est déjà difficile d’avoir une autorité fonctionnelle sur nos propres personnels, en dehors des établissements privés sous contrat.
Quant au financement des établissements privés sous contrat, nous respectons la loi en versant le forfait d’externat obligatoire. Certains départements, dont le mien, accompagnent également l’investissement dans le respect du cadre légal. Je n’ai jamais eu connaissance, en tant que président de département depuis 2008 et président de Départements de France, d’une situation où des allégations de violences auraient été évoquées lors d’une commission permanente. Nous appliquons la loi sans considération d’opportunité, sans juger de la qualité ou des résultats des établissements que nous subventionnons.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous évoquez les subventions à l’investissement, qui sont effectivement distinctes du forfait obligatoire. Prenons l’exemple de l’établissement privé sous contrat Notre-Dame de Bétharram, aujourd’hui appelé Le Beau Rameau, qui est visé par 200 plaintes. Si un établissement de ce type, visé par autant de plaintes, sollicitait une subvention à l’investissement, le conseil départemental ferait-il de cette situation un élément d’appréciation au moment de statuer sur le versement de cette subvention facultative ?
M. François Sauvadet. Non, il n’y a pas de lien. Si un tel sujet était porté à ma connaissance, j’en informerais immédiatement le rectorat et les autorités de tutelle de l’établissement, à savoir le diocèse ou le rectorat. Il n’existe aucun lien de cause à effet.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous suggérez donc qu’un établissement qui verrait s’accumuler des plaintes visant des personnels en position d’autorité qui auraient pu commettre des crimes et délits très nombreux sur des élèves ne serait pas nécessairement exclu des procédures de subventionnement facultatif par un département ?
M. François Sauvadet. Il incombe aux services de l’éducation nationale et aux autorités judiciaires de mener les enquêtes nécessaires. Je pourrais d’ailleurs être poursuivi si je ne respectais pas les règles concernant ces établissements.
Concernant les subventions facultatives, il n’existe aucun lien de cause à effet. Je ne comprends même pas cette question. Chaque département est libre d’investir facultativement dans l’entretien et les investissements. Personnellement, je ne fais pas de choix d’opportunité. J’ai pris la décision, dans mon département, d’investir. Par conséquent, cette question ne se pose absolument pas en ces termes, que ce soit en ma qualité de président de Départements de France ou de président du conseil départemental de la Côte-d’Or.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je ne remets nullement en question cette liberté des administrations et des collectivités. Cependant, puisque vous disposez de cette liberté de choix, je vous demande quelle serait votre décision dans l’hypothèse que j’ai décrite : un établissement visé par des dizaines de plaintes portant sur des faits potentiellement qualifiés de crimes serait-il traité de façon singulière au moment où il sollicite une subvention facultative ?
M. François Sauvadet. Je suis dans l’incapacité de répondre à cette question. Je peux simplement vous dire que si, dans mon département, j’étais alerté sur des faits de violence impliquant plusieurs personnes, je saisirais immédiatement les services de l’éducation nationale et les autorités diocésaines. Il leur appartiendrait ensuite de mener les procédures qui s’imposent, car le droit ne permettrait pas d’agir autrement. Si les faits étaient avérés après une procédure judiciaire, la situation de l’établissement pourrait être remise en question, avec une éventuelle fermeture, auquel cas le problème de subvention ne se poserait plus. Cependant, je ne peux pas prendre de décision relative à un investissement sur la base de rumeurs. Les faits ne sont absolument pas liés.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je ne fais évidemment pas référence à des rumeurs, mais à des plaintes. Certes, ces plaintes ne préjugent pas d’une décision de justice, mais, dans le cas évoqué, il y en a plus de 200.
Ces subventions facultatives sont au cœur des prérogatives du département. Vous avez une maîtrise totale de la décision d’accorder ou non cette subvention, ainsi que d’intégrer ces éléments de contexte, tels que l’accumulation de plaintes visant le fonctionnement d’un établissement, au débat qui précède le vote de la subvention.
M. François Sauvadet. À titre personnel, en tant que président de mon département, je n’engagerai pas un débat sur des faits qui n’ont pas été tranchés par l’autorité judiciaire et qui relèvent de la rumeur. Je ne suis pas dans un département pour évoquer des rumeurs. Si des problématiques étaient soulevées, en tant que républicain respectueux du droit, je saisirais les autorités. Ce n’est pas l’objet d’un débat à avoir dans une assemblée. Pour l’instant, j’ai décidé — et mon assemblée a voté — d’aider à l’investissement dans l’établissement sous contrat. Je maintiens cette position tant que l’autorité judiciaire n’a pas rendu ses conclusions. Si des décisions judiciaires étaient prises, j’adopterais alors les dispositions qui s’imposent. Ces éléments ne sont absolument pas liés. Dans mon département, j’interdirais un débat basé sur des rumeurs, en rappelant que cela relève des autorités diocésaines et de l’éducation nationale. Si certains souhaitent saisir le parquet, qu’ils le fassent. Je ne me substitue ni au juge ni au procureur.
M. Paul Vannier, rapporteur. Les faits que nous évoquons sont souvent couverts par la prescription, rendant les poursuites judiciaires impossibles et empêchant toute condamnation pénale. Je reformule donc ma question. Nous abordons un sujet extrêmement sensible et délicat, qui interroge de nombreux principes fondamentaux. La question est de trouver la réponse la plus équilibrée. Votre position semble catégorique. Vous récusez catégoriquement l’idée qu’une accumulation de plaintes, même portant sur des faits prescrits comme des violences sexuelles, puisse vous amener à traiter de façon particulière un dossier de subvention concernant un établissement visé par ces plaintes ?
M. François Sauvadet. Je n’ai pas dit que je récusais cette idée. J’ai simplement affirmé que, dans le cas de rumeurs persistantes, je saisirais les autorités diocésaines et de l’éducation nationale, leur laissant la responsabilité de saisir le parquet. Concernant les responsabilités qui sont les miennes en tant que protecteur de l’enfance, je serais saisi soit par la famille soit par les autorités, auquel cas je ne reviens pas sur le propos que nous avons tenu précédemment. Je ne récuse donc pas. Il appartient au législateur de déterminer jusqu’à quel moment une sanction pénale sur des faits avérés antérieurement doit être levée. Or, je ne suis plus législateur à ce jour.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans de nombreux cas d’attribution ou de non-attribution de subventions, des contestations surviennent, mais la conclusion reste invariablement la même : c’est le pouvoir souverain de la collectivité territoriale de choisir ses critères et de subventionner. Il est très rare qu’une subvention puisse être contestée. Nous voyons, avec la force de votre affirmation, que vous séparez complètement des faits qui ne seraient pas liés à l’investissement et au bâtiment pour décider ou non d’attribuer le maximum de 10 % d’aide à un établissement privé sous contrat.
Cependant, lors de notre visite sur place et sur pièces dans les locaux du département, à Pau, nous avons appris que, dans le cadre d’une inspection générale de l’éducation nationale au sein de l’établissement Immaculée Conception, le conseil départemental avait décidé de suspendre sa subvention annuelle en raison de faits graves, reprochés notamment à un enseignant, dans l’attente des décisions de l’éducation nationale et de la justice.
Vous êtes président de Départements de France…
M. François Sauvadet. Je me suis exprimé en tant que président de département.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. … nous voyons que certains présidents de département ont décidé, pour certaines affaires, de suspendre la subvention facultative qui est entre leurs mains. Certains vont même plus loin : dans le cas du lycée Averroès, qui fait actuellement l’objet d’une procédure judiciaire, un président de région assume ne pas verser une subvention obligatoire. On constate donc que certains présidents d’exécutifs de collectivités territoriales, liés par leurs obligations ou libres de verser jusqu’à 10 % de subventions facultatives pour les bâtiments, prennent parfois des décisions contraires à la position que vous exprimez aujourd’hui. Quelle réflexion cela vous inspire-t-il ?
M. François Sauvadet. En tant que président de Départements de France, je n’ai aucune réflexion à formuler sur ce sujet. Je ne m’exprimais pas sur la question que vous m’avez posée en cette qualité. Il appartient à chaque département de décider s’il souhaite ou non accorder des subventions facultatives. Vous m’avez parlé de départements où une procédure judiciaire était en cours, avec des faits suffisamment graves et concordants.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je ne sais plus quelle était la situation exacte en mars 2025, au moment de la suspension de la subvention pour l’Immaculée Conception. Je ne saurais affirmer si l’affaire était déjà dans sa phase judiciaire ou relevait uniquement de l’éducation nationale. Néanmoins, il y avait, au minimum, une inspection générale de l’éducation nationale en cours, qui a peut-être abouti à un dépôt de plainte.
M. François Sauvadet. À titre personnel, en tant que président du département, en cas de procédure judiciaire, j’adapterais évidemment ma position en fonction de la gravité des faits. Ma démarche s’inscrit dans le respect du droit, et non sur la base de rumeurs. Chaque département conserve sa liberté d’action. Il appartient à chacun d’évaluer la pertinence du maintien du caractère optionnel des subventions en fonction de la gravité de la situation. Je ne peux pas vous répondre d’une manière théorique sur ce point. Je crois beaucoup au droit, à la présomption d’innocence et aux mesures de protection. Cependant, tous les élus sont aujourd’hui victimes de rumeurs. Ce point est distinct de cette affaire, que je n’évoque pas ici. La présomption d’innocence est dans mes gènes. Face à des faits avérés, je saisirai les autorités en mesure d’enquêter sur la véracité des faits, que ces derniers concernent un établissement public ou privé sous contrat. Il leur appartiendra ensuite de saisir l’autorité judiciaire. S’agissant de faits impliquant des enfants, j’exercerais pleinement ma compétence, sans aucune hésitation. Après, je tiens à souligner que je ne supprimerais pas une subvention sur la base de simples présomptions et rumeurs ou d’une inspection en cours. Cette position est la mienne en tant que citoyen et président de département. Je rappelle néanmoins que certains départements refusent de financer l’investissement dans les établissements sous contrat.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il s’agit de votre parfaite liberté en tant que président de conseil départemental, qu’il n’est pas question, pour nous, de remettre en cause. Cependant, permettez-moi d’exprimer une réserve quant à l’utilisation du terme « rumeur » eu égard aux faits que nous évoquons et aux plaintes des victimes, qui méritent, à mon sens, une qualification plus appropriée.
M. François Sauvadet. Lorsque j’ai évoqué les rumeurs, j’ai expressément précisé que je ne faisais pas référence à cette affaire spécifique.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vous ai interrogé, monsieur le président, sur l’attitude qui serait la vôtre, y compris dans l’hypothèse du financement de l’établissement Notre-Dame de Bétharram, où 200 plaintes ont été déposées. Il ne s’agit pas ici de rumeurs. Je crois que vous avez répondu que, dans ce cas, vous n’auriez pas suspendu le versement de la subvention.
M. François Sauvadet. Ce n’est pas ce que j’ai dit.
M. Paul Vannier, rapporteur. Si ma compréhension est erronée, vous aurez l’occasion de préciser votre propos.
Vous avez mentionné l’hypothèse de l’ouverture d’une procédure judiciaire. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez exactement par là ? L’ouverture d’une procédure judiciaire diffère de sa conclusion. En tant que président du conseil départemental de la Côte-d’Or, à quel stade de la procédure judiciaire estimez-vous qu’une suspension de subvention à l’investissement puisse être envisagée ?
M. François Sauvadet. Je ne souhaite pas revenir sur cette question, estimant y avoir déjà répondu.
Je suis scandalisé par la façon dont vous avez essayé de me faire dire que je parlais de « rumeurs » concernant une affaire, dont j’ai dit, depuis le début, qu’elle nous avait tous bouleversés. Je l’ai dit en tant que parent, président du conseil départemental de la Côte-d’Or et président de Départements de France. J’ai répondu en toute transparence à toutes les questions, expliquant ce que je ferais, au nom de la présomption d’innocence, si je devais faire face à une situation en Côte-d’Or. Je n’ai pas évoqué le cas de Notre-Dame de Bétharram ni indiqué quelle serait ma réaction dans ce contexte précis. Je réfute catégoriquement cette allégation.
La commission d’enquête est désormais suffisamment informée sur ma position. Si des circonstances similaires, que je ne souhaite évidemment pas pour mon pays, venaient à se produire, vous pourriez alors m’interroger sur les actions que j’envisagerais.
Mme Florence Dabin. En tant que présidente du Maine-et-Loire, je souhaite apporter mon témoignage sur cette question. Dès l’ouverture d’une enquête et dès que nous avons connaissance d’une information, chacun doit assumer son rôle et ses responsabilités.
Concernant les subventions optionnelles, nous disposons d’une totale liberté politique, ce qui peut susciter des débats au sein des instances départementales. Nous avons également la liberté de définir nos critères. Dans le Maine-et-Loire, nous accordons une attention au fonctionnement et à l’investissement. Toutefois, nous avons également la liberté de mettre en œuvre des actions et, depuis bientôt quatre ans, nous mettons un accent très fort sur la lutte contre le harcèlement et le soutien aux familles en difficulté financière, afin de garantir l’accès à la restauration scolaire. Nous mettons en outre en place des actions concrètes de sensibilisation pour accompagner le développement personnel des jeunes.
En cas d’ouverture d’une enquête, je préconise personnellement la suspension des subventions d’investissement et de fonctionnement. Cependant, je souhaiterais protéger certaines actions que je juge importantes, car j’estime que la cause peut permettre de sensibiliser le travail de la prévention auprès des collégiens et des professionnels. Ces actions visent à les sécuriser et à les alerter sur des pratiques inadaptées, inqualifiables et impardonnables, pour lesquelles la justice doit intervenir. Cette position serait adoptée dès l’ouverture d’une information judiciaire, sans attendre le jugement final. Cela permettrait une réponse graduée et précise sur la partie que nous maintenons. Nous ne pouvons pas travailler la prévention et l’accompagnement des jeunes, des familles et des professionnels sans accompagner financièrement cette typologie d’actions. Ce point relève de la liberté d’appréciation de chaque président.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourriez-vous nous décrire la procédure de vérification de l’honorabilité des personnels techniques relevant des conseils départementaux lors de leur recrutement ? Disposez-vous des moyens nécessaires pour actualiser cette vérification au cours de la carrière de ces personnels ? Le cas échéant, avez-vous des suggestions à formuler à notre commission d’enquête pour faire évoluer les conditions, permettant un meilleur suivi de l’honorabilité de vos agents ?
Mme Florence Dabin. Au-delà d’une simplification de la procédure qui sécuriserait la capacité de témoigner, il est impératif de clarifier, car nous manquons cruellement de retours immédiats. Bien que nous ayons amélioré notre gestion des données, la forte rotation du personnel pose un défi majeur, particulièrement lorsque nous avons un besoin urgent de ces professionnels. Il est capital d’obtenir ces retours rapidement afin d’identifier toute faille, car ces personnes n’ont rien à faire dans le système scolaire. Ce dispositif s’étend également à nos maisons d’enfants à caractère social (Mecs) et à toutes les maisonnées. Ainsi, il est important que cette question devienne une priorité, dans l’optique de renforcer, à un niveau national, notre capacité à protéger les jeunes. Ces derniers, dans le cadre de leur développement, doivent pouvoir accorder leur confiance aux adultes.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment y parvenir ?
Mme Florence Dabin. Quant à la méthode pour y parvenir, ce n’est pas cet après-midi que je pourrais vous apporter une réponse clé en main. Il existe des personnes bien plus compétentes que moi sur ce sujet. Néanmoins, une chose est certaine : nous attendons avec impatience des mesures pour garantir que les professionnels que nous recrutons soient dignes de confiance et de cette honorabilité.
Mme la présidente Graziella Melchior. Je tiens à tous vous remercier pour la vivacité et la conviction dont vous avez fait preuve dans vos échanges. Nous œuvrons dans le cadre d’une commission d’enquête importante, avec en ligne de mire la protection des victimes. À ce titre, il était essentiel que chacun ait pu s’exprimer de la façon dont il le souhaitait.
32. Table ronde réunissant des représentants des syndicats représentatifs des personnels d’inspection et de direction de l’éducation nationale (14 mai 2025 à 10 heures 15)
La commission entend, dans le cadre des travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), sous la forme d’une table ronde, des représentants des syndicats représentatifs des personnels d’inspection et de direction de l’éducation nationale : pour les personnels d’inspection, MM. Philippe Janvier, secrétaire général du syndicat national des inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux (SNIA-IPR), et Éric Barjolle, membre du bureau national ; MM. Éric Fuentes, secrétaire général adjoint du syndicat de l’inspection de l’éducation nationale (SI.EN Unsa), et Patrick Roumagnac, trésorier national ; MM. Éric Nicollet, secrétaire général du syndicat unitaire de l’inspection pédagogique-FSU (SUI-FSU), et Jérôme David, secrétaire de la section académique ; pour les personnels de direction, Mme Christelle Kauffmann, secrétaire générale adjointe du syndicat national des personnels de direction de l’éducation nationale-Unsa (SNPDEN-Unsa) ; M. Patrick Bedel, secrétaire général adjoint d’Indépendance et direction-FO (iDFO), et Mme Cathy Rodier Hagenbach, membre du secrétariat national ; M. Laurent Kaufmann, secrétaire fédéral du syndicat général de l’Éducation nationale-CFDT (Sgen-CFDT ([32]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires en recevant des représentants des syndicats représentatifs des personnels d’inspection et de direction de l’éducation nationale.
Cette table ronde fait suite aux échanges que nous avons eus avec les représentants des enseignants du public et du privé, ceux des chefs d’établissement du privé et ceux de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche.
Nous avons bien conscience que directeurs et inspecteurs jouent un rôle distinct dans la matière qui nous occupe, tout en travaillant ensemble. Je ne doute pas que vous aurez l’occasion de nous apporter des précisions à ce sujet.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Philippe Janvier, M. Éric Barjolle, M. Éric Fuentes, M. Patrick Roumagnac, M. Éric Nicollet, M. Jérôme David, Mme Christelle Kauffmann, M. Olivier Beaufrère, M. Patrick Bedel, Mme Cathy Rodier Hagenbach et M. Laurent Kaufmann prêtent successivement serment.)
Au sein de vos syndicats respectifs, quelle conduite préconisez-vous à vos adhérents de tenir lorsqu’ils ont connaissance de violences commises par des adultes encadrants sur des élèves ?
M. Philippe Janvier, secrétaire général du syndicat national des inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux (SNIA-IPR). En tant qu’inspecteurs de telle ou telle discipline au sein d’une académie donnée, nous n’intervenons pas directement dans un tel cas de figure – nous vous avons adressé une note préalable, fruit du travail réalisé avec nos collègues, qui précise notre champ d’intervention. Nos collègues inspecteurs pédagogiques sont présents dans les classes, notamment pour évaluer les enseignants, et dans les établissements, lorsque les chefs d’établissement les invitent à participer à des commissions pédagogiques, ou en d’autres occasions, par exemple lorsque le recteur les missionne pour porter les politiques de la ministre et en piloter certains aspects pédagogiques – comme nous l’avons fait, dernièrement, concernant les groupes de besoins et la réforme de l’évaluation au lycée. Nous ne sommes donc pas présents en permanence dans les établissements comme le sont les professeurs et les chefs d’établissement, qui sont des personnels de stricte proximité.
Dans le cas de figure que vous évoquez, nous suivons un certain protocole. Lorsque nous sommes témoins visuels de quelque chose, nous en informons le chef d’établissement ; lorsque des faits nous sont rapportés, nous nous assurons que le chef d’établissement en est informé. Dans un deuxième temps, nous adressons un rapport écrit au cabinet du recteur, en mettant en copie le Dasen (directeur académique des services de l’éducation nationale) et le chef d’établissement. Si l’acte en question est très grave ou si nous estimons qu’il s’agit d’une situation d’urgence, nous appelons au préalable le cabinet du recteur pour lui relater les faits et demander des instructions.
M. Patrick Roumagnac, trésorier national du syndicat de l’inspection de l’éducation nationale (SI.EN Unsa). Nous suivons une procédure similaire. En notre qualité d’inspecteurs de l’éducation nationale, nous intervenons dans le premier degré ainsi que dans l’enseignement professionnel. Dans ce dernier cas, nous nous trouvons exactement dans le même cadre que celui qui vient d’être présenté. Dans le premier degré, les choses sont un peu différentes car nous entretenons une relation directe avec l’inspecteur d’académie, directeur des services départementaux de l’éducation nationale. Nous n’avons pas de relation directe avec le cabinet du recteur : le contact se noue ensuite entre l’inspecteur d’académie et le recteur.
Je voudrais préciser les choses. Il est rare, pour ne pas dire très rare, que, dans l’exercice de nos missions, qui relèvent du contrôle pédagogique, nous soyons témoins de quelque chose. La plupart du temps, nous avons connaissance d’un fait à la suite de la remontée d’une information par le chef d’établissement ou par des parents jusqu’au cabinet du recteur ou au cabinet de l’inspecteur d’académie. Nous sommes alors missionnés dans l’établissement pour mener une enquête administrative au sujet des faits en question, pour recevoir les enseignants et les parents d’élèves, et pour recueillir, le cas échéant, le témoignage d’enfants. Il doit s’agir de phénomènes suffisamment graves pour que l’inspecteur d’académie ou le recteur nous demande de mettre de côté ce qui constitue le cœur de notre mission et de documenter les faits, afin de permettre la réalisation d’une enquête en profondeur. Nous nous plions bien volontiers à ces demandes car nous sommes conscients de l’impact que de tels actes sont susceptibles d’avoir sur des jeunes.
M. Éric Nicollet, secrétaire général du syndicat unitaire de l’inspection pédagogique-FSU (SUI-FSU). Comme cela vient d’être dit, ces situations sont rares. Il est très peu fréquent qu’un syndicat soit interpellé pour soutenir des collègues qui seraient témoins de tels faits. En notre qualité de fonctionnaires de l’État, nous savons tous ce que l’article 40 du code de procédure pénale nous prescrit de faire en pareil cas. Malgré tout, nos collègues ont parfois besoin d’être orientés. Parmi les idées que nous vous communiquerons par écrit figure la création d’un numéro d’appel dédié aux professionnels. Il existe des numéros qui permettent aux victimes de s’exprimer et d’être prises en charge mais ils ne sont pas spécifiquement prévus pour accueillir la parole de professionnels et les orienter. Nous proposons qu’une petite équipe puisse répondre techniquement, en profondeur, à nos collègues lorsqu’ils font face à ce type de situations.
Mme Christelle Kauffmann, secrétaire générale adjointe du syndicat national des personnels de direction de l’éducation nationale-Unsa (SNPDEN-Unsa). Pour ce qui nous concerne, nous ne faisons pas de préconisations puisqu’en matière de violences, de quelque ordre qu’elles soient, nous devons appliquer les textes. Nous disposons de fiches de procédure. Lorsqu’un cas est soumis à notre connaissance, il nous faut soit signaler une information préoccupante, soit faire un signalement au procureur. Cela étant, nous faisons des préconisations à nos collègues concernant l’accueil de la parole car, on le sait, les jeunes ne parlent qu’une fois, dans le meilleur des cas. Il faut donc absolument accueillir leur parole avec bienveillance.
Au-delà de la procédure elle-même, qui est essentielle et doit être respectée, nous avons besoin d’être entourés – ce qui n’est pas toujours le cas – de personnels techniques, tels que des assistantes sociales ou des infirmières, qui jouent un rôle fondamental par les conseils qu’ils apportent sur ces sujets.
L’évaluation de la situation peut être délicate, d’autant plus que le travail des personnels de direction est souvent bousculé par les urgences du quotidien. Lorsque nous sommes confrontés à une telle situation, il faut être très précautionneux afin de ne pas commettre de faux pas. Il convient de préserver le jeune et de toujours informer la hiérarchie des faits de violence que nous pouvons avoir à évaluer.
M. Patrick Bedel, secrétaire général adjoint d’Indépendance et direction-FO (iDFO). Je voudrais revenir sur le questionnaire que nous avons reçu et sur lequel nous avons travaillé collectivement. Pour ce qui est du quotidien des personnels de direction et de leur travail sur les sujets dont nous discutons, nous suivons un certain nombre de procédures et avons beaucoup d’éléments d’analyse à vous apporter. En revanche, en notre qualité d’organisations syndicales, nous n’avons pas à mettre en œuvre de formation ou de mesures de ce type. Nous pouvons apporter des conseils à des collègues qui nous sollicitent lorsqu’ils sont confrontés à des difficultés particulières et les aider à analyser la situation.
M. Laurent Kaufmann, secrétaire fédéral du syndicat général de l’Éducation nationale-CFDT (Sgen-CFDT). L’institution scolaire est confrontée à divers phénomènes de violences depuis une vingtaine d’années. Lorsque nous faisons face à des situations de ce type, nous suivons des procédures : des alertes sont lancées et des partenariats établis. En notre qualité d’organisation syndicale, nous sommes de plus en plus souvent amenés à conseiller nos adhérents dans le cadre des crises qu’ils traversent. Nous leur rappelons qu’il faut adopter les bons réflexes et, surtout, ne pas rester seul. C’est une dimension quelque peu nouvelle pour les organisations syndicales d’avoir à accompagner des chefs d’établissement et des équipes de direction. Nos collègues sont parfois isolés alors que, dans le cadre du pilotage de leur établissement, ils doivent gérer de multiples urgences, dans des domaines très divers.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez évoqué l’existence de procédures maîtrisées et connues. Toutefois, dans une situation donnée, des besoins spécifiques peuvent s’exprimer dans un contexte d’isolement face à la prise de décision. La distinction entre la saisine de la Crip (cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes), en cas de suspicion de violences intrafamiliales, d’une part, et un signalement au procureur au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, d’autre part, vous semble-t-elle maîtrisée par les professionnels que vous représentez ? Les règles sont-elles claires ou méritent-elles d’être explicitées ?
Lorsqu’en vertu de l’article 40, il est signalé une violence commise par un adulte à l’égard d’un enfant sur lequel il a autorité, la procédure hiérarchique que doivent suivre, respectivement, le chef d’établissement et l’inspecteur – que celui-ci soit en train de réaliser une inspection ou qu’il ait été saisi de certains faits – est-elle parfaitement connue, simple et maîtrisée ou des améliorations doivent-elles lui être apportées ?
Mme Christelle Kauffmann. La distinction entre l’information préoccupante et le signalement au procureur en vertu de l’article 40 est délicate à opérer. Nous appliquons l’article 40 en cas de danger immédiat, constaté. Cela étant, il nous est très difficile d’évaluer finement la situation lorsqu’un cas nous est présenté. Le chef d’établissement est assez isolé. Il a une multitude de tâches à accomplir quotidiennement, toutes aussi urgentes les unes que les autres. Il ne lui est pas toujours facile de dégager du temps pour analyser la situation en toute sérénité. Certains de nos collègues n’ont ni infirmière, ni assistante sociale, ni adjoint auprès d’eux ; ils ne bénéficient d’aucun périmètre de connaissance de l’élève. Cela peut se révéler très déstabilisant. En outre, nous pouvons de moins en moins nous appuyer sur les associations de quartier, qui connaissent aussi les élèves.
Lorsqu’on est confronté à une situation de violence, il faut l’évaluer sérieusement, au-delà du petit périmètre scolaire. On peut disposer d’un faisceau d’éléments plus ou moins tangibles, qui permettent de se faire une idée et d’engager l’une des deux procédures, mais ce n’est pas toujours facile, surtout lorsque l’élève est en très mauvaise posture. Il ne faut pas oublier que le jeune ne répétera généralement pas ses propos. Il est très délicat de lui faire préciser les choses. Il existe des cas particuliers, comme celui des internats, où l’assistant d’éducation a parfois connaissance de faits de violence dont il fait part à son chef de service, autrement dit au CPE (conseiller principal d’éducation), ou aux personnels présents.
Pour nous aider à faire face à des situations parfois confuses, nous disposons de fiches de procédure. Les collectivités territoriales ont en charge la protection de l’enfance. Chaque département a sa façon de fonctionner. La fiche relative à cette procédure nous est envoyée chaque année. La complexité ne réside pas tant dans la procédure que dans l’analyse, qu’il faut être en mesure d’étayer grâce au concours des personnels qui sont à nos côtés, dans les établissements : voilà le plus important.
Mme Cathy Rodier Hagenbach, membre du secrétariat national d’Indépendance et direction-FO (iDFO). Il existe en effet un certain nombre de procédures et de protocoles. Cela étant, nous ne sommes pas là pour enquêter : nous bénéficions en principe du concours d’une équipe médico-sociale complète. Or je rappelle que, par exemple, il n’y a plus d’assistante sociale dans les lycées. Nous manquons cruellement de professionnels dans les petits établissements, en zone rurale ou de montagne. Nous sommes un peu seuls. Nous avons certes notre réseau, au sein duquel nous pouvons obtenir des conseils, mais nous devons souvent gérer ces situations en cellule de crise alors que nous devrions pouvoir les traiter calmement, en faisant, en quelque sorte, un pas de côté.
M. Laurent Kaufmann. Je ne peux que souscrire à ce qui a été dit mais je voudrais élargir la focale. Pour que la parole des élèves s’exprime dans l’enceinte de l’établissement scolaire, il est nécessaire d’avoir un climat de confiance – les situations d’urgence, que les élèves identifient, constituent un cas particulier. Cela suppose l’existence d’un pôle médico-social, car les élèves ne parlent pas spontanément aux équipes de direction, aussi proches et visibles soient-elles. En internat, comme cela a été dit, il existe un premier niveau de réception de la parole.
Des progrès considérables ont été faits s’agissant des procédures et de la formation initiale et continue que nous avons reçue, mais l’alliance éducative est essentielle pour réaliser une analyse juste. L’information préoccupante que l’on rédige sera souvent de meilleure qualité si elle est le fruit d’un travail collectif. Or, trop d’établissements sont dépourvus d’infirmières et d’assistantes sociales. On peut tout de même obtenir, en cas d’urgence, un appui et des conseils de la part des directions académiques, mais cela ne remplace pas la présence d’un collègue dans l’établissement. Il m’est arrivé, certaines années, de devoir rédiger plus d’une trentaine d’informations préoccupantes au sein d’un établissement. Même dans l’urgence, on peut prendre le temps de la rédaction mais la qualité de notre travail réside dans son caractère interprofessionnel, ce qui est de plus en plus difficile à obtenir.
Pour faire face à l’urgence, il est nécessaire d’avoir mené au préalable des actions de prévention : telle est, actuellement, la préoccupation majeure de notre institution. Or nous n’avons plus beaucoup de temps ni de moyens pour faire de la prévention. Il me paraît important que nous articulions ces deux dimensions dans les réponses que nous vous apportons.
M. Olivier Beaufrère, secrétaire national éducation et pédagogie du syndicat national des personnels de direction de l’éducation nationale-Unsa (SNPDEN-Unsa). Nous sommes fréquemment soumis à une temporalité proche de l’urgence, ce qui constitue une grande difficulté pour un chef d’établissement qui peut se trouver seul. Le jeune vient parfois se confier la veille des vacances ou le vendredi à 14 heures. Il faut réagir rapidement, réactiver les bonnes fiches, les bons dossiers, avoir le bon contact, obtenir la réponse du cabinet de la DSDEN (direction des services départementaux de l’éducation nationale), du conseiller technique du recteur ou du vice-recteur pour les établissements et la vie scolaire (CT-EVS), bref, des personnes qui pourront nous accompagner rapidement et nous conseiller. Face à une crise, il faut avoir quelqu’un vers qui se tourner pour confronter les points de vue – ce que l’on appelle l’effet miroir.
Généralement, on a deux heures, grand maximum, pour trouver une solution. Il faut savoir ce que l’on fait du jeune ; on ne sait pas si la brigade des mineurs va venir le chercher. L’année dernière, dans une situation de ce type, je me trouvais seul ; il m’a donc fallu prévenir la famille. La jeune fille avait été emmenée par la brigade des mineurs à 16 heures 15 alors qu’elle devait sortir à 16 heures 30. Le père attendait sa fille devant l’établissement et ne comprenait pas pourquoi elle ne sortait pas. J’ai dû expliquer à la famille que la brigade des mineurs venait de l’emmener et que je ne pouvais pas donner plus d’informations.
M. Éric Fuentes, secrétaire général adjoint du syndicat de l’inspection de l’éducation nationale (SI.EN Unsa). Il est impératif de partager les faits pour rompre l’isolement. Cela étant dit, je voudrais revenir sur les caractéristiques des métiers de l’inspection. Dans le premier degré, nous ne sommes pas au contact direct des élèves : notre premier interlocuteur est la directrice ou le directeur de l’école, avec qui nous entretenons un lien particulier. C’est grâce à ce lien que l’inspecteur de l’éducation nationale (IEN), chargé d’une circonscription du premier degré, sur un territoire donné, peut documenter les faits.
Dans le cadre de cet ancrage territorial, l’IEN chargé d’une circonscription du premier degré est aussi en lien avec les professionnels de la justice et de la police de proximité, qui sont des partenaires. Ces liens, qui sont cultivés, permettent de partager les faits, les premiers éléments transmis. L’identification des partenaires de proximité est donc essentielle.
Il importe également d’entretenir des liens avec les autorités départementales compétentes afin d’apprécier comment l’information préoccupante est reçue et de quelle manière elle s’ajoute à un faisceau d’éléments et de présomptions.
Cette dimension coopérative interinstitutionnelle à l’échelon territorial est importante. La prévention est également essentielle. Il faut savoir quels leviers actionner en toute sérénité malgré l’urgence.
M. Patrick Bedel. La distinction entre l’information préoccupante et le signalement au titre de l’article 40 renvoie à la question de la formation des personnels de direction. Nous ne sommes pas tous égaux à cet égard. Le chef d’établissement a une certaine expertise mais il a impérativement besoin d’une équipe complète pour engager une réflexion collective au sujet d’une situation souvent complexe. Ensuite, il existe un certain nombre de procédures, mais il faut avoir les bons réflexes, ce qui suppose que l’on ait été formé et pas seulement informé. Or la formation est protéiforme d’une académie à l’autre ; elle se fait parfois avec le procureur, les DSDEN, etc. Elle doit faire l’objet d’une réflexion à l’échelon national et être incluse dans la formation des personnels de direction tout au long de leur carrière. C’est important car nous avons tous des formations initiales différentes.
M. Jérôme David, secrétaire de la section académique du syndicat unitaire de l’inspection pédagogique-FSU (SUI-FSU). Dans le premier degré, les choses fonctionnent lorsque l’on dispose d’un service social d’une taille significative, ce qui est le cas au sein de la DSDEN, dans mon département. C’est l’échange entre les directeurs et directrices d’école, les inspecteurs et inspectrices et le service social qui va permettre d’opérer un choix entre une information préoccupante ou un signalement, notamment dans le cas de violences intrafamiliales, qui nous concernent particulièrement. Les trois parties prennent la décision ensemble.
M. Philippe Janvier. La procédure en vigueur est simple, connue et maîtrisée. Cela étant, l’inspecteur d’académie du second degré – qui exerce ses fonctions dans les collèges et les lycées – ne peut pas lancer une nouvelle alerte de lui-même s’il ne reçoit pas une nouvelle information, oralement ou par écrit, de la part d’une victime ou d’un témoin. Le traitement de la première alerte relève d’une hiérarchie qui doit donner des instructions.
Ce traitement doit être renforcé. En effet, on voit qu’il y a eu, pour le moins, quelques ratés. Nous préconisons une approche coordonnée entre les acteurs, chacun à son niveau d’intervention. Il faut sans doute définir une procédure visant à libérer la parole des élèves. Actuellement, les choses ne sont pas cadrées – ou, du moins, nous n’en sommes pas informés. Cette procédure devrait également concerner le recueil des signalements et la protection des personnes et des circuits de remontée des informations. Il s’agit de penser les choses, de la prévention au traitement des signalements, sans doute, comme cela a été dit, en faisant appel à des acteurs relevant de divers ministères, y compris, éventuellement, la police et la justice.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous nous concentrons, au sein de la commission d’enquête, sur les violences commises par des adultes ayant autorité sur des enfants dans le cadre scolaire, ce qui concerne les enseignants et les encadrants éducatifs, qu’ils appartiennent ou non à l’éducation nationale. J’ai toutefois conscience qu’une grande part des signalements que vous pouvez être amenés à gérer concernent des violences intrafamiliales, qui ne sont évidemment pas à minimiser.
On a relevé, dans un lycée de Châlons-en-Champagne, de nombreux dysfonctionnements dans la prise en compte de la parole d’une enseignante lanceuse d’alerte. Un lieu sûr – ou safe place – a été mis à la disposition des élèves, qui peuvent venir parler, anonymement ou non, aux enseignants volontaires assurant la permanence. Ce type de pratiques vous semblent-elles répandues et font-elles partie de vos champs d’action – qu’il s’agisse des recommandations de l’inspection ou des actions mises en œuvre par les chefs d’établissement ? Dans le cadre du processus de libération de la parole, l’intervention d’associations de protection de l’enfance est-elle souhaitable et à développer ?
Mme Christelle Kauffmann. Il est toujours intéressant de faire appel à un réseau. Dans le cadre de la prévention, il est utile de bénéficier de l’intervention d’associations de protection de l’enfance ou d’autres intervenants. Il est intéressant de dire à l’élève qu’il a le droit de parler. Toutefois, les chefs d’établissement ne peuvent plus faire disparaître un cours de l’emploi du temps comme ils le veulent, puisqu’il faut alors le remplacer.
Tous les établissements comportent un comité d’éducation à la santé, à la citoyenneté et à l’environnement, qui met en œuvre de nombreuses actions de prévention, notamment en matière de violences. Le plan annuel de remplacement de courte durée (RCD) affecte notablement nos velléités en matière d’actions de prévention, mais nous parvenons tout de même à les mener à bien.
Pour revenir au réseau, il faut que les associations soient disponibles. Tous les EPLE (établissements publics locaux d’enseignement) ne sont pas égaux en la matière : les possibilités sont moindres pour les établissements situés dans la ruralité.
On constate que l’application du programme de lutte contre le harcèlement à l’école (dit Phare) dans tous les établissements a contribué à libérer la parole, notamment grâce au comité de pilotage du programme et aux formations dispensées aux élèves ambassadeurs. Le programme Phare a également permis de déceler des situations qui ne relèvent pas du harcèlement. Il faut prendre en compte le fait que ces jeunes, petit à petit, sont formés et expriment une parole qui peut être celle de leurs camarades. Il est important de réfléchir au processus interne à chaque établissement, en fonction de sa taille et des personnels qui y sont présents. Les comités de vie lycéenne ou collégienne se saisissent aussi de ces questions et aiment à mener des actions, ce qui n’est pas négligeable.
M. Jérôme David. L’absence de publicité concernant le numéro d’alerte, le 119, et l’insuffisance des informations relatives au harcèlement, notamment scolaire, figurent parmi les manquements le plus souvent constatés lors des contrôles.
M. Patrick Roumagnac. Il est essentiel de libérer la parole, mais les situations, les territoires sont différents, si bien qu’il serait sans doute très difficile d’appliquer la même solution partout. En revanche, la coordination de l’action est primordiale : une communication très forte doit être établie, dès le début, entre le chef d’établissement, les corps d’inspection concernés et l’autorité hiérarchique chargée du pilotage, à savoir le recteur pour le second degré et l’inspecteur d’académie pour le premier degré. Faute d’une telle coordination, on risque de rencontrer des problèmes lors des procédures, de rendre certains éléments inexploitables et de mettre à mal la confiance que les jeunes placent dans l’institution. Cette confiance n’est pas innée. Le fait est que, dans de nombreux lieux, ils ne parlent pas parce qu’ils ont peur, ressentent une pression, craignent de ne pas être soutenus ou redoutent les conséquences de leur témoignage. Cette confiance doit faire l’objet d’un travail en amont, notamment dans le cadre de structures telles que la vie scolaire ou le conseil académique de la vie lycéenne (CAVL).
M. Patrick Bedel. Dans les établissements scolaires, la parole se libère progressivement depuis fort longtemps. On y travaille en mettant tout en œuvre pour que les enfants aient des points de repère, notamment les assistants d’éducation référents ou la vie scolaire. En tout état de cause, le passage de relais est assuré au sein de l’établissement pour que l’enfant aille frapper à la porte des personnes à qui il souhaite se confier. Encore faut-il, une fois de plus, que les personnes susceptibles de l’accueillir – infirmière, psychologue de l’éducation nationale, assistante sociale… – soient présentes. S’il veut rencontrer l’assistante sociale, qu’elle est absente et qu’on lui demande de revenir le surlendemain, il n’est pas certain qu’il le fasse. Ces éléments font partie du plan d’urgence de l’écoute et de l’accompagnement des élèves que nous proposons d’instaurer.
Mais la seule mesure qui semble se profiler consiste à soumettre aux élèves un questionnaire afin de susciter la parole de ceux qui auraient été victimes de violences commises par des adultes ayant autorité au sein de l’établissement. Cette mesure nous laisse très perplexes. Peut-on croire, en effet, que ces questionnaires anonymisés, qui seront soumis aux élèves à de multiples reprises, notamment lors des sorties scolaires ou s’ils sont internes, permettront véritablement de recueillir la parole de l’enfant ? Ce n’est pas certain. Celui-ci sera plus à même – croyez-en notre expérience – d’aller vers la personne qu’il aura identifiée au sein de l’établissement scolaire, en particulier les membres de l’équipe médico-sociale. Le questionnaire risque de parasiter notre travail, car les enfants peuvent répondre toutes sortes de choses. Son traitement accaparera beaucoup du temps, fort précieux, que nous consacrons à nos nombreuses autres missions en nous contraignant à déployer le peu d’énergie dont nous disposons pour analyser des situations peut-être inexistantes au détriment des véritables problèmes.
M. Olivier Beaufrère. Le questionnaire du plan Brisons le silence, en cours d’expérimentation dans six académies, devrait être généralisé – nous y travaillons avec la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) et le ministère. On nous le présente comme la nouvelle brique d’un édifice en construction. C’est nier tout le travail de terrain, fondamental, qui est accompli. Nous avons surtout besoin de soutien et de moyens. En Nouvelle-Calédonie, les assistantes sociales se déplacent en bateau et ne sont présentes qu’une journée ou une demi-journée dans un établissement ; ce n’est pas suffisant.
Plus que le silence, ce questionnaire brisera notre mode de fonctionnement puisque les réponses seront remontées automatiquement au DSDEN en même temps qu’elles seront transmises au chef d’établissement. Si l’assistante sociale est absente, si nous n’avons pas pu discuter avec le personnel qui a recueilli la confidence de l’élève, nous n’aurons pas le temps de le mettre en sécurité – au besoin en faisant un signalement sur le fondement de l’article 40 –, d’analyser et d’accompagner. Cela risque de précipiter les choses. Le questionnaire est encore au stade de l’étude, mais nous y sommes opposés.
M. Laurent Kaufmann. La CFDT a une vision un peu différente. Dans son rapport, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) aborde la question du déni. Nous devons également y faire face dans notre institution, car il existe partout. De fait, on se trouve dans une situation délicate lorsqu’on est mis au courant de violences commises par des membres du personnel.
Les études du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) révèlent que les systèmes éducatifs qui ont progressé sont ceux qui ont pris en compte la parole de l’usager, l’élève ou sa famille. Or, dans ce domaine, la CFDT considère que si beaucoup a été fait, des progrès restent à accomplir. À cet égard, l’enquête locale de climat scolaire est un outil qui pourrait être massivement utilisé. Il est vrai que tel qu’il est conçu, le questionnaire présente des limites. Mais nous estimons, quant à nous, que ce n’est pas parce qu’on n’a pas de thermomètre qu’il n’y a pas de fièvre. Ce questionnaire pourrait s’inscrire dans la logique de l’enquête locale. Élaborée depuis plusieurs années, notamment avec l’apport d’Éric Debarbieux, celle-ci consiste à interroger l’ensemble des usagers – élèves et familles – et des acteurs, pour peu qu’ils acceptent de répondre, sur le quotidien d’un établissement scolaire ; elle a lieu tous les quatre ans.
Cela peut paraître décalé par rapport à l’urgence qui a été évoquée. Mais la question qui se pose est celle du climat que l’on instaure dans nos institutions pour que la parole des élèves puisse être prise en compte.
Le questionnaire comporte deux types de questions : certaines sont fermées – que se passe-t-il dans les toilettes de l’établissement, par exemple ? –, d’autres sont ouvertes et permettent aux élèves, et aux adultes, de s’exprimer librement.
La CFDT estime que des progrès importants doivent être accomplis dans ces domaines, en améliorant, comme l’ont dit mes collègues, la formation initiale, continue et continuée de l’ensemble des acteurs du système éducatif. Je ne peux que souscrire aux propos de ma collègue du SNPDEN : on est actuellement obsédé par le remplacement de courte durée, au point de nous pousser à faire parfois des choses délirantes. Qui plus est, nous sommes soumis à des injonctions contradictoires puisque nous avons appris, hier, que les moyens dont nous disposons pour rémunérer les collègues qui assurent ces remplacements sont gelés jusqu’à la fin de l’année – et nous ne connaissons pas le montant de l’enveloppe qui leur sera allouée l’année prochaine. Or le fait que les élèves ne soient pas livrés à eux-mêmes influe sur le climat scolaire. C’est de plus en plus difficile. Les choses sont très intriquées.
Quoi qu’il en soit, pour la CFDT, il faut affronter le déni. Voulons-nous prêter attention à la manière dont les enfants vivent leur vie scolaire, culturelle, sportive ? Beaucoup de choses remontent de ces univers-là.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Monsieur Beaufrère, vous avez indiqué que les réponses au questionnaire Brisons le silence remonteraient directement à la DSDEN et au rectorat. Est-ce à dire qu’elles ne seraient pas transmises au chef d’établissement ?
M. Olivier Beaufrère. Le dispositif est encore expérimental, mais il devrait se dérouler de la manière suivante : une fois que la classe aura répondu au questionnaire dans une salle informatique, les réponses seront transmises directement simultanément au chef d’établissement et à la DSDEN. Cela ne nous laisse pas le temps de traiter un éventuel problème. Nous risquons de recevoir immédiatement l’appel d’un conseiller technique qui nous demandera comment nous avons réagi. Il faut nous laisser un peu souffler et travailler.
M. Patrick Bedel. J’ajoute, pour compléter mon propos, que la parole n’est pas exclusivement verbale, notamment lorsque les élèves ont subi des violences de la part d’adultes. Elle passe par des gestes, un isolement, un absentéisme, une attitude qui peut confiner à la violence… Nous savons analyser ces signaux faibles. Mais, encore une fois, il faut que nous puissions les traiter avec les personnels, et nous ne sommes pas certains qu’un questionnaire permette de traiter des signaux faibles non verbaux.
M. Éric Fuentes. Je souhaite revenir sur le rôle des inspectrices et des inspecteurs. Bien entendu, il faut trouver les espaces qui permettent de libérer la parole. Premier constat : souvent, en particulier dans le premier degré, la parole nous parvient, non pas par les élèves eux-mêmes, mais par des adultes, parents ou professionnels de l’éducation nationale. En plus de libérer la parole, il faudrait être capable de l’accueillir dans les meilleures conditions possibles. Ainsi, face aux nombreux témoignages qu’ils reçoivent, les inspectrices et les inspecteurs doivent avoir une écoute active, faire preuve de discernement et, in fine, accomplir des gestes professionnels ou apporter des réponses auxquels ils doivent être formés. On mesure l’importance du recueil de la première parole, de son analyse et de son traitement au regard des suites qui y seront données, le cas échéant.
M. Éric Nicollet. Il ne faut pas que nous reproduisions l’échec du questionnaire sur le harcèlement, qui n’a pas eu de suites concrètes, faute de personnels en nombre suffisant pour traiter les réponses. Se pose donc, une fois de plus, la question des moyens humains. Je ne sais pas comment les DSDEN pourront, compte tenu des moyens dont ils disposent, traiter le volume considérable des réponses au questionnaire. Il est donc nécessaire de recruter en grand nombre des professionnels de l’action sociale hautement qualifiés, capables de décrypter les expressions employées, voire de détecter des situations qui sont exprimées, non pas explicitement, mais par des signaux faibles, comme cela a été dit très justement.
Tout à l’heure, M. David a indiqué que, dans les établissements privés, la publicité des numéros d’appel, par exemple, était insuffisamment assurée. Mais, pour que la parole soit libérée, il faut que les jeunes aient conscience qu’ils ont le droit de parler et s’y autorisent. Cette conscience, ils peuvent l’acquérir grâce à certains enseignements qui leur sont dispensés, notamment l’enseignement civique. Puisque la commission d’enquête traite des situations de violence qui peuvent exister dans l’ensemble des établissements, en particulier privés, il faut dire qu’à l’occasion de nos contrôles, nous constatons très souvent des manquements graves à cet égard : dans ces établissements, ces enseignements ne sont pas dispensés ou ne le sont pas correctement.
M. Philippe Janvier. De la question de la détection, nous sommes passés à celle de la révélation par la libération de la parole ou l’interprétation de signaux faibles, notamment par les professeurs et la vie scolaire. Mais il me semble que nous devons éviter que de tels problèmes ne surviennent. Pour cela, il nous faut monter d’un cran supplémentaire et aborder la question de l’éducation et de la prévention. De même que le programme Phare vise à lutter contre le harcèlement, de même, nous pourrions instaurer un protocole qui reposerait sur le triptyque que nous avons évoqué : responsabilisation des acteurs, formation – par exemple, à la détection de signaux faibles – et sécurisation de la remontée des informations. J’ajoute que les personnes qui font des signalements doivent être informées des suites qui leur sont données au niveau supérieur. On l’a vu à l’occasion de certains dysfonctionnements, une personne qui ne sait pas comment a été traité son signalement peut penser qu’il ne l’a pas été du tout.
Avant de traiter les violences, il convient de les éviter. Sans doute faut-il, pour cela, mettre en œuvre un plan d’action et d’information fort à destination des élèves, plan qui pourrait s’inspirer du programme Éduquer à la vie affective et relationnelle, et à la sexualité (Evars), qui rappelle aux enfants que leur corps est un espace sacré.
M. Paul Vannier, rapporteur. Merci pour vos analyses et vos préconisations ainsi que pour vos réactions à certaines des mesures du plan Brisons le silence.
Quel type de contrôle ou d’inspection vous paraît le plus à même de détecter les violences commises par des adultes ayant autorité sur des élèves en milieu scolaire ?
Les questions suivantes s’adressent en particulier aux représentants des organisations syndicales des corps d’inspection et portent plus précisément sur le contrôle des établissements privés sous contrat, qui est un enjeu majeur puisque 2 millions d’élèves y sont scolarisés. De fait, c’est maintenant avéré, ces établissements sont très peu contrôlés et lorsqu’ils le sont, les mécanismes de contrôle semblent défaillants.
Lorsque ces contrôles ont lieu, les autorités diocésaines ou congréganistes en sont-elles préalablement informées et sont-elles toujours présentes lors de l’inspection ? Les inspecteurs et inspectrices membres de vos organisations syndicales ont-ils déjà rencontré des difficultés dans leurs échanges avec ces autorités de tutelle à l’occasion du contrôle d’établissements scolaires privés sous contrat ? Lorsque ces contrôles sont effectués, la définition de leur périmètre fait-elle l’objet d’une discussion, d’une négociation ? Arrive-t-il que certaines prérogatives des inspecteurs soient remises en cause par ces autorités, les chefs d’établissement ou toute autre personne ?
Enfin, la ministre Belloubet puis Mme Borne, qui lui a succédé, ont annoncé la création de 60 équivalents temps plein (ETP) dédiés au contrôle des établissements privés sous contrat. Or le nombre de ces établissements est considérable : 7 500. Les moyens annoncés vous paraissent-ils suffisants pour atteindre les objectifs affichés par le gouvernement ?
M. Patrick Roumagnac. Ces 60 postes – en réalité, 30 à la rentrée 2025 et 30 autres l’année suivante – qui nous ont été annoncés sans discussion préalable seraient répartis de la manière suivante : les deux tiers iraient au premier degré et le tiers restant au second degré. Cela permettra-t-il d’apporter des réponses ? Il est difficile de l’imaginer, non seulement parce que le volume de postes est faible, mais aussi et surtout parce que la mission qui sera attribuée à ces inspecteurs n’est pas clairement définie. La mission de tout inspecteur est définie par une circulaire. Or, en l’espèce, le dispositif pourrait assez largement déroger aux missions traditionnelles.
En effet, une des caractéristiques fortes de l’inspecteur est son ancrage dans un territoire, où il entretient des relations, éventuellement avec les autorités diocésaines. Ainsi, dans une situation ordinaire de contrôle pédagogique, l’inspecteur du premier degré qui intervient dans les établissements de son ressort le fait systématiquement en relation avec les autorités diocésaines. Les contrôles opérés dans les établissements privés sous contrat sont des contrôles de conformité, précisément définis dans la loi : il s’agit de s’assurer que l’acte d’enseignement correspond bien aux programmes et instructions officiels, notamment qu’il n’y a pas d’abus concernant le contenu des enseignements dispensés pendant le temps scolaire, en tenant compte des marges de liberté accordées à l’enseignement privé sous contrat.
Si le contrôle porte, non plus sur la pédagogie, mais sur la vie scolaire, il faudra mener une réflexion approfondie sur ce que l’on attend des nouveaux inspecteurs chargés d’effectuer ledit contrôle. Pour l’instant, la réponse – et elle est légitime – est d’ordre politique : il y a un problème et on crée des emplois pour tenter de le résoudre. Mais l’aspect opérationnel de ces contrôles doit faire l’objet de discussions qui n’ont pas encore été ouvertes. Les premiers postes seront déployés à la rentrée prochaine ; il est donc urgent de réfléchir notamment à la manière dont l’inspecteur travaillera en lien avec les chefs d’établissement, les autorités diocésaines.
Un inspecteur fait-il l’objet de pressions lorsqu’il se rend dans un établissement privé hors ou sous contrat ? Oui, évidemment ! On sait très bien que nos observations sont scrutées de près : si l’on s’éloigne un tant soit peu du contrôle de conformité pour se rapprocher de l’appréciation portée sur la pertinence pédagogique, on risque d’être très vite d’être rappelés à l’ordre par notre autorité de tutelle, qui fait ce qu’elle a à faire. De fait, nous marchons sur des œufs, et nous allons devoir apprendre à être précautionneux, car il y va de situations vécues par des jeunes qui peuvent être très douloureuses. L’erreur de comportement d’un inspecteur peut avoir de graves conséquences.
Gardons également à l’esprit que, sur le terrain, l’inspecteur peut collecter des informations pour documenter autant que possible une situation, et les faire remonter, afin que des décisions puissent être prises, lesquelles ne relèvent pas de l’autorité directe de l’inspecteur. Celui-ci a une tâche de préparation, qu’il accomplit en lien avec le chef d’établissement. Pour le grand public, le simple titre d’inspecteur confère à son titulaire une autorité sur un territoire. Mais cette autorité est contrôlée, et c’est heureux ! Le travail de l’inspecteur d’académie devient déterminant, comme on a pu le voir dans une affaire malheureuse qui est peut-être à l’origine de nos discussions.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Les dix postes qui doivent être créés pour le second degré à la rentrée prochaine, par exemple, seront-ils occupés par des inspecteurs pédagogiques régionaux ?
M. Patrick Roumagnac. Le directeur de l’encadrement a précisé, hier, que ce seront des inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR). Le cas échéant, des inspecteurs de l’éducation nationale du second degré, donc de la voie professionnelle, pourront être candidats à ces postes.
M. Éric Nicollet. Notre administration est sans doute la plus sous-encadrée de toutes : les inspecteurs et inspectrices sont un peu plus de 3 000 pour 800 000 enseignants. C’est tout à fait insuffisant. Les corps d’inspection peinent donc déjà à exercer leurs missions ordinaires. La ministre propose de créer 30 ETP à la rentrée prochaine, soit moins de 1 % de nos effectifs. Ce n’est pas ainsi que nous pourrons mettre en œuvre un programme ambitieux de contrôle des établissements privés sous contrat. Ce programme manque d’autant plus d’ambition que la ministre a indiqué, par ailleurs, que l’objectif était de contrôler 40 % des établissements au cours des deux prochaines années, c’est-à-dire 20 % par an, dont la moitié, a-t-elle précisé, devra être contrôlée en présentiel. Il nous faudra donc dix ans pour contrôler l’ensemble des établissements privés sous contrat en présentiel.
La création de ces nouveaux postes d’inspecteur et d’inspectrice a été décidée sans concertation avec les organisations syndicales. Toutefois, nous avions indiqué au cabinet de la ministre qu’il convenait, selon nous, de consolider les effectifs de l’ensemble des corps d’inspection, dans toutes les disciplines. Plutôt que de dédier des inspecteurs au contrôle des établissements sous contrat, il serait préférable de renforcer nos équipes de manière à libérer du temps qu’elles pourraient consacrer à des contrôles effectués par une équipe pluridisciplinaire composée d’inspecteurs de premier et de second degré ainsi que de personnels infirmiers, de personnels sociaux et de chefs d’établissement.
Quant au cadre des investigations, il est en effet actuellement relativement restreint : il ne nous permet pas d’enquêter sur des questions relatives à la vie de l’élève en dehors de la classe. De fait, le contrôle sur pièces ne permet évidemment pas de détecter des violences, quelles qu’elles soient. Le respect par l’établissement de son contrat avec l’État ne peut pas non plus être contrôlé. Les établissements privés que nous contrôlons nous opposent souvent leur caractère propre pour se soustraire à des investigations approfondies sur des situations que nous pourrions détecter ou suspecter – s’il est très rare de constater des violences, il arrive que l’on ressente certaines choses.
Pour l’instant, il nous manque un mandat clair pour pouvoir réaliser ces contrôles, c’est-à-dire une lettre de mission qui précise ce que notre autorité hiérarchique en attend. L’absence d’un tel mandat joue, hélas ! sur notre indépendance et notre liberté d’action. Un mandat clair, signé du recteur ou du directeur académique des services de l’éducation nationale, nous permettrait de disposer de garanties en la matière et d’échapper aux pressions exercées avant ou après ces contrôles par nos autorités hiérarchiques ou autres.
Enfin, je veux évoquer l’absence de transparence des résultats de nos contrôles : nous avons très peu de retours concernant nos observations. Nos rapports ne sont pas rendus publics in extenso. C’est un problème, car nous constatons régulièrement que ces rapports peuvent être édulcorés, certaines de leurs parties supprimées ou éludées. Régulièrement, nos collègues nous disent, par exemple, que le paragraphe qu’ils avaient consacré à la difficulté de la mise en œuvre de la mixité dans l’établissement privé qu’ils ont visité n’apparaît plus dans le rapport final. Un mandat clair et la publication de nos rapports sont deux éléments importants pour progresser dans ce domaine.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vos propos nous interpellent. À quel niveau hiérarchique le rapport est-il édulcoré, certains de ses éléments éludés ? Ce que vous nous dites fait écho à ce que nous avons observé et à ce que nous allons continuer d’examiner lors d’une prochaine audition portant sur le rapport de l’inspection générale concernant le collège Stanislas. Le niveau de contrôle est différent mais le mécanisme est le même. Nous avons, en effet, le sentiment – nous allons le vérifier – que la lettre de transmission a été édulcorée et que des passages entiers ont été modifiés pour donner une appréciation positive du fonctionnement de l’établissement alors que les inspecteurs généraux avaient relevé de très graves dysfonctionnements. Pouvez-vous nous confirmer qu’au niveau territorial, ce type de fonctionnement peut également exister ?
M. Éric Nicollet. Je ne dis pas que le sens de nos rapports peut être détourné pour le rendre positif. Mais nous sentons bien que certaines choses ne peuvent pas être dites ou qu’il est préférable de les taire. Des relectures sont faites au niveau des rectorats qui permettent, dans la restitution finale du rapport, une expression différente de la première.
M. Paul Vannier, rapporteur. Au niveau du rectorat, qui a la possibilité de relire un rapport et d’intervenir sur sa rédaction finale ?
M. Éric Nicollet. C’est une question délicate. Je ne peux pas vous dire très précisément qui peut le faire, mais c’est au niveau d’une Dasen ou d’un rectorat, autour du recteur et de son cabinet.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vais être plus direct. Vous témoignez sous serment. Si vous avez connaissance d’éléments suffisamment précis pour nous permettre de savoir s’il s’agit du recteur lui-même, de membres de son cabinet, de l’inspecteur d’académie ou de membres de son cabinet, et de connaître l’endroit où ce type d’interventions peut avoir lieu, il est important de l’indiquer à notre commission.
M. Éric Nicollet. Certains collègues nous ont en effet fait part de situations de ce type. Je peux vous mettre en relation avec eux, si vous le souhaitez.
M. Paul Vannier, rapporteur. En effet, si vous en avez la possibilité, indiquez-nous par écrit qui vous a signalé de tels faits. Nous ne cherchons pas à établir des responsabilités individuelles mais à comprendre des mécanismes. Il est important pour notre commission d’enquête de savoir à quel niveau se produisent de telles situations.
M. Philippe Janvier. Les inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux ne peuvent s’autosaisir. Ils sont sollicités par le recteur pour mener différents types de contrôles. Si le contrôle a trait à la pédagogie, il est confié à un IA-IPR de la discipline concernée. S’il concerne le fonctionnement de l’établissement et de la vie scolaire, il relève d’un IA-IPR-EVS. D’autres types d’inspecteurs traitent de la santé et de la sécurité, ou encore des contrôles administratifs, lesquels peuvent également être confiés à des compositions croisées. Nos collègues nous ont indiqué que les contrôles ayant eu lieu ces deux dernières années ont été menés par des équipes plurielles comprenant toujours au moins un ou deux IA-IPR-EVS.
Le contrôle constitue un moyen assez limité de révéler des faits graves parce que, lors d’un contrôle, une personne peut déclarer quelque chose, puis se rétracter après la remise du rapport. L’enquête administrative permet d’aller plus loin, dans la mesure où elle donne lieu à des auditions puis à la rédaction d’un procès-verbal (PV), qui est signé par la personne auditionnée. Elle permet ainsi de sécuriser les cas les plus graves ; elle peut parfois gagner à être dépaysée à l’inspection générale.
Le diocèse n’est pas toujours informé des contrôles. Ces deux dernières années, certains ont été menés de manière inopinée – je n’en connais pas le nombre exact –, des collègues nous ayant même indiqué qu’il leur arrivait de retourner dans un établissement déjà contrôlé six mois plus tôt. On ne nous a pas remonté de difficultés particulières avec le diocèse. Cela tient peut-être au positionnement des IA-IPR dans l’académie, et non au niveau local. Les relations locales n’existent pas ; elles sont plus distantes.
Concernant le périmètre du contrôle, notamment de la vie scolaire, je n’ai pas eu accès au protocole de contrôle. Celui-ci est à disposition des IA-IPR qui effectuent les contrôles. Selon eux, le protocole, dans une première version, délimitait plutôt bien le périmètre ; ils se sont sentis bien armés pour ne pas empiéter sur ce qui serait le caractère propre du privé sous contrat, qui constitue une ligne rouge. Cela a été le cas pour Bétharram. Il y a eu, cette semaine ou la semaine dernière, non pas une deuxième version mais l’ajout de fiches qui ont encore apporté des précisions concernant le caractère propre. Le protocole avance sur ce sujet ; je n’en sais pas plus.
S’agissant des 60 ETP dédiés, ils seront répartis en 10 postes d’IA-IPR cette année et 20 postes l’année prochaine. Les missions d’inspection associent plusieurs IA-IPR-EVS. Parfois, les problèmes traités concernent essentiellement l’établissement et la vie scolaire – il peut s’agir de questions de laïcité, du respect des valeurs républicaines, etc. Toutefois, le problème de fond, avant même la création de postes, est celui du recrutement : il faut des candidats. Le corps des IA-IPR souffre d’un déficit d’attractivité criant. Non seulement les postes ne sont pas tous pourvus à la rentrée mais, en cours d’année, certains de nos collègues prennent une autre mission, devenant Dasen, adjoints, etc. Cette année, nous sommes passés de trente postes non pourvus à la rentrée à soixante postes vacants en milieu d’année. Le problème est donc double : il faut certes créer des postes mais il faut aussi renforcer l’attractivité.
Tout le monde ne peut pas devenir inspecteur de l’éducation nationale ou inspecteur d’académie : il faut posséder une expertise reposant sur des années de pratique avant de pouvoir candidater. De plus, si les collègues ne font que cela, ils perdent de l’expertise, parce que les domaines à contrôler sont multiples.
Un collège d’inspecteurs se répartit la mission collective. Certains sont chargés de quelques dossiers et n’effectueront qu’un contrôle tous les deux ans, tandis que d’autres peuvent en faire cinq par an. Il faut renforcer les équipes des collèges IA-IPR, en particulier dans la spécialité établissement et vie scolaire.
Nos collègues nous disent qu’ils sont confrontés à une grande difficulté, qui est l’urgence de l’action. C’était compréhensible l’année dernière et cette année mais, pour la rentrée prochaine, il faut une planification. Ce plan d’action doit être élaboré en début d’année par le recteur avec les moyens dont il dispose, puis transmis au collège des IA-IPR qui se répartira la charge. Nous réalisons les missions que le recteur nous confie, y compris parfois quand nous sommes à la limite de nos missions.
En raison de la situation d’urgence actuelle, des collègues doivent, toutes affaires cessantes, cesser d’exercer une partie de leur métier. À défaut de planification, le système risque d’être déstabilisé parce que nous gérons un ensemble de missions dont certaines ne peuvent pas être mises en suspens et pour lesquelles nous sommes déjà en sous-effectif : des établissements attendent que nous recrutions des enseignants contractuels, parfois depuis des semaines ; des services attendent que nous avancions sur les examens – il ne s’agirait pas qu’il y ait un crash aux examens en fin d’année, par exemple. Il faut quantifier la charge de travail qui sera dévolue au contrôle durant l’année pour pouvoir la répartir.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous avons découvert que le Secrétariat général à l’enseignement catholique (Sgec) avait été, à de très nombreuses reprises, associé à l’élaboration du guide du contrôle des établissements privés sous contrat. Vous nous avez indiqué la nécessité d’un cadre clair, d’un mandat qui préciserait le périmètre de vos interventions. Vos organisations syndicales représentatives ont-elles été associées, d’une façon ou d’une autre, à l’élaboration de ce guide du contrôle des établissements privés sous contrat ?
M. Éric Nicollet. La réponse est non. Nous ne sommes plus associés à grand-chose depuis quelques années.
M. Philippe Janvier. Pour ce guide, la réponse est non. Actuellement, il est à la disposition des seuls inspecteurs qui effectuent des contrôles.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vos organisations représentatives des personnels sont des interlocutrices officielles du ministère de l’éducation nationale dans le cadre du dialogue social prévu par notre République. Le Sgec, lui, n’a aucune existence juridique. Le dialogue très intense entre le ministère et le Sgec n’est prévu par aucun texte, par aucune loi, et pourtant il a lieu, de façon apparemment privilégiée, au point que le Sgec s’est manifestement senti autorisé à s’opposer de toutes ses forces au renforcement des contrôles sur les établissements privés sous contrat. Cela a eu des conséquences dramatiques, je tiens à le rappeler : des vies d’enfants ont été brisées parce qu’ils ont été exposés à des agresseurs qui, pendant des décennies, ont pu commettre leurs crimes sans jamais faire l’objet de la moindre visite.
Votre réponse très claire est lourde de sens du point de vue du fonctionnement du système éducatif et de notre démocratie sociale. Elle soulève des questions sur les responsabilités politiques parce que, pendant des décennies, dans la coulisse, s’est instaurée une relation non prévue par les lois, en dehors de tout contrôle démocratique.
Mme Christelle Kauffmann. En tant que chefs d’établissement, nous n’avons aucune prérogative et c’est heureux. Il ne nous appartient pas de contrôler les établissements privés mais nous soutenons l’analyse de nos collègues inspecteurs. Nous demandons que le contrôle strict opéré sur les EPLE soit le même pour les établissements privés, notamment ceux qui sont sous contrat.
Concernant les organisations syndicales, et pas spécifiquement sur la question des violences, nous interpellons régulièrement notre ministre ou nos interlocuteurs sur l’égalité de traitement. Ainsi, le programme Phare s’applique seulement dans les établissements publics. Le privé fonctionne autrement, ce qui empêche toute comparaison. Cela vaut pour de nombreux autres sujets, par exemple le plan RCD. Nous accueillons tous des élèves : l’égalité de traitement stricte est absolument nécessaire.
Mme Cathy Rodier Hagenbach. Je partage ce qui a été dit sur l’insuffisance du nombre d’inspecteurs. Quand un IA-IPR disciplinaire est le seul de son académie, ce n’est pas suffisant. L’annonce de la création de postes est donc une bonne nouvelle.
Je vais toutefois mettre les pieds dans le plat. Il s’agit d’argent public : je n’aimerais pas qu’il soit entièrement consacré au contrôle des établissements privés, si nécessaire soit-il, alors que les inspecteurs sont déjà très mobilisés par leurs missions et que l’on en voit de moins en moins dans les établissements publics.
M. Laurent Kaufmann. Notre organisation syndique tous les métiers de l’institution, y compris celui des inspecteurs. Je me ferai donc le porte-parole des collègues qui ont contribué aux réponses au questionnaire, que nous vous enverrons.
Quand on inspecte un établissement, notamment un établissement privé sous contrat, le climat scolaire est analysé. Certains collègues disent que celui-ci ne relève pas uniquement des inspecteurs EVS. Il y a une césure profonde dans la construction des cultures professionnelles entre les inspecteurs disciplinaires et les inspecteurs établissements et vie scolaire. Or, si l’on veut progresser, la question du climat scolaire doit être une préoccupation partagée.
Une dimension n’a pas été évoquée : l’accompagnement à la suite de la rédaction d’un rapport. L’absence de retour sur des préconisations montre que l’établissement ne respecte pas le contrat. Il est indispensable de traiter ce sujet démocratique. Les collègues qui font des inspections remontent des entorses à la laïcité ou à la mixité, l’absence de certains enseignements ou de volumes horaires dans des disciplines artistiques.
Nous partageons votre incompréhension concernant l’association du Sgec à l’élaboration du guide de contrôle. La CFDT a été très surprise d’entendre le secrétaire général de l’enseignement catholique annoncer que les établissements catholiques sous contrat ne mettraient pas en place les groupes de niveau pourtant prévus dans le choc des savoirs. En quoi consiste alors le contrat d’association avec l’État ? Beaucoup de questions sur l’enseignement public et privé restent en suspens, même s’il n’est pas question de rallumer la guerre scolaire.
Nous n’avons toutefois pas évoqué le sujet de la mixité scolaire et sociale. Les deux systèmes devront répondre à cette préoccupation majeure. Notre système scolaire est en effet un des plus ségrégués d’Europe.
M. Philippe Janvier. Les inspecteurs disciplinaires sont très attentifs à la gestion de classe des professeurs. Parfois, dans des cahiers, on trouve des règlements internes à la classe. Il s’agit d’une sorte de contrat didactique, pédagogique entre le professeur et ses élèves. Souvent, les chefs d’établissement n’en sont pas informés.
La façon de gérer la classe, la présence ou non d’un contrat, le fait que le professeur s’y tienne, la parole des élèves, qui peuvent venir à la fin du cours nous dire certaines choses – « Nous sommes contents que vous soyez là, aujourd’hui ça s’est très bien passé, contrairement à d’habitude » : c’est rare mais cela existe –, tous ces éléments sont des signaux faibles que nous devons détecter. Ils contribuent en effet à la vie scolaire.
La vie scolaire est un champ global qui n’est pas réservé aux IA-IPR-EVS. Elle comprend aussi le respect des personnes, des droits, des valeurs de la République. Nous ne faisons pas les mêmes métiers mais, depuis de nombreuses années, les inspecteurs n’interviennent plus uniquement dans leur champ propre. C’est une vision qu’il faudrait actualiser.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Ma question s’adresse aux représentants des syndicats d’inspection. L’indépendance ne semble pas faire partie de vos revendications. Pourtant, le contrôle d’un établissement s’apparente à une inspection du travail. Selon l’analogie du sociologue Pierre Merle, il ne viendrait à l’idée de personne de confier le contrôle de la sûreté nucléaire à une autorité qui ne serait pas indépendante du ministre de l’énergie. Plus on avance dans cette commission d’enquête, plus j’en viens à me dire qu’il n’y a pas d’autre issue que d’envisager l’indépendance d’un corps d’inspection qui pourrait s’autosaisir, fixer son propre calendrier de travail et avoir une indépendance totale par rapport à un ministère dont il partagerait le même objectif, celui du bien-être, du développement et de l’éducation de tous les enfants.
M. Philippe Janvier. Si les IA-IPR sont libres dans le conseil au recteur, ils sont en revanche loyaux dans leur action : ils respectent les décisions du recteur et appliquent la politique éducative annoncée par le ministère.
L’autre aspect de notre travail, c’est l’inspection pédagogique. Notre métier, c’est l’enseignement dans les classes mais, quand on nous confie des missions de contrôle, nous travaillons sur la base de missions. Nous sommes mandatés sur des champs définis – le plus souvent, la vie scolaire. La lettre de mission du contrôle doit être précise.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Le protocole est le même pour des conseils pédagogiques que pour une mission de contrôle, dont l’objet est de vérifier la sécurité des personnels et des enfants. Le mandat ne devrait pas dépendre entièrement d’un ministre qui a le pouvoir de publier ou non les conclusions d’un rapport. C’est la communauté éducative entière qui est concernée, pas uniquement le ministre dans ses attributions politiques.
M. Patrick Roumagnac. L’éducation nationale est un système très hiérarchisé et organisé dans lequel les inspecteurs ont une parole totalement libre. Quel que soit mon niveau de responsabilité dans le système, j’ai toujours rédigé mes rapports très honnêtement et très loyalement. Je les ai fait remonter à mon supérieur hiérarchique – inspecteur d’académie, recteur, voire recteur de région académique. J’ai exercé les responsabilités qui étaient les miennes en faisant confiance à mon supérieur hiérarchique pour en faire de même. Celui-ci fait remonter l’information qui lui paraît pertinente, sachant qu’une partie de l’information peut être considérée comme non utile à un instant T.
Pour ma part, je suis beaucoup plus choqué par ce que vous avez évoqué, à savoir le fait d’interroger des gens qui n’ont pas à s’exprimer sur cette question tout en négligeant les organisations syndicales. C’est un dysfonctionnement du système. En revanche, cela n’obère pas la liberté de parole des inspecteurs. Notre loyauté, nous la manifestons à l’égard de la nation et non de nos supérieurs hiérarchiques. Notre responsabilité consiste à dresser le constat le plus objectif et le plus honnête possible, et de le faire remonter.
Un système à l’anglaise, indépendant, serait envisageable. Toutefois, compte tenu de ce qu’il produit, je ne suis pas certain que je serais enthousiasmé de relever d’un tel système.
M. Éric Nicollet. Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit. La situation catastrophique que connaissent d’autres pays laisse penser que l’externalisation du contrôle serait vraiment une très mauvaise idée.
Il ne s’agit pas de contrôle qualité ; c’est autre chose. Le contrôle par l’État de ses propres services, de ses propres activités existe depuis la Révolution française. Les corps d’inspection sont porteurs de cette histoire. Il est très important pour nous de pouvoir exercer ce contrôle interne avec toute l’indépendance nécessaire. Nous avons écrit à nos collègues pour leur dire de ne pas craindre de se saisir de cette indépendance, même s’ils se trouvent dans des situations où des pressions s’exercent.
Par ailleurs, lorsque je suis devenu inspecteur de l’enseignement professionnel, j’ai prêté serment devant un tribunal d’instance. Cela me donnait un mandat très fort lorsque j’inspectais des centres de formation d’apprentis – je pouvais même saisir un inspecteur du travail pour qu’il m’accompagne. La loi de 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel a supprimé ce serment, tout comme le service d’inspection de l’apprentissage. La question du mandat et des conditions de son exercice doit être traitée. Je pense en effet qu’être assermenté et muni d’une carte bleu, blanc, rouge confère une grande valeur au contrôle exercé.
Mme Florence Herouin-Léautey (SOC). L’enseignement civique n’est que peu ou pas dispensé. Les stagiaires collégiens ou lycéens que je reçois se désolent eux-mêmes de constater que, alors qu’ils s’apprêtent à devenir majeurs et à obtenir le droit de vote, ils ne sont pas fichus d’avoir un regard éclairé sur le fonctionnement de nos institutions. Or cet enseignement peut contribuer à la libération de la parole. Comment en est-on arrivé là et comment peut-on y remédier ?
Par ailleurs, j’ai entendu qu’un programme équivalent à Phare, dédié aux violences, pourrait avoir du sens dans le premier degré. Comment envisagez-vous le rôle des collectivités dans ce partenariat indispensable ?
M. Jérôme David. Des insuffisances sont constatées dans les établissements privés, en particulier s’agissant de l’enseignement moral et civique. Des manquements existent, même si cela ne concerne pas tous les établissements. Ils doivent appliquer un programme, dont nous sommes garants.
D’autres insuffisances pédagogiques sont constatées concernant l’enseignement scientifique, les activités artistiques, musicales et sportives, les valeurs de la République et de la laïcité, ainsi que l’absence des numéros d’alerte et les lacunes de l’information relative au harcèlement scolaire et aux modalités d’accueil des élèves à besoins particuliers. Tels sont les manquements les plus souvent constatés lors des contrôles des établissements privés.
Mme Florence Herouin-Léautey (SOC). Ma deuxième question portait sur l’opportunité d’appliquer un équivalent du programme Phare contre les violences au premier degré. Comment la communauté éducative pourrait-elle l’organiser ? Quel pourrait être le rôle des collectivités ?
M. Laurent Kaufmann. L’équivalent de Phare dans le privé, c’est le plan de protection des publics fragiles. Il est en effet curieux qu’il n’y ait pas d’obligation d’appliquer le programme Phare.
Concernant l’éducation à la citoyenneté, à la CFDT, nous avons lu avec intérêt l’ouvrage de Sebastian Roché, La nation inachevée, qui est une enquête sociologique robuste portant sur des milliers de questionnaires d’élèves sur l’éducation à la citoyenneté. Celle-ci est extrêmement théorique et n’est pas mise en pratique. Les élèves, en dépit du nombre d’heures d’enseignement qu’ils reçoivent, ont l’impression que cet enseignement est assez éloigné d’une éducation citoyenne.
S’agissant du partenariat, dans le premier degré comme dans le second, les contraintes budgétaires des collectivités territoriales sont telles qu’il va falloir en rabattre ; c’est très inquiétant pour toutes les actions que l’on peut mener dans un établissement. Dans le second degré, nous travaillons avec des partenaires associatifs mais les inégalités territoriales font que l’on n’a pas partout accès à la même richesse ; il faut donc des moyens. Or les coupes budgétaires annoncées et prévisibles mettront à mal des projets qui participent au climat scolaire.
Pour que la parole émerge, il faut établir une relation de confiance entre les jeunes et les adultes. Celle-ci n’est pas innée, elle se construit, de plus en plus difficilement en raison de l’influence des réseaux sociaux. Cela passe par des logiques partenariales. Malheureusement, les réductions budgétaires ne peuvent que nous inquiéter car elles remettent en cause tant le volume d’heures supplémentaires accordées aux enseignants pour conduire des projets avec des partenaires que le financement du monde associatif.
M. Éric Fuentes. Je souhaite revenir sur les liens avec les collectivités territoriales, notamment pour les inspectrices et inspecteurs du premier degré. Dans une circonscription en zone rurale, l’inspecteur ou l’inspectrice peut faire face à une soixantaine d’élus locaux. Les échanges avec les collectivités territoriales portent sur les temps méridiens et périscolaires, dans la continuité de la journée de l’enfant. Les inspecteurs et les directeurs d’école sont très souvent sollicités pour des situations en dehors du temps scolaire relevant de la compétence de la collectivité territoriale. Cela a forcément des répercussions sur le temps scolaire. Il est vrai que l’on ne peut pas saucissonner le temps de l’enfant, sachant que les temps de pause méridienne sont aussi des moments très particuliers de concentration d’activités diverses et variées pour les jeunes enfants.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie pour votre présence et pour la franchise de vos propos. Nous lirons avec grand intérêt vos réponses écrites.
33. Audition de M. François Bayrou, premier ministre, ancien ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (14 mai 2025 à 17 heures)
La commission auditionne, dans le cadre des travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), M. François Bayrou, premier ministre, ancien ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche ([33]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires en recevant M. François Bayrou, premier ministre.
Comme vous le savez, monsieur le premier ministre, ce qu’on appelle désormais l’affaire Bétharram a conduit notre commission à se doter des pouvoirs et des prérogatives d’une commission d’enquête afin d’analyser, au-delà d’un seul établissement, un phénomène qui touche largement l’institution scolaire, qu’il s’agisse d’établissements scolaires publics ou privés.
Si notre champ d’investigation ne se limite pas à ce cas particulier, il faut bien constater que celui-ci présente des spécificités objectives : l’ampleur, la gravité et la persistance au cours du temps de faits de violences physiques et sexuelles commis par des adultes ayant autorité sur des élèves ; le nombre de victimes potentielles ; la manière dont les cas de violences ont été traités – ou ne l’ont pas été –, dès les années 1990 et jusqu’à récemment, par les différentes autorités concernées – scolaire, judiciaire, politique ; le fait que votre nom ait été associé à cette affaire compte tenu des différentes responsabilités que vous avez exercées – député des Pyrénées-Atlantiques de 1986 à 1993, de 1997 à 1999 et de 2001 à 2021, président du conseil général des Pyrénées-Atlantiques de 1992 à 2001, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche de 1993 à 1997.
Monsieur le premier ministre, nous avons auditionné Mme Françoise Gullung, ancienne professeure au sein de l’établissement Notre-Dame de Bétharram, M. Alain Hontangs, ancien gendarme affecté à la section de recherche de la gendarmerie de Pau, et M. Christian Mirande, ancien juge d’instruction au tribunal de grande instance de Pau. Ils étaient tous sous serment. Leurs propos n’ont jamais varié. Vous aussi, monsieur le premier ministre, aujourd’hui, vous êtes sous serment. Nous attendons de vous la vérité.
Concernant le déroulé de l’audition, je précise qu’elle est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale et qu’elle y sera consultable en vidéo. Elle fera également l’objet d’un compte rendu écrit, qui sera publié. Notre échange prendra la forme de questions et de réponses. Je vous poserai une première question et donnerai ensuite la parole aux rapporteurs, Mme Violette Spillebout et M. Paul Vannier.
Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. François Bayrou prête serment.)
Comme lors de toutes nos auditions, nous commencerons directement par l’exercice des questions et des réponses, sans propos liminaire de votre part. Si, à la fin de l’audition, vous souhaitez évoquer des éléments qui n’auraient pas été abordés pendant les échanges, vous pourrez le faire librement.
Ma première et ma seule question est la suivante. Monsieur le premier ministre, avez-vous été membre à quelque titre que ce soit d’un organe de gouvernance ou de consultation de l’établissement Notre-Dame de Bétharram ? Si oui, pouvez-vous s’il vous plaît nous indiquer en quelle qualité et à quelle période ?
M. François Bayrou, premier ministre. Madame, il faut d’abord essayer de préciser des choses. Vous voulez m’interdire un propos liminaire ; excusez-moi, mais j’ai deux ou trois choses à dire pour préciser le cadre de cet entretien. Vous venez de dire, par exemple, que j’ai été député jusqu’en 2021. C’est faux. J’ai été député jusqu’en 2012 ; c’est presque dix ans de moins. Cela mérite que l’on précise les choses.
Je veux simplement commencer par dire quel est mon état d’esprit. Je ne vois pas en quoi ce serait gênant. Je répondrai ensuite à votre question, bien entendu. Je ne vois pas en quoi ce serait gênant que je dise ce que cette affaire, qui fait depuis des mois – quatre mois – se multiplier les déclarations, les menaces et les demandes de démission, signifie pour moi à titre personnel, puisque c’est tout de même à ce titre que vous m’avez invité et que d’autres m’ont mis en cause.
Je veux vous dire simplement que le premier mot qui me vient à l’esprit au sujet de cette audition est « enfin ». Pour moi, cette audition est très importante. Elle est très importante pour les garçons et les filles qui ont été victimes de violences, particulièrement de violences sexuelles, depuis des décennies, que ce soit à Bétharram ou, comme nous le découvrons tous les jours, en beaucoup d’autres établissements scolaires et en beaucoup d’autres institutions, associatives, sportives, du monde du spectacle et en famille – hélas. C’est – j’ai employé cette expression – un continent caché qui apparaît, qui surgit. Il a commencé à surgir notamment avec le mouvement MeToo, depuis quelques années et spécialement ces derniers mois.
Je veux dire que ce sont celles-là, les victimes, qui m’intéressent, elles qui, trop souvent, se sont tues parce qu’elles ont honte, parce qu’elles n’osent pas, parce qu’elles ne veulent pas faire de peine à leurs proches. Ce sont celles-là qui m’intéressent. Pendant toute cette période où la polémique était sur moi – des centaines d’articles et des milliers de tweets m’ont mis en cause –, j’ai chaque jour pensé que c’était sur elles et sur eux que l’attention aurait dû se porter, qu’elles auraient dû être entendues, soutenues et accueillies, ce qu’à mes yeux elles n’ont pas toujours été.
C’est pourquoi je veux exprimer beaucoup de reconnaissance à ceux, tout seuls au début, qui ont permis de dévoiler ce qui devait l’être, de nous amener à réfléchir sur ce continent caché, ce continent dérobé de l’enfance violentée, si souvent ignoré et parfois même honteusement justifié, et de comprendre le silence qui l’entoure. Si ma présence comme cible politique a permis que ces faits apparaissent, a permis ce MeToo de l’enfance, alors cela aura été utile.
Ce n’est pas parce que j’exprime cette reconnaissance que je n’identifie pas les manœuvres, l’instrumentalisation de tout cela, en reprenant en une phrase de l’un des inspirateurs de certains d’entre vous : « Abattre ce gouvernement, abattre le suivant et le suivant encore ! » L’arme utilisée est le scandale, avec des outils très puissants tels que les réseaux sociaux et les attaques les plus brutales et les plus basses, auxquelles il est impossible de répondre, parce qu’il n’est aucune instance où répondre et parce que répondre incomplètement leur donne de l’écho.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Monsieur le premier ministre…
M. François Bayrou, premier ministre. Si vous permettez…
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vais vous laisser la parole, mais je me permets tout de même de vous interrompre pour rappeler, parce que c’est important, l’organisation de la commission. Nous travaillons depuis plus de deux mois. Aucun invité n’a prononcé de propos liminaire, puisque telles sont les règles de la commission d’enquête. Je vous laisse finir le vôtre, mais sachez que je ne vous interdis pas un propos liminaire : c’est simplement notre organisation.
M. François Bayrou, premier ministre. C’est très bien. Comme ça, nous sommes donc du même sentiment.
Plusieurs députés. Non !
M. François Bayrou, premier ministre. De ces faits d’il y a trente ans, je n’avais, lorsque les échos en sont apparus quelques semaines après ma nomination comme premier ministre, aucun souvenir ; je n’avais aucun document ; personne, d’ailleurs, ne les a conservés. Il a fallu des mois et de rares concours de circonstances pour que les documents et les preuves réapparaissent.
Dès lors, la question était : comment se faire entendre et apporter des preuves ? C’est pourquoi cette rencontre est très importante à mes yeux. Ceux qui sont entendus le sont sous serment, ce qui donne de la force et de la solennité aux affirmations et aux preuves qui doivent être présentées – c’est ce que je suis venu faire ici.
Vous avez dit que j’étais là en tant que parent d’élève. Je veux simplement rappeler les dates, pour indiquer la distance dans le temps. Notre fille aînée est entrée à Bétharram en classe de première en 1987, il y a presque quarante ans ; et notre dernier fils a quitté cet établissement en 2002, il y a presque un quart de siècle. Voilà exactement mon lien avec Bétharram.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. D’accord. Alors…
M. François Bayrou, premier ministre. Deuxièmement – je réponds à votre question…
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Comprenons-nous bien : votre audition est celle du premier ministre, de l’ancien président de conseil général, principalement, et de l’ancien ministre de l’éducation nationale. Nous contextualisons, parce que c’est important pour nous. Nous allons vous poser des questions sur cette période parce que vous étiez alors président de conseil général.
M. François Bayrou, premier ministre. J’en serai ravi. Mais permettez-moi de vous dire que mon lien avec Bétharram, et la raison pour laquelle je suis ici, est d’y avoir été parent d’élève il y a quarante ans, à une période qui a eu beaucoup d’écho.
Plusieurs députés. Non !
M. François Bayrou, premier ministre. Vous dites « non » ; permettez-moi d’avoir un jugement différent.
Vous m’avez demandé si j’ai été membre des organes de direction de Bétharram : jamais.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. N’avez-vous pas siégé au conseil d’administration de l’établissement ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je vais vous répondre, si vous voulez bien qu’on ne s’interrompe pas. C’est un sujet important.
Mme Céline Hervieu (SOC). Respectez les règles de la commission !
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Et la présidence !
M. François Bayrou, premier ministre. J’imagine que ceux qui viennent devant cette commission, composée avec beaucoup de publicité et devant beaucoup de presse, ont le droit de s’exprimer.
J’ai lu dans un organe de presse, Mediapart, que j’ai été membre du conseil d’administration de Bétharram en décembre 1985, comme représentant du conseil régional de l’époque, dont je rappelle qu’il n’était pas élu au suffrage universel : c’était une délégation des conseils départementaux. Je n’y suis pas resté parce que j’ai été élu député en mars 1986, à la proportionnelle. Je n’ai donc jamais siégé, à mon souvenir, au conseil d’administration de Bétharram.
Mars 1986, je vous le rappelle, c’est la campagne pour cette élection très importante à la proportionnelle ; elle a lieu au moment où je suis prétendument désigné membre du conseil d’administration. Comme vous le savez, toutes les collectivités locales ont des représentants – dans les écoles pour les communes, dans les collèges pour le conseil départemental, dans les lycées pour le conseil régional. C’est à ce titre que j’ai été désigné, sans jamais siéger.
Je vais aller encore un tout petit peu plus loin. Je n’ai pas souvenir d’être entré dans l’établissement scolaire. Bétharram, c’est deux choses : un établissement scolaire et, à côté, un sanctuaire, comme on dit, c’est-à-dire un lieu de pèlerinage, vieux de quatre siècles, avec une chapelle baroque classée monument historique qui est très spectaculaire. Je ne suis jamais entré comme parent d’élève à Bétharram – j’ai été un parent d’élève moins assidu qu’il n’aurait sans doute fallu.
Je suis entré à Bétharram, paraît-il, d’après ce qui a été publié, pour inaugurer un gymnase. J’ai approché Bétharram pour inaugurer le toit de la chapelle, qui avait été réparé avec des crédits de l’État, parce que c’est un monument tout à fait exceptionnel, et j’y suis entré, paraît-il, mais je n’en ai pas le souvenir, parce qu’il y a eu une inondation dans les années 1990. Peut-être ma mémoire me trahit-elle, mais pas beaucoup. Voilà exactement la réponse à votre question.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Si j’ai bien compris – vous répondez de façon un peu longue –, vous avez été désigné membre du conseil d’administration de Bétharram mais n’y avez pas siégé.
M. Paul Vannier, rapporteur. Monsieur le premier ministre, le 11 février dernier, ici même, à l’Assemblée nationale, vous avez déclaré : « Je n’ai jamais été informé de quoi que ce soit de violences, ou de violences a fortiori sexuelles, jamais. » Monsieur le premier ministre, maintenez-vous cette déclaration aujourd’hui, sous serment, devant notre commission d’enquête ?
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur Vannier, celui qui ment ce jour-là, le 11 février, ce n’est pas celui qui répond à la question, c’est celui qui la pose, c’est-à-dire vous. Vous dites que je n’ai pas protégé les élèves « victimes de violences pédocriminelles ». Je veux rappeler ce que veut dire le mot « pédocriminel ». Il signifie l’abus et l’exploitation sexuels des enfants.
Vous avez fait allusion au fait que j’ai été ministre de l’éducation nationale. Vous avez dit que j’étais l’« époux d’une professeure ». C’est faux. Ma femme n’a jamais été professeure à Bétharram. Elle y est allée pendant neuf mois, une heure par semaine, faire ce qu’on appelle l’éveil religieux. Jamais elle n’a été professeure à Bétharram. C’est le contraire de ce que vous avez annoncé.
Vous dites que j’ai été saisi à de nombreuses reprises. C’est faux. Je n’ai pas été saisi. Il y a eu vingt-cinq ans de silence absolu. Tout ce que je savais, je l’ai su par la presse – je vais en apporter la démonstration. Enfin, vous dites « vous avez choisi l’omerta pendant trente ans ». Ceux qui ont choisi l’omerta sont ceux qui savaient et n’ont rien dit.
Je maintiens donc l’affirmation qui est la mienne : je n’ai pas eu d’autre information comme ministre de l’éducation nationale – je vais en parler –, puisque j’avais demandé un rapport d’inspection, que par la presse, et je n’ai bénéficié d’aucune information privilégiée.
M. Paul Vannier, rapporteur. Monsieur le premier ministre, si un jour j’ai à déposer devant une commission d’enquête, je le ferai, et je répondrai aux questions qui me sont posées. Vous n’avez pas répondu à ma question, je la pose donc à nouveau. Vous avez déclaré : « Je n’ai jamais été informé de quoi que ce soit de violences, ou de violences a fortiori sexuelles, jamais. » Vous l’avez fait devant la représentation nationale. Est-ce que vous maintenez, sous serment, cette déclaration ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je maintiens que les seules informations que j’ai eues étaient celles qui étaient dans le journal. Je n’en ai pas eu d’autre. J’ai les dates précises des articles des journaux. Je n’ai pas eu d’autre information, ce que votre question induisait. Votre question disait que j’avais reçu d’autres informations. Pour moi, je n’ai eu aucune autre information que celle-là – nous allons y revenir fait par fait, si vous le voulez bien. Au-delà…
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous nous dites aujourd’hui que vous disposiez des informations qui étaient disponibles dans la presse, ce qui est une affirmation très différente de celle que vous avez assumée le 11 février dernier. Ce jour-là, monsieur le premier ministre, vous êtes catégorique. Vous avancez deux preuves dans votre réponse, pour marquer votre affirmation, et vous annoncez porter plainte en diffamation. C’est une réponse très offensive. Avez-vous porté plainte en diffamation ? Si oui, contre qui ?
M. François Bayrou, premier ministre. Non. J’ai hésité. Mon intention était de porter plainte contre les organes de presse qui avaient annoncé que j’avais donné 1 million d’euros à Bétharram cette année-là – il s’agit d’un article de Mediapart, pour autant que je me souvienne. C’était faux. J’avais l’intention de porter plainte. Et puis je me suis dit que, dans ces affaires, chaque fois qu’on porte plainte en diffamation, on sert ceux qui essaient de porter le scandale, donc je ne l’ai pas fait. L’expérience qui est la mienne, c’est qu’il est très rare qu’on se félicite d’avoir porté plainte en diffamation.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous revenez aujourd’hui sur votre déclaration du 11 février. Pourtant, ce 11 février, vous disposez depuis plusieurs jours, depuis le 29 janvier, d’une série de questions sur l’établissement Bétharram que vous a adressée le journal Mediapart. Tout indique donc que vous êtes informé de ces questionnements et préparé à répondre aux questions des députés sur ce sujet. Et vous choisissez de nier toute connaissance de votre part de ces faits de violences. Vous revenez aujourd’hui sur cette déclaration. Pourquoi cette attitude dans ce premier moment, le 11 février, consistant à nier toute connaissance de votre part ?
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur Vannier, j’ai écouté beaucoup des séances de cette commission. Votre méthode – la vôtre, personnelle – est absolument transparente : chaque fois que quelqu’un vous apporte une réponse, vous la traduisez de manière que celui qui s’exprime, s’il ne fait pas attention, se trouve entraîné à des affirmations qui ne sont pas les siennes.
Je regrette de vous dire que les raisons… je viens d’exprimer que je n’ai pas eu d’autre information. Les dates que je vais vous donner vont le prouver, car je suis venu ici pour apporter des preuves. Cette méthode que vous utilisez, si vous le permettez, je ne la laisserai pas s’exprimer contre moi.
Pourquoi ai-je changé d’avis ? J’ai dit pourquoi je n’ai pas porté plainte pour diffamation, après avoir hésité. Si je n’ai pas répondu au questionnaire de Mediapart, c’est parce que Mediapart n’est pas une autorité de la République, que je ne suis pas obligé de lire les lettres que Mediapart m’adresse, que je considère qu’il y a dans Mediapart beaucoup de déformation de la réalité et beaucoup de diffamation, et que, si vous le permettez, par hygiène mentale, je ne me plie pas aux ordres de Mediapart, ni d’ailleurs d’aucun autre journal.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le 29 janvier, vous recevez une série de questions qui vous sont adressées par ce journal. Vous êtes interrogé à l’Assemblée nationale le 11 février. Vous n’êtes pas préparé à répondre au sujet de votre connaissance ou ignorance de faits de violences physiques et sexuelles à Bétharram.
M. François Bayrou, premier ministre. Non, monsieur. Je répète, même si vous essayez de déformer la réalité à chaque intervention, que je n’ai pas eu d’autre information sur les deux événements – qu’on va reprendre, j’espère – qui se sont passés à Bétharram à cette époque. Je n’ai pas eu d’autre information que celles qui étaient dans la presse, en dehors de la conversation que j’ai eue avec le juge Mirande – je vais vous expliquer qui est le juge Mirande, peut-être verrez-vous un peu quelle est la réalité de nos rapports. Je n’ai pas eu d’autre information et je vous en apporterai la preuve.
M. Paul Vannier, rapporteur. Entre le 11 et le 18 février, vous allez faire varier à quatre reprises votre version concernant votre ignorance ou votre connaissance des faits de violences physiques et sexuelles à Bétharram. Le 11 février, vous dites : « Je ne savais rien. » Le 12 février, vous dites : « Je ne savais rien à cette époque. » Le 15 février, vous dites : « J’avais connaissance de violences physiques, d’une claque ; pour le reste, les sévices sexuels, je n’en avais jamais entendu parler. » Et le 18 février, vous finissez par constater : « Est-ce que nous avons pu parler avec le juge Christian Mirande de ces accusations de viol qui visent le père Carricat ? » – donc de violences sexuelles ; « sans doute, oui ».
Qu’est-ce qui explique que, en sept jours, vous faites varier à quatre reprises votre version concernant votre ignorance ou, manifestement, votre connaissance, des faits de violences physiques – que vous constatez à partir du 15 février – et sexuelles – le 18 février ?
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur le député, je regrette, mais je ne me laisserai pas entraîner par vous. Ma version n’a pas varié. Vous m’interrogez, vous, en montant à la tribune, pour m’accuser d’avoir protégé des pédocriminels. Vous ! Je peux vous lire la question si cela vous intéresse. Vous !
Dans ma vie, on m’a accusé de beaucoup de choses, rarement de faits aussi ignominieusement graves. Et vous l’avez fait en insinuant que, comme ministre de l’éducation nationale, je n’aurais pas fait ce qu’il fallait faire. Je maintiens que, comme ministre de l’éducation nationale, à cette époque, et encore maintenant, je n’ai jamais eu d’autre information que celles parues dans le journal. Cela me paraissait clair dans ma réponse. Il a fallu ensuite, sans doute, le préciser.
Je vais peut-être vous dire, en un mot, qui est Christian Mirande pour moi.
M. Paul Vannier, rapporteur. On en parlera plus tard.
M. François Bayrou, premier ministre. D’accord. Jamais je n’ai varié dans ma version ; c’est cette expression que vous essayez de tirer vers des variations. J’ai été ministre de l’éducation nationale et député de la circonscription ; je n’ai jamais entendu parler auparavant de faits de violences à ce point graves – on entendait parler, comme vous l’avez dit, de gifles, je vais expliquer pourquoi et dans quel secteur. Jamais je n’ai entendu parler de violences graves.
Et jamais je n’avais entendu parler de violences sexuelles. Jamais. C’est uniquement par la presse, en 1995 et en 1997, que j’en ai entendu parler. Je ne sais pas si c’est clair, mais je le répéterai autant de fois qu’il le faudra. Je n’ai pas eu d’évolution.
Vous m’avez demandé si j’étais prêt à répondre à cette question. Non. Je n’étais pas prêt du tout. Bétharram, pour moi, je vous l’ai dit, c’était entre il y a quarante ans, pour ma fille aînée, et vingt-cinq ans, pour mon dernier fils. Je vous assure que Bétharram n’a jamais paru dans l’actualité ni dans ma préoccupation sur les vingt-cinq dernières années.
La question sur laquelle vous devriez vous pencher est : pourquoi, dans les vingt-cinq dernières années, personne n’a rien dit ? Pourquoi les magistrats n’ont rien dit ? Pourquoi les avocats n’ont rien dit ? Puisque vous prétendez – vous affirmez – vous intéresser à l’aspect des choses relevant de la justice !
Pendant les vingt-cinq ans qui ont suivi la mort de Carricart, il n’y a pas eu, à ma connaissance, un seul écho de presse sur ce sujet. Pas un seul. Je maintiens donc que je n’étais pas informé au-delà des journaux et de ce que j’ai fait comme ministre de l’éducation nationale, sur lequel nous allons revenir.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’entends que, pour vous, il n’y a pas de changement dans vos déclarations entre une affirmation, le 11 février, qui consiste à dire « je n’ai jamais été informé de quoi que ce soit […], a fortiori de violences sexuelles » – vos mots sont très précis – et, le 18 février, à nouveau à l’Assemblée nationale, votre reconnaissance du fait d’avoir évoqué les accusations de viol qui pèsent sur le père Carricart. Je crois que ces deux versions des faits sont radicalement différentes.
Monsieur le premier ministre, vous venez de nous indiquer « je n’ai jamais entendu parler des violences sexuelles, si ce n’est par la presse ». Le 18 février, à l’Assemblée nationale, vous reconnaissez, devant les députés qui vous interrogent, avoir évoqué ces violences sexuelles avec le juge Mirande. Ce n’est donc pas par la presse que ces éléments vous sont alors communiqués, et vous en êtes bien en possession, quoi que vous en disiez aujourd’hui.
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur Vannier, votre formulation est malveillante et je vais en faire la preuve. Je n’ai jamais entendu parler de violences sexuelles avant que La République des Pyrénées, L’Éclair des Pyrénées et Sud Ouest fassent mention de ces violences sexuelles, on doit être le 29 mai de l’année 2016 (Murmures) – de l’année 1998, vous avez raison.
Pourquoi le 29 mai ? Parce que le 26 mai – ce qui a donné pour vous l’occasion d’une mise en cause absolument scandaleuse et sur laquelle j’apporterai des preuves –, jamais je n’ai été informé de cela et la raison est simple, c’est que le juge Christian Mirande et les enquêteurs avaient – ils s’en expliquent – cultivé un secret absolu pour qu’il n’y ait pas de fuite. Mais le 29 mai – je rappelle la chronologie, si vous voulez bien, de mémoire, mais je ne crois pas me tromper –, le juge Mirande convoque le père Carricart le 26 mai. J’explique ! Cette affaire reste secrète et c’est le 29 mai que la presse en parle. La première date possible où j’ai pu rencontrer le juge Mirande, c’est le samedi 1er, 2 ? Le samedi 30 mai, et la deuxième possible, c’est le 6 mai – le 6 juin.
Je répète la chronologie : 26 mai, Carricart est convoqué et mis en détention ; 29 mai, la presse en parle ; le premier jour disponible pour que je rencontre le juge Mirande, c’est le premier jour du week-end – je rappelle qu’à l’époque, je suis président de groupe à l’Assemblée nationale et assez peu disponible pour rencontrer mes concitoyens du village –, donc le samedi 30 ou le samedi 6 – Carricart est libéré le 9 juin, donc c’est un des deux week-ends entre les deux dates. Or la presse raconte toute cette histoire le 29 mai, soit deux jours avant la première date possible pour que je rencontre Mirande. Ce qui fait que Christian Mirande, déposant sous serment, a dit qu’il n’avait pas porté atteinte au secret de l’instruction. Ce qui fait que moi, déposant sous serment, je dis qu’il n’a pas porté atteinte au secret de l’instruction. Je n’ai eu aucun autre secret. Monsieur Vannier, vous connaissez bien cette affaire : pouvez-vous me dire quel autre secret il y avait que celui-là ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous aurons l’occasion de revenir dans le détail sur votre relation avec le juge Mirande et sur l’affaire du père Carricart.
Mais je reviens à vos déclarations. Vous nous dites que vous êtes un lecteur très attentif de la presse locale. Je veux noter qu’à partir de l’année 1993, c’est-à-dire l’année où vous entrez au ministère de l’éducation nationale, des informations qui permettent d’identifier au moins quatre élèves qui auraient perdu l’audition suite à des coups reçus de surveillants de Bétharram sont disponibles. Si vous nous dites être informé par la presse, vous l’étiez donc probablement dès 1993 de ces violences physiques très graves qui ont frappé quatre élèves au moins de Bétharram.
Vous nous avez donc avancé vos explications à vous, aujourd’hui, relatives au changement, dans cette semaine du 11 au 18 février, de vos versions des faits concernant votre connaissance de ces actes de violence. Je veux juste constater avec vous que, entre le moment où vous dites, le 11, « je ne savais rien » et, le 12, « je ne savais rien à l’époque », un article de Mediapart sort, la veille au soir du 12, qui révèle que vous avez reçu, en 2024, le courrier recommandé d’une victime à la mairie de Pau qui vous informe des violences.
Entre le moment où vous dites n’avoir été pas informé à l’époque et celui où vous reconnaissez, le 15, avoir été informé des violences physiques, y compris dans les années 1990, le journal Le Figaro publie, le matin du 15, le rapport d’inspection sur lequel nous allons revenir et qui décrit des phénomènes de violences physiques.
Entre cette journée du 15 et le 18, où vous finissez par admettre que vous avez eu connaissance de violences sexuelles après votre échange avec le juge Christian Mirande, il y a, la veille de cette déclaration, toujours dans le journal Mediapart, une interview du juge Mirande dans laquelle il indique : « Désormais, il dit qu’on s’est rencontré fortuitement dans la rue. C’est faux. Il est venu chez moi me parler de cette affaire » – l’affaire du père Carricart.
J’ai donc le sentiment, monsieur le premier ministre, que les différentes versions que vous avez apportées suivent toujours des révélations de presse et qu’elles visent à aligner votre propos sur ce que contiennent ces révélations de presse.
Je vous pose donc une question très directe : que cherchiez-vous, monsieur le premier ministre, à dissimuler en apportant par bribes, par touches, la réalité de votre connaissance des faits de violences physiques et sexuelles à Bétharram ?
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur Vannier, j’ai déjà décrit votre méthode qui consiste à essayer de tirer la réalité pour nourrir un procès en scandale. Cette méthode, si je peux, je ne la laisserai pas prospérer. Vous présentez tout cela comme si les déclarations faites en réponse à des questions au gouvernement étaient des déclarations sous serment, devant un juge. Si cela avait été le cas, vous auriez dû prêter serment et ne pas multiplier les mensonges que vous avez multipliés – vous, personne d’autre – dans le texte de la question que vous avez posée et que je viens de révéler. Le menteur, ce jour-là, ce n’était pas celui qui répondait à la question : c’est celui qui posait la question. Je peux, si vous voulez, répéter les quatre mensonges qui ont été les vôtres. Moi, je n’ai pas menti.
Vous mettiez en cause le ministre de l’éducation que j’étais. Quand j’étais ministre de l’éducation, je n’ai jamais entendu parler d’autre chose que ce qui était dans le journal, et sur lequel j’ai diligenté une inspection, dont je n’avais pas de trace, et je n’avais jamais entendu parler de violences sexuelles. Jamais !
J’ai entendu parler de violences sexuelles à partir du moment où les articles de journaux, en 1997, ont décrit ce qui était arrivé à Carricart… la plainte était de 1997 ; c’était en 1998. Donc je répète que vos affirmations sont biaisées. Vous essayez, avec une méthode qui consiste à édifier Mediapart en autorité de la République… Je ne lis pas Mediapart, c’est une hygiène personnelle. (Murmures.)
Mme Sophie Taillé-Polian (EcoS). C’est injurieux envers les journalistes !
M. François Bayrou, premier ministre. Vous, vous en faites la Bible et les prophètes ; je considère que Mediapart…
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je pense qu’il faut prendre le pli de répondre à la question qu’on vous a posée. On vous a posé une question à laquelle, pour l’instant, vous n’avez pas répondu.
M. François Bayrou, premier ministre. Madame, je réponds à la question avec les considérations… M. Vannier vient de me dire : « Mediapart la veille a dit que…, donc vous vous alignez sur Mediapart. » Je ne m’aligne sur rien : je ne lis pas Mediapart.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Des médias, dont Le Figaro et Mediapart, ont publié des articles. La question est, si j’ai bien compris : avez-vous changé votre version au gré des différentes parutions ? Avez-vous caché d’autres choses, qui apparaîtraient aujourd’hui ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je n’ai rien caché, madame, et je vous demande d’adopter une formulation qui respecte ceux que vous convoquez devant cette commission. Je regrette infiniment.
Je continue : ce n’est pas la presse qui commande ce que je dis – peut-être vous, mais pas moi. Le Figaro a publié quelque chose qui est extrêmement précieux, que je n’avais pas, sur lequel je n’avais aucun souvenir – je vais vous expliquer comment les souvenirs me sont revenus –, qui était le rapport d’inspection que j’avais demandé. J’affirme que ce rapport d’inspection a été pour moi une bouffée de sérénité, parce que j’en avais oublié absolument les termes. Qu’est-ce qui a motivé le fait que je me suis souvenu de ce rapport ? Je vais vous le dire, mais, encore une fois, quand une affaire comme ça sort et que vous n’en avez aucun souvenir, parce que la mémoire de personne ne va jusqu’à quarante années, de manière certaine, vous n’avez pas de document, je n’avais pas de notes. J’ai demandé au ministère de l’éducation nationale s’ils avaient conservé des documents : on m’a répondu que non, qu’il n’y en avait pas. J’étais donc absolument dépourvu.
Je n’avais qu’un fil d’Ariane, et ce fil d’Ariane, c’était la phrase que, le 5 mai, j’avais déclarée, qui a été publiée dans le journal. On inaugurait le toit de la chapelle que j’ai indiquée, et j’ai répondu : tout ce que le ministère de l’éducation nationale devait vérifier a été vérifié. Je me suis donc dit : au fond, il y a sûrement quelque chose, ce n’est pas une phrase qu’on fait en l’air. Par chance, ce rapport d’inspection, qui n’existait chez personne, s’est retrouvé ; il a été publié par Le Figaro et ce rapport d’inspection – on va en parler – donne toutes les garanties et les assurances sur Bétharram.
M. Paul Vannier, rapporteur. Monsieur le premier ministre, vous dites que vous n’avez pas de souvenirs, ou que vous avez des difficultés à vous remémorer des épisodes qui sont en effet éloignés dans le temps. Je peux parfaitement le concevoir. Vous auriez d’ailleurs sans doute pu nous dire, alors que vous étiez interrogé sur cette affaire Bétharram, que vous n’aviez pas tous les éléments et que vous les chercheriez. Vous avez fait un choix très différent, celui d’affirmer catégoriquement, avec une très grande fermeté, votre ignorance complète de l’ensemble des faits de violences à Bétharram. Vous reconnaissez aujourd’hui avoir été informé par la presse, nous dites-vous – nous allons y revenir.
Je voudrais avancer dans le questionnement. Vous avez évoqué le rapport d’inspection de 1996. Dès lors que vous étiez informé – vous nous le dites désormais –, se pose la question de savoir ce que vous avez fait de ces informations relatives à des violences physiques et sexuelles sur des élèves de l’établissement Bétharram. Vous avez donc engagé un rapport d’inspection de l’établissement en 1996, mais je voudrais revenir sur les faits de la chronologie.
En décembre 1993, vous êtes déjà ministre de l’éducation nationale depuis neuf mois et un surveillant de Bétharram est condamné par la justice pour avoir porté un coup sur la tête d’un élève. Dans cette année 1993, je l’ai dit, quatre situations d’enfants frappés par des surveillants de Bétharram et ayant perdu l’audition sont évoquées par la presse locale.
En janvier 1995, Françoise Gullung, enseignante à Bétharram, qui a rapporté devant notre commission d’enquête sous serment, vous écrit pour vous alerter sur les violences sur élèves dont elle a été témoin. Le 17 mars 1995, Françoise Gullung vous interpelle cette fois directement, à l’occasion d’une remise de décoration. Elle déclare sous serment, devant notre commission d’enquête : « Je me suis dit : "C’est le moment ou jamais." Il ne m’a jamais répondu. Je tente." Donc je suis allée à lui et je lui ai dit : "C’est vraiment grave, ce qu’il se passe à Bétharram. Il faut faire quelque chose." Et il m’a répondu : "On exagère." »
Monsieur le premier ministre, pourquoi, dans les années 1990, alors que vous êtes à la tête du ministère de l’éducation nationale, ne traitez-vous aucune de ces alertes – celles qui sont présentes dans la presse en 1993 ; la décision judiciaire en décembre 1993 ; le courrier en janvier 1995, l’interpellation directe en mars 1995 ? Pourquoi ne traitez-vous aucune de ces alertes avant le mois d’avril 1996, le mois de l’inspection de l’établissement Bétharram ?
M. François Bayrou, premier ministre. Vous voyez – je suis sous serment –, c’est la première fois que j’entends parler de ce jugement que vous évoquez d’un surveillant qui a donné un coup sur la tête. Jamais… (Exclamations.) Oui, mais excusez-moi, j’ai le droit de ne pas lire la presse. (Exclamations.) Non. Je demande qu’on ait un peu de respect dans cette commission.
Je ne pouvais pas ignorer ce qui s’est passé en 1996 : je ne pouvais pas l’ignorer parce qu’il y a eu des articles de presse dans tout le pays. Il n’est pas vrai qu’il y a eu des articles de presse, ou en tout cas je ne les ai jamais vus, sur le jugement que vous évoquez en 1993 – jamais ! Moi, je n’ai jamais vu ça.
Je vais vous donner la chronologie précise pour voir ce que j’ai fait. La plainte est déposée le 11 décembre 1995 sur deux faits : une gifle, qui a donné lieu à une condamnation, et ensuite un châtiment… une punition du perron, qui a été classée sans suite par la justice. C’était dans les journaux le 9 avril 1996.
Le 9 ou le 10 avril, je demande une inspection de l’établissement. Le 12 avril, l’inspecteur, dont le nom est Latrubesse, se rend à Bétharram. Il reçoit une vingtaine de personnes. Le 15 avril, il remet son rapport au recteur. Le 16 avril, semble-il, parce que la date n’est pas écrite, le 16 avril, le recteur me transmet ce rapport dont nous lirons ensemble des passages, si vous voulez bien. La lettre du recteur d’académie me dit : « Je viens de recevoir ce rapport. Il est sage, objectif et favorable à l’établissement. »
Le 4 mai, il y a l’inauguration dont nous allons parler. Je demande un suivi au recteur, au-delà du rapport, et vous allez voir que ce suivi a donné lieu, en effet, à des interventions de la part de l’établissement. Et le 14 mai, je publie une circulaire contre les violences scolaires, que j’avais commencé à préparer au mois de février.
Le 11 juin, le surveillant a été condamné et il a été licencié au mois de novembre – vous dites non, mais j’ai un document qui le prouve. Et donc, en novembre, le supérieur ou le directeur de Bétharram adresse au recteur un suivi du rapport dans lequel il lui indique que le surveillant a été licencié. Il lui indique que la méthode des élèves-surveillants qu’ils avaient choisie a été abandonnée à la demande de l’inspecteur et que Mme Gullung a changé d’établissement – on en parlera peut-être, parce qu’il y a des choses très intéressantes pour le témoignage sous serment de Mme Gullung à la commission.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je reviens un peu en arrière et on arrivera très bientôt au rapport d’inspection d’avril 1996.
Je vous interrogeais sur le fait que vous ne sembliez pas traiter des signaux d’alerte antérieurs. Tout à l’heure, vous nous avez indiqué n’avoir été informé que par la presse de ces faits de violences. Et là, vous répondez « pardon mais je n’ai pas lu la presse, donc je ne pouvais pas être informé de ces faits de violences ».
Au-delà, et puisque, en effet, on peut être plus ou moins attentif à une lecture de presse, il y a deux alertes directes de Mme Gullung, enseignante dans l’établissement, par courrier en janvier 1995, puis auprès de vous directement en mars 1995. Que faites-vous de ces deux alertes de l’enseignante, qui nous dit sous serment qu’elle vous a informé à ces deux occasions de faits de violences physiques sur des enfants dont elle avait été témoin ?
M. François Bayrou, premier ministre. Et moi, sous serment, je dis que Mme Gullung ne m’a informé de rien. Je vais en apporter la preuve. À quel moment peut-on parler de la déposition, du témoignage de Mme Gullung devant vous ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Allez-y.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous pouvez le faire maintenant. Vous voulez projeter un document, monsieur le premier ministre ? Vous pouvez.
M. François Bayrou, premier ministre. Si ça ne vous embête pas.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Peut-on savoir de quoi il s’agit ?
M. François Bayrou, premier ministre. J’ai été très troublé par la déposition de Mme Gullung, qui dit qu’elle avait alerté ma femme et, devant la commission, elle ne le dit plus. Elle dit que ma femme lui avait dit… (Murmures.) Si, j’ai écouté attentivement. Mme Gullung dit que ma femme lui a dit « ces enfants, on ne peut rien en faire » et, devant la commission, elle dit « j’ai l’impression qu’elle n’a pas été attentive » ou « elle n’a pas partagé mes demandes » – pas du tout que ma femme lui aurait dit cette phrase insensée qu’on ne peut rien faire de ces enfants. J’ai donc écouté attentivement la déposition de Mme Gullung, ou en tout cas le témoignage de Mme Gullung devant vous, sous serment. Et, sous serment, voilà les deux minutes, si vous permettez, que je trouvais d’abord…
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vais être claire : je préside la commission, on a parlé de projection de deux documents, mais pas de vidéo d’une personne qui était sous serment. Je n’accepterai pas que ce document soit soumis à la commission, puisqu’il n’était pas prévu.
M. François Bayrou, premier ministre. J’ai l’impression que ça vous embête.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Ce qui m’embête, c’est que je vous ai demandé à l’avance les documents que vous alliez projeter. Vous m’avez donné une liste ; ce n’était pas dans la liste.
M. François Bayrou, premier ministre. Madame, vous m’avez demandé de vous soumettre à l’avance les documents et je n’avais aucune envie de vous soumettre les documents – excusez-moi ! (Exclamations.)
Mme Perrine Goulet (Dem). Ce n’est pas un tribunal !
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi, il se trouve que je n’ai pas eu le sentiment que la commission était totalement objective et donc j’ai le droit d’avoir un sentiment différent.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vais quand même rappeler les bases. C’est une commission d’enquête parlementaire : le but, c’est de contrôler l’État et l’action de l’État. Vous êtes membre du gouvernement : je pense qu’on est tout à fait dans nos prérogatives. Quand on veut projeter un document, il est quand même de bon aloi de prévenir la présidente de la commission.
M. François Bayrou, premier ministre. Je vous ai prévenue.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous ai demandé le contenu des documents : vous m’avez donné deux documents écrits et aucune vidéo. De toute façon, c’est une vidéo qui est consultable sur le site de l’Assemblée, la commission l’a vue puisque les membres de la commission des affaires culturelles et de l’éducation sont membres de la commission d’enquête. Il n’y a donc pas de problème.
M. Erwan Balanant (Dem). Ça ne coûte rien de projeter la vidéo ! Ce n’est pas grave !
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Oui, et ce n’est pas grave non plus de ne pas la projeter, monsieur Balanant !
M. François Bayrou, premier ministre. Je ne vois pas de quoi vous avez peur, madame.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. C’est juste une question de gestion de la commission.
M. François Bayrou, premier ministre. Je veux simplement indiquer, sous serment, que le document que je demande de projeter est essentiel dans cette affaire. Il est essentiel parce qu’il va nous dire quelque chose de tout à fait éminent, important, sur la personne dont vous considérez qu’elle est la lanceuse d’alerte. Alors je voudrais qu’on diffuse, si vous le permettez, deux minutes…
M. Erwan Balanant (Dem). On pourrait voter ?
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Ah non, certainement pas ! Non, on ne va pas voter : on n’est pas en discussion. Monsieur Balanant, je ne vous permets pas de m’interrompre. Je voudrais finir mon propos.
M. Erwan Balanant (Dem). Vous êtes présidente de la commission d’enquête par délégation et par délégation, nous pouvons demander un vote, c’est le règlement !
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Monsieur le premier ministre, ce document ne me dérange pas puisque, de toute façon, il est consultable. Ce n’est donc pas la question.
M. François Bayrou, premier ministre. Puisque vous ne voulez pas…
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Cela ne me dérange pas : si vous voulez, vous lisez le procès-verbal.
M. François Bayrou, premier ministre. Puisque vous ne voulez pas qu’il y ait une projection, je vais vous lire cette affaire.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Très bien, parfait !
M. François Bayrou, premier ministre. Mme Gullung dit : « Ma carrière s’est achevée dans des conditions particulièrement difficiles. J’avais fait le choix » – on est en septembre 1996 – « de ne pas demander de mutation, préférant assurer mes cours jusqu’au dernier jour. Ce choix, que j’assumais pleinement, m’a cependant valu l’exclusion du mouvement interne de l’enseignement privé peu après ».
Cette phrase est une pure et simple déformation de ce qui a été dit. Je m’étonne qu’à l’Assemblée nationale, devant une commission aussi importante, on puisse accepter ou souhaiter une déformation des propos, parce que ce que Mme Gullung dit n’est pas du tout ça. Elle dit devant vous, sous serment, qu’elle n’a pas pu participer au mouvement parce qu’elle n’a pas demandé sa mutation et que le mouvement était clos. Je rappelle que vous le traduisez par « cela m’a valu une exclusion du mouvement de l’enseignement privé », comme si c’était une punition ou une sanction sur ce qu’elle a fait.
Je continue. Elle a toute une démonstration en disant : « j’étais rentrée chez moi » – c’est pour ça que je demandais la projection, parce que le texte n’est pas fidèle à ce qu’elle a dit. Peut-être voulez-vous maintenant qu’on l’accepte ?
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Ce que vous êtes en train de dire, c’est que le compte rendu de la commission n’est pas fidèle ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je l’affirme sous serment !
Plusieurs députés. Oh, la vache !
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Dans ce cas, si vraiment vous le voulez, nous pouvons regarder ces deux minutes.
M. François Bayrou, premier ministre. Très bien – à peu près, quelque chose comme ça. Il n’y a pas le son ? Sinon, je peux le dire de mémoire. (Exclamations.) Je n’ai pas le script.
C’est pas rien que de voir un compte rendu fallacieux ! (Exclamations.) Je mets en cause ceux qui rédigent et ceux qui contrôlent. (Protestations.) Normalement, c’est au sein de la commission que le contrôle se fait, non ?
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous donne trente secondes pour caler la vidéo ; sinon, vous lisez – il faut trouver une solution efficace.
M. François Bayrou, premier ministre. Je vais essayer de traduire aussi fidèlement que possible, si ça ne marche pas.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Comme, pour moi en tout cas, la mutation de Mme Gullung n’a pas une relation directe avec la question,…
M. François Bayrou, premier ministre. Pour vous, madame, non, mais je vais montrer que…
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous en prie. Mais on peut caler la vidéo pour après, c’est ce que je voulais vous dire. On peut continuer et dès que la vidéo sera prête, on la diffusera.
M. François Bayrou, premier ministre. Bon, alors je vais dire de mémoire. Mme Gullung dit – vous le vérifierez sur la vidéo : « Je n’ai pas participé au mouvement parce qu’il était clos. Je suis rentrée chez moi, pendant les vacances, et je me suis dit que je finirais sans doute par trouver un poste. Et quelques jours après seulement, pendant l’été 1996, j’ai été appelée : que voulez-vous, j’ai souvent été choisie dans ma vie », dit-elle, de mémoire. « J’ai été appelée et M. Vaillant m’a proposé un poste à Saintes. Je suis arrivée à Saintes, je suis allée voir, finalement j’ai décidé de dire oui. »
Je vais lire le texte script.
« Je pense que vous savez à peu près que ma carrière s’est terminée dans des conditions difficiles » à Bétharram. « J’ai refusé de demander une mutation, donc j’ai assuré mes cours jusqu’au dernier jour, ce qui fait que le mouvement de l’enseignement privé était clos puisque je n’avais pas demandé de mutation. » Ce n’est pas du tout le texte de la transcription. « Je suis rentrée chez moi en me disant qu’il y aura probablement des postes à pourvoir au deuxième mouvement, et là j’aurai quelque chance de pouvoir faire un choix, ce qui ne sera pas gêné », dit-elle.
« Mais je n’ai pas eu besoin, c’est-à-dire que j’étais peut-être en vacances depuis quelques jours quand j’ai eu un coup de téléphone de quelqu’un qui s’appelait le père Vaillant. » Elle ajoute : « que voulez-vous, j’ai souvent été choisie dans ma vie » – de mémoire ; vous retrouverez le texte. « Le père Vaillant qui m’a dit : "Bonjour madame, je sais que vous avez eu beaucoup de soucis à Notre-Dame de Bétharram, mais moi je dirige un établissement à Saintes où tout se passe bien, tout est agréable et j’ai justement besoin d’un professeur de mathématiques." Alors je lui ai dit : "J’ai besoin de réfléchir, et de toute façon c’est trop tard : comment ferait-on ? " "Pas de problème, répond-il, je m’en arrangerai." Donc je suis allée visiter Saintes, voir, et je retourne, je me suis dit : "Il faut faire quelque chose." J’ai accepté. Alors la prérentrée est arrivée. Vous voulez que je vous raconte ? » Et elle raconte.
Plusieurs députés. Diversion !
M. François Bayrou, premier ministre. Pardon, c’est très important. Peut-être vous pouvez dire non : j’affirme que c’est très important, et vous allez voir pourquoi.
« En général, dans un établissement scolaire, quand il y a un nouvel enseignant, il y a un peu la curiosité de tout le monde, et en tout cas on essaie de le recevoir. Là, j’ai trois collègues, que je connais toujours d’ailleurs, qui m’ont reçue. Les autres étaient très… Je ne comprenais pas mais ils n’étaient pas très très… Ils ne tentaient pas vraiment de communiquer. Donc la journée de prérentrée arrive ; moi je suis certifiée de mathématiques, donc le rectorat m’avait accordé un contrat de dix-huit heures de mathématiques en lycée. La journée de prérentrée se passe. Le chef d’établissement nous donne des fiches de poste. Sur ma fiche de poste, il y a quelques heures de mathématiques, quelques heures de physique et beaucoup d’heures de surveillance. C’était assez embarrassant comme situation. En général, les prérentrées sont le vendredi. Donc je rentre chez moi, je réfléchis et je prends la décision que j’irai là où je suis censée être : quand je suis censée donner un cours de maths, je donnerai le cours de mathématiques mais sur les autres horaires, j’expliquerai aux élèves qu’il y a certainement une erreur, que je les priais d’être sages et de s’occuper tranquillement. Voilà. Ça a tenu à peu près une dizaine de jours, entre dix et quinze jours, et j’ai été convoquée par le directeur, le père Vaillant, qui me convoque, donc je le salue poliment et je lui dis : "Je ne comprends pas ce qu’il se passe." Là, il me dit, en ces mots-là vraiment, parce que c’est frappant quand même : "Vous êtes complètement idiote ! Vous n’avez pas compris que vous êtes là pour venger mon ami Carricart !" »
C’est ce qu’elle a déclaré sous serment devant vous. C’est tout à fait intéressant parce que c’est en octobre, au plus tard, octobre 1996, et que Carricart n’intervient dans cette affaire que deux ans plus tard.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le père Carricart commence à intervenir dans l’établissement de nombreuses années avant 1998, monsieur le premier ministre.
Je voudrais revenir à ma question initiale. Elle est précise, elle est factuelle. Nous avons préparé votre audition, monsieur le premier ministre ; nous avons beaucoup de questions à vous poser. Vous faites le choix de très longues digressions, vous nous lisez des extraits d’auditions auxquelles nous avons assisté, sans que cela réponde à ma question. En janvier 1995, quand elle vous saisit par écrit, en mars 1995, quand elle vous saisit oralement, Mme Gullung n’a pas encore déposé devant notre commission d’enquête et vous n’avez pas connaissance de tout ce que vous nous avez évoqué relativement à des questions de mutation qui me paraissent très éloignées du cœur du sujet. Pourquoi, en janvier, en mars, ne vous saisissez-vous pas des alertes qu’elle vous transmet pour engager une série d’actions, en tant que ministre de l’éducation nationale, pour veiller à la sécurité des élèves de Bétharram ?
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur Vannier, je vois bien la stratégie un peu pauvre que vous utilisez. Je vois bien que vous voulez éviter cette question. Mais vous ne l’éviterez pas.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Ce n’est pas lui qui est questionné !
Mme Océane Godard (SOC). C’est pervers !
M. François Bayrou, premier ministre. J’ai autant de temps qu’il faut devant cette commission et, madame, je ne ris pas.
Mme Océane Godard (SOC). Pas de menaces !
M. Alexandre Portier. Évitez les commentaires !
M. François Bayrou, premier ministre. Ce qui est en jeu, c’est quelque chose d’absolument essentiel pour moi. Depuis quatre mois, je suis quotidiennement sali, je suis quotidiennement diffamé, avec des affirmations qui reposent en grande partie sur le témoignage de cette dame, contre laquelle je n’ai rien – je ne l’ai jamais rencontrée, si ce n’est une fois peut-être où elle est venue me dire bonjour, comme elle le dit dans cette rencontre.
Je répète : Mme Gullung ne peut pas connaître Carricart, car il est parti à Rome depuis des années au moment où elle est recrutée dans l’établissement. Vous dites « absolument pas » : c’est une pétition de principe. Je répète : Carricart est parti à Rome, selon les interprétations, entre 1991 et 1993, donc des années avant ces événements. Et elle dit que le père Vaillant lui a dit qu’elle était là pour venger Carricart. Je répète que Carricart se suicide en 2000. Nous sommes en 1996. Il intervient dans cette affaire en 1998, enfin, il est saisi dans cette affaire en 1998, soit deux ans après l’affirmation de Mme Gullung. Je dis donc que l’affirmation qu’elle a faite sous serment devant vous ne peut pas tenir, ne peut pas être acceptée, et qu’elle est une affabulation – sous serment !
Il n’est pas vrai que Mme Gullung connaissait Carricart. Lorsqu’elle est recrutée, le directeur s’appelle le père Landel. Jamais Carricart n’intervient après dans l’établissement. Donc j’affirme que cette dame – je ne veux pas utiliser le mot « mentir », je déteste ce mot que vous utilisez tant – a affabulé devant la commission. Par exemple, elle raconte que Carricart est venu avec une soutane avec des petits boutons. Je n’ai jamais eu un autre témoignage de cet ordre. Je pense que cette dame a reconstitué, fallacieusement et sous serment ; et c’est d’elle que vous faites la lanceuse d’alerte. Je constate que vous n’avez pas fait d’enquête sur la suite de sa carrière, alors qu’elle dit qu’elle a eu beaucoup d’ennuis et qu’elle a été réputée dérangée par la médecine scolaire. (Exclamations.) Elle le dit devant vous ! Cette dame-là, en témoignant devant vous, sous serment, elle n’a pas dit quelque chose de possible. Elle a, avec force détails et force attestations de sincérité – je ne mets pas en doute, parce que ça arrive très souvent…
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Monsieur le premier ministre, merci, nous avons entendu ; nous allons avancer. Je vais donner la parole à Mme Spillebout.
M. François Bayrou, premier ministre. Enfin, on vient de faire un pas et d’établir quelque chose de tout à fait essentiel. Mme Gullung, quatre ans – trois ans avant que Carricart soit mis en cause et en détention dans cette affaire, invente qu’elle a été recrutée à Saintes pour « venger » Carricart.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Monsieur le premier ministre, je veux juste vous rappeler les règles. Il y a des questions et vous répondez aux questions. Vous ne reprenez pas la parole, en plus pour répéter la même chose. On a tous compris. La parole est à Mme Spillebout.
M. François Bayrou, premier ministre. Je vais faire comme fait M. Vannier.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mais vous n’êtes pas M. Vannier, vous êtes le premier ministre de la France. Vous êtes notre premier ministre.
M. François Bayrou, premier ministre. Je suis le premier ministre de la France, ce qui me donne… Après avoir été sali tous les jours pendant quatre mois, par un certain nombre de ceux qui sont ici – je leur en reconnais le droit, puisque c’est ça maintenant le combat politique, ce que je déplore –, je viens d’établir que le témoignage principal sur lequel étaient fondées les diffamations et les insinuations dont je suis l’objet est impossible. Il est fallacieux.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Monsieur le premier ministre, j’ai une série de questions.
Je vais commencer par une parenthèse, à la suite de votre démonstration. À notre connaissance, en avril 1996, il y a eu une réunion de parents d’élèves à Bétharram à laquelle le père Carricart a non seulement assisté, mais au cours de laquelle il a donné de nombreuses consignes. C’est ce que Mme Gullung raconte dans son témoignage sous serment, sans, à ses yeux, se tromper. C’est également ce qui est largement détaillé dans le livre de témoignages que vous avez apporté, coordonné par M. Alain Esquerre, qui évoque la même réunion d’avril 1996. Le père Carricart, certes, n’était plus directeur et avait passé la main au père Landel, mais il était encore très présent dans la congrégation. Il y venait régulièrement, notamment dans des moments religieux ou d’échange avec les parents d’élèves. On peut avoir des divergences là-dessus, et il faut certainement retrouver d’autres témoignages.
En revanche, je me permets de redire que cette commission d’enquête n’est pas à charge. Je comprends que certaines prises de parole, notamment de mon corapporteur dans les médias, qui comportent des déclarations vous concernant, vous affectent. Mais je ne souhaite pas que cela mette en cause l’ensemble du travail des deux rapporteurs, de la présidente de la commission et des 140 personnes que nous avons auditionnées – Mme Gullung, c’est un témoignage parmi tous ceux-là. Nous avons aussi de nombreux documents au sujet desquels nous souhaitons échanger avec vous.
Vous avez expliqué que vous aviez le temps ; nous allons le prendre. Nous savons que nous avons le premier ministre en face de nous et que c’est très important d’être juste et factuel dans nos questions. N’allez pas considérer que tout ce travail est à charge contre vous. Vous avez eu raison d’évoquer l’exposition médiatique que votre présence dans ce dossier suscite. Malheureusement, vous êtes très concerné du fait de vos différentes fonctions politiques. C’est grâce au dossier Bétharram que se sont ouverts tous les autres en France : je pense au village de Riaumont dans ma région, à Ustaritz, à tous les établissements en Bretagne que nos collègues nous ont signalés. Beaucoup de députés de tous les groupes nous ont fait remonter des témoignages de victimes partout en France. Je comprends, nous sommes nombreux à comprendre que cette exposition médiatique soit difficile et douloureuse et nous sommes prudents, mais il faut aussi se dire que c’est dans l’intérêt général que nous menons ces travaux d’enquête, le plus sérieusement possible.
M. François Bayrou, premier ministre. Un mot, s’il vous plaît !
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je vais repasser la parole à Paul Vannier pour conclure cette première partie sur les trois. J’en viendrai ensuite aux questions sur l’inspection de 1996.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je reviens, monsieur le premier ministre, à la chronologie – en pointant le fait que vous n’avez toujours pas répondu à ma question sur les alertes de 1995.
M. François Bayrou, premier ministre. On ne me donne pas la parole !
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous allez l’avoir tout de suite.
Vous nous avez dit que c’est le dépôt d’une plainte, celle de M. Lacoste-Séris, qui vous conduit à engager l’inspection de l’établissement. Ai-je bien compris vos propos ? Est-ce bien le dépôt de la plainte qui vous amène à déclencher l’inspection ?
M. François Bayrou, premier ministre. Non. Je réponds d’abord à la question précédente, parce que je ne veux pas dire que je n’ai pas répondu à une question. C’était quoi ? J’ai oublié, mais je vais répondre. Quelle était la question que vous posiez ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour la troisième fois, qu’avez-vous fait des alertes écrites et orales de Mme Gullung, en 1995, à une époque où tous les éléments que vous amenez là, qui sont contestables et qui viennent d’être très largement invalidés par le rappel de ma collègue Violette Spillebout, vous ne pouviez pas les avoir en votre possession, puisqu’ils sont ceux du débat de 2025 ?
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur Vannier, encore une fois, vous venez de faire la preuve de la méthode qui est la vôtre, c’est-à-dire « j’essaie de transformer ce qui est dit pour que l’on se souvienne du contraire ». Est-ce que j’ai été alerté par Mme Gullung ? Non. Je n’ai pas eu de courrier. Mme Gullung vient me voir, dit-elle – et je veux bien lui faire confiance –, le 17 mars 1995. De quand date la plainte Lacoste-Séris ? Du 11 décembre 1995. Neuf mois avant, il n’y avait pas eu de plainte, il n’y avait pas eu de signalement dans la presse. J’ai pu répondre évasivement car son affirmation ne reposait sur aucune plainte. Jamais il n’y a eu cela.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’entends. Vous ne considérez pas l’alerte de Mme Gullung ; c’est la plainte qui déclenche votre réaction. Vous nous dites qu’elle a lieu en décembre 1995. Pourquoi alors faut-il attendre jusqu’en avril 1996 pour que l’inspection soit diligentée, si c’est bien cette plainte qui la déclenche ?
M. François Bayrou, premier ministre. Ça n’est pas cette plainte qui l’a déclenchée, parce que je ne connais pas la plainte. C’est peut-être d’ailleurs l’un des sujets que nous devons traiter pour savoir ce qu’il faut faire dans l’avenir. Je ne suis informé de cette plainte que le 9 avril 1996, lorsque La République des Pyrénées et Sud Ouest rendent publique son existence. C’est dès le lendemain que je demande une inspection. Le 12 avril, l’inspecteur est à Bétharram. Le rapport est rendu le 15 et m’est communiqué le 16. Peut-être pourrons-nous parler de ce rapport – vous m’avez dit qu’on allait le faire. Le recteur d’académie dit qu’il lui paraît « sage, objectif et favorable » à l’établissement. Quand vous êtes ministre, les recteurs sont vos missi dominici. Ce sont des gens en qui vous avez confiance, surtout que le recteur Pouille, qui est mort désormais, comme beaucoup de protagonistes de cette affaire, était très expérimenté. Il a dû rester quatre ans. Il est possible qu’il ait même été nommé avant moi.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci, monsieur le premier ministre.
On va effectivement s’intéresser particulièrement à ce rapport d’inspection, puisque, vous le savez, cette commission d’enquête s’intéresse à la façon dont sont produits les rapports des inspecteurs, que ce soit au niveau de l’académie ou de l’inspection générale de l’enseignement – la façon dont ils sont commandés, finalisés et transmis, les décisions et le suivi.
Le 15 février, à Pau, devant les victimes, vous avez affirmé avoir fait organiser une inspection générale de l’établissement. Je précise que c’était en réalité une inspection académique, menée au niveau du rectorat, à la différence d’une inspection générale, qui est au niveau du ministère. C’est important de le préciser, parce qu’une mission d’inspection générale, ce sont plusieurs inspecteurs qui travaillent en équipe, qui sont très expérimentés, qui restent plusieurs jours dans l’établissement et disposent de moyens d’investigation uniques, comme on l’a vu dans d’autres cas.
L’inspection qui a été conduite à Bétharram a été, à nos yeux, selon le document et d’après l’échange que nous avons eu lors de l’audition de M. Latrubesse, très superficielle, puisqu’elle a été menée par un inspecteur seul, ce qui était totalement unique, déjà à l’époque – ça n’est jamais arrivé d’autres fois. Elle a été dépêchée du jour au lendemain sur place, c’est-à-dire que l’inspecteur a été missionné la veille de son déplacement à Bétharram – il a dû s’organiser pour se rendre sur place. Il n’est resté que quelques heures dans l’établissement, avant de rendre des conclusions dans des conditions, là aussi, tout à fait expresses, puisqu’elles ont été remises au bout de trois jours. Monsieur le premier ministre, alors que vous aviez entendu parler de violences, pourquoi, plutôt qu’une inspection générale, avez-vous fait le choix de diligenter une inspection au niveau académique, local, sachant que lorsque vous étiez ministre de l’éducation nationale, entre 1993 et 1997, vous avez commandé, au niveau national, trente-huit enquêtes administratives également appelées inspections générales pour des établissements publics et aucune pour le privé ?
M. François Bayrou, premier ministre. Ce n’était pas au niveau local, c’était au niveau rectoral, parce que les établissements privés relèvent de ce niveau. Vous avez dit que les autres inspections que nous avons diligentées étaient au niveau de l’inspection générale ; je n’en ai pas le souvenir, c’est vous qui l’affirmez. Ces vingt-cinq ou trente dernières années, il y a eu très peu d’inspections dans l’enseignement privé, m’a dit Élisabeth Borne, au nom de leur « caractère propre », selon les termes de la loi Debré. C’était donc le bon niveau d’inspection. J’avais – j’ai encore, rétrospectivement – toute confiance dans le recteur. J’imagine qu’il envoie un IPR, un inspecteur pédagogique régional, inspecteur d’académie. Vous dites que cela a été fait rapidement ; il a entendu vingt personnes, dix-neuf peut-être, entre 9 h 30 et 18 heures, à Bétharram. Il y a une liste que je peux vous fournir. Il a entendu le père Landel, il a entendu le surveillant qui sera licencié après, il a entendu des élèves de première et de terminale, il a entendu plusieurs professeurs au lycée, il a entendu le président de l’Apel (association des parents d’élèves de l’enseignement libre) pendant le repas, il a entendu des professeurs au collège, il a entendu un surveillant, il a entendu trois délégués de la classe de troisième, il a entendu les délégués de seconde, il a entendu l’aumônier et il a entendu le directeur. Franchement, si on considère que c’est traité par-dessus la jambe… je trouve, moi, que c’est une vraie vérification.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci, monsieur le premier ministre. On reviendra effectivement plus en détail à l’appréciation qu’a la commission d’enquête de cette inspection. Je vais en rester au sujet de la commande du rapport. Il est commandé au niveau rectoral, selon une procédure exceptionnelle et unique. Vous nous expliquez que, à vos yeux, à l’époque, c’était ce qu’il fallait pour le privé. Or on sait que l’on pouvait diligenter une inspection générale pour un établissement privé. Soit. Le 15 février, vous avez déclaré à Pau vous souvenir d’avoir souhaité commander cette inspection, étant donné la plainte qui a déclenché votre inquiétude, mais n’en avoir aucune trace jusqu’à la publication du rapport dans Le Figaro il y a quelques semaines. C’est-à-dire qu’au moment de cette déclaration vous pensez n’avoir jamais reçu ce rapport d’inspection, son contenu et ses pièces jointes. Vous affirmez avoir commandé un rapport, mais ne pas l’avoir obtenu ni avoir vérifié que des suites lui avaient été données. Est-ce bien cela ?
M. François Bayrou, premier ministre. Un mot, d’abord, de votre affirmation préalable. Vous dites que l’on pouvait diligenter une inspection pour l’enseignement privé. Y en a-t-il eu d’autres ?
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ce n’est pas moi qui dois répondre à vos questions. Il n’y en a pas eu d’autres. Il n’y a eu aucune inspection de l’inspection générale pendant de nombreuses années. En revanche, dans les textes, c’était tout à fait possible, de la même façon que dans le public. Je l’ai dit, il y a eu trente-huit inspections générales dans le public ; dans le privé, zéro, et une seule inspection au niveau de l’académie.
M. François Bayrou, premier ministre. J’affirme que cette démarche-là est une démarche qui est en effet… Je vous rappelle que l’on m’a accusé sur les bancs de l’Assemblée de protéger des pédocriminels. J’affirme que, bien loin de n’être intervenu en rien pour saisir les questions de Bétharram, je l’ai fait, selon une procédure très rapide, exceptionnelle, et dont je considère, moi, qu’elle est sérieuse. Est-ce que j’ai demandé le rapport ? Le rapport m’a été adressé dactylographié le lendemain. Il y en a la trace même dans le rapport, avec une lettre du recteur que j’ai entre les mains et que je peux vous lire. Les conclusions du rapport sont très favorables à Bétharram. Je peux vous lire la conclusion, qui est très éloquente : « Par un concours malheureux de circonstances, cet établissement vient de connaître des moments difficiles. La qualité du travail qui y est effectué, l’ambiance et les relations de confiance qui y règnent et la volonté de changement qui existe à tous les niveaux sont autant d’éléments positifs et d’atouts pour la réussite de Notre-Dame de Bétharram. » Le recteur m’écrit – le 15 ou le 16, je pense : « Monsieur le ministre, suite à notre conversation téléphonique de ce jour, » – il m’avait rendu compte téléphoniquement, c’est la réponse précise à votre question – « je vous prie de trouver le rapport de M. Latrubesse, IPR-IA vie scolaire, concernant la situation à Notre-Dame de Bétharram. M. Latrubesse a été envoyé par mes soins à Notre-Dame de Bétharram, avec l’accord du père Landel et de la direction diocésaine de l’enseignement libre. Le rapport me semble sage, objectif et favorable à Notre-Dame. » Voilà le rapport du recteur, qui double celui de l’inspecteur d’académie.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci, monsieur le premier ministre. Effectivement, nous disposons des documents de transmission entre l’inspecteur et le recteur, ainsi qu’entre le recteur et vous-même en tant que ministre. En fait, le 15 février, vous avez déclaré vous souvenir d’avoir souhaité l’inspection de 1996 mais n’en avoir aucune trace jusqu’à la parution de ce rapport. Je comprends que vous avez entre-temps obtenu les échanges entre le recteur et vous-même au sujet de ce rapport que vous relisez trente ans après et dont vous prenez connaissance. Toutefois, au début de cette audition, lorsque vous l’avez évoqué, vous avez vous-même dit que vous aviez demandé un suivi et que vous l’aviez eu – nous y reviendrons. Mais, le 15 février, vous ne vous souveniez pas de quoi que ce soit.
Je vais juste préciser quelque chose à propos de la lettre que vous me lisez. Nous avons demandé aux archives des rapports d’inspections ainsi que les échanges auxquels ils ont pu donner lieu avec les différents ministres et ministères. La lettre que vous nous lisez est une lettre manuscrite du recteur qui vous a été adressée le 15 avril par fax. Elle fait état d’une conversation téléphonique et mentionne cette phrase que vous venez de lire, selon laquelle le rapport « semble sage, objectif et favorable à Notre-Dame » – il ne dit pas « Notre-Dame de Bétharram », mais « Notre-Dame ». La lettre se termine par : « Je vous prie d’agréer, monsieur le ministre, l’expression de ma haute considération et de mon fidèle dévouement. Je vous transmettrai par fax à Paris la version dactylographiée dès que je l’aurai. »
Le lendemain, le 16 avril, la lettre dactylographiée est transmise officiellement au ministre de l’éducation. Elle ne fait plus mention de la conversation téléphonique. Elle ne fait plus mention de cette phrase, « le rapport me semble sage, objectif et favorable ». Il n’y a plus de commentaires. Elle se termine de la même façon, sur l’assurance du fidèle dévouement, sauf qu’elle mentionne le lycée Notre-Dame de Bétharram et non pas Notre-Dame. On comprend donc qu’il y a dans cette première transmission rapide – puisque vous aviez souhaité quelque chose de très rapide – des qualifications du recteur qui veut tout de suite vous donner la tonalité de cette inspection à titre personnel, vous expliquer qu’elle est favorable ; on comprend qu’il parle de « Notre-Dame » comme d’un établissement qu’il connaît et dont vous avez parlé ensemble au téléphone. Dans la version officielle, il reste plus à distance de cet établissement. On a une impression de grande proximité entre ce recteur, dont vous venez de qualifier l’état de service pendant ces quatre années, et vous-même, lorsque vous étiez ministre et président du département. Est-ce que les relations étaient les mêmes avec les autres recteurs ou est-ce que c’était un cas particulier, lié à la situation de Bétharram ?
M. François Bayrou, premier ministre. Madame, ne prenez pas mal ce que je vais dire : c’est un gag ! Le recteur Pouille ne connaissait pas Bétharram, à ma connaissance. Il ne connaissait pas bien le département des Pyrénées-Atlantiques. Et personne ne dit « Notre-Dame » ! On dit « Bétharram ». Il n’y a pas un élu du département – je regarde Mme Capdevielle – qui puisse prétendre qu’on dit « Notre-Dame » comme un signe de proximité. Tout le monde dit « Bétharram ». Donc, pardon mais votre interprétation est un tout petit peu… surajoutée.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ce recteur avec lequel vous êtes en relation poursuit une correspondance très étroite et directe avec le directeur de Bétharram, dans laquelle il renseigne ce dernier, en mai 1996, sur la façon de se débarrasser de Mme Gullung, la professeure lanceuse d’alerte, et de l’élève Marc Lacoste, dont le père a porté plainte après la gifle reçue par son fils. Nous disposons de nombreux échanges directs, manuscrits ou dactylographiés. Lorsque nous avons interrogé les quatre recteurs que nous avons reçus à propos des pratiques d’échange au sujet des inspections, ils nous ont indiqué qu’aucun d’entre eux n’avait jamais entretenu de correspondance directe avec un chef d’établissement et que cela ne se fait jamais. Comment expliquez-vous cette proximité ? S’agissait-il d’un dossier particulier ? Comment estimez-vous que ce rapport a été traité relativement à d’autres ?
M. François Bayrou, premier ministre. J’imagine qu’il a voulu faire lui-même le suivi d’un rapport qui lui avait été commandé par le ministre lui-même. C’est la première fois que j’entends parler de cette correspondance, que je n’ai jamais vue, mais je peux vous dire ce qu’a été la réponse, le suivi du directeur de Bétharram – la lettre n’est pas adressée au recteur mais à M. Latrubesse, l’inspecteur. C’est le père Landel qui l’écrit. « En rappelant les conclusions de votre rapport d’avril dernier, je me permets de vous informer que toutes les conclusions à court terme sont exécutées. » Il écrit le 5 novembre. « Je viens de licencier, même si cela risque d’avoir des retombées, le surveillant qui avait une certaine conception de la discipline. » C’est-à-dire le surveillant condamné dont M. Vannier affirmait qu’il n’avait pas été licencié.
« Deuxièmement, j’ai éliminé le principe des élèves-surveillants malgré les difficultés financières que cela entraîne. Troisièmement, Mme Gullung a enfin trouvé un poste. Pour les conclusions à long terme, je rêve d’un nouvel internat, mais il faut que les finances suivent. Je fais tous les efforts pour changer les mentalités des parents, mais c’est si commode d’avoir cette épée de Damoclès pour essayer de faire marcher droit les enfants. » Il invoque ici cette affirmation si souvent entendue : « Si tu ne marches pas droit, tu iras à Bétharram. » « Une fois encore, merci pour ce que vous avez fait pour que Bétharram vive. Respectueusement. »
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci, monsieur le premier ministre. Nous disposons de ce courrier de suivi du directeur de l’établissement à l’inspecteur. C’est finalement un courrier déclaratif, qui n’est pas une inspection de suivi ou un suivi par l’inspecteur lui-même des recommandations de l’éducation nationale, et qui se conclut par : « Une fois encore, merci pour ce que vous avez fait pour que Bétharram vive. » Nous allons y revenir en regardant le contenu du rapport d’inspection de M. Latrubesse dont vous avez lu la conclusion – en effet positive.
Tout d’abord, je tiens à revenir sur la façon dont a été fait ce rapport, par comparaison avec tous les autres rapports d’inspection à l’époque ou actuellement. L’inspection a duré une journée. Comme vous l’avez dit, une vingtaine de personnes ont été auditionnées. Simplement, ce 12 avril 1996, entre 9 h 30 et 16 h 30, durée de la présence de M. Latrubesse sur place, il a passé trois fois trente minutes à entendre des élèves qui n’étaient que des représentants des classes, choisis la veille par le directeur d’établissement, qui, lui-même, avait été prévenu la veille. C’est pour cette raison, monsieur le premier ministre, que nous avons estimé, au regard de tous les autres échanges entourant les inspections, que celle-ci avait été superficielle et expresse, et qu’elle n’avait pas permis d’entendre la parole des élèves alors que le risque de violences semblait avéré au vu des plaintes et condamnations : 80 % de cette journée a été consacrée à écouter des professeurs, le directeur, le directeur adjoint, l’aumônier – très peu les élèves.
Concernant le contenu du rapport, sa conclusion est certes positive, mais il fait deux pages et demie, recto verso, où est notamment décrit le supplice du perron. « Le 5 décembre 1995, vers 21 heures, un surveillant-élève a demandé à [un élève] de quitter le dortoir et de rester, en petite tenue, hors du bâtiment. L’enfant a téléphoné à son père qui est venu le chercher et l’a conduit au centre hospitalier de Pau pour un examen médical […]. » Nous savons aujourd’hui, par les témoignages plus récents des élèves de l’époque, que l’enfant, frappé d’hypothermie, a manqué de peu l’amputation à la suite de cette punition.
Ce rapport évoque une gifle donnée à un élève de cinquième par un CPE (conseiller principal d’éducation). Il évoque aussi une professeure blessée lors d’une altercation avec des élèves. Il emploie les termes « méthodes éducatives d’un autre âge ». Il relève le nombre insuffisant de surveillants, « l’établissement [ayant] pris l’habitude de demander à des élèves de jouer le rôle de surveillant », et souligne que « ces jeunes gens, dépourvus d’un véritable statut, ne possèdent pas toujours l’expérience, la maîtrise et le recul suffisants pour assumer convenablement les tâches qui leur sont confiées ».
Je me dis que quand on lit un rapport comme celui-là au-delà de sa conclusion, on est plutôt stupéfait. Ce que vous évoquez, un rapport vous étant transmis par le recteur comme sage, objectif et positif, semble très éloigné des quelques témoignages qui y sont malgré tout repris. Quand vous le relisez aujourd’hui, est-ce que vous en avez une lecture différente ?
M. François Bayrou, premier ministre. On est en 1996, c’est-à-dire il y a trente ans. Est-ce qu’il y a trente ans, dans les établissements, singulièrement ce type d’établissements-là – Bétharram, Garaison, ceux que vous avez cités –, il y avait des méthodes un peu rudes ? Sûrement, oui. Seraient-elles acceptées de nos jours ? Sûrement non ! 1995 : il y a trente ans. Je vais répondre tout à l’heure à une question sur l’organisation interne de Bétharram. Il y a trente ans, y avait-il la moindre information autour de violences à Bétharram ? J’ai reçu une lettre, un message, que je vais retrouver…
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pendant que vous cherchez votre lettre, je rappelle pour information que tout sévice physique sur un enfant ou même un adulte est interdit par la loi, en 1996 comme en 2025.
M. François Bayrou, premier ministre. Vous avez tout à fait raison. Mais ce n’est pas moi qui inflige des sévices physiques !
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. On dirait que vous les dédramatisez parce que ça fait trente ans.
M. Roger Vicot (SOC). Un élève a failli être amputé et vous parlez de « méthodes un peu rudes » !
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Même une gifle… Bien sûr, ce n’était pas vous, et vous les condamnez – c’est très bien.
M. François Bayrou, premier ministre. Si vous lisez tous les romans anglais consacrés aux collèges… (Exclamations.)
M. Pierrick Courbon (SOC). On parle de faits, pas de romans !
M. François Bayrou, premier ministre. Ce sont des faits. Lisez Stalky et Cie, un roman de Kipling qui a connu un grand succès. Oui, il y avait des punitions physiques au XIXe siècle en Angleterre. Je crois qu’elles ont duré jusque dans les années récentes. C’est tout à fait anormal. Mais est-ce que des dizaines d’établissements pratiquaient ce genre de discipline rude – trop rude, dirons-nous aujourd’hui ? Oui, sûrement.
M. Pierrick Courbon (SOC). On parle quand même de viols !
M. François Bayrou, premier ministre. Est-ce qu’on en était informé ? Non. Et dans le rapport, le directeur indique qu’ils vont changer leurs méthodes.
Je vous lis le message que je cherchais, qui m’a été adressé le 13 février 2025 par Jean-Michel Vandenberghe, général trois étoiles – général de division – dans la gendarmerie. « Monsieur le premier ministre, j’ai occupé le poste de commandant de compagnie de la gendarmerie départementale de Pau de 1989 à 1993. Bétharram était sur mon ressort. J’ai dirigé, au cours de ces années, de fort nombreuses enquêtes judiciaires, notamment sur le canton de Nay-Bourdettes, où la brigade locale, très sollicitée en police judiciaire, faisait montre d’une belle réactivité et d’une grande persévérance pour traiter tout le spectre de la délinquance locale avec l’appui de la brigade des recherches de Pau. Nous étions très à l’écoute de la population et fort sensibilisés à la protection de l’enfance. Je certifie que nous n’avons jamais eu connaissance des sévices qui se seraient déroulés au sein de l’école privée et je suis prêt à en témoigner de toutes les façons qui vous conviendraient. » 1989-1993 : en plein milieu de cette période.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci, monsieur le premier ministre. On parle bien là d’un témoignage qui concerne les années 1989 à 1993. Dans les témoignages de violences que l’on a, c’est en 1993 que cela commence, en tout cas pour les témoignages qui parlent de se faire frapper – un élève de 13 ans qui s’est retrouvé avec un tympan perforé et les autres sévices qui ont eu lieu.
Revenons au rapport. Vous avez expliqué que si le recteur avait fait un suivi de proximité directement auprès du directeur d’établissement, c’est parce que le ministre avait demandé un suivi très attentif. Ce rapport vous a été transmis. Il contient une liste de griefs, repris de façon très claire et que je viens de lire. Il parle du manque de surveillants et révèle la présence d’élèves-surveillants, ce qui était déjà interdit par la loi à l’époque. Il évoque aussi un point sur lequel nous avons interrogé M. Latrubesse – vous l’avez peut-être entendu – lors de son audition : l’existence de grands dortoirs de plusieurs dizaines de lits chacun, alors que le nombre de lits dans une chambre d’internat devait être compris entre trois et douze selon un arrêté du 7 juillet 1957 en vigueur au moment des faits.
Quand ce rapport vous a été remis, malgré les conclusions positives du dernier paragraphe et de la transmission du recteur, avez-vous demandé à vos services de faire usage de l’article 40 du code de procédure pénale au sujet des sévices physiques que vous venez de reconnaître comme anormaux, y compris pour l’époque ? Avez-vous demandé une modification de l’internat ? Dans le rapport de suivi, que vous nous avez relu entièrement, le directeur s’inquiète du coût financier de la rénovation de l’internat. C’est ce que nous avons aussi entendu de la bouche de l’inspecteur lui-même : il n’a pas écrit dans ses recommandations qu’il fallait refaire l’internat parce qu’il s’inquiétait des finances de Bétharram. Malgré la conclusion que vous nous avez lue et qui semble vouloir dire que finalement, tout va bien et qu’on peut continuer comme ça, quand vous relisez le rapport aujourd’hui, pensez-vous à des actions que vous auriez entreprises à ce moment-là et que vous auriez oubliées, ou estimez-vous que vous feriez différemment aujourd’hui ?
M. François Bayrou, premier ministre. Aujourd’hui, c’est trente ans après. Il y aurait sûrement de grands changements dans les attitudes des uns et des autres. Mais vous avez lu trop partiellement le rapport. Vous avez dit qu’on y signale des faits de violences sur Mme Gullung. Or ce n’est pas vrai. C’est même exactement le contraire. Je vous lis le passage sur Mme Gullung.
« Madame Gullung a été blessée. Elle a également demandé à son avocat de porter plainte. Elle donne, de [cet] incident, une interprétation qui ne correspond pas à la réalité. Le contenu de la déclaration écrite faite par Stéphan G. m’a été confirmé par des élèves présents dans la cour et témoins de l’accident.
« Ce professeur, qui enseigne dans l’établissement depuis septembre 1995, connaît d’ailleurs de sérieuses difficultés dans ses classes et ses relations avec les élèves sont mauvaises. Je n’ai pu la rencontrer car elle était encore en arrêt de travail mais les divers témoignages recueillis, et notamment auprès de ses collègues professeurs, montrent que cette enseignante est arrivée dans ce collège avec un état d’esprit très négatif. Elle aurait exprimé son intention de "démolir Bétharram" considérant que cet établissement utilise des méthodes éducatives d’un autre âge. Pour illustrer cette thèse, elle pensait pouvoir se servir du fait regrettable dont elle a été victime » – une bousculade avec les élèves autour d’un ballon – « en le présentant comme une agression, ce qu’il n’est pas ».
Madame, je maintiens que votre lecture selon laquelle on aurait signalé de nombreux événements est démentie par le rapport. Je ne sais pas qui a raison. Je ne connais pas Mme Gullung, je ne connais pas M. Latrubesse. Mme Gullung signale qu’elle a été très souvent mise en cause pour son équilibre, on va dire, dans les fonctions qu’elle a occupées plus tard. Peut-être pourrait-on vérifier si c’est vrai ou pas ? C’est exactement de ça qu’il s’agit. Le rapport dit, à l’indicatif, que sa version ne correspond pas à la réalité. Ai-je lu le rapport aussi attentivement qu’il aurait fallu ? Sûrement pas. Je pense que je me suis contenté de la conclusion du rapport et du suivi que j’avais demandé au recteur de faire. Mais aurais-je lu le rapport en entier que cela aurait été la même chose.
Vous m’avez interrogé, y compris par écrit, sur les dortoirs à Bétharram. Peu d’années auparavant, j’étais élève en hypokhâgne au lycée Montaigne de Bordeaux, qui n’était pas réputé pour être un établissement de seconde zone, où il y avait des dortoirs. De mémoire, ces dortoirs comportaient plusieurs dizaines de lits et un seul local de douche et de toilettes – ma mémoire est peut-être incertaine. C’était comme ça à l’époque. Je suis en hypokhâgne en 68, il y a donc un certain temps, mais ce n’était pas des conditions de vie déshonorantes. Parmi ceux qui nous écouteront, beaucoup se souviendront qu’ils avaient en effet des dortoirs constitués d’un grand nombre de lits, avec un seul point de douche et de toilettes. Que cela ait été en retard du point de vue de l’équipement, je l’accorde. Y a-t-il une faute morale à avoir des dortoirs avec plusieurs dizaines de lits ? Je ne le crois pas.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Ce rapport d’inspection est public puisqu’il a été publié par Le Figaro : chacun peut le lire et en faire l’interprétation qu’il souhaite. Nous avons essayé de ne pas en faire une interprétation subjective, mais d’avoir une approche comparative, en tenant compte des règles d’inspection en vigueur à l’époque et de la façon exceptionnelle dont il a été élaboré. Nous en avons tiré des questionnements et des conclusions.
La conclusion finale de ce rapport apparaît le 5 novembre 1996 dans le courrier adressé par le directeur de Bétharram à M. Latrubesse, qui clôt, quelque part, l’ensemble de l’action publique.
M. François Bayrou, premier ministre. Pas du tout !
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il dit « je viens de licencier le surveillant » mis en cause. Cela nous questionne. Dans des comptes rendus de parents d’élèves datés du mois de décembre et des mois suivants, il apparaît en effet que cette personne n’est pas licenciée et qu’elle est encore en poste. Vous ne pouviez pas le savoir en tant que ministre, c’est sûr.
« J’ai éliminé le principe des élèves-surveillants, malgré des difficultés financières que cela entraîne. » On peut être surpris de la façon dont un directeur d’établissement s’adresse à un inspecteur pour évoquer des raisons financières liées au non-respect des règles légales.
Je relis simplement la fin : « Pour les conclusions à long terme, je rêve d’un nouvel internat, mais il faut que les finances suivent. Je fais tous les efforts pour changer la mentalité des parents, mais c’est si commode d’avoir cette épée de Damoclès pour essayer de faire marcher droit les enfants. Une fois encore, merci pour tout ce que vous avez fait pour que Bétharram vive. Respectueusement. » C’est le directeur de Bétharram qui écrit à l’inspecteur pour clore ce chapitre.
M. François Bayrou, premier ministre. Est-ce qu’il y a quelque chose de moralement répréhensible dans tout ça ?
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Monsieur le premier ministre, notre commission d’enquête n’est pas là pour juger de la vie privée, de la justice ou de la morale. Nous sommes là pour détecter les dysfonctionnements de l’État et de l’action publique concernant les modalités de contrôle des établissements scolaires. Nous nous intéressons à un établissement scolaire où il y a eu des plaintes. Vous avez déclenché une inspection dès que vous avez eu connaissance de ces plaintes. Vous avez expliqué pourquoi vous l’avez fait rapidement. Nous avons eu les témoignages. Vous avez pu réagir sur la façon dont cette inspection a été conduite et sur quel en a été le suivi. C’est tout ce qui intéresse la commission d’enquête.
M. François Bayrou, premier ministre. À la lecture de la presse, je n’avais pas cru qu’il n’y avait que cela qui intéressait les membres de la commission, en tout cas certains de ses membres. J’avais cru comprendre, au contraire, qu’il y aurait une mise en cause personnelle pour avoir manqué à je ne sais quelle loi de vérité ou de mensonge, que j’étais complice de Bétharram et que j’avais, je répète, « protégé des pédocriminels ». Est-ce que l’inspection dit ou laisse entendre que j’ai en quoi que ce soit protégé quoi que ce soit ? Nous devons prendre acte – en tout cas, je demande que l’on prenne acte – du fait que ces accusations sont infondées.
Mais je veux aller un peu plus loin. Est-il anormal qu’un inspecteur se préoccupe des finances de l’établissement scolaire qu’il inspecte ? Moi, je ne trouve pas que c’est anormal. Je trouve que le rectorat, l’inspecteur d’académie, est absolument dans son rôle quand il regarde la réalité de l’établissement qu’il inspecte. Pour vous, c’est choquant. Pour moi, ça ne l’est pas. Je puis vous assurer qu’à Lille, il y a beaucoup d’établissements – et il y en a eu beaucoup à travers le temps – dans lesquels la structure financière du budget a été prise en compte. Et pas seulement à Lille, mais dans toutes les communes et villes périphériques.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous sommes bien d’accord : dans les missions des inspections, il y a l’aspect pédagogique, l’aspect financier et – j’espère que ce sera le cas de manière systémique à la suite de notre commission – le climat et la vie scolaires. En revanche, lorsqu’un inspecteur comme M. Latrubesse nous explique, sous serment, qu’il n’a pas recommandé la réfection du dortoir dans son rapport parce qu’il s’inquiétait de la capacité de l’établissement à financer ces travaux, il me semble que cela ne relève pas de l’action normale d’un inspecteur. Il l’a d’ailleurs reconnu lui-même.
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi, mais nous avons la preuve – j’ai dit que je venais avec des preuves – qu’il a transmis oralement l’exigence de faire si possible des changements dans les dortoirs, puisque le directeur dit qu’il rêve d’avoir un nouvel internat. Dans la note de suivi – car c’en est une –, c’est exactement ce qui se passe. Moi, je trouve ça normal, en tout cas non répréhensible.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous passons aux questions de M. le rapporteur Vannier.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce rapport, vous le commandez. Vous nous indiquez aujourd’hui que vous l’avez lu à l’époque de façon très rapide, pour vous concentrer sur sa conclusion, ce qui vous a conduit à écarter une partie des faits graves, que vous avez qualifiés de sévices physiques,…
M. François Bayrou, premier ministre. Non !
M. Paul Vannier, rapporteur. …qu’il relate, et à peut-être relativiser l’enjeu de l’internat, dont je dois dire qu’il est central : l’essentiel des victimes des pédocriminels de Bétharram sont des internes. Et la question de la taille de cet internat qui était, permettez-moi cette expression malheureuse, le terrain de chasse de ces prédateurs sexuels, est l’une des grandes questions. Si une réaction était intervenue à l’époque, partant du constat que l’établissement ne respectait pas les règlements en vigueur, je ne dis pas que tout aurait été résolu, mais elle aurait peut-être éveillé l’attention et conduit à des actions qui auraient permis de protéger les enfants.
Le 4 mai 1996, alors que vous êtes ministre de l’éducation nationale et que vous vous rendez dans l’établissement, vous faites une lecture de ce rapport. Devant la presse, vous indiquez : « Toutes les informations que le ministre pouvait demander, il les a demandées. Toutes les vérifications ont été favorables et positives. » Si j’ai bien compris, monsieur le premier ministre, vous nous dites que vous n’auriez pas aujourd’hui la même appréciation à la lecture de ce document ?
M. François Bayrou, premier ministre. Non, je n’ai pas dit ça, et vous déformez encore une fois la réalité. Je ne me rends pas dans l’établissement. Je répète qu’à l’inauguration dont il s’agit et dont la presse rapporte qu’elle a été faite au galop parce que j’avais une autre manifestation prévue, je suis allé avec le ministre de la culture de l’époque. L’inauguration ne concernait pas l’établissement scolaire mais la chapelle classée monument historique, dont le toit avait été refait. Nous ne sommes pas entrés dans l’établissement – pas moi, en tout cas. J’y suis entré pour inaugurer un gymnase – je ne sais pas si c’est deux ans avant ou deux ans après –, et pour une inondation je ne sais quand. Mais je ne suis pas entré dans l’établissement ce jour-là. C’est en répondant aux micros tendus des journalistes que j’ai prononcé cette phrase qui m’a servi de fil d’Ariane pour retrouver le rapport, dont je n’avais pas de souvenir, je le répète.
Est-ce que j’aurais une lecture différente aujourd’hui ? Les choses ne se passeraient pas du tout de la même façon aujourd’hui. On aurait mille alertes ou mille alarmes, ou des centaines d’alertes ou d’alarmes, parce que les réseaux sociaux, parce que les parents d’élèves… En tout cas, je l’espère.
Je vais vous dire ce que je ressens. Peut-être rattacherez-vous cela à d’autres moments de ma vie. Je ne connais rien de pire, rien de plus abject que des adultes utilisant des enfants comme objets sexuels. Il y a eu tout un mouvement à l’aube des années 1980, assez peu d’années avant cela, qui instituait un front de libération des pédophiles. Des pétitions signées par de très grands noms demandaient que l’on puisse permettre à des adultes de filmer les ébats sexuels des enfants – je cite à peu près exactement leurs termes –, publiées dans Le Monde, avec des signataires aussi illustres que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, pour la défense des pédophiles. Pour moi, l’humanité ne peut pas tomber plus bas que des adultes qui prennent des enfants comme partenaires sexuels. C’est une immonde abomination. Voilà mon témoignage sur ce sujet. Mon témoignage d’homme. Là, je ne suis pas ministre ni premier ministre. Mon témoignage d’homme, c’est ça.
M. Paul Vannier, rapporteur. Feriez-vous aujourd’hui, monsieur le premier ministre, la même lecture du rapport que celle que vous avez faite en 1996 ?
M. François Bayrou, premier ministre. Probablement pas puisque, comme je vous le dis, ça ne se passerait pas comme ça. Je n’ai pas de problème de cet ordre.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le 15 février 2025, vous avez déclaré à propos de ce rapport : « Cette inspection, elle dit que l’ambiance, la qualité de travail, les relations avec les élèves et les relations entre enseignants étaient excellentes. » Nous venons de rappeler ce que ce rapport contient : la description de châtiments corporels, de gifles, de coups, des dortoirs immenses, des élèves-surveillants. En février 2025, vous dites encore que les conclusions de ce rapport sont excellentes. Néanmoins, monsieur le premier ministre, je voudrais…
M. François Bayrou, premier ministre. Je vais vous répondre, monsieur Vannier. Tout le monde aura compris quelle est la méthode que vous croyez irrésistible, et qui est de constamment déformer les propos de ceux qui vous parlent pour essayer de les traduire en propos que l’on pourrait leur reprocher. C’est une méthode un peu grossière, pardonnez-moi de vous le dire. Je ne vous laisserai pas faire ça. Quand j’ai dit que l’ambiance était excellente… Si vous voulez et si nous avons le temps, je peux lire le rapport en entier. Il décrit l’événement qui a provoqué la plainte, mais il ne laisse pas du tout entendre ce que vous dites, je viens d’en faire la preuve concernant Mme Gullung. Il dit exactement le contraire de ce que Mme Spillebout prétendait qu’il disait. Exactement le contraire et à l’indicatif – comme à propos d’un fait. Voici donc ce que dit le rapport : « La qualité du travail qui est effectué, l’ambiance et les relations de confiance qui y règnent et la volonté de changement qui existe à tous les niveaux sont autant d’éléments positifs et d’atouts pour la réussite de l’établissement. » Vous trouvez que les propos que j’ai tenus déforment la réalité ?
M. Paul Vannier (LFI-NFP). Monsieur le premier ministre, vous nous lisez à nouveau la conclusion : cinq lignes d’un rapport qui fait près de trois pages. Vous revenez toujours à cette conclusion.
Lors de notre contrôle sur place et sur pièces dans l’établissement Le Beau Rameau, anciennement Bétharram, nous nous sommes rendus, avec Violette Spillebout, dans les archives de l’établissement où nous avons saisi un document, le compte rendu d’un conseil d’administration qui date du 7 octobre 1996. Dans ce compte rendu apparaît le passage suivant : « Le père Landel indique qu’il va falloir mener une réflexion sur la violence, demandée par M. Bayrou. » Qu’avez-vous, monsieur le premier ministre, à nous dire de cette demande que vous avez directement adressée, en 1996, au directeur de l’établissement pour engager une réflexion sur la violence à Bétharram ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je dis que c’est formidable. Je dis que c’est la preuve exacte, formulée par les intéressés et que j’ignorais complètement. En 1987, je suis jeune député de la circonscription…
M. Paul Vannier, rapporteur. Le document date de 1996.
M. François Bayrou, premier ministre. Je suis donc ministre, c’est encore mieux : ça veut dire que j’ai saisi que quelque chose n’allait pas et que je demande qu’il y ait une réflexion sur la violence. Franchement, on ne peut pas trouver conduite plus conforme à ce que doit être le devoir d’un ministre que celle-là. Je considère donc que c’est un élément très positif.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’ai du mal à vous suivre, monsieur le premier ministre : depuis tout à l’heure, vous nous dites que ce rapport d’inspection d’avril 1996 contient des conclusions absolument favorables, qui n’appellent pas de réaction de votre part. Et vous nous dites maintenant qu’en octobre, vous demandez directement au chef d’établissement d’engager une réflexion sur la violence ? Je ne comprends pas : c’est une contradiction très importante dans vos déclarations.
M. François Bayrou, premier ministre. Franchement, monsieur Vannier, qui veut noyer son chien l’accuse de la peste.
Plusieurs députés. De la rage !
M. François Bayrou, premier ministre. De la rage, merci – pardon : je pensais aux Animaux malades de la peste. Vous me reprochez, à l’Assemblée nationale, d’avoir protégé des pédocriminels ; vous osez monter au micro pour commencer votre question par cette phrase scandaleuse : « Monsieur Bayrou, pourquoi avez-vous protégé les pédocriminels ? » Vous vous rendez compte après que je n’ai heureusement pas protégé ces abominations, après, vous vous repliez sur la violence et vous venez maintenant, en commission, me reprocher d’avoir alerté sur les violences et dit qu’il faut y réfléchir. Je trouve pourtant qu’il n’y a pas plus juste observation. J’ai dit tout à l’heure que j’avais publié le 14 mai une circulaire, la première à ma connaissance par un ministre de l’éducation, relative à la coopération…
M. Paul Vannier, rapporteur. Le 14 mai 1997 ?
M. François Bayrou, premier ministre. Non, le 14 mai 1996. Je l’ai là, si vous la voulez : il s’agit d’une circulaire relative à la coopération entre le ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, le ministère de la justice, le ministère de la défense et le ministère de l’intérieur pour la prévention de la violence en milieu scolaire.
Mme Perrine Goulet (Dem). Eh oui, et pas qu’à Bétharram !
M. François Bayrou, premier ministre. À ma connaissance, il n’y a pas eu de circulaire de ce genre avant. Excusez-moi de le dire, je trouve que c’est absolument cohérent d’avoir fait passer le message – je ne sais pas sous quelle forme – qu’il fallait tout faire pour éviter la violence à Bétharram. Quelle contradiction y a-t-il ? Au contraire, c’est exactement l’exercice de la responsabilité d’un ministre père d’élève dans l’établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Donc, en mai, vous affirmez devant la presse que tout va bien et, en octobre, vous indiquez au chef d’établissement qu’il faut engager une réflexion sur la violence.
Monsieur le premier ministre, vous vous êtes décrit tout à l’heure comme dans une relation assez périphérique au fonctionnement de l’établissement. Ce que ce compte rendu nous apprend, c’est aussi que vous avez des relations directes – vous êtes alors ministre de l’éducation nationale – avec le directeur de l’établissement Bétharram. Confirmez-vous que vous aviez des échanges sur la vie de l’établissement avec le père Landel, comme l’indique ce compte rendu d’un conseil d’administration de l’établissement datant du 7 octobre 1996 ?
M. François Bayrou, premier ministre. Le père Landel, je le connais – je ne connaissais pas Carricart, mais le père Landel, je le connais. Il était directeur, il a été plus tard évêque du Maroc, évêque de Rabat. C’est quelqu’un que je crois, que je sais, que je pense estimable. J’avais des rapports avec lui, non pas sur le fonctionnement de l’institution, même si j’ai pu faire passer le message – je vous signale que ce que je pense que le père Landel fait, c’est qu’il interprète la circulaire du 14 mai que j’ai signée moi-même.
M. Paul Vannier, rapporteur. Monsieur le premier ministre, cette circulaire de mai 1996 ne porte en rien sur la prévention de la violence qu’auraient pu commettre des adultes ayant autorité sur des élèves : elle aborde d’autres aspects de la question des violences. Elle n’entre donc absolument pas dans le cadre de la réflexion qui est la nôtre.
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi ! S’il vous plaît ! Je peux corriger ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous êtes à la tête du ministère de l’éducation nationale. Vous paraissez instaurer une relation directe avec un chef d’établissement, c’est-à-dire, au fond, un mécanisme qui paraît entièrement contourner, court-circuiter les procédures dont dispose l’éducation nationale pour traiter la question de la violence dans les établissements scolaires. Pourquoi procéder ainsi plutôt que de solliciter des services que vous aviez déjà mobilisés en avril 1996 pour garantir la sécurité des élèves de Bétharram ?
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur Vannier, je connais parfaitement votre méthode, qui commence à apparaître de manière absolue. D’ailleurs, cette méthode, elle est exactement décrite dans cet excellent livre (M. le premier ministre montre le livre La Meute de Charlotte Belaïch et Olivier Pérou), dans lequel vous êtes analysé et cité.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Voilà ! On l’attendait !
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi, mais cette méthode est décrite par Jean-Luc Mélenchon, qui est quelqu’un que je connais, je crois, et il dit « vous n’avez pas besoin d’être de bonne foi ». C’est exactement ce que vous faites, c’est-à-dire que vous ne cherchez pas la vérité, vous la déformez tout le temps…
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Répondez, alors !
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Violette Spillebout aussi serait de mauvaise foi ?
M. François Bayrou, premier ministre. … et je vais vous en donner la preuve. Vous venez de dire que la circulaire ne parle pas de la protection des enfants. En voilà la première ligne : « aider les élèves, les parents et les adultes de la communauté scolaire » – vous venez de dire que ça n’en parlait pas ; c’est la première ligne. « Il s’agit d’être vigilant à l’égard des risques que peuvent encourir les enfants et plus particulièrement à l’égard des risques de maltraitance, d’abus sexuels et de racket, pour coordonner les réponses nécessaires. » Alors si vous pensez que ce n’est pas le sujet… C’est la première ligne du premier paragraphe de la circulaire !
M. Paul Vannier, rapporteur. Je poursuis mes questions…
M. Erwan Balanant (Dem). Et les autres députés, ils vont pouvoir en poser ? Ça fait déjà deux heures qu’on a commencé !
M. Paul Vannier, rapporteur. … et je maintiens mon commentaire sur votre circulaire.
Vous avez manifestement raison de vous soucier de la question des violences physiques – dans la coulisse, avec le directeur de l’établissement –, car, dans un courrier adressé le 29 octobre 1996 par le président de l’association des parents d’élèves, M. Protat, à M. Landel, deux faits de violences intervenus le 20 octobre 1996 sont évoqués. Je veux les partager avec la commission d’enquête, parce que cette description alertera probablement sur les conséquences de l’absence d’action conduite après le rapport d’inspection. Une nouvelle gifle donnée par un surveillant à un élève est évoquée et, surtout, une scène de lynchage d’un élève par un surveillant est décrite. Je cite le courrier : « Nous n’osons même pas imaginer les conséquences si le professeur de mathématiques n’était pas intervenu pour séparer l’élève du surveillant. Faut-il un jour arriver à l’irréparable pour que vos cadres éducatifs vous mettent au courant ? », demande le président de l’association des parents d’élèves au directeur de l’établissement. C’est-à-dire que nous avons là la description d’une scène qui aurait pu, d’après ceux qui la rapportent, conduire à la mort d’un enfant.
Voilà pourquoi, monsieur le premier ministre, la question de votre réaction aux signaux d’alerte, de ce que vous avez fait d’un rapport dont vous nous dites aujourd’hui que vous n’avez lu que la conclusion, se pose. Puisque vous nous indiquez qu’au fond, vous vous consacrez aux conclusions des rapports d’inspection qui vous sont transmis, je voudrais, monsieur le premier ministre, vous interroger sur un autre rapport d’inspection, qui porte sur la situation d’un collège de Bergerac dans lequel un enseignant a été condamné à six ans de prison pour avoir violé deux enfants. À votre prise de fonctions, quand vous arrivez rue de Grenelle, vous commandez un rapport de l’inspection générale sur cette affaire. Ce rapport vous est rendu au début de l’année 1994. Dans ce rapport – c’est en tout cas ce qu’indiquent les journalistes Sophie Coignard et Alexandre Wickham dans un ouvrage paru en 1998, L’Omerta française –, les inspecteurs généraux vous font une préconisation centrale, appuyée par la cheffe de l’inspection générale de l’époque : envoyer aux responsables du système éducatif une circulaire signée par le ministre et visant « à restaurer le civisme qui a pu, ici ou là, faire défaut : dès que des faits hautement répréhensibles sont connus et que des enfants peuvent encourir des risques sérieux, il convient de prendre des mesures conservatoires qui mettent les élèves à l’abri des déviances énoncées ».
Ce rapport vous est rendu début 1994. Vous êtes en poste jusqu’en mai 1997, soit trois ans plus tard. Cette circulaire ne sera jamais envoyée. Pourquoi, monsieur le premier ministre ?
M. François Bayrou, premier ministre. Quand vous évoquez cette affaire de Bergerac, j’ai lu dans la presse qu’il y avait des mises en cause, précisément, de protection de ce pédocriminel et qu’on essayait, d’une manière ou d’une autre, de me faire entrer dans cette affaire – je l’ai lu récemment, il y a quelques semaines. Je me suis renseigné – je n’en savais rien –, et il se trouve que ce pédocriminel était en prison depuis 1992. En quoi y a-t-il protection ? Aurais-je dû signer une circulaire ? Peut-être.
Il y a une chose que j’ai faite, dont j’ai le souvenir – qu’on m’a rappelée : j’ai demandé que tout professeur ou personnel d’enseignement mis en cause dans une affaire de cet ordre soit immédiatement suspendu – alors que, jusqu’à moi, on n’était pas suspendu, on était muté. On m’a rapporté qu’il y avait eu, au sein de l’administration de l’éducation nationale, des protestations sur une mesure présentée comme aussi radicale. Voilà ce que j’ai fait. Aurais-je pu ou dû faire plus ? C’est possible. Je ne prétends pas que je suis… J’étais, je vous le rappelle, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur, de la recherche et de la formation professionnelle. Est-ce que j’aurais pu faire plus sur cette circulaire précise ? Peut-être, sans doute : je ne vais pas défendre une attitude dont je ne me souviens pas. Mais peut-être.
M. Paul Vannier, rapporteur. C’est intéressant et important, car ce que font les ministres successifs – pas seulement vous – des rapports qui leur sont transmis est une des questions au cœur de nos travaux. Vous indiquez n’avoir lu que la conclusion du rapport sur Bétharram et ne pas vous être saisi pleinement du rapport de l’inspection générale que vous aviez pourtant commandé et qui vous a été remis en 1994.
Toujours selon L’Omerta française,…
M. Erwan Balanant (Dem). C’est interminable ! Nous ne pourrons pas poser nos questions !
M. Paul Vannier, rapporteur. …en 1997, l’un de vos conseillers vous alerte à nouveau sur la nécessité de réagir après plusieurs affaires de pédocriminalité mettant en cause des personnels de l’éducation nationale. Vous lui auriez répondu : « Je ne vois vraiment pas l’intérêt de salir l’éducation nationale. Et puis tu imagines la réaction des syndicats ? Non, je t’assure : il y a des moments où il faut savoir se taire. » Alors là, monsieur le premier ministre, j’ai vraiment le sentiment que nous sommes en pleine omerta. Je voudrais votre commentaire sur ces propos, que vous n’avez jamais démentis, que vous n’avez pas démentis à l’époque en tout cas, alors que cet ouvrage a été un best-seller, vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires, et qu’il n’aura donc pas pu échapper à l’attention d’un lecteur assidu de la presse locale – et, j’imagine, de beaucoup de publications.
M. François Bayrou, premier ministre. Il se trouve que je n’avais jamais lu ces lignes, que je n’ai pas de conseiller à qui j’aurais pu dire ça, parce qu’un conseiller si proche, auprès duquel j’aurais pu m’exprimer en termes aussi désinvoltes, ça n’existe pas. Il se trouve que, en 1997 – c’est 1997, vous dites ? –, mon directeur de cabinet est Marielle de Sarnez. Je ne pense pas que quiconque l’ait jamais rencontrée ait pu dire qu’elle aurait pu accepter une attitude de cet ordre. Donc je démens ces propos que je ne connaissais pas.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Juste une minute, monsieur le rapporteur. Mes chers collègues, pour votre information et pour la bonne tenue des débats : nous avions prévu une série de questions que les rapporteurs poseraient au premier ministre. Elle devait tenir en une heure quarante-cinq ; cela n’a pas été le cas. Mais nous avons tout le temps nécessaire. Nous sommes là pour entendre absolument toutes les questions de tous les collègues et nous prendrons le temps qu’il faut. C’est juste pour vous rassurer : vous pourrez poser vos questions.
M. François Bayrou, premier ministre. Pardonnez-moi, mais il faut aussi qu’on aborde 97.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous le ferons.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’ai une dernière question sur cette séquence, monsieur le premier ministre. Nous pourrons ensuite faire une pause avant de passer à un deuxième bloc.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Si vous avez besoin d’une pause tout de suite, monsieur le premier ministre, on la fait, sans aucun problème.
M. François Bayrou, premier ministre. Je peux attendre une question.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour finir sur ce premier aspect, qui concerne votre ignorance ou votre connaissance de faits de violences physiques et sexuelles ainsi que votre réaction aux informations nombreuses qui vous sont manifestement parvenues, je voulais vous interroger sur votre rapport à la violence faite aux enfants.
Chacun, je crois, garde en mémoire l’image de la gifle que vous infligez à un enfant le 9 avril 2002, à Strasbourg, pendant votre campagne présidentielle. Vous aviez alors expliqué avoir eu un « geste de père de famille, sans gravité » – c’était sur France Inter. En juillet 2023, sur LCI, revenant sur ce moment, vous évoquez « un geste éducateur ». Cette conception éducative de la gifle, dont vous paraissez encore empreint, explique-t-elle votre conduite à l’époque ?
M. François Bayrou, premier ministre. J’aurai une réponse un peu elliptique : ce que vous dites, c’est n’importe quoi. Il est vrai qu’à Strasbourg, en 2002, dans un moment extrêmement tendu – que je vais rappeler ici, parce que très souvent on présente ça en riant… Je suis en campagne présidentielle. Je suis avec la maire de Strasbourg de l’époque, dans une mairie annexe. La mairie se trouve lapidée par un petit groupe de militants islamistes : les vitres cèdent, les pierres entrent dans la mairie. Pourquoi ? Parce que j’ai, quelques années auparavant, interdit le voile à l’école – c’est moi qui l’ai fait, précisément dans les années que nous évoquons. Je rappelle qu’un sociologue éminent, Maurin, a, dans un livre récent, démontré, ou soutenu l’idée, que c’était la circulaire que j’avais prise en 1994 qui avait fait basculer la question du voile à l’école. Je suis donc mis en cause et la mairie est lapidée par ces militants islamistes.
Le préfet nous demande d’évacuer la mairie, nous descendons et nous montons en voiture. À ce moment-là, ce petit groupe se met à éructer contre la maire de Strasbourg des propos d’une indécence sexiste telle que je ne les ai pas supportés. Je suis donc descendu et je me suis confronté à ce petit groupe en disant : « Quand je suis là, on ne parle pas comme ça à une femme. » Il y a eu un moment un peu chahuté, comme vous imaginez ; il y avait une vingtaine d’hommes – d’hommes.
Il se trouve que j’ai le réflexe, tout le temps, de vérifier si mon stylo ou mon portefeuille est à sa place – je ne les change jamais de place. En passant la main, j’ai trouvé la main d’un petit garçon qui était en train de sortir mon portefeuille de ma poche. Je lui ai donné une tape – pas une claque, pas quelque chose de brutal : je lui ai donné une tape. Je suis d’ailleurs certain que cette scène a été bruitée par les télévisions, qui à l’époque ont fait faire à cette scène le tour de beaucoup de pays. Ce n’était pas du tout une claque violente : c’était une tape, en effet, de père de famille. Si quelqu’un ici pense que jamais il n’a donné une tape à un enfant… Je crois que beaucoup, s’ils sont honnêtes, pourront admettre qu’ils l’ont fait. Pour moi, ça n’est pas de la violence. Je veux rappeler que j’ai soutenu Maud Petit, députée, pour interdire les violences ordinaires – je ne sais plus exactement quel était le titre du texte…
Mme Perrine Goulet (Dem). La lutte contre les violences éducatives ordinaires.
M. François Bayrou, premier ministre. Voilà : la lutte contre les violences éducatives ordinaires.
M. Erwan Balanant (Dem). Sous les quolibets de tous nos collègues !
M. François Bayrou, premier ministre. Elle m’a appelé pour me dire : « Dis-leur que tu m’as soutenue pour faire ça. »
C’était un geste, à mon avis, de père de famille. J’ai d’ailleurs dit, si je puis finir la séquence… Le père, qui était responsable de la mosquée de cet endroit-là – je dis ça parce que c’est la maman qui m’a appelée le lendemain pour me dire : « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de mon enfant ? Il y a des gens qui désossent des voitures en bas de l’immeuble, moi je vais » – c’est comme si c’était présent à mon esprit à l’instant – « moi je vais au supermarché pour dresser les rayons à cinq heures du matin ». Je n’ai jamais oublié ça ; je n’ai jamais oublié ce petit garçon, qui a eu après de graves difficultés. Je suis en empathie avec lui et avec eux, mais c’était un geste éducatif. Le père me dit : « Chez nous, on ne touche pas aux enfants. » Je lui ai dit : « Si mon fils vous avait piqué votre portefeuille, je comprendrais parfaitement que vous l’ayez remis ainsi dans le droit chemin. » Je le maintiens encore aujourd’hui. Ce n’est pas conforme aux canons de… mais c’est la vérité de la vie.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il y a donc pour vous des tapes éducatives et des claques non violentes. Je crois que c’est en effet un élément important qui va nous accompagner dans la suite de cette audition.
M. François Bayrou, premier ministre. Toujours la même méthode, monsieur : vous essayez, chaque fois, de reformuler de manière scandaleuse ce qu’on vous dit.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP) et Mme Océane Godard (SOC). C’est pourtant bien ce que vous avez dit.
L’audition est suspendue de dix-neuf heures vingt à dix-neuf heures trente-cinq.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Monsieur le premier ministre, nous allons poursuivre cette audition autour de la séquence qui concerne le père Carricart. Vous en avez parlé dès le début de cette audition et vous souhaitiez nous apporter des éclairages sur ce que vous connaissiez ou non de cet homme, ainsi que sur vos relations avec le juge Mirande dans le cadre de l’affaire dans laquelle le père Carricart a été mis en cause, mis en prison, puis libéré, et en raison de laquelle il s’est suicidé.
Commençons par votre connaissance du père Carricart. Le 15 février 2025, à la mairie de Pau, devant les victimes de Bétharram, vous avez déclaré : « Je ne connaissais pas le père Carricart. » Maintenez-vous cette déclaration ? L’aviez-vous connu sans plus vous en souvenir, ou considérez-vous toujours que vous ne le connaissiez pas du tout ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je ne sais pas ce que le verbe « connaître » veut dire exactement. Est-ce que j’avais pu le croiser ? Oui, dans une inauguration ou une manifestation, c’est possible. Est-ce que j’étais familier ou ami, est-ce que j’avais des conversations avec lui, est-ce que je le connaissais au sens… ? Non. Vous connaissez Mme Le Pen, parce que vous l’avez croisée. Est-ce que pour autant… Pour moi, croiser quelqu’un qui est dans des fonctions ou avoir une relation personnelle, d’estime ou de conversation avec lui… Non, je n’avais pas du tout ce genre de rapport avec le père Carricart, dont je rappelle qu’il quitte la France, selon les versions, en 1991. Je n’ai plus, à cette époque, d’enfant dans l’établissement et je ne le connais pas.
Ce n’est pas un nom qui me soit inconnu : Carricart est un nom très connu chez nous, j’ai des amis qui s’appellent Carricart, je connais son nom. Je sais probablement, sûrement, qu’il est le directeur de cet établissement, mais je ne connais pas le père Carricart. En revanche, je connais le père Landel. Avec lui, j’ai eu parfois des conversations, j’ai beaucoup d’estime pour lui. Mais Carricart avait quitté la France et, selon ce qu’on me dit, il ne revenait pas dans l’institution – encore que : moi, je n’y allais jamais, donc je peux me tromper sur ce sujet.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci, monsieur le premier ministre. Vous nous confirmez donc que vous ne le connaissiez pas personnellement, avec des conversations, mais que vous l’aviez croisé. Effectivement, les journalistes ont fait un travail qui a été porté à notre connaissance et qui montre que vous l’aviez croisé en 1987, lorsque vous vous étiez rendu dans l’établissement après une inondation, ou encore lors de l’inauguration du gymnase que vous avez évoquée tout à l’heure – une photo existe –, où étaient présentes de nombreuses personnes et au cours de laquelle il a prononcé un discours dans lequel il vous cite. C’était, je le comprends, une relation de personnalité à personnalité – puisque M. Carricart a été décrit par de nombreux témoins, dont le juge Mirande, comme une véritable personnalité de Pau, très connue à l’époque où il était directeur et encore très connue lorsqu’il revenait au sein de la congrégation –, mais vous ne le connaissiez pas personnellement.
M. François Bayrou, premier ministre. Vous dites « une personnalité de Pau ». Pas du tout ! Bétharram, ce n’est pas Pau : Bétharram, c’est à 35 kilomètres de Pau. L’établissement n’est pas un établissement de Pau, c’est un établissement de cette vallée-là, et nous allons en parler, parce que cela va me permettre d’illustrer ce qu’est Christian Mirande pour moi.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous en venons effectivement à Christian Mirande, puisque nous nous interrogeons sur la connaissance des violences, en particulier sexuelles, qui ont eu lieu à Bétharram et pour lesquelles le père Carricart a été mis en cause. Dans le journal Le Monde, en mars 2024, vous avez déclaré ne jamais avoir « entendu parler des accusations de viol » contre le père Carricart en 1998 – ce que vous avez répété le 15 février dernier, à Pau, devant les victimes. « Les sévices sexuels, je n’en avais jamais entendu parler », avez-vous dit à cette occasion. Maintenez-vous ces déclarations ?
M. François Bayrou, premier ministre. Il faut compléter la phrase. Je n’en avais jamais entendu parler avant que ce soit dans les journaux. Je répète la date : les faits sont révélés le 29 mai par la presse locale, c’est-à-dire par La République des Pyrénées, L’Éclair des Pyrénées et Sud-Ouest. Or je n’ai pas pu rencontrer Christian Mirande avant le 30 mai ou le 6 juin, au choix. Je n’avais donc jamais entendu parler de ce genre d’horreurs.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vos déclarations, eu égard aux dates que vous avancez aujourd’hui, étaient un peu différentes ; Christian Mirande les a démenties devant notre commission d’enquête. Juge d’instruction chargé du dossier Carricart, il a déclaré sous serment vous avoir informé des accusations de viol visant ce prêtre et en avoir discuté avec vous, à son domicile – propos qui ont été récemment corroborés par des révélations de votre fille. Comme des questions nous ont été posées à ce sujet, je tiens à préciser que nous n’avons pas souhaité l’auditionner. Nous nous adressons au ministre de l’éducation de l’époque et questionnons ses responsabilités. Quoi qu’il en soit, au cours de ses révélations publiques, elle a indiqué avoir eu un échange avec vous, au cours duquel vous lui avez dit avoir échangé avec le juge Mirande des accusations visant le père Carricart.
Nous allons maintenant revenir en détail sur cette rencontre. Vous avez souhaité donner des dates et nous disposons de certaines déclarations très précises de M. Mirande dans la presse, certaines datant d’aujourd’hui.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous pouvons une nouvelle fois constater que vos déclarations d’aujourd’hui sont différentes des premières que vous avez formulées. Peut-être cela s’explique-t-il, mais vous aurez l’occasion de répondre, par le témoignage sous serment du juge Mirande, intervenu dans l’intervalle devant notre commission d’enquête, ainsi que par les déclarations de votre fille sur le plateau de Mediapart.
Je reviens donc sur votre rencontre avec le juge Mirande. En mars 2024, Le Monde indique que vous niez avoir jamais rencontré ce juge. « Contacté […], le président du MoDem », donc vous, « nie avoir eu toute discussion sur le sujet », c’est-à-dire sur les accusations visant le père Carricart, « avec le juge Mirande », peut-on lire dans l’article en question. Pourquoi avoir cherché à dissimuler cette rencontre et cet échange ?
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi, je n’ai rien à dissimuler. Avais-je le souvenir de cette conversation ? Non. Je vais vous donner le contenu de cet échange qui, je le répète, a eu lieu il y a vingt-huit ans. Je n’en avais aucun souvenir et c’est encore le cas aujourd’hui : je n’ai aucun souvenir de tout ça. La seule chose que je stipule, c’est que je fais confiance à Christian Mirande au sujet de cette conversation. Il dit notamment que sa fille était là et qu’elle est montée à l’étage.
Je vais vous dire qui est Christian Mirande pour moi. Ce n’est pas un voisin anonyme. Je ne sais pas si vous savez ce qu’est un village. Quand je suis né, il y avait, dans ce village où j’habite toujours, 300 habitants, c’est-à-dire une vingtaine de maisons, de familles, présentes depuis 150 ou 200 ans et qui se suivent de génération en génération.
L’une de ces familles est la famille Hourie : elle vit alors à quatre ou cinq maisons de celle où je suis né. C’est pour moi inoubliable, car c’est la première fois que, petit garçon, j’ai été confronté à un malheur définitif, infini, irréparable. Jean et Odette Hourie étaient des marchands de fromage et avaient deux enfants. Leur fils, qui avait entre trois et cinq ans de plus que moi, était pour moi un idéal de petit garçon. Quand on le voyait, mais peut-être est-ce ma mémoire qui reconstitue les choses ainsi, le mot qui venait à l’esprit était celui d’un ange. Il avait toutes les qualités, la gentillesse… Mais un soir, il a eu un accident de bicyclette et le matin suivant, on a appris qu’il était mort. Il s’appelait Étienne – on disait Tiénnot. Je n’oublierai jamais ce moment où mon père, ma mère, les bras le long du corps, ma petite sœur et moi avons appris, au milieu de la cour de la ferme, que ce petit garçon était mort, à la suite de l’accident de bicyclette qu’il avait eu la veille au soir, avec une voiture, j’imagine.
Les Hourie avaient deux enfants : Étienne et Yvette. Christian Mirande a épousé Yvette. Il était intendant adjoint dans le lycée où j’ai suivi tout mon enseignement secondaire et où j’ai été prof. Je ne sais pas si on peut l’expliquer, mais ce n’est pas un simple voisinage géographique : c’est une intimité de voisins. D’ailleurs, il a raconté dans je ne sais quel journal, peut-être est-ce aujourd’hui même, qu’il m’arrivait de sauter par-dessus son portail cassé pour aller bavarder avec lui. Christian Mirande, pour moi, c’est ça.
C’était le seul magistrat que je connaissais. C’est pourquoi les accusations selon lesquelles je serais passé par je ne sais quel autre haut magistrat pour obtenir des renseignements sont stupides. Christian Mirande est quelqu’un que j’estime. Je peux être en désaccord avec ce qu’il dit, mais je l’estime – j’allais dire familialement –, et ses enfants.
Avais-je le souvenir de cette conversation ? Pas plus que d’autres que j’ai eues avec lui. Je vous entends dire « d’accord ». Pardonnez-moi d’être long, mais ces choses sont très importantes. Je n’avais pas et je n’ai toujours pas le souvenir de ces conservations.
Mais je sais une chose avec certitude, c’est que vos allégations sur cette affaire sont fausses. Parce que Christian Mirande l’a dit sous serment et l’a répété dans la presse, je le dis moi-même sous serment et suis prêt à le répéter à qui voudra l’entendre, qu’il n’a rien pu me dire qui n’était pas dans le journal de la veille. La totalité des informations dont je disposais sur cette ignominieuse affaire, par exemple au sujet de la salle de bains, étaient dans le journal du 29 mai.
Si je voulais aller plus loin : pouvez-vous me citer un fait qui ne soit pas relaté dans le journal ? En tout cas me concernant, il n’y a rien d’autre, en aucune manière, que cette fréquentation amicale de ce garçon avec qui j’ai tant de liens de voisinage. Jamais il n’a trahi le secret de l’instruction ; jamais je n’ai sollicité qu’il le trahisse.
Il dit quelque chose de très vrai, ou plutôt de très vraisemblable : je lui aurais répondu « c’est pas possible ». Aujourd’hui encore, quand on me décrit la scène en question, je dis que si quelqu’un a le nom d’homme, il ne peut pas faire ça, à savoir violer un petit garçon de 10 ans au moment où sa maman vient le chercher pour aller aux obsèques de son père, qui s’est tué deux ou trois jours avant. Aujourd’hui encore, je dirais « mais ça n’est pas possible » ! Vous comprenez ça ? Un type qui est prêtre et directeur de l’institution et qui prend un petit garçon de 10 ans le jour où sa maman vient le chercher pour aller à l’enterrement de son papa… Oui, il est possible que j’aie dit « ça n’est pas possible ».
Ma fille a raconté le moment où je suis rentré à la maison, mais il faut raconter la scène jusqu’au bout. Je pense qu’elle s’est un peu perdue dans le vocabulaire. J’aurais parlé de secret de l’instruction, mais je n’ai jamais dit cela, puisqu’il n’y a jamais eu de rupture du secret de l’instruction. J’ai pu lui dire de ne pas répéter les faits, tant ils étaient épouvantables ; ça oui. Mais il y a une chose qu’elle dit, et qui est sûrement vrai, c’est que finissant la conversation, j’ai dit : « il est prison, qu’il y reste ». C’est ça que ma fille raconte. Étant donné l’abomination de cette scène, il est probable que j’aie dit ça.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je peux imaginer que, trente ans après les faits, vous n’ayez pas le souvenir de cette conversation. Cependant, ce n’est pas la réponse que vous donnez au Monde en mars 2024 : vous niez l’existence de cette conversation. Ce sont deux réponses très différentes.
Je souhaite revenir sur cette rencontre. Vous dites que vos souvenirs sont imprécis, mais cette rencontre, vous l’avez vous-même décrite, évoquée, abordée. Pourriez-vous donc revenir sur cet échange de 1998 avec le juge Mirande lors duquel il vous informe des accusations de viol qui visent le père Carricart ? Où s’est passée cette rencontre ? Combien de temps a-t-elle duré ? À l’initiative de qui a-t-elle eu lieu ?
M. François Bayrou, premier ministre. Mon collaborateur me dit que si Le Monde rapporte que j’ai nié, l’édition datée du lendemain de La République des Pyrénées indique le contraire. Or, Le Monde étant publié le samedi après-midi, cela signifie que les questions ont été posées à la même minute par La République des Pyrénées du lendemain.
Je nie absolument que Christian Mirande m’a informé du viol, comme vous venez de le dire. Le viol est dans le journal de l’avant-veille, vous comprenez ça ? La République des Pyrénées et Sud-Ouest, l’avant-veille, ont décrit précisément la scène du viol. Christian Mirande ne m’a donc informé de rien. Ce sont des choses assez simples.
Je n’ai rien appris à l’occasion de cette conversation et si vous m’interrogiez aujourd’hui avec du sérum de vérité pour me faire dire ce que j’ai appris qui n’était pas dans le journal, je n’aurais rien pu apprendre, car depuis que cette affaire a été relancée, systématisée, utilisée comme un missile, je n’ai rien appris de plus que ce qui figurait dans le journal du 29 mai.
M. Paul Vannier, rapporteur. De nouveau, vous n’avez pas répondu à ma question. Pouvez-vous décrire cette rencontre avec le juge Mirande ? À l’initiative de qui a-t-elle eu lieu ? Combien de temps a-t-elle duré ? Où a-t-elle eu lieu ?
M. François Bayrou, premier ministre. Il dit qu’elle a eu lieu chez lui. Il a raconté que je sautais par-dessus son portail : peut-être l’ai-je fait ce jour-là pour lui parler. Il dit que la conversation s’est déroulée dans son salon : je lui fais confiance. Je n’ai aucun souvenir ; c’était, je le rappelle, il y a vingt-sept ou vingt-huit ans. Je n’ai aucun souvenir de cela. Et je ne suis pas le seul protagoniste à ne pas se souvenir : nous y reviendrons peut-être tout à l’heure. Je ne sais pas où la rencontre a eu lieu. Il a dit que sa fille était là et qu’elle est montée pour nous laisser tranquilles. Nous devions donc être dans son salon, j’imagine, ou dans sa cuisine, je ne sais pas. Je n’ai aucun souvenir de ça. Mais je sais une chose avec certitude, c’est qu’il ne m’a rien appris sur cette affaire, car tout était dans le journal de l’avant-veille.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous dites aujourd’hui, 14 mai 2025, n’avoir aucun souvenir de cette rencontre. Pourtant, le 15 février dernier, à la mairie de Pau, devant les victimes de Bétharram, vous avez décrit cette rencontre. Vous avez indiqué avoir croisé le juge Mirande en voisin, sur un chemin. Vous dites maintenant que la rencontre a eu lieu chez lui.
M. François Bayrou, premier ministre. Ce n’est pas ce que je dis.
M. Paul Vannier, rapporteur. Alors revenez sur les conditions de cette rencontre : c’est important. A-t-elle eu lieu sur un chemin, comme vous l’avez indiqué le 15 février, ou chez le juge Mirande, comme vous le dites aujourd’hui ?
M. Laurent Croizier et Mme Perrine Goulet (Dem). En quoi est-ce important ?
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi, mais je croyais que c’était une commission d’enquête sur la protection de l’enfance dans les établissements scolaires.
Pourquoi ai-je dit avoir rencontré Christian Mirande sur un chemin ? Parce que c’est là que je le rencontre habituellement, et je peux même vous dire que c’est sur le chemin du bois. Parce que c’est là que nous allons marcher, tous ceux qui sont de ce village le connaissent.
Le lieu où s’est déroulée la conversation est-il important ? Excusez-moi ! Christian Mirande dit qu’elle a eu lieu chez lui, pendant deux heures : je lui fais confiance. Il a indiqué que j’avais dit « ce n’est pas possible » : c’est vrai – enfin, c’est vraisemblable. Mais je n’ai rien appris qui ne fût dans le journal du 29 mai, rien, car tout y était. Et je ne suis pas le seul à le dire. Christian Mirande dit la même chose en affirmant ne jamais avoir manqué au secret de l’instruction. Quant à moi, je ne suis jamais allé chercher des informations qui auraient été couvertes par ce secret ; jamais.
Dans son livre Le Silence de Bétharram, Alain Esquerre raconte que quand on lui annonce que le père Carricart pourrait être en cause, il répond que c’est « inconcevable ». Alain Esquerre ! Celui qui a mené tout ce mouvement, qui a rassemblé tant de gens, dit que c’est « inconcevable ». Lui connaissait le père Carricart. Il dit que c’était le plus gentil, que c’était « Papi fraise ». Je n’avais jamais entendu ce surnom, c’est dans le livre que je l’ai appris. Donc oui, j’ai dû penser que c’était inimaginable, abominable, insupportable même d’évoquer ce genre de choses. Et je n’ai pas appris une once de plus que ce qui était dans le journal.
Toute votre stratégie consiste à dire que j’ai changé de version, mais je n’en ai pas changé : encore aujourd’hui, je n’ai pas de souvenir. Et que voulez-vous prouver en disant que j’ai changé de version ? Que je protège quelqu’un ? C’est ça que vous voulez prouver ? Ayez le courage de votre affirmation.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ces questions, vous ne devriez pas les déconsidérer, car, au fond, elles nous permettent de porter une appréciation sur la valeur de votre parole. Le 15 février, vous dites avoir croisé le juge sur un chemin et évoqué l’affaire Carricart au détour d’une phrase. Le 10 avril, devant notre commission d’enquête, le juge Mirande, sous serment, décrit très différemment cette rencontre, indiquant qu’elle a eu lieu à votre initiative, chez lui, et qu’elle a duré au moins deux heures.
M. François Bayrou, premier ministre. Et alors ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Et le 14 mai, c’est-à-dire aujourd’hui, devant notre commission d’enquête, vous faites de nouveau, sur un autre point, varier de manière très importante votre version des faits.
Ma question est donc directe : avez-vous cherché à minimiser l’existence et le contenu de cette conversation ?
M. François Bayrou, premier ministre. Franchement, il y a des moments où on se demande dans quel monde on vit. Suis-je l’accusé dans cette affaire ? Dix fois, je vous ai entendu dire que vous n’étiez pas un tribunal, ni des magistrats. Mais comment vous comportez-vous, là ? Vous essayez de nourrir un scandale, avec des méthodes un petit peu grossières, un peu faibles, si je puis dire. Je pensais qu’à LFI, vous étiez un peu plus élaborés. Qu’est-ce que je dissimule ?
Le père Carricart était en prison. On découvre ce qu’il a fait dans le journal. Il sortira de prison quinze jours plus tard. Me suis-je occupé une seule fois de cette affaire ? Jamais. Excusez-moi, j’ai été garde des sceaux, certes fugacement, et jamais je ne me suis occupé d’aucune affaire. Je ne suis jamais intervenu dans une affaire de justice ; jamais. Ça peut vous surprendre, peut-être que vos mœurs à vous sont différentes et que vous intervenez dans des affaires de justice ; moi, jamais.
La conversation a-t-elle eu lieu ici ou là ? Combien de temps a-t-elle duré ? A-t-elle pu durer deux heures ? C’est possible, mais cela ne change absolument rien au fait que, ce jour-là, depuis quarante-huit heures, tous les détails étaient dans le journal – journal que vous pouvez relire. L’instruction n’a rien montré de plus, ce qui est d’ailleurs un problème assez grave, dont nous parlerons après.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je note simplement que vous dites aujourd’hui que le père Carricart était en prison au moment de cet échange. Le 15 février, à Pau, vous dites que lorsque vous rencontrez le juge, la personne poursuivie a été libérée. Là encore, vous ne dites donc pas la même chose le 15 février et le 14 mai.
M. François Bayrou, premier ministre. Je voudrais la parole.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous l’aurez et pourrez apporter tous les éléments que vous souhaitez.
Pour poursuivre mon questionnement, je souhaite revenir sur vos interventions et la façon dont vous avez essayé de vous renseigner sur une procédure judiciaire en cours, en dehors de tout cadre légal. Pour cela, j’évoquerai la déclaration sous serment du gendarme Hontangs, le 10 avril devant notre commission d’enquête. Chargé de l’enquête sur le père Carricart, M. Hontangs le défère le 25 mai 1998 au juge Mirande. Or, sous serment, le gendarme indique que, devant son bureau, le juge lui dit : « Monsieur Hontangs, la présentation est retardée. Le procureur général demande le dossier. Il y a eu une intervention de M. Bayrou. » Que répondez-vous à cela ?
M. François Bayrou, premier ministre. C’est extrêmement simple : soit le gendarme Hontangs ment, soit il affabule. Je veux bien accepter l’idée qu’il affabule. Et je vais en apporter la preuve – preuve qui va montrer la manipulation dont vous êtes l’auteur. C’est intéressant de le vérifier.
D’abord, vous dites que le gendarme Hontangs déclare sous serment. Je demande qu’on compare, dans votre compte rendu, ses déclarations avec celles du juge Mirande, ces deux personnes s’étant exprimées sous serment devant vous. Ils ont prononcé presque la même phrase en miroir. Je cite de mémoire mais nous pourrions projeter les deux textes s’il le faut.
Le gendarme Hontangs dit : « Je suis arrivé devant la porte et le juge Mirande m’a dit : "M. Hontangs, il faut attendre, parce que le procureur général veut voir ce dossier, il y a eu une intervention de M. Bayrou". » Ça, c’est l’audition de Hontangs. Et voilà l’audition de Mirande – elle est affichée – toujours sous serment. Il dit : « Je suis sorti, et le gendarme Hontangs m’a dit : "Il faut attendre, parce que le procureur général veut voir le dossier" », et il laisse entendre – je ne sais pas s’il le dit explicitement, non, il dit qu’il ne se souvient pas de l’avoir dit – qu’il y a eu une intervention de moi.
Ces deux personnes n’ont donc pas la même version des faits : elles sont même symétriquement contraires. Tous les deux sous serment : Mirande dit « C’est Hontangs qui me l’a dit » et Hontangs « C’est Mirande qui me l’a dit ».
Pourquoi ces éléments, qui étaient projetés devant vous, ne le sont-ils plus ?
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Ce n’est pas volontaire. Même si je note que cette pièce ne m’avait pas non plus été communiquée par avance.
M. François Bayrou, premier ministre. Le texte était affiché, il a été enlevé et il est de nouveau projeté mais je vais le lire, car il est un peu loin – pardonnez-moi, d’ici je ne peux pas le lire car je suis dans l’angle.
M. Hontangs dit : « M. Mirande m’a alors informé : "Monsieur Hontangs, la présentation est retardée. Le procureur général demande à voir le dossier. Il y a eu une intervention de M. Bayrou" ».
M. Mirande, lui, dit que le gendarme Hontangs lui a indiqué « qu’il fallait patienter, le procureur général souhaitant consulter le dossier ».
Ce sont donc deux versions résolument antagonistes, qui ont été utilisées pendant des mois, y compris par vous, monsieur Vannier, dans d’innombrables déclarations, tweets, etc., afin d’appeler à la démission du premier ministre, au motif qu’il était intervenu dans une affaire. C’est absolument scandaleux, permettez-moi de vous le dire, car la réponse se trouve dans le dossier. Dans le dossier, l’intervention est mentionnée et la personne qui est intervenue est nommément désignée.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. De quel dossier parlez-vous ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je rappelle le contexte. On a dit, à partir de ces déclarations successives, que j’étais intervenu. Partout, cela a fait la une des journaux sur la terre entière. Je rappelle l’objet de l’intervention : retarder de quatorze à seize heures le défèrement de Carricart. Et je suis tout à coup enseveli sous ce genre d’accusations déshonorantes. Je répète que je ne suis jamais intervenu dans aucune affaire.
J’ai demandé à la Chancellerie si, par hasard, il n’y avait pas eu une communication du procureur général en question, M. Dominique Rousseau, qui est mort depuis vingt ans. Je ne le connaissais pas, parce que je ne fréquente pas la magistrature, bien qu’ayant fugacement été garde des sceaux. Le seul magistrat que je connaissais à Pau, c’était Mirande. Si j’avais dû intervenir auprès de quelqu’un, c’est auprès de lui que je l’aurais fait. Or il soutient exactement le contraire.
Donc j’ai demandé et des gens ont fini par retrouver et communiquer à la presse les trois interventions écrites du procureur général auprès du ministère de la justice et de la Chancellerie. Je voudrais qu’on projette la première d’entre elles.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Votre façon de procéder me dérange. J’avais demandé que les pièces à projeter me soient communiquées à l’avance. Or les deux qui m’ont été transmises n’ont pas été projetées.
M. François Bayrou, premier ministre. C’est l’une d’elles.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Très bien, mais jusqu’à présent, je n’avais pas connaissance des pièces que vous avez demandé de projeter. Pour se mettre en confiance…
M. François Bayrou, premier ministre. Vous avez de très grands pouvoirs…
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. J’ai le pouvoir de gérer la commission.
M. François Bayrou, premier ministre. …mais pas celui d’exiger que je veuille bien fournir des pièces à l’avance. Car pour l’intérêt éclatant de la démonstration, j’ai besoin de montrer la surprise que représente pour moi la découverte incroyable de votre malhonnêteté. (Exclamations.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. La malhonnêteté de qui ?
M. François Bayrou, premier ministre. La malhonnêteté de M. Vannier, que je vais prouver. J’ai dit être venu avec des preuves, or il se trouve que, dans le dossier, dans les trois communications écrites – publiées par BFM, ou quelque chose comme ça – et que vous avez lues à coup sûr étant donné que vous êtes passionnés par l’affaire, la réponse est présente. Tout le reste n’est donc que manipulation. C’est pourquoi je voudrais que cette pièce soit projetée.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous allons la projeter, mais dans ma commission, j’aime que les débats soient sereins. Mes propos n’ont jamais dépassé les limites et je trouve que vous allez très loin en parlant de malhonnêteté. Vous en avez le droit, mais le travail des rapporteurs est un travail de longue haleine, sérieux, appliqué, du moins dans le cadre de cette commission.
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi, je vous le dis gentiment, aussi ne le prenez pas mal, mais vous dites « ma commission » : ce n’est pas votre commission.
M. Alexis Corbière (EcoS). Elle la préside !
M. François Bayrou, premier ministre. Elle la préside, mais un président ne dit pas « dans mon assemblée ». (Exclamations.)
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Commencez par dire « Mme la présidente » !
Mme Caroline Parmentier (RN). Calmez-vous !
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous allons dépassionner la discussion.
M. François Bayrou, premier ministre. Oui, c’est mieux.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Traitez mieux l’Assemblée nationale !
Mme Perrine Goulet (Dem). Traitez mieux le gouvernement et le premier ministre !
M. François Bayrou, premier ministre. Donc, après cette affirmation selon laquelle je serais intervenu – pour je ne sais quoi –, après les demandes de démission multiples et les insultes de toute nature dont je suis abreuvé depuis quatre mois, après cette commission, on découvre ce document-là : la communication écrite du procureur général à la Chancellerie.
La réponse figure en toutes lettres : oui, il y a eu une intervention du procureur général. Pour quelle raison ? Je n’en sais rien, j’en suis réduit à des supputations. Cette intervention, c’est le compte rendu de l’appel téléphonique du 26 mai 1998 – le jour de l’incarcération, donc les deux heures de départ – passé à M. Le Mesle.
Qui est M. Le Mesle ? Laurent Le Mesle est un très grand magistrat, connu et respecté de tout le monde, qui a ensuite été procureur général de Paris et premier avocat général à la Cour de cassation. Très grand magistrat respecté de tous. Il était à l’époque numéro deux de la direction des affaires criminelles et des grâces. Il intervient en disant ceci : « J’ai l’honneur – en vous confirmant les termes de mon compte rendu téléphonique du 26 mai 1998 – de vous informer du déroulement de la procédure […] ». Ce n’est pas en quoi que ce soit François Bayrou qui est intervenu, c’est Laurent Le Mesle. À l’époque, la ministre de la justice est Élisabeth Guigou, qui a dit devant votre commission, sous serment : « Si quelqu’un avait essayé d’intervenir, on m’en aurait rendu compte. »
Cette affaire dure depuis des mois ; j’imagine que vous comprenez que ce n’est pas une affaire anodine pour moi. J’ai été ciblé de toutes les manières possibles ; on a prétendu que j’étais intervenu, que le gendarme et le juge – qui ne disent d’ailleurs pas la même chose – avaient affirmé que j’étais intervenu dans le dossier. On voit ici la preuve écrite, sous la plume du procureur général de l’époque, que celui qui est intervenu est le numéro deux de la direction des affaires criminelles et des grâces. Or Laurent Le Mesle est encore en vie et, je crois, toujours en activité. Il est assez facile de lui poser la question : est-ce que c’est moi qui suis intervenu auprès de lui ou est-ce quelqu’un d’autre, un autre politique – je rappelle que je suis dans l’opposition à l’époque – ou quelqu’un du cabinet ? Il y a peut-être des choses de cet ordre.
En tout cas, sous serment – et pour moi, un serment ce n’est pas rien –, j’affirme que je ne suis pas intervenu et que ceux qui m’en ont accusé ont conduit une manipulation, parce qu’ils avaient dans le dossier la réponse à cette accusation infondée.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour que les membres de notre commission d’enquête disposent de tous les éléments, je précise que cette déclaration du gendarme Hontangs – que vous contestez très vigoureusement – est corroborée par le témoignage écrit, versé à notre commission d’enquête, du gendarme Matrassou.
Ce gendarme nous écrit : « Oui, je me souviens parfaitement de la mention », par le gendarme Hontangs, « d’une intervention de M. Bayrou, intervention qui aurait été formulée auprès d[u] procureur général. » Ce propos est partiellement corroboré par le juge Mirande qui, sous serment devant notre commission d’enquête – un peu différemment de ce que vous avez montré, monsieur le premier ministre –, déclare : « Je connais parfaitement ces deux gendarmes, en qui j’ai toujours eu une entière confiance. S’ils affirment que ces propos ont été tenus, c’est très certainement qu’ils l’ont été. »
M. François Bayrou, premier ministre. Vous avez beau ramer dans tous les sens et en marche arrière, vous n’arriverez pas à changer cette affaire-là. Il suffit d’appeler M. Le Mesle, le président. Je rappelle qu’il a été premier avocat général à la Cour de cassation ; c’est un magistrat respecté par tout le monde, que je ne connais pas, mais dont je connais la réputation, qui est grande.
Poursuivons. Le gendarme Matrassou dit « Oui, M. Hontangs m’a dit ça. » Il ne dit pas que quelqu’un d’autre – le procureur par exemple – le lui a dit.
Pour ceux qui sont un peu familiers de la justice, l’idée qu’un procureur général descende de son bureau pour aller voir le gendarme et lui dire « je suis obligé de retarder la comparution de votre client parce que le député est intervenu auprès de moi », je ne sais pas si vous vous rendez compte à quel point on est dans le… On doit mourir de rire ! Vous savez ce que c’est, un procureur général ? C’est un magistrat qui, dans son ressort, est le plus haut magistrat avec le premier président. Vous le voyez aller dire ça aux gendarmes ?
Alors la preuve est apportée par le dénommé M. Matrassou, que je ne connais pas, que Hontangs lui a dit ça. Eh bien, Hontangs soit a menti, soit s’est trompé, soit l’a cru, soit a reconstitué avec le temps. Mais la certitude, c’est que je ne suis pas intervenu ; c’est M. Le Mesle qui a eu la conversation avec le procureur général.
D’ailleurs, que dit Mirande ? Il dit : « Le procureur général m’a dit "Faites ce que vous devez faire." » Et d’ailleurs, preuve supplémentaire, qui est présent dans cette affaire ? C’est le procureur. Et que fait le procureur ? Il requiert l’incarcération.
J’ai été diffamé à perte de semaines, avec la multiplication de tweets par vous, monsieur Vannier, et par un certain nombre de membres de la commission, qui prétendaient le contraire de la vérité, qui prétendaient que je serais intervenu dans cette affaire au bénéfice de la protection de pédocriminels. C’est indigne ! Pardon de vous dire ça, vous êtes parlementaire. C’est indigne de mettre des gens en cause alors qu’on a sous les yeux la preuve du contraire. Manipulation et recherche de scandale. Je regrette, mais vous êtes tombé, dans cette affaire-là, sur un os.
M. Paul Vannier, rapporteur. Monsieur le premier ministre, nous avons depuis longtemps en notre possession les documents que vous évoquez ; nous les avons beaucoup étudiés et nous continuerons à le faire après cette audition, puisque nos travaux se poursuivent.
Vous nous dites que c’est M. Le Mesle qui a eu la conversation avec le procureur général, comme la mention d’un compte rendu téléphonique l’indique. C’est tout à fait vrai. C’est ce qui s’est produit, comme cela se produisait très régulièrement à cette époque : quand des procureurs généraux, au fond, cherchaient à avoir un retour de la Chancellerie, ils pouvaient appeler des hauts fonctionnaires pour les alerter du dossier dont ils ont la charge. C’est ce qu’il fait par écrit quelque temps plus tard.
Ce que vous présentez comme une preuve d’une intervention n’en est, monsieur le premier ministre, absolument pas une. Il n’y a dans ce document aucun signe d’une intervention de M. Le Mesle dans la procédure en cours et dans une éventuelle demande de communication d’un quelconque dossier.
Je voudrais avancer…
M. François Bayrou, premier ministre. Vous êtes sérieux quand vous parlez, là ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Oui, monsieur le premier ministre. Je vous appelle à peut-être faire preuve de plus de respect et de sérénité. Vous avez tout à l’heure eu une appréciation sur la dignité du parlementaire : je vous invite, vous qui êtes premier ministre de la France, à être dans le même registre de dignité et de respect, de la commission d’enquête parlementaire et de l’ensemble des députés.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Posez votre question, monsieur le rapporteur.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ma question, monsieur le premier ministre, porte sur une interview du juge Mirande publiée aujourd’hui dans le journal Sud-Ouest. Le juge y affirme que votre actuel conseiller, M. Muller, qui est par ailleurs un ancien procureur de Pau, l’a appelé à deux reprises ces dernières semaines pour parler – je cite le juge Mirande – « du secret de l’instruction ».
Avez-vous, monsieur le premier ministre, donné consigne aux membres de votre cabinet de prendre contact avec des personnes entendues par notre commission d’enquête ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je n’ai pas besoin de donner consigne, parce qu’il se trouve que je connais le juge Mirande et que mon conseiller le connaît – il a été procureur à Pau pendant des années.
Tous les journaux nous expliquaient que vous disiez qu’il y avait eu rupture du secret de l’instruction. Il est tout à fait possible et légitime qu’entre personnes qui se connaissent… Je vous rappelle que votre commission n’est pas partie prenante du secret de l’instruction. Il n’y a pas d’excommunication parce que quelqu’un dit à quelqu’un d’autre qu’on lui raconte qu’il a manqué au secret de l’instruction !
Je crois qu’ils ont eu cette conversation ; c’est possible. En tout cas, M. Muller ne m’a pas dit le contraire. C’est entre deux personnes qui se respectent et qui se connaissent qu’il y a eu cet échange sur vos déclarations – c’étaient les vôtres. Vous avez un rôle central dans cette affaire : c’est vous qui prétendiez que j’étais allé chercher des renseignements, qui avaient fait que le juge Mirande manquait au secret de l’instruction ; on m’avait dit que Mirande allait le confirmer.
Et donc, il lui a posé la question. Franchement, entre deux personnes qui se connaissent et se respectent, il n’y a pas d’influence, il n’y a rien de tout ça. M. Christian Mirande a répondu ce qu’il a voulu répondre, rien d’autre et rien de plus. Mais ce sont vos déclarations qui ont provoqué ça.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans cette interview, le juge Mirande ne parle jamais de moi, monsieur Bayrou.
Vous nous dites donc que des membres de votre cabinet, sans que vous en soyez informé, prennent des contacts avec des personnes auditionnées par notre commission d’enquête pour aborder les travaux de celle-ci. C’est bien ça ?
M. François Bayrou, premier ministre. Non. Ça va finir par faire rire ceux qui sont présents. (Protestations parmi les députés des groupes LFI, SOC et EcoS.) Vous appliquez perpétuellement la même méthode, qui consiste à prendre une phrase qui dit « blanc » et à demander « Donc vous confirmez bien que vous avez dit noir ? »
Je dis clairement que non, il n’est pas vrai que j’ai nié qu’il y ait eu cette conversation ; c’est une conversation qui me paraît normale. Vous m’accabliez d’un déluge d’accusations, prétendant qu’il fallait que je démissionne parce que j’avais manqué au secret de l’instruction, parce que j’avais invité Mirande, parce que j’étais allé chercher – comment vous avez dit ça, « pour des intérêts personnels », c’est votre déclaration – des renseignements couverts par le secret de l’instruction – c’est ce que vous avez dit.
Mon collaborateur, qui connaît parfaitement le juge Mirande, a pu lui poser cette question ; je n’ai jamais nié qu’il ait pu le faire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Non, vous nous avez dit qu’il l’avait fait de sa propre initiative.
M. François Bayrou, premier ministre. Je n’ai jamais dit qu’il l’avait fait de sa propre initiative. Il l’a fait, peut-être, après des conversations. Mais à la différence de vous, je n’ai pas l’habitude de me défausser.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Ah bon ?
M. François Bayrou, premier ministre. J’affirme, je dis que mes collaborateurs sont sous ma responsabilité. Je n’ai pas l’intention de dire qu’ils font des trucs sans que je le sache.
M. Paul Vannier, rapporteur. Très bien. Donc vous saviez que votre collaborateur allait appeler le juge Mirande, qui a été reçu par notre commission d’enquête, pour aborder les travaux de celle-ci.
Mme Perrine Goulet (Dem). Et alors, ce n’est pas interdit ! Ce n’est pas un procès !
M. Paul Vannier, rapporteur. J’ai une dernière question, monsieur le premier ministre, dans ce deuxième bloc de questionnement. Le 11 avril 2025, vous avez déclaré, à propos des auditions sous serment de MM. Hontangs et Mirande devant notre commission d’enquête : « Les juges et les gendarmes, vous savez, ça se trompe comme les autres. » Considérez-vous donc, monsieur le premier ministre, qu’ils se sont parjurés ?
Plus largement, considérez-vous que les juges et les gendarmes, peuvent se tromper – pour reprendre vos mots – lorsqu’ils sont sous serment devant une commission d’enquête parlementaire ?
M. François Bayrou, premier ministre. Vous voyez à quel point… Vous voyez la perversité impuissante dans laquelle vous êtes ? C’est de la perversité. Vous dites : « Est-ce qu’ils se sont parjurés ? » Vous savez ce que les mots veulent dire : parjurer, ça veut dire qu’on a juré et qu’on manque à son serment.
Or je n’ai jamais dit, y compris dans l’interview que vous venez de citer, qu’ils ont menti. J’ai dit : « Ils peuvent se tromper comme tout le monde. » Moi, je pense qu’au bout de trente ans, la mémoire vous trompe ; elle reconstitue des choses qui ne sont pas avérées. Tous ceux qui ont touché à des enquêtes, tous ceux qui savent comment fonctionne la justice, savent que ça se produit tout le temps.
Lorsque j’ai dit « Non, ce n’est pas vrai », les journalistes, qui étaient nombreux à me tendre les micros, ont dit : « Alors ils ont menti ! », comme vous le faites. Je dis non : ils peuvent se tromper, comme les autres. C’est Le Cid : les rois, tout rois qu’ils sont, peuvent se tromper comme les autres hommes.
Ce ne sont pas des rois, ce sont des magistrats et des gendarmes ; ils peuvent se tromper et parfois, ils peuvent être induits en tromperie – par vous ! Vous avez depuis le début essayé de montrer qu’il y avait derrière cette affaire des secrets épouvantables.
Je m’arrête une seconde sur ce mot. Il y a une interview de vous dans Sud-Ouest, datant d’hier ou d’avant-hier, dont le titre est « Les secrets de la famille Bayrou appartiennent à la famille Bayrou. » Ça semble être une formule comme ça, mais quand c’est la une du journal, le lecteur se dit que c’est une famille qui a des secrets, des secrets de famille, et qu’il ne faut pas aller voir ce qu’il y a derrière. C’est ça que vous avez fait. Est-ce que vous l’avez fait innocemment ? C’est possible, mais les dégâts que vous faites, sans arrêt, ceux qui les payent, ce ne sont pas seulement un responsable, mais des personnes, des garçons et des filles, des enfants et des parents. C’est votre méthode. Pour moi, c’est une méthode qui n’a pas de conscience.
M. Paul Vannier, rapporteur. Bien évidemment, je ne me livrerai pas à la polémique et à l’outrance dans lesquelles, monsieur le premier ministre, vous êtes en train de sombrer.
Je voudrais juste faire un commentaire. Vous avez dit « Moi, je pense qu’au bout de trente ans, la mémoire vous trompe ». C’est tout à fait possible, mais je veux indiquer à notre commission d’enquête que les déclarations du gendarme Hontangs sont constantes depuis trente ans.
M. François Bayrou, premier ministre. Depuis trente ans, je n’en crois rien ! Le gendarme Hontangs a été entendu pour la première fois il y a trois mois, donc excusez-moi de dire ça, mais le gendarme Hontangs a pu se tromper ou être trompé. Il a pu être entraîné dans une erreur qui, en l’occurrence, aurait pu, comme toute cette affaire, être destructrice pour moi et pour ceux qui m’entourent. Heureusement, nous avons pu apporter des preuves, mais je trouve ça…
On va sans doute en venir maintenant à la troisième phase, c’est-à-dire aux décisions de la chambre de l’instruction de la cour d’appel, qui méritent qu’on y vienne.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Madame la rapporteure, c’est à vous.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Monsieur le premier ministre, on va poursuivre avec ces sujets extrêmement importants, parce qu’on parle du contrôle de l’État. Je comprends que les mises en cause personnelles créent beaucoup de révolte en vous. Néanmoins, comme vous l’aviez dit en arrivant, vous êtes là pour vous exprimer et répondre à un certain nombre d’accusations.
Dans l’ensemble des auditions que nous avons menées sur ces sujets, y compris celles du juge Mirande et du gendarme Hontangs, et dans les témoignages écrits, vous avez été mis en cause, y compris par eux, au sujet d’une éventuelle intervention au moment du défèrement du père Carricart et au sujet d’une influence ou d’une intervention potentielle sur sa libération ; quinze jours après son incarcération, il est libéré et envoyé à Rome, à 1 400 kilomètres.
Vous avez répondu clairement que lors de votre conversation avec votre ami de cinquante ans, vous n’aviez pas violé le secret de l’instruction et vous n’aviez parlé que de sujets connus. Vous avez aussi assuré à la commission d’enquête que vous n’êtes jamais intervenu dans cette affaire judiciaire. Je ne vous poserai donc pas la question d’une éventuelle intervention pour la libération du père Carricart.
En revanche, celle-ci est tout à fait surprenante pour l’ensemble des magistrats. Voir une personne incarcérée pour un viol d’enfant, avec des témoignages accablants, sortir au bout de quinze jours pour être envoyée à Rome, ce qui empêche la poursuite de l’instruction, a provoqué une très forte surprise, voire un choc, pour les magistrats que nous avons entendus.
Vous n’étiez plus ministre au moment de cette libération, en juin 1998, mais vous étiez encore président du conseil départemental, donc encore concerné par toutes ces affaires. Quelles ont été votre réaction, vos échanges et votre action éventuelle en découvrant que ce violeur d’enfants était remis en liberté pour purger une peine dans des conditions favorables, éloigné de la France ?
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi, comme vous venez de dire plusieurs choses immensément fausses, je suis obligé de vous remettre les choses en mémoire.
Vous dites que ça a choqué beaucoup de gens. J’ai reçu, ce matin ou hier matin, une lettre de maître Blazy, qui était l’avocat bordelais du jeune garçon. Voici ce qu’il m’écrit – je ne vous lis le début de la lettre : « Cher monsieur, je suis profondément choqué que l’on puisse laisser entendre que des pressions auraient été exercées sur la chambre de l’instruction concernant la libération du père Carricart. »
Je connais quelques magistrats depuis que je suis passé à la Chancellerie, mais je n’en connais pas un qui puisse même imaginer qu’il pourrait y avoir des pressions sur la chambre de l’instruction – qui s’appelait à l’époque la chambre d’accusation.
Pour ceux qui nous écoutent, la chambre d’accusation, ce n’est pas un magistrat ; c’est trois magistrats du siège, indépendants et inamovibles, qui forment ensemble la chambre d’accusation, à l’époque – chambre de l’instruction aujourd’hui. Je n’en connaissais évidemment aucun et je ne connais pas maître Blazy. Pour le monde de la justice, l’idée qu’il puisse y avoir des influences sur un collège de trois magistrats, est purement et simplement délirante.
Mais je vais aller plus loin. Vous dites qu’il a été libéré pour aller en Italie : ce n’est pas vrai.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Un an après.
M. François Bayrou, premier ministre. Oui, attendez, on y vient. Il est très intéressant de lire le texte de la première ordonnance : la chambre de l’instruction dit qu’il s’est présenté de lui-même et que le maintenir en détention n’apportera rien à la recherche de la vérité – ou quelque chose comme ça, je cite à peu près de mémoire.
Plus d’un an après, une deuxième ordonnance lui permet d’aller en Italie. Le texte de cette ordonnance est aussi très intéressant. Pourquoi est-ce que la chambre de l’instruction décide de l’élargir au point de lui permettre d’aller en Italie ?
Je vous lis les attendus : « Attendu que si M. Carricart, qui s’était spontanément présenté aux enquêteurs dès le début de cette affaire […] » – c’est le premier attendu concernant son élargissement – « […] est placé sous contrôle judiciaire depuis un an et ne s’est pas soustrait aux obligations qui lui auraient été imposées. »
Deuxième attendu : « Attendu que les risques de le voir s’enfuir sont donc très limités » – c’est un collège de magistrats indépendants.
Troisième attendu : « Attendu que, bien qu’une commission rogatoire soit actuellement en cours, le dernier acte d’information présent au dossier remonte au 18 août 1998 » Cela veut dire que pendant un an, rien n’a bougé dans cette affaire.
Quatrième attendu : « Attendu que la longueur du délai d’exécution de cette commission rogatoire ne peut justifier que soient maintenues à l’encontre de Pierre Silviet-Carricart des mesures restrictives de liberté qui ne sont absolument pas indispensables au bon déroulement de l’instruction » Que dit la chambre de l’instruction ? Elle dit que l’instruction n’a pas avancé d’un pouce.
Si c’est vraiment l’affaire dont on me parle, dans laquelle on prétend que toute l’attention était portée autour de ça, l’affaire au sujet de laquelle le procureur général écrit à la Chancellerie, lors de sa deuxième communication, qu’il existait un soupçon ou une possibilité que d’autres enfants aient subi les mêmes horreurs de la part d’autres adultes, alors qu’est-ce qu’ils ont fait, ceux qui étaient chargés de l’enquête – nommément, M. Hontangs ? Qu’ont-ils fait, pendant un an ?
Et on me répond « si vous vous étiez comporté autrement, les enfants auraient été protégés », soupçonnant que j’avais au contraire mis des obstacles. Pourquoi la justice n’a-t-elle pas fait ce qu’elle devait faire pour protéger ces enfants ? Pourquoi les autres enfants, qui pouvaient témoigner, n’ont-ils pas été interrogés ? Pourquoi on se trouve dans un moment où on soupçonne un député d’opposition d’être intervenu, alors que les magistrats et les gendarmes ne font pas le boulot et que la chambre de l’instruction cible leur absence de travail, d’information et d’instruction pour libérer Carricart ?
Ces questions mériteraient peut-être d’être posées, au lieu de diffamer et insinuer comme vous le faites – comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire sans doute trop souvent.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Monsieur le premier ministre, je crois que vous vous êtes mépris sur mon intervention. Je vous questionnais sur votre réaction à cette libération. J’ai cru au début de votre démonstration que vous étiez en train de défendre une décision que je trouve extrêmement choquante – on parle d’un viol d’enfant. Beaucoup d’enfants ont été auditionnés par l’équipe d’enquête.
Effectivement, trois magistrats ont décidé ensemble d’abord de le libérer, puis de l’éloigner, mais ce n’est pas pour autant que je ne trouve pas ça choquant. J’ai indiqué que vous avez déjà répondu et expliqué que vous n’étiez pas intervenu ; ce n’était donc pas ma question.
Simplement, à l’époque, on peut s’interroger sur la façon dont la société et les responsables politiques ont réagi ; vous n’étiez plus ministre de l’éducation nationale, mais vous étiez président du conseil général, à Pau.
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Chargé de l’aide sociale à l’enfance (ASE) !
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous auriez pu juste me répondre que vous étiez choqué par cette décision ou qu’il y avait eu une discussion au conseil municipal ou au conseil départemental ; mais ce n’est plus la question.
Vous étiez donc président du conseil général chargé de la protection de l’enfance. Juste avant, le 15 mai 1997, alors que vous étiez ministre de l’éducation nationale, vous aviez fait paraître une circulaire très complète sur les responsabilités et la transmission d’informations entre l’éducation nationale, la justice et les conseils généraux pour la protection de l’enfance. C’est un sujet sur lequel vous étiez mobilisé, à la fois en 1997 en tant que ministre de l’éducation et en tant que président du conseil général.
En 1998 et en 1999, le conseil général, que vous présidez alors, a continué de verser des subventions facultatives à l’établissement Notre-Dame de Bétharram – je ne parle pas des subventions obligatoires. On a vu la même chose pour d’autres établissements en France, pourtant concernés par des inspections ou des procédures judiciaires extrêmement graves.
La question que je vais vous poser concerne toutes les situations associant, d’une part, des inspections ou des affaires judiciaires et, d’autre part, des subventions de collectivités territoriales : des discussions ont-elles eu lieu au conseil général à ce moment-là, puisqu’il y avait eu l’affaire Carricart, mais aussi des plaintes répétées et ce ciblage sur l’établissement Notre-Dame de Bétharram ? Le conseil départemental a-t-il mené des actions à l’époque ?
M. François Bayrou, premier ministre. Vous posez deux questions absolument étrangères l’une à l’autre. Je vais répondre aux deux. Quelle a été ma réaction ? Je ne m’en souviens pas. J’ai expliqué ce que je pensais, à titre personnel, de la pédophilie et ce que je ressentais au plus profond de moi. Beaucoup de gens ont dû penser que s’il était élargi, c’est parce qu’il n’y avait pas de raison de le maintenir en détention.
Permettez-moi de vous lire la retranscription du reportage de France 3 Aquitaine, le 4 février 2000, juste après sa mort. Voix off du journaliste : « On vient d’apprendre qu’il s’est suicidé. Reste le doute sur une affaire qui avait coûté deux semaines de prison préventive au prêtre, sur la seule foi du témoignage d’un enfant. Une détention jugée excessive et injustifiée, y compris par la partie civile, qui évoque aujourd’hui la responsabilité du juge d’instruction » – je ne voudrais pas troubler votre conversation, madame Spillebout, mais j’essaie de vous répondre. L’avocat du jeune garçon, maître Blazy, dont je viens de vous lire la lettre, est à ce moment-là interviewé. Et que dit-il à l’antenne sur la mort de Carricart ? « On peut rattacher cette mort à la détention provisoire. Je peux vous affirmer que je préfère être à ma place qu’à la place du juge d’instruction ». C’est l’avocat du jeune garçon qui dit cela. Pour ma part, ai-je pensé cela ? Pas du tout – à dire vrai, je ne me souviens pas de ce que j’ai pensé. Mais beaucoup de gens ont pensé, y compris son avocat, maître Legrand, dont beaucoup ont parlé, que s’il était élargi, c’est parce qu’il n’y avait rien contre lui.
Qu’un an après, la chambre de l’instruction déclare « on n’a rien fait pendant un an, c’est pourquoi nous lui permettons de quitter le territoire national », moi ça me trouble. Je voudrais comprendre comment, sur une affaire aussi symbolique, grave et lourde, on a pu être en panne comme ça.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons auditionné Élisabeth Guigou qui avait reçu un certain nombre de courriers et nous a expliqué le fonctionnement de la justice, le secret de l’instruction et l’arrêt des instructions individuelles. Nous prendrons ces sujets en compte dans le cadre de la commission d’enquête. Nous auditionnerons également M. Darmanin, au titre de ses fonctions de ministre de la justice, sur le fonctionnement actuel et les inspections en cours, ainsi que sur le lien entre éducation et justice. Nous aurons donc de nombreuses suggestions sur le sujet.
Je n’entrerai pas dans le détail de l’interprétation de chacune des instructions qui ont mené à ce résultat. Toutefois, par respect pour les victimes, j’ajouterai qu’il y a eu ensuite de nombreux témoignages d’enfants, que le père Carricart s’est suicidé à la suite du dépôt d’une deuxième plainte pour viol et que les viols, comme les violences, ont été nombreux. Cela ne fait donc que renforcer le sentiment et même la conviction selon laquelle il y avait une omerta, et que même ce qui paraissait dans la presse locale n’était pas décrypté sous l’angle de la libération de la parole des enfants, qu’on ne croyait pas. C’est ce que l’on constate, d’ailleurs, dans un courrier de la cour d’appel de Pau, dont certaines phrases montrent bien qu’ils avaient peine à croire le témoignage des enfants qui avaient parlé pour dénoncer des viols.
M. François Bayrou, premier ministre. Je ne peux pas accepter la phrase que vous venez de prononcer. Si le juge d’instruction et le gendarme n’interviennent pas, ce n’est pas parce qu’il y a eu une omerta ! Carricart est remis en liberté, mais la saisine du juge d’instruction demeure, tout comme la mission de ceux qui mènent l’enquête. Pourquoi n’y a-t-il eu aucun acte d’instruction ? Voilà un magistrat et un gendarme qui savent et qui sont intimement convaincus que la personne en question est coupable : pourquoi ne font-ils rien pendant un an ?
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Lorsque je parle d’omerta, je pense notamment au traitement journalistique de ce type d’affaires, à l’époque. Le travail des magistrats est certainement critiquable et nous nous pencherons sur cette question au sein de la commission d’enquête. Lorsque je parle d’omerta, je pense aussi à l’ensemble d’une société qui a permis qu’une décision judiciaire autorise la remise en liberté et l’éloignement, accepté y compris par l’avocat de la partie civile – ce qui est assez incroyable ! –, empêchant l’enquête de se poursuivre sereinement. C’est, en tout cas, l’interprétation du juge Mirande, dont vous avez loué les qualités professionnelles ; il considère que ces décisions n’ont pas permis de poursuivre les investigations comme elles auraient dû – mais c’est un autre débat. Il s’agit donc bien de l’omerta de l’ensemble d’un système qui fait que la plupart des plaintes n’ont pas été prises en considération – nous l’avons vu dans la suite des événements. Mais poursuivons.
M. François Bayrou, premier ministre. C’est moi qui vais poursuivre, car je n’ai pas répondu à la question que vous avez posée.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous vous laissons y répondre. Ensuite, nous en viendrons aux questions des députés.
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi, mais je ne sais pas si vous imaginez à quel point les propos qui sont tenus ici sont insultants pour toute une communauté : les habitants de notre région et du Pays basque en général ne sont pas des sauvages ! Nous ne sommes pas sous l’emprise d’une mafia ; cela n’existe pas chez nous. Il n’est pas vrai que les juges cesseraient d’agir parce que des puissants, dans la société, organiseraient une omerta. Imaginez-vous Mirande se dire : « J’ai peut-être dérangé quelqu’un donc je ne fais rien » ? Et le fameux gendarme Hontangs ? C’est lui qui est chargé de l’enquête et de la commission rogatoire. On laisse passer un an, sans le moindre acte d’instruction ? Vous dites que nous sommes une société tribale…
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Personne n’a dit cela !
M. François Bayrou, premier ministre. Peut-être y êtes-vous indifférents, mais je répète qu’il n’est pas vrai qu’il y a une omerta chez nous ; ce n’est pas vrai. Il y a, comme partout, des gens qui ne voient pas les choses comme elles devraient être ou qui se trompent en les voyant. Mais il n’y a pas de verrouillage, ce n’est pas vrai, et je tiens à le dire au nom de mes concitoyens, avec lesquels je suis en confiance depuis longtemps.
Quant à la question de Bétharram et de son financement…
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Permettez-moi, monsieur le premier ministre. Nous avons peut-être des différences de point de vue, mais je ne jette pas l’opprobre sur une région en particulier. Je peux donner l’exemple du village d’enfants de Riaumont, dont nous avons entendu les victimes ; nous avons lu le livre et des procédures judiciaires sont en cours. Ce village d’enfants était au cœur d’une ville, dans laquelle des élus locaux, des magistrats, des juges pour enfants se sont mobilisés pour tenter de stopper les violences. C’est l’ensemble d’un système qui a tu ces violences et qui n’a pas fait confiance à la parole des enfants, permettant qu’elles perdurent. L’omerta est l’objet même de notre commission d’enquête, et non pas la recherche de responsabilités individuelles. Nous devons vérifier comment les instructions, les circulaires, les rapports d’inspection sont appliqués ou pas, comment ils sont suivis ou non dans le temps. Les ministres se succèdent, tout comme les responsables des administrations. Même s’il y a eu de nombreux rapports, de nombreuses inspections, de nombreuses plaintes et que la parole s’est libérée, on constate malheureusement que ces systèmes n’ont pas pu être détruits à temps. Telle est la conviction que je porte.
M. François Bayrou, premier ministre. Je vais répondre.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Attendez, monsieur le premier ministre, c’est à moi de vous donner la parole. Je vais vous la donner mais ensuite, il faudra vraiment passer aux questions des collègues.
M. François Bayrou, premier ministre. S’il s’agit d’une réflexion générale et non pas focalisée sur une région en particulier, je veux bien l’entendre. Mais faire une mise en cause dénonçant, parce que nous sommes au pied des Pyrénées, un système de connivences, ce n’est pas vrai. Il y a des connivences, mais moi je n’y ai jamais participé.
Pour en revenir à la question du financement de Bétharram par le conseil général, il n’y a jamais eu de financement particulier pour cet établissement. Il y a un règlement, comme dans tous les départements, avec des critères qui permettent de financer. Un financement particulier a été accordé à Bétharram – et j’imagine que vous ne me l’opposerez pas –, lorsque cet établissement a voulu construire des bâtiments en dur pour remplacer des préfabriqués Pailleron – je rappelle qu’un incendie avait fait vingt morts. Point. Le conseil général a dû accorder un financement de l’ordre de 50 000 euros. C’était pour participer à la sécurité des enfants, conformément à la loi Falloux que j’ai quelques raisons de connaître. Voilà pour ce premier point.
Le reste, ce sont des sorties au ski ou des sorties culturelles, auxquelles tous les établissements ont accès. Ce sont les services qui répartissent les moyens et il n’y a jamais de délibération en la matière. J’ai beaucoup ri lorsqu’on m’avait interrogé en expliquant que la délibération comportait en première page la mention « Vu le rapport du président du conseil général… », ajoutant que c’était la preuve que j’étais intervenu. C’est une blague ! Tous les rapports du conseil général commencent par cette phrase et il n’y a jamais eu d’intervention particulière ni de ma part ni de celle de mes collaborateurs pour Bétharram.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous en venons aux questions des députés. Il y en a vingt-cinq ; nous allons les entendre par séries de cinq puis nous suspendrons brièvement, peut-être pour dîner.
M. François Bayrou, premier ministre. Non, on va finir avant.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mieux vaut en effet finir avant. Chers collègues, vous disposez d’une minute pour poser vos questions.
Mme Caroline Parmentier (RN). Je ne vous interrogerai pas sur des faits qui sont entre les mains de la justice et sur lesquels une procédure judiciaire est en cours. Néanmoins, en tant qu’ancien acteur majeur de la vie politique et éducative française, comment expliquez-vous que des faits de violences, parfois systémiques, aient pu se produire et perdurer pendant des années, voire des décennies, dans cet établissement, sans réaction de la part des autorités éducatives, religieuses, politiques ou judiciaires ? Selon vous, quelles graves failles institutionnelles ont-elles permis ce silence insupportable et quelles mesures concrètes faut-il prendre pour garantir qu’un tel système d’omerta ne puisse jamais se reproduire dans nos écoles, qu’elles soient publiques ou privées ? Je veux adresser toutes mes pensées et ma solidarité aux victimes qui suivent de très près cette audition.
Mme Céline Calvez (EPR). Monsieur le premier ministre, vous êtes devant la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, qui s’est dotée de pouvoirs d’enquête sur les modalités de contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires. Je pense utile de rappeler, une nouvelle fois, à toutes et à tous, l’objet et le cadre de nos échanges. Depuis le lancement de nos travaux à la mi-mars, votre audition constitue un temps médiatique et politique important et utile. Toutes celles et tous ceux qui ont osé parler et lever le voile, celles et ceux qui hésitent encore à le faire, attendent de nous des résultats et des enseignements utiles pour mieux lutter contre les violences physiques et sexuelles dans les établissements scolaires.
Vous avez exercé différentes fonctions – député des Pyrénées-Atlantiques, président du conseil général, ministre de l’éducation – et, à des temps différents, vous avez pu apprécier le partage des compétences et des responsabilités dans les établissements scolaires – autorité hiérarchique ou fonctionnelle sur les personnes encadrant ou accompagnant les élèves dans les établissements scolaires –, partage différent selon qu’il s’agit du primaire ou du secondaire. Comment, à votre avis, assurer une pleine coordination sécurisée pour un continuum de protection autour des élèves, afin que de telles violences et que ce silence n’existent plus jamais ?
Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Le 17 mars 1995, vous avez été alerté sur des violences en cours à Bétharram par une professeure lors d’une cérémonie et par courrier. Le 29 septembre de cette même année, vous validez une subvention facultative de 73 000 euros du conseil général pour cet établissement. Le 28 mai 1998, le directeur, le père Carricart, a été mis en examen pour viol et agression sexuelle sur mineurs – vous en avez été informé. Pourtant, vous accordez, la même année, une deuxième subvention facultative de 70 000 euros, c’est-à-dire le maximum prévu par la loi. En 1999, rebelote, vous accordez une troisième subvention facultative de 80 000 euros correspondant, là encore, au maximum prévu. Tout cela, sachant pertinemment que des violences d’ordre pédocriminel avaient été commises dans cet établissement. En toute connaissance de cause, vous avez octroyé des financements non obligatoires à l’établissement privé Bétharram. Ma question sera donc claire : pourquoi avoir attribué ces financements ?
Mme Colette Capdevielle (SOC). Monsieur le premier ministre, depuis le début de cette audition à 17 heures, vous portez des accusations graves sur la commission et sur l’un des rapporteurs. Vous vous placez en victime. Vous traitez Mme Gullung de folle et vous accusez de hauts gradés de la gendarmerie de mensonges. Vous tentez de renverser la situation : vous accablez, vous menacez, vous donnez des ordres avec beaucoup d’arrogance. Vous reconnaissez-vous dans ce tableau ?
Ensuite, vous admettez que votre directeur de pôle judiciaire, ancien procureur de la République à Pau pendant des années, a téléphoné à deux reprises au juge Mirande, alors même qu’une procédure criminelle est en cours au parquet de Pau – avec plus de 200 victimes auxquelles je rends hommage pour leur courage –, et qu’une commission d’enquête parlementaire est en cours. Quelles mesures concrètes prendrez-vous pour que ce type d’intervention au sein de votre cabinet ne se reproduise plus ?
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Vous avez silencié des violences et menti. Ce que nous apprenons depuis février nous montre clairement une chose : vous avez passé une part de votre carrière politique à ignorer des violences sur les enfants dans les différentes fonctions que vous avez occupées. Les enfants et leur quotidien vous importent peu. Ce n’est pas un continent caché, mais un continent que vous ne souhaitez pas voir. C’est un fait et nous attendons encore l’action de votre gouvernement sur ce sujet. Votre rapport aux enfants est tel que vous avez de nouveau justifié une claque éducative. Par conséquent, votre gouvernement souhaite-t-il la rendre de nouveau légale ? Pensez-vous qu’un homme tel que vous, qui ne se soucie pas du bien-être réel et de la protection des enfants, qui a menti devant la représentation nationale, soit apte à diriger l’action du gouvernement ?
M. François Bayrou, premier ministre. La question de Mme Parmentier est fondamentale. Pourquoi les victimes ne parlent-elles pas ? C’est la question, si vous me permettez cette allusion personnelle, que ma fille porte depuis plusieurs semaines, en tant qu’analyste de la société, intéressée par la psychanalyse et par les enfants. Je pense que c’est la question la plus importante. Pourquoi ne parle-t-on pas ? Il y a beaucoup d’explications. Ma fille explique : « On ne parle pas, parce qu’on ne voit même pas de quoi il s’agit. Je vois un geste de brutalité, je n’ose pas le qualifier, parce que je n’ai pas les armes personnelles, la structure personnelle ; je n’ai pas assez mûri pour le qualifier ». Permettez-moi de citer une phrase de Charles Péguy, que j’aime beaucoup : il faut avoir le courage de dire ce qu’on voit mais il y a plus difficile encore, c’est de voir ce qu’on voit. Les enfants, assez souvent, ne voient pas ce qu’ils voient. Ensuite, ils ne parlent pas. Je ne sais pas vous, mais je peux vous dire qu’en tout cas, ce qui se passait à l’école restait à l’école ; on ne le racontait pas à la maison. Vous savez comment Pagnol a intitulé son livre : Le Temps des secrets. Il n’est pas vrai que les enfants parlent à la maison facilement.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Parce qu’on ne les interroge pas !
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Il faut relire Pagnol ! Ce n’est pas l’objet du livre !
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi, mais c’est la question que pose Mme Parmentier. Et pourquoi les enfants ne parlent-ils pas ? Peut-être parce qu’ils ne veulent pas faire de peine à leurs parents ; parce qu’ils sont conscients, ou semi-conscients, que les parents les voient dans un univers protégé et que, s’ils le brisent, c’est aussi une blessure pour les parents. Cela fait donc plusieurs séries de raisons.
Alors, que peut-on faire ? Éduquer à la parole – c’est compliqué. Et il faut faire attention aux victimes. Je ferai tout à l’heure une proposition sur ce que nous pourrions faire. Ce que je sais, c’est que cela passe par l’écoute, non déconsidérée, des victimes. Cela demande un effort à la communauté et aux adultes : il faut apprendre à parler et à entendre. C’est, à mon avis, la grande question et elle est difficile ; si quelqu’un vous dit qu’il a la solution, regardez-le du coin de l’œil. Je ne crois pas que ce soit facile, mais c’est là que tout se joue. Jamais les enfants n’ont parlé sur aucun des événements qui sont en train de sortir dans les écoles concernées. En effet, je suis d’accord avec vous, cela mérite de se pencher sur le sujet.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Si vous pouviez, monsieur le premier ministre, faire une réponse en une minute aux questions qui elles-mêmes ont duré une minute, ce serait bien.
M. François Bayrou, premier ministre. Oui, mais je ne pouvais pas éluder cette question.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je l’entends. Mais si vous pouvez limiter votre réponse globale à cinq minutes…
M. François Bayrou, premier ministre. C’est une question qui touche tellement au sujet et à l’intime que je ne pouvais pas ne pas la traiter.
Ensuite, Mme Calvez m’a demandé comment assurer la répartition des compétences. Le conseil départemental s’occupe des bâtiments des collèges, le conseil régional s’occupe de ceux des lycées. C’est l’éducation nationale qui a la charge de la surveillance de ce qui se passe réellement dans les établissements. Peut-on imaginer des alertes ? C’est ce que je défends implicitement, depuis… Par exemple, dans le cas qui nous occupe, le ministère de la justice a eu une information, mais il n’a pas prévenu celui de l’éducation nationale. Il a reçu l’information par un procureur général, et il ne se passe rien, le ministère de l’éducation n’est pas informé. Je comprends qu’il faille faire attention et respecter la présomption d’innocence et tout ça. Néanmoins, si le ministère de la justice avait informé le ministère de l’éducation et que celui-ci avait provoqué des inspections, peut-être que la suite aurait été différente. Mais c’est incommunicable : chacun est dans son tuyau d’orgue. La justice ne parle pas, en dépit de la circulaire que j’avais prise en 1996, où je voulais que se parlent la justice, l’éducation et la défense – c’est à la gendarmerie que je pensais, puisqu’à l’époque elle dépendait du ministère de la défense.
Mme Amrani me demande pourquoi il y a eu des financements pour Bétharram : parce que c’était le règlement. Tous les établissements scolaires privés du département des Pyrénées-Atlantiques étaient éligibles à ces financements. Je vous ai indiqué la raison principale, seule exception à la loi Falloux : il fallait remplacer des bâtiments Pailleron, dangereux pour la sécurité des élèves, par des bâtiments assurant davantage de sécurité.
Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Nous parlons de 223 000 euros de subvention !
M. François Bayrou, premier ministre. Sur trois ans ! Vous vous rendez compte ce que cela veut dire.
Mme Farida Amrani (LFI-NFP). C’est beaucoup !
M. François Bayrou, premier ministre. Non, franchement, quand on connaît les budgets.
Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Si, c’est beaucoup !
Mme Perrine Goulet (Dem). Non, ce n’est rien !
M. François Bayrou, premier ministre. Vous dites, madame Capdevielle : « Quelle arrogance ! » Excusez-moi mais, quand on vous insulte pendant quatre mois tous les jours, dont vous-même,…
Mme Colette Capdevielle (SOC). Non, je ne vous ai jamais insulté.
M. François Bayrou, premier ministre. Si, vous-même…
Mme Colette Capdevielle (SOC). Jamais !
M. François Bayrou, premier ministre. Vous-même, vous avez insinué devant l’Assemblée nationale des choses inacceptables.
Mme Colette Capdevielle (SOC). Jamais !
M. François Bayrou, premier ministre. Écoutez, il suffit de relire votre intervention.
Vous me demandez quelles mesures prendre pour qu’un de mes collaborateurs ne parle plus à quelqu’un d’autre. Je n’ai pas de mesure à prendre.
Mme Colette Capdevielle (SOC). Bravo !
Mme Perrine Goulet (Dem). Ce n’est pas la justice ici !
M. François Bayrou, premier ministre. En France, on a le droit de parler avec qui on veut !
Mme Colette Capdevielle (SOC). Bravo !
M. Philippe Vigier (Dem). On ne coupe pas celui qui parle ! C’est une règle d’or.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. S’il vous plaît, seul M. le premier ministre a la parole, pour répondre aux questions.
M. François Bayrou, premier ministre. Madame, la procédure judiciaire ne concerne pas le juge Mirande, que je sache. Elle ne concerne pas M. Muller, que je sache. Ils ne sont pas pris dans la procédure judiciaire ; vous le souhaiteriez, mais ce n’est pas le cas. Vous faites des insinuations. On est tout à fait dans le type de l’insinuation. Qu’est-ce que vous pensez de… Franchement, en France, les citoyens ont le droit à leur liberté et à ce qu’on respecte leur liberté. Ils n’interviennent en rien dans une procédure judiciaire. De ce point de vue-là, les choses sont indiscutables. Vous me demandez quelle mesure je vais prendre ? Je n’ai pas de mesures à prendre. Mes collaborateurs sont des citoyens que j’estime et qui sont de première capacité ; n’imaginez pas que je vais leur faire un blâme – il ne faut quand même pas rêver.
Enfin, monsieur Bonnet, personne n’a ignoré les violences. Je vous ai montré que ce n’était pas le cas. Il n’y a jamais eu d’autre ministre, parmi les seize ministres qui m’ont succédé jusqu’à Mme Borne, qui ait pris les mêmes initiatives que moi. Aucun, dans une affaire comme ça, n’a fait d’intervention aussi rapide et aussi décisive, qui a conduit au licenciement et au changement des pratiques à l’intérieur de l’établissement.
Que proposera mon gouvernement ? Ce sera peut-être l’objet de la dernière intervention, si vous l’acceptez.
Mme Perrine Goulet (Dem). J’ai, avant toute chose, une pensée forte pour toutes les victimes qui sont très absentes de l’audition de cet après-midi. L’unique sujet est de savoir pourquoi, à cette époque, les enfants n’ont pas parlé et pourquoi les adultes de l’établissement, qui savaient avant la plainte pour viol et agression sexuelle de 1998, n’ont pas saisi la justice sur les premières violences suspectées, avérées ou constatées. Le dossier montre un courrier du procureur de la République de Pau datant de 1998, qui prévient la Chancellerie des faits de violences sexuelles commis par le père Silviet-Carricart.
Monsieur le premier ministre, à ce moment-là, en votre qualité de parlementaire et de président du conseil général, avez-vous été informé de ces faits par le procureur, le garde des sceaux ou le premier ministre ?
Pour conclure, devant une audition aussi lunaire relevant du procès politique envers un homme, il pourrait être sain que cette commission s’attache à proposer des évolutions de pratiques, afin de prévenir les violences envers les enfants dans les établissements scolaires, pour qu’il n’y ait plus de nouvelles victimes, maintenant et dans l’avenir. Tel devrait être le seul objectif de cette commission. D’ailleurs, monsieur le premier ministre, les victimes attendent de savoir si une commission pour les victimes sera installée et si nous conduirons une réflexion sur l’imprescriptibilité glissante ou totale des crimes sexuels. Nous devons faire de la lutte contre les violences faites aux enfants l’enjeu majeur de notre société.
Mme Soumya Bourouaha (GDR). Je regrette, monsieur le premier ministre, que vous perceviez cette commission d’enquête comme un moyen de vous attaquer. Vous avez à plusieurs reprises remis en cause le travail des parlementaires ainsi que le professionnalisme et l’impartialité des fonctionnaires affectés à cette commission. Pourtant, celle-ci a permis de libérer la parole de nombreuses victimes et de révéler les mécanismes d’omerta présents dans certains établissements privés sous contrat d’association avec l’État, mécanismes qui ont trop longtemps étouffé les alertes.
Monsieur le premier ministre, vous étiez ministre de l’éducation nationale en 1995 lorsque la première plainte dans l’affaire Bétharram a été déposée. Vous aviez alors commandé un rapport dont l’auteur lui-même avait reconnu qu’il était bâclé. Trente ans après, quelles leçons avez-vous tirées de ces révélations ? Surtout, comptez-vous instaurer dans les établissements scolaires des mécanismes de prévention des violences physiques et sexuelles et des procédures de contrôle ?
M. Bartolomé Lenoir (UDR). Le drame de Bétharram nous a tous scandalisés et le courage des victimes qui ont osé briser le silence doit constituer pour nous, parlementaires, un exemple. Comme nous l’avons vu au cours des auditions de cette commission d’enquête, il n’existe pas de profil-type de victimes : toutes les familles sont frappées et, du privé au public, les défaillances sont nombreuses. Loin des instrumentalisations, nous devons tous travailler à protéger au mieux les enfants scolarisés au sein des établissements scolaires de notre pays. Les auditions précédentes nous ont permis de prendre conscience de l’ampleur des défaillances des systèmes d’alerte comme des procédures de contrôle et des dispositifs d’écoute des enfants victimes. Ceux qui sont investis sur le terrain ne cessent d’alerter sur les réformes que doit effectuer l’éducation nationale sur ces mécanismes d’alerte et de prévention afin d’améliorer la protection et la prise en charge des élèves.
Monsieur le premier ministre, quelles réformes envisagez-vous ? Ma question est la même que celle de Mme Parmentier. Vous pourrez nous livrer vos solutions mais il me semble que donner la possibilité à un élève d’être écouté constitue une des principales pistes à suivre.
M. Roger Chudeau (RN). Nous recherchons à décrire et à comprendre les dysfonctionnements de la chaîne administrative et politique dans la protection des élèves face aux violences scolaires. En 1995, les choses vont très vite : vous êtes alerté par la presse – et non par le recteur, mais peu importe –, vous demandez un rapport, il vous est remis, les sanctions tombent. Un an plus tard, vous produisez une circulaire, qui est la première à se préoccuper du problème.…
M. François Bayrou, premier ministre. Un mois plus tard !
M. Roger Chudeau (RN). Je décris la chaîne de vos décisions qui sont conformes au devoir d’un ministre. Cependant, cette circulaire reste d’une certaine manière lettre morte et c’est à ce sujet que je veux vous interroger. Rien ne se passe. Pourquoi ? Diriez-vous que les autorités académiques, la machinerie administrative, le ministère se sont véritablement emparés de cette circulaire pour protéger les élèves ? Un couvercle a-t-il été posé dessus ? Pensez-vous qu’il y a eu, dans cette période lointaine, une défaillance ou une absence de système de signalements et ou même une subculture du « pas de vagues » ? Est-ce possible ? Quelles sont les instructions que vous donnerez prochainement à Mme Borne pour que cela ne se reproduise plus jamais ?
Mme Graziella Melchior (EPR). Les révélations publiques autour de ce que l’on appelle désormais l’affaire Bétharram ont eu un retentissement national. Elles ont permis une libération salutaire de la parole et la création de cette commission d’enquête. Dans mon département, le Finistère, de nombreux hommes ont ainsi dévoilé les insupportables sévices qu’ils ont eus à endurer dans les années 1960 et 1970 au collège Saint-Pierre du Relecq-Kerhuon. Hier encore, des témoignages ont été révélés concernant un autre établissement finistérien. Je veux avoir une pensée pour toutes ces femmes et pour tous ces hommes qui, aujourd’hui, osent dire ce qu’ils ont vécu. Si nous ne pouvons pas réparer leurs vies brisées ou abîmées, notre devoir est de faire en sorte que cela ne survienne plus jamais.
Monsieur le premier ministre, vous avez été président du conseil général des Pyrénées-Atlantiques et je souhaiterais vous interroger sur les outils dont devraient disposer les présidents de département, qui ont en charge la protection de l’enfance, afin de mieux agir au moment des signalements mais aussi de mieux accompagner les victimes sur le plan social et psychologique.
M. François Bayrou, premier ministre. Pourquoi les victimes sont absentes, madame Goulet ? Parce que les polémiques et les attaques, le choix de cette affaire comme arme politique, étaient indifférents aux victimes. Ce n’étaient pas les victimes qu’on voulait comprendre, accompagner et accueillir. On voulait s’en servir comme d’une arme politique dirigée contre le premier ministre, le gouvernement, tout ce qu’on veut. Les victimes, personne ne s’en est occupé, si j’ose dire – pardon de le dire comme ça – sauf moi. (Exclamations.) Permettez-moi de dire ce que j’ai vécu. Les victimes, quand je les ai reçues, n’avaient jamais été reçues par personne et ne s’étaient jamais rencontrées entre elles. Pour moi, cette rencontre, les trois ou quatre heures que j’ai passées avec elles – j’ai découvert quelque chose qui fera écho avec les questions qui ont été posées. Elles ne savaient pas que ce qui leur était arrivé était arrivé à d’autres. Elles croyaient et avaient vécu toute leur vie dans la solitude de quelqu’un qui est la seule victime. Comprenez ça. Ce que j’ai vu – pardon, je le dis avec émotion mais tant pis –, ce que j’ai vu, c’étaient des hommes qui avaient entre 40 et 55 ans, mais ce qui est revenu pendant ces quatre heures de temps, ce sont les petits garçons. Ils ont pleuré tous, moi aussi d’ailleurs. C’est l’enfant. J’ai construit à Pau une action dont je suis très fier qui s’appelle le plan anti-solitude. Et la solitude la pire, c’est la solitude de l’enfant : l’enfant harcelé dans la cour de récréation, par exemple, l’enfant martyrisé.
Pourquoi les victimes sont-elles absentes ? Elles l’ont dit cent fois : « On ne s’occupe pas de nous ! Pourquoi on s’occupe de Bayrou ? ». Si on fait le compte des SMS ou des tweets qui ont été utilisés dans cette affaire, il n’y en a pas un sur dix qui soit pour les victimes. Neuf sur dix étaient contre moi et, après tout, c’est ma responsabilité. Mais c’est ça, la vérité : les victimes n’étaient pas au centre de cette affaire. Par une espèce de choix du destin, le fait que j’aie été là a fait sortir l’information. (Exclamations.) D’une certaine manière, je trouve que, de ce point de vue-là, j’aurais été utile comme cible pour décoincer le silence.
L’imprescriptibilité, madame Goulet : vous savez qu’on travaille sur la prescription, notamment en matière civile, parce que ça permet de sortir de cette impasse qui fait que la prescription empêche d’avancer dans la découverte de cette affaire.
Madame Bourouaha, j’entends, l’auteur du rapport dit : « j’ai mal fait mon travail ». Excusez-moi, moi je préférerais que les fonctionnaires qui ont de très grandes responsabilités comme les inspecteurs fassent bien leur travail. Une maxime juridique latine dit : Nemo auditur propriam suam turpitudinem allegans, autrement dit, personne ne peut être entendu dans une affaire judiciaire en décrivant ses propres turpitudes. Je ne dis pas que ce sont des turpitudes. Moi, je crois qu’en conscience, il a fait le travail comme il pensait devoir le faire à cette époque. Ce monsieur que je ne connais pas, M. Latrubesse, je suis persuadé que ce n’était pas un désinvolte. Je suis persuadé que ce n’était pas quelqu’un qui faisait ça par-dessus la jambe et je ne veux pas le laisser croire. Je pense que lui, comme tout le monde, a réécrit une partie de l’histoire en découvrant les choses horribles qui étaient révélées dans cette affaire. Qu’est-ce que j’ai tiré comme leçons de ça ? Peut-être que, quand on fait des rapports comme ça, il faut plusieurs inspecteurs – peut-être – mais comme il n’y a pas autant d’inspecteurs qu’on en a besoin, tout ça est une question importante.
Monsieur Lenoir, vous avez dit qu’il n’y a pas de profil-type des victimes. Je vous raconte encore ces trois ou quatre heures que j’ai passées avec les victimes et une des choses les plus terribles que j’ai vécues avec eux, en tout cas qui m’a bouleversé avec eux. Ils disaient : « Ils ne choisissaient pas au hasard » – en tout cas, c’est ce qu’eux croyaient. « C’est parce qu’on était fragiles qu’ils nous choisissaient » : tel parce que son père était parti, tel parce qu’il était chez sa grand-mère qui ne l’aurait jamais cru, tel parce qu’il était petit ou pas costaud, tel parce qu’il était psychologiquement… Eux disaient : « Ils ne nous choisissaient pas au hasard. » Je n’ai jamais oublié une seconde cette affirmation des victimes. Donc peut-être qu’il y a un profil-type. On est plusieurs ici à avoir été harcelés dans la cour de récréation. C’est pas les grands costauds qu’on harcèle dans la cour de récréation, ni les garçons ou les filles qui ont du bagout et du charme. Ceux qu’on harcèle dans la cour de récréation, c’est ceux qui sont moins affirmés que les autres. Et on est nombreux à pouvoir en parler ici.
Quelles alertes, quelle prévention, quelles réformes, me demandez-vous ? Je peux tout de suite aller aux réformes : il y en a une qui est importante pour moi. Nos voisins allemands ont connu des affaires comme ça depuis 2010. Ils ont pris une loi le 8 avril de cette année, je crois, pour mettre en place une autorité indépendante, un Haut-Commissaire ou je ne sais quoi, avec deux groupes autour de lui, un groupe de scientifiques et un groupe de victimes – un conseil scientifique et un conseil des victimes : je pense que c’est une bonne idée. Je pense qu’ils y ont réfléchi plus que nous et que c’est une bonne idée. En tout cas, je suis certain qu’il faut des victimes pour mieux écouter les victimes. Si je peux, c’est cela que je proposerai. Un conseil des victimes pour aider l’autorité qu’on inventera pour tout ça.
Monsieur Chudeau, pourquoi un couvercle est posé sur une circulaire ? Vous voulez que je vous dise vraiment ce que je pense ? Parce que la circulaire est un mauvais instrument. La circulaire, c’est bien, c’est publié au Bulletin officiel de l’éducation nationale, le BOEN, et le ministre peut dire à la télé : « J’ai fait une circulaire », y compris trente ans après. Mais ça change quoi, dans la réalité ? C’est une réflexion générale mais je pense qu’il faut changer de méthode. Quand vous avez un problème qui mérite une vraie réponse, il ne faut pas seulement faire une circulaire. Il faut constituer un mini-commando de responsables qui oblige tout de suite à changer les choses. Je m’efforce de faire cela car je crois à cette technique du commando et de l’action directe (Exclamations) – ne prenez pas « action directe » au sens historique du terme… Vous avez raison : des grandes administrations comme l’éducation nationale vivent selon le principe du « pas de vagues ». Le chef d’établissement dit « pas de vagues » parce que l’inspecteur d’académie préfère qu’il n’y ait pas de vagues et l’inspecteur d’académie dit au recteur « pas de vagues » et les recteurs disent au ministre : « Ça se passe très bien ». C’est comme ça. J’ai décrit ce phénomène cent fois depuis trente ans mais je crois qu’il y a là une explication et qu’il faut changer de méthode.
Madame Melchior, est-ce aux présidents de département de faire cela ? Je ne le crois pas. D’abord, ils ont pas mal de soucis et ces affaires concernent non pas les murs mais ce qui se passe dans les murs. La protection de l’enfance, c’est pour la petite enfance. (Exclamations.) François Sauvadet, entendu par votre commission, vous a expliqué que ce n’était pas la responsabilité du conseil départemental. C’est à l’intérieur de l’éducation nationale qu’il faut placer des capteurs d’alerte et être capables de faire la prévention nécessaire. Les conseils départementaux ne sont pas armés pour ça, à mes yeux en tout cas. Est-ce qu’il y a d’autres institutions qui peuvent être armées ? Je crois beaucoup, et c’est ce que j’avais défendu dans la circulaire que je viens à l’instant de relativiser, aux liens entre justice, police et éducation ou entre santé et éducation. Il y a des choses à faire de ce point de vue-là et c’est dans les établissements que ça se passe, à mon avis, parce que je crois toujours que ce qui se produit dans l’école reste dans l’école.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous en venons à une dernière série de questions des députés. Je propose ensuite une suspension de cinq à dix minutes avant que nous ne passions aux dernières questions des rapporteurs. Cela vous convient-il ou préférez-vous une pause plus longue, monsieur le premier ministre ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je voudrais qu’on aille jusqu’au bout.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Monsieur le premier ministre, l’importante question de chercher à savoir pourquoi les enfants ne parlent pas ne doit pas nous autoriser à détourner le regard. Il faut respecter toutes les victimes, dont celles nombreuses qui ont parlé en vain et qui demandent des comptes aux adultes. La question ici posée est celle des adultes qui ne veulent pas voir, dont vous faites partie. C’est un phénomène documenté : cela s’appelle l’omerta et vous semblez mal armé pour lutter contre.
Cette omerta passe par la minimisation des violences, l’inversion de la culpabilité et la silenciation. Minimisation : expliquer encore aujourd’hui qu’il y a des gifles éducatives, parler de pédophilie comme d’adultes se choisissant des partenaires enfants sans interroger le continuum de domination dans les violences. Inversion de la culpabilité : décider que vous êtes victime d’un complot Insoumis quand on vous demande simplement des comptes sur votre incapacité à protéger des dizaines et des dizaines de victimes. Silenciation, attitude qu’a adoptée votre ancien suppléant, comme l’a révélé le journal Sud-Ouest : M. Lacoste-Séris, père de l’enfant qui a perdu 40 % de son audition après une gifle donnée par un surveillant de Bétharram en 1996, raconte avoir croisé votre suppléant, lorsqu’il est allé déposer plainte ; celui-ci lui aurait dit : « Si tu n’es pas content de Bétharram, tu n’as qu’à le mettre ailleurs, ton fils », comme s’il défendait une entité à laquelle on ne touche pas. Ce suppléant était député puisque vous étiez alors ministre de l’éducation nationale. Étiez-vous au courant ? À quelle logique a-t-il pu obéir ? Maintenez-vous qu’il n’y a pas d’omerta chez vous ?
M. Pierrick Courbon (SOC). Je regrette les accusations que vous avez portées contre le travail de notre commission et le fait que vous ayez plus parlé de vous et des vertus éducatives des petites claques que dénoncé la violence inacceptable des crimes commis à Bétharram, sans prononcer de mots de compassion pour les victimes.
L’appréciation des violences faites aux enfants laisse hélas entrevoir une part de subjectivité qui tient à sa propre échelle de valeurs – nous n’avons pas forcément les mêmes. Notre objectif est de protéger les enfants des violences et de mieux contrôler les établissements. Ma question est simple : les valeurs du citoyen François Bayrou, qui peut concevoir que certains châtiments corporels relèvent d’une éducation à la rude et que les punitions ont des vertus, ont-elles pu aveugler ou influencer le ministre de l’éducation François Bayrou, qui ne pouvait pas, lui, accepter l’idée même de l’existence de ces châtiments corporels ?
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Si vous avez dénoncé la méthode, qui vous paraît scandaleuse, du rapporteur de notre commission, nous avons nous aussi une pleine lecture de la méthode que vous avez utilisée – personne n’est dupe dans cette audition.
Vous avez dit tout à l’heure que nous étions là grâce à vous. Je tiens à vous rappeler que nous sommes ici grâce aux victimes, qui occupent une place importante dans nos auditions. Je ne doute pas que vous préciserez vos propos sur le respect de cette commission en la matière.
Vous avez évoqué la gifle, malheureusement dans toutes les mémoires, persistant à dire que cette tape sur un enfant était éducative. Je peux l’entendre – l’accepter est une autre affaire. Vous avez également dit que les violences dont vous aviez connaissance n’étaient pas « à ce point graves » – j’espère ne pas déformer vos propos. Vous avez donc une certaine vision de l’éducation et de ce qu’est un bon père de famille, ce qui inclut manifestement les violences ordinaires éducatives. Est-ce cette vision, qui vous a construit en tant qu’éducateur et qui a fait l’homme politique que vous étiez à l’époque, qui ne vous a pas permis d’empêcher les violences à Bétharram ?
M. Alexis Corbière (EcoS). Monsieur le premier ministre, vous avez cumulé dans votre département, avec une rare appétence, tous les mandats, toutes les responsabilités, tous les pouvoirs pendant quarante-trois ans : conseiller général, président du conseil général, maire, président de la communauté d’agglomération, député, député européen, ministre de l’éducation nationale. Tout cela implique des collaborateurs, des cabinets, des moyens.
Pourtant, quand un article, en 1996, relate des faits très graves dans un établissement où vous scolarisez vos propres enfants, vous déclarez « pas lu, pas vu, pas entendu, pas intervenu ». C’est le fil à plomb de votre intervention. Dans votre préambule, vous vous interrogez : « Est-ce que j’aurais pu faire plus, dû faire plus ? C’est possible. » Or, à vous entendre depuis trois heures trente, vous n’êtes responsable de rien.
Avec le recul, comment expliquez-vous votre impuissance, votre cécité politique, votre faillite dans l’exercice de vos responsabilités – car c’étaient les vôtres – de protection des enfants ? Franchement, devant un tel échec, comment pensez-vous sérieusement que la représentation nationale puisse vous faire confiance ?
M. Laurent Croizier (Dem). Monsieur le premier ministre, permettez-moi, en préambule, de manifester toute la compassion qui s’impose face à la douleur des victimes et d’exprimer ma consternation concernant la méthode avec laquelle votre audition est menée. Pourtant, le nombre de victimes et la diversité des établissements concernés montrent l’ampleur du fléau, qui n’épargne aucun territoire, aucune structure, publique ou privée.
La seule préoccupation qui devrait être celle de cette commission ce soir, c’est la protection des enfants. Nous devons analyser les mécanismes qui conduisent tant de victimes au silence, identifier les obstacles qui entravent la libération de la parole et les alertes, construire des solutions pour que ces violences n’arrivent plus jamais.
Comment pouvons-nous garantir que, dans chaque établissement, chaque victime, chaque famille, chaque élève sera entendu ? Comment pouvons-nous assurer un continuum de vigilance à même de mieux recueillir les témoignages d’actes de violence ? Enfin, comment établir une chaîne de signalements permettant d’empêcher que le silence ne règne face à des violences physiques, psychologiques ou sexuelles dans les écoles de la République ?
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Monsieur le premier ministre, vous avez fait état, à de nombreuses reprises, de votre peine à être mis en cause personnellement – je peux l’entendre. Vous avez commencé votre audition en disant qu’enfin, nous allions lever le voile sur le continent noir, le continent caché. Mais alors, pourquoi avoir consacré plus de trente minutes à couvrir d’injures une simple enseignante, pas politisée, qui ne cherchait pas la lumière des projecteurs et qui, en 1996, a été l’une des rares personnes à avoir levé le voile ? Je suis encore profondément marquée par ce passage de votre audition. Vous l’avez accusée d’affabuler pendant trente minutes, vous avez même voulu projeter une vidéo pour l’agonir. Vous n’avez pas consacré ces minutes-là à faire entendre la parole des victimes.
J’avais demandé à cette femme, à la fin de son audition, ce que cela avait dû être de vivre avec le sentiment de ne pas être entendue, mais je n’avais pas pu finir ma phrase. Elle l’avait complétée elle-même : « Qu’est-ce que ça a dû être de vivre avec le sentiment qu’on n’a pas pu sauver les enfants ? » Elle a fini son audition comme ça, elle.
M. François Bayrou, premier ministre. Je n’ai pas agoni d’injures cette dame. Vous en avez fait, les rapporteurs en ont fait la principale « lanceuse d’alerte ». Et il se trouve que la preuve était apportée par le dossier que ce qu’elle affirmait était non pas faux mais pas possible. Donc excusez-moi, quand vous êtes mis en cause aussi gravement que je l’ai été, pas par elle mais par ceux d’entre vous qui l’utilisez, je dis que j’ai le devoir – pas le droit, mais le devoir – de défendre la vérité. J’affirme que ce que j’ai montré rend impossible son affirmation.
Madame Legrain, vous dites que j’avais un suppléant. Il est mort depuis très longtemps. C’était quelqu’un de tout à fait estimable. Il aurait tenu à celui qui portait plainte les propos que vous avez cités. Je n’en sais rien. C’est possible. Mais ce n’est pas mon sentiment. Ce n’est pas ce que je partage. Je pense que, s’il y a une chose qui est révélée ici, c’est qu’il faut écouter ceux qui sont ciblés. Évidemment, ça remet en cause beaucoup de choses – des modèles éducatifs, des modèles familiaux – mais il faut qu’on les écoute, même si ça bouscule un peu. J’ai été bousculé.
Monsieur Courbon, vous parlez des valeurs du citoyen Bayrou. Vous ne m’avez interrogé que sur moi, sur ma responsabilité, sur ce que j’avais fait ou pas fait, sur le soupçon insupportable que je sois intervenu dans l’affaire pour protéger des pédocriminels. Toute l’audition a tourné autour de ça, à essayer de me mettre en contradiction entre une phrase et une autre phrase, ma mise en cause par le gendarme Hontangs ou par Mirande. Vous n’avez parlé que de ça. Et d’ailleurs il y a quatre mois que vous ne parlez que de ça. Dans la presse ce matin, hier, avant-hier, on ne parle que de ça. J’aurais voulu qu’on laisse une seconde tomber – ça m’aurait fait des vacances – le cas d’un supposé responsable politique indifférent, corrompu, dominé par une omerta, j’aurais préféré qu’on parle des victimes. Dans ce système, les dernières semaines, il y a des gens que j’aime beaucoup. Je connais très bien, personnellement, plusieurs des victimes, qui ne disaient rien. Je connais un peu ma fille aussi. Mais de tout cela, tout le monde se fichait. Il s’agissait d’une chose – pardon de parler un peu trivialement –, de me coincer pour m’obliger à « démissionner ».
M. Alexis Corbière (EcoS). Ça viendra…
M. François Bayrou, premier ministre. Ça viendra, bien sûr, mais je vais vous répondre à vous personnellement dans une seconde.
Quelles sont mes valeurs ? Mes valeurs, c’est simple : je n’ai jamais quitté l’éducation nationale. J’ai été un élève de l’école publique, depuis l’âge de 2 ans, et puis au collège à l’école publique – ça ne s’appelait pas collège à l’époque mais lycée, puisque c’étaient de petits établissements qui avaient les deux degrés d’enseignement, je considère d’ailleurs que ce n’était pas si mauvais que ça et qu’il y avait quelque chose dans cette organisation. Je pense que s’il y a un métier qui vaut la peine dans le monde, c’est celui-là. J’ai quatre enfants qui sont profs. C’est un métier, selon moi, qui a deux buts à atteindre : le premier est de construire des consciences libres – j’y suis assez bien arrivé – et le deuxième de faire que ces enfants-là ne se sentent jamais seuls. Ça, c’est mes valeurs. Vous demandez si mes valeurs m’ont aveuglé au point de protéger… ou quelque chose comme ça. Mes seules valeurs, c’est la liberté des enfants, c’est l’esprit critique et c’est la sécurité affective. C’est ça, mes valeurs. Est-ce que ça m’a aveuglé ? C’est le contraire. Ça m’a permis d’ouvrir les yeux sur un certain nombre de choses.
Monsieur Arenas, vous avez construit un raisonnement que je trouve biaisé, sur l’idée de violences qui ne sont pas à ce point graves.
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Ce sont vos propos !
M. François Bayrou, premier ministre. Je ne crois pas que j’ai dit ça mais si je l’ai dit, je me suis mal exprimé. Il y a des moments d’énervement dans une famille, non ? Pas chez vous ?
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). J’ai quatre enfants et je n’en ai jamais tapé aucun ! Ne faites pas de généralités !
M. François Bayrou, premier ministre. D’accord. Est-ce que leur mère…
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Ne faites pas de généralités !
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur Arenas, je vous regarde dans les yeux. Est-ce que leur mère ne leur a jamais mis une petite tape ?
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Jamais, monsieur !
M. François Bayrou, premier ministre. Très bien ! Bravo ! Ma vision éducative, c’est que ce qui permet d’accéder à un enfant, c’est de lui parler. Je pense que la clé la plus importante, c’est le langage, pas seulement le langage dans les mots mais aussi le langage dans les gestes, le langage affectif, le non-verbal, regarder l’enfant, en dire du bien. Vous m’interrogez sur ma vision. Ma vision, c’est celle-là.
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Je vous interrogeais sur votre vision éducative en lien avec Bétharram…
M. François Bayrou, premier ministre. La bonne classe, c’est celle où les enseignants repèrent les qualités des élèves et les mettent en valeur. Est-ce que cela a toujours été comme ça dans l’éducation ? Non. Ni dans l’enseignement privé ni dans l’enseignement public. Ça devrait être un idéal. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Comment peut-on faire pour empêcher les violences à Bétharram ? C’est la proposition que je faisais, pas seulement pour Bétharram mais pour tous les établissements. Il n’y a pas que les établissements scolaires dans la proposition qui est la mienne : il y a les associations sportives – vous avez vu tout ce qui est sorti sur ce qui s’y passe –, les associations culturelles, les familles. De ce point de vue-là, le souci doit être un souci général. Et la préoccupation, la recherche… C’est pourquoi j’ai dit que j’étais acquis à l’idée qu’il fallait un conseil scientifique, à côté des décideurs. Voilà ce que je crois être la réponse. Je répète que la place que les victimes ont eue dans cette audition, pardonnez-moi de le dire, est insuffisante.
Monsieur Coquerel… monsieur Corbière, pardon, j’ai été trahi par… Voilà. Vous dites que je cumule depuis quarante-trois ans : Mélenchon, quoi !
M. Alexis Corbière (EcoS). C’est mesquin !
M. François Bayrou, premier ministre. C’est exactement le cas. Mélenchon a commencé sénateur il y a cent ans, quand je commençais député. Je m’empresse de dire que je crois que je le connais un peu. Vous lui avez fait un statut éminent – il suffit de lire les ouvrages consacrés. Oui, en effet, Mélenchon et moi avons le même âge. C’est bête. Et on a commencé la politique tôt. C’est bête.
M. Alexis Corbière (EcoS). Vous êtes sérieux, là, monsieur le premier ministre ?
M. François Bayrou, premier ministre. C’est ce que vous avez dit !
M. Alexis Corbière (EcoS). Je parlais de vous, de votre responsabilité.
M. François Bayrou, premier ministre. Vous avez commencé en disant que j’avais cumulé, machin…
M. Alexis Corbière (EcoS). Vous cumulez encore, vous êtes encore maire de Pau !
M. François Bayrou, premier ministre. Oui, et alors ? J’ai choisi de ne pas éloigner ou séparer le pouvoir national du pouvoir local. Je pense que c’est une faute qui a été faite. Je pense que l’isolement du pouvoir national – parisien, appelons-le comme il faut –, c’est une mauvaise affaire. On en discutera, on aura des débats sur ce sujet-là.
Vous demandez si je suis responsable. J’ai ma part de responsabilité.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous auriez dû commencer par ça !
M. François Bayrou, premier ministre. Non, parce que je n’ai pas ma part de responsabilité dans ce dont on m’accusait. Je n’ai pas couvert des pratiques quelles qu’elles soient. Je n’ai pas eu d’informations privilégiées. Je ne suis pas resté sans rien faire quand j’ai découvert les affaires. Je ne suis jamais intervenu dans une affaire. Donc sur les accusations multiples… Pour le reste, on a tous une part de responsabilité, tous, quel que soit le département dont on est originaire.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Sur la protection de l’enfance, non.
M. François Bayrou, premier ministre. Madame, vous êtes donc la seule à ne pas avoir de responsabilité. On a tous eu une part de responsabilité.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Madame Hadizadeh, ce n’est pas un dialogue. Vous pouvez terminer, monsieur le premier ministre.
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur Croizier, je suis prêt à signer. La question, c’est la protection des enfants.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). La protection de l’enfance, c’est jusqu’à 21 ans.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Si je puis me permettre, il faut juste répondre aux questions, monsieur le premier ministre.
M. François Bayrou, premier ministre. Je suis interpellé.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mme Hadizadeh n’a pas de micro. En revanche, vos réponses, on les entend et elles sont enregistrées.
M. François Bayrou, premier ministre. Est-ce qu’on peut garantir à chaque victime – c’est l’autre question – qu’elle sera entendue ? C’est ça, pour moi, les deux articles de ce que nous devons décider.
Enfin, madame Hadizadeh, j’ai oublié votre question. Vous n’avez pas demandé, vous avez affirmé, et je vous ai répondu en commençant, n’est-ce pas.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je m’interrogeais sur votre ligne de défense qui consiste à attaquer la seule lanceuse d’alerte.
M. François Bayrou, premier ministre. Lorsque vous êtes mis en cause gravement à partir des déclarations d’une seule personne, ça n’est pas l’attaquer que de rectifier les choses et de montrer que son affirmation était impossible. Je vais vous dire : lorsque j’ai entendu Mme Gullung, j’ai trouvé qu’elle était incroyablement sincère. C’est après que je me suis aperçu que c’était impossible. Ici, devant la commission.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Elle vous a écrit !
M. François Bayrou, premier ministre. Non. Je n’ai jamais reçu de courrier de cette dame. Lorsqu’elle est venue me voir, semble-t-il, lors d’une remise de médaille, aucune plainte n’avait été déposée. La première plainte vient neuf mois après. Donc non, je n’ai pas été saisi par elle.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Monsieur le premier ministre, nous vous remercions.
L’audition est suspendue de vingt et une heures cinquante à vingt-deux heures.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous reprenons avec une dernière série de questions des rapporteurs. Nous espérons tous finir nos travaux vers 22 h 30. Pour cela, il faut que les rapporteurs soient efficaces et que M. le premier ministre réponde de manière synthétique si possible.
M. Paul Vannier, rapporteur. Monsieur le premier ministre, ce troisième bloc de questionnements porte sur vos responsabilités actuelles. Une mission d’inspection académique a été diligentée dans l’établissement Beau-Rameau, anciennement Notre-Dame de Bétharram. Le rapport, rendu le 4 avril 2025, est accablant. Il identifie « une rupture dans le circuit de signalements » et confirme que « les informations sensibles circulent en interne sans être systématiquement remontées aux autorités compétentes ». Il indique un non-respect de tous les volumes horaires au regard des textes ministériels. Il relève que les enseignements relatifs aux valeurs de la République sont peu développés, voire absents. Il pointe des atteintes à la liberté de conscience et l’interdiction faite aux élèves, en toutes circonstances, d’aller aux toilettes pendant les cours.
Ces conclusions accablantes, qui révèlent le caractère persistant de certaines violences faites aux enfants dans cet établissement, ont été rendues il y a près de six semaines. Avez-vous, monsieur le premier ministre, pris des mesures à la suite de leur publication ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je n’ai pas à prendre des mesures, c’est la responsabilité du ministère de l’éducation nationale.
M. Paul Vannier, rapporteur. En tant que chef du gouvernement, vous pouvez demander à la ministre de l’éducation nationale d’agir. Vous aviez aussi le pouvoir, dès les dernières révélations de presse, celles qui ont débuté au mois de février 2025, de déclencher une mission de l’inspection générale et non une mission académique – nous avons eu ce débat tout à l’heure. Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Vos prérogatives actuelles vous donnent le pouvoir de demander au préfet, qui dispose lui-même de certaines prérogatives face à des situations comme celles-ci, d’engager une série de mesures. Allez-vous saisir le préfet des Pyrénées-Atlantiques ? L’avez-vous fait ?
M. François Bayrou, premier ministre. Je répète : c’est la responsabilité du ministère de l’éducation nationale, et je n’ai pas l’habitude d’amputer les ministres de mon gouvernement, a fortiori la ministre d’État, numéro deux du gouvernement, de leurs responsabilités.
M. Paul Vannier, rapporteur. C’est assez étonnant de vous entendre aujourd’hui encore, en 2025, sur les phénomènes de violence décrits, sur des dysfonctionnements dans les procédures de signalement des violences, assumer une très grande distance face à ce sujet dans cet établissement dont on sait désormais qu’il cristallise des questionnements en matière de réaction des autorités politiques face à la situation d’enfants dont la sécurité peut être en cause. Mais j’ai entendu votre réponse. D’un certain point de vue, elle rejoint d’autres réponses que vous nous avez faites précédemment : cela ne vous regarde pas.
S’agissant de la difficulté des victimes à s’exprimer sur cette question des violences, vous avez déclaré : « Pourquoi les victimes elles-mêmes ne disent rien ? » C’est cette question-là dont je trouve qu’elle doit nous hanter. C’est une question profonde, très complexe. Mais, monsieur le premier ministre, n’est-ce pas une façon d’éluder, comme j’ai le sentiment que vous l’avez fait pendant toute cette soirée, la question des responsabilités, celles de la communauté éducative, celles des tutelles administratives, religieuses parfois, celles des pouvoirs publics, celles des autorités politiques jusqu’au plus haut niveau de l’État, qui peuvent être témoins de violence, qui peuvent recevoir de multiples alertes et qui pourtant, parfois, et ce fut le cas à Bétharram, n’ont rien fait.
M. François Bayrou, premier ministre. Oui, je vois exactement – et ce n’est pas la première fois pendant cette séance – la stratégie qui est la vôtre. Vous voulez, en partant de cette affaire, essayer de créer une situation dans laquelle vous obtiendriez le gain politique d’un affaiblissement – de ce point de vue, cela a été terriblement efficace : c’est déjà fait – et peut-être d’une disparition du gouvernement. J’ai cité la phrase de l’ami de M. Corbière : « Abattre ce gouvernement, abattre le suivant et abattre le suivant encore. » C’est ce que vous êtes en train d’expliquer. Il se trouve que je ne partage pas ce sentiment. Je n’ai pas l’habitude d’éluder mes responsabilités, mais je n’ai pas l’habitude de priver les membres du gouvernement de leurs responsabilités. Je crois avoir fait depuis le début le contraire, c’est-à-dire renforcer la plénitude de l’action de chaque membre du gouvernement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce sera ma dernière question. Une nouvelle et dernière fois, je constate que vous ne répondez pas aux questions que je vous pose, monsieur le premier ministre. Vous êtes dans une stratégie qui consiste à éluder les questions, à les contourner. Vous êtes dans une entreprise de déresponsabilisation qui, je crois, n’a pas suffisamment permis d’éclairer le questionnement de fond de la commission d’enquête, même si nous avons pu constater à quel point vous avez à nouveau, ce soir, fait varier vos déclarations. Nous avons pu constater que de grandes questions ont trouvé des réponses. Que saviez-vous ? Vous saviez beaucoup de choses. Qu’avez-vous fait ? Rien ou si peu. Vous ne lisiez que les conclusions des rapports d’inspection et, de cette lecture très partielle, des conséquences très graves pour les élèves étaient apparues.
J’ai une dernière remarque dont vous ferez ce que vous voudrez, monsieur le premier ministre. En conclusion de cette audition, je voudrais revenir sur la façon dont vous vous en êtes pris à Mme Gullung, cette enseignante lanceuse d’alerte qui a eu la force, le courage de dénoncer les violences terribles dont elle était témoin. Au cours des dernières semaines, votre entourage s’est attaqué à elle dans la presse, qualifiant ses propos de délire dangereux. Ce soir, vous vous en êtes pris à cette femme, à cette lanceuse d’alerte. Je dois relever qu’à Châlons-en-Champagne, à Riaumont, à Bétharram, ce sont à chaque fois des femmes seules qui sont calomniées comme Mme Gullung l’a été par vous ce soir. Ce sont ces lanceuses d’alerte qui sont la cible de ceux qui veulent entretenir l’omerta.
Nous sommes regardés par des victimes, par des collectifs de victimes qui se sont constitués au moment où nous créions notre commission d’enquête, par des hommes et des femmes qui s’interrogent peut-être sur leur volonté de devenir à leur tour des lanceurs d’alerte. Je veux leur dire que la représentation nationale – les députés que nous sommes, cette commission d’enquête parlementaire – fera tout pour les protéger, pour que ces crimes soient dénoncés, quels que soient le mépris, l’arrogance et parfois l’insulte que vous avez maniés à leur égard. J’envoie donc un message de force, de solidarité et de soutien à toutes les victimes et à tous les lanceurs d’alerte qui ont pu être très inquiétés par beaucoup de vos propos ce soir, monsieur le premier ministre.
M. François Bayrou, premier ministre. Monsieur Vannier, je comprends que vous vous sentiez mal, parce que c’est toute votre stratégie qui, ce soir, toute cette fin d’après-midi, s’est effondrée parce que des preuves ont été apportées. Je comprends que cela ne soit pas agréable, surtout après que vous avez conduit l’agression contre moi, pendant des semaines et des semaines, de manière incroyablement agressive et insultante. Je comprends que vous vous sentiez mal.
Excusez-moi de vous le dire, mais je n’ai jamais insulté personne. Simplement, quand je découvre que des affirmations sont non seulement fausses mais impossibles – je répète qu’il y a quatre ans de distance entre la disparition du père Carricart et la prise de fonction de Mme Gullung dans son établissement. Quatre ans de distance ! Je suis persuadé que tous ceux qui sont attachés à la vérité… En tout cas moi, quand je suis agressé, j’essaie de voir si c’est vrai ou pas. Et de ce point de vue-là, ce n’était pas vrai. Toutes les accusations, sans exception, dont vous avez fait votre fonds de commerce, que vous avez répercutées dans des milliers d’interventions, de tweets, d’affirmations, de demandes de démission tous les jours. Moi, je n’avais aucun moyen de me faire entendre parce que je n’avais aucune preuve, aucun élément et aucune enceinte dans laquelle je pouvais me faire entendre. C’était la première fois, au bout de quatre mois de mise en cause, que je pouvais me défendre et me faire entendre. C’est pourquoi j’ai commencé en disant : enfin !
Je pense que, lorsqu’on est injustement attaqué, agressé, insulté, soupçonné, on a le devoir de se défendre. C’est ce que j’ai essayé de faire. Je n’ai rien contre aucune des personnes que vous avez nommées, aucune, mais en tout cas, je ne peux pas laisser la vérité être à ce point rayée de la carte. Ce soir, c’est elle que j’ai essayé de défendre.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je comprends qu’à l’occasion de cette audition très regardée, vous souhaitiez défendre votre honneur et apporter des preuves et des explications sur les soupçons et les attaques dont vous avez été l’objet ces derniers mois.
Néanmoins, vous avez dit que la commission d’enquête se servait des victimes comme arme politique pour vous détruire. Je ne crois pas, à titre personnel, avoir joué ce rôle. Je crois qu’au contraire, malgré des objectifs politiques certes très différents, Paul Vannier, nos collègues et moi-même avons mené depuis le début de la commission d’enquête un travail extrêmement sérieux par la récupération de tous les documents qui avaient été évoqués par la presse, parfois de façon partielle, et l’audition de plus de 140 personnes.
Notre préoccupation permanente, celle qui nous guide depuis le début et nous guidera dans les semaines à venir – car la commission d’enquête ne se termine pas ce soir – c’est les victimes, aussi bien celles qui ont parlé avant et qui n’ont pas été entendues que celles qui parlent aujourd’hui. Nous en sommes à quarante-cinq signalements au procureur sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale et nous recevons des témoignages tous les jours. Les victimes ont été très présentes dans nos questionnements, y compris ceux qui vous ont concerné. Je me suis donc parfois sentie blessée, comme vous vous êtes senti blessé par certaines déclarations.
Comme vous l’avez rappelé, Notre-Dame de Bétharram n’est pas un cas unique. Ce qui doit guider la suite de nos travaux, c’est l’élargissement de la question et des responsabilités. Dès le lancement de la commission d’enquête, la ministre de l’éducation, que nous auditionnerons la semaine prochaine, a annoncé un plan d’action ambitieux, le plan « Brisons le silence, agissons ensemble ». Il comprend des questionnaires en cours de test, selon les inspecteurs que nous avons auditionnés, et un décret d’élargissement du logiciel de signalement Faits établissement qui est en cours d’examen au Conseil d’État. Les choses avancent.
Au début de l’audition, puis dans votre réponse à l’une de nos collègues, vous avez évoqué les violences sexuelles commises sur des enfants par des adultes ayant autorité dans des domaines qui ne relèvent pas du périmètre de la commission d’enquête : le sport, la culture ou encore le périscolaire, pour lequel nous avons reçu plusieurs signalements. Avez-vous lancé une réflexion collective ? Avez-vous lancé des actions dans ce domaine ?
M. François Bayrou, premier ministre. Madame la rapporteure, je voudrais corriger votre impression. Je ne vous ai jamais attaquée. J’ai simplement rappelé quels ont été, de la part de M. Vannier, les innombrables déclarations, propos, tweets dont le but était précisément de faire que je sois acculé, comme l’ont dit un certain nombre de parlementaires, à la démission. Il suffit de lire la presse d’hier et de ce matin. Tous les journaux le disent : c’est le rendez-vous, c’est là qu’on va voir, il joue son mandat ce soir, il joue sa responsabilité ce soir, devant la commission, il ne restera rien, toutes les accusations seront prouvées – je cite ici des phrases à peu près exactes de tous les journaux nationaux, régionaux ou locaux.
Il se trouve que je crois exactement le contraire. Nous avons pu faire la preuve, date par date, fait par fait, insinuation par insinuation, que c’était faux ou, en tout cas, que l’accusation principale de M. Vannier – qui n’a pas l’air content d’être mis en cause, mais c’est lui qui a mené le combat –, dont la première phrase était : « Monsieur le premier ministre, pourquoi avez-vous protégé les pédocriminels de Bétharram ? »…
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce n’était pas ma première phrase.
M. François Bayrou, premier ministre. Écoutez, c’est assez simple, j’ai la question sous les yeux : « Monsieur le premier ministre, pourquoi n’avez-vous pas protégé les élèves de l’école Notre-Dame de Bétharram, victimes de violences pédocriminelles ? »
M. Paul Vannier, rapporteur. C’est une vraie question !
M. François Bayrou, premier ministre. Excusez-moi, depuis le 11 février, cette imputation a servi de cadre à la campagne que vous avez construite, menée, nourrie, et qui est parfaitement décrite dans le livre qui vous est consacré, c’est-à-dire les trolls, la reprise d’éléments de langage, avec un seul but : cibler la personne qu’il faut détruire, et vous faites cela, le livre l’explique, y compris dans vos rangs. Il suffit de lire ce livre pour avoir une idée précise de ces choses-là. Et donc, je le regrette infiniment mais lorsqu’une manœuvre, une campagne à ce point injuste et infondée est menée, alors il est légitime de se défendre. Ce n’était pas Mme Spillebout qui était ciblée, ni la présidente, mais M. Vannier a mené cette campagne.
La proposition que j’ai faite n’intéresse pas seulement l’éducation nationale. Je répète que j’ai proposé qu’on regarde si on pouvait transplanter en France la loi votée le 8 avril en Allemagne, il y a à peine un mois, qui met en place une autorité qui touche tous les secteurs à la fois : j’ai dit l’école, j’ai dit la culture et j’ai dit le sport, et tout montre qu’il y a des choses à dire dans ces trois secteurs. Il y a aussi toute la question des familles, des violences intrafamiliales, notamment sexuelles, qui sont de l’ordre de ce qu’on peut rencontrer de pire.
Une autorité et deux conseils, un conseil scientifique et un conseil de victimes : il y a là quelque chose qui permettrait et mériterait de donner leur place à tous ceux qui ne peuvent pas s’exprimer parce qu’ils n’ont pas la voix, qu’on a essayé, à certains moments, de leur rendre ce soir. Pour moi, je le répète, il y a le combat politique – et Dieu sait que les Français pensent aujourd’hui que le combat politique n’est pas très joli –, et il y a le combat pour ceux qui comptent vraiment, ces garçons et ces filles qui n’ont simplement pas le droit à la parole, non pas parce qu’on ne leur en donne pas le droit, mais parce qu’ils n’osent pas le prendre.
M. Violette Spillebout, rapporteure. Vous évoquez l’idée d’un conseil indépendant. Nous formulerons également des propositions pour améliorer le contrôle de l’État dans le rapport que nous rendrons à la fin du mois de juin.
Ma question portait plutôt sur votre action depuis le début de l’année 2025, c’est-à-dire depuis les révélations sur Bétharram, sur Riaumont, et la formation de collectifs de victimes. Des actions interministérielles ont-elles été lancées dans le sport, la culture et le périscolaire ? Si nous attendons une proposition de loi sur la création d’un nouveau conseil – qui sera sûrement discutée –, on peut s’imaginer que le délai sera trop long pour des victimes potentielles.
M. François Bayrou, premier ministre. Non, le délai ne sera pas trop long. Vous avez cité le plan « Brisons le silence » que nous avons développé avec Élisabeth Borne : il cherche à vérifier les internats de ces écoles par un questionnaire tous les trois mois et qui se préoccupe de savoir si, lors des voyages scolaires avec nuitées, les conditions de sécurité – je ne parle pas de sécurité physique, mais de sécurité morale au sens le plus large du terme – sont réunies. On peut aussi travailler avec des associations comme Les Papillons, qui mettent des boîtes à lettres dans les écoles.
Je pense que passer de la culture du silence – certains disent de l’omerta, je ne crois pas que ce soit le cas –, du couvercle de silence pesant, à la culture du « si tu as quelque chose à dire dans ce domaine, je t’écoute », est un chemin utile.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. J’en viens ainsi à ma dernière question sur les moyens. Les associations de protection de l’enfance qui interviennent dans le cadre scolaire nous ont fait part de leur difficulté à agir en raison de freins culturels à leur présence dans des établissements qui ne voient pas d’un bon œil l’intervention de professionnels formés à la libération de la parole, mais aussi d’un financement qui souffre d’un contexte budgétaire très difficile. Avez-vous anticipé, en amont de la discussion budgétaire qui approche, la question de l’adaptation des moyens à cette question majeure qui a gagné en visibilité ces dernières années ?
Mme Borne a annoncé des moyens d’inspection supplémentaires à travers la création d’une trentaine de postes dès la rentrée 2026. Or, actuellement, une soixantaine de postes restent non pourvus en raison du manque d’attractivité de ce corps d’inspection, lequel est en partie lié à une absence de cadrage clair sur la façon dont il faut inspecter les établissements privés sous contrat.
Sur ces deux sujets, estimez-vous qu’il faut encore travailler ou avez-vous déjà un point de vue sur l’action à entreprendre pour lutter contre les violences faites aux enfants – pas seulement sexuelles, mais aussi physiques et psychologiques – par des adultes encadrants ?
M. François Bayrou, premier ministre. J’ai déjà un plan précis puisque j’ai nommé quelqu’un pour qui j’ai une très grande estime, Sarah El Haïry, haute-commissaire à l’enfance. Nous avons eu une réunion ensemble et elle est en train de travailler sur le sujet. Il y a beaucoup d’aspects : il y a l’enfance placée – Perrine Goulet est là, et ce n’est pas un hasard si nous travaillons en stéréo sur ces sujets.
Vous avez rappelé, à juste titre, où nous en étions du point de vue budgétaire. Mais ce n’est pas seulement une question de moyens. Il s’agit aussi de penser une réflexion, une action, une politique, une direction, avec à la fois la haute-commissaire à l’enfance, qui a été désignée il y a un mois et demi et que vous pourriez auditionner, et celle que l’Assemblée nationale a chargée de s’occuper de cette partie de l’enfance placée – et Dieu sait qu’il y a des problèmes de ce point de vue. Nous sommes en situation d’apporter des réponses qui ne s’enferment pas uniquement dans le strict cadre scolaire. Un enfant ne se découpe pas ; c’est bien qu’on puisse avoir une vision plus synthétique.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons envisagé d’auditionner Sarah El Haïry. Nous y avons finalement renoncé car la lutte contre les violences n’est pas inscrite dans sa feuille de route. J’entends que vous l’avez rencontrée, compte tenu de l’actualité, et j’imagine que nos échanges feront évoluer sa feuille de route dans le sens d’un élargissement – que vous avez évoqué dès le début de l’audition – aux autres champs qui pourraient être touchés par les violences.
J’insiste sur le périscolaire car nous avons été interpellés sur l’impossibilité pour les inspecteurs d’intervenir pour les problèmes impliquant le personnel salarié des collectivités locales travaillant dans l’enceinte scolaire. Ce champ est hors du périmètre de l’éducation nationale. Il ne semble pas non plus traité par la haute-commissaire à l’enfance, que nous pourrions effectivement auditionner ou à qui nous pourrions demander une contribution avant la fin de nos travaux.
M. François Bayrou, premier ministre. C’est assez simple : je suis prêt à compléter la feuille de route de Sarah El Haïry, haute-commissaire à l’enfance, par une lettre de mission incluant la question de la lutte contre les violences.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous avons terminé cette longue audition. Nous vous remercions.
M. François Bayrou, premier ministre. Cinq heures et demie !
34. Audition de M. Pap Ndiaye, ancien ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse (15 mai 2025 à 11 heures 30)
La commission auditionne, dans le cadre des travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), M. Pap Ndiaye, ancien ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse ([34]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires en recevant M. Pap Ndiaye, représentant permanent de la France auprès du Conseil de l’Europe, que nous entendons en sa qualité d’ancien ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse entre mai 2022 et juillet 2023. Lorsque vous occupiez ces fonctions, vous avez notamment élaboré un plan de lutte contre le harcèlement à l’école, qui répondait donc aux violences exercées par des élèves, sur des élèves.
L’objet de nos travaux d’enquête est différent puisque ceux-ci portent sur les violences commises sur des élèves par des adultes ayant autorité. Votre témoignage nous sera précieux pour comprendre la manière dont vous avez eu à connaître et, le cas échéant, à traiter cette question.
Je précise que vous aviez diligenté une enquête administrative de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) sur l’établissement privé sous contrat Stanislas.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Pap Ndiaye prête serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Ma première question est la suivante : à quelle occasion et dans quel contexte vous avez eu, en tant que ministre de l’éducation, à traiter la question des violences commises par les adultes encadrants sur les élèves en milieu scolaire ?
M. Pap Ndiaye, ancien ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse. Comme vous l’avez indiqué, lorsque je suis arrivé rue de Grenelle, la question des violences commises par des élèves à l’encontre d’autres élèves était absolument centrale. À partir de la rentrée 2023, nous avons ainsi déployé dans les lycées le programme Phare (programme de lutte contre le harcèlement à l’école). L’attention publique et politique était très concentrée sur ces phénomènes de violence et de harcèlement, qui ont d’ailleurs conduit à des drames épouvantables. La question des violences commises par les adultes envers des élèves était largement reléguée au second plan. Elle n’était pas constituée alors comme un fait social et politique ; je me réjouis qu’une prise de conscience ait permis que ce soit le cas aujourd’hui et que votre commission travaille sur le sujet. Cela ne signifie pas que la question du harcèlement doive à son tour devenir secondaire : il faut appréhender le sujet dans sa globalité.
S’agissant des violences commises par des adultes envers des enfants, j’en ai eu connaissance, pour l’essentiel, via les « faits établissement ». Mais comme vous le savez, seule une minorité de ces faits – les plus graves et les plus significatifs, soit environ 15 % – sont remontés par les rectorats vers le ministère. Ils sont regroupés dans une sorte de cahier : je ne le consultais pas tous les jours, mais il permettait au cabinet non pas de traiter chacun des faits consignés – cela prendrait trop de temps et, au reste, ce rôle échoit au rectorat –, mais d’avoir une idée de ce qui se passait dans les écoles et établissements publics. Or les faits établissement ne concernent pas les établissements privés : c’est un énorme trou dans la raquette. Cela devrait changer, c’est en tout cas ce que l’actuelle ministre de l’éducation nationale a annoncé.
Nous n’avions donc pas saisi la question des violences des adultes envers des élèves dans sa globalité ni appréhendé sa dimension possiblement systémique. Nous la traitions de manière plutôt éclatée, en nous concentrant, à ce moment-là, sur la question du harcèlement.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pourriez-vous décrire plus précisément votre rôle et celui des différents membres de votre cabinet lorsqu’une affaire particulière de violence vous était remontée à travers Faits établissement ou le signalement d’un recteur ? Quelles consignes aviez-vous données concernant le niveau d’alerte à partir duquel vous deviez être personnellement interrogé ou impliqué ?
Avez-vous le souvenir d’affaires fortes, par leur couverture médiatique ou leur niveau de violence – par exemple, un cas qui aurait conduit au suicide d’un élève –, qui auraient donné lieu à des échanges intenses entre vous et votre cabinet ? Nous cherchons en effet à établir le rôle des remontées d’information et de l’action du ministre dans les modalités de contrôle.
M. Pap Ndiaye. Comme je l’ai dit, seule une minorité de « faits établissement », choisis par les rectorats, remonte vers Paris. Le cabinet assure un pilotage politique : il n’a pas vocation à se substituer à l’administration et à traiter un par un ces faits, mais plutôt à en faire une lecture générale, pour voir dans quel sens vont les choses. Bien entendu, si un « fait établissement » est particulièrement grave, il se penche néanmoins dessus.
Au cours de mes quatorze mois d’exercice, ces « faits établissement » nous ont conduits à diligenter dix-neuf enquêtes de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche : onze pour des faits liés à l’administration – comportement d’un directeur académique ou situation dysfonctionnelle dans une inspection, par exemple –, et huit pour des faits liés aux établissements d’enseignement – dont sept pour des établissements publics, et une pour un établissement privé sous contrat, Stanislas. Comme vous le voyez, cela n’a donc concerné qu’une minorité des « faits établissement » qui remontent chaque jour vers Paris.
Plus généralement, pour l’ensemble des « faits établissement » et sans attendre les conclusions de l’enquête administrative et, le cas échéant, de l’enquête pénale, l’instruction était de prendre des mesures conservatoires visant à éloigner l’élève ou l’adulte soupçonné des actes de violence.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous venez de dire « l’instruction était de prendre des mesures conservatoires ». Lorsque se présentait le cas d’une violence grave avérée – un acte faisant l’objet d’une procédure judiciaire, par exemple, ou nécessitant une mesure conservatoire –, cette décision était-elle prise par le ministre lui-même ? Quel était son niveau d’information ? Suiviez-vous alors personnellement le dossier – et, le cas échéant, avec quelle personne de votre cabinet –, ou était-il géré directement par le recteur d’académie concerné ?
M. Pap Ndiaye. La plupart des « faits établissement » ne remontent pas jusqu’à Paris et sont traités par les rectorats. D’ailleurs, ce flot de faits est plus ou moins important selon la personnalité des rectrices et recteurs, certains en faisant remonter beaucoup, d’autres préférant traiter eux-mêmes les affaires sans informer directement Paris.
Mon attention se portait sur les cas les plus graves, qui étaient généralement aussi des cas médiatiques – je pense en particulier aux élèves qui avaient mis fin à leurs jours, ce qui nous avait tous bouleversés.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pouvez-vous détailler les cas dont vous vous souvenez ?
M. Pap Ndiaye. Il y a eu le petit Lucas, dans l’est de la France, et une jeune fille dans le nord.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il me semble qu’il s’agit de Fouad, élève au lycée Fénelon, suite à des faits de discrimination transgenre.
M. Pap Ndiaye. Je me souviens de ce cas, mais je ne suis pas sûr que c’était sous mon mandat. Les deux cas que j’évoque ont été très médiatisés – à juste titre. Mais je note qu’il s’agissait de cas de harcèlement entre élèves, et non de violences commises par un adulte à l’encontre d’un élève.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous suiviez personnellement les cas les plus graves et les plus médiatiques : l’exposition médiatique et l’émotion partagée par les parents ou la communauté éducative sur place étaient donc un critère. Avez-vous suivi personnellement les suites données à tous les signalements de violences ayant fait l’objet de mesures conservatoires – lancement d’une inspection, suivi des recommandations suite à ses conclusions ?
M. Pap Ndiaye. Mon cabinet – en particulier mon directeur de cabinet – et moi suivions effectivement le déroulement de l’enquête, même s’il y a parfois eu des manquements ou des erreurs – et je l’assume. Je pense en particulier au cas du jeune Lucas : en dépit des très nombreuses visites de l’inspection pédagogique régionale dans le collège concerné, il semblerait que l’enquête administrative ne soit pas allée à son terme – des articles de presse s’en sont fait l’écho l’année dernière. Évidemment, je le regrette profondément.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez déclaré avoir diligenté huit enquêtes de l’inspection générale dans des établissements durant l’exercice de vos fonctions ministérielles, dont sept dans le public et une dans le privé. À votre arrivée au ministère, le défaut de contrôle de l’État sur la majorité des établissements privés, parfaitement illustré par vos chiffres, vous a-t-il surpris ? Comment l’expliquez-vous ?
M. Pap Ndiaye. Beaucoup de choses surprennent lorsque l’on arrive au ministère de l’éducation nationale, mais deux choses en particulier m’ont frappé s’agissant des établissements privés sous contrat.
La première, c’est que ces établissements étaient placés sous l’autorité de la direction des affaires financières (DAF). J’ai trouvé cela curieux, sachant que les établissements publics, eux, relèvent de la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco). J’avais pour projet de régler ce problème d’organisation du ministère, afin que le contrôle des établissements privés sous contrat ne relève plus de la DAF, et que celle-ci ne s’occupe que des affaires financières. Mais c’est un très long travail.
La seconde, c’est que, pour de nombreuses raisons, les établissements privés sous contrat ne sont pratiquement pas inspectés – en tout cas, les probabilités d’inspection sont extrêmement faibles, de l’ordre d’epsilon. Cette question était aussi à l’ordre du jour.
J’ai choisi d’aborder la question du privé sous contrat d’une manière différente, en tenant compte des rapports de force politiques globaux, qui étaient alors assez différents d’aujourd’hui. De fait, lorsque je m’exprimais sur ces questions, j’étais très rapidement accusé de vouloir rallumer la guerre scolaire, en particulier après que j’ai décidé de diligenter une enquête sur le collège Stanislas.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je comprends que vous n’avez pas eu le temps de mener à bien votre travail pour réorienter le pilotage des contrats des établissements privés de la DAF à la Dgesco, mais pourriez-vous nous faire parvenir les documents de travail et de réflexion sur cette question ?
Compte tenu des rapports de force politiques globaux et des accusations dont vous avez été la cible, diriez-vous que vous avez été très courageux de lancer l’inspection générale de Stanislas ? Avez-vous subi des pressions pour ne pas le faire ?
M. Pap Ndiaye. Je ne dirais pas cela, ce serait très prétentieux de ma part. Je n’ai pas subi de pressions avant le lancement de l’enquête. Je me souviens très bien des échanges avec mon directeur de cabinet à ce moment-là : compte tenu des articles de presse qui étaient parus sur cet établissement et des faits graves allégués, il était clair, à nos yeux, qu’il fallait diligenter une enquête. Lorsqu’elle a été lancée et rendue publique, j’ai pu mesurer une intensification des critiques venant de certains de vos collègues, notamment lors des séances de questions au gouvernement ; une certaine presse m’a aussi cloué au pilori, m’accusant d’être celui qui relançait la guerre scolaire, qui s’opposait à des établissements d’élite et, de surcroît, voulait imposer des programmes d’éducation à la sexualité. Je le mentionne parce que tous ces éléments participaient, aux yeux de mes détracteurs – nombreux et influents –, d’un tableau d’ensemble qui a sans doute limité mes capacités d’action par rapport à ce que peut faire l’actuelle ministre de l’éducation nationale. De fait, un plan a été lancé en mars dernier.
M. Paul Vannier, rapporteur. Merci pour tous ces éléments qui nous plongent au cœur du sujet. Certes, le contexte a évolué ces derniers mois et semaines – peut-être même ces dernières heures –, mais il est intéressant de le rappeler, car les rapports de forces politiques jouent un rôle dans le contrôle des établissements privés sous contrat.
À la fin de votre exercice ministériel, vous semblez engager une démarche d’intensification des contrôles des établissements privés sous contrat. « Le ministre a souhaité renforcer le contrôle des établissements privés sous contrat dans ses dimensions administrative et pédagogique », est-il écrit dans une note de la DAF de mai 2023. La dimension administrative était alors totalement absente des contrôles. En juin 2023, votre directeur de cabinet demande à Caroline Pascal, cheffe de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, de créer un groupe de travail pour rédiger un guide du contrôle des établissements privés sous contrat – il a été publié récemment.
Jusqu’alors, ces questions étaient traitées avec beaucoup plus de distance que vous ne semblez l’assumer à la fin de votre exercice. Pourquoi avez-vous décidé d’impulser cette action forte et nouvelle ?
M. Pap Ndiaye. Je ne pouvais pas m’expliquer pourquoi des établissements publics et privés sous contrat remplissant la même mission n’étaient pas contrôlés avec la même régularité, les premiers l’étant aussi régulièrement que possible tandis que l’écrasante majorité des seconds – mais pas tous – ne le sont pas. Cela ne me paraissait pas légitime, sauf si tous les établissements privés sous contrat avaient fonctionné de manière harmonieuse, sans aucune difficulté. Ce n’était évidemment pas le cas : les révélations concernant Stanislas étaient parues quelques mois avant, et je ne pouvais pas imaginer un instant qu’il puisse s’agir d’une anomalie extravagante dans le monde des établissements privés sous contrat.
Il fallait donc avancer et creuser le sujet : nous avons commencé en lançant des enquêtes administratives « à 360 degrés », qui ne se limitent pas à l’inspection des professeurs, et permettent donc d’avoir une vision globale des établissements. Ces enquêtes sont inexistantes pour le privé sous contrat. Il s’agissait de mettre fin à une double anomalie : une anomalie en matière de contrôle – la quasi-absence d’inspection dans le privé sous contrat – et une anomalie en matière de financement, puisque les contreparties attendues des établissements privés sous contrat sont insuffisantes, pour ne pas dire quasi inexistantes.
Il s’agissait de mettre un pied dans la porte en commençant à conditionner le financement, par l’État, de postes de professeurs dans ces établissements au respect d’un certain nombre d’exigences – d’où le plan « mixité ».
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous constatez une anomalie : l’absence de contrôle de l’écrasante majorité des établissements privés sous contrat – vous avez raison de souligner en creux que certains d’entre eux sont très contrôlés. Votre action doit-elle aussi aux travaux de la Cour des comptes, qui, à l’issue d’un travail très approfondi, publie en juin 2023 un rapport mettant en évidence des défaillances majeures dans le contrôle de ces établissements ?
M. Pap Ndiaye. Absolument. Le rapport de la Cour des comptes est tombé à point nommé. Nous n’étions évidemment pas à l’origine de ses travaux, mais ils ont apporté de l’eau à notre moulin et étayé ce qui nous semblait une évidence en matière de contrôle et de financement de ces établissements, mais qui n’allait pas forcément de soi dans le contexte politique de l’époque – et qui ne va toujours pas de soi aujourd’hui, même si c’est moins prononcé qu’avant.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le contexte politique est très important. Les notes de la DAF et la saisine de Caroline Pascal par votre directeur de cabinet font état du « caractère sensible » de la question du contrôle des établissements privés sous contrat. Pourriez-vous développer votre appréciation de cette sensibilité en tant que ministre de l’éducation nationale dans un contexte politique singulier, mais aussi en tant qu’historien ? L’existence d’écoles privées sous contrat et les questionnements sur l’organisation du système éducatif ont traversé notre histoire.
M. Pap Ndiaye. Ce caractère sensible tient à un ensemble de raisons, à commencer par le fameux caractère propre de ces établissements. En particulier certaines caractéristiques, la dimension confessionnelle et la culture d’enseignement prônée – que l’on veut rigoureux, ferme, sévère –, justifiaient souvent une forme de retrait de l’État par rapport à des missions qui me semblent néanmoins décisives.
En outre, notre histoire politique a été marquée par la question de l’enseignement privé, qui a connu des soubresauts au début des années 1980, en particulier avec Alain Savary, compagnon de la Libération, grand résistant et, à mes yeux, grand ministre de l’éducation nationale – un point de vue qui n’engage que moi, mais que je sais partagé – auquel je voue une grande admiration. C’est fort ancien, mais le ministère en a gardé en legs une sorte de traumatisme : dès que l’on touche au sujet de l’enseignement privé, les risques sont colossaux. On y touche d’une main d’autant plus tremblante que des parlementaires, parfois de grande expérience, n’hésitent pas à vous prendre par le bras pour vous rappeler cette époque et vous mettre en garde.
Tout cela dessine une pente qui n’encourage pas à s’y intéresser et à agir, d’autant qu’il y a bien assez à faire du côté du public – ce n’est pas comme si on se demandait quoi faire de ses journées, au ministère de l’éducation nationale. Pour le dire de manière très politique et un peu cynique, le sujet a pu être mis de côté parce qu’il n’est pas très rentable politiquement ; il risque de créer des crises, pour des gains politiques relativement peu mesurables. Néanmoins, il faut parfois agir sans espérance politique stricto sensu, mais parce que les principes le commandent.
M. Paul Vannier, rapporteur. Cette pente que vous avez décrite a dévalé, en quelque sorte, jusqu’à Bétharram – jusqu’à ce que l’absence de contrôle rende possibles des crimes terribles. Je vous rejoins sur la nécessité, pour un responsable, d’agir et d’interroger l’absence de regard de la société et des pouvoirs publics sur des établissements dont les élèves méritent la même protection que les autres.
Confirmez-vous que c’est la lecture des révélations parues dans la presse – dans le journal Mediapart, notamment – qui vous a conduit à diligenter une inspection au sein de l’établissement Stanislas en 2023, et non une autre alerte ou une commande ?
M. Pap Ndiaye. Ce sont en effet les articles parus dans Mediapart, étayés et documentés, qui nous ont alertés.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous avons rencontré l’Inspection générale et auditionné, au titre de sa responsabilité actuelle de directrice générale de l’enseignement scolaire, Caroline Pascale qui était à sa tête à l’époque. Nous avons également reçu des courriers d’inspecteurs généraux membres de l’équipe ayant conduit l’inspection menée à Stanislas. Ces courriers posent de nombreuses questions.
Nous nous efforçons de comprendre le fonctionnement de l’Inspection générale et les liens qu’elle entretient avec le ministre. Au cours des semaines qu’a duré cette inspection, y a-t-il eu des points d’étape, des échanges, entre les inspecteurs, celui qui a la charge de coordonner leur travail, et vous-même ou votre cabinet ? Le cas échéant, à quelle fréquence ?
M. Pap Ndiaye. La réponse est négative – et je pense qu’il doit en être ainsi. Les inspections générales, en particulier celle dont nous parlons, sont indépendantes et leurs membres doivent pouvoir travailler librement, sans le regard d’un cabinet qui viendrait surveiller le déroulement de l’enquête et pourrait influer sur leur travail. Je me suis bien gardé, dans ce cas comme dans d’autres, d’intervenir ou de donner le moindre signe qui pourrait ressembler à une forme d’influence sur le cours de l’enquête.
Entre la saisine de l’Inspection générale et la remise du rapport, très peu de temps après mon départ, je ne suis jamais intervenu. Je ne voulais pas que l’on puisse me soupçonner de vouloir interférer dans le travail de l’Inspection générale. De mémoire, je n’ai pas interrogé sa cheffe sur la bonne avancée du rapport, que j’espérais recevoir avant mon départ. Cela ne s’est pas fait, mais j’ai laissée l’Inspection générale libre de son travail ; en toute sincérité, je pense qu’il doit en être ainsi.
M. Paul Vannier, rapporteur. La présidente de la commission d’enquête a reçu le 25 avril 2025 un courrier de l’une des inspectrices ayant mené cette mission, qui semble contredire vos propos. Elle y affirme avoir « proposé aux deux pilotes d’examiner le budget de l’établissement conformément au pouvoir d’investigation financière dont disposent les inspecteurs généraux de l’éducation, du sport et de la recherche dans le cadre du contrôle administratif des établissements d’enseignement privés sous contrat en vertu de l’article R. 442-15 du code de l’éducation. Mon objectif était de caractériser l’établissement (budget de fonctionnement et d’investissement, répartition entre financement public et privé, frais de scolarité) comme le fait habituellement l’Inspection générale lorsqu’elle audite ou contrôle une structure, et de vérifier que la pastorale de Stanislas n’est pas financée par des fonds publics. » – on est vraiment au cœur de l’application de la loi Debré. Elle ajoute : « J’ai reçu une fin de non-recevoir au motif que c’était hors champ de la saisine de l’IGESR par le ministre ». C’est vous qui est êtes ainsi cité.
M. Pap Ndiaye. Si j’avais eu vent de cette demande, je l’aurais approuvée. Elle me semble parfaitement légitime. Je maintiens : je n’ai pas eu d’informations particulières sur cette enquête de l’Inspection générale. Je souhaitais qu’elle soit aussi complète que possible, y compris sur le volet financier.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’entends votre réponse. Pour que chacun dispose de l’ensemble des éléments, je précise que l’inspectrice situe cette demande au mois de mai 2023, date à laquelle vous étiez toujours en poste.
Vous avez évoqué la pression soudainement plus forte qui s’est manifestée à l’Assemblée nationale au moment où vous avez diligenté l’inspection concernant Stanislas. S’est-elle également manifestée au sein du gouvernement ? Certains de vos collègues sont-ils intervenus auprès de vous après l’avoir découverte, ou en apprenant que vous aviez l’intention de la déclencher ?
M. Pap Ndiaye. Non.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans un article du 16 janvier 2024, le journal L’Obs indique que l’établissement a fait l’objet d’enquêtes dans différents médias qui ont pointé des dérives sexistes et homophobes, mais également des violences sexuelles constatées par sa direction. Il ajoute que « ces signaux d’alarme ont amené Pap Ndiaye, alors ministre, à diligenter une enquête de l’Inspection générale, début 2023 », enquête dans laquelle, « selon des sources liées à la rue de Grenelle, Amélie Oudéa-Castera a cherché à peser ».
La ministre Amélie Oudéa-Castera est-elle intervenue d’une façon ou d’une autre auprès de vous à propos de l’inspection conduite à Stanislas ?
M. Pap Ndiaye. Pas auprès de moi. Et si elle l’a fait, je ne sais pas auprès de quel service. J’ai été libre et personne au gouvernement ne m’a reproché d’avoir lancé cette enquête sur Stanislas. Je n’ai d’ailleurs sollicité aucune approbation préalable. Comme je l’indiquais tout à l’heure, j’ai simplement senti monter le volume d’une critique d’ensemble, qui ne portait pas uniquement sur cette enquête : on me reprochait d’être anti-élitiste, partisan de l’égalitarisme par le bas et hostile aux établissements privés. Et sans évoquer directement le cas de Stanislas, certains parlementaires y pensaient très fort.
M. Paul Vannier, rapporteur. Mme Oudéa-Castera n’est pas intervenue auprès de vous, dites-vous, mais avez-vous eu connaissance qu’elle l’ait fait auprès d’autres personnes au sein du ministère de l’éducation nationale ?
M. Pap Ndiaye. Non.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’aimerais vous interroger sur les rapports entre le ministre de l’éducation nationale et celui de l’intérieur s’agissant du contrôle des établissements musulmans, notamment – sans doute est-ce à ceux-ci que vous faisiez référence en pointant le fait que certains étaient particulièrement ciblés. Lorsque vous étiez rue de Grenelle, avez-vous entretenu des relations avec les représentants des établissements privés sous contrat musulmans, notamment la Fédération nationale de l’enseignement privé musulman (Fnem) ?
M. Pap Ndiaye. Oui, puisque j’ai reçu les représentants de tous les réseaux confessionnels : du Secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec), du réseau musulman – dont l’établissement Averroès est la tête de pont –, du Fonds social juif unifié pour les établissements juifs sous contrat ainsi que du réseau protestant – alsacien, pour l’essentiel. J’ai aussi reçu quelques représentants d’établissements non confessionnels.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le ministère de l’éducation nationale et l’Inspection générale portent un regard très positif sur l’établissement Averroès, s’agissant notamment du volet pédagogique. Le préfet – et derrière lui, probablement, le ministre de l’intérieur – porte un regard beaucoup plus sévère. Il pointe une série d’atteintes supposées aux valeurs de la République, qu’une décision de justice vient de contredire. Celles-ci ont justifié une réunion de la commission de concertation et la rupture du contrat d’association.
Pendant que vous êtes rue de Grenelle, l’établissement Averroès devient un sujet politique de plus en plus sensible. Nos contrôles sur place et sur pièces nous ont permis d’obtenir un message électronique datant d’octobre 2023. S’adressant à l’une des conseillères de Gabriel Attal, devenu ministre de l’éducation nationale, la directrice des affaires financières écrit : « Je ne sais pas si vous avez bien reçu ce courrier de la Fnem qui veut rencontrer le ministre, notamment pour défendre le lycée Averroès. L’an dernier, Pap Ndiaye avait prévu de le recevoir avant d’annuler à la suite d’une montée au créneau du ministère de l’intérieur. »
Avez-vous le souvenir d’avoir annulé une rencontre prévue avec la Fnem au sujet du lycée Averroès ? Vous souvenez-vous de cette montée au créneau de votre collègue de la place Beauvau de l’époque ?
M. Pap Ndiaye. Je n’en ai aucun souvenir et cela m’étonne un peu. Comme je vous l’ai indiqué, j’ai reçu les représentants du réseau musulman pour des entretiens qui ne portaient pas sur des établissements en particulier, comme Averroès, mais sur leurs premiers engagements s’agissant des questions de mixité. Nous regardions le taux de boursiers et d’autres données qui me paraissaient importantes.
Je n’ai aucun souvenir non plus d’une intervention du ministère de l’intérieur à ce sujet. Et je suis sûr de ne pas avoir moi-même annulé un rendez-vous pris avec les représentants de ce réseau. Il faudrait creuser, si c’est possible, pour retrouver la genèse de ce rendez-vous avorté. En tout cas, cela m’étonne.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vos échanges avec vos collègues du ministère de l’intérieur portaient-ils parfois sur le contrôle des établissements privés sous contrat ? Étiez-vous, en tant que ministre de l’éducation nationale, systématiquement informé des initiatives que prenaient les préfets en la matière ?
M. Pap Ndiaye. Je n’en suis pas certain. Du reste, il me semble que l’échelon le plus logique, s’agissant des relations entre les deux ministères, était celui de la préfecture et du rectorat. C’est là que se jouent les choses plutôt qu’à Paris. Je n’ai jamais parlé de cela avec le ministre de l’intérieur de l’époque.
M. Paul Vannier, rapporteur. La distribution des prérogatives entre le ministre de l’éducation nationale, le ministre de l’intérieur, le recteur, le préfet, soulève des questions. C’est le préfet qui passe le contrat d’association et peut éventuellement le rompre, mais c’est à l’éducation nationale de le piloter et de veiller à son respect. Pensez-vous qu’il faille redéfinir les périmètres de chacun pour les clarifier, voire les concentrer au profit d’un seul responsable ? Ou bien considérez-vous que le fonctionnement actuel est satisfaisant ?
M. Pap Ndiaye. Je n’ai pas d’idée très précise sur ce sujet, qui mérite d’être creusé. Ce qui est certain, c’est que les rectorats ne doivent pas en rabattre de leurs prérogatives. Ils doivent – c’est mon point de vue personnel – les utiliser au maximum. Sous réserve d’enquêtes plus approfondies, il me semble que leurs marges de manœuvre sont tout de même importantes et qu’ils doivent pouvoir les mettre en œuvre.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous avons découvert qu’à certaines époques, les représentants du Sgec étaient régulièrement conviés au ministère de l’éducation nationale à l’occasion de « dîners du Sgec » pour aborder des sujets de politique éducative. Il ne s’agissait pas de dialogues comme on peut les concevoir en République, avec des représentants de diverses organisations, mais de discussions, très fréquentes à certains moments, sur la mise en œuvre de politiques. Avez-vous organisé ce type de dîners lorsque vous étiez au ministère de l’éducation nationale, ou bien des réunions régulières avec le Sgec ? Le cas échéant, à quelle fréquence et pour parler de quoi ?
M. Pap Ndiaye. Le Sgec est en effet un interlocuteur régulier du ministère de l’éducation nationale pour une raison simple, que vous connaissez : il structure l’écrasante majorité – de l’ordre de 95 % – des établissements privés sous contrat. De mémoire, j’ai dû rencontrer ses représentants cinq fois. En parallèle, nous avions des discussions très serrées avec eux à propos des questions de mixité : mon directeur de cabinet et l’un de mes conseillers, qui travaillait spécifiquement sur ce sujet, les rencontraient très régulièrement pour négocier et avancer à l’occasion de réunions, de déjeuners ou de dîners de travail auxquels vous faites allusion.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il y a quelques semaines, nous avons reçu le directeur des affaires juridiques du ministère de l’éducation nationale, M. Odinet – qui a changé de fonctions depuis. Lorsque je l’ai interrogé sur le cadre organisant le dialogue entre le Sgec et l’éducation nationale, il m’a répondu que celui-ci n’apparaissait nulle part dans les textes. Il est vrai que les réseaux d’établissements ne sont pas mentionnés dans la loi Debré.
On peut donc s’interroger sur ce dialogue régulier entre le ministère de l’éducation nationale et cet organe qu’il est difficile de caractériser. Dans une note du 6 juin 2022 qui vous a été transmise au moment de votre arrivée rue de Grenelle, il est décrit comme exerçant un « lobbying important ». Le Sgec n’est pas une organisation représentative et n’est évoqué nulle part comme un acteur de notre démocratie sociale. Pourtant, il est très régulièrement reçu pour discuter de sujets fondamentaux, y compris du financement public de ces établissements.
Quelle est votre appréciation du statut du Sgec et du dialogue que l’État organise avec lui ?
M. Pap Ndiaye. En effet, vous avez raison : la place du Sgec n’est pas réglée institutionnellement. Elle est le fruit d’une longue histoire d’échanges et d’usages bien établis. De mémoire, le Sgec a remplacé le syndicat général de l’enseignement libre. Il occupe une place importante, d’aucuns diraient trop importante. J’ai même cru entendre parler de son secrétaire général comme d’un ministre de l’éducation bis. C’est très franchement exagéré, j’insiste sur ce point.
La place importante qu’occupe le Sgec est pratique, si je puis dire, car elle évite aux académies d’avoir à s’adresser individuellement aux établissements de confession catholique. Cette tâche serait démesurée et nécessiterait des moyens humains considérables. Le Sgec permet de toucher un ensemble très vaste d’établissements ; c’est ainsi que les choses se sont faites.
Peut-on parler de lobby ? Oui, au sens où le Sgec a des demandes à formuler, qui ont pu faire l’objet de discussions. Je précise néanmoins que ni le Sgec ni aucun autre réseau ne m’ont jamais fait de demandes au sujet d’un établissement spécifique. Jamais M. Delorme, par exemple, ne m’a parlé de Stanislas – absolument jamais. Les demandes portaient sur les moyens financiers et le nombre de postes ; elles donnaient lieu à des échanges avec la rue de Grenelle, avec le cabinet et la DAF.
En tout cas, c’est exact : le Sgec a une place importante, pour les raisons que j’ai évoquées.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous dites que le Sgec facilite les relations du ministère avec les 7 200 établissements qui y sont rattachés. J’aimerais faire observer que le Sgec, lui, revendique de façon assez systématique son incapacité à transmettre une quelconque consigne à ces établissements.
La note que j’évoquais précédemment préparait une rencontre que vous avez eue le lendemain, 7 juin 2022, avec M. Delorme. L’élection présidentielle avait eu lieu et vous veniez d’entrer en fonctions. La contribution que le Sgec a réalisée pour le débat électoral vous a-t-elle été présentée lors de ce rendez-vous à quelques jours du scrutin législatif, en pleine campagne électorale ? J’insiste sur le fait que le cadre n’était pas celui d’une rencontre entre cet organisme et une organisation politique, mais entre cet organisme et le ministre de l’éducation nationale.
M. Pap Ndiaye. Je n’en ai pas souvenir. Il faudrait que je reprenne mes notes de l’époque. Il s’agissait, de mémoire, d’une première rencontre de courtoisie, pour échanger sur les priorités du nouveau ministère. Mais je n’ai pas souvenir de l’existence d’une sorte de plateforme politique que le Sgec aurait élaborée à cette époque.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je vais évoquer une affaire qui concerne le lycée Bayen à Châlons-en-Champagne – je vois à votre visage que vous ne la connaissez peut-être pas bien. Précisément, la commission s’interroge sur la manière dont les affaires qui naissent dans les territoires viennent à la connaissance du ministre et peuvent déclencher une action de sa part.
En l’occurrence, il s’agit d’une affaire d’agressions sexuelles en série dans la section arts du cirque du lycée, agressions commises par un professeur qui s’est suicidé. Depuis les premières agressions en 1998, les signalements ont été de plus en plus intenses. En 2021, devant l’absence de réaction, un mouvement MeToo du cirque est lancé. En 2023, la lanceuse d’alerte sollicite l’association Colosse aux pieds d’argile, qui dépose plainte, et une enquête est ouverte en avril.
Vous êtes alors ministre de l’éducation nationale. Quels sont vos souvenirs de cette affaire et des décisions éventuelles que vous avez prises ?
M. Pap Ndiaye. Je n’ai pas souvenir de cette affaire. Je vais regarder dans mes notes, mais sur des affaires de ce type, j’ai bonne mémoire parce qu’elles me touchaient personnellement.
Je ne sais pas quelle a été la trajectoire des informations qui ont pu remonter jusqu’à Paris au sujet de ce lycée. Je regrette de n’avoir pas été informé – je le prends pour moi, je n’accuse personne, bien entendu.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous n’accusons personne non plus.
Cette affaire, qui a marqué le lycée et le territoire, a fait l’objet d’un rapport de l’IGESR en septembre 2024, qui a relevé de nombreux dysfonctionnements, et d’une mission d’appui au lycée compte tenu de la gravité des faits. Elle reste d’actualité puisque l’accompagnement de l’établissement se poursuit et que les procédures de sanction disciplinaire à l’encontre de certains personnels de l’établissement et du rectorat sont toujours en cours, si je ne me trompe pas.
Alors que vous êtes ministre, le parquet de Châlons-en-Champagne indique avoir ouvert une enquête le 12 avril 2023 à la suite du signalement de l’association Colosse aux pieds d’argile. Neuf plaintes ont été déposées pour des faits s’étalant de 1998 à 2020 – une pour viol, trois pour atteintes sexuelles et cinq pour harcèlement moral. Le suicide de l’enseignant intervient en décembre 2023. Au moment où vous quittez vos fonctions, c’est une affaire qui bat son plein et dont la presse se fait l’écho.
La procureure nous a expliqué les contraintes de la loi du 14 avril 2016, qui encadre les échanges d’information entre le parquet et l’éducation nationale. En effet, ce texte n’autorise pas à informer le ministère au stade de l’ouverture d’une enquête judiciaire.
Ma question porte sur la presse et sur la manière dont le cabinet du ministre la suit et la prend en considération. Que ce soit lors des auditions d’Élisabeth Guigou ou de François Bayrou, on a bien vu que la presse peut jouer un rôle d’alerte, ce qui peut déclencher une action publique. Inversement, un ministre peut dire qu’il n’a pas eu connaissance des faits, en dépit des articles parus. Une veille était-elle organisée au sein de votre cabinet ? Que faudrait-il faire pour que de telles affaires puissent être traitées au bon niveau par l’éducation nationale ?
M. Pap Ndiaye. Je n’ai pas souvenir de cette affaire et je réitère mes regrets car je m’en serais saisi sans hésiter.
La presse joue un rôle très important en démocratie. Elle peut en effet servir de lanceur d’alerte, avertir les pouvoirs publics de telle ou telle situation. Dans le cas de l’établissement Stanislas, je l’ai dit, j’ai été informé par des articles de presse.
Bien entendu, des revues de presse sont faites tous les jours, y compris de la presse régionale car les affaires naissent souvent à l’échelle couverte par celle-ci. Mais on peut faire mieux et systématiser le traitement des alertes que nous recevons par les articles de presse. C’est encore un peu impressionniste ; les temporalités et les réactions peuvent varier selon les départements et les académies. J’ose espérer que, depuis mon départ, on a progressé dans ce domaine car il y a incontestablement des trous dans la raquette.
Il faut également mentionner les réactions un peu corporatistes, qui peuvent ralentir l’information et la prise de conscience. Il est question d’adultes de l’éducation nationale, auxquels on fait confiance a priori.
Je redis mon espoir que l’on avance en la matière et que les manquements ayant existé dans le passé sont et seront de plus en plus corrigés.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. La presse locale a pu participer à l’omerta parce que des correspondants étaient impliqués dans la silenciation des victimes. Inversement, elle a souvent joué un rôle d’alerte. L’exercice est difficile car il faut ménager un équilibre avec la présomption d’innocence.
Dans le cas de Riaumont, que nous avons finement étudié, la presse locale a traité le sujet des violences pendant des années sans que cela suscite des actions suffisantes au niveau national.
Je reviens sur les cas que nous avons évoqués précédemment : il s’agissait de Fouad au lycée Fénelon à Lille en 2020, donc avant votre entrée en fonction, et, dans le Pas-de-Calais, de Lindsay, qui s’est suicidée le 12 mai 2023 après avoir été harcelée, à la suite de quoi vous avez diligenté une inspection – le rapport a révélé de nombreux dysfonctionnements, notamment dans l’application du programme Phare – et apporté un soutien aux enseignants et à la direction, qui ont été très malmenés par la presse. Cette affaire très médiatisée a donné lieu à un suivi au long cours pour résoudre les grosses difficultés qui avaient été mises en évidence. Il me semblait utile, en la mémoire de cette jeune fille, d’être précise.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je cite de nouveau le courrier de l’inspectrice ayant effectué un contrôle à Stanislas : « J’ai reçu une fin de non-recevoir au motif que c’était hors champ de la saisine de l’IGESR par le ministre ». Je comprends que « par le ministre » se rapporte à la saisine et non à la fin de non-recevoir. Vous n’êtes donc pas mis en cause a priori.
M. Pap Ndiaye. Je suis très ferme sur cette information et je la réitère sous serment, avec toute la solennité possible. J’aurais, au contraire, appuyé la demande faite par l’inspectrice générale compte tenu de ma volonté d’aller dans ce sens.
Je me permets d’ajouter deux éléments dont vous m’excuserez s’ils vous paraissent évidents.
Pour ce qui concerne les inspections, il faut absolument porter une attention particulière aux établissements à internat. On sait que le soir ou la nuit sont les moments que les prédateurs et les adultes violents choisissent pour agir. C’est souvent dans les établissements à internat que surviennent certaines des affaires les plus graves en matière de violences d’adulte à enfant.
Il est un autre sujet auquel j’avais commencé à m’intéresser, et qui n’est pas trivial : les toilettes. Dans nombre d’établissements, elles sont, il faut bien le dire, dans un état déplorable, ce qui porte atteinte à la dignité des élèves ; cela peut aussi poser des difficultés en matière de santé publique ; et cela peut malheureusement ouvrir la porte, si j’ose dire, à des comportements inappropriés, voire pire – plutôt d’élève à élève, mais on ne peut rien exclure en la matière. Il faut donc porter une attention particulière également à l’état des toilettes. Il m’arrivait souvent, dans mes déplacements de demander à les voir ; la visite est toujours intéressante parce qu’on ne pense pas toujours à les ripoliner avant la venue du ministre.
35. Audition de M. Jean Michel Blanquer, ancien ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports (15 mai 2025 à 14 heures)
La commission auditionne, dans le cadre des travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), M. Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports ([35]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mes chers collègues, nous recevons M. Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports.
Monsieur Blanquer, vous avez été ministre de l’éducation de mai 2017 à mai 2022. Vous êtes, de loin, celui qui a occupé ces fonctions le plus longtemps au cours des dernières années.
Vous avez mené de nombreuses réformes pendant ce quinquennat, parmi lesquelles celle de l’inspection générale, qui soulève des interrogations dans la mesure où elle a notamment eu pour conséquence de réduire fortement l’indépendance de ses membres. Nos travaux ont montré à quel point les rôles des inspecteurs d’académie et de l’inspection générale sont centraux pour assurer un meilleur contrôle de ce qui se passe dans les établissements scolaires publics et privés.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jean-Michel Blanquer prête serment.)
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Lorsque vous étiez ministre de l’éducation, à quelle occasion et dans quel contexte avez-vous eu à traiter la question des violences commises par des adultes encadrants sur des enfants scolarisés ?
M. Jean-Michel Blanquer. Vous dites que la réforme de l’inspection générale a réduit l’indépendance de ses membres. Je ne vois vraiment pas ce qui vous permet de le dire. L’esprit qui a présidé à la fusion de l’Inspection générale de l’éducation nationale (IGEN) et de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) était d’améliorer l’articulation du contrôle administratif et du contrôle pédagogique et éducatif.
Elle a été faite pour décloisonner ces deux domaines, et aussi pour décloisonner enseignement supérieur – autrefois dévolu à la seule IGAENR – et enseignement scolaire, au profit d’un fonctionnement plus fluide. Par-dessus le marché, elle a été l’occasion de fusionner ces deux corps avec l’Inspection générale de la jeunesse et des sports et l’Inspection des bibliothèques, de sorte que nous avons à présent une inspection générale unifiée au sein de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR).
Il s’agit à mes yeux d’une réforme réussie. Certes, on peut toujours y voir des failles, mais elle offre à l’inspection générale, y compris sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui, une pluridisciplinarité accrue et une vision plus transversale des choses, sans modifier en rien l’indépendance de ses membres.
Vous m’interrogez sur ce que nous avons fait – je dis « nous » car il s’agit toujours d’un travail collectif, même mené sous l’impulsion du ministre – pour contrôler la violence dans les établissements scolaires. En arrivant à mon poste, il m’a immédiatement semblé que le système était insuffisant. Je le connaissais assez bien, ayant été recteur et directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco).
Ce système reposait sur deux piliers. Le premier était le système d’information et de vigilance sur la sécurité scolaire (Sivis), fonctionnant par échantillons, qui avait fait l’objet de nombreux débats en raison de la peur de la stigmatisation qu’inspiraient l’évaluation et le classement des établissements scolaires en fonction des faits de violence qui s’y déroulent. Le second était l’application Faits établissement, réalisée nettement avant que je sois ministre et qui constitue déjà un progrès par rapport au Sivis. Elle est plus exhaustive, mais à l’échelle des rectorats, ce qui laisse une part d’hétérogénéité et d’imperfection dans la remontée d’informations.
Lorsque je suis arrivé, il m’a semblé indispensable d’avoir une vision nationale du sujet, plus complète, présentant notamment avec autant d’exhaustivité que possible les faits les plus graves. C’est pourquoi l’un de mes premiers actes, une fois en fonction, a été de créer la remontée quotidienne des faits les plus graves, qui constitue le troisième pilier de la capacité à regarder ce qui se passe dans les établissements. Je l’ai fait dans un esprit de lutte contre les violences en général, avec l’idée de disposer d’une vision de crise.
Nous avons donc créé une cellule de crise au ministère, disposant très concrètement d’une salle dédiée et dirigée par un préfet pour favoriser les liens avec le ministère de l’intérieur et améliorer la coopération entre les services de l’éducation nationale, de la justice et de la police – triangle-clé pour les enjeux de sécurité en général, dont je crois pouvoir dire qu’il s’est nettement amélioré à cette occasion.
Depuis lors, le ministre de l’éducation nationale a sur son bureau, chaque soir, la recension des faits les plus graves. Ils sont malheureusement très nombreux – plusieurs dizaines chaque soir –, même triés en fonction de leur gravité, laquelle est appréciée par les recteurs, qui confient généralement ce travail à leurs directeurs ou directrices de cabinet.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous reparlerons de l’inspection générale. Je voulais dire que la réforme n’a pas laissé subsister un corps d’inspecteurs indépendant.
M. Jean-Michel Blanquer. Vous faites peut-être référence à la réforme de la haute fonction publique voulue par le président de la République, portant sur tous les corps d’inspection.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Oui. Ce changement, que vous n’avez certes pas initié, est notable.
M. Jean-Michel Blanquer. En parler ne me pose aucun problème. Comme tout changement, il présente des avantages et des inconvénients. Je ne sais pas si l’on peut dire qu’il a nui à l’indépendance des inspecteurs généraux. L’état d’esprit dans lequel il a été mené est de favoriser la transversalité. En ouvrant aux inspecteurs généraux la possibilité d’être administrateurs de l’État, donc d’avoir d’autres moments de carrière, on améliore la fluidité à l’intérieur de la haute fonction publique.
Il s’agit notamment de leur permettre d’avoir une expérience plus variée et une carrière plus riche et, ce faisant, de porter un regard plus nourri, s’ils redeviennent inspecteurs généraux, sur les réalités qu’ils ont à examiner. Je ne crois pas que l’on puisse dire que cette réforme a augmenté ou diminué l’indépendance des inspecteurs généraux. Au demeurant, plusieurs rapports qui en sont issus offrent la démonstration d’une forme d’indépendance de l’inspection générale.
M. Paul Vannier, rapporteur. Mes premières questions portent sur les enjeux du contrôle de façon générale. La réforme de l’inspection générale de 2019, dont vous avez rappelé qu’elle avait induit la fusion des corps d’inspection, a-t-elle fait évoluer les méthodes de travail et d’animation des inspecteurs par rapport à celles de leur corps antérieur ?
M. Jean-Michel Blanquer. Certainement, dans la mesure où la réforme a renforcé la pluridisciplinarité. Dès le début, j’ai été – cela me tenait à cœur – ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse, même si le mot « jeunesse » ne figurait pas d’emblée dans l’intitulé de mon ministère – il est arrivé plus tard, et les sports encore après, en 2020. J’ai toujours eu la conviction qu’il faut avoir une vision complète du temps de l’enfant. Il est bon que le ministre de l’éducation nationale ait la jeunesse et si possible les sports dans sa sphère, le tout avec un lien très fort avec le ministère de la culture, de façon à avoir une vision scolaire, périscolaire et extrascolaire du temps de l’enfant.
Sur le sujet qui vous occupe que sont les violences en général et sexuelles en particulier, cette vision complète est nécessaire, parce que c’est malheureusement dans les divers champs du temps de l’enfant que les pires choses peuvent se passer. En avoir une vision complète est important pour le ministre, mais aussi pour l’inspection générale. C’est d’abord et avant tout ce qu’a permis la réforme.
Les méthodes ont évolué, offrant aux inspections, qui sont presque toujours collégiales et menées par au moins deux personnes, plusieurs regards, dont parfois un qui est « innocent », c’est-à-dire porté par un spécialiste d’un autre champ. Chaque inspection est composée de façon méthodique par le doyen ou la doyenne de l’inspection générale pour assurer la pertinence de l’équipe. Le ministre ne s’en mêle absolument pas.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le passage de ces doyens chargés d’animer les équipes d’inspecteurs généraux à des chefs de service n’est-il pas une évolution notable ? De quoi est-elle la manifestation ?
M. Jean-Michel Blanquer. S’agissant de l’organisation interne de l’inspection générale, la meilleure preuve de son indépendance est que je ne m’en suis pas tellement mêlé. L’inspection générale est, depuis sa création, dans le même rôle que des structures telles que le Conseil d’État, qui est à la fois juge et conseil du gouvernement, ou la magistrature, divisée entre magistrats du siège et magistrats du parquet. Le ministre intervient peu, si ce n’est pas du tout, sur son organisation interne pour la laisser vivre en tant que corps au regard autonome.
M. Paul Vannier, rapporteur. Certes, mais j’imagine que c’était votre volonté, en faisant cette réforme, de remplacer les doyens, qui sont au fond des inspecteurs généraux parmi d’autres, par des chefs de service. Ce titre même suggère une autorité hiérarchique d’un inspecteur sur les autres qui, si elle peut s’avérer utile, soulève la question de leur indépendance.
Lors de précédentes auditions, nous avons abordé le cas du rapport d’inspection sur l’établissement Stanislas, ce qui nous a amenés à nous interroger sur le fonctionnement de la mission de l’inspection générale. Dans le cadre de ces questionnements, nous avons reçu deux courriers de deux inspectrices générales membres de la mission, jetant le doute sur la façon dont elles ont pu pleinement exercer leurs prérogatives professionnelles.
La responsabilité de celui qui animait, pilotait, organisait ce groupe d’inspecteurs pourrait être engagée – une audition fera la lumière sur ce point – dans la modification de la lettre de transmission au ministre jointe au rapport de l’inspection générale, qui a fait profondément évoluer le regard sur ce rapport. Nous avons là un inspecteur ayant un pouvoir hiérarchique sur ses collègues et l’exerçant au point, manifestement, de ne pas suivre l’interprétation de ses collègues. Cette situation découle-t-elle de la réforme de 2019, qui fait de certains inspecteurs généraux les chefs de leurs collègues ?
M. Jean-Michel Blanquer. Je ne le crois pas du tout, mais d’autres que moi auraient peut-être un regard plus aiguisé sur ce sujet. Avant la réforme, le responsable de l’IGAENR était chef de service, celui de l’IGEN doyen ou doyenne. Lors de la fusion, si ma mémoire ne m’abuse – pour être honnête, je ne pense pas qu’il y ait là une piste sérieuse –, les deux appellations ont été fusionnées.
Par ailleurs, l’inspection générale avait une structuration interne avant la réforme, comme tout corps employant plusieurs dizaines de personnes – environ 200, en l’espèce – au sein duquel il faut bien des responsables. Je connais assez l’inspection générale et ses membres pour dire que chacun y jouit d’une très forte autonomie, comparable par exemple à celle des membres du corps enseignant à l’université. Si un minimum de hiérarchie est nécessaire, personne n’a jamais pensé que l’inspection générale péchait par son excès et je n’ai jamais rien ressenti de tel, sans préjudice des dissensions internes qui existent partout.
M. Paul Vannier, rapporteur. Votre passage rue de Grenelle est notamment marqué par le développement du contrôle des établissements privés hors contrat. Pouvez-vous revenir sur le contexte dans lequel vous engagez cette politique, sur les moyens dont vous dotez le ministère de l’éducation nationale pour assumer cette mission et sur les motivations qui vous poussent à agir en ce sens ?
M. Jean-Michel Blanquer. Il s’agit en effet de l’un des marqueurs de mon ministère. Cette question m’a beaucoup habité. En 2017, j’ai constaté qu’il était plus facile, en France, d’ouvrir une école qu’un bar, et plus difficile de la faire fermer. Cela ne va pas. Au fond, ce qui commande philosophiquement tout ce que j’ai fait sur ces sujets, c’est évidemment l’intérêt de l’enfant, mais aussi l’impératif de ne laisser aucun angle mort du regard public sur ce qui se passe pour l’enfance.
J’ai d’ailleurs eu à franchir beaucoup d’obstacles pour mener ma politique dans ce domaine et dans celui de l’instruction en famille. Pour moi, rien de ce qui concerne les mineurs, notamment les plus jeunes, ne doit échapper au regard et être laissé dans une espèce d’anarchie. On peut en discuter, mais telle est ma conviction.
J’ai donc pris de nombreuses mesures, que j’ai beaucoup travaillées avec le Parlement. Le premier acte important dans cette direction a été la loi dite Gatel visant à simplifier et mieux encadrer le régime d’ouverture et de contrôle des établissements privés hors contrat. Ce texte, issu d’une proposition de loi d’une sénatrice, nous a permis de fermer davantage d’écoles hors contrat et d’améliorer le dialogue du ministère avec ces écoles.
Pour dire les choses simplement, j’ai toujours pensé que certaines écoles hors contrats font du bon travail et ont à ce titre toute légitimité, et que d’autres ne devraient pas exister. En la matière, il faut donc, dans l’intérêt de tout le monde, un minimum d’acceptation, sinon d’agrément, de la part de l’éducation nationale.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souscris pleinement à la nécessité de maintenir le regard sur les mineurs, qui ne doivent pas être laissés dans ce que vous appelez une espèce d’anarchie, et sur les établissements, qui ne doivent pas être hors de tout contrôle. Pourtant, lorsque vous engagez cette politique sur le privé hors contrat, les établissements privés sous contrat, qui accueillent 2 millions d’élèves, sont totalement laissés à côté du contrôle.
Est-ce une information dont vous disposez ? Avez-vous cet élément à l’esprit ? Pourquoi n’engagez-vous pas de politique particulière, par exemple en mobilisant des moyens pour inspecter aussi les établissements privés sous contrat, qui méritent la même attention que les autres établissements, privés hors contrat et publics ?
M. Jean-Michel Blanquer. Il est évident que l’attention était particulière sur l’enseignement privé hors contrat, parce qu’il était le plus éloigné de tout contrôle. L’enseignement privé sous contrat obéissait à des règles, dont on a pris conscience à présent qu’elles ne sont sans doute pas suffisantes, mais qui existaient quand même.
Le simple fait d’être sous contrat crée des engagements pour un établissement ; sur le plan pédagogique, des inspections permettent de regarder ce qu’il en est. Il y a toujours eu le sentiment, peut-être trop confiant et donc insuffisamment vigilant, mais fondé, que l’esprit même de la mise sous contrat accordait des droits et des devoirs aux établissements, lesquels faisaient l’objet d’un contrôle.
Longtemps, le système éducatif s’est beaucoup concentré sur le contrôle pédagogique plutôt que sur le contrôle éducatif, sur les sujets de violence en particulier, enseignement public compris. Il faut remettre en perspective l’évolution, heureuse, de la sensibilité dans ce domaine, grâce à laquelle progressivement les règles évoluent.
Même dans l’enseignement public, l’inspection générale, historiquement, regarde d’abord ce qui se passe en cours, ce qui est l’une de ses principales particularités par rapport à la pratique d’autres pays. Traditionnellement, dans le système français et contrairement donc à beaucoup d’autres, l’inspecteur va dans la salle de classe – la Troisième République nous en a légué une image mythifiée, celle de l’inspecteur arrivant et allant s’installer au fond de la classe. Regarder autre chose que la salle de classe a été une évolution très progressive. Les dispositifs Sivis et Faits établissement sont relativement récents dans notre histoire. Ils sont nés de débats de société sur le développement de la violence dans le système éducatif et d’une évolution de la sensibilité à ce sujet.
Les établissements privés sous contrat ne sont donc pas complètement hors radar. Ils sont contrôlés par la voie pédagogique et par le système de remontées que j’ai créé en arrivant. Ni Sivis, ni l’application Faits établissement ne permettaient d’avoir l’enseignement privé sous contrat dans le radar de la question des violences mais avec la remontée des faits graves que j’ai créée en 2017, tout directeur de cabinet ou tout recteur peut signaler ce qui se passe en la matière. Il est d’ailleurs arrivé que des faits de violence soient signalés dans l’enseignement privé. Le cas était rare, je vous l’accorde, et il y a certainement eu des trous dans la raquette, mais ce système a permis d’intégrer cette dimension.
Dans le cadre de la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance, nous avons créé le Conseil d’évaluation de l’école, dont le principe est d’évaluer tous les établissements de France. Peu connu, il constitue à mes yeux une petite révolution souterraine. L’objectif est d’analyser tous les établissements publics et privés sous contrat de France sous l’angle non seulement pédagogique mais aussi de la vie scolaire. L’évaluation a commencé par les établissements du second degré en intégrant progressivement les écoles primaires et se fait par vagues de cinq ans, au rythme d’un cinquième des établissements chaque année.
Ce système n’est pas fait pour détecter une violence qui vient de se produire. Il est complémentaire des dispositifs que j’ai évoqués. Mais il est clair qu’il ne part pas de l’idée que, du moment qu’il s’agit de privé sous contrat, on ne s’en occupe pas. Il y a au contraire un élargissement progressif du regard, que l’on peut juger insuffisant mais qui n’en est pas moins réel.
M. Paul Vannier, rapporteur. L’évaluation des établissements lancée en 2019 concerne en effet aussi les établissements privés sous contrat. Toutefois, elle ne permet pas de détecter des faits de violence, comme vous en convenez, et les évaluations sont en outre déclaratives. Si la procédure d’autoévaluation présente un intérêt, elle a aussi des limites.
Certes, les contrôles pédagogiques sont pratiqués dans les établissements privés sous contrat au même rythme que dans les établissements publics, mais ils ne visent qu’à évaluer un enseignant devant sa classe. Le contrôle administratif, quant à lui, est transversal et panoramique. Il peut détecter des phénomènes de violences physiques et sexuelles commis sur des élèves par des adultes ayant autorité. Il est donc décisif pour la matière qui nous préoccupe dans le cadre de cette commission d’enquête.
Or j’aimerais citer un exemple, certes de mémoire, mais dont l’ordre de grandeur est exact : de 2017 à 2023, soit pour l’essentiel dans la période où vous êtes à la tête du ministère de l’éducation nationale, dans l’académie de Nantes, où la proportion d’établissements privés sous contrat avoisine 50 %, soit environ 1 150 établissements, un seul a fait l’objet d’un contrôle administratif en six ans. Le contrôle y est totalement défaillant.
Vous avez cette préoccupation du contrôle pour les établissements privés hors contrat, au motif que ceux qui sont sous contrat obéissent à des règles, qui en effet figurent dans le code de l’éducation. Mais personne n’en vérifie l’application ! Quelque chose ne va pas. Avez-vous la perception de cette insuffisance, et envisagez-vous des moyens pour y remédier ?
M. Jean-Michel Blanquer. Oui, bien sûr. Sur ces sujets, la perception de l’insuffisance domine inévitablement, s’agissant d’un système gigantesque rassemblant 12 millions d’élèves et 1 million d’adultes. Il importe d’autant plus d’avoir une vision à l’échelle de chaque rectorat, de chaque inspection d’académie, tant les faits et les problèmes sont nombreux, et surtout de procéder avec méthode, du point de vue spatial comme du point de vue thématique, pour bien quadriller le système et en assurer un contrôle efficace.
L’institution, traditionnellement, ne s’est pas donné les moyens, y compris dans l’enseignement public, d’un vrai contrôle autre que pédagogique. Progressivement, les inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux établissement et vie scolaire (IA-IPR EVS) ont fait leur apparition. Ils étaient encore très peu nombreux il y a peu de temps, de l’ordre de deux ou trois par académie. J’ai augmenté les moyens qui leur sont alloués pour qu’ils soient plus nombreux.
Ils ont vocation à se rendre dans le public comme dans le privé. Sont-ils allés dans le privé sous contrat moins que dans le public ? C’est certain. La culture de l’éducation nationale est de regarder davantage l’enseignement public, parfois au motif qu’il faut lui porter une attention accrue dès lors que les IA-APR EVS doivent notamment résoudre des problèmes et, d’une certaine façon, fournir un service en plus d’un contrôle. Je suis tout à fait favorable à l’accroissement des contrôles des établissements scolaires privés sous contrat. Les choses évoluent dans le bon sens, fût-ce de façon insuffisante.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons entendu ce constat de l’insuffisance des inspections. Eu égard à votre grande expérience et à votre fine connaissance de l’éducation nationale, c’est d’ailleurs une bonne chose que vous rappeliez la nécessité d’établir une méthode et de correctement quadriller les différents secteurs. Ce sera au cœur de nos recommandations, car nous voyons bien que ce quadrillage a été très insuffisant dans les établissements privés sous et hors contrat, particulièrement au regard des violences qui ont pu y survenir. Il convient de réfléchir aux moyens, aux critères de déclenchement, ainsi qu’au suivi des inspections.
Vous vous y attendez peut-être, je souhaite maintenant évoquer le cas d’un établissement hors contrat, le village d’enfants Saint-Jean-Bosco de Riaumont, à Liévin. De nombreux faits de violences physiques, psychologiques et sexuelles ont été signalés dans cet établissement, ayant eu lieu entre 1960 à 1989, lorsqu’il s’agissait d’un internat, puis de 1989 à 2020 lorsqu’il est devenu une école privée hors contrat.
Premièrement, j’aimerais savoir quelle était votre connaissance de ce dossier.
M. Jean-Michel Blanquer. Cette question figurant dans le questionnaire que vous m’avez adressé, je me suis renseigné. Cependant, je n’avais pas connaissance de ce dossier auparavant.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez évoqué la question des contrôles et ce que vous avez souhaité entreprendre avec la réforme du hors contrat. Les consignes et les circulaires qui ont découlé de vos actions politiques se sont concrétisées par un certain nombre d’inspections dans cet établissement.
À l’occasion d’un contrôle sur place et sur pièces, nous avons obtenu un courrier daté du 8 juin 2017, soit moins d’un mois après votre prise de fonction, et adressé à votre ministère et plus précisément à votre directeur de cabinet, M. Christophe Kerrero. Dans cette lettre, le préfet du Pas-de-Calais fait état de plusieurs inspections ayant été conduites dans cet établissement. Peut-être, d’ailleurs, n’y avait-il pas encore de moyens officiels pour contrôler des établissements hors contrat, mais compte tenu du nombre de signalements, des contrôles avaient été diligentés.
Le premier contrôle avait été mené par la direction départementale de la protection des populations s’agissant de l’hygiène et de la traçabilité des produits d’alimentation consommés dans l’établissement. Le deuxième avait été conduit par le rectorat et l’inspection académique avait indiqué que les manuels scolaires étaient obsolètes, décelé des risques dans l’enseignement de l’ébénisterie, ou encore pointé que l’atelier destiné à l’enseignement professionnel était dépourvu de vestiaires. Le troisième contrôle avait été réalisé par l’inspection du travail au sujet du travail en entreprise des élèves : des défaillances relatives aux vestiaires, aux toilettes ou encore au temps de travail avaient été identifiées. Quatrièmement, une commission de sécurité avait aussi fait état de quelques manquements. Enfin, le directeur de l’établissement avait été mis en examen et placé sous contrôle judiciaire pour détention d’images pédopornographiques.
À la suite de ces cinq éléments, le préfet avait donc écrit au ministère de l’éducation nationale pour l’informer que ses pouvoirs de police administrative spéciale ne lui permettaient pas de fonder juridiquement une fermeture de l’établissement, quand bien même celle-ci paraissait absolument nécessaire. Il recommandait par conséquent de procéder à la fermeture préventive de l’établissement en se fondant sur les pouvoirs de police générale.
Je comprends, au vu de votre réponse, que ce courrier ne vous est pas parvenu personnellement. Comment l’expliquez-vous, surtout eu égard à l’attention particulière que vous avez porté sur l’enseignement hors contrat ? Et comment expliquez-vous que ce courrier, qui faisait état de plusieurs signalements, n’ait pas reçu de suites ?
M. Jean-Michel Blanquer. Pour rappeler d’abord le contexte, la lettre en question a été adressée deux semaines après mon arrivée au ministère. Je vous laisse imaginer la montagne de travail qui se dressait alors face à nous, aussi bien pour préparer la rentrée de septembre 2017 et les différentes réformes que pour constituer le cabinet, qui ne devait d’ailleurs pas encore être au complet.
Normalement, tout courrier reçoit une réponse. En l’occurrence, les relations entre les recteurs et le cabinet sont d’ordinaire non épistolaires…
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Le courrier dont je parle émanait du préfet.
M. Jean-Michel Blanquer. Il en va de même des relations entre les préfets et le cabinet. Les échanges ont souvent lieu à l’oral, tout simplement par souci de réactivité. Ce n’est qu’une hypothèse, mais peut-être y a-t-il eu un suivi téléphonique à ce courrier.
Quand j’analyse ce dossier, il me semble que, certes, on aurait pu espérer un traitement plus rapide, mais que le travail tant du rectorat que de la préfecture a correspondu à ce qu’on peut souhaiter, particulièrement au regard de la situation législative de l’époque.
Il est d’ailleurs possible, même si je ne me souviens pas de ce dossier précis, qu’il ait alimenté ma vigilance vis-à-vis du hors contrat. Cette question, à laquelle j’avais certes déjà été sensibilisé lorsque j’étais recteur, est en effet devenue particulièrement importante pour moi quand je suis devenu ministre. Si j’essaie de me remémorer les choses, il y a nécessairement des faits de société qui m’ont alarmé.
Toujours est-il que, s’agissant de cet établissement, le préfet a des pouvoirs qu’il peut exercer sans l’autorisation du ministre et je présume qu’il a fait ce qu’il avait à faire.
J’insiste sur le fait – et cela complétera mes réponses précédentes – que ma philosophie et ma méthode étaient sans ambiguïté. Vous pouvez reprendre tous mes discours auprès des recteurs ou des directeurs académiques des services de l’éducation nationale (Dasen) : je n’ai cessé de répéter qu’il ne fallait rien laisser passer. La fameuse expression « pas de vague », par exemple, je l’ai combattue dès la première seconde. Bien sûr, on ne peut mettre un terme à ce type de pratique d’un coup de baguette magique, mais il y avait bien à la tête de l’institution quelqu’un pour demander de signaler tous les problèmes plutôt que de les mettre sous le tapis.
Le problème est bien connu : avant que je prenne mes fonctions, un chef d’établissement pouvait pâtir d’une évaluation dégradée parce qu’il avait fait beaucoup de signalements, ce qui est un effet pervers considérable. J’ai donc fait l’exact inverse, en affirmant et en répétant des dizaines de fois que la culture de l’institution était désormais celle du signalement.
Ceci étant, du point de vue de la méthode, ce n’est pas au ministre lui-même de prendre des décisions pour chaque établissement de France. La méthode est plutôt celle de la subsidiarité : j’ai énoncé la philosophie, qui a, je crois, été parfaitement comprise jusque par le grand public, et j’ai indiqué aux recteurs, aux Dasen et aux préfets qu’il leur revenait de l’appliquer en fonction des circonstances et de faire remonter toutes les informations pertinentes. C’est ce qui s’est passé et je crois que cette méthode a porté ses fruits. Des progrès ont été accomplis, allant dans le sens d’un contrôle accru. Par exemple, à la suite de la loi Gatel, nous avons fermé une vingtaine d’écoles hors contrat – le chiffre exact peut être aisément trouvé – alors que le nombre de fermetures était quasi-nul auparavant.
Évidemment, quand on regarde les choses a posteriori, on repère toujours des manques, notamment de réactivité et de rapidité. C’est peut-être le cas. Cela étant, le dossier que vous évoquez montre que l’administration au sens large – puisque l’éducation nationale, la direction de la jeunesse, de l’éducation populaire et de la vie associative, ainsi que la préfecture se sont impliquées – a fait le travail.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Un autre courrier, adressé deux jours plus tôt par le recteur à votre directeur de cabinet – alors en pleine prise de fonction – alertait avec insistance sur le cas de Riaumont et évoquait des fragilités juridiques qui auraient été signalées au niveau central. Ainsi, en 2017, au moment de votre arrivée au ministère, nous voyons bien que se dessine une action concertée de plusieurs services, alors que les responsabilités étaient auparavant complètement diluées.
En novembre 2018, le Dasen écrit au recteur en se demandant pourquoi l’établissement n’a toujours pas été fermé. De fait, il n’y a pas eu de décision administrative dans l’année qui a suivi les courriers de juin 2017. Le 5 décembre 2018, soit un an et demi plus tard, la rectrice commande une inspection inopinée, qui fait certainement écho aux actions déconcentrées que vous avez lancées s’agissant des écoles hors contrat. Un projet de rapport accablant est rendu le 20 décembre. Puis l’établissement décide d’arrêter son activité avant même qu’une fermeture administrative soit prononcée.
Le fait que les choses aient pris un an et demi est tout de même la marque d’un dysfonctionnement, même si j’entends que l’issue est certainement due – même si vous ne vous souvenez pas de ce dossier – à une politique plus générale sur le hors contrat, et que ce cas a peut-être contribué à identifier les éléments juridiques à affiner.
M. Jean-Michel Blanquer. Ne me souvenant pas de cas précis, je ne pourrai affirmer qu’il ait constitué une source d’inspiration, mais il est certain que des dossiers de tous ordres ont accentué ma sensibilité sur les établissements hors contrat dès le début de mon ministère. Cela explique d’ailleurs que j’aie soutenu d’emblée la proposition de loi de Françoise Gatel sur cette question.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Les courriers de 2017 que j’évoque montrent bien qu’avant la loi Gatel, un préfet n’avait pas le pouvoir, en dépit de quatre inspections différentes et d’une action judiciaire, de fermer un établissement hors contrat. Cette loi et les circulaires qui en ont découlé les années suivantes vous semblent-elles suffisantes, compte tenu de votre expérience, pour assurer que toute situation peut être contrôlée et qu’un établissement peut être fermé par un préfet si nécessaire ?
M. Jean-Michel Blanquer. Je pense que oui, même si cela peut prêter à discussion. D’ailleurs nous nous y sommes repris à deux fois. Nous nous sommes appuyés sur la loi confortant le respect des principes de la République pour compléter la loi Gatel et accentuer les contrôles grâce à la création de la procédure d’autorisation d’ouverture des établissements.
Notons que tout cela est multidimensionnel. Le fait, désormais, d’autoriser une école hors contrat à exister est un point majeur. Pouvoir en fermer une de façon rapide et efficace est également très important. Nous nous en sommes donné les moyens par la loi et les règlements et il me semble, sauf démonstration contraire, que notre arsenal est suffisant – il ne sert à rien de faire toujours plus. Mais les ouvertures et fermetures d’établissement n’épuisent pas la question : il faut aussi pouvoir établir ce qui se passe dans les écoles, les hors contrat comme toutes les autres, de sorte que les incidents graves qui peuvent survenir ne soient pas masqués. Il faut aussi, comme je le disais plus tôt, parvenir à distinguer le bon et le mauvais hors contrat.
C’est un travail difficile que j’ai impulsé et qui relève vraiment de l’intérêt général : tout le monde a à y gagner, à l’exception de ceux qui veulent violer la loi. Nous aurions intérêt à labelliser les écoles hors contrat. Cela ne signifie pas entrer dans le contrat, mais attester que les établissements respectent certaines règles et dispensent un enseignement de qualité. Je pense que c’est indispensable.
Au point où nous en sommes de l’évolution de la société, eu égard aussi bien au degré de sensibilité – c’est l’aspect positif – qu’au risque – c’est l’aspect négatif –, il faut en tout cas une réflexion de cet ordre. Je l’avais déjà en tête lorsque j’étais ministre, mais tout ne peut pas se faire d’un coup. Nous avons beaucoup progressé s’agissant des établissements hors contrat, mais il reste quelques progrès à faire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Tout à l’heure, nous avons partagé le constat selon lequel le contrôle administratif des établissements privés sous contrat était quasiment inexistant. Il se concentre néanmoins sur un type d’établissement en particulier : ceux rattachés au réseau musulman. C’est pourquoi je souhaite maintenant parler du groupe scolaire Averroès de Lille, afin de comprendre comment s’est construite la relation de l’État avec cet établissement et comment, in fine, le contrôle a eu lieu.
Le collège Averroès ouvre en 2012, quelque temps après la contractualisation du lycée, en 2008. Dès son ouverture, le collège formule plusieurs demandes de contrat, processus qui n’aboutit généralement pas avant cinq ans. Le 27 décembre 2018, alors que ce délai est donc passé, une nouvelle demande est déposée. Le 4 février 2019, une note de la direction des affaires financières (DAF) indique que l’établissement remplit les conditions pour que sa demande de contrat soit validée et qu’il sera difficile de défendre l’absence de caractère prioritaire de la demande de la Fnem (Fédération nationale de l’enseignement privé musulman) pour Averroès, car articuler un refus autour de motifs alternatifs non budgétaires et non pédagogiques mettrait en cause le contrat actuel de l’ensemble de la cité scolaire du lycée.
Ainsi, tout indique que cette demande de mise sous contrat n’a pas été validée alors que la DAF, c’est-à-dire vos services, préconisait d’y donner une suite favorable. Vous souvenez-vous des raisons qui ont conduit le ministère de l’éducation nationale et votre cabinet à faire ce choix ? Vous savez comme moi que les moyens affectés aux établissements musulmans, comme ceux des petits réseaux de façon générale, relèvent de ce qu’on appelle la réserve ministérielle, ce qui signifie qu’ils sont donc directement à la main du ministre de l’éducation nationale.
M. Jean-Michel Blanquer. Votre question comporte plusieurs éléments : j’irai du général au plus particulier.
Comme vous le savez, en France, environ 20 % des établissements relèvent de l’enseignement privé sous contrat. Depuis l’apaisement des tensions à ce sujet, au début des années 2000 sous le ministère de Jack Lang, ce point d’équilibre s’est installé, mais la conséquence est qu’il est devenu assez difficile d’obtenir un contrat. Si vous étendez le regard au-delà de l’enseignement musulman, vous constaterez que de nombreux établissements ont beaucoup de mal à obtenir un contrat. On ne peut en accorder un à chaque demande ; il n’y a pas d’automaticité. Cela recoupe d’ailleurs ce que je disais précédemment au sujet des écoles hors contrat, beaucoup d’entre elles aspirant à être contractualisées.
Par ailleurs, vous m’apprenez qu’il existe une réserve ministérielle. Je n’ai jamais décidé personnellement, d’un trait de plume, de l’obtention ou non d’un contrat par tel ou tel établissement. Ce n’est pas du tout ainsi que j’ai fonctionné. J’ai essayé d’être le plus objectif possible, raison pour laquelle, d’ailleurs, l’inspection générale et la DAF, puisqu’elle est chargée de l’enseignement privé, interviennent sur ces questions. En tout état de cause, le contexte général est celui de la rareté de la ressource. Ayons en tête qu’il n’est pas si facile d’obtenir un contrat.
Enfin, l’attention dont a fait l’objet Averroès n’était pas nécessairement malveillante. L’objectif est bien de favoriser l’émergence d’un enseignement privé sous contrat musulman qui nous prémunisse contre toute déviance. Il est normal que nous soyons extrêmement attentifs aussi bien à la réussite de cet objectif qu’aux risques potentiels. Dans le cas d’Averroès, pour dire les choses franchement et simplement, j’ai toujours pensé que les choses pouvaient tomber du bon ou du mauvais côté. Or, si l’on dispose d’indices selon lesquels cela tombe du mauvais côté, il faut évidemment prendre les mesures qui s’imposent. En l’occurrence, j’ai entendu des choses très contradictoires sur cet établissement. Vous avez donc raison de dire qu’il a fait l’objet d’une attention particulière. Pour le coup, j’avais ce dossier parfaitement en tête, car il fallait réussir à constater la réalité des choses pour aller plus loin.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous allons évoquer les éléments permettant d’apprécier cette réalité.
Vous êtes un très grand connaisseur de l’éducation nationale. Vous avez été ministre pendant cinq ans, directeur général de l’enseignement scolaire, recteur : je suis donc très surpris que vous indiquiez découvrir l’existence de la réserve ministérielle, enveloppe destinée à l’ensemble des réseaux privés sous contrat, à l’exception du secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec). Il s’agit donc des moyens, d’ailleurs très limités, attribués aux établissements juifs, protestants ou encore de langue régionale. À cet égard, vous évoquiez tout à l’heure la règle non écrite des 20 % d’établissements privés : nous pourrions nous interroger sur la répartition des moyens qui leur sont consacrés.
Quoi qu’il en soit, pour en revenir au dossier Averroès, la loi dite Debré du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés ne requiert, pour la passation d’un contrat, qu’un « besoin scolaire reconnu ». C’était manifestement le cas, si l’on en croit la DAF, et l’établissement existait depuis plus cinq ans au moment de la demande.
M. Jean-Michel Blanquer. La réserve ministérielle, comme vous l’appelez, est une décision du ministère. Or un ministre qui essaie d’être objectif se refuse à agir d’une manière aussi personnelle. Je n’ai pas, de manière arbitraire, attribué ou refusé des contrats à des établissements ; les choses n’ont pas fonctionné ainsi. Nous avons appliqué une forme d’intersubjectivité pour prendre des décisions aussi objectives que possible. En définitive, peut-être que l’expression « réserve ministérielle » existe, mais elle ne m’est pas familière.
Cela étant, il y a évidemment un budget relatif aux établissements privés sous contrat, lequel est limité. Compte tenu de la reconduction qui s’opère, les nouveaux venus font l’objet d’un contrôle assez poussé avant de se voir éventuellement accorder un contrat. J’y reviens : il ne s’agit certainement pas d’une décision subjective du ministre dans son bureau, mais le produit d’un travail auquel participent notamment la DAF et l’inspection.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je n’insinue pas qu’il y a de l’arbitraire, quoiqu’il y ait une opacité qui puisse interroger. Il revient en effet souvent à un membre du cabinet de distribuer le contenu de cette réserve ministérielle, alors que le reste des moyens consacrés aux établissements privés sous contrat sont directement gérés par la DAF. Il y a donc un pilotage politique nettement plus direct dans le cadre de cette réserve que dans la gestion des moyens généraux de l’enseignement privé sous contrat. Cela étant, j’entends votre réponse.
S’agissant de la demande de contractualisation du collège Averroès, j’ai été très frappé de découvrir qu’elle avait été discutée et tranchée dans le cadre d’une réunion interministérielle (RIM), le 7 février 2019. Savez-vous si d’autres arbitrages relatifs à des contrats d’association avec un établissement scolaire ont été pris à aussi haut niveau ?
M. Jean-Michel Blanquer. Comme précédemment, je partirai du plus général pour aller vers le particulier.
D’abord, la multiplication des RIM est un phénomène politico-administratif français que l’on peut déplorer. Tout est « rimé », pour ainsi dire, et pour aller dans votre sens, on peut se demander à quoi ça rime… Donc oui, il y a là quelque chose d’un peu surprenant, même si j’avoue ne plus avoir en tête tous les éléments de contexte, mais il arrive que des choses de détail soient discutées lors d’une RIM ; ce n’est malheureusement pas rare.
Cela étant, cela ne me choque pas que ce dossier ait suscité une attention particulière. Il faut l’assumer : c’était une question sensible, qui supposait, pour les raisons que j’ai évoquées précédemment, une multiplicité de regards afin de prendre la bonne décision. On ne peut pas faire comme si des établissements musulmans hors contrat n’avaient pas posé d’énormes problèmes – c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, j’y reviens, nous avons pris des mesures vis-à-vis de ce type de structures.
On peut à la fois chercher avec bienveillance à développer un enseignement musulman bénéficiant des mêmes droits et respectant les mêmes devoirs que le reste du système et appliquer une vigilance d’airain à l’égard de l’islamisme radical, qui est une réalité dans notre pays. Ce balancier est un marqueur de mon ministère et je l’assume pleinement. Que n’aurait-on dit si j’avais laissé faire un certain nombre de choses !
En ce qui concerne Averroès, il y avait des regards différents et, rétrospectivement, il me semble avoir été aussi équanime que possible. Je me suis efforcé de regarder la réalité des choses pour prendre la bonne décision. Je le répète, cette volonté d’équilibre et d’objectivité sur un sujet extrêmement sensible s’est accompagnée d’une très grande vigilance.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous dites qu’Averroès fut un sujet extrêmement sensible. Est-ce donc vous qui avez demandé cet arbitrage au niveau supérieur, sachant que les RIM sont, selon vous, devenues fréquentes ?
M. Jean-Michel Blanquer. Ce n’est probablement pas moi car, comme je le disais, ce n’était pas mon style de vouloir « rimer ». Je ne me vois pas dire que ce serait une bonne chose que d’organiser une RIM sur cette question. En revanche, il est possible que la RIM en question ait porté sur la lutte contre la radicalisation, ou une question de cette nature, mais ce n’est qu’une supputation car je n’ai pas de souvenir précis.
M. Paul Vannier, rapporteur. Au vu du compte rendu de cette RIM, le seul point inscrit à son ordre du jour était la demande de mise sous contrat d’association déposée par le collège Averroès de Lille.
M. Jean-Michel Blanquer. Je ne me souviens pas de la généalogie de la décision, mais cela ne me choque pas du tout. Comme je le disais, il faut un regard pluriel et notamment celui du recteur et du préfet – le cas de l’école Riaumont, dont nous avons parlé plus tôt, l’a également montré. Ces dossiers posent des questions d’ordre public ou encore de financement. Je ne vois donc rien de choquant à fonctionner ainsi, sachant qu’il ne s’agit pas d’une manière, pour le ministère, de se défausser.
Comme je l’expliquais, en ce qui concerne les violences, j’ai mis un point d’honneur à travailler avec le ministère de l’intérieur. Au fond, il y a deux manières de fonctionner, et la mienne fut très claire. Soit on place des sacs de sable autour de son ministère et on s’occupe soi-même de ses dossiers, dans une logique presque de chauvinisme ministériel, soit on fait l’inverse, car on estime que plus on collabore avec les autres, mieux l’intérêt général est servi. Je ne vous surprendrai pas en affirmant que je suis de la deuxième école – ce qui n’est pas si fréquent. Par exemple, cela ne m’a pas gêné de nommer un préfet à la tête de la cellule de crise, car ma préoccupation n’était pas les frontières de mon ministère, mais l’intérêt général. Et de la même façon, cela ne m’a pas gêné de partager la décision relative à Averroès, car nous avons besoin d’un regard aussi objectif et informé que possible sur la réalité du terrain.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’entends votre réponse. À cet égard, si l’établissement Averroès avait suscité un problème de sécurité intérieure, par exemple, je ne doute pas que cet aspect aurait été évoqué lors de la RIM en question, étant donné que les services de renseignement, par l’intermédiaire du ministère de l’intérieur, peuvent y partager des informations. Or, manifestement, aucun élément de cette nature n’a été soulevé à cette occasion.
Je souhaite d’ailleurs vous lire un e-mail que nous avons récupéré lors d’un contrôle sur place et sur pièces, lequel émane du conseiller aux affaires intérieures du premier ministre de l’époque, Édouard Philippe. Cet e-mail date du 20 février 2019, soit quinze jours après la RIM, et vise à élaborer une action préalable à la diffusion du bleu de cette réunion, le 6 mars. Nous sommes donc dans l’intervalle entre la RIM et l’annonce de ses conclusions. Cet e-mail est adressé au préfet du Nord et confirme textuellement la volonté de ne pas accorder le contrat d’association à Averroès. Je suis très étonné de découvrir la manière dont semble construite la justification de ce refus.
« Nous [le cabinet de Matignon] vous [le préfet du Nord] recommandons, sans attendre, d’engager la démarche présentée au point III de la note ci-jointe. En clair, dès cette semaine, il faudrait que vous écriviez au ministère de l’éducation nationale pour demander s’il existe une possibilité de financement pour répondre à la demande de l’établissement, malgré la diminution du nombre d’emplois, et donc de contrats, qui a été décidée pour l’académie de Lille [ici, il est demandé de mettre M. X en copie de l’e-mail parmi les destinataires]. La rédaction pourrait être du type : "le responsable du programme 139 a indiqué au début de l’année civile 2019 à la rectrice de l’académie de Lille que le BOP 139 dont elle est responsable doit connaître une suppression de 80 ETP d’enseignants à la rentrée de septembre 2019. Or, comme j’ai eu l’occasion de vous en informer, je suis saisi d’une demande en vue de… Je vous remercie de m’indiquer,…" Le ministère (Vincent, merci d’y veiller) [cette personne est en copie de l’e-mail] vous répondra le plus rapidement possible pour vous dire que les crédits ne sont pas disponibles. »
On a donc une RIM qui prend la décision de ne pas contractualiser, et on a, dans l’intervalle de temps avant la publication de cette décision, ce qui me paraît être la fabrication d’un motif budgétaire pour justifier l’absence de suite donnée à la demande du contrat d’association. Je vous ai lu la note de la DAF du 4 février 2019. Dans cette note, la DAF pointe aussi un risque de contentieux non négligeable : « Le risque d’une annulation du refus de la mise sous contrat par le juge au motif d’un manque de moyens budgétaires est réel ». Pour la DAF donc, l’invocation du moyen de budgétaire qui se prépare à l’issue de cette RIM expose le ministère à un risque juridique considérable. Elle considère que le motif budgétaire ne peut pas être reçu.
Je suis très frappé de découvrir cette construction au plus haut niveau – le cabinet du premier ministre est engagé – sur un sujet qui paraît microscopique : la contractualisation d’un collège à Lille. Qu’est-ce qui explique ce traitement si particulier de la demande de contractualisation par l’établissement Averroès ?
M. Jean-Michel Blanquer. Vous avez encore dit beaucoup de choses et lu rapidement un e-mail que je découvre et sur lequel je me garderai bien de former un jugement. Il est très difficile de revenir a posteriori sur chacun des points que vous avez soulevés, même de retracer la chronologie des événements. Mais à défaut de faire une exégèse de ce document, je peux le contextualiser.
L’invocation de difficultés budgétaires liées à une mise sous contrat vaut pour tout le monde, que les établissements soient musulmans ou non. À la même époque et même sans doute actuellement, vous pourrez trouver des tas de refus de mise sous contrat. Passer sous contrat n’est pas un droit, et la décision se prend dans un contexte de restrictions budgétaires. Vous-mêmes, d’ailleurs, vous ne voteriez sans doute pas pour un budget augmentant le nombre de classes sous contrat. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que nous sommes en situation de rareté.
C’est très difficile de faire l’exégèse d’un message que je découvre et dont je ne suis pas sûr de tout comprendre parfaitement. Si j’ai bien entendu, il me semble que l’état d’esprit était de progresser par étapes, puisqu’il est question de trouver des moyens pour leur permettre quand même de travailler. En tout cas, je ne suis pas particulièrement choqué par son contenu. Primo, il y a de la rareté budgétaire dans ce domaine. Secundo, il n’y a pas de difficulté à dire que le sujet est sensible : personne ne peut nier que l’islamisme radical existe dans notre pays, et Averroès était interrogeable sous cet angle-là. Notre vigilance est à notre honneur. Si des déviations étaient constatées ultérieurement dans un établissement comme celui-là, on nous ferait de vifs reproches, à juste titre. Oui, il y a une très grande vigilance. On avance pas à pas, en s’assurant que les droits et devoirs sont remplis.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je le répète, le motif budgétaire est considéré comme inconsistant par la DAF. Et, oui, l’islamisme radical existe, mais je cite une dernière fois cette note de la DAF de février 2019 : « Si l’activisme de l’organisation Musulmans de France et de son satellite, la Fnem, est jugé dangereux, il appartient aux autorités compétentes de procéder à la dissolution de ces structures sur la base de motifs distincts de ceux du code de l’éducation, liés éventuellement à la sécurité publique ou à des faits pénalement répréhensibles. Faute de l’existence de tels motifs, la mise sous contrat et un contrôle étroit et régulier de l’établissement, dont les enseignants seraient alors des agents publics affectés par le recteur, peuvent être une solution de rechange intéressante pour s’assurer de la bonne marche de l’établissement, dans le cadre de son caractère propre et de son association au service public de l’éducation par contrat. »
Voilà la façon dont la DAF évalue l’argument sécuritaire ou de radicalisation qui aurait pu être présenté. Il ne l’a manifestement pas été dans le cadre de la RIM. Cette dernière produit un argument budgétaire pour justifier une décision qui ne trouve pas de fondement véritable pour s’imposer. Je comprends la difficulté d’apprécier cet e-mail que je pourrai vous transmettre. En tout cas, je crois comprendre que vous n’avez jamais lu un échange entre un membre du cabinet du premier ministre et un préfet visant à interpeller le ministère de l’éducation nationale et préparant par avance la réponse de ce ministère sur un sujet aussi étroit que celui de la contractualisation de classes dans un collège.
M. Jean-Michel Blanquer. Je ne comprends pas ce que vous attendez comme réponse. Si vous me demandez s’il y avait une vigilance particulière concernant l’évolution d’Averroès, la réponse est : oui, nous étions bien entendu vigilants. Je revendique d’ailleurs cette vigilance. Est-ce le seul établissement de France à se voir refuser un nouveau contrat ? Non, loin de là : de nombreux établissements se le voient refuser, sans d’ailleurs qu’on pèse autant le pour et le contre. À cet égard, on peut dire qu’Averroès a bénéficié d’une attention particulière y compris dans le sens positif. Oui, c’est un cas sensible, pour des raisons tout à fait explicables. Il n’y a donc rien de très étonnant dans ce que vous rapportez, dont je ne connaissais pas le détail.
M. Paul Vannier, rapporteur. Quelques mois plus tard, en 2019, vous avez déclenché une inspection générale de cet établissement, qui éclaire en partie le questionnement que vous avez évoqué. Publié en juin 2020, le rapport de l’IGESR conclut notamment qu’« Averroès œuvre au quotidien par ses pratiques pédagogiques et éducatives d’excellence aux réussites (scolaire, personnelle et professionnelle) des élèves et à l’émergence de citoyens responsables, autonomes et épanouis ». Ce rapport est donc très favorable à l’établissement.
Vous semblez avoir diligenté cette mission de l’IGESR à la suite de plusieurs interpellations de Xavier Bertrand, président du conseil général des Hauts-de-France, qui vous a écrit à deux reprises, en avril et septembre 2019. Avez-vous, à d’autres occasions, à la suite de sollicitations d’élus locaux tels que des présidents de collectivité territoriale, engagé des missions de l’IGESR pour contrôler des établissements scolaires, qu’ils soient publics ou privés ?
M. Jean-Michel Blanquer. Je n’ai pas le souvenir de cas précis, mais il me paraît tout à fait normal de le faire. Quand un élu, a fortiori un président de région, vous dit qu’il y a un problème, il me semble tout à fait naturel de diligenter une inspection générale.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Précisons que notre commission d’enquête s’intéresse aux violences psychologiques, physiques et sexuelles sur les enfants, ce qui n’est pas l’un des motifs de refus ou d’annulation du contrat avec Averroès. En revanche, les éléments cités nous conduisent à nous interroger collectivement sur l’endroit et les critères retenus pour prendre la décision de ne pas accorder ou de rompre un contrat d’association avec l’État.
Lors de nos visites sur place et sur pièces à Bétharram, nous avons vu que le contrat était établi avec les services préfectoraux – en l’occurrence, il l’était entre l’État et Le Beau Rameau, nouveau nom de Notre-Dame de Bétharram. En revanche, le contrôle et le suivi du contrat ne faisaient l’objet d’aucune animation au niveau des services préfectoraux. Ce qui ressort de la RIM et de cet échange tend à indiquer que le suivi du contrat n’est pas fait par les services préfectoraux mais à un autre niveau, celui de Matignon en l’espèce, et peut-être d’intervenants du ministère de l’intérieur ou de l’éducation nationale.
Pour les recommandations de notre commission d’enquête, j’aimerais avoir votre avis sur ce point. S’agissant des établissements qui passent un contrat ou qui font l’objet d’une vigilance particulière, à quel endroit doit se prendre la décision et sur quels critères ? Le seul critère de la disponibilité budgétaire ne me semble pas être le bon.
M. Jean-Michel Blanquer. Comme pour presque tous les sujets, le bon endroit est l’académie, car le rectorat a une vision concrète, de terrain, sous la supervision du ministère s’il y a une raison pour que celui-ci intervienne. C’est typiquement un sujet sur lequel il faut s’en remettre à l’autorité déconcentrée, ce qui n’interdit pas, en cas de besoin, une intervention nationale. Je ne suis pas certain que le système ne fonctionne pas bien tel qu’il est. Peut-être aurez-vous de bonnes idées de régulation ; pour ma part, je pense que le fonctionnement actuel est assez régulé. Je n’ai jamais constaté de subjectivité particulière. Il y a des vigilances particulières, parfois des retraits de contrat quand il y a lieu. Que l’on mette encore davantage l’accent sur tout ce qui est extra-pédagogique, éducatif et ayant trait aux violences, ce serait sûrement très bien. Le système le fait déjà spontanément, mais on pourrait le préciser.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je ne parlais pas de décisions subjectives, mais aléatoires, sans gestion de l’égalité de traitement. Pour un même niveau d’excellence sur le plan pédagogique, des établissements peuvent obtenir des réponses différentes en fonction des territoires ou de la disponibilité des moyens budgétaires au moment où ils font leur demande. Les critères qui déclenchent l’octroi du contrat et son animation nous semblent très inégaux selon les territoires. Le traitement est plutôt aléatoire et inégalitaire que subjectif, on ne parle pas forcément d’interventions personnelles ou autres. L’idée est d’améliorer un système auquel on s’intéresse pour des cas très précis et médiatiques, mais qui n’est peut-être pas idéal dans les autres cas non plus en matière d’égalité de traitement.
M. Jean-Michel Blanquer. Vous pouvez faire appel à votre créativité, mais il me semble que ce sujet s’éloigne de l’objet de votre commission d’enquête, la lutte contre les violences physiques et sexuelles dans les établissements scolaires. C’est votre responsabilité.
Je ne pense pas que la question de la contractualisation rejaillisse sur les violences physiques et sexuelles. Je pense d’ailleurs qu’il faut l’aborder avec beaucoup de circonspection, de prudence et de sagesse car la situation actuelle est le produit d’un équilibre. Vous pourriez interroger Jack Lang, qui a beaucoup travaillé sur le sujet au début des années 2000. On peut toujours vouloir ouvrir tous les dossiers, mais je pense que ce sujet n’est pas le plus saillant du moment. Par ailleurs, les années de prospérité budgétaire reviendront sûrement un jour, mais nous n’en sommes vraiment pas là. Depuis de nombreuses années, la rareté est la règle. Si d’aventure nous revenions à la non-rareté, vous pourriez faire un choix politique pour augmenter la part de l’enseignement privé sous contrat, en passant d’une proportion de 80-20 à 75-25 par exemple. Ce choix politique ne me paraît pas aller dans le sens de ce qui vous a animé.
Bref je ne suis pas certain qu’il y ait là de grandes pistes d’amélioration, mais je ne demande qu’à voir. Je me permets néanmoins d’inviter à la sagesse sur ce sujet, et à se centrer sur les violences.
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Vous avez été ministre de l’éducation nationale pendant un quinquennat. Vous avez effectué votre scolarité au collège Stanislas. Il nous remonte de cet établissement des faits très graves de violences physiques et psychologiques, pire encore de violences sexuelles. Certaines de ces violences sont manifestement systémiques, qualifiées aujourd’hui de violences éducatives ordinaires. Très présentes pendant la période où vous y étiez scolarisé, elles perdurent.
Pour avoir des amis qui ont fréquenté cet établissement, je ne veux pas remuer des souvenirs qui sont peut-être douloureux, mais tous les élèves ont été témoins et plus ou moins victimes de ce système. Pour votre part, avez-vous été témoin ou victime de tels agissements ? Lorsque vous avez été nommé ministre, quelles mesures avez-vous prises pour protéger vos jeunes successeurs de cette situation ? Avez-vous rencontré la direction de cet établissement, ou la direction diocésaine ? Avez-vous demandé à l’IGESR de mettre l’établissement sous surveillance ? À la suite des différentes remontées, si elles ont eu lieu, avez-vous envisagé de le déconventionner ? À la lecture du rapport de l’inspection générale, il est désormais manifeste qu’en plus des violences systémiques sur les enfants, cet établissement ne respecte pas les principes de laïcité. Il a donc violé ses obligations contractuelles et s’est rendu coupable d’une certaine forme de trahison républicaine.
M. Jean-Michel Blanquer. C’est la première fois que l’on me pose publiquement cette question, même si j’ai lu beaucoup d’articles de journaux sur le fait que j’ai été scolarisé dans cet établissement.
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Je l’ai fait avec précaution.
M. Jean-Michel Blanquer. Vous avez raison d’être précautionneux. Le lieu de scolarité est un choix des parents. J’ai été assez stupéfait des polémiques sur la scolarisation d’enfants de ministres dans le privé. Pour ma part, j’ai quatre enfants. Trois d’entre eux ont été scolarisés dans le public, la quatrième y a fait une partie de sa scolarité. J’ai parfois vécu dans des quartiers plutôt défavorisés, et mes enfants allaient à l’école du quartier. Ils étaient à l’école publique avant que je sois recteur. Je n’ai de leçon à recevoir de personne en la matière.
Mon éducation, y compris familiale et scolaire, m’a amené à être très républicain. L’établissement dont on parle a formé le général de Gaulle. Que je sache, ce n’était pas un antirépublicain et les biographies du général de Gaulle ne parlent pas de violences systémiques. Cet établissement a aussi formé Georges Guynemer. Je ne veux pas faire preuve d’ingratitude vis-à-vis de ma famille ni de l’établissement qui m’a formé. Je ne veux pas non plus manifester de la subjectivité à son égard, et c’est bien pour cela que je n’ai jamais rien fait en sa faveur dans mes différentes responsabilités.
Lorsque j’étais ministre, je n’ai reçu aucun signalement concernant le collège Stanislas – en tout cas, je n’en garde aucun souvenir. Je n’ai pas non plus freiné quoi que ce soit le concernant. Mais il est un peu embêtant de franchir le pas qui consiste à entrer sur le terrain personnel pour savoir si nos décisions publiques sont influencées par tel ou tel établissement. Ce que j’observe, c’est que l’on parle d’Averroès pour son excellence et ses très bons résultats pédagogiques, et que Stanislas a également de très bons résultats. Même si ce n’est pas une preuve de quoi que ce soit, c’est tout de même un indice plus positif que négatif. Dans beaucoup d’établissements que nous sommes obligés de fermer, les problèmes systémiques englobent le pédagogique : à la fin, tout est mauvais pour les élèves.
S’il y a eu des dysfonctionnements, je ne suis pas du tout apte à en juger : aucun fait ne m’a été signalé et je n’ai pas été moi-même témoin de quoi que ce soit. Sur le collège Stanislas, je n’ai rien d’autre à dire que des choses d’ordre personnel et intime.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le temps passe et nous n’avons pas le temps d’entrer dans le détail des relations que vous entreteniez, comme beaucoup de ministres de l’éducation nationale, avec le Sgec. Je crois que vous ou votre cabinet aviez l’habitude d’échanges mensuels, ou en tout cas fréquents, au cours desquels vous abordiez des questions de politique éducative. Comme vous m’avez dit que je faisais des questions longues, je vais m’en tenir là pour l’instant : quelles étaient la fréquence et la nature de vos échanges avec le Sgec ?
M. Jean-Michel Blanquer. Je n’ai pas dit que vous faisiez des questions longues, et vous avez le droit de faire des questions de la taille que vous voulez, monsieur le rapporteur. Si je souriais, c’est parce que j’avais vu ce thème dans vos questions écrites. Puisque nous sommes sur le registre intime, je peux vous dire que je n’ai quasiment dîné avec personne pendant tout le temps où j’ai été ministre. Il faut avoir une chose en tête concernant les problématiques que vous soulevez : le travail d’un ministre de l’éducation nationale qui prend sa fonction au sérieux est absolument considérable. Je travaillais tout le temps jusqu’à minuit et je dînais d’un plateau, dans mon bureau ou à mon domicile. C’était très intense.
En y réfléchissant à l’occasion de votre question écrite, j’ai réalisé que je me bornais aux obligations officielles liées à ma fonction. Je ne dînais ni avec le secrétariat général de l’enseignement catholique, ni avec qui que ce soit. Cela étant, je vois à quoi vous faites référence : j’ai reconstitué les éléments depuis, et il est exact qu’une coutume s’était créée. J’avoue que je ne sais pas si mes prédécesseurs dînaient eux-mêmes…
M. Paul Vannier, rapporteur. C’était leur droit !
M. Jean-Michel Blanquer. Tout à fait, et s’ils l’ont fait, cela n’a rien de criminel. Il se trouve que je ne l’ai pas fait. J’ai interrogé les anciens membres de mon cabinet. Que ce soit lors d’un dîner ou autour d’un plateau-repas, ils avaient l’habitude de voir le Sgec à un certain rythme, peut-être mensuel. Fort bien, cela ne me paraît pas être un problème. Pour ma part, je voyais beaucoup plus les syndicats de l’enseignement public que ceux du privé. C’est peut-être un problème. Vous m’avez interrogé sur le degré d’attention porté au public, au privé sous contrat ou autre. Dans votre vie quotidienne de ministre, c’est l’enseignement public que vous voyez et qui est l’objet de votre attention. Il serait d’ailleurs paradoxal de se voir reprocher de consacrer du temps à l’enseignement privé.
Ces dîners n’existaient pas pour moi. En revanche, certains membres de mon cabinet entretenaient des contacts réguliers sous cette forme, en général pour discuter de l’application des réformes dans l’enseignement privé. En l’occurrence, il s’agissait de l’enseignement catholique, qui est très majoritaire, mais il en allait de même pour les autres sous-ensembles de l’enseignement privé. Ces discussions tournaient autour d’une question majeure, celle de savoir comment les réformes, conçues très souvent sur le modèle de l’enseignement public, trouvent à s’appliquer dans l’enseignement privé.
M. Paul Vannier, rapporteur. Précisément, il se trouve que le Sgec n’est pas un syndicat. Cet organe, dont le statut est très difficile à décrire, est parfois présenté comme un lobby dans certaines notes adressées, par exemple, à votre successeur Pap Ndiaye.
Vous vous êtes de nouveau défini comme un républicain, et vous êtes connu pour intervenir dans le débat public autour des enjeux de laïcité. Le secrétaire général à l’enseignement catholique présente une caractéristique très singulière : nommé par la Conférence des évêques de France, il est donc le représentant d’une autorité religieuse. Depuis les débuts des travaux de cette commission, nous constatons que ce représentant d’une autorité religieuse entretient des relations très étroites avec les cabinets ou les ministres successifs de l’éducation nationale. Ce ne sont pas des dialogues auxquels on peut s’attendre dans la République entre les représentants d’un culte et, par exemple, le ministre chargé de ces cultes : ce sont des discussions suivies qui portent sur la mise en œuvre de politiques éducatives. Vous connaissez comment moi l’article 2 de la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, selon laquelle la République ne reconnaît aucun culte. Ce dialogue entre le Sgec et le ministère de l’éducation nationale vous paraît-il porter atteinte à la loi laïque ?
M. Jean-Michel Blanquer. Non, en aucun cas. On reçoit tout type d’interlocuteurs, y compris de différentes religions, tout le temps, sur des sujets très variés. La loi de 1905 n’interdit pas de parler avec des interlocuteurs qui ont un caractère religieux. Quand on discute avec le Sgec, c’est parce qu’il coordonne l’enseignement catholique. Le président Mitterrand recevait le Sgec au moment des discussions sur la loi concernant l’enseignement privé. C’est inscrit dans nos coutumes pour des raisons tout à fait valables : cet organisme supervise l’enseignement catholique, qui est lui-même une part très importante de l’enseignement privé. Je recevais aussi les représentants de l’enseignement juif et de l’enseignement protestant. Pour ce qui est de l’enseignement musulman, compte tenu de l’organisation du culte musulman en France, le fait est qu’il n’y a pas de véritable interlocuteur unifié sur ces questions. S’il y en avait un, cela faciliterait grandement les choses. Ces interlocuteurs, représentant l’enseignement catholique, juif ou protestant, ont une dimension de régulation : puisqu’ils supervisent un ensemble d’écoles, ils se portent aussi garants du fonctionnement du système. Si je les avais vus beaucoup, je n’en aurais absolument pas honte, mais il se trouve que je les voyais fort peu.
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Merci, monsieur Blanquer, pour la première réponse que vous m’avez faite. Je vous ai posé cette question parce que je ne voudrais pas que l’on reproche à cette commission de ne pas parler des victimes, ce que le premier ministre a fait hier. N’y voyez rien de personnel. Vous avez dit que vous n’aviez pas été témoin de violences, j’en prends acte.
Votre successeur, M. Pap Ndiaye, a demandé une inspection sur Stanislas, au regard de signalements concernant des faits à caractère homophobe et sexiste. L’IGESR a rendu à Gabriel Attal, successeur de Pap Ndiaye, un rapport auquel nous avons eu accès. Vous avez eu raison de rappeler qu’il convient ici de déconstruire et de comprendre la manière dont les violences systémiques se mettent en place dans des établissements, en l’occurrence des établissements confessionnels mis en cause par des associations de victimes.
Vous avez été ministre de l’éducation pendant un quinquennat entier. Pourquoi n’avez-vous pas eu le réflexe de diligenter une enquête, ce qu’a fait votre successeur ? Est-ce parce que vous et vos services n’aviez pas eu connaissance de ces signalements, plaintes, interrogations, témoignages ? Est-ce parce que, finalement, ce n’était pas un sujet ? Nous savons désormais que ces violences existaient bien avant votre arrivée au ministère l’éducation nationale. Aucune inspection n’a pourtant été lancée par vous ou vos prédécesseurs, alors que cela aurait été justifié, indépendamment de la qualité des élèves formés par cet établissement – vous avez cité deux mais il y en a beaucoup d’autres, dont certains n’ont malheureusement pas connu la même gloire. C’est sur cet aspect systémique que j’aimerais une réponse de la part de l’ancien ministre de l’éducation nationale que vous êtes.
M. Jean-Michel Blanquer. Toutes les décisions que j’ai prises, y compris pendant la crise sanitaire par exemple et quel que soit le sujet, ont été guidées par une priorité : l’intérêt de l’enfant. Un pays qui va bien, c’est un pays qui fait attention à ses enfants. Je ne doute pas que vous partagiez cette conviction qui paraît d’une grande banalité et totalement consensuelle. Mais en réalité, ce n’est pas si simple quand on passe aux travaux pratiques. Lors de la crise sanitaire, par exemple, certains avaient en tête d’autres priorités que l’enfant, l’enfant, l’enfant. Vous pouvez reprendre toutes mes décisions, macro ou micro, pour vérifier mes dires : j’ai toujours les enfants à l’esprit.
Sur le sujet qui nous occupe depuis tout à l’heure aussi, ma seule préoccupation est la protection des enfants. C’est d’ailleurs pour cela que je pense qu’il faut se concentrer sur le sujet plutôt que de partir vers des aspects plus politiques tels que l’attribution des contrats d’association, même si l’intérêt de l’enfant est là aussi, au bout du compte, en jeu. Il est très important de se concentrer sur ces violences physiques et sexuelles qui sont intolérables, lamentables. Alors qu’elles ont marqué notre histoire, en France comme ailleurs, on peut se réjouir de la prise de conscience actuelle.
J’ai toujours réagi quand je voyais me passer sous les yeux quelque chose mettant en jeu l’intérêt de l’enfant. Je l’aurais fait si j’avais vu une situation systémique, comme vous dites – un mot à utiliser avec parcimonie, à mon sens : il faut déjà démontrer que le phénomène est systémique. Dans un certain nombre de cas, je vois surtout des attitudes ignobles de la part d’individus. Est-ce systémique, ou est-ce dû au fait que, pendant des décennies, on n’a pas été assez vigilant sur la nature des personnes qui interviennent dans des milieux où il y a des enfants ? C’est à discuter, mais il ne faut pas abuser de ce mot. En tout cas, vous ne me prendrez jamais en défaut si vous regardez mes décisions.
S’agissant de Stanislas, je n’ai rien eu de particulier sous les yeux. C’est vrai que je connais bien cet établissement et que je le voyais arriver premier dans les classements divers et variés qui sortaient. J’avais donc plutôt l’impression qu’il allait bien. En tant que défenseur d’un système public puissant et fort, cela ne me faisait d’ailleurs pas si plaisir que cela : je me demandais ce qui se passait s’agissant du niveau général. D’ailleurs, je ne portais pas une attention particulière à ce collège car, quand on exerce des responsabilités, il faut objectiver au maximum sa pratique. Si j’avais eu la moindre saisine, j’aurais évidemment fait ce qu’il y avait à faire.
36. Audition de Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice, et ancienne ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse (15 mai 2025 à 15 heures 30)
La commission auditionne, dans le cadre des travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice, et ancienne ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse ([36]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête en recevant Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice et ancienne ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse.
Le fait que vous ayez occupé successivement ces deux fonctions ainsi que le poste de rectrice rend votre témoignage particulièrement précieux. Nos travaux nous ont en effet conduits à constater que les relations entre l’éducation nationale et la justice étaient pour le moins perfectibles lorsque des faits de violence étaient observés dans un établissement scolaire, public ou privé.
Cette audition obéit au régime de celles d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Cet article impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Nicole Belloubet prête serment.)
Lorsque vous étiez garde des sceaux puis ministre de l’éducation nationale, à quelles occasions et dans quel contexte avez-vous eu à traiter la question des violences commises par des adultes encadrants sur des enfants en milieu scolaire ?
Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice, ancienne ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse. Je scinderai ma réponse en deux volets, car les situations ne sont pas identiques dans les deux ministères.
Je n’ai pas le souvenir d’avoir été saisie, lorsque j’étais garde des sceaux, de problèmes singuliers de violences commises envers les jeunes dans des établissements scolaires. Au-delà des procédures de remontées par les parquets, sur lesquelles je reviendrai, j’ai été conduite à traiter des phénomènes de violences en milieu scolaire de manière générale.
Cela s’est décliné selon quatre axes.
Le premier concerne la mise en place de contrôles d’honorabilité faisant intervenir le ministère de la justice. Il s’agit de s’assurer que les personnes travaillant en lien avec des mineurs présentent les garanties d’honorabilité requises pour assurer cette fonction. Cela passe notamment par le contrôle du casier judiciaire et du fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais), mis en place en 2004. Lorsque j’ai quitté la Chancellerie, près de 85 000 personnes étaient inscrites au Fijais et plus encore soumises aux contrôles d’honorabilité. L’éducation nationale a poursuivi cette démarche, qui concernait environ un million d’agents. Avant de quitter mes fonctions de garde des sceaux, j’ai également travaillé avec la ministre des sports dans la perspective d’en étendre l’usage.
Nous avions par ailleurs réfléchi à des dispositifs globaux de lutte contre les violences scolaires. Je me rappelle ainsi avoir rédigé en 2019 une circulaire destinée à prendre en compte cette question, mais plutôt sous l’angle des violences commises par de jeunes élèves à l’endroit des adultes.
Nous avions également travaillé en lien avec les ministères de l’éducation nationale et de l’intérieur sur les phénomènes de rixes entre bandes. Bien que le sujet soit quelque peu différent, il impliquait le milieu scolaire. Cette réflexion s’est concrétisée par l’élaboration d’un plan visant à juguler ces phénomènes.
Le quatrième axe de travail, auquel vous avez grandement participé en tant qu’élus de la nation, concernait la lutte contre les violences sexistes et sexuelles commises à l’endroit des mineurs. Je pense notamment à la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, dite loi Schiappa, rédigée essentiellement au ministère de la justice et complétée par une loi de 2021. Il s’agissait alors de lutter contre les violences sexistes et sexuelles subies par les mineurs, en introduisant notamment un allongement du délai de prescription. Cela ne concernait toutefois pas stricto sensu les violences commises en milieu scolaire.
Il en va évidemment différemment au sein du ministère de l’éducation nationale, où l’on est saisi de ces sujets de prime abord. Les signalements sont nombreux et peuvent provenir de multiples sources, parmi lesquelles l’application Faits établissement, les recteurs d’académie qui sont des interlocuteurs réguliers du cabinet et du ministre, des articles de presse ou encore les informations transmises par les services de permanence du premier ministre ou du ministère de l’intérieur.
Mon expérience me pousse à distinguer deux types de situations de violences scolaires, abstraction faite de celles subies par les enseignants, qui bien qu’étant un point majeur n’entrent pas dans le champ de vos travaux.
Le premier concerne les situations de harcèlement entre élèves, face auxquelles notre administration a réagi de façon parfois mal adaptée. Je me suis trouvée confrontée à des cas qui ont entraîné des drames personnels. Je pense par exemple à la situation de Nicolas, élève dans l’académie de Versailles, qui a donné lieu à plusieurs rapports d’inspection, ou encore à l’histoire du jeune Lucas, qui s’est suicidé dans les Vosges. Constatant, dans ce dernier cas, que beaucoup avait été dit sans que rien ne soit fait, j’avais demandé un rapport d’inspection qui a mis en lumière l’existence de dysfonctionnements au sein de l’établissement scolaire. Je pourrais citer nombre d’autres situations singulières de harcèlement entre élèves face auxquelles la réaction de l’administration n’a pas toujours été satisfaisante. Je tiens toutefois à souligner que ce n’est pas la règle et que dans bien des cas l’administration se mobilise.
La seconde catégorie est celles des violences commises par des adultes à l’endroit d’élèves, dont j’ai également eu à connaître. Je pense par exemple à l’affaire du lycée Bayen de Châlons-en-Champagne, dans laquelle un enseignant avait été accusé d’agressions sexuelles, voire de viols, à l’endroit d’élèves de l’établissement. Cela avait donné lieu au déclenchement d’une enquête administrative à la demande du recteur de l’académie de Reims, afin de déterminer d’éventuels fautes, responsabilités et dysfonctionnements. Ce rapport m’a été remis à la fin du mois de juin 2024 et un certain nombre de ses préconisations ont été appliquées. J’ai également en tête la situation très médiatisée d’une institutrice d’une école maternelle du 15e arrondissement de Paris, qui avait eu un geste d’une grande violence à l’égard d’une toute jeune élève. J’avais alors pris une mesure de suspension immédiate à l’encontre de cette enseignante.
Les situations sont très différentes d’un ministère à l’autre : le ministère de la justice aborde les questions des violences faites aux mineurs de manière globale, alors que le ministère de l’éducation nationale traite essentiellement de cas singuliers.
Je précise, bien que cela ne se situe pas à proprement parler dans le contexte scolaire, que le ministre de la justice a également à connaître de situations de violences dans le cadre de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Lorsque vous étiez rectrice de l’académie de Toulouse, vous aviez remis au ministre de l’éducation nationale, le 1er octobre 2001, un très intéressant rapport comportant trente propositions pour lutter contre les violences sexuelles dans les établissements scolaires. Vous aviez notamment effectué dans ce cadre une quarantaine d’entretiens dans des établissements, avec tous types de professionnels, afin de proposer un plan d’action visant à « mieux connaître et mieux repérer les violences, mieux prévenir à la fois les adultes et les élèves et agir plus efficacement en développant un travail de proximité, en réseau et en partenariat, en incluant les parents d’élèves ». Vous formuliez dans ce rapport des propositions précises, en matière notamment de formation et de structures de coordination. Cela concernait notamment les violences entre élèves, l’égalité entre filles et garçons et la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.
Sachant que vous aviez remis votre rapport à un ministre quelque vingt-cinq ans auparavant, comment avez-vous appréhendé les sujets mis en lumière par des affaires comme celles de Bétharram dévoilée début 2024, de Riaumont ou encore du lycée Bayen de Châlons-en-Champagne, dont vous avez été saisie en tant que ministre de l’éducation nationale, mais qui existait déjà sans que vous en ayez eu connaissance lorsque vous occupiez les fonctions de ministre de la justice ? Cette question nous place au cœur du sujet de l’action publique, du contrôle de l’État sur ces violences. De quels éléments de diagnostic ou de réflexion pourriez-vous nous faire part au regard de votre initiative passée ?
Mme Nicole Belloubet. Il serait présomptueux de ma part de prétendre disposer d’une analyse aboutie sur ces sujets.
Je constate que la concrétisation des politiques publiques prend souvent trop de temps. Lorsque j’ai rédigé en 2000 le rapport que j’ai remis à Jack Lang, la sensibilité à la question des violences sexuelles en milieu scolaire était déjà présente, mais nous nous situions essentiellement dans l’optique d’une stratégie de prévention. Le mouvement MeToo n’était pas encore passé par là et nous n’étions pas assez incisifs sur les questions de violences scolaires. Sans doute la volonté qui prévalait alors était-elle de ne pas ébruiter les affaires. Le « pas de vague » existait certainement implicitement. Le rapport que j’ai rédigé était surtout à visée préventive, afin d’alerter les enseignants et de proposer des formations ainsi que l’instauration d’heures d’éducation aux relations affectives et sexuelles, dont le principe a été repris récemment par le ministère de l’éducation nationale et dont j’espère qu’elles trouveront une concrétisation.
Lorsque j’étais rectrice, j’ai eu à traiter de questions de violences. Je me souviens notamment d’histoires de bizutages très violents, qui se déroulaient entre élèves et sur lesquelles l’administration fermait alors partiellement les yeux – Mme Royal s’en était émue et avait lancé une grande campagne de lutte contre le bizutage. Dans un lycée de l’académie de Toulouse comportant une section sportive dédiée au rugby, ces phénomènes avaient pris une ampleur telle que j’avais été amenée à intervenir.
J’ai également le souvenir, sans néanmoins pouvoir affirmer qu’il s’agissait de violences à l’endroit des élèves, d’un halo réputationnel entourant le lycée Notre-Dame de Garaison, situé dans l’académie de Toulouse contrairement à l’institution Notre-Dame de Bétharram. J’avoue avoir oublié si j’avais demandé une inspection. Cela concernait davantage, me semble-t-il, des questions d’opacité dans la gestion financière et l’organisation. Lorsqu’il avait été question que Cécilia Sarkozy devienne marraine de cet établissement – ce qu’elle a fini par être –, j’avais trouvé curieux qu’elle vienne ainsi lui apporter une forme de caution. Cet établissement avait la réputation de pratiquer une certaine fermeté éducative, sans que l’on puisse toutefois parler de violences. Nous n’étions pas, à l’époque, suffisamment curieux ou assez audacieux pour aller voir ce qui s’y passait réellement.
Les affaires qui sortent m’étonnent en raison du caractère systémique des violences perpétrées et parce qu’elle se déroulent dans des établissements à visée éducative. Pour autant, elles ne me surprennent pas totalement. Il en existait déjà sans doute quelques germes auparavant.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il est très intéressant pour nous de disposer d’éléments sur le climat qui régnait à cette époque, car cela participe de la réflexion sur l’omerta qui prévalait alors, ainsi que sur les situations susceptibles d’exister aujourd’hui encore et qu’il faudrait combattre.
Lorsque vous avez conduit les entretiens préalables à la rédaction des trente propositions figurant dans votre rapport de 2001, qui restent d’ailleurs d’une grande actualité, vous avez rencontré des professionnels – proviseur, vie scolaire, médecin psychiatre, responsable Jeunes Violence Écoute, infirmière conseillère technique du recteur, inspecteur d’académie, etc. – issus exclusivement du secteur public. Vous n’avez intégré l’enseignement privé dans le champ de la réflexion que bien plus tardivement, lorsque vous êtes devenue ministre de l’éducation nationale. Quand vous avez été confrontée en tant que rectrice de l’académie de Toulouse à l’existence d’un « halo réputationnel » autour d’un établissement, comme cela a certainement dû se produire pour Notre-Dame de Bétharram dans une autre académie, vous auriez pu déclencher l’action publique. Comment expliquez-vous que l’enseignement privé n’ait pas été pris en considération dans le cadre de ce rapport ?
Mme Nicole Belloubet. J’analyse a posteriori cette réserve comme relevant d’un impensé. Lorsque j’ai rédigé ce rapport, le fait de ne pas y inclure l’enseignement privé n’était pas le fruit d’une volonté. Je n’ai simplement pas envisagé cette possibilité. Cela procédait certainement d’une forme de réserve institutionnelle liée au caractère d’extranéité de l’enseignement privé, qui explique sans doute également la faiblesse des contrôles auxquels il est soumis. L’enseignement privé était perçu comme un ailleurs.
J’explique également cette situation par le sentiment, que je perçois aujourd’hui comme inexact, que les éléments relatifs à la vie scolaire faisaient partie d’une conception extensive du caractère propre de l’établissement.
M. Paul Vannier, rapporteur. Lorsque vous étiez rue de Grenelle, vous avez engagé un plan de contrôle des établissements privés sous contrat, entré en application dans un contexte caractérisé par la parution d’un rapport de la Cour des comptes sur l’enseignement privé sous contrat en juin 2023 et d’un rapport d’information parlementaire sur la question du financement public et du contrôle financier de ces établissements, dont je suis, avec Christopher Weissberg, l’un des rapporteurs.
Ce plan de contrôle a-t-il vocation à ne concerner que les aspects financiers ou prévoit-il d’intégrer l’ensemble des aspects du fonctionnement d’un établissement privé sous contrat, dont ceux relatifs à la vie scolaire ?
Mme Nicole Belloubet. Les contrôles que nous souhaitions opérer dans les établissements privés portaient bien entendu sur la gestion administrative et financière, en lien avec les directions départementales des finances publiques, mais aussi sur les aspects pédagogiques de conformité aux programmes. Je considère que la vie scolaire doit évidemment entrer dans le champ de ces contrôles. Le caractère propre de l’établissement, qu’il ne s’agit absolument pas de remettre en question, ne saurait en aucun cas outrepasser les règles générales de fonctionnement de la République. Si l’éducation au fait religieux relève du caractère propre de ces établissements, dans les conditions prévues par les textes, les éléments concernant la santé, la salubrité des élèves et le respect des valeurs de la République font évidemment partie des contrôles qui doivent être exercés. Les inspecteurs vie scolaire sont d’ailleurs parfaitement adaptés et outillés pour remplir cette mission.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce plan de contrôle a été préparé par la direction des affaires financières (DAF). Avez-vous associé les organisations représentatives des personnels de l’éducation nationale aux réflexions qui ont conduit à son élaboration ?
Mme Nicole Belloubet. Le plan a été voulu par la ministre et préparé par la DAF, – puisque dans notre organisation bizarre sur ce point-là, l’enseignement privé relève de la DAF, ce qui n’est à mon avis pas du tout sa place –, sans y associer les organisations syndicales de l’enseignement public. La question du contrôle a néanmoins été évoquée avec ces dernières, notamment lorsqu’elles m’ont interrogée à ce propos suite à la parution des deux rapports que vous avez mentionnés.
J’ai par ailleurs eu l’occasion d’aborder le sujet à plusieurs reprises avec les représentants du Secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec), auxquels nous avons présenté le plan de contrôle, qui a recueilli leur accord. Le secrétaire général m’avait alors expliqué que l’enseignement catholique ne demandait qu’à être contrôlé, afin de prouver qu’il accomplissait correctement sa mission.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous avons reçu hier les organisations syndicales représentatives des personnels d’inspection, fonctionnaires d’État chargés d’effectuer les contrôles dans les établissements privés sous contrat, qui nous ont expliqué ne pas avoir été associées à l’élaboration du guide de contrôle des établissements privés sous contrat, outil complémentaire au plan. Or nous savons que le Sgec a en revanche été consulté à plusieurs reprises sur le sujet.
L’élaboration du plan de contrôle semble avoir procédé de la même logique, puisque vous nous expliquez que les organisations syndicales, dont celles représentant les inspecteurs chargés de son application, n’y ont pas été associées, tandis que vous et votre cabinet avez eu divers échanges avec le Sgec lors de la phase préparatoire du plan.
Une note de la DAF datée du 16 mai 2024 signale le point d’alerte suivant : « Un échange avec le Sgec sur les principes de ce plan de contrôle est prévu, sans aller néanmoins jusqu’à une coconstruction. » Cette précision est très importante et renseigne sur la notion de caractère propre, ainsi que sur la place, le rôle et le rapport entre le ministère de l’éducation nationale et l’enseignement privé sous contrat.
La lecture d’une note que votre conseillère pédagogique de l’époque, Mme Laloux, vous a adressée le 12 juin 2024, date de l’un des « dîners du Sgec » organisés régulièrement par les ministres de l’éducation nationale ou leur cabinet pour discuter avec les représentants du Sgec de la mise en œuvre de politiques éducatives, donne une tout autre impression. Dans cette note, Mme Laloux évoque ses discussions avec le Secrétariat général de l’enseignement catholique à propos de l’élaboration du plan de contrôle. Elle indique que suite à ces échanges, le Sgec a appelé son attention « sur le fait que l’instance académique de dialogue entre le recteur d’académie et les représentants de l’enseignement privé catholique pourrait se saisir utilement de la question du contrôle des établissements, dans un souci de transparence et de confiance. » Elle propose que soit organisée dans chaque académie une rencontre entre les représentants de l’enseignement catholique et ceux du rectorat afin de discuter de la mise en application du plan de contrôle à l’échelon territorial et suggère une modification du projet de circulaire en cours d’élaboration à l’attention des recteurs, afin d’y introduire l’instance de dialogue comme l’un des organes à consulter, élément qui ne figurait pas dans la version initiale.
J’ai le sentiment qu’il s’agit véritablement là d’une démarche de coconstruction, dans la mesure où un échange entre votre cabinet et le Sgec a abouti à modifier le projet de courrier que vous vous apprêtiez à adresser aux recteurs sur un point fondamental concernant le plan de contrôle des établissements privés sous contrat.
Comment appréciez-vous ce fonctionnement ? Vous paraît-il sain ? Le Sgec n’est-il pas à la fois juge et partie, puisqu’il intervient dans la définition des modalités de contrôle des établissements qu’il représente ?
Mme Nicole Belloubet. J’entends vos propos, mais ils ne sont pas tout à fait exacts.
Permettez-moi d’évoquer tout d’abord la coconstruction. La décision d’accroître le nombre de contrôles – insuffisamment de mon point de vue, mais c’est un autre débat – a été prise à mon niveau. Cette décision étant prise, il convient de l’appliquer ; pour ce faire, un lien avec les établissements privés me semble nécessaire, afin de leur présenter le plan de contrôle et sa mise en œuvre. Cette démarche est assez similaire à celle qui est menée lorsque l’on décide d’appliquer une nouveauté dans les établissements publics.
Concrètement, je réunis les syndicats de chefs d’établissement, auxquels je présente la mesure ; j’essaie d’identifier ce qui en faciliterait la mise en œuvre aux yeux des organisations syndicales, avant de procéder à son application. Cette démarche me semble absolument normale ; elle ne relève pas d’une quelconque connivence avec qui que ce soit, mais d’une volonté de voir une mesure être bien appliquée. Il me semble que son effectivité sera renforcée si nous avons pu informer en amont les parties prenantes et obtenir quelque chose qui ne soit pas un désaccord absolu.
Nous avons voulu que ce plan de contrôle des établissements soit présenté aux principales organisations de l’enseignement privé, tant au niveau national qu’au niveau académique, avant d’en intensifier la mise en œuvre.
Venons-en au travail effectué par les corps d’inspection, avec lesquels j’avais évidemment de fréquents contacts. J’ai reçu à plusieurs reprises le principal syndicat des inspecteurs, le SNIA-IPR (Syndicat national des inspecteurs d’académie), pour discuter de leurs missions. Celle qui consiste à contrôler les établissements privés n’était pas nouvelle ; il s’agissait d’en accentuer l’importance et d’en modifier quelque peu l’objectif. En effet, avant que je prenne mes fonctions ministérielles, les corps d’inspection dévolus au contrôle de l’enseignement privé se consacraient essentiellement à l’instruction en famille (IEF). Il existait en effet des craintes quant à la transmission de théories complotistes, que nous voulions écarter.
J’affirme que ce plan n’a pas été coconstruit ; son élaboration visait à faciliter la mise en œuvre de ce plan de contrôle, en avertissant les établissements privés des interventions prévues dans les établissements prioritaires.
M. Paul Vannier, rapporteur. Au moment où vous engagez le renforcement de ces contrôles, vous débloquez soixante équivalents temps plein (ETP).
À propos du contrôle des familles pratiquant l’IEF, une note de la DAF, qui n’est pas datée mais qui correspond au moment de l’élaboration de ce plan, vous alerte d’un décalage entre l’affectation des moyens et les objectifs initialement fixés. Autrement dit, la DAF constate qu’une grande partie des moyens qui viennent d’être dégagés ont été alloués, au niveau territorial, au contrôle de l’IEF et des établissements hors contrat. Les moyens prévus pour contrôler l’enseignement privé sous contrat échappent donc à la finalité décidée par la ministre, en raison d’une affectation qui n’était pas prévue.
Dans la première version de la circulaire destinée aux recteurs, les ETP sont exclusivement dédiés au contrôle des établissements privés hors contrat et sous contrat, ce qui ne laisse pas de place au contrôle de l’IEF. Mais dans la version proposée par votre conseillère pédagogique, qui deviendra la version finale, le mot « exclusivement » est remplacé par « prioritairement », ce qui laisse apparaître un risque de dilution d’une partie des ETP prévus dans des contrôles différents de ceux décidés par la ministre.
Comment appréciez-vous ce remplacement du terme « exclusivement » par « prioritairement » ? Est-ce un détail ou un changement de fond, de nature à modifier l’affectation des moyens que vous avez débloqués ?
Mme Nicole Belloubet. Ce changement d’adverbe n’est pas un détail, mais une marque de réalisme.
Les soixante ETP dont nous parlons avaient été créés par mon prédécesseur, à la rentrée 2023, pour être affectés au contrôle des établissements privés hors contrat et de l’IEF. J’ai pris mes fonctions de ministre en février 2024. Alors que nous élaborions ce plan de contrôle des établissements privés, nous avons pris connaissance de ces soixante ETP et nous avons décidé de les affecter au contrôle des établissements privés sous contrat, mais pas uniquement puisque nous devions également contrôler les établissements hors contrat et l’IEF.
Le principe de réalité justifie donc le changement d’adverbe : politiquement, je ne peux pas complètement délaisser le contrôle de l’IEF. Vous avez entendu, lors des questions au gouvernement, les interpellations dont je faisais régulièrement l’objet à ce sujet ; il m’était impossible de le laisser de côté et je ne disposais pas d’inspecteurs supplémentaires.
Les corps d’inspection pâtissent d’un amoncellement de missions : les inspections des personnels enseignants, qui sont chronophages, les évaluations des établissements, y compris privés, sans compter les mille et une autres missions qui leur incombent, comme la rédaction de différents rapports. Si vous me permettez une remarque personnelle, je trouve complètement absurde d’inspecter un enseignant tous les trois matins – mais c’est un autre sujet.
Sur le terrain, les recteurs ont affecté ces soixante ETP là où le besoin s’en faisait sentir. L’idée de ce plan consistait à se recentrer sur le contrôle des établissements privés sous contrat, mais il n’aurait pas été réaliste de conserver l’adverbe « exclusivement ».
Je crois savoir qu’Élisabeth Borne a créé à nouveau deux fois trente ETP, qui seront prioritairement affectés au contrôle des établissements privés sous contrat.
M. Paul Vannier, rapporteur. Cette note de la DAF envisage quatre scénarios pour atteindre les objectifs de renforcement du contrôle des établissements privés sous contrat.
Le troisième scénario – suggéré par la DAF, pourrait-on dire – fixe une haute ambition en invitant à privilégier un contrôle de tous les établissements privés sous contrat en l’espace de trois ans, en respectant une part raisonnable de contrôle sur place. Il nécessiterait la création de quatre-vingt-dix emplois d’inspecteurs et de trente-six emplois administratifs, dont six dans l’administration centrale.
Je crois comprendre que c’est le deuxième scénario, qui prévoyait la création de soixante ETP, qui a été retenu. Êtes-vous à l’origine de ce choix ou est-ce celui de votre successeur rue de Grenelle ?
Mme Nicole Belloubet. J’ai en ma possession les notes du 21 mai et du 12 juin, ainsi que le plan d’action présenté aux recteurs au mois de juillet, mais je n’ai pas souvenir de ces quatre scénarios. Cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas existé pendant que j’étais ministre, mais peut-être sont-ils postérieurs. En tout état de cause, nous avons procédé à des arbitrages en fonction des moyens, notamment des postes, dont nous disposions, en application du principe de réalité.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. La question des moyens permettant d’améliorer le contrôle de l’État et la prévention des violences est au cœur de nos travaux. La capacité à détecter ces violences passe bien sûr par la libération de la parole, qui est facilitée par la présence des associations, mais aussi par la formation initiale et continue des enseignants et des encadrants, ainsi que par le travail d’inspection et les interventions dans les établissements privés.
Les inspecteurs ont beaucoup insisté sur le besoin d’une formation spécifique consacrée au fonctionnement des établissements privés. Cela passe bien sûr par une augmentation des moyens et des temps d’inspection, notamment en cas de multiplication des contrôles administratifs.
La suppression de 4 000 postes d’enseignants a suscité un grand débat qui a divisé l’Assemblée nationale, parfois même au sein de certains groupes politiques comme ceux du bloc central. Cette diminution du nombre de postes, qui ne s’est finalement pas concrétisée, reposait sur la baisse du nombre d’élèves. Le ministère de l’éducation nationale a finalement décidé de maintenir ces postes compte tenu des besoins spécifiques correspondant aux plans d’action, à la poursuite du dédoublement des classes, aux besoins en matière d’accompagnement d’élèves en difficulté, etc.
Parallèlement, les syndicats d’inspecteurs nous ont signalé soixante postes d’inspecteurs vacants, alors même que des créations de postes ont été annoncées. Ils mettent en avant le manque d’attractivité du métier, en raison des difficultés d’accès aux formations et de la pression subie.
Lorsque vous avez élaboré ce plan de contrôle, quelle réflexion avez-vous eu sur les moyens à mobiliser ? Cet aspect ne figure pas sur les notes que nous avons consultées, mais peut-être a-t-il fait l’objet de discussions informelles ?
Un plan d’accélération de la reconversion d’enseignants vers les métiers d’inspection vous semble-t-il envisageable, afin de combler les postes vacants ? Vous semble-t-il pertinent de donner la possibilité aux enseignants d’alterner entre des périodes où ils sont inspecteurs et d’autres où ils retournent devant des classes, comme nous l’avons évoqué avec M. Blanquer ? Comment imaginez-vous l’évolution du métier d’inspecteur et son attractivité, pas uniquement du point de vue budgétaire, mais aussi du point de vue opérationnel ?
Mme Nicole Belloubet. Tel qu’il a été élaboré, le plan de contrôle des établissements privés était évidemment accompagné d’un volet de formation des inspecteurs, qui est en cours de déclinaison. Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi les inspecteurs vie scolaire ne seraient pas mobilisés pour y contribuer : leur expertise serait très précieuse, a fortiori s’ils sont formés à la singularité des établissements privés sous contrat.
S’agissant de la difficulté des missions d’inspection, je vous ai spontanément donné mon sentiment tout à l’heure : les missions d’inspection, trop nombreuses et parfois inutiles, doivent être repensées, notamment pour améliorer l’attractivité du métier. C’est un travail difficile, mais on ne peut continuer d’empiler des tâches. À titre personnel et fonctionnel, j’ai côtoyé de nombreux inspecteurs et j’ai bien vu à quel point ils sont en permanence sollicités de tous côtés. Par ailleurs, donner des perspectives de carrière à nos enseignants comme vous le suggérez, madame la députée, me semble également très important pour améliorer l’attractivité du métier. Nous pourrions faciliter des carrières en permettant, à titre temporaire ou définitif, un accès plus facile à des fonctions d’inspection. Bien évidemment, des garde-fous sont nécessaires, mais cette piste mériterait d’être approfondie ; je ne crois plus qu’il soit possible d’exercer le même métier et rester quarante ou quarante-cinq ans devant une classe.
37. Audition de Mme Ségolène Royal, ancienne ministre déléguée à l’enseignement scolaire (20 mai 2025 à 14 heures)
La commission auditionne, dans le cadre des travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), Mme Ségolène Royal, ancienne ministre déléguée à l’enseignement scolaire ([37]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Dans le cadre de nos travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, il nous a semblé indispensable de vous entendre, Madame Royal, pour au moins deux raisons.
D’une part, lorsque vous étiez ministre déléguée chargée de l’enseignement scolaire, entre 1997 et 2000, vous vous étiez saisie de la question des violences sexuelles en milieu scolaire. En témoigne la circulaire du 26 août 1997, publiée sous votre autorité et portant instruction concernant ce type spécifique de violences.
D’autre part, le 18 février dernier, en réponse à une question de notre collègue Colette Capdevielle le premier ministre François Bayrou a déclaré qu’il ne savait rien de l’affaire Bétharram, mais que d’autres savaient. Il a évoqué certains ministres du gouvernement alors dirigé par Lionel Jospin, dont vous-même, jugeant inimaginable qu’ils aient pu ne pas tenir compte des signalements effectués par le procureur général de Pau en 1998.
Votre témoignage nous sera précieux pour, entre autres, analyser la manière dont a évolué la prise en charge des violences sexuelles en milieu scolaire au cours du temps. Vous apporterez aussi votre éclairage sur le cas particulier que je viens de mentionner.
Auparavant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Ségolène Royal prête serment.)
Dans quel contexte et pour quelles raisons avez-vous décidé d’élaborer la circulaire du 26 août 1997 portant instruction concernant les violences sexuelles ? Pouvez-vous en rappeler les grandes lignes et préciser quelles pratiques elle visait à clarifier ou à modifier ?
Mme Ségolène Royal, ancienne ministre déléguée chargée de l’enseignement scolaire. Je vous remercie de m’auditionner à l’occasion des importants travaux que vous conduisez concernant la lutte contre les violences faites aux enfants, en particulier les violences sexuelles.
J’ai été nommée ministre le 4 juin 1997 et la circulaire est sortie le 26 août de la même année – c’est extrêmement rapide. Si j’ai fait cette circulaire, c’est par devoir moral, par conscience, parce que j’avais été confrontée dans ma circonscription, en tant que députée des Deux-Sèvres, à un cas terrible de violences sexuelles commises sur des enfants – dans la commune de Sauzé-Vaussais.
Un jour, lors d’une permanence dans cette commune très rurale, une maman vient me voir pour me dire que son petit garçon ne veut plus aller à l’école, saute régulièrement par la fenêtre, se met en danger et va finir par se tuer, et qu’elle ne sait pas comment faire. Au lieu de transmettre le dossier à un assistant parlementaire ou de juger la situation trop compliquée – « Courage, fuyons ! » –, je lui dis : « Madame, je vous crois. » Cette maman m’a alors regardée, estomaquée, en m’indiquant que c’était la première fois qu’on la croyait. J’ai donc suivi cette affaire, qui m’émeut encore aujourd’hui.
Il s’agissait d’un instituteur bien sous tous rapports, un notable local, associé au conseil municipal, ayant des responsabilités dans le monde syndical, intégré dans les associations locales, qui procédait à des abus sexuels sur les enfants – les enfants fragiles, qui n’étaient pas les plus brillants de la classe. Il les emmenait au fond de la classe et leur faisait des attouchements sexuels, la main dans le pantalon. Il demandait aux autres élèves de travailler tandis qu’il annonçait prendre ceux qui savaient le moins bien travailler pour leur fournir un appui scolaire, au fond de la classe.
Il y avait deux classes contiguës. J’ai rapporté les propos qu’on m’avait tenus à l’institutrice de l’autre classe, que je connaissais. Je connaissais d’ailleurs les deux enseignants, raison pour laquelle j’étais estomaquée. Cette institutrice m’a dit qu’elle n’avait pas osé en parler jusqu’ici, mais que les enfants qui étaient régulièrement abusés sexuellement venaient à l’école en portant des ceintures très serrées autour de leur ventre, sans que les mamans et les instituteurs comprennent pourquoi. En fait, ils essayaient de s’autoprotéger. Malgré tout, l’instituteur enlevait leur ceinture et leur mettait la main dans le pantalon.
Ensuite, le procès a eu lieu et je l’ai suivi. Je n’ai pas lâché les familles. J’ai vu tous les mécanismes d’autoprotection, d’autodéfense, de transformation du coupable en victime et d’influence sur la juge d’instruction, qui était dans un état de sidération. L’auteur des faits se présentait devant elle en se mettant à pleurnicher et à affirmer qu’il était la victime. Tous les mécanismes que l’on connaît dans toutes les affaires, je les ai décryptés à ce moment-là et j’ai vu comment ils fonctionnaient.
Je suis même allée au procès, dans la salle d’audience, aux côtés des familles, parce que j’avais vu que l’éducation nationale avait tellement peur et ne savait tellement pas comment procéder qu’elle les laissait seules. En outre, la protection juridique était accordée au pédocriminel, et pas aux familles et aux enfants, qui étaient seuls, isolés dans la salle d’audience. Il n’y avait même pas une association qui leur aurait permis d’échanger les uns avec les autres. Je suis donc allée au tribunal à leurs côtés. La condamnation a été prononcée – ces abus sexuels avaient quand même duré plusieurs années. L’auteur s’est suicidé – toujours le même mécanisme –, puis un enfant, que je connaissais, s’est suicidé. Cette histoire m’a tellement marquée que je me suis dit que si un jour, j’avais le pouvoir de faire quelque chose, je le ferais.
Une autre affaire a eu lieu, toujours dans ma circonscription. Un enfant de l’option sport-études de Poitiers se faisait violer tous les soirs à l’internat. Un jour, je le rencontre. Il me dit qu’il a vu que j’ai agi pour les enfants de Sauzé-Vaussais, et ajoute que cela lui est aussi arrivé. Je l’ai accompagné. Il était devenu adulte et me relatait avoir beaucoup de mal avec ses enfants. Je l’ai donc accompagné, et je lui ai donné des conseils de psychologie.
Ces affaires m’avaient même conduite à recruter une psychologue dans mon bureau de députée, à Melle, parce que je ne pouvais pas gérer toutes les demandes. Je sentais que les personnes qui avaient des problèmes de ce type étaient tellement isolées que j’avais organisé la permanence, une fois par semaine, d’une psychologue spécialisée dans l’écoute des enfants. J’avais dit aux parents que s’ils avaient besoin de conseils, ils pouvaient venir de telle heure à telle heure, car une psychologue serait mise gratuitement à leur disposition – je la rémunérais – pour les écouter. Un jour, j’arrive et je vois une centaine de personnes attendre ! Des gens étaient venus y compris des départements voisins, juste parce qu’il y avait ce lieu d’accueil et d’écoute. Là encore, je me suis dit que si un jour j’avais des responsabilités me permettant de faire quelque chose, je le ferais. C’est ce que j’ai fait en arrivant au ministère de l’enseignement scolaire.
J’ai eu la chance de recruter le juge Jean-Michel Hayat à mon cabinet. J’emploierai d’ailleurs « nous », au cours de cette audition. C’était un juge extraordinaire, rigoureux, engagé, ne lâchant rien, tout le temps à mes côtés – car je n’avais pas ce seul dossier, en tant que ministre de l’enseignement scolaire. J’étais aussi chargée de beaucoup d’autres dossiers, comme la réforme des collègues, les zones d’éducation prioritaire, les écoles rurales ou l’intégration des enfants handicapés à l’école. Jean-Michel Hayat, qui a ensuite fait une carrière brillante dans la justice, puisqu’il est devenu président de la Cour d’appel de Paris, a été là tout le temps – tout le temps. Cela n’a pas été facile, il y a eu des levées de boucliers et nous avons reçu des menaces de plaintes.
J’ai annoncé le projet de circulaire pour la première fois à la réunion des recteurs, et je leur ai demandé de me faire remonter toutes les informations utiles quant aux difficultés qu’ils avaient rencontrées dans la gestion de tels dossiers. Les recteurs ont travaillé rapidement. Ils étaient soulagés, car personne ne leur avait jamais demandé cela et, quand ils avaient des affaires, ils ne savaient pas comment les gérer – sans compter que les auteurs de crimes et délits menacent toujours de porter plainte en diffamation. C’est toujours le même rapport de force.
Il faut que vous sachiez, en plus, que dans l’éducation nationale, il y a encore cette vieille rengaine du film avec Jacques Brel, Les Risques du métier, dans lequel une adolescente accuse un enseignant de faits inexacts. À chaque fois que je regardais des procédures, je constatais systématiquement la même ligne de défense : « C’est faux », « Souvenez-vous des Risques du métier ! » C’est aussi vrai dans toutes les affaires d’abus sexuels contre les femmes. Les coupables se mettent à pleurer et à affirmer qu’ils sont victimes. Si vous regardez les procédures, vous observerez systématiquement qu’au bout du compte, quand les personnes prises sont jugées au pénal et ont épuisé tous les arguments que l’on connaît par cœur maintenant, elles avancent qu’elles aussi ont été victimes d’abus sexuels dans leur enfance et qu’il n’est donc pas totalement anormal qu’à leur tour, elles en fassent subir aux enfants. Et ça, ça a de l’influence sur les jurés, en cour d’assises. Et ça, ça a de l’influence sur les magistrats. Et ça, ça ne devrait plus pouvoir être utilisé sans apporter des preuves. Or, quand on regarde les procès, qu’est-ce qu’on voit ? Pour que leurs accusations ne soient pas vérifiables, elles accusent toujours quelqu’un qui est mort – c’est l’arrière-grand-père, c’est le grand-oncle, c’est ceci, c’est cela, toujours invérifiable. Je vous le signale, parce que c’est souvent un élément clé qui fait que les auteurs parviennent à atténuer leur responsabilité.
Pour en revenir à ma circulaire, ou plutôt à notre circulaire, car je vais intégrer le juge Hayat dans mes travaux, c’était la première fois que l’on disait ce qu’était un viol, ce qu’était une atteinte sexuelle et ce qu’était une agression sexuelle, en rappelant le contenu du code pénal. Il est vrai que les ministères sont assez cloisonnés et que les enseignants et les cadres administratifs ne reçoivent pas toujours une formation au droit pénal. Il était donc important de redire ce que sont le viol, les atteintes sexuelles, la corruption de mineurs et l’exploitation des images à caractère pornographique. Déjà, à l’époque, on s’est soucié de l’utilisation de ces images, qui existaient déjà.
Arrive ensuite un chapitre sur les accusations sans fondement, un peu contre mon gré, mais cela a fait partie de la négociation. Il y avait eu une levée de boucliers, au motif que tout le monde allait dénoncer dans tous les sens et qu’il ne fallait pas faire de circulaire, mais seulement donner des instructions orales. J’avais eu la volonté de dire non, et j’avais fait une déclaration à la télévision pour affirmer qu’un enfant ne ment pas. Un enfant qui parle d’un abus sexuel ne ment pas. C’est déjà tellement dur de parler que, quand il commence à parler, il faut lui dire cinq éléments – nous y reviendrons. J’avais alors été attaquée, y compris par mon ministre de tutelle Claude Allègre. Cela n’avait pas été facile. Il affirmait que je disais n’importe quoi en déclarant qu’un enfant ne ment pas, et il avait fait référence aux Risques du métier. Nous avions tenu bon, avec Jean-Michel Hayat. Toutefois, pour rassurer les organisations professionnelles d’enseignants, le chapitre II de la circulaire ne porte pas sur ce qu’il faut faire en cas de signalement, mais sur les accusations sans fondement – avec la plainte en diffamation et l’action en référé pour atteinte à la présomption d’innocence. Pour montrer qu’on avait été soucieux de l’équilibre entre la présomption d’innocence et – même si c’était disproportionné, vous l’aurez compris – la prise en compte de la parole de l’enfant, après la définition des infractions prévues au code pénal nous avons cité la présomption d’innocence et indiqué ce que peut faire quelqu’un qui est injustement accusé.
Enfin, au troisième chapitre, nous mentionnions les obligations de parler et d’agir prévues par la loi, parce que c’était un désert. Les gens ne savaient pas ce qu’ils pouvaient dire et faire – fallait-il aller au commissariat, prévenir les parents, croire l’enfant, interroger un médecin scolaire ? Ils ne savaient pas. C’était très compliqué.
J’avais directement vu la difficulté de gestion des proches et des collègues de cet instituteur pédophile, qui ne savaient pas comment faire. Les élus disaient que ce n’était pas possible, qu’ils le connaissaient et que c’était absolument impossible. Pourtant si, plusieurs enfants et plusieurs parents ont témoigné.
Il y avait donc un protocole très précis, rappelé dans ce chapitre de la circulaire relatif aux obligations de parler et d’agir prévues par la loi – les obligations légales s’imposant à tous, et les obligations légales s’imposant spécifiquement aux fonctionnaires au travers de l’article 40 du code de procédure pénale.
Le chapitre suivant portait sur le signalement des faits – la connaissance directe des faits, la connaissance par ouï-dire ou par rumeur, le soupçon fondé sur des signes de souffrance, la rumeur ou les témoignages indirects, ainsi que la procédure à suivre pour gérer une rumeur. Il était rappelé que ce n’était pas aux acteurs scolaires de faire l’enquête, et qu’ils devaient uniquement signaler un problème et approfondir la question. Ce n’est pas à eux de faire l’enquête. En effet, il fallait tenir compte du fait que les enfants étaient interrogés jusqu’à dix ou quinze fois – par les parents, par les instituteurs, par les copains à l’école – et qu’à la fin, ils se rétractaient. La prise en compte de la première parole et la façon dont celle-ci est gérée est cruciale pour que l’enfant continue à parler.
Dans la partie consacrée au soupçon fondé sur des signes de souffrance, la rumeur ou les témoignages indirects, la circulaire précise la procédure pour gérer une rumeur et des témoignages indirects : alerter l’inspection académique, protéger l’enfant, protéger la communauté scolaire, etc. L’inspecteur d’académie peut désigner dans l’urgence un inspecteur de l’éducation nationale, faire un rapport objectif et alerter les autorités judiciaires, médicales ou administratives.
Concernant le fonctionnaire mis en cause, la circulaire est très claire : il est suspendu. Ce point avait créé un malentendu, d’aucuns considérant que suspendre un fonctionnaire revenait à le considérer coupable avant même qu’il soit jugé. C’est pour cela que l’éducation nationale ou toutes les institutions dans lesquelles cela se passe – c’est pareil dans le sport, dans les activités périphériques de l’école et dans tous les lieux qui accueillent des enfants – ne bougent pas. Elles attendent la condamnation pénale. Mais c’est très long. Il faut donc procéder à la suspension immédiate, surtout quand les faits sont avérés, avec la délicate explication selon laquelle la suspension existe aussi pour protéger le fonctionnaire concerné. S’il n’y a pas de condamnation au terme de l’instruction pénale, une suite est donnée. S’il y a une condamnation, une procédure disciplinaire est engagée. Il faut bien distinguer la suspension, à titre provisoire et à titre de protection du mis en cause, de la procédure disciplinaire qui intervient après la condamnation pénale.
La circulaire rappelle ensuite les sanctions disciplinaires.
J’avais également tenu, je m’en souviens, à ce qu’elle aborde le sujet de l’assistance morale et matérielle de l’enfant et de la famille. J’avais tellement vu le désespoir, le désarroi et l’abandon des familles, qu’il fallait prévoir ce volet – mais, je pense que ce n’est toujours pas appliqué. Je rappelais qu’il y avait l’accès à l’aide juridictionnelle et la possibilité de mobiliser les services sociaux du conseil général, et que « cette mission essentielle de protection morale et physique des mineurs est assurée par le service de l’aide sociale à l’enfance (ASE) en liaison éventuellement avec le service départemental de la protection maternelle infantile (PMI) et le service département d’action sociale. En outre, il est important de noter que le président du conseil général doit aviser sans délai l’autorité judiciaire lorsqu’un mineur semble victime de mauvais traitements, qu’il est impossible d’évaluer la situation et que la famille refuse manifestement d’accepter l’intervention du service d’aide sociale à l’enfance » – parce qu’elle ne sait pas encore de quoi il retourne.
On avait donc eu le souci d’associer les services de protection de l’enfance dans l’assistance morale et matérielle de l’enfant et de la famille. Quand l’éducation nationale prend l’initiative, il faut que les services du conseil général apportent cette assistance.
Un chapitre était également consacré à l’assistance psychologique à la communauté scolaire.
Le chapitre IX était relatif à la nécessaire coordination entre l’éducation nationale et la justice. Cette coordination était difficile. La justice considérait que l’éducation nationale ne devait pas s’en mêler, l’éducation nationale renvoyait vers la justice, c’était compliqué. Il avait fallu rappeler les conditions d’une bonne coordination entre l’éducation nationale et la justice.
Enfin, la circulaire traitait de l’application de l’instruction à l’enseignement privé, y compris aux établissements d’enseignement privé sous contrat. Cela avait donné lieu à débat. Il n’était pas indispensable de mentionner l’enseignement privé, dans la mesure où la circulaire s’adressait à tous les établissements scolaires. Mais je me souviens que Jean-Michel Hayat avait considéré, après avoir regardé tous les dossiers, et alors que les recteurs avaient posé la question, qu’il fallait prévoir un chapitre spécifique, même si les obligations et la procédure étaient exactement les mêmes. Cela explique qu’il y ait deux paragraphes – assez courts, puisque c’est la même procédure – faisant apparaître « établissements d’enseignement privé » et « établissements d’enseignement privé sous contrat ». Les recteurs avaient demandé si tous les établissements d’enseignement privé étaient concernés, ou seulement ceux sous contrat. C’est donc aussi à leur demande que nous avions clarifié ce dispositif.
Voilà, brièvement résumé, ce document assez long qui, je l’espère, a permis de lever la loi du silence dans beaucoup d’endroits.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous allons nous attarder sur cette circulaire qui date d’il y a vingt-cinq ans. Quand on la relit dans le détail, on constate combien elle reste d’actualité. C’est assez glaçant, d’ailleurs, compte tenu de ce qui s’est passé depuis. En revenant sur certains paragraphes, nous analyserons les raisons pour lesquelles une partie des mesures prévues ne sont pas restées efficaces au fil du temps.
Vous avez insisté sur la nécessaire prise en compte de la parole de l’enfant, notamment dans le cadre d’un soupçon fondé sur des signes de souffrance, la rumeur ou des témoignages indirects – une situation délicate. Dans la circulaire, vous expliquez que pour éclairer la triple préoccupation de protéger l’enfant, la communauté scolaire, mais aussi l’honneur et la considération de la personne indirectement mise en cause, les autorités peuvent confier une mission à un inspecteur, mais « il n’appartient à personne, au sein de la communauté scolaire, de valider d’une quelconque manière la parole de l’enfant ».
Dans un article du Monde de juillet 1997 consacré à la préparation de cette circulaire, il est indiqué qu’une circulaire Bayrou précisait qu’en cas de présomption de maltraitance, le président du conseil général devait être saisi et que l’inspecteur d’académie devait être informé de cette saisine. Parvenez-vous à vous souvenir du pas franchi, dans la circulaire que vous avez publiée en août 1997, concernant la prise en compte de la parole de l’enfant ? Quelle différence y avait-il entre ces deux instructions ?
Mme Ségolène Royal. Je pense que l’instruction de 1997 était plus claire, parce qu’elle s’intégrait dans un dispositif global de respect de la parole de l’enfant. Cette circulaire n’a pas été juste une circulaire, elle s’est accompagnée d’un travail opérationnel, dans les écoles, sur la prise en considération de la parole de l’enfant.
Je savais ce qui avait été fait au Canada, qui était le pays le plus en avance à ce moment-là. Avec toute une équipe, on avait structuré et distribué dans toutes les écoles un document, qui avait été longuement élaboré, intitulé Mon corps c’est mon corps, j’ai le droit de dire non.
L’élément clé consiste à dire cinq choses à un enfant quand il parle : qu’on le croit, que ce n’est pas sa faute, qu’il a bien fait de parler parce qu’il va protéger d’autres enfants, que maintenant on va le protéger, et que cela ne lui arrivera plus. On aurait encore besoin de répéter ces éléments aujourd’hui, ce qui est aberrant, au bout de vingt-cinq ans. On a besoin de les répéter parce que, souvent, on parle aux enfants de travers. On leur dit cette fameuse phrase : « Tu crois que c’est vrai ? » Elle vous rappelle quelque chose, cette fameuse phrase ? « Tu crois que c’est vrai ? » Les mots qui empêchent un enfant de parler sont ceux-là : « Tu es sûr ? », « C’est quand même quelqu’un de très bien, comment ça se fait ? », « Tu es vraiment sûr, tu crois que c’est vrai ? »
Si vous demandez à l’enfant « Tu crois que c’est vrai ? » au lieu de lui répondre « je te crois », l’enfant se dit qu’il a non seulement eu du mal à parler, mais que sa parole est mise en doute et qu’il lui faudra parvenir à convaincre la personne qui est censée le protéger et qui ne le croit pas – sans compter qu’il a été confronté aux mécanismes d’autoprotection du violeur ou de l’abuseur sexuel. Il est assez simple d’écraser un enfant. On lui dit que s’il parle, personne ne le croira. On lui dit que s’il parle et si personne ne l’a cru, on lui fera encore pire, que s’il parle et si personne ne le croit, il va faire de la peine à ses parents et que, de toute façon, c’est lui qui a commencé. L’enfant va alors s’enfermer.
Souvent, l’enfant s’exprimera par bribes. Il dit un petit truc, pas grand-chose. Il faut aussi savoir entendre un enfant qui commence à parler. Si l’adulte ne lui dit pas les éléments clés, en particulier « je te crois, tu as bien fait de parler et ce n’est pas ta faute », l’enfant va s’enfermer.
La circulaire était accompagnée de cet outil pédagogique, qui avait été distribué dans les écoles et qu’il n’aurait jamais fallu arrêter de diffuser. Honnêtement, vous ne croyez pas qu’on aurait éradiqué le problème, au bout de vingt-cinq ans, si la distribution de ce document avait été maintenue dans les écoles ?
Quand les ministres changent, quand ils ne font pas attention au travail qui a été effectué avant eux – pas mon travail, en l’occurrence, mais celui des recteurs, des gens de terrain, des magistrats, etc. – et quand ils chamboulent les choses, souvent pas par mauvaise intention mais par désinvolture ou parce qu’ils n’en ont pas compris l’intérêt, il devrait y avoir un suivi. Avant de détruire quelque chose, il faudrait une évaluation, même parlementaire. Il faudrait demander pourquoi on détruit, quels sont les avantages, les inconvénients et les risques.
Aujourd’hui encore, on est obligé de répéter les mêmes choses qu’il y a vingt-cinq ans, alors que des générations d’enfants ont subi des sévices. C’est désolant.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Votre circulaire proposait aussi la création, dans chaque académie, d’un centre de ressources composé de représentants de l’administration, de personnels médicaux et sociaux et de psychologues scolaires qui devaient avoir pour tâche, sous la responsabilité du recteur, de gérer les situations de crise avant que la justice ne soit saisie. Ces centres de ressources ont-ils vu le jour ? Comment en avez-vous effectué le suivi, dans votre ministère ? Avez-vous connaissance d’un suivi ultérieur ?
Mme Ségolène Royal. S’agissant du suivi ultérieur, non. S’agissant du suivi me concernant, oui, je pense que Jean-Michel Hayat était là. C’était vraiment le pilier de cette action, dont j’ai pu évaluer l’efficacité et le suivi parce que nous réunissions les recteurs toutes les semaines et j’inscrivais systématiquement la lutte contre les violences faites aux enfants à l’ordre du jour. Il y a eu d’autres sujets relatifs aux violences faites aux enfants – j’ai fait voter une loi contre le bizutage, il y a eu des actions contre le racket, j’ai mis en place les conseils locaux de sécurité –, mais ce point était systématiquement à l’ordre du jour. Il était réconfortant de voir que les recteurs étaient soulagés d’avoir des instructions. Rien n’est pire que de ne pas savoir et de sentir que l’autorité qui vous donne des instructions flotte, ou vous dit quelque chose mais s’en désintéresse. Là, les recteurs avaient compris que, d’une part, ils avaient un interlocuteur dans mon cabinet, le juge Hayat. C’était quelque chose de très solide et de très sécurisant par rapport à l’administration de l’éducation nationale, d’une part. D’autre part, ils savaient qu’il y avait un suivi.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Votre réponse m’étonne quelque peu. Vous avez, avec une grande émotion, évoqué les souvenirs très précis des signalements et des faits de violences sexuelles sur des enfants qui vous ont conduite, quand vous avez pris des responsabilités, à organiser l’application de cette circulaire et son suivi, avec des ressources spécifiques. Mais vous indiquez que vous ne savez pas quel suivi en a été fait par la suite.
Mme Ségolène Royal. Je ne sais pas quel suivi a été fait après mon départ du ministère.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pouvez-vous revenir sur ce point, qui peut surprendre compte tenu de votre engagement politique ? J’imagine que vous ne vous êtes pas désintéressée de ces questions.
Cette question est peut-être faussement naïve, mais elle vise à éclairer ceux qui nous écoutent sur la façon dont l’action publique perdure et est efficace dans le temps. Lorsque le nouveau ministre est arrivé, avez-vous eu un entretien avec lui ? Avez-vous souhaité lui signaler des sujets qui vous semblaient prioritaires ? Avez-vous continué à poser des questions au sujet des violences sexuelles qui vous ont tant heurtée ? On pourrait considérer que ce n’est pas parce que vous n’êtes plus ministre que vous ne vous sentez plus concernée.
Mme Ségolène Royal. En effet. Ma réponse portait sur le fonctionnement administratif du suivi des centres de ressources dans les rectorats.
J’ai non seulement continué à suivre ces sujets, mais je suis devenue ministre de l’enfance. Je passe du ministère de l’enseignement scolaire à celui de l’enfance, où je continue à être vigilante et où je fais voter un certain nombre de textes, en particulier sur la prostitution des mineurs, que j’interdis, et la loi sur l’autorité parentale – qui accorde une grande place à la lutte contre les violences faites aux enfants.
Quand j’étais au ministère de l’éducation, j’avais créé l’association des parents à l’école et instauré une Semaine des parents à l’école, pour bien articuler la responsabilité éducative des parents et celle des enseignants. Puis, en basculant du côté du ministère de la famille et de l’enfance, j’avais veillé à la continuité de ces actions.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Est-ce à dire que lorsque vous étiez ministre de l’enfance, vous vous étiez assurée que le guide Mon corps c’est mon corps, j’ai le droit de dire non continuait à être distribué par le ministère de l’éducation nationale aux établissements d’enseignement public et privé ?
Mme Ségolène Royal. Oui. En tout cas, je l’ai transmis à mon successeur et je pense que cela a été fait. À un moment, cela s’est arrêté ou étiolé, et je ne sais pas pourquoi. Il serait intéressant que votre commission puisse savoir à quel moment cela s’est interrompu.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous regarderons ce point. C’est un exemple, parmi d’autres, de la façon dont l’État contrôle et accompagne la prévention des violences. On parle quand même de vingt-cinq ans, ce qui est choquant compte tenu des nombreuses victimes.
La circulaire porte aussi sur les mesures applicables aux fonctionnaires mis en cause. Vous avez évoqué la différence entre la période de suspension administrative de la personne mise en cause et le temps judiciaire extrêmement long, qui peut aller de plusieurs mois à plusieurs années. Les auditions que nous avons effectuées ont mis en lumière une difficulté, qui reste sans solution : les délais d’instruction judiciaire excèdent largement la durée maximale de suspension, qui est de trois ou quatre mois dans l’éducation nationale. Avez-vous réfléchi, à l’époque ou depuis, à des solutions de coordination entre suspension administrative, protection de l’enfance et mesures judiciaires ?
Mme Ségolène Royal. D’abord, je voudrais redire, car c’est vrai pour ce sujet comme pour d’autres, que si le temps judiciaire est long, c’est parce que la justice n’a pas assez de moyens. Je le répète systématiquement, car dans l’opinion publique, on considère que la justice est longue parce que les juges sont lents – non, c’est parce qu’elle n’a pas assez de moyens. S’il y avait davantage de magistrats, la justice serait plus rapide.
Ensuite, ce sujet relevait du ministère de la justice. Mais il est vrai que je m’étais demandé, à l’époque, ce qui se passait une fois que la suspension s’arrêtait. C’est une question qu’il faut résoudre.
Parfois, quand on ne veut pas que les personnes reviennent parce qu’on sait pertinemment qu’elles ont commis des faits délictueux ou criminels, il y a des congés maladie ou autres. Je pense que l’administration trouve des solutions de cette façon.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous sommes au cœur de la question du contrôle, sur laquelle portent nos travaux d’enquête.
Une autre méthode est celle des mutations. Dans votre circulaire, vous évoquez l’interdiction des « mutations destinées à étouffer les affaires ou à faire taire les familles ». Cette instruction est directe et précise, ce qui est surprenant pour une circulaire administrative. Cette pratique était-elle répandue auparavant, à votre connaissance ? Disposiez-vous de données chiffrées à ce sujet, ou était-ce votre ressenti ? À qui revenaient ces décisions de mutation ? Surtout, cette instruction a-t-elle été efficace ?
Mme Ségolène Royal. Je disposais des remontées des recteurs, qui avaient eu l’honnêteté de le dire quand on leur avait demandé comment ils réglaient ces problèmes. On a vu les mêmes mécanismes de mutation dans l’Église. Les fonctionnaires mis en cause étaient mutés.
Avec Jean-Michel Hayat, on avait demandé aux recteurs si des personnes étaient arrivées dans leur académie sans qu’ils sachent pourquoi elles avaient été mutées. S’était alors posé le problème de l’inscription au casier judiciaire. En l’occurrence, puisqu’on les mutait avant qu’elles ne soient condamnées, ce n’était pas inscrit à leur casier judiciaire. Dans le débat, il avait été considéré qu’en cas de mutation d’un agent, l’éducation nationale devait en préciser la raison, à titre préventif. Sinon, c’était « pas vu, pas pris », on mutait l’auteur de faits délictueux ou criminels pour ne pas avoir à régler le problème et s’en débarrasser.
C’était remonté, avec beaucoup de franchise, par les recteurs. Le juge Hayat avait pensé utile de l’inscrire dans la circulaire. Il avait eu raison, et je l’avais suivi.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je voudrais revenir sur le périmètre d’application de la circulaire. Il était naturel, dites-vous, qu’elle s’étende aux établissements d’enseignement privé sous contrat, qui relèvent du ministère de l’éducation nationale, mais cela avait fait débat. Pouvez-vous y revenir ? Ces débats mobilisaient-ils directement les représentants de l’enseignement catholique ? Nous avons découvert que le secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec) et l’éducation nationale entretiennent de longue date des relations régulières et approfondies. Avez-vous eu des échanges avec le Sgec, à l’époque, à propos de cette circulaire et de son périmètre d’application ?
Mme Ségolène Royal. Non. Je n’ai pas eu de relations avec le Sgec. Ce n’était pas un interlocuteur du ministère. J’imagine qu’il avait des correspondants dans les services, et peut-être même à mon cabinet, c’est possible. En tout cas, je ne me souviens pas du tout d’avoir négocié le fait d’inclure ou pas les établissements privés dans le champ d’application de la circulaire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez indiqué que le juge Hayat insistait pour que les établissements d’enseignement privé sous contrat soient concernés par le champ de la circulaire. Il avait regardé tous les dossiers, avez-vous également dit. Ce souvenir doit-il nous faire comprendre que, parmi les dossiers qui remontaient, beaucoup concernaient des établissements privés sous contrat ? Avez-vous une idée de l’ordre de grandeur des faits de violences sexuelles concernant des établissements privés sous contrat, voire hors contrat ?
Mme Ségolène Royal. Je ne peux pas vous donner les éléments chiffrés clés, car je faisais confiance. Vous pouvez auditionner le juge Hayat, si vous le souhaitez. Il était extrêmement vigilant et avait regardé très attentivement l’ensemble des dossiers. C’était quelqu’un qui travaillait énormément et qui regardait les choses. C’est d’ailleurs aussi avec lui que j’ai fait la loi contre le bizutage, qui a également été une épreuve assez terrible, parce qu’elle a bousculé beaucoup de pouvoirs en place et d’habitudes acquises.
Je pourrai lui poser la question et vous répondre par écrit, si vous le voulez.
M. Paul Vannier, rapporteur. Volontiers.
Votre circulaire visait à diffuser une culture de l’écoute et du recueil de la parole des enfants. Votre préoccupation portait-elle aussi sur certains adultes, que l’on appelle aujourd’hui lanceurs d’alerte et qui peuvent dénoncer des faits de violence dont ils sont témoins ? Nous avons, à plusieurs occasions, compris combien cette position est difficile compte tenu des potentielles conséquences pour la carrière de celles et ceux – souvent des femmes – qui osent alerter.
Mme Ségolène Royal. Bien sûr. D’ailleurs, dans l’exemple que j’ai vécu personnellement, les collègues de l’instituteur n’osaient pas parler, car cela aurait été considéré comme une dénonciation et une délation.
Dans la circulaire, j’explique que le signalement et la délation ne sont pas la même chose. C’est très important. La délation, c’est dénoncer quelqu’un sans avoir de preuve. Le signalement, c’est juste le constat qu’un enfant est victime de violences et qu’il faut signaler ce fait.
La confusion entre la délation et le signalement permettait aux prédateurs sexuels de se protéger, en évoquant la délation. C’était très difficile. L’institution s’est aussi protégée, d’une certaine façon. Ces affaires d’abus sexuels sont tellement compliquées à gérer – même dans les familles, c’est la même chose. Pourquoi est-ce si difficile à gérer ? Parce que vous avez la parole d’un enfant, une parole fragile, et celle d’un adulte – qui est soit un électeur, soit un responsable administratif, soit un grand-père, soit quiconque avec qui vous continuerez à avoir du relationnel. En revanche, une fois que vous faites taire un enfant, le problème est réglé. C’est cela, le rapport de force.
Il faut être aux côtés de l’enfant pour rééquilibrer et renverser ce rapport de force, même en prenant des risques. Il fallait expliquer, et je l’ai fait, qu’il valait mieux signaler et prendre un risque, et que les personnes qui prenaient ce risque de signalement seraient protégées. Mais cela suppose que tout le monde soit au carré quant à cette façon de faire, pour ne pas que, dans certaines académies ou dans certaines institutions, la prise de risque soit à charge. Il faut que les règles soient extrêmement claires.
Même moi, combien de fois ai-je entendu dire, à ce sujet ou concernant l’action contre le bizutage : « Mais de quoi tu t’occupes ? Qu’est-ce que ça va te rapporter ? » On me disait qu’on ne connaissait pas ces enfants et qu’ils n’allaient pas me remercier. Lorsque des étudiants appelaient de façon anonyme pour signaler des viols ou des atteintes sexuelles lors d’un bizutage, on intervenait. J’envoyais tout de suite quelqu’un et on me disait : « Mais de quoi tu t’occupes ? Mais à quoi ça sert ? On va se mettre à dos toute l’administration ! Qui va te dire merci ? Et si ce n’est pas vrai ? »
Si vous ne tenez pas bon et si vous ne prenez pas le risque d’entendre ces enfants, où est votre conscience ? Où est la morale ? On prend le risque. Parfois, c’est difficile. J’ai été menacée de plaintes en diffamation, accusée de voir des pédophiles partout et d’être dingue.
Au sujet du bizutage, c’était pareil. On m’accusait de remettre en cause l’institution. Mais quand je vois qu’il y a encore eu un mort à l’école militaire de Saint-Cyr Coëtquidan en 2014 et que ça n’a été jugé qu’en 2021, je comprends que toute l’administration, toute la structure a dû se protéger – un mort en 2014, alors que j’ai fait voter une loi contre le bizutage en 1998 ! C’est inadmissible. C’est insupportable.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il y a cette parole fragile de l’enfant, et ces enseignants qui peuvent hésiter à dénoncer. Il y a aussi la question du contrôle, prévu dans le code de l’éducation, y compris dans les établissements d’enseignement privé sous contrat. Ce contrôle peut permettre d’identifier des situations – dans les internats, par exemple – et des fonctionnements qui peuvent constituer le terreau de violences physiques, psychologiques ou sexuelles commises contre des enfants. Quel est l’état du contrôle des établissements privés sous contrat au moment où vous occupez des responsabilités ? Vous préoccupez-vous particulièrement de garantir qu’il soit conduit dans les mêmes conditions et aussi fréquemment dans ces établissements que dans tous ceux qui relèvent de votre champ de compétences ?
Mme Ségolène Royal. Après la publication de la circulaire, et dans la mesure où les recteurs avaient eux-mêmes demandé des instructions concernant ce contrôle, j’avais demandé que tous les établissements soient traités de la même façon. Mais il faut bien voir que lors d’une visite de contrôle, tout se passe bien – comme lorsqu’on nettoie un trottoir avant une visite officielle. Ce n’est pas un contrôle qui va mettre à jour les violences, mais la rencontre entre le contrôle et la libération de la parole des enfants.
C’est la raison pour laquelle la diffusion dans les écoles de Mon corps c’est mon corps, j’ai le droit de dire non, qui explique comment et pourquoi dire non, et à qui le dire, est absolument cruciale. Dès qu’un enfant parle, le contrôle est utile s’il prend tout de suite la forme de l’audition des autres enfants. Mais c’est rarement fait.
Concernant Bétharram, il faut dire les choses. C’est le directeur qui était mis en cause. J’attends votre question, mais je peux en parler tout de suite.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous allons y venir, car c’est lié.
Mme Ségolène Royal. C’est lié. L’instruction n’a de sens que si vous mettez en place une cellule d’audition de tous les enfants, pour savoir ce qui s’est passé. C’est très simple. C’est très efficace. Mais si cette cellule n’est pas mise en place, les enfants ne vont pas parler. Ils vont avoir peur.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’entends, mais j’en reviens à la question du contrôle. Celui-ci a ses limites, mais il peut permettre de s’assurer de la diffusion de la brochure Mon corps c’est mon corps, j’ai le droit de dire non. Portiez-vous une attention particulière au contrôle des établissements privés sous contrat, lorsque vous aviez la charge de l’enseignement scolaire ? Tout indique que les contrôles étaient inexistants, y compris à cette période. Cette donnée vous a-t-elle été communiquée quand vous avez pris vos fonctions ? Avez-vous essayé d’engager une politique particulière vis-à-vis de ces établissements ?
Mme Ségolène Royal. Je vous ferai une réponse pragmatique. Avec Jean-Michel Hayat, nous avons osé demander aux recteurs de repérer les écoles ou les classes dans lesquelles le guide Mon corps c’est mon corps, j’ai le droit de dire non n’était pas distribué et de faire remonter l’information, car ce serait déjà l’indice qu’on n’avait pas envie que les enfants parlent. Ensuite, j’imagine que les choses sont remontées et qu’on a dû regarder ce qui s’est passé dans ces cas-là. Mais nous avions déjà l’intuition que c’était un critère intéressant, pour savoir où régnait la loi du silence et où elle ne régnait pas.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous pourrions retrouver ces remontées, qui doivent dater de 1997-1998 et qui nous permettraient de mesurer la distribution du guide ou d’identifier, à l’inverse, les établissements dans lesquels il n’était pas disponible.
Mme Ségolène Royal. Je le pense. Je voudrais préciser que le guide visait aussi à détecter les maltraitances sexuelles dans la famille, où elles se produisent dans neuf cas sur dix. C’était aussi un accompagnement très important vers la libération de la parole de l’enfant. Je ne voulais pas laisser croire que je voyais des pédophiles partout, puisque c’est ce qui était avancé pour m’empêcher d’agir. Au contraire, il s’agissait de signaler des faits délictueux ou criminels non seulement à l’intérieur de l’école, des centres aérés ou des centres de sports, mais surtout à l’intérieur des familles.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’en viens plus directement à l’affaire Bétharram. En 1998, l’ancien directeur de l’établissement, M. Carricart, est mis en examen pour viol et agression sexuelle sur mineur de 15 ans. En tant que ministre déléguée à l’enseignement scolaire, aviez-vous été informée de ces faits qui avaient déjà eu, à l’époque, un fort retentissement médiatique ?
Mme Ségolène Royal. Non, je n’ai pas été informée. Je pense que Bétharram est un nom dont on se souviendrait.
Surtout, si j’avais été informée, j’aurais fermé Bétharram pour au moins huit jours, afin de faire l’enquête auprès des élèves. Pourquoi ? Parce que c’est le directeur qui est mis en examen pour viol. Or le poisson pourrit par la tête : si un directeur fait cela, c’est forcément qu’il y a un système, c’est forcément qu’il y a une équipe. En plus, c’était un internat. Par conséquent, si j’avais su cela, j’aurais fermé Bétharram et j’aurais demandé qu’il soit procédé à une audition de tous les enfants. C’est d’ailleurs ce qu’aurait dû faire le conseil général, chargé de la protection de l’enfance.
J’observe que la mise en examen intervient en 1998. Ma circulaire date de 1997. Peut-être – je l’espère – a-t-elle accéléré les choses et conforté le système judiciaire quant à la marche à suivre. Mais surtout, cette circulaire était prémonitoire. J’ai lu, tout à l’heure, le passage dans lequel il est mentionné que c’est le président du conseil général qui doit accompagner les familles. Puisqu’il y a eu un viol par un directeur d’établissement, il fallait se demander si d’autres enfants étaient aussi victimes. La moindre des choses aurait été d’auditionner tous les enfants, pour savoir s’il y avait d’autres auteurs de crimes – non seulement l’année de la mise en examen, mais aussi les années précédentes. Il aurait dû y avoir un appel à témoins, au fond. C’est cela qui aurait été une bonne gestion de ce dossier.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’entends, mais vous occupiez tout de même des responsabilités, à cette époque. Vous dites que vous n’avez pas été informée. Comment expliquer que la ministre déléguée à l’enseignement scolaire ne reçoive pas d’alerte concernant une situation aussi grave ? Vous avez parfaitement décrit les mesures que vous auriez pu prendre et qui, si elles avaient été appliquées, auraient peut-être protégé la vie de dizaines d’enfants dans les années qui ont suivi.
Mme Ségolène Royal. Vous me demandez si j’étais au courant de l’affaire Bétharram. La réponse est non. Je m’en souviendrais. En revanche, ce qui est clair c’est qu’il y avait plusieurs faits. Le début de ma circulaire indique d’ailleurs que « l’actualité récente a mis en lumière de nombreux faits de pédophilie commis au sein de l’institution scolaire ou à l’occasion d’activités extérieures organisées par des établissements ». C’est sans doute une remontée de faits à travers toute la France et relatés par la presse qui a conduit à cette circulaire. Peut-être que Bétharram en faisait partie. À mon avis, c’était quand même remonté dans les revues de presse. Contrairement à tous ceux qui disent qu’ils ne lisaient pas la presse, je ne dirai pas cela s’agissant du ministère, car il y avait des revues de presse – comme dans les conseils généraux, si je puis me permettre.
Cela peut avoir fait partie de toutes les remontées, mais le cas spécifique de Bétharram, je m’en souviendrais. Ce nom, on s’en souvient.
M. Paul Vannier, rapporteur. En 1998, en votre qualité de ministre, vous n’êtes alertée de cette mise en examen pour viol et agression sexuelle ni par l’inspecteur d’académie, ni par le rectorat de Bordeaux, ni par la Chancellerie ?
Mme Ségolène Royal. Pas du tout, non. Je ne suis absolument pas saisie de cette affaire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Comment expliquez-vous cette absence d’alerte ? Elle interroge, eu égard à la gravité des faits et plus encore quand on sait que dès 1995 et 1996, des faits de violences physiques sont déjà documentés. Il y a déjà eu des plaintes et des condamnations. Comment expliquez-vous que cette alerte ne vous parvienne pas ?
Mme Ségolène Royal. Elle ne me parvient pas parce qu’elle ne remonte pas. Pourquoi ne remonte-t-elle pas ? Je ne le sais pas.
M. Paul Vannier, rapporteur. En 1996, on le sait désormais, l’inspection académique envoie un inspecteur à Bétharram. Il y passera une journée – nous avons déjà beaucoup discuté des conditions dans lesquelles son rapport est élaboré. Toujours est-il qu’il contient une série de recommandations, mais que nous ne disposons d’aucun document de suivi. Nous disposons d’une lettre du directeur de l’établissement, qui affirme avoir appliqué certaines des recommandations et prend des engagements auprès des autorités académiques, mais nous n’avons aucun document émanant de l’éducation nationale et permettant de le vérifier avec un regard extérieur.
Comment sont suivis, à l’époque où vous êtes ministre, ces rapports d’inspection et le traitement des recommandations émises à l’occasion des contrôles ?
Mme Ségolène Royal. Il existe deux niveaux de suivi des rapports d’inspection. Le premier est celui des rectorats, qui sont les mieux à même, dans la proximité de l’action et dans la connaissance des interlocuteurs locaux, de suivre ces rapports et de remonter, lors des réunions hebdomadaires, les difficultés qu’ils peuvent rencontrer, les oppositions qu’ils peuvent ressentir ou les menaces qu’ils peuvent comprendre, pour ne pas donner suite à telle ou telle recommandation. Il y a aussi l’Inspection générale de l’éducation nationale qui, au niveau du ministère, a la charge non seulement d’élaborer les rapports, mais aussi d’assurer leur suivi. Normalement, le ministre reçoit toutes les semaines le secrétaire général du corps d’inspection pour évaluer les difficultés rencontrées.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dois-je comprendre que vous n’avez pas eu communication d’un éventuel suivi des recommandations émises, puisque ce rapport d’inspection avait été mené à l’échelle rectorale ?
Mme Ségolène Royal. Non, je n’ai pas eu de suivi des recommandations. Mais j’ai découvert, en suivant attentivement vos travaux, que ce rapport contenait une instruction pour faire une circulaire.
M. Paul Vannier, rapporteur. C’était dans un autre rapport.
Mme Ségolène Royal. Dans l’un des rapports, il y avait cette recommandation. J’imagine que c’était aussi l’une des motivations de la circulaire que nous avions faite avec Jean-Michel Hayat. En constatant plusieurs cas et à la suite des remontées que faisaient les recteurs quant à leurs difficultés à gérer ce type d’action, nous avons compris la nécessité, pour la première fois dans l’éducation nationale, de mettre du vocabulaire sur des faits. Parler de viol et d’agression sexuelle ne s’était jamais fait. Je crois que mettre des mots du code pénal dans le circuit de l’éducation nationale, pour que tout le monde soit bien au clair sur ce qu’il convenait de faire, répondait à une nécessité et à une attente des interlocuteurs locaux, pour savoir comment faire, comment se protéger et ne pas faire d’erreur dans les différentes procédures qu’ils pouvaient engager.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il me semble que le rapport que vous évoquez émanait de l’Inspection générale. Il avait été commandé après l’affaire de Bergerac et rendu en janvier 1994 au ministre de l’époque, François Bayrou, l’invitant à produire une circulaire sur le traitement par l’éducation nationale des faits de violence sexuelle sur enfants. Dans cette affaire, un enseignant avait violé deux élèves. Peut-être que votre circulaire répondait à cette demande qui, manifestement, n’avait pas été satisfaite par le ministre qui vous avait précédée rue de Grenelle.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Un poisson pourrit par la tête, dites-vous : quand un directeur est mis en cause pour un viol, comme le père Carricart, il faut pour vous fermer l’établissement et auditionner tous les élèves. Vous faites allusion à un cas extrêmement grave et à une réaction de ministre face à son devoir de protéger les enfants.
Vous avez été ministre de l’éducation nationale puis de l’enfance et de la famille durant cinq ans. Vous est-il arrivé, au titre de l’une ou l’autre de ces fonctions, de fermer un établissement quelques jours et d’auditionner tous les enfants ? Vos propos pourraient, indirectement, être un reproche adressé à M. Bayrou. Avez-vous le souvenir d’une affaire grave qui aurait justifié la fermeture d’un établissement et l’audition systématique des enfants, ce qui semble être une idée intéressante ? Je n’ai pas le souvenir, dans les cas qu’on nous a décrits, d’avoir vu une telle action engagée par un ministre.
Mme Ségolène Royal. Non. On pourrait retrouver des cas d’audition systématique de tous les enfants d’une classe. Je peux en retrouver. Mais là, ce qui est spécifique, c’est que dans le système scolaire, il est très rare que le mis en cause soit le directeur de l’école. Car normalement, le directeur n’est pas en contact avec les élèves. Il a une fonction administrative. Je n’ai jamais vu de cas dans lequel le proviseur d’un lycée, le directeur d’une école primaire ou le principal d’un collège se livre à des abus sexuels. S’il le fait, c’est vraiment qu’il y a une complicité des enseignants, c’est-à-dire des personnes qui sont en contact avec les élèves.
Hier, d’ailleurs, les victimes de Bétharram ont mis à jour le fait que non seulement le surveillant n’avait pas été licencié, mais en plus, il avait été promu. C’est bien le signe que la direction était solidaire. Si un directeur fait cela, il a forcément des complicités avec les gens qui sont en contact régulier avec des élèves. C’est cela qui est terrible.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le 11 février dernier, à l’Assemblée nationale, le premier ministre François Bayrou a nié avoir une quelconque connaissance des faits de violences physiques ou sexuelles commis à Bétharram. Il est partiellement revenu sur cette affirmation le 14 mai, en étant entendu devant notre commission. En revanche, il a indiqué, à l’occasion d’une réponse à l’une de nos collègues lors des questions au gouvernement, que « d’autres savaient » – en vous visant expressément, ainsi que Mme Guigou.
Vous avez indiqué publiquement que, selon vous, le premier ministre mentait en affirmant n’avoir jamais été au courant. Pouvez-vous étayer cette affirmation ?
Mme Ségolène Royal. Bien sûr. Il y a des choses toutes simples, vous savez. D’abord, on observe que c’est le même mécanisme : quelqu’un a quelque chose à se reprocher, mais il en accuse d’autres et se positionne en victime. François Bayrou utilise ce même mécanisme. C’est insupportable.
Ensuite, il dit qu’il ne lisait pas la presse locale. Il faut être sérieux ! On parle quand même de viols relatés dans la presse régionale. Un président de conseil général a la revue de presse tous les jours. Qui plus est, c’est passé à la télévision. Il était donc forcément au courant.
Il est aussi revenu sur son mensonge selon lequel il n’avait pas vu le juge, en admettant l’avoir vu durant deux heures à son domicile.
Enfin, il dit que c’est une opération politique. Laissez-moi vous dire ce qu’est la politique. C’est le fait que, quand on monte en responsabilité, on est plus exigeant. Quelqu’un qui devient premier ministre s’étonne qu’on lui demande des comptes sur la vérité de sa parole : ce n’est pas parce qu’on fait de la politique contre lui, mais parce qu’il est premier ministre et que les citoyens sont exigeants à l’égard de ceux qui ont la chance d’exercer des responsabilités.
Si ceux qui exercent des responsabilités ne savent plus distinguer le bien du mal, le vrai du faux, leur responsabilité de leur irresponsabilité, la parole des victimes de la parole des criminels, quelle confiance les citoyens auront-ils en eux ? Quelle confiance auront-ils dans ceux qui sont censés les représenter et qui sont aussi censés les défendre un jour ou l’autre ? Aucune ! C’est pour cela qu’un premier ministre a une responsabilité majeure et cruciale.
Je vais terminer en revenant sur l’histoire de la claque. J’ai été très choquée par ce qu’a dit François Bayrou au sujet de la claque. Moi, je n’ai jamais frappé mes enfants.
Premièrement, ce n’est pas un geste de père de famille de frapper un enfant au visage, parce que vous pouvez lui éclater le tympan, vous pouvez lui mettre le doigt dans l’œil et vous pouvez lui désosser les vertèbres cervicales. On ne frappe donc pas un enfant sur la tête.
Deuxièmement, ce n’est pas une claque qu’il donne à cet enfant. Il le frappe. Il le frappe dans une banlieue. Aurait-il frappé un enfant dans un centre-ville, au sortir d’une réunion de notables ?
Troisièmement, il dit qu’il a frappé l’enfant parce qu’il lui avait fait les poches. On ne le sait pas. J’ai revisionné ce qui a été filmé : on ne sait pas si l’enfant lui fait les poches ou si c’est une bousculade.
Et après – le pire ! –, comme cela lui donne une notoriété, il utilise cet incident pour se faire de la publicité politique. Il va à un meeting et il suppose que tout le monde aurait fait comme lui et sanctionné un voleur – il traite l’enfant de voleur, mais l’enfant n’a jamais volé. Il continue à le stigmatiser sans, à aucun moment, se préoccuper de ce qu’est devenu cet enfant. Si n’importe lequel d’entre vous, au-delà des clivages politiques, frappe un enfant – à la limite, mettons qu’il commette une erreur –, il reconnaît avoir fait une erreur, il demande que l’on suive l’enfant, que l’on appelle ses parents, que l’on regarde ce qu’il devient, et il se préoccupe du fait que son nom soit diffusé dans la presse.
Car, qu’apprend-on après ? L’enfant a été harcelé durant toute sa scolarité. Je ne sais pas si vous avez vu, un journaliste a fait une enquête. L’enfant s’est trouvé en échec scolaire. L’enfant est devenu délinquant. L’enfant a fait de la prison. Il a été traité de voleur publiquement par François Bayrou qui, à aucun moment, ne s’est préoccupé de savoir ce qu’il allait devenir. Il aurait dû l’appeler, pour lui présenter ses excuses ainsi qu’à ses parents. Il aurait dû proposer de lui faire visiter le ministère, de le remettre debout, de compenser ce geste. Il aurait dû lui dire qu’il allait réussir à l’école, travailler, devenir quelqu’un de bien, et lui affirmer qu’il allait l’accompagner et l’aider. Cela aurait été la juste compensation et la marque de l’attention que l’on porte à un enfant que l’on a si cruellement stigmatisé.
La cruauté n’a pas sa place, ni dans l’éducation nationale ni dans la politique, a fortiori à l’encontre des enfants.
38. Audition de M. Gérald Darmanin, ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice (20 mai 2025 à 16 heures 30)
La commission auditionne, dans le cadre des travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), M. Gérald Darmanin, ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice ([38]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie, monsieur le ministre d’État, de vous être rendu disponible pour cette audition. Nos travaux ont mis en évidence des difficultés dans les relations entre la justice et l’éducation nationale : elles se traduisent parfois par un manque de coordination dans les actions menées par chacun des ministères, lorsque des faits de violence contre des élèves ont été révélés.
Cette audition obéit au régime de celles d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Cet article impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Gérald Darmanin prête serment.)
De nombreuses personnes auditionnées ont indiqué que la qualité et l’effectivité de l’information réciproque entre l’éducation nationale et la justice étaient très variables selon les parquets. Comment expliquer une telle hétérogénéité ? Identifiez-vous des défaillances ou, au contraire, considérez-vous que ce dialogue est satisfaisant ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice. Des pistes d’amélioration sont toujours possibles, pour une meilleure information des victimes, des partenaires publics de la justice et de l’ensemble des acteurs qui protègent les personnes les plus faibles, notamment les enfants. J’occupe mes fonctions à la Chancellerie depuis seulement cinq mois. Sur la question des violences faites aux mineurs, les gardes des sceaux successifs ont pris sept dépêches. En 2021, Éric Dupond-Moretti a publié une circulaire visant à améliorer les échanges d’informations spécifiques à cette question. La loi du 14 avril 2016 relative à l’information de l’administration par l’autorité judiciaire et à la protection des mineurs organise le partage de l’information par la justice – en l’espèce, les parquets –, compte tenu du secret de l’instruction et de l’enquête, tout en garantissant la présomption d’innocence ; dans le cadre des enquêtes préliminaires, qui n’ont pas vocation à être publiques, les perquisitions ou les auditions peuvent avoir lieu sans laisser la possibilité aux auteurs présumés de dissimuler d’éventuelles preuves. Il faut concilier le secret de l’enquête avec le partage de l’information.
Il est vrai, madame la présidente, que certaines pratiques divergent en fonction des personnes, des parquets, des territoires. Il revient au procureur général – ou à la procureure générale – d’appliquer les circulaires et les dépêches du garde des sceaux, pour uniformiser les pratiques. Dès mon arrivée, j’ai adopté une circulaire de politique pénale, qui, rédigée de manière simple et facilement compréhensible, tenait en deux pages et demie. J’ai réuni les procureurs généraux et les procureurs pour la faire appliquer, puisque, à la suite de la loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique, dite loi Taubira, je ne puis donner que des instructions générales, et aucune instruction individuelle. J’ai appelé leur attention sur trois points : le narcobanditisme ; les violences faites aux femmes et aux enfants, expressis verbis ; les discriminations religieuses, sexuelles et autres. J’ai insisté sur le fait que le cadre pouvait non seulement être scolaire, mais aussi un lieu de protection dans lequel les familles confient leurs enfants. Lorsque j’étais maire, j’ai constaté l’existence d’un certain nombre de défaillances, notamment pour la consultation de fichier de personnes embauchées pour des temps très courts, et que la réponse des services de justice, si d’ailleurs réponse il y a, reste évasive.
Lorsque le procureur de la République, après les forces de l’ordre – et même le juge du siège en cas de constitution de partie civile – a connaissance d’une plainte ou d’un signalement par lettre, la question se pose de savoir s’il appelle directement le chef d’établissement – probablement pas –, le directeur académique ou le recteur, pour signaler telle ou telle difficulté dans tel ou tel établissement, afin que l’administration de l’éducation nationale aille y faire son travail – inspection ou écoute. S’il s’avère que les faits sont établis, je ne vois rien de choquant à ce que le procureur de la République, éventuellement en lien avec les forces de l’ordre voire le préfet, puisse faire part de la situation à l’établissement et intervenir pour faire cesser immédiatement les agressions faites aux enfants.
Les choses étaient sans doute très imparfaites avant la loi de 2016. Depuis, la circulation de l’information a été encadrée, tenant compte du nécessaire équilibre entre le secret de l’instruction, la présomption d’innocence et l’alerte donnée sur d’éventuelles dérives. Vous avez toutefois raison de souligner, madame la présidente, que les comportements individuels doivent faire l’objet d’une supervision. Tel est le rôle des procureurs généraux. À l’issue de cette commission d’enquête, je leur adresserai sans doute à nouveau une instruction, afin qu’ils s’assurent de l’application de la loi de 2016 et des dépêches de mon prédécesseur, quelles que soient les personnes en poste dans chacun des parquets.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Votre circulaire de politique pénale générale – un document stratégique important – met l’accent sur les violences physiques et sexuelles faites aux enfants. Pourquoi ce choix ? Est-ce en raison d’un constat que vous avez fait lors de votre prise de fonction, ou de la sensibilité particulière qui est la vôtre, vous qui avez été ministre de l’intérieur ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. J’ai été touché, personnellement, dans ma famille, par la perte d’un enfant, à la suite d’une agression. J’ai grandi en étant confronté à cette épreuve, que connaissent de nombreuses familles. Par ailleurs, j’ai été maire d’une ville socialement défavorisée, et j’ai pu mesurer à quel point la protection de l’enfance est un parent pauvre de notre travail collectif. Si des situations extrêmement difficiles touchent tous les milieux sociaux, les femmes qui élèvent seules leurs enfants sont les premières concernées, surtout en cas de violences conjugales : les enfants en sont également les victimes.
Ensuite, en tant que ministre de l’action et des comptes publics en charge de Tracfin et de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), j’ai visionné, sur le dark web, des démonstrations ignobles de viols en ligne ou à distance, générant des mouvements financiers importants, dont les commanditaires étaient des citoyens français, depuis des pays d’Asie du Sud-Est. Ces faits étaient peu connus du grand public et des autorités publiques.
Enfin, au ministère de l’intérieur, j’ai créé de toutes pièces le premier Office mineurs (Ofmin), relevant de la police judiciaire et visant à protéger les mineurs et les enfants. J’ai demandé à une excellente commissaire divisionnaire de le diriger ; situé à Nanterre, il compte une quarantaine d’officiers de police judiciaire (OPJ). Son action est complémentaire à celle, extrêmement efficace, de la brigade de protection des mineurs de la préfecture de police, ainsi qu’au travail, quoique non spécialisé, des services de police, qui comptent des personnels très investis sur ces questions, sans doute également pour des raisons personnelles. L’Ofmin permet de faire de la stratégie et du renseignement criminel. Je vous invite à cet égard à auditionner le ministre de l’intérieur.
En tant que ministre – je le suis depuis huit ans –, la chose la plus terrible que j’ai vue est la carte, dressée par l’Ofmin, qui fait apparaître les connexions à des sites pédopornographiques partout en France : des centaines de milliers de points s’allument, témoignant d’un immense flux de consultations. Et même si tous ceux qui consultent un site pédopornographique ne sont pas pédophiles, ce n’est pas très rassurant et il est vraisemblable que l’on n’interpelle et ne condamne qu’un très petit nombre des auteurs de violences faites aux enfants, en raison du silence et du manque de moyens d’enquête et technologiques. Des photos d’enfants sont utilisées comme objets de fantasme – notamment par le biais de deepfake (hypertrucage) –, ce qui est pénalement répréhensible. En tant que ministre de l’intérieur, j’ai eu à traiter beaucoup de cas de viols commis par des personnes envers leurs propres enfants, ou ceux de leur famille proche, afin de faire des photos et de les échanger : le numérique engendre une multiplication des violences envers les enfants.
J’ai également eu à gérer, alors que j’étais ministre de l’intérieur, à la suite de révélations, une question qui a touché l’Église catholique : le secret de la confession, qui a donné lieu à un débat politique et parlementaire. J’ai eu de longues discussions sur ce sujet avec monseigneur Éric de Moulins-Beaufort, alors président de la Conférence des évêques de France, pour lui indiquer que le secret de la confession ne pouvait s’apparenter au secret médical ou au secret professionnel. Des dispositions figurent désormais dans la loi – peut-être sont-elles perfectibles – pour délier les personnes du secret de la confession en cas de faits de nature sexuelle commis sur des mineurs ou des majeurs vulnérables, compte tenu des scandales qui, à une époque pas si lointaine, ont frappé l’Église catholique.
Troisièmement, je considère depuis très longtemps – j’ai donné trois interviews à ce sujet en 2020 et 2021 – que les violences faites aux enfants constituent un continent caché : il faut lui consacrer beaucoup plus de moyens publics. Au-delà des enquêteurs, la sensibilisation des services de justice aux enquêtes est essentielle : peu de commissariats ou de brigades de gendarmerie laisseraient désormais en attente plus de quelques heures une plainte déposée pour viol. Je ne suis pas certain que la même énergie soit déployée, en ce domaine, dans tous les services de police, de gendarmerie et des parquets de France en cas de main courante, comme cela existe pour les violences faites aux femmes. Lorsque l’on reçoit une lettre, un signalement ou un appel téléphonique évoquant une violence, notamment sexuelle, faite à un mineur, il ne faut pas hésiter à utiliser les moyens que sont la garde à vue, les perquisitions, le contrôle des outils numériques, les constatations médicales – éléments de preuve des viols – et la sensibilisation des professionnels. J’ai donc tenu, d’entrée de jeu, à sensibiliser les procureurs de la République, qui mènent les enquêtes judiciaires et donnent des ordres aux OPJ, sur ces questions.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons auditionné l’adjoint à la cheffe de l’Ofmin, qui nous a présenté le projet de déploiement dans les territoires. Nous avons en revanche constaté que les procureurs n’avaient pas une bonne connaissance de son champ d’action et de saisine. Ainsi, ils traitent localement des cas de haine en ligne, considérant que l’Ofmin ne peut intervenir que sur les affaires de grande ampleur. Le réflexe n’est pas non plus de se tourner vers lui pour une affaire comme celle de Châlons-en-Champagne, avec des viols et des plaintes pour agression sexuelle sur plusieurs jeunes. Est-il, selon vous, nécessaire de clarifier son rôle ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. Ce service étant assez jeune, il n’est pas anormal que les choses soient difficiles à installer. Je rappelle que les enquêteurs sont sous l’autorité des magistrats et des services des procureurs de la République. Le procureur de la République ou le magistrat du siège dispose de l’entière liberté du choix du service enquêteur, même si l’on comprend qu’un office spécialisé puisse avoir sa préférence. Comme tous les offices de police judiciaire, l’Ofmin a trois grandes qualités. Tout d’abord, il produit du renseignement criminel sur l’état de la menace pédophile, surtout lorsqu’elle est organisée. Il existe en effet une criminalité organisée autour de la violence faite aux enfants, notamment la prostitution et la pédophilie. L’Office donne des moyens d’enquête et de stratégie, que peuvent ensuite décliner les services locaux de police ou de gendarmerie. Il s’inscrit également dans le cadre d’une coopération internationale, que ce soit avec les majors d’internet ou avec les autres polices, notamment en Asie du Sud-Est – où un certain nombre de pays posent des problèmes – pour repérer les connexions et intervenir. L’Ofmin ayant plutôt vocation à être saisi pour les grandes affaires ou celles qui relèvent d’une organisation criminelle, il n’est pas anormal que les services d’enquête locaux soient sollicités spontanément. Troisièmement, il est normal qu’il prenne la main pour coordonner des interpellations et des perquisitions – qui d’ailleurs touchent souvent les professions en lien avec les enfants – à grande échelle, comme la presse s’en fait parfois l’écho. Son travail consiste à porter la bonne parole dans tous les services spécialisés.
À cet égard, l’un de mes prédécesseurs au ministère de l’intérieur a inventé les salles Mélanie, pour les auditions d’enfants victimes de certains types de violences. Les enfants âgés de moins de 10 ans ont en effet plus de mal à s’exprimer : ces salles permettent de libérer leur parole : le policier n’y est pas en civil et est souvent accompagné d’une femme ; des jouets – des poupées – permettent de figurer la manière dont la personne a été touchée ou agressée sexuellement ; le lieu est plus accueillant qu’un commissariat ou une brigade de gendarmerie. Ces salles sont équipées de micros et de caméras, pour que l’OPJ (officier de police judiciaire) puisse dresser son constat. Le procureur de la République demande que les propos de l’enfant soient intégralement reproduits. Une audition peut durer de quatre à neuf heures, ce qui nécessite beaucoup d’OPJ : seul un enfant par jour passe dans cette salle. Au vu du nombre de contentieux, il apparaît souhaitable de créer plus de salles Mélanie : en quatre ans et demi, j’ai multiplié par quatre le nombre de lieux susceptibles de recevoir des enfants, à la gendarmerie nationale comme à la police nationale. La plupart des départements en disposent actuellement, même si certains d’entre eux – les territoires ultramarins, le Nord et l’Est de la France, où les taux de pauvreté sont les plus forts – devraient en avoir davantage, en raison d’un nombre important de contentieux.
Par ailleurs, se pose la question de l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) pour reproduire les propos des enfants, notamment la technique de transcription sous la dictée du speech-to-text : j’ai modifié un décret pour autoriser cette pratique dans la police nationale et la gendarmerie nationale. Une autre difficulté est l’absence – en tout cas lorsque j’étais ministre de l’intérieur – de bande-son de voix d’enfant : une commande visant à y remédier a été passée à une start-up d’État. Si l’Ofmin fait du renseignement au sens large, avec une organisation nationale, chaque brigade de gendarmerie, chaque service de police doit être formé à la violence faite aux enfants comme il l’a été pour les violences faites aux femmes, même si rien n’est encore parfait en ce domaine.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans la même circulaire de politique pénale, vous soulignez l’enjeu de répondre avec les plus grandes vigilance et célérité aux signalements émanant de l’éducation nationale, en particulier concernant ses personnels, en mentionnant les signalements relatifs à la radicalisation, à l’apologie du terrorisme et au séparatisme, ainsi que les actes antisémites, antichrétiens et antimusulmans. Disposez-vous du volume des signalements mettant en cause des personnels de l’éducation nationale ? De quelle façon et dans quels délais sont-ils traités par les parquets ? Pourquoi les autres formes de discrimination – sexisme, racisme, homophobie – ne figurent-elles pas dans la circulaire ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. Il me semble que les questions liées au genre ou à l’orientation sexuelle sont mentionnées expressis verbis dans la circulaire. Je ne dispose pas des signalements mais des condamnations leur faisant suite. Sur les cinq dernières années – avant que je prenne la circulaire –, il y a eu 25 à 35 condamnations par an de personnes majeures au titre des infractions de violences sexuelles commises par une personne abusant de l’autorité de ses fonctions, entre 127 et 218 – selon l’année : j’ai un tableau que je pourrai vous transmettre – condamnations définitives de personnes majeures pour des infractions et violences sexuelles commises par personne ayant autorité sur la victime, hormis les cas d’inceste, et 7 condamnations par an de personnes chargées de mission de service public dans un établissement d’enseignement scolaire. Si les autres formes de discriminations ne sont évidemment pas écartées, la circulaire vise à appeler l’attention sur les priorités que constituent les signalements de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur. Sur ce dernier point, le ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche m’avait indiqué que les signalements faits par les responsables d’établissements ou les professeurs d’université au titre de l’article 40 du code de procédure pénale n’étaient pas suivis par les procureurs de la République.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Le suivi par les procureurs de la République concerne les victimes, mais aussi les lanceurs d’alerte – parfois des enseignants – dont la parole n’est pas toujours entendue ou suffisamment prise en considération. Les questions sont celles de la suite judiciaire, des taux de classement sans suite, d’ouverture d’enquêtes et de condamnations. Vous avez évoqué la différence de traitement entre une plainte, une main courante et un signalement, qu’il soit fait par lettre ou au titre de l’article 40 : pouvez-vous apporter des précisions sur ce point ? Depuis deux mois, le co-rapporteur et moi-même avons procédé à une cinquantaine de signalements au titre de l’article 40, dans vingt-cinq départements différents, à la suite des témoignages qui nous parviennent et que nous estimons suffisamment graves pour être signalés à la justice. Comment les violences faites aux enfants dans le cadre scolaire peuvent-elles être traitées, de manière spécifique, par les parquets ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. Beaucoup de signalements sont adressés aux procureurs de la République au titre de l’article 40. Peu d’entre eux sont suivis d’une enquête. Nous ignorons lorsqu’une enquête préliminaire est ouverte puis refermée, puisqu’elle n’a pas vocation à être rendue publique ; lorsqu’elle l’est, c’est souvent en raison de fuites, parce qu’elle touche des personnes connues. Il existe deux types d’enquêtes, celles de flagrance et les enquêtes préliminaires. Lorsque mon ministère mettra en œuvre la procédure pénale numérique, à la fin de l’année, je pourrai vous communiquer les chiffres.
Il est vrai que les signalements ne donnent pas systématiquement lieu à ouverture d’enquête. C’est la raison pour laquelle le code de procédure pénale donne la possibilité d’une plainte avec constitution de partie civile, qui permet de passer au-dessus du procureur de la République, qui décide de l’opportunité des poursuites : elle s’adresse directement au juge en charge de l’instruction et les magistrats du siège sont désignés directement, sans passer par le parquet. Depuis la loi de Mme Taubira précitée, l’autorité du garde des sceaux est moins directe : le parquet n’étant toujours pas indépendant au sens constitutionnel du terme
une plainte avec constitution de partie civile permet aux victimes de s’assurer que l’opportunité des poursuites relève du magistrat du siège.
La diversité des possibilités de signalement est, certes, peu compréhensible pour les Français. Nous avons déjà rencontré cette difficulté sur la question des violences faites aux femmes : pendant longtemps, toute procédure autre qu’une plainte formelle déposée par la victime n’était pas suivie d’effet ni ne donnait lieu à poursuite. Les choses ont radicalement changé, suite aux instructions données par le ministre de l’intérieur : désormais, la main courante déposée par une femme pour une agression sexuelle par son mari est supposée remonter immédiatement au procureur de la République, qui, presque systématiquement, ouvre une enquête. Il est tout aussi évident que, si un commissaire de police recevait une simple lettre d’une citoyenne décrivant ce qui s’est passé, le dossier serait immédiatement transmis au parquet. Les consignes des procureurs de la République, les circulaires des gardes des sceaux successifs et les instructions des ministres de l’intérieur assimilent une telle lettre à une plainte à laquelle il doit être donné suite.
Le code de procédure pénale distingue la plainte de la main courante, mais tous ces signalements sont des plaintes et aucun formalisme particulier n’est exigé. Tout signalement étayé mérite enquête, dans le respect des priorités fixées par le garde des sceaux dans ses circulaires de politique pénale. Ces signalements peuvent prendre la forme d’une simple lettre, même imparfaite, d’un e-mail, d’un courrier ou d’un appel téléphonique. Ils peuvent être faits, par exemple, par les services municipaux – du logement, du sport ou encore par le centre communal d’action sociale (CCAS) – sur des difficultés concernant telle école, tel enfant ou tel enseignant.
Pour que ces signalements aboutissent à une enquête, nous nous heurtons à une difficulté que nous connaissons tous : le manque d’officiers de police judiciaire formés pour les traiter, car les violences sexuelles, physiques ou psychologiques, surtout celles qui touchent les enfants, demandent une formation spécifique.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Comment mieux informer les personnes qui font un signalement au titre de l’article 40 des suites qui y ont été données, notamment dans le cas d’un classement sans suite ? Pour recueillir le témoignage de l’enfant et engager la procédure, par exemple, un directeur d’école doit y consacrer du temps ; or nous avons entendu en commission qu’il n’y avait souvent pas de retour.
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. C’est un des problèmes majeurs du ministère de la justice. Aujourd’hui, que l’on soit auteur, victime ou avocat, on ne peut savoir où en est l’affaire.
Lorsque j’étais ministre des comptes publics, nous sommes passés à l’impôt à la source. Les Français ont vu la différence. Ils peuvent désormais signaler tout changement dans leur vie fiscale – perte de conjoint, arrivée d’un enfant, changement de travail, covid – et modifier immédiatement leur taux d’imposition.
Le ministère de la justice ne dispose pas d’un portail numérique où l’on pourrait suivre sa plainte, payer une amende ou encore consulter ses obligations de probation. Nous mettons en place en ce moment un portail numérique qui permettra de suivre une affaire. J’ai d’ailleurs adressé, il y a une dizaine de jours, une lettre aux magistrats. Le parquet a la mission d’informer les victimes, mais les pratiques varient selon les parquets.
On peut aussi penser que les victimes sont insuffisamment informées de la libération conditionnelle de l’auteur de l’infraction, de sa condamnation dans une affaire similaire ou qu’il se rapprocherait du domicile d’une victime.
J’ai bien conscience de ces difficultés, qui me semblent avant tout dues à l’absence d’un portail numérique, même si certains parquets informent systématiquement, alors que d’autres ne le font pas. Dans le cadre de l’affaire Bétharram, où certains faits remontent à plusieurs dizaines d’années, ces difficultés sont encore plus grandes puisqu’il s’agit d’une époque où le ministère de la justice était encore moins bien organisé.
Normalement, d’ici à la fin de l’année prochaine, le ministère mettra en ligne un portail pour accompagner toute demande faite à la justice. La justice administrative le fait déjà.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je veux vous interroger sur la prescription. La question se pose dans le cadre de l’affaire Bétharram, mais aussi à Riaumont ou en Bretagne, où mes collègues ont reçu des signalements. La plupart des victimes – on peut penser à des personnes d’une soixante d’années, qui libèrent aujourd’hui leur parole sur les agressions subies pendant l’enfance – sont convaincues qu’il est inutile de déposer plainte voire en ont été dissuadées en raison de la prescription.
Les hauts fonctionnaires de différents ministères que nous avons auditionnés nous ont donné l’assurance que le dépôt d’une plainte pour des faits de viol ou d’agression sexuelle prescrits déclenchait systématiquement l’ouverture d’une enquête, qui pouvait être utile, notamment si l’agresseur est encore vivant et peut-être même encore au contact avec des enfants. Cette enquête peut en effet permettre de rechercher les responsabilités actuelles, notamment de la protection de l’enfance, et d’identifier de nouveaux cas. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ces affirmations ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. L’officier de police ou de gendarmerie ne peut pas refuser une plainte, même si, par exemple, la personne se trouve dans une autre ville que celle où elle réside. Je sais qu’il reste un énorme travail à faire pour faire appliquer le code pénal et le code de procédure pénale. Je suis élu local et il m’arrive très souvent d’appeler la commissaire de police pour lui dire qu’elle doit prendre la plainte de telle ou telle personne.
Grâce à la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (Lopmi), toute personne peut se faire assister par un avocat dès le dépôt de plainte. Auparavant, certains services de police ou de gendarmerie refusaient en effet la présence de l’avocat à ce stade, arguant par exemple de l’exiguïté des locaux.
Toute plainte, même la plus farfelue, même la plus éloignée d’une infraction, doit être reçue et la prescription ne peut être un motif de refus. Il appartient ensuite au procureur de décider de ses suites.
Éric Dupond-Moretti, auquel je rends hommage, a demandé qu’une enquête soit systématiquement menée dans le cas de plaintes pour violences sexuelles, même si les faits sont prescrits. Le calcul des délais de prescription est compliqué et il peut arriver que l’enquête permette de les modifier. Il peut aussi arriver qu’une personne pense que les faits sont prescrits alors que ce n’est pas le cas.
Les services de police peuvent avoir l’impression que leur travail ne pourra aboutir à une condamnation, mais l’enquête est très importante – pas simplement pour la victime. Elle peut permettre de retrouver l’auteur et de relier les faits prescrits à des faits nouveaux, à partir desquels court un nouveau délai de prescription.
Je ne balaye pas d’un revers de la main les débats de juristes sur l’imprescriptibilité, et je comprends qu’il faille éviter les fausses promesses faites à des personnes qui déposent une plainte soixante ans après les faits. J’entends également les arguments avancés par d’anciens gardes des sceaux, des avocats ou des magistrats faisant valoir que la date butoir de la prescription peut aider à libérer la parole. Un autre argument consiste à dire que, longtemps après les faits, leur auteur peut être décédé, qu’il ne peut donc se défendre et que les preuves peuvent avoir disparu.
Malgré ces arguments, je me suis toujours prononcé pour l’imprescriptibilité des faits de violences faites aux mineurs, pour les raisons que vous dites, madame la rapporteure. Des personnes de 75 ans ou plus qui parlent, parfois à l’orée de la mort, dans des circonstances touchantes, de viols subis à l’âge de 5 ans doivent pouvoir en bénéficier. Par ailleurs, il faut sans doute distinguer imprescriptibilité civile et imprescriptibilité pénale. J’ai été favorable à la proposition de Mme Bergé de rendre imprescriptible l’action civile liée à des faits de violences sexuelles sur mineur, qui permettrait au moins de reconnaître le statut de victime. Je ne suis pas, en tout cas, un garde des sceaux qui voit la prescription comme un dogme.
Le régime de la prescription a été modifié et il est désormais possible d’étendre le délai si les faits prescrits peuvent être reliés à des faits nouveaux. L’enquête menée sur des faits prescrits peut permettre de retrouver d’autres victimes. J’ai pu constater, lorsque j’étais ministre de l’intérieur, qu’il arrivait que des personnes le permettaient grâce à leur témoignage ou à des vidéos ou des messages qu’elles avaient conservés. Les enquêtes peuvent aussi conduire à faire parler l’ADN.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans le cadre de notre enquête sur Notre-Dame de Bétharram, nous avons pris connaissance d’un document du procureur de la République daté du 17 septembre 1996 et intitulé « Avertissement avant poursuites », qui nous a interpellés. Le procureur s’adresse au directeur de l’établissement et à un certain Thomas C., tous deux ayant fait l’objet d’une plainte pour violence, dont la référence est rappelée en objet, et indique : « Compte tenu des circonstances de cette affaire, j’ai décidé de ne pas lui donner de suite pénale. Il va de soi que cette décision pourra être révisée en cas de survenance d’éléments nouveaux ou de récidive de votre part. Je souhaite que vous sachiez tenir le plus grand compte de cet avertissement. »
Ce type d’« avertissement avant poursuites » était-il prévu ou habituel à l’époque ? L’est-il encore ? Je remarque qu’il n’y est pas fait mention d’une éventuelle réparation, ni d’une peine alternative ou d’une période probatoire. L’avertissement sans suite pénale est-il encore à l’ordre du jour dans les affaires de violences sexuelles, physiques ou psychologiques envers un enfant ? Qu’en est-il de la mise en conformité avec la loi, une procédure très peu connue du grand public ? Le parquet pourrait y avoir recours, plutôt que de donner des suites pénales, car, dans les affaires qui nous occupent, on parle d’omerta et d’intervention de certaines personnes qui pourraient avoir discuté entre elles.
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. Je vous crois sur parole car je n’ai pas eu ce document entre les mains. Je suis un maigre juriste, je me suis donc renseigné auprès de mes services : l’avertissement avant poursuites n’a pas d’existence juridique. J’ignore donc ce qui a poussé le procureur de la République, alors en poste à Pau, à cette démarche – même si le code de procédure pénale n’interdit pas la création verbale... La direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), en tout état de cause, n’a jamais donné d’instructions sur de tels documents, et je ne pense donc pas qu’il s’agisse d’une pratique usuelle chez les procureurs. Ils peuvent décider de classer sans suite, de faire un rappel à la loi ou, s’il ne s’agit pas de violences faites à un mineur, une mise en conformité avec la loi. Quoi qu’il en soit, l’avertissement avant poursuites est une notion floue et sui generis, qui, je l’espère, n’est pas généralisée.
M. Paul Vannier, rapporteur. Notre commission d’enquête porte aussi sur le signalement des violences, sur leur remontée dans des chaînes que nous devons parfois essayer de reconstituer et sur leur traitement.
À ce titre, je voudrais revenir sur un échange que vous dites avoir eu en 2021 avec le président de la Conférence des évêques de France, que nous avons auditionné. Je l’ai interrogé sur le secret de la confession. Les prêtres peuvent recevoir la confession d’élèves scolarisés ou de personnels dans des établissements privés sous contrat et ce moment peut être l’occasion de révéler des crimes de violences physiques ou sexuelles.
Éric de Moulins-Beaufort a, en 2021, déclaré que « le secret de la confession s’impose à nous et il s’imposera », laissant ainsi entendre que certaines règles de l’Église pouvaient s’imposer aux lois de la République. Pouvez-vous revenir sur l’échange que vous avez eu avec lui à la suite de ces déclarations et sur les mesures que vous avez prises pour délier les prêtres de ce secret, qui peut être un obstacle au signalement de certains faits pourtant très graves ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. De mémoire, j’ai eu plusieurs échanges avec monseigneur de Moulins-Beaufort et ses collaborateurs immédiats, notamment M. de Woillemont, avec lesquels j’ai toujours eu d’excellentes relations républicaines, quoique dans une certaine confrontation. Je me souviens notamment que, lors de la pandémie de covid – j’étais alors ministre de l’intérieur –, il n’était pas facile de faire respecter les règles à l’ensemble des cultes et moins encore au culte catholique, qui est le seul à avoir attaqué certaines de mes décisions devant le Conseil d’État. Je me souviens aussi de la question de la présence de caméras de vidéoprotection autour des églises, qui a toujours été refusée. Le travail avec l’Église catholique était important, mais franc – disons-le comme cela.
Je me suis exprimé publiquement – les coupures de presse peuvent en témoigner – pour marquer mon désaccord total avec les propos de monseigneur de Moulins-Beaufort. Nous étions chacun dans notre rôle. Il me revenait de rappeler qu’aucune règle religieuse n’est au-dessus des lois de la République et que l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer. Nos conventions internationales, notamment la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), celle qui est signée par le plus grand nombre de pays, le reconnaissent et nous menons un travail collectif de lutte contre ces crimes.
Loin de moi l’idée que l’Église catholique couvrait de tels crimes. Monseigneur de Moulins-Beaufort a démontré son courage et je sais qu’il était très touché par les événements. Je me souviens également d’un déjeuner à Paris avec le nonce apostolique. Je pense qu’il y avait, peut-être, une pression amicale des autorités de l’époque pour que le sujet ne soit pas évoqué à la suite du rapport de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, dit rapport Sauvé.
Ce rapport présente tout de même deux petits inconvénients. Le premier tient aux chiffres : ils ne donnent pas le nombre exact de faits, mais plutôt une projection par rapport à un certain nombre de faits, ce que l’Église remettait en question. Le deuxième tient à son périmètre, puisqu’il ne concerne que l’Église catholique, qui avait alors argué qu’elle n’était pas la seule institution à accueillir des enfants. Ces arguments sont fondés, mais ils n’enlèvent rien au fait qu’il n’est pas normal que quelqu’un, dans le secret de la confession, dise avoir été violé ou avoir violé un enfant sans qu’il se passe rien.
Nous avons eu la même discussion avec les médecins. La loi a changé et le secret médical est levé lorsqu’un enfant est en détresse. Si nous voulons lutter fortement contre les féminicides et les violences sexuelles faites aux femmes, il faudrait que les médecins aient l’obligation, même si cela ne fait plaisir à aucun médecin, de saisir les services de police, de gendarmerie ou de la justice s’ils ont en face d’eux une femme en détresse. La question très importante du secret ne concerne donc pas que l’Église catholique.
Pour revenir à l’échange que j’ai eu avec monseigneur de Moulins-Beaufort, je lui ai dit qu’on ne pouvait pas accepter cette position de l’Église catholique et qu’on ne pouvait pas accepter, après les révélations du rapport Sauvé, que les choses continuent à être comme elles étaient. Il a d’ailleurs donné, ensuite, une longue interview pour expliquer que ses propos avaient été malheureux et que des dispositions avaient été prises pour entendre le plus grand nombre possible de signalements, ce que nous avons également fait avec le concours des préfets. Mon travail à l’époque, en tant que ministre de l’intérieur, concernait la relation avec les cultes. Je n’agissais pas en tant que patron des services de police ou de gendarmerie.
L’Église catholique a consenti des efforts très importants, dans des conditions peu faciles. Jusqu’à récemment la règle était d’éloigner les personnes impliquées et de ne pas en parler publiquement, ce qui m’a toujours paru contraire à ce que devaient faire les femmes et les hommes de France.
M. Paul Vannier, rapporteur. La question de la levée du secret concerne en effet également les médecins et, parfois, les avocats. La République a la même exigence pour tous. Si j’insiste sur l’Église catholique, c’est parce que 96 % des établissements privés sous contrat font partie du réseau de l’enseignement catholique.
Vous avez parlé de délier le secret de la confession. Faut-il comprendre que, dans le cadre de vos échanges en tant que ministre des cultes avec les représentants de l’Église catholique et avec le nonce, vous avez cherché à délier ce secret ? Ou avez-vous pris des mesures réglementaires ou législatives similaires à celles que vous avez évoquées concernant le secret médical pour garantir que les faits partagés lors d’une confession puissent être révélés ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. Le nonce apostolique étant le représentant d’un État étranger, je ne me suis pas permis de parler avec lui de l’organisation de l’Église catholique dans notre pays. Depuis la Révolution française et l’Empire, nous avons fort heureusement une relation différente avec le Vatican – même si cela n’enlève rien au respect que j’ai pour le nonce.
En revanche, j’ai abordé ce sujet à plusieurs reprises avec l’Église de France. Il existe d’ailleurs, pour cela, une instance qui fut institutionnalisée par les échanges de lettres entre la France et le Vatican en 1922, et après que le pape Léon XIII a reconnu la République et fortement poussé les catholiques à faire de même. Ainsi, tous les six mois, le premier ministre – accompagné du ministre de l’intérieur, qui est chargé des cultes, ainsi que d’autres membres du gouvernement – reçoit les représentants de l’Église de France, soit cinq ou six prélats, pour échanger sur des sujets très variés ayant trait au culte catholique. La question du secret a été plusieurs fois abordée à cette occasion et je me rappelle que le premier ministre très courageux qu’était Jean Castex a rappelé à l’Église que, si elle ne collaborait pas systématiquement avec la justice, nous devrions prendre des mesures législatives – étant entendu que des mesures réglementaires n’auraient aucun sens. J’ai le souvenir d’échanges assez forts, et je tiens à dire que plusieurs prélats, parmi lesquels certains sont devenus cardinaux, ont appuyé les propos du premier ministre – au sein de l’Église il y avait en effet, comme c’est bien normal, des approches différentes. À cet égard, que monseigneur Aveline ait succédé à monseigneur de Moulins-Beaufort, autre personnalité très courageuse, à la tête de la Conférence des évêques de France me semble être une bonne chose pour la collaboration entre l’État et l’Église.
N’ayant pas eu la chance de rester ministre de l’intérieur – ce que certains ici regrettent peut-être –, je ne sais pas où en est cette discussion très importante et très intéressante avec le culte catholique. On ne dispose pas des mêmes informations au ministère de la justice qu’au ministère de l’intérieur – je ne suis pas le patron de services d’enquête –, mais il me semble que, depuis 2021 et 2022, qui furent des années un peu difficiles, l’Église catholique dans son ensemble collabore davantage.
Par ailleurs, puisque vous parlez à juste titre des établissements scolaires, j’ai constaté, comme maire, puis comme ministre de l’intérieur, que les enfants pouvaient aussi souffrir de violences dans d’autres lieux. Je pense, sans chercher à leur jeter l’opprobre, aux très nombreux mouvements de jeunesse, auxquels je crois qu’on s’intéresse assez peu, ou encore aux crèches. J’ai vu des choses assez horribles concernant de très jeunes enfants. Ainsi, si j’ai pris bonne note des pourcentages que vous avez donnés et si l’Église et l’enseignement catholiques doivent sans aucun doute balayer devant leur porte, ils peuvent également avancer que des violences faites aux enfants surviennent aussi dans le monde laïque et d’autres sphères religieuses – statistiquement, c’est une certitude –, sans que ces violences soient nécessairement révélées. C’est probablement ce qu’a voulu dire, à raison, monseigneur de Moulins-Beaufort, même si, je le répète, ce n’est pas parce que d’autres n’étaient pas regardés qu’il ne fallait pas se regarder soi-même.
M. Paul Vannier, rapporteur. En effet, c’est malheureusement et tragiquement le cas. Si j’insiste sur ce point, cette fois en vous interrogeant en tant que ministre de la justice, c’est parce que je sais que nous sommes écoutés au-delà des murs de cette commission. Et si des principes et des règles peuvent être rappelés à l’occasion de cette audition, je pense que c’est utile.
Vous avez rappelé que M. de Moulins-Beaufort allait quitter ses fonctions. Nous l’avons néanmoins entendu, le 29 avril, en sa qualité de président de la Conférence des évêques de France. Lors de cette audition, il a déclaré que la confession « est un moment spécial » lors duquel on assure que « la parole est adressée à Dieu et qu’elle n’aura donc pas de conséquences humaines ». Et d’ajouter que, « pour le moment, les lois de la République reconnaissent aux prêtres et aux ministres du culte un certain droit au secret, dont bénéficient d’ailleurs aussi les avocats et les médecins ». Ces propos laissent entendre que certains faits pourraient ne pas être obligatoirement révélés, alors que, vous l’avez rappelé, les violences commises sur les enfants doivent par exemple être signalées au procureur de la République par les médecins, en dépit du secret médical, et après avoir informé l’enfant concerné de la démarche.
Comment percevez-vous donc, en tant que ministre de la justice, et fort de votre expérience de ministre chargé des cultes ayant assisté à ce dialogue très franc entre Jean Castex et l’Église, ces déclarations très récentes du président de la Conférence des évêques de France ? Un secret de la confession s’imposerait-il à qui que ce soit en matière de violences faites aux enfants ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. Pour moi, la réponse est non. Je ne crois pas qu’un secret doive pouvoir protéger une violence caractérisée qui détruirait un enfant. Qu’il s’agisse d’un prêtre, d’un avocat ou d’un médecin, je ne vois pas ce qui le justifierait. Cela étant, comment obliger législativement des responsables à parler ? Je n’y ai pas réfléchi plus que cela et c’est vous qui êtes les législateurs. Pariant sur le cœur des hommes, j’imagine que, quand on est prêtre – ou avocat, d’ailleurs, car ce métier est une autre forme de sacerdoce –, on se rend compte que, devant l’ignoble, on doit intervenir.
Pour avoir été moi-même élève d’un établissement catholique – et pour sortir un instant de mes fonctions de ministre laïque –, il me semble qu’un prêtre qui entendrait en confession une personne avouant qu’elle a violé un enfant ne pourrait lui donner l’absolution sans qu’elle se soit elle-même dénoncée. En tout cas, pour fréquenter, comprendre un peu et m’intéresser aux dogmes de l’Église catholique, il me semble, mais monseigneur de Moulins-Beaufort vous l’a peut-être expliqué bien mieux que moi, que la responsabilité du confesseur, avant d’accorder l’absolution, est de demander de faire certaines choses, et pas seulement de réciter des prières.
Votre question est importante et j’y réponds franchement. Peut-être cette levée du secret pourrait-elle d’ailleurs s’appliquer à d’autres crimes, mais, au risque de m’éloigner une nouvelle fois de ma fonction de ministre de la justice, je ne crois pas qu’il y ait pire que les violences infligées aux êtres les plus innocents au monde que sont les enfants. Tout comme je ne pense pas, j’y insiste, que le secret professionnel ou le secret de la confession mérite d’être gardé devant l’ignoble, à plus forte raison, si je puis me permettre, si davantage de personnes peuvent être victimes des agissements de la personne confessée.
J’ai eu un très long échange à ce sujet avec l’Église de France. Nous pourrions discuter du cas d’une personne de 80 ans qui se confesserait à un prêtre du viol d’un enfant il y a soixante ans, parce que ça la taraude à la veille de sa mort. Ce n’est pas tout à fait la même chose, me semble-t-il, qu’une personne qui serait encore en lien avec ses victimes et qui reconnaîtrait un penchant malheureux et des actes, parce qu’elle a besoin d’en parler et de progresser. Je fais une distinction, mais il faut entendre l’interrogation des prêtres devant ces deux cas de figure. En tout cas, pour ma part, j’entre peu dans cette subtilité. Je considère que les violences faites aux enfants sont absolument inacceptables et je ne suis pas pour garder le secret. Je serais plutôt favorable, même s’il faudrait voir comment les choses sont rédigées, à ce que tous les secrets soient levés lorsqu’ils concernent des enfants.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaite aborder un tout autre sujet : le cas de l’établissement Averroès de Lille. Je crois que vous le connaissez en tant qu’élu des Hauts-de-France, mais c’est au titre de votre éventuelle implication comme ministre de l’intérieur que je souhaite vous interroger. En 2022 ou en 2023, êtes-vous directement ou indirectement intervenu pour faire annuler une rencontre prévue entre le ministre de l’éducation nationale et la Fnem (Fédération nationale de l’enseignement privé musulman), rencontre au cours de laquelle le cas de cet établissement devait être abordé, étant donné que se posaient déjà, à ce moment-là, les questions de la contractualisation du collège et du maintien du contrat du lycée ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. Pour répondre clairement, cela ne me rappelle absolument rien. Était-ce Pap Ndiaye qui était ministre de l’éducation en 2022-2023 ?
En revanche, il est vrai que je connais bien le lycée Averroès, d’abord parce que je l’ai soutenu ; successivement, en tant que député du Nord, maire, député-maire et conseiller régional, je suis l’un des seuls élus à m’y être rendu à plusieurs reprises et à avoir soutenu cet établissement musulman, qui a obtenu son contrat d’association sous Nicolas Sarkozy – je n’étais alors pas encore élu.
Par la suite, j’ai plusieurs fois pris la parole pour défendre le conseil régional – alors que j’appartenais à la majorité de son président, Xavier Bertrand – lorsqu’il a été attaqué par le Rassemblement national pour les subventions qu’il versait au lycée parce que celui-ci est musulman. À cet égard, j’essaie de défendre l’idée, qui me paraît républicaine, que s’il existe des établissements catholiques ou juifs sous contrat, il n’y a pas de raison qu’il n’en existe pas de musulmans aussi, pourvu qu’ils respectent les principes de la République.
J’ai ensuite été choqué lorsque, à son invitation, je me suis rendu dans le lycée à la suite des attentats contre Charlie Hebdo, car j’ai alors vu des panneaux « Pas en mon nom » plutôt que des panneaux « Je suis Charlie ». Je me suis interrogé et j’ai discuté avec certains enseignants que je connaissais personnellement car ils habitaient dans ma commune, et j’ai vu qu’il y avait là quelque chose d’un peu différent.
Enfin, j’ai appris l’existence d’un financement par le Qatar, via l’organisation Qatar Charity, de plusieurs centaines de milliers d’euros. Dans son livre, Georges Malbrunot évoque le chiffre de 1 million d’euros et, sauf erreur de ma part, M. Lasfar, ancien recteur de la mosquée de Lille et président du lycée, a lui-même parlé de 800 000 euros.
Ainsi, aussi bien le manque de soutien clair à la suite de l’attentat ignoble qui a touché Charlie Hebdo, que le financement du Qatar, dont les liens, du moins à l’époque, avec le frérisme étaient évidents, ne m’ont pas semblé tout à fait compatibles avec le soutien que nous pouvions apporter au lycée Averroès, vis-à-vis duquel j’ai donc pris mes distances.
J’ajoute, pour répondre totalement à votre question, que le préfet Leclerc, nommé sur ma proposition par le président de la République, m’a logiquement informé, car j’étais à la fois ministre de l’intérieur et élu du territoire, qu’il prendrait des décisions, en l’occurrence après la rentrée, pour éviter les difficultés. Il se fondait alors sur les questions pédagogiques qui se posaient, sur les éléments financiers que la chambre régionale des comptes (CRC) avait décelés lors de son contrôle, ainsi que sur les autres points, que vous connaissez.
Précisons d’ailleurs, mais je pense que vous l’avez compris, que le préfet Leclerc n’est pas homme à se contenter d’informer. C’est un préfet à l’écoute, mais il n’accepte que peu d’ordres compte tenu de sa grande personnalité et de son autonomie pleine et entière. Je constate d’ailleurs que son successeur, M. Gaume, en lien avec deux secrétaires généraux de préfecture différents, a poursuivi son travail dans le cadre des contentieux administratifs que vous connaissez.
En définitive, j’ai dû, sans doute à plusieurs reprises, évoquer la situation du lycée Averroès et la question du retrait de son contrat d’association avec le premier ministre puis la première ministre de l’époque, ainsi qu’avec les différents ministres de l’éducation nationale. Ceux-ci ont été moins stables que moi au ministère de l’intérieur, raison pour laquelle je me demandais si c’était bien mon ami Pap Ndiaye qui était en poste au moment des faits – quoique j’aie, à coup sûr, abordé ce sujet avec Jean-Michel Blanquer aussi. Quoi qu’il en soit, je soutiens évidemment le travail des préfets de la République dans mon territoire.
M. Paul Vannier, rapporteur. Il y aurait matière à discuter nombre des éléments que vous avez évoqués. Je ferai simplement une remarque concernant le préfet Leclerc. Vous êtes revenu sur les conditions dans lesquelles il a envisagé de rompre puis rompu le contrat d’association avec le lycée Averroès, précisant qu’il acceptait peu d’ordres, ce qui est d’ailleurs une déclaration étonnante de la part d’un ministre de l’intérieur.
Très récemment, Bruno Retailleau, actuel ministre de l’intérieur, à l’occasion d’une conférence de presse aux côtés de M. Leclerc, désormais préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, a, de façon très précise, indiqué que c’était à la demande du gouvernement que le préfet avait engagé la procédure ayant entraîné la réunion de la commission de concertation, puis la rupture du contrat d’association.
Si je vous ai demandé si vous étiez intervenu en 2022 ou 2023 – vous avez répondu ne pas en avoir le souvenir –, c’est parce que nous avons saisi, entre autres documents, un e-mail de la direction des affaires financières (DAF) du ministère de l’éducation nationale, laquelle est chargée du suivi des établissements privés sous contrat. Cet e-mail dit la chose suivante : « L’an dernier, Pap Ndiaye avait prévu de recevoir la Fnem, avant d’annuler à la suite d’une montée au créneau du ministère de l’intérieur. » Je repose donc ma question : si ce n’est pas vous, est-ce qu’un membre de votre cabinet ou quelqu’un travaillant place Beauvau aurait pu intervenir dans la préparation de cette rencontre, pour un motif que vous connaîtriez peut-être ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. Je ne crois pas qu’un membre de mon cabinet soit intervenu ; nous nous parlions assez souvent. Quant au ministère de l’intérieur, il compte 400 000 agents… Quoi qu’il en soit, j’assume tout à fait ce qu’une personne de mon cabinet ou du ministère aurait pu faire.
Par ailleurs, il ne faut pas se méprendre sur mes propos relatifs au préfet Leclerc. Je voulais dire qu’il n’avait pas besoin d’instructions pour faire respecter l’ordre républicain. Dans le cas du lycée Averroès, considérer que M. Ramadan est un exemple pour la jeunesse qui y est scolarisée me paraît en effet poser question quant à la pédagogie dispensée. De même, il est pour moi évident que M. Leclerc a bien agi et que le ministère de l’intérieur a bien fait d’interpeller à plusieurs reprises celui de l’éducation nationale, eu égard aux écrits de M. Iquioussen, que le préfet et moi-même nous évertuions à expulser. Notons d’ailleurs que le Conseil d’État nous a malgré tout donné raison, dans des considérants extrêmement importants et inédits sur le séparatisme, au sujet de cette personnalité qui poussait en faveur du salafo-frérisme au point d’être un ennemi de la République.
J’ajoute que le préfet et moi-même étions très régulièrement interpellés, y compris par le maire de la commune, qui n’est pas du tout de ma famille politique, au sujet de dérives d’une partie du centre communautaire de Villeneuve-d’Ascq, qui a aidé financièrement et, disons, idéologiquement le lycée Averroès.
Mon opinion est donc que cet établissement, qui obtenait d’excellents résultats et dont les professeurs, du moins pour ceux que je connaissais, étaient également excellents, a dérivé vers une forme de salafo-frérisme. Je ne sais pas exactement ce qu’a voulu dire M. Retailleau, mais j’aurais pu prononcer la même phrase que lui au sujet du préfet Leclerc, qui a effectivement appliqué les politiques du gouvernement.
Nous avons fait adopter la loi confortant le respect des principes de la République, dite loi « séparatisme », et avons instauré des contrôles, qui ont concerné beaucoup d’établissements et pas seulement ceux liés au culte musulman. J’étais par exemple en responsabilité lorsque des mesures ont été prises concernant des établissements juifs orthodoxes, catholiques dits intégristes, ou encore la scolarisation à domicile – mode d’enseignement également concerné par la loi « séparatisme ».
Comme tous les préfets de la République, M. Leclerc a appliqué les règles. Il n’y a pas eu d’instructions individuelles. C’eût d’ailleurs été difficile pour moi de le faire, étant donné que c’est le ministère de l’éducation qui a la responsabilité des contrats d’association.
Il reste à savoir s’il s’agit d’un acte unilatéral ou d’un contrat ; nous verrons ce que la cour d’appel et le Conseil d’État diront. Mais, à la fin des fins, oui, le préfet Leclerc a appliqué la politique du gouvernement ; c’est certain.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il revient aux préfets de signer les contrats entre l’État et les établissements privés, puis, théoriquement, de s’assurer que les termes en sont respectés. En tant qu’ancien ministre de l’intérieur, comment, selon vous, devrions-nous faire évoluer ce suivi, sur lequel doit se fonder, comme dans le cas d’Averroès, la décision de renouveler le contrat ou de le résilier ? Nous avons posé la question à Jean-Michel Blanquer, qui s’est beaucoup occupé des établissements hors contrat et qui a estimé que, dans la mesure où le système fonctionnait plutôt bien, il n’y avait pas lieu de le révolutionner.
Nos travaux, dans le cadre de cette commission d’enquête, montrent que certaines inspections n’ont pas conduit à une rupture de contrat, alors qu’elles faisaient état de violences systémiques pendant des années. Ce fut le cas, notamment, dans certains établissements du Sud-Ouest ou encore dans le village d’enfants de Riaumont, qui était certes hors contrat. Nous pouvons donc nous poser la question du suivi, une fois que le contrat a été signé et que des financements publics sont versés chaque année.
L’évaluation relève de la responsabilité des préfets, mais je répète que nous avons constaté un manque de suivi, en dépit d’un lien régulier avec l’éducation nationale dans un grand nombre de domaines. Faudrait-il donc faire évoluer ce pilotage en le confiant à l’éducation nationale – en tant que co-rapporteurs, nous avons un début de réflexion à ce sujet –ou serait-il risqué, selon vous, de faire évoluer le système ?
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. Je ne suis pas un spécialiste de la question, mais je tiens à dire, pour que les choses soient claires, que les préfets ne sont pas sous l’autorité spécifique du ministre de l’intérieur : ils représentent tous les membres du gouvernement et traitent de dossiers sans instructions de sa part. De mémoire, en quasiment quatre ans et demi, je n’ai pas eu à donner d’instructions aux préfets sur tel ou tel établissement.
En revanche, il est possible qu’il y ait eu, dans le cadre de la lutte contre le séparatisme et plus précisément des groupes d’évaluation départementaux (GED) et des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf), des instructions pour le contrôle de différentes structures. Mais il s’agissait aussi bien d’établissements scolaires que de commerces communautaires, d’associations caritatives ou d’associations sportives, ce qui n’a rien à voir avec le suivi des contrats d’association. Je ne me rappelle pas avoir vu de note demandant le suivi d’un tel contrat. Peut-être que c’est une erreur de ma part et que le ministère de l’intérieur dispose sans le savoir de cette compétence. Le cas échéant, je battrai ma coulpe, mais je ne crois pas qu’il lui revienne de contrôler les préfets dans ce domaine.
M. Blanquer disait souvent, et à juste titre, que, dans notre pays, il est plus facile d’ouvrir une école qu’un commerce. Cette déclaration peut sembler provocante, mais il n’avait pas tort. Il a d’ailleurs essayé d’y remédier grâce à la loi visant à simplifier et mieux encadrer le régime d’ouverture et de contrôle des établissements privés hors contrat dite loi Gatel. De fait, les établissements ayant passé un contrat ont l’impression d’être beaucoup plus contrôlés que ceux qui ne l’ont pas fait.
Il n’est pas tout à fait normal, vous avez parfaitement raison de le souligner, qu’il n’existe plus de lycées musulmans sous contrat en France. Peut-être, pour améliorer les choses, devrions-nous réfléchir à cette distinction, car les règles de la contractualisation peuvent inciter certaines structures à rester hors contrat. Je connais de très nombreuses écoles musulmanes, dans mon territoire, et, sans porter de jugement ni d’opinion, je me dis que, la République étant ouverte à de nombreuses formes d’enseignement, au moins quelques-unes de ces écoles pourraient être accompagnées vers un contrat d’association, qui est également fait pour elles.
Je ne crois pas que ce soit au ministère de l’intérieur de s’en occuper davantage, celui-ci étant, me semble-t-il, assez mal placé pour émettre des jugements pédagogiques. Il peut en revanche contrôler le casier judiciaire des professeurs ou encore le financement des établissements. Dans le cas du lycée Averroès, il me semble d’ailleurs que c’est bien l’éducation nationale qui a découvert certains livres dans le CDI – centre de documentation et d’information.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. C’est la CRC.
M. Gérald Darmanin, ministre d’État. La chambre régionale des comptes, au temps pour moi. Toujours est-il que ce ne sont pas des agents du ministère de l’intérieur qui se sont rendus dans le CDI du lycée.
En définitive, oui, clarifier les modalités de suivi du contrat, sous l’autorité du préfet et du recteur, serait une bonne chose pour tout le monde.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Merci, monsieur le ministre.
39. Audition de M. Patrick Allal, M. Roger Vrand, Mmes Françoise Boutet‑Waïss et Annie Dyckmans-Rozinski et M. Bruno Jeauffroy, inspecteurs généraux de l’éducation, du sport et de la recherche, chargés de l’enquête administrative au collège Stanislas de 2023 (21 mai 2025 à 11 heures)
La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), M. Patrick Allal, M. Roger Vrand, Mmes Françoise Boutet‑Waïss et Annie Dyckmans-Rozinski et M. Bruno Jeauffroy, inspecteurs généraux de l’éducation, du sport et de la recherche, chargés de l’enquête administrative au collège Stanislas de 2023 ([39]).
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous accueillons M. Patrick Allal, M. Roger Vrand, Mme Françoise Boutet-Waïss, Mme Annie Dyckmans-Rozinski et M. Bruno Jeauffroy, inspecteurs généraux de l’éducation, du sport et de la recherche, chargés de l’enquête administrative au collège Stanislas de 2023.
Je précise que M. Jeauffroy, qui est actuellement en mission dans les académies de Toulouse et de Bordeaux, participe à cette réunion par visioconférence.
M. Vrand, qui a exercé la fonction de pilote de cette enquête administrative, nous rappellera certainement le contexte et les conditions dans lesquels elle s’est déroulée. Par ailleurs, j’ai reçu il y a quelques semaines des courriers de Mmes Boutet-Waïss et Dyckmans-Rozinski, en réponse à une sollicitation de la cheffe du service de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) à la suite de son audition devant notre commission le 8 avril.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Patrick Allal, M. Roger Vrand, Mme Françoise Boutet-Waïss, Mme Annie Dyckmans-Rozinski et, M. Bruno Jeauffroy prêtent successivement serment.)
Pouvez-vous nous indiquer comment les inspecteurs généraux sont désignés pour une mission : par une décision hiérarchique par exemple, ou par un appel à candidatures interne ? Le processus de désignation diffère-t-il pour les enquêtes administratives ?
M. Patrick Allal, ancien inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche. Les membres de la mission sont désignés par la cheffe de l’Inspection suite à un appel à candidatures. Les candidatures sont examinées en comité de direction, et l’on choisit les membres de la mission en fonction, tout d’abord, d’un équilibre hommes-femmes – c’est le principe de base, les missions sont toujours paritaires – et aussi de l’apport que peuvent fournir certaines personnes, parce qu’elles connaissent le domaine, tout en faisant très attention à ne pas être en situation de conflit d’intérêts. Je ne vous cacherai pas que pour certaines missions, il y a beaucoup de candidats ; pour d’autres, il y en a moins – dans ce cas, on peut être amené à solliciter telle ou telle personne, mais le principe de base est l’appel à candidatures et la parité.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Ce fonctionnement vaut-il pour tout type d’inspection, ou les enquêtes administratives sont-elles spécifiques ?
M. Patrick Allal. Je parlerai uniquement des enquêtes administratives. Elles font l’objet d’un protocole particulier, résumé dans le vade-mecum des enquêtes administratives que nous avons écrit dans les années 2015 et que nous mettons à jour pratiquement chaque année. Il y a donc un protocole très strict, très juridique, car nous sommes très attachés à la rigueur des enquêtes administratives. Il y a beaucoup plus d’exigence pour ce type de mission que pour une mission de contrôle – c’est-à-dire quand il n’y a pas a priori de suspicion de faute disciplinaire, de mauvaise gouvernance, voire d’infraction pénale – et que pour une enquête d’évaluation, où la procédure est plus « légère ». La procédure en matière d’enquête administrative est la plus lourde au sein de l’Inspection générale. Cela dit, pour l’ensemble des enquêtes, le principe est l’appel à candidatures.
Mme Françoise Boutet-Waïss, ancienne inspectrice générale de l’éducation, du sport et de la recherche. Le principe est l’appel à candidatures, mais lorsqu’il y a urgence, le comité de direction, composé des responsables des collèges métiers et des responsables des pôles transversaux, peut désigner les membres de la mission et le pilote. La cheffe de service peut aussi le faire en cas d’extrême urgence, quand il faut partir le lendemain : dans ce cas, il n’y a pas d’appel à candidatures.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. L’établissement Stanislas nous préoccupe particulièrement : c’est un cas d’école d’inspection complexe, sur un sujet tout aussi complexe et médiatique. Chacun d’entre vous peut-il nous indiquer précisément pourquoi il a été membre de cette équipe ? Avez-vous candidaté ? Y avez-vous été incités ? À quel titre avez-vous été retenus, selon vous : votre parcours ou des missions comparables que vous avez effectuées ont-ils pu peser dans le choix ?
M. Patrick Allal. Je dois préciser qu’au tout début, j’étais le pilote, mais que j’ai très vite dû abandonner la mission car nous avions une affaire urgente, le suicide d’un enseignant accusé d’avoir eu des propos islamophobes. C’était une enquête très sensible sur laquelle la cheffe de service m’a demandé d’aller en priorité. M. Vrand, qui était par ailleurs membre de la mission Stanislas, en est devenu pilote. J’y suis tout de même resté comme référent, en tant que responsable du pôle affaires juridiques et contrôle de l’Inspection générale et au titre de mon expérience sur l’enseignement privé, puisque j’ai été pendant plusieurs années sous-directeur de l’enseignement privé au ministère.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Le pilote est-il désigné de la même façon que les membres du collège d’inspecteurs qui se rend dans un établissement ? De quelle façon êtes-vous devenu pilote de cette mission ?
M. Patrick Allal. L’enseignement privé est un peu compliqué par rapport au public, il a certaines spécificités. Généralement, quand il y a une mission sur l’enseignement privé, on fait appel à moi, et je propose moi-même à la cheffe de service de faire partie de la mission. En l’occurrence, j’ai été désigné comme pilote au titre de mon expérience.
Il y a des candidatures pour faire partie de la mission ; ensuite, quand on désigne le pilote en comité de direction, c’est en fonction du parcours de l’intéressé, de son expérience – le fait, par exemple, qu’il ait déjà piloté des missions, qu’il ait une certaine habitude des enquêtes administratives. Nous avons des enquêtes administratives extrêmement nombreuses par rapport aux autres Inspections générales, entre quarante et cinquante par an ; cela dit, c’est une petite moitié de l’activité de l’Inspection générale. Le choix du pilote se fait essentiellement sur des critères d’expérience et de compétence, au vu de ce qu’il peut apporter de plus à la mission.
M. Roger Vrand, ancien inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche. Pour ce qui me concerne, j’ai candidaté à la suite de l’appel à candidatures. Cette mission m’intéressait parce qu’elle portait sur un gros établissement et parce qu’elle concernait un établissement de l’enseignement privé sous contrat. Je concevais qu’il pouvait y avoir des spécificités, et j’étais intéressé de voir comment cette opération pouvait se conduire. De mémoire, je ne sais pas si l’on précise qu’on veut être pilote ou simple membre, mais j’ai candidaté en tant que simple membre.
Pour entrer dans le détail, je n’ai pas été désigné initialement. Je ne faisais pas partie de la première équipe de quatre inspecteurs généraux initialement désignés, mais très rapidement – une question de jours, sinon d’heures – un des collègues s’est désisté et je suis entré dans la mission, pour des raisons que j’ignore, probablement de disponibilité. Nous étions début mars 2023, je pense, la lettre de saisine du directeur de cabinet du ministre datant de fin février. Plus tard, à la suite du départ de mon collègue, comme il vient de le dire, vers la mi-mai, j’ai pris le relais du pilotage, dont je ne dirais pas précisément que c’est une fonction ; c’est un rôle, une tâche.
Mme Françoise Boutet-Waïss. J’ai candidaté. J’ai appelé la responsable du pôle, Cristelle Gillard, pour avoir des renseignements sur la mission – j’aime bien m’intéresser avant de candidater et de confirmer. Cela me paraissait très intéressant : il est extrêmement rare qu’il y ait une enquête administrative ou même un contrôle d’un établissement privé à l’Inspection générale. Je pense que j’avais vraiment les compétences, puisque j’ai fait une longue carrière à l’Inspection générale. J’ai fait plusieurs enquêtes administratives ; on doit se former régulièrement au fameux guide des enquêtes administratives. Je pense donc que j’avais vraiment les connaissances, et j’ai une très bonne connaissance des établissements scolaires.
Mme Annie Dyckmans-Rozinski, ancienne inspectrice générale de l’éducation, du sport et de la recherche. De la même façon, j’ai candidaté pour cette enquête administrative. En peu de temps, j’avais enchaîné des enquêtes et je dirais presque que je me suis prise de passion pour le rôle qui est le nôtre dans ce type de mission. Ma candidature a été retenue.
M. Bruno Jeauffroy, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche. Tout d’abord, je tenais à vous remercier d’avoir accepté de m’entendre en visioconférence. Je participe à une mission sur la série technologique STL qui connaît quelques difficultés, et il était vraiment important que je puisse venir aider dans cet établissement, le lycée Albert-Camus à Mourenx, dans les Pyrénées-Atlantiques.
Comme les collègues, j’ai candidaté à cette mission. Je n’ai pas été retenu dans un premier temps : sans doute y avait-il un peu trop de candidats. Lorsque M. Allal a quitté l’équipe et a été remplacé comme pilote par M. Vrand, il manquait quelqu’un et on a fait appel à moi, sans doute parce que j’avais déjà fait plusieurs enquêtes administratives – jamais dans le privé, mais c’était sans doute une expertise intéressante pour être nommé sur cette mission.
M. Paul Vannier, rapporteur. De pilote, vous êtes devenu coréférent, monsieur Allal. Pouvez-vous préciser ce rôle de coréférent ?
M. Patrick Allal. Depuis la professionnalisation, qui remonte grosso modo à 2015 et à l’affaire Villefontaine, il y a eu une bascule pour l’Inspection générale. Auparavant, comme la plupart des inspections générales, nous n’avions que trois ou quatre enquêtes administratives par an, qui ne répondaient pas à un protocole précis. En 2015, l’affaire de Villefontaine, épouvantable, a donné lieu à une grosse enquête. Cela a coïncidé avec le moment où le cabinet a commencé à nous saisir de plus en plus en cas de dysfonctionnement. On a souhaité « muscler » cette fonction de contrôle, avec une approche assez juridique qui m’est en partie imputable puisque d’origine, je suis magistrat administratif, très attaché à un certain formalisme qui garantisse notamment l’expression du contradictoire et à une certaine rigueur.
Nous avons donc mis en place un contrôle qualité qui passe notamment par le fait que les missions peuvent faire appel à tout moment à un référent, quand elles le souhaitent. Le référent n’est pas systématiquement présent. C’est en cas de difficulté que la mission fait appel à lui : « J’ai un problème, qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce que tu en penses ? » On échange avec la mission, et après elle poursuit son travail. L’intervention du référent est ponctuelle, à la demande de la mission, dans le cadre du contrôle qualité. Il est très important qu’on ne laisse pas une mission seule, surtout si elle travaille sur l’enseignement privé, qui présente quelques spécificités un petit peu compliquées. En général, le référent est quelqu’un qui connaît un peu, voire beaucoup le domaine, pour pouvoir apporter cette aide.
M. Paul Vannier, rapporteur. L’intervention ponctuelle du référent se fait-elle à la demande de n’importe quel membre de la mission, ou du pilote ? Pour cette mission, êtes-vous fréquemment intervenu auprès de l’ensemble des membres ou auprès du seul pilote ?
M. Patrick Allal. Le principe est que le pilote assure la coordination de la mission. C’est donc lui qui saisit le référent, sachant que pratiquement toutes les réunions ont eu lieu en présence du pilote et des membres de la mission. Je suis peut-être un peu plus intervenu que dans d’autres missions – où cela se fait plutôt à la fin, en relecture, pour s’assurer de la cohérence du rapport – parce que juridiquement, la mission était confrontée à des questions : est-ce qu’on peut faire ça ? Est-ce qu’on est sur le caractère propre de l’enseignement privé ou sur le champ du contrôle possible ? Mes interventions s’expliquent essentiellement par des questions juridiques qui m’ont été posées.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pourriez-vous détailler ces questions juridiques ? Par ailleurs, vous avez indiqué que vous pouviez être appelé à relire le rapport. Pouvez-vous préciser cet aspect ? Le référent est-il aussi chargé de relire le rapport ?
M. Patrick Allal. Oui, tout à fait.
Les questions qui étaient posées tournaient essentiellement autour du caractère propre : concrètement, quel regard peut porter la mission sur l’activité pastorale ? Peut-elle faire des observations sur l’organisation de l’établissement ou pas ? C’est à ce type de questions très précises que je me suis efforcé de répondre de la manière la plus exacte et la plus juridique. À certains moments, il y a eu des discussions avec la mission. Il y a des zones grises, sur la vie scolaire par exemple, entre le caractère propre et ce qui relève de l’activité pédagogique : quelquefois, la frontière est très ténue.
La relecture des rapports par une personne tierce est systématique, quelles que soient les enquêtes administratives. Cela fait partie de nos procédures de contrôle qualité. Mais il n’est pas question que le référent ou le relecteur, quel qu’il soit, modifie le rapport. Cela fait l’objet d’une réunion avec la mission. Si l’on a des doutes, on demande : « Vous avez écrit ça, qu’est-ce qui vous permet de l’écrire, quels sont les éléments ? » Il peut aussi y avoir des raisons juridiques : « Là, vous avez mis ça, mais vous ne pouvez pas l’écrire pour des raisons juridiques que je vous expose. » À la fin, il y a un consensus sur l’écriture du rapport.
J’insiste beaucoup sur le fait que de toute façon, si la mission ne souhaite pas suivre l’avis du référent, elle est totalement libre. Comprenez bien, l’approche du référent est celle du contrôle qualité. On n’est pas du tout dans une logique de relecture où l’on dirait : « Ça, attention, ça risque de ne pas plaire au cabinet. » Ce n’est pas du tout la finalité de la relecture – on insiste d’ailleurs beaucoup dans les formations auprès des collègues : c’est un contrôle qualité, un échange entre le référent et la mission pour s’assurer qu’il n’y a rien qui dépasse et qu’au plan juridique ou technique, on ne risque pas de se faire attaquer. Voilà le rôle du référent et relecteur du rapport.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour bien comprendre comment l’équipe a été installée, il y a donc eu deux lettres de désignation, l’une datant du 7 mars 2023 – M. Allal étant alors pilote et M. Jeauffroy n’étant pas encore membre de l’équipe – et l’autre datant du 12 mai 2023 – M. Allal devenant coréférent, M. Vrand devenant pilote et M. Jeauffroy rejoignant l’équipe. Monsieur Allal, vous avez indiqué que cette modification était intervenue après que la cheffe de service vous a demandé d’intervenir dans le cadre d’une autre affaire, urgente. Est-ce la seule raison de ce qui peut apparaître comme un déplacement dans le dispositif de la mission ? En évoquant la spécificité des enquêtes administratives, vous avez souligné la rigueur et l’exigence de ce type de mission. Or vos responsabilités antérieures, votre connaissance personnelle de certains acteurs de l’enseignement catholique parisien et les liens que vous entreteniez avec eux – se manifestant, dans les premières semaines de la mission, par le fait que vous les tutoyiez – pouvaient poser question au regard des critères de rigueur et d’exigence. Est-ce une explication de votre déplacement dans le dispositif de la mission ?
M. Patrick Allal. La réponse est clairement non. Ma connaissance du secteur résulte, d’une part, de mon passage en tant que sous-directeur de l’enseignement privé – fonction que j’ai quittée plus de dix ans avant la mission d’enquête. D’autre part, il se trouve que le directeur diocésain et moi siégeons ensemble au conseil d’administration de la Fondation Eugène Napoléon, où je représente le ministère. Nous avons l’occasion de nous croiser, et quand on se croise, dans le monde de l’éducation, on se tutoie assez facilement. C’est moins le cas dans d’autres ministères. Si le fait de tutoyer une personne m’interdisait d’exercer des fonctions de contrôle à quelque titre que ce soit, je serais très embarrassé, parce que j’aurais dû démissionner de mes fonctions. Il n’y avait pas du tout de conflit d’intérêts.
Vous me demanderez en quoi l’autre mission était urgente, au point qu’on me sorte de l’enquête sur Stanislas. Cela prouve deux choses. La première est que l’enquête sur Stanislas était vécue par la cheffe de service comme une mission « normale », qui ne justifiait pas d’avoir à sa tête le responsable du pôle rapports et ancien sous-directeur de l’enseignement privé. Deuxièmement, la mission sur laquelle j’ai été mandaté n’est pas sortie dans la presse mais si cela avait été le cas – un prof qui se suicide parce qu’on l’accuse d’islamophobie et qu’il « faisait la chasse » aux élèves qui portaient le voile dans son établissement –, cela aurait fait du bruit. On comprend que la priorité était de voir ce qui s’était passé exactement, et si les faits tels qu’ils étaient rapportés étaient exacts. C’est tout simplement pour cette raison que j’ai quitté la mission Stanislas – ce qui, encore une fois, prouve que la cheffe de service estimait que l’autre mission sensible, qui risquait de déboucher sur un gros battage médiatique, était la priorité par rapport à Stanislas, qui était une mission somme toute assez courante.
M. Paul Vannier, rapporteur. Plusieurs d’entre vous ont tout de même décrit le caractère assez exceptionnel de la mission Stanislas, tout d’abord parce qu’il s’agissait d’une enquête administrative, ensuite parce qu’elle portait sur un établissement privé sous contrat, ce qui est très rare, et enfin en raison de la très grande attention médiatique. Le fait qu’un très grand nombre d’inspecteurs généraux se soient portés candidats signale probablement ce caractère exceptionnel. Monsieur Allal, pourrez-vous nous transmettre la lettre de mission qui vous a mobilisé sur l’affaire urgente que vous avez évoquée ?
Je me permets par ailleurs un commentaire : dans un cadre officiel et singulier qui appelle, comme vous l’avez souligné, de la rigueur et de l’exigence, vous assumez le recours au tutoiement. Cela me paraît en décalage, d’autant que le tutoiement témoigne de votre connaissance du secteur, le directeur diocésain et vous étant membres d’une même association. À plusieurs titres, en raison de votre carrière professionnelle passée et de votre engagement au sein de cette association, vous aviez des relations personnelles avec une partie de ceux qui étaient directement impliqués par l’enquête administrative.
M. Patrick Allal. Vous évoquez mes relations avec M. Canteneur, le directeur diocésain de Paris. Je précise, d’une part, que ce qui était en cause était Stanislas, et pas la direction diocésaine. D’autre part, pour le ministère, le directeur diocésain est un peu l’équivalent, pour l’enseignement privé sous contrat, du Dasen (directeur académique des services de l’éducation nationale) ou du recteur pour le public. Concrètement, c’est l’autorité de tutelle de l’établissement avec laquelle on travaille régulièrement. D’ailleurs, dans les suites de la mission, un groupe de travail a été constitué avec le rectorat, l’Inspection générale et le directeur diocésain.
Il n’y avait pas de conflit d’intérêts. Je connais le directeur diocésain au titre de mes fonctions, dans lesquelles je représente le ministère, au sein du conseil d’administration de la Fondation. De toute façon, nous savions que nous serions amenés à travailler avec le directeur diocésain pour la mise en œuvre des recommandations du rapport, y compris – et c’est là tout l’intérêt des relations avec lui – dans des domaines où, en théorie, l’État n’a pas à intervenir, comme l’organisation de l’établissement et son mode de management. Cela ne figure pas dans le rapport, alors que la mission les a étudiés et a fait des observations, pour une raison simple : à ma demande, ces points ont été retirés du rapport – mais pas retirés tout court car on les a gardés pour les échanges avec le directeur diocésain. Nous lui avons dit que certes, du fait du caractère propre, l’organisation ne nous regarde pas, mais que nous avons quand même remarqué un certain nombre de problèmes sur lesquels il faudrait qu’on puisse travailler ensemble.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. J’aimerais demander à l’équipe qui a réalisé le rapport dans quelle ambiance et de quelle façon s’est déroulée la mission. Vous êtes-vous toujours accordés sur les restitutions des auditions des élèves et des enseignants, sur les observations et sur les conclusions ? À défaut, sur quels éléments vos désaccords ont-ils porté ?
M. Roger Vrand. Le travail se fait dans le cadre de la collégialité. Il va de soi que l’on n’est pas forcément d’accord tout du long – c’est aussi pour cela qu’il y a de la collégialité. En revanche, quand on est arrivé au bout du processus, au mois de juillet, on est tombé d’accord sur une rédaction finale, qui a fait l’objet de beaucoup d’échanges et de réflexions sous différentes formes. Le souci qui m’a guidé en tant que pilote – cela fait partie des tâches que l’on attend de lui – était d’être le garant du processus qualité de la mission, aussi bien dans l’organisation de l’enquête que dans la phase de rédaction. Compte tenu de l’aspect particulier de cette mission, dans un établissement privé et avec le cadre juridique du caractère propre, j’ai été particulièrement soucieux, à plusieurs moments, de savoir comment se situer par rapport à ce qu’il nous était donné d’apprécier ou de constater.
Je citerai deux exemples. La question de l’article 40 du code de procédure pénale s’est posée une fois pour un parent bénévole catéchiste. En amont s’était aussi posée la question de l’appréciation de l’atteinte à la liberté de conscience, la mission ayant constaté que la catéchèse n’était pas facultative, comme elle devait l’être en application de la loi et du contrat d’association, mais obligatoire.
Sur ce dernier point, nous n’avions pas forcément, lors de la phase de réflexion, la même approche. Fallait-il conclure presque automatiquement à une atteinte à la liberté de conscience, sachant que les témoignages étaient contrastés, ou avions-nous une plus grande marge d’appréciation ? Là encore, j’étais soucieux d’identifier le cadre juridique dans lequel nous pouvions nous inscrire. J’avais pour référence le contrat d’engagement républicain que signent les associations qui perçoivent des subventions publiques : il stipule qu’il faut considérer comme une atteinte à la liberté de conscience ce qui relève d’un prosélytisme abusif. Cela pouvait éclairer notre approche de ce passage qui, d’une part, constatait le caractère obligatoire de la catéchèse, et d’autre part relatait des témoignages contrastés concernant la perception de celle-ci par les élèves, voire par les parents. Quant à l’article 40, peut-être y reviendrons-nous ultérieurement.
Mme Françoise Boutet-Waïss. Comme l’a dit M. Vrand, les membres d’une mission ne sont pas forcément d’accord sur tout ; ils ont des approches différentes. C’est pourquoi nous travaillons de manière collégiale, pratiquons des relectures croisées et sollicitons un tiers pour une relecture d’ensemble. En l’espèce, M. Allal a joué ce rôle de relecteur, qui est habituellement confié à une personne autre que le référent. Ce travail, sur pièces, argumenté – tout doit être prouvé –, aboutit à un consensus sur le rapport.
Néanmoins, il est vrai que nous avons connu, au cours de cette mission, des moments de tension. Compte tenu de mes compétences, je souhaitais étudier le volet budgétaire et financier de l’établissement, et ce pour deux raisons. D’abord, lors d’une enquête administrative, d’un contrôle ou d’un audit, on caractérise, dans les grandes lignes, la structure dans laquelle intervient l’Inspection générale. Le rapport comporte quelques éléments qui permettent de s’en faire une idée : superficie, effectifs et indice de positionnement social des élèves… Mais il aurait été intéressant de connaître les masses financières, le budget de Stanislas – qui compte tout de même 3 600 élèves – et la part qu’y prennent les différentes collectivités territoriales – la région Île-de-France, la ville de Paris pour le premier degré – et l’État.
J’ai demandé d’abord au premier pilote, M. Allal, si je pouvais mentionner ces informations. Il m’a répondu que ce n’était pas ce que demandait le ministre, dont la saisine était focalisée sur des articles de presse comportant des accusations d’homophobie, de sexisme et d’autoritarisme. Mais cela me paraissait vraiment logique et je suis revenue à la charge – je suis quelqu’un de déterminé – auprès de M. Vrand, le 26 mai, soit dix jours après qu’il avait été désigné pilote de la mission – la seconde lettre de désignation datant, je crois, du 15 mai. Nous avons eu un échange très rapide en sortant de Stanislas, lors de la pause déjeuner. Je lui ai indiqué que ces éléments seraient intéressants, qu’il ne s’agissait pas d’effectuer un contrôle exhaustif. Il m’a répondu : « Non, nous en avons déjà parlé. »
L’après-midi, alors que j’étais à Stanislas pour la suite des auditions, j’ai reçu un SMS de M. Vrand qui ne m’était manifestement pas destiné, dans lequel il écrivait : « C’est intenable. Elle parle encore du budget. » Cela a provoqué un clash, dont mes collègues de la mission ont été témoins : je ne pouvais pas accepter cela. À compter de ce moment, j’ai eu le sentiment que nous étions sous surveillance – c’est très désagréable. Je n’avais jamais connu une telle situation.
Second point de tension : l’article 40. Les trois membres de la mission étaient tout à fait favorables, compte tenu de la gravité, de l’énormité des faits, à un signalement, sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale, des propos tenus par un catéchiste qui enseignait la catéchèse à des adolescents depuis trois ans dans l’établissement – nous aurons l’occasion d’y revenir, il s’agit d’homophobie et autres propos terrifiants. Mais le pilote y était opposé ; je n’ai pas compris pourquoi. Elle nous a demandé de confirmer notre point de vue, que j’ai étayé par des arguments, parce que j’estimais que les faits étaient extrêmement graves. Nous avons fait remonter nos positions – j’avais développé un peu plus longuement la mienne car j’avais travaillé sur ce volet du rapport.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Lorsque vous dites « elle », de qui parlez-vous ?
Mme Françoise Boutet-Waïss. Excusez-moi : il nous a demandé, voulais-je dire, de confirmer notre position sur l’article 40.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Qui vous a fait cette demande ?
Mme Françoise Boutet-Waïss. C’est M. Vrand. Il nous a demandé de confirmer, par e-mail, notre position sur cette question, alors que les choses auraient pu se régler oralement si nous avions tous été d’accord.
Enfin, il est tout à fait courant que la lettre de transmission du rapport, rédigée par le pilote, soit partagée avec les autres membres de la mission, qui peuvent proposer des modifications. Or je ne la voyais pas arriver, ce qui ne me semblait pas normal : ayant moi-même été pilote d’autres missions, je connais bien la procédure. Je l’ai réclamée trois fois avant de l’obtenir. Je n’ai été amenée à faire aucune observation sur la lettre qui m’a été transmise. J’étais d’accord : elle résumait bien le rapport. Il faut savoir, en effet, que cette lettre est très importante pour l’enquête administrative, dans la mesure où elle fait office de synthèse et de conclusion du rapport – laquelle ne figure pas dans le rapport.
Je pourrais évoquer d’autres tensions, mais elles sont survenues après la mission.
Mme Annie Dyckmans-Rozinski. Il est intéressant que les membres d’une mission aient des points de vue divergents, une approche différente de certaines questions : cette pluralité de regards permet de débattre et d’argumenter. Ces discussions aboutissent toujours à un consensus. Les deux maîtres-mots d’une mission sont échange et confiance. Les échanges ont lieu à chacune des nombreuses étapes de la mission : choix des personnes à auditionner, rédaction du rapport, lettre de transmission… J’ai toujours travaillé ainsi, sans problème.
Lors de cette mission, nous avons eu quelques points de divergence. Le premier, ma collègue l’a évoqué – j’ai été témoin de l’altercation, à l’heure du déjeuner –, portait sur le volet financier et budgétaire. Je n’y reviens pas.
Le deuxième, M. Allal l’a évoqué, concernait les paragraphes que j’avais rédigés sur le fonctionnement et l’organisation du collège, paragraphes qui ont été supprimés au nom du caractère propre. Lors des échanges que nous avons eus en visioconférence, je me suis inclinée, car M. Allal est beaucoup plus fin juriste que moi, si bien que je ne souhaitais pas entrer dans ces arguties juridiques. À ce propos, peut-être y reviendrons-nous, je pense que la notion de caractère propre pose un certain nombre de problèmes : j’ai le sentiment qu’il en existe autant de lectures que de situations.
Mon objectif n’était pas de décrire l’organisation du collège – préfets, sous-préfets, peu importe leurs titres – car on attend de nous que nous fournissions des analyses. Il s’agissait pour moi de démontrer que, dans cette organisation pyramidale, l’information – je parle d’incidents graves – a du mal à circuler : elle reste bloquée au niveau le plus bas, celui des préfets, sans remonter toujours jusqu’au censeur-directeur, qui lui-même ne la transmet pas au directeur. De la même façon, elle ne redescend pas toujours : lorsque le directeur prend une décision – je pense à l’exclusion d’une élève, pourtant troisième de sa classe et lauréate d’un prix d’excellence –, les enseignants n’en sont pas informés. Du fait de ce cloisonnement, de ce fonctionnement en îlots, le traitement des incidents est très individualisé – de sorte que les sanctions peuvent varier selon les préfets et leurs convictions – et il est impossible d’avoir une vision un peu systémique du climat scolaire et, précisément, du traitement des incidents. J’ignore si cela relève ou non du caractère propre – je me pose encore la question. J’ai fait confiance à M. Allal, qui est beaucoup plus à même que moi d’en juger. J’ai donc accepté de supprimer mon paragraphe sans discuter.
Le troisième point de désaccord fut véritablement difficile : il s’agit de l’article 40. Ma collègue l’a dit, nous avons recueilli des témoignages terribles, dont vous disposez probablement. Les trois membres de la mission ont demandé l’application de l’article 40, car nous étions directement concernés, en tant que fonctionnaires, par cette procédure de signalement. Le pilote ayant exprimé des réticences, pour dire le moins, j’ai demandé qu’une visioconférence soit organisée avec les deux référents, M. Allal et Mme Gillard, afin que le problème soit posé sur la table. Cette visioconférence a eu lieu, mais je n’ai toujours pas compris ce désaccord, tant ce signalement me paraissait évident.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Que sont devenus les paragraphes relatifs à l’organisation pyramidale du collège que vous avez retirés du rapport ? Ils sont tout de même très utiles.
Mme Annie Dyckmans-Rozinski. Ils ont été repris sous une forme abrégée dans la lettre de transmission, comme nous en étions convenus lors de la visioconférence avec Cristelle Gillard, Patrick Allal, Roger Vrand, Bruno Jeauffroy et Françoise Boutet-Waïss. Mais il est évident que la coupe sombre qui les a réduits à deux paragraphes les a privés de leur substantifique moelle.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pouvez-vous décrire les faits, qualifiés de très graves, qui vous ont conduits à estimer qu’un signalement sur le fondement de l’article 40 était nécessaire ?
Mme Françoise Boutet-Waïss. Nous avons rencontré un élève de troisième et sa mère, que nous avons auditionnés séparément à l’Inspection générale. Cet élève souhaitait témoigner car il avait été très choqué par l’intervention d’un catéchiste, au mois de janvier je crois, ou avant Noël. Ce dernier a d’ailleurs récidivé durant la mission ; j’évoquerai donc également les propos qu’il a tenus au mois de mai.
Il a parlé de pornographie, d’homosexualité. Selon lui, si une fille était enceinte à la suite d’un viol, elle ne devait surtout pas avorter. Si on est homosexuel, on peut attraper le sida, à cause de la sodomie. Si l’on devient homosexuel d’ailleurs, c’est parce que papa ou maman a trompé l’autre et que l’enfant a ressenti un traumatisme prénatal. Mais on peut se soigner, dans des structures au Canada ! C’était carrément une défense des thérapies de conversion. Je n’avais jamais entendu des propos pareils. J’ai été aussi très choquée d’entendre qu’un enfant mort-né devait être baptisé pour être sauvé, etc.
Face à ces propos très graves, un adulte peut réagir. Mais ils sont tenus devant des adolescents qui sont en pleine construction de leur sexualité et peuvent se poser des questions très lourdes, dont ils n’oseront même pas parler à leurs parents. Si l’on se dit qu’on est homosexuel parce que papa a trompé maman ou que maman a trompé papa, on ne va pas leur en parler ! J’ai trouvé cela inadmissible. Stanislas s’est défendu en prétendant avoir réglé le problème avant notre inspection. C’est faux, je suis affirmative, puisque ce catéchiste a récidivé pendant la mission, au mois de mai. Si l’on s’interrogeait – ce qui n’était pas mon cas – sur le premier incident relaté par cet élève de troisième, le doute n’était plus permis.
C’est nous qui avons réglé le problème après sa récidive, le 26 mai je crois. Nous avons eu la confirmation des témoignages, nous avons réinterrogé la préfète du niveau et entendu l’abbé, que nous avions auparavant hésité à auditionner en raison du caractère propre de l’établissement. C’est donc nous qui avons mis un terme à une dérive qui durait depuis trois ans.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je vais rappeler ma question, à l’intention de M. Jeauffroy : vous êtes-vous toujours accordés sur les observations et les conclusions ? Si tel n’est pas le cas, sur quels points portaient vos désaccords ?
J’ajouterai deux précisions. Nous ne sommes pas là pour régler les problèmes entre les personnes mais pour entendre vos témoignages sur la manière dont sont conduites les inspections lorsqu’un problème est signalé. On peut considérer que les faits relatés entrent dans la catégorie des violences sexuelles, psychologiques et physiques commises sur des enfants auxquelles notre commission s’intéresse.
Madame Dyckmans-Rozinski, si vous vous interrogez sur ce qui relève du caractère propre sur le plan juridique, il ne fait aucun doute en revanche que l’impossibilité de faire remonter la parole d’un enfant concernant un incident ou des violences survenues au sein d’un établissement scolaire est au cœur de l’objet de notre enquête.
M. Bruno Jeauffroy. S’agissant des aspects juridiques du caractère propre, j’avoue être plus en difficulté encore que mes collègues, car j’étais en quelque sorte le pédagogue de l’équipe. C’est un domaine dans lequel l’ancien professeur de physique-chimie – je crois être le seul d’entre nous à avoir enseigné – et l’ancien inspecteur général de l’éducation nationale que je suis n’est pas très à l’aise.
Cela dit, nous avons fini par tous nous accorder sur la nécessité de faire un signalement sur le fondement de l’article 40, sachant qu’en l’absence d’accord, chacun d’entre nous – moi le premier – aurait pu faire ce signalement à titre individuel. Mieux vaut que cette démarche soit collective, car elle a alors, je suppose, plus de poids, mais, s’il l’avait fallu, nous serions intervenus individuellement pour signaler le comportement tout à fait inacceptable de ce catéchiste.
Pour le reste, le rapport final est évidemment le fruit d’échanges et de compromis, de petites difficultés, ou grandes au départ. Je considère, quant à moi, que nous étions d’accord – en tout cas, je l’étais – sur la rédaction finale, sachant que tout ce qui concerne la lettre de transmission nous a été étranger.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous reviendrons sur la lettre de transmission du rapport. Je propose que nous poursuivions sur les désaccords entre les membres de la mission.
Monsieur Vrand, trois d’entre vous estimaient qu’un signalement sur le fondement de l’article 40 était nécessaire et nous disent que vous vous êtes opposé à sa transmission au procureur de la République. Comment expliquez-vous cette situation ?
M. Roger Vrand. Je n’ai pas le même souvenir de ce processus. J’avais des réserves, oui. J’ai suspendu mon jugement, comme disaient des philosophes antiques, en attendant que la question soit évoquée lors de la réunion avec les référents. Mes réserves ne portaient pas sur le fond. Je comprends bien qu’il va m’être difficile de faire entendre mon point de vue et le souci de la rigueur que j’ai pu avoir à ce moment-là, au regard de ce qui vient d’être dit, mais encore une fois, mes scrupules ne portaient pas sur le fond et sur le caractère intolérable des propos qui avaient été tenus. Ils portaient là encore – pardon – sur ce que pouvait impliquer le contexte dans lequel ils ont été prononcés, à savoir la catéchèse. Je ne suis pas juriste – c’est sans doute un défaut, dans le cadre de cette opération – mais il pouvait apparaître que les faits n’étaient pas, comme l’a écrit ma collègue, manifestement délictuels, quel que soit le caractère choquant des propos. On pouvait en effet penser que ces derniers, tenus pendant la catéchèse, n’étaient peut-être pas publics, auquel cas ils relèvent de la contravention et non pas du délit.
Je rappelle que nous sommes, à ce moment-là, au mois de juillet. Le parent bénévole catéchiste ayant été exclu de la catéchèse, il n’y a pas d’urgence. Dans la plupart des cas – je fais ici écho à ce qu’a dit Bruno Jeauffroy –, c’est la cheffe du service qui fait le signalement au procureur de la République, sur proposition de la mission. Si le désaccord avait été patent, comme on semble vouloir le laisser entendre, un ou une de mes collègues aurait fait un signalement à titre personnel.
Me suis-je posé trop de questions ? Je vous en laisse juge. Mais, je le répète, la situation n’avait rien d’urgent et la question du caractère délictuel et relevant de l’article 40 des propos tenus dans le cadre de la catéchèse pouvait se poser.
Je suis très étonné que l’on semble dire que j’ai voulu faire obstacle à l’évocation de cette question lors de la réunion avec la référente et le relecteur. Au contraire, j’ai renvoyé la discussion à cette réunion, pour que nous l’examinions ensemble. Lors de cette réunion, qui s’est tenue le 20 juillet, il a été acté que l’on ferait un signalement sur le fondement de l’article 40, mais que, compte tenu du contexte, ce ne serait pas mentionné dans le rapport.
Par ailleurs, cela présente peu d’intérêt pour vous, mais c’est moi qui ai préparé le dossier du signalement et qui l’ai transmis, car c’est au pilote qu’incombe cette charge. J’ai rédigé un projet de lettre au procureur – en tant que pilote, je n’élabore que des projets – en m’appuyant sur les constats de la mission. J’ai cité le passage du rapport ainsi que le nom des quatre membres de la mission, dont le mien, donc.
Voilà pour le contexte. En laissant de côté le caractère choquant des propos qui nous avaient été rapportés, j’ai voulu m’efforcer, la situation n’ayant pas un caractère d’urgence, de border, comme on dit familièrement, de sécuriser, de maîtriser le risque. Telle était ma préoccupation.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je perçois dans vos propos une forme d’autocensure. Il est interdit de prôner les thérapies de conversion ; qu’on le fasse en public ou dans un cadre privé, c’est un délit. Avez-vous pris cette dimension en compte lorsque vous avez plutôt refusé un signalement sur le fondement de l’article 40, estimant que ces propos n’étaient pas publics ?
M. Roger Vrand. Je le redis, je n’ai pas refusé de faire un signalement sur le fondement de l’article 40, je récuse ce terme. J’ai demandé que l’on réfléchisse et garantisse la sécurité de la procédure. Je peux me tromper – Paul Valéry disait : « Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles » – mais il ne s’agit pas d’autocensure. Il s’agit de sécuriser le processus, sur un sujet sensible qui exige, pour ne pas fragiliser le rapport et les conclusions de l’enquête, que l’on s’entoure de toutes les garanties. C’est tout. C’était une affaire de quelques jours, de quelques heures, en attendant la réunion avec le référent et le relecteur. Je le répète, à aucun moment je n’ai refusé de faire un article 40.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour récapituler, le témoignage d’un élève ainsi que des constats établis durant la mission concernant l’attitude d’un catéchiste ont conduit les membres de la mission à s’interroger sur un signalement sur le fondement de l’article 40. La majorité de ces membres a considéré que ce signalement était impératif. Une discussion s’est engagée, qui a conduit à solliciter l’avis des référents et, au nom d’une lecture du caractère propre, à faire ce signalement sans le mentionner dans le rapport. Pour que les choses soient claires, pouvez-vous confirmer qu’un signalement a bien été fait auprès du procureur de la République ?
M. Roger Vrand. Tout à fait, et dans les temps : le signalement est parti en même temps que le rapport, le 31 juillet ou le 1er août.
M. Paul Vannier, rapporteur. Qu’est-ce qui vous a conduits à séparer, parce que les faits en cause relèveraient du caractère propre, cette démarche de votre mission et de la rédaction du rapport, si bien qu’elle n’apparaît pas dans ce dernier ? Je crois que vous avez joué un rôle important dans cette décision, monsieur Allal.
M. Patrick Allal. Je rappelle que le rapport est extrêmement sévère pour Stanislas, et qu’il n’a pas été particulièrement bien accueilli par le chef d’établissement.
Pardonnez nos excès de rigueur juridique, mais il nous importait que ce rapport ne puisse pas être contesté, en particulier qu’on ne puisse pas nous reprocher d’être allés regarder des choses qui ne relevaient pas de nos compétences aux termes de la loi Debré – qui va bientôt fêter ses 65 ans – en dépit de toutes les ambiguïtés qu’elle comporte. Nous avons été très vigilants à ce sujet, et je ne peux que remercier M. Vrand d’avoir bien exercé son rôle et de nous avoir fait part de tous ses doutes.
Pour moi, cette affaire d’article 40 est un non-sujet, car le signalement a été fait. Je n’ai pas non plus le souvenir d’une réunion très tendue, dramatique, pendant laquelle M. Vrand se serait opposé à la mise en œuvre de l’article 40. Il posait des questions légitimes : ces propos tenus dans le cadre de la pastorale constituaient-ils une contravention ou un délit ? Dans le doute, et compte tenu de la gravité des faits, nous avons décidé d’appliquer l’article 40, laissant au procureur la charge d’apprécier s’il était confronté à une contravention ou à un délit.
Il est vrai que la mise en œuvre de l’article 40 suscite souvent des interrogations : nos collègues hésitent, considérant que certains faits sont à la limite de la légalité. Cela fait partie des discussions habituelles dans le cadre de la rédaction d’un rapport. Je rappelle que l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche fait à peu près une dizaine de signalements par an, ce qui est énorme – nous sommes la seule inspection générale à saisir le parquet aussi régulièrement. À chaque fois, c’est une décision mûrement réfléchie, d’ailleurs prise par la cheffe d’inspection : concrètement, il y a un accord, au sein de la mission, pour appliquer l’article 40.
Cette réflexion me paraît donc normale et je ne comprends pas pourquoi on la présente comme le reflet de réticences ou une volonté d’autocensure. Encore une fois, la preuve, c’est que l’article 40 a été mis en œuvre !
Si nous avons voulu dissocier le signalement du rapport, c’est tout simplement parce que l’important était que le catéchiste en question soit exfiltré de l’établissement, ce qui a été fait, et que le parquet soit saisi et puisse, le cas échéant, engager des poursuites. Nous ne voulions pas être accusés d’avoir exercé un contrôle sur la pastorale. On pourra nous objecter que c’était le rôle de la mission mais, comme je vous l’ai dit, nous avons la faiblesse de vouloir agir dans le cadre légal – c’est peut-être une fragilité de notre travail. À chaque fois que nous avons été confrontés au caractère propre, j’ai dit aux collègues que nous devions mettre la question de côté. Cela ne veut pas dire qu’on ne la traite pas : je le répète, nous avons fait un signalement sur le fondement de l’article 40, et nous avons aussi relevé, à juste titre, l’organisation beaucoup trop verticale de Stanislas, avec un chef d’établissement tout puissant et des préfets des études exerçant un rôle beaucoup trop important, en l’absence de conseillers pédagogiques. Tout cela, nous en avons discuté avec le directeur diocésain, en admettant que cela relevait de sa compétence mais en soulignant qu’il y avait un vrai souci et que Stanislas devait revoir son organisation. Cependant, nous n’avions pas le pouvoir d’imposer, ni même de recommander un conseil pédagogique – bien que nous l’ayons fait en dehors du cadre du rapport.
Sur l’ensemble de ces sujets, j’avoue que je comprends mal les critiques. Il est vrai que nous touchons là à l’ambiguïté de la loi Debré. Dans le cadre de l’éducation à la sexualité, les enseignants sont tenus d’expliquer aux élèves qu’en cas de grossesse non désirée, différentes possibilités existent, notamment celle de l’interruption volontaire de grossesse. Cela fait partie du volet pédagogique, qui est couvert par le contrat d’association avec l’État. Mais cela n’empêche pas l’établissement d’expliquer, dans le cadre d’activités pastorales – qui ne peuvent être obligatoires, et nous avons d’ailleurs souligné que cela posait problème à Stanislas –, qu’il est très mal de recourir à l’IVG. On peut dire que c’est un peu schizophrène, mais c’est la loi Debré ! Il se trouve que j’ai eu l’occasion de travailler et de réfléchir à ces contradictions, qu’il n’est pas toujours facile de concilier. Est-il normal que, dans un même établissement, l’IVG puisse être présentée comme une solution dans un cadre et comme une mauvaise action dans un autre ?
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez rappelé la nécessité de s’inscrire dans le cadre légal et évoqué à plusieurs reprises la loi Debré, mais cette dernière n’est fort heureusement pas la seule loi de la République qui s’applique aux établissements privés sous contrat. Ainsi, l’article L. 241-4 du code de l’éducation dispose : « L’inspection des établissements d’enseignement privés porte sur la moralité, l’hygiène, la salubrité et sur l’exécution des obligations imposées à ces établissements par le présent code. Elle ne peut porter sur l’enseignement que pour vérifier s’il n’est pas contraire à la morale, à la Constitution, aux lois et notamment à l’instruction obligatoire. » Or, quand on parle de thérapies de conversion, qu’on décrit l’homosexualité comme une maladie et qu’on remet en cause le droit à l’avortement, on s’inscrit pleinement dans un discours contraire à la Constitution et aux lois de la République. Je crois que l’Inspection générale est alors pleinement compétente pour relever cette infraction et la faire apparaître dans son rapport.
Cette discussion est très importante pour nous. Au nom du caractère propre, on considère parfois qu’une grande partie de ce que vous avez décrit ne relève pas des prérogatives de l’État, ne doit pas être traitée par les inspecteurs en mission et n’a donc pas à apparaître dans les rapports. Quelle est votre appréciation, en tant que coréférent de cette mission et inspecteurs généraux, de la façon dont l’article L. 241-4 du code de l’éducation s’applique ? Ne doit-il pas vous conduire à relever, y compris dans un rapport, des faits contraires à la Constitution et aux lois républicaines ?
M. Patrick Allal. Quand la mission a démarré, j’ai dit aux collègues, en tant que pilote puis que référent, qu’ils trouveraient ce qu’ils trouveraient et qu’il n’était pas question de s’autocensurer. Je rappelle que l’Inspection générale a eu l’occasion d’enquêter sur une secrétaire d’État en fonction, des recteurs ou des présidents d’université : dès lors que nous sommes saisis, nous trouvons ce que nous trouvons. Par contre, il y a le problème du caractère propre. J’ai dit aux collègues qu’ils ne devaient pas aller dans ce domaine, sauf, bien évidemment, s’ils constataient des atteintes aux valeurs de la République ou relevaient des éléments susceptibles de constituer un délit ou une infraction pénale. Je vous rejoins totalement sur ce point : dans de telles circonstances, le caractère propre tombe. Il n’est pas question, au nom du caractère propre, de tolérer certains propos, et c’est pourquoi la mission a mis en œuvre l’article 40.
Encore une fois, je souligne un aspect stratégique : nous tenions à ce que les choses soient très claires et que, justement, l’on ne s’embourbe pas dans des polémiques sur le caractère propre de la pastorale. Dans la mesure où ce catéchiste avait été démis de ses fonctions et où le parquet avait été saisi, ce que l’établissement savait, nous avons considéré qu’une mention dans le rapport n’apporterait rien. Pour nous, ce qui était important, c’était tout le reste. À la suite de la remise de notre rapport, et M. Gautier, le directeur, partant à la retraite, un groupe de travail a été mis en place, associant le rectorat, l’Inspection générale et la direction diocésaine, pour voir comment faire bouger Stanislas et sortir de cet « esprit Stan » qui, comme le souligne le rapport, nous paraissait particulièrement dangereux, sinon toxique.
M. Roger Vrand. J’ai bien compris les propos de M. le rapporteur concernant l’importance de l’article 40, mais je crains qu’il y ait une illusion d’optique sur le contenu même de notre rapport. Ce dernier va sans cesse au-delà des termes de la lettre de saisine, qui évoquait des articles de presse – nous pensons tous en particulier à un article de Mediapart sur « l’univers sexiste, homophobe et autoritaire de Stanislas » – et nous demandait d’aller voir ce qu’il en était dans les enseignements. La lettre de saisine était extrêmement circonscrite ; elle faisait implicitement référence à une lecture tout à fait stricte de la loi Debré, qui dispose, ou permet d’interpréter, que seuls les enseignements sont soumis au contrôle de l’État.
Pourtant, je l’ai dit, notre mission est sans cesse allée au-delà : nous avons bien entendu étudié et fait des observations sur les enseignements, mais nous avons aussi enquêté dans le champ relevant a priori du caractère propre, qui comporte me semble-t-il – je ne parle pas en juriste – deux cercles : celui de la vie scolaire d’abord – alors qu’il est impensable, dans l’enseignement public, de dissocier la vie scolaire des enseignements – puis, encore au-delà, celui de la catéchèse – dont je dirais, si j’osais refaire l’histoire, que nous ne nous serions peut-être pas mêlés, à tort ou à raison, si ces cours n’étaient pas obligatoires.
La lettre de saisine rédigée par le directeur de cabinet du ministre était donc extrêmement précise, mais nous savions que nous ne la respecterions pas – et pour cause : si nous voulions étudier la nature des phénomènes que l’on nous demandait d’examiner, nous devions aller du côté du projet éducatif, voire de la catéchèse, dès lors que cette dernière était obligatoire.
Cela ramène aussi à la question de l’élargissement du périmètre de la mission. Je le dis clairement et je l’assume : j’étais très naïvement convaincu que nous avions suffisamment à faire en nous en tenant aux termes de la saisine, qui permettaient d’évoquer la question du bien-être et de la protection des élèves – un sujet qui rentre pleinement dans le champ de vos travaux d’enquête –, pour ne pas aborder nécessairement des aspects financiers qui relevaient certes des compétences de l’Inspection générale, mais qui ne rentraient pas dans le cadre de la saisine et dont l’examen n’était pas motivé par des faits particuliers observés durant la mission.
Ainsi, je ne suis pas tout à fait d’accord avec Mme Boutet-Waïss. Si nous nous étions aventurés dans ce domaine, nous ne nous serions sans doute pas contentés d’indiquer le budget global de l’établissement, comme nous le faisons quand nous établissons sa fiche d’identité, au même titre que nous mentionnons le nombre d’élèves et de professeurs. Cela aurait justifié une étude extrêmement attentive, à la hauteur des exigences et de la rigueur de l’Inspection générale.
Or je rappelle que la lettre de saisine, datée de fin février, demandait une remise du rapport dans les deux mois. Même si ces délais ne sont jamais respectés, car ils sont bien souvent intenables, la remise du rapport aurait donc dû se faire fin avril. Il se trouve qu’à la suite de toute une série d’impondérables, la mission a effectivement commencé fin avril, et que la demande d’élargissement du périmètre de la mission est venue fin mai. Afin de préparer la présente audition, je me suis replongé dans le calendrier de nos travaux : les trois quarts des auditions ont été conduites courant juin. En fait, nous sommes restés deux mois dans l’établissement ou à côté, du 20 avril au 20 juin. Pour moi, il était donc tout à fait clair – et je le pense encore aujourd’hui – que nous avions bien assez de matière pour inspecter un établissement comme Stanislas, compte tenu de sa taille, des complexités dont nous venons de parler et des questions soulevées par les articles de presse.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Cette question est passionnante : nous allons nous y arrêter quelque temps, car nous sommes au cœur du sujet de cette audition.
Vous avez expliqué, monsieur Allal, que vous aviez décidé de ne pas mentionner dans le rapport le signalement adressé au parquet sur le fondement de l’article 40 parce que cela n’aurait pas été utile pour Stanislas, le catéchiste en question ayant été écarté de l’établissement. Nous pourrons discuter et réfléchir à cette question, M. Vannier et moi-même, en tant que corapporteurs. C’est un peu la même chose que de déposer une plainte lorsque l’infraction est prescrite. Nous nous intéressons aux violences systémiques : s’il a été possible qu’un catéchiste ait ce type de pratiques, quand bien même des élèves s’en seraient émus avant d’être entendus par votre mission d’inspection, c’est que le système ne permet pas que cela s’arrête. La publicité de la mise en œuvre de l’article 40 pourrait alors être utile, comme dans le cas de Bétharram, du village de Riaumont ou des établissements de Bretagne et d’ailleurs où sont dénoncées des violences systémiques. Au-delà de la question du caractère propre et de l’inclusion ou non de la vie scolaire, il est donc important pour notre commission de traiter ces sujets.
Monsieur Vrand, votre intervention montre qu’il vous arrive, pour plein de bonnes raisons, de pousser votre inspection plus loin que le caractère propre ne vous y autorise. Il y a toute une dimension humaine dans la mise en cause du cadre réglementaire de votre intervention. Nos discussions nous permettront de formuler des propositions sur ce cadre : c’est en cela qu’elles sont utiles, au-delà de vos témoignages.
Mme Françoise Boutet-Waïss. Nous parlons beaucoup du caractère propre, et je pense qu’il faut vraiment régler cette question. J’aimerais donc vous lire un extrait des notes que j’ai prises lorsque nous avons rencontré le directeur diocésain : « Le caractère propre a été inventé pour dire quelque chose de ténu. L’établissement a le droit d’enseigner ce qui lui est spécifique. Il est appelé à teinter l’ensemble de l’établissement. Il a une dimension transversale. Je me bats contre les établissements qui me présentent un projet éducatif d’un côté et un projet de la pastorale de l’autre. Je me garderais de tracer le caractère propre dans l’espace ou sur le plan juridique. »
Ce n’était pas l’objet de notre rapport, qui était une enquête administrative, mais il y a donc de vraies questions à se poser sur le caractère propre, que se pose le directeur diocésain lui-même.
S’agissant de l’élargissement du périmètre de l’enquête aux aspects financiers, j’ai écouté l’audition de M. Pap Ndiaye, qui est à l’origine de la saisine, par votre commission. Il a clairement dit que, s’il avait été saisi d’une telle demande, il l’aurait approuvée. Du reste, le code de l’éducation donne à l’Inspection générale toute possibilité d’étudier cet aspect. Il n’était pas question de mener un contrôle financier et comptable, mais de caractériser l’établissement. Eu égard à mes compétences, il m’aurait été très facile de détecter, à la lecture des documents budgétaires et financiers, un certain nombre de choses. J’aurais ainsi pu vérifier que, conformément à la loi, la pastorale n’était pas financée par des fonds publics – mais je n’en sais rien, puisque nous n’avons pas pu mener ce travail.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Madame Boutet-Waïss, vous avez dit que vous aviez reçu un SMS par erreur et que vous vous sentiez surveillée. Par qui ?
Mme Françoise Boutet-Waïss. Je ne sais pas. Cela a été très désagréable. Après avoir échangé avec M. Vrand, j’ai reçu un SMS qu’il voulait apparemment envoyer à quelqu’un d’autre. Je ne porte aucun jugement. Je n’ai pas la réponse à votre question, madame la présidente.
M. Roger Vrand. Bien que cela ne soit pas particulièrement agréable pour moi, je vais répondre à cette question, sous serment. Il ne s’agissait pas d’un SMS de connivence, adressé à M. Allal, mais d’un message personnel, destiné à mon épouse, à qui je faisais part de la pression que je ressentais après que ce sujet était revenu dans les discussions au sein de la mission. C’était donc une erreur stupide, très fâcheuse, dont je me suis excusé sur le moment auprès de Mme Boutet-Waïss. On peut en penser ce qu’on veut – je ne suis pas particulièrement heureux de devoir faire cette déclaration devant une commission d’enquête parlementaire, et je prie une nouvelle fois Mme Boutet-Waïss de bien vouloir m’excuser – mais il faut écarter l’hypothèse d’une connivence particulière avec qui que ce soit.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vais maintenant vous poser, à tous les cinq, une question à laquelle vous pourrez répondre par oui ou par non. Est-il déjà arrivé, lors de vos inspections ou de vos enquêtes administratives, que le référent ou le coréférent soit en même temps le relecteur ?
Mme Françoise Boutet-Waïss. Non. Dans les missions que j’ai faites, il y avait un référent et un relecteur.
Mme Annie Dyckmans-Rozinski. Je fouille dans ma mémoire, mais je n’en ai plus souvenir. Je ne me rappelle plus du tout comment les enquêtes étaient organisées, mais je pense qu’il y avait plutôt un relecteur et un référent.
M. Roger Vrand. Je fais la même réponse que mes collègues. D’après mon expérience et mes souvenirs, il y avait plutôt un référent et un relecteur.
M. Bruno Jeauffroy. Même réponse : en principe, le référent et le relecteur sont différents.
M. Patrick Allal. En principe, ils sont différents, mais il peut aussi arriver, comme c’était le cas dans cette inspection, qu’il s’agisse de la même personne.
Permettez-moi de vous rappeler le contexte très particulier de cette mission. Je devais être pilote, puis j’ai accepté d’être référent. En parallèle, j’effectuais un tuilage avec Mme Gillard, qui m’a succédé en tant que responsable du pôle affaires juridiques et contrôle. Il est vrai qu’il a pu y avoir une confusion, mais très sincèrement, je ne vois vraiment pas en quoi cela aurait pu être préjudiciable.
Si vous me le permettez, j’aimerais développer la théorie de la pelote de laine, chère à l’Inspection générale. N’ayant pas le pouvoir de nous autosaisir – ce qu’on peut regretter et qui peut en tout cas se discuter –, nous sommes liés par la lettre de mission, plus ou moins bien écrite, plus ou moins large. M. Vrand a rappelé qu’en l’occurrence, elle était extrêmement restrictive.
Je vais prendre un exemple qui n’a rien à voir. Imaginez que vous êtes missionné pour enquêter sur le harcèlement moral dont se rendrait coupable un chef d’établissement, mais qu’à cette occasion, vous découvrez un problème de harcèlement sexuel de la part de son adjoint. Ayant pour mission de mener des investigations au niveau de la direction de l’établissement, vous allez bien évidemment enquêter sur cet aspect sans demander de nouvelle saisine. Imaginez, par contre, que vous appreniez que le secrétaire général de l’établissement se prête à des malversations financières. Ce n’est plus du tout le même sujet : vous allez donc vous arrêter et demander au cabinet soit une extension de votre mission, soit le déclenchement d’une seconde mission, distincte de la première, qui ne portera que sur d’éventuelles malversations financières commises au sein de l’établissement.
Quand on fait une mission de contrôle, sans a priori, pour s’assurer que tout va bien, et que l’on découvre des faits susceptibles de justifier une enquête administrative, alors on suspend la mission de contrôle et on démarre une enquête administrative. Nous essayons toujours de trouver la réponse la plus pertinente, compte tenu du fait que nous ne pouvons pas nous autosaisir mais que nous ne pouvons pas non plus rester strictement liés par la lettre de saisine, plus ou moins large, plus ou moins bien rédigée.
Cette théorie de la pelote de laine marche plutôt bien. Je crois que, dans l’ensemble, les collègues en sont satisfaits.
Dans le cas de Stanislas, dans la mesure où aucun élément ne permettait de soupçonner un détournement du forfait d’externat versé par la région ou l’État, il n’y avait pas de raison d’engager des investigations sur le volet financier.
M. Paul Vannier, rapporteur. Cette théorie de la pelote de laine est intéressante, de même que la question du pouvoir d’autosaisine, mais cela ne répond pas précisément à la question posée par la présidente. Avez-vous d’autres exemples d’enquêtes administratives dans lesquelles le référent était aussi le relecteur ? C’est manifestement une situation absolument exceptionnelle.
M. Patrick Allal. Non, pas exceptionnelle. Il m’est arrivé à plusieurs reprises d’être à la fois référent et relecteur. D’une part, il faut trouver un référent qui ait une expertise dont on ne dispose pas toujours forcément en interne. D’autre part, le caractère urgent ou délicat d’une mission a pu m’amener à exercer en même temps les deux fonctions. Ce n’est pas la règle, mais il n’est pas non plus exceptionnel que le relecteur soit également le référent. Dans ce cas, c’est le responsable du pôle rapports ou d’un pôle thématique qui joue ce double rôle.
M. Paul Vannier, rapporteur. Nous sommes preneurs d’exemples de situations analogues. Puisque vous dites avoir fréquemment rencontré ce cas de figure, vous nous adresserez les saisines qui vous ont conduit à être à la fois référent et relecteur d’un rapport. Nous pourrons ainsi vérifier que cette pratique ne concerne pas que l’enquête administrative sur Stanislas.
J’aimerais poser une dernière question sur la possibilité de mener un contrôle financier – même si Mme Boutet-Waïss ne proposait pas un audit budgétaire très approfondi – et sur votre lecture de la lettre de saisine. Vous avez indiqué, monsieur Vrand, que la conduite de la mission impliquait un élargissement de fait du périmètre de la saisine, parce que les inspecteurs mènent une enquête et cherchent des réponses. Pourtant, M. Allal et vous-même avez opposé un refus à la demande d’enquêter de ce côté-là, sans aller trop loin, pour « caractériser la structure », étant entendu que le ministre de l’époque, M. Pap Ndiaye, a affirmé sous serment qu’il n’était pas opposé à cette demande et qu’il n’avait jamais été sollicité à ce sujet. J’aimerais comprendre le fonctionnement de l’Inspection générale. Est-ce bien la responsabilité du référent de s’opposer, le cas échéant, à la proposition ou à la suggestion d’un ou d’une membre de la mission d’enquêter sur tel ou tel aspect du fonctionnement de l’établissement contrôlé ?
M. Roger Vrand. Pour moi, oui – ou de faire remonter la demande jusqu’à la cheffe de l’Inspection générale. Je ne m’appuie pas sur une expérience particulière, mais autant que je connaisse les procédures, c’est elle qui peut se tourner vers le cabinet pour demander une modification de la saisine.
J’ai été très surpris par les propos de M. Pap Ndiaye, car la lettre de saisine signée par son directeur de cabinet comprenait des termes très restrictifs, pesés au trébuchet, indiquant bien que l’enquête devait porter sur les enseignements. Quand on lit ce courrier, on est loin de se douter que nous aurions dû demander une modification de la saisine afin d’inclure dans l’enquête des aspects financiers ! Mais je confesse que cet exercice intellectuel est peut-être un peu loin de mes capacités.
M. Paul Vannier, rapporteur. C’est donc la cheffe de l’Inspection générale qui aurait dû être saisie d’une telle demande. Monsieur Vrand, monsieur Allal, avez-vous donc sollicité Mme Caroline Pascal pour savoir s’il fallait intégrer ou non ces aspects financiers dans votre enquête ?
M. Patrick Allal. J’ai bien évidemment évoqué la question avec la cheffe de service, mais pour moi, il n’y avait pas de sujet. Si l’on commence, lors d’une mission, à avoir envie d’enquêter sur tel ou tel aspect, en l’absence de toute suspicion ou de tout témoignage qui nous y incite, alors on bascule dans « autre chose ». Par ailleurs, comme l’a dit M. Vrand, la mission sur Stanislas était tellement « riche » que nous n’avions pas besoin d’ajouter à notre enquête administrative un éventuel contrôle des finances de l’établissement. Encore une fois, pour nous, il n’y avait pas de sujet.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. J’en viens à la transmission du rapport et aux échanges entre les membres de la mission, la direction de la mission et les étages supérieurs.
Madame Boutet-Waïss, vous avez affirmé avoir réclamé à trois reprises la lettre de transmission du rapport, qui fait office de conclusion officielle du rapport. Vous avez fini par l’obtenir, mais de ce que nous avons compris dans les témoignages que votre collègue de la mission et vous-mêmes nous avez adressés, des paragraphes en avaient été modifiés ou supprimés selon les versions de la lettre.
Pouvez-vous nous dire exactement comment les choses se sont passées ? Je poserai ensuite la question à vos collègues membres de la mission, avant d’interroger les responsables.
Mme Françoise Boutet-Waïss. Comme je vous l’ai dit, en principe, c’est le pilote de la mission qui rédige le projet de lettre de transmission, même s’il peut confier cette tâche à un autre membre de la mission en cas d’urgence sur un autre dossier. C’est un travail collégial, et la procédure normale prévoit que le pilote partage ce projet de lettre avec les membres de la mission. Normalement, on n’a pas à la réclamer, le pilote doit l’envoyer.
Mais nous étions le 31 juillet, et nous ne l’avions toujours pas. Je l’ai donc réclamée, trois fois, à la suite de quoi nous avons obtenu le projet. J’ai demandé si la cheffe du service avait apporté des modifications au rapport – en relisant, elle aurait pu modifier quelque chose qui, pour une raison ou une autre, ne lui convenait pas : cela arrive, il n’y a pas de souci, on s’en explique ; cela fait partie du travail de l’Inspection générale. Il se trouve qu’elle avait modifié à la marge quelques titres de paragraphes, mais rien sur le contenu, que j’assume complètement. D’ailleurs, je partage l’avis de M. Allal : ce rapport est tout sauf complaisant, je le trouve même sévère.
Je n’avais rien à dire sur le projet de lettre de transmission, quand on a fini par l’avoir. Il me convenait : l’article 40 était signalé, la synthèse du rapport apparaissait bien dans les différents paragraphes. Je ne me suis donc pas manifestée. Si je n’avais pas été d’accord avec un passage, je l’aurais dit.
Mais en replongeant dans le dossier, je me suis aperçue que nous n’avions pas eu la bonne version. J’aurais réagi si j’avais eu la version définitive, celle transmise au ministre.
Lorsque j’ai reçu la lettre adressée par Mme Dominique Marchand, actuelle cheffe de l’Inspection générale, aux membres de la mission pour les interroger sur un sujet que vous aviez soulevé en commission, lettre dans laquelle elle réaffirmait l’indépendance des inspecteurs généraux, j’ai échangé avec M. Jeauffroy et Mme Dyckmans-Rozinski. C’est à ce moment-là, je le dis sous serment, que j’ai découvert la version qui avait été envoyée au ministre le 2 août.
Vous pourriez me reprocher d’avoir mis deux ans à m’apercevoir que nous n’avions pas eu la bonne version de la lettre. Mais malgré des tensions entre les membres de la mission – parfois, ç’a été rude –, je tiens à souligner le climat de confiance qui régnait entre nous. Quand on arrive au rapport finalisé, la confiance règne, la défiance n’est pas de mise, et je n’ai relu ni le rapport ni la lettre de transmission adressés au ministre. J’ai découvert la version finale en échangeant avec M. Jeauffroy, qui m’a signalé que la lettre figurait sur le site du diocèse de Paris – je n’étais même pas allée voir. Mais sur le site du diocèse, il n’y a en réalité qu’une partie du paragraphe ajouté – c’est un élément important.
Je ne sais pas si le paragraphe a été ajouté au projet ou s’il a été enlevé dans la première version qui nous a été transmise ; toujours est-il que si j’en avais eu connaissance, je n’aurais jamais accepté de signer le rapport – ce que je n’ai pas fait mais pour une autre raison, formelle. Je le réaffirme sous serment.
M. Paul Vannier, rapporteur. Pour que tout le monde comprenne bien, pouvez-vous nous indiquer ce que contenait le paragraphe qui, selon vous, a été ajouté à la lettre de transmission sans que vous vous en aperceviez à l’époque ?
Mme Françoise Boutet-Waïss. « Au terme de la mission, l’équipe ne confirme pas les faits d’homophobie, de sexisme et d’autoritarisme mis en avant par les articles de presse. » C’est faux, le rapport dit tout le contraire. Je ne comprends pas.
Le paragraphe dit également que « l’esprit Stan » peut favoriser de telles dérives et qu’à l’occasion du départ du directeur, M. Gautier, un changement de direction pourra faire le plus grand bien pour dépoussiérer « l’esprit Stan » et revoir les règles de l’établissement. Mais le diocèse parisien n’a communiqué sur son site que les trois premières lignes, sur le fait que l’équipe ne confirme pas les faits d’homophobie, de sexisme et d’autoritarisme. Je fais partie de l’équipe et je ne suis pas d’accord ! Mais je n’ai découvert ce paragraphe que fin avril 2025.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. La lettre de transmission est un élément clé, car c’est souvent ce qui est lu par le ministre, comme nous l’avons appris avec l’affaire Bétharram. Le rapport fait des dizaines de pages, avec des témoignages. Souvent, le ministre se contente de la lettre de transmission. C’est en tout cas le document sur lequel il s’appuie pour communiquer.
M. Paul Vannier, rapporteur. Monsieur Vrand, est-ce vous qui avez écrit ce paragraphe qui dédouane l’établissement Stanislas alors même que le rapport le concernant est accablant, comme vous l’avez souligné ?
M. Roger Vrand. Non, ce n’est pas moi. Je peux néanmoins apporter quelques précisions, et je tiens tous les mails à disposition de la commission d’enquête.
Certes, la lettre de transmission m’a été réclamée trois fois. Il y a d’abord eu un malentendu : je pensais que l’on me demandait la lettre définitive, et je n’ai donc pas répondu à cette demande – dont acte. La première demande date du 31 juillet à 18 h 22 ; le 1er août à 12 h 48, j’ai envoyé le projet que j’avais transmis en tant que pilote, validé par la référente et le relecteur – il avait fallu déplacer un paragraphe par rapport à une version antérieure : une modification sans importance.
Le projet de lettre m’a donc été demandé trois fois dans ce laps de temps, nuit comprise ! À cette période, les mails s’enchaînent. Après avoir cru que ma collègue me demandait la lettre modifiée – c’est très important, j’y reviendrai –, je lui transmets donc le projet de lettre que j’ai rédigé en respectant scrupuleusement l’esprit et la lettre du rapport, ce qui explique d’ailleurs que je n’ai pas eu trop de demandes de modifications, même si je n’oublie pas que ma collègue Annie Dyckmans-Rozinski aurait souhaité quelques lignes supplémentaires sur l’impact sur la santé des élèves. Je ne transmets donc rien d’expurgé, comme j’ai pu le lire : ce serait un acte d’une nature que je préfère ne pas qualifier. D’ailleurs, ce n’est pas parce qu’il y a eu un ajout que quelque chose a nécessairement été expurgé du texte initial. J’ai envoyé le projet tel qu’il a été envoyé à la cheffe de l’Inspection, et qui avait été, je le répète, validé par la référente et le relecteur.
C’est un peu comme la lettre volée d’Edgar Poe : tout le monde l’a sous les yeux et personne ne la voit. En l’espèce, il est question de cette lettre de transmission modifiée par la cheffe de l’Inspection dans tout un échange de mails, dont mes collègues sont en copie. La chronologie est un peu inversée, car ces échanges sont intervenus avant que je ne transmette mon projet aux collègues, ce qui a pu, je veux bien l’admettre, prêter à confusion.
Quoi qu’il en soit, dès le 31 juillet, j’envoie un mail à la section des rapports, en mettant en copie mes collègues de la mission et les référents, dans lequel je précise que la référente leur fera parvenir la lettre de transmission modifiée par la cheffe de l’Inspection générale – je n’y cite aucun nom propre, seulement des prénoms. C’est là que Mme Boutet-Waïss, qui veut légitimement être informée, répond : « Peut-on avoir connaissance de la lettre de transmission que tu as préparée pour [la cheffe de l’Inspection] et qu’elle a modifiée ? » C’est là que j’ai cru qu’elle souhaitait avoir la version définitive, modifiée, et que je n’ai pas répondu. Ce qui fait effectivement qu’une de ses trois demandes est restée sans réponse.
Mais personne alors ne connaît le contenu de la modification et la teneur de la lettre modifiée.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous dites que ce n’est pas vous qui avez ajouté ce paragraphe. Ce que je comprends, quand vous évoquez à plusieurs reprises l’intervention de la cheffe de l’Inspection générale, Caroline Pascal, c’est que c’est elle qui a ajouté ce paragraphe dans la lettre adressée au ministre, qui porte sa signature.
M. Roger Vrand. Lorsqu’elle me renvoie le rapport, la cheffe de l’Inspection générale me dit que la lettre modifiée sera transmise directement par la référente à la section des rapports. J’ai transmis cette information à l’ensemble des collègues de la mission, dans le mail que je vous ai cité. Je n’étais plus dans la boucle de transmission de la dernière version, que je ne possédais pas.
M. Paul Vannier, rapporteur. C’est très important, parce que cette lettre de transmission vaut synthèse et conclusion officielle du rapport. C’est ce que lit le ministre, qui ne va pas lire les dizaines de pages du rapport.
Ce dernier paragraphe n’a été rédigé par aucun des membres de la mission, pas même le pilote : il a été ajouté au moment de la transmission par la cheffe de l’Inspection générale, Caroline Pascal. Or il est décisif, parce qu’il blanchit l’établissement au nom de l’équipe d’inspecteurs – « Au terme de la mission, l’équipe ne confirme pas les faits d’homophobie, de sexisme et d’autoritarisme. » Or tout le rapport confirme des faits d’homophobie, d’autoritarisme et de sexisme.
Cette description pose la question de la responsabilité directe de la cheffe de l’Inspection générale et, plus largement, celle de l’indépendance des inspecteurs et de la place du chef de l’Inspection générale dans le processus d’élaboration et de transmission des rapports. C’est donc un point très important.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Monsieur Vrand, vous venez d’expliquer que la lettre de transmission devait être transmise directement. Pourquoi à ce moment-là, en tant que pilote, ne demandez-vous pas à avoir la lettre modifiée ? Il faut se remettre dans le contexte, la pression médiatique était forte. Vos collègues ont souligné le climat de confiance qui régnait entre vous. Est-ce cette même confiance qui a vous a fait oublier de demander la lettre modifiée ?
M. Roger Vrand. Mais je l’ai eue, la lettre modifiée. J’étais en copie de l’envoi, par la section des rapports, du rapport et de la lettre de transmission définitive au cabinet du ministre. Ce devait être le 1er août. Et immédiatement – dans les heures qui suivent, ou le lendemain –, j’ai transféré ce message à mes collègues, avec le rapport et la lettre définitive. Il se trouve que dans ce message, on parle aussi d’autres choses : j’explique que comme nos mails se sont croisés, la demande d’ajout d’Annie Dyckmans-Rozinski sur la question de la santé des élèves n’a pas pu être prise en compte. Et nous échangeons à propos de l’article du Monde sur Stanislas qui venait justement de sortir, et que nous voulions tous lire mais auquel nous n’avions pas accès, surtout à cette période de l’année.
Je tiens tous nos échanges de mails à votre disposition. Mes collègues, je le répète, étaient alertés de la modification du projet que je leur avais « finalement » adressé, pour parler en adoptant leur point de vue. Et je leur avais transmis le courrier définitif et le rapport. C’était le 2 août, à 9 h 16 puis 11 h 34.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez transmis ces documents, et vos collègues ont expliqué qu’elles n’avaient pas vu le paragraphe ajouté. Mais vous, lorsque vous avez reçu la lettre modifiée, l’avez-vous lue ? Avez-vous vu qu’un paragraphe avait été ajouté ? Si oui, quelle a été votre réaction ?
M. Roger Vrand. Je pense que je l’ai vu, et que je me suis dit que c’était un peu en décalage par rapport au reste de la lettre. Mais le lendemain, le 3 août, nous avons reçu un message de la cheffe de l’Inspection générale, disant qu’elle avait fait le compte rendu du rapport au ministre. Elle rappelait les points essentiels du rapport et disait en conclusion que les points soulevés – nous n’en avons par parlé, mais nous avions formulé toute une série de préconisations – donneraient lieu à un contrôle renforcé de l’autorité académique et de l’autorité diocésaine, qui a un rôle dans l’évolution du projet éducatif de l’établissement et dans le processus de recrutement du chef d’établissement.
Tout cela remettait en perspective ce paragraphe. À ce moment-là, j’étais loin d’imaginer que six mois plus tard, en janvier 2024, la direction diocésaine – ou plus probablement le directeur de Stanislas –, utiliserait la lettre et sortirait cette phrase de son contexte. Nous étions le 2 août, nous n’étions pas censés partir en vacances tant que le rapport n’était pas terminé et nous étions soulagés d’avoir achevé ce travail qui nous avait pris un certain temps. Et le retour sur le point fait avec le ministre, dont mes collègues étaient directement en copie, récapitulait bien les différents éléments du rapport.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez raison de rappeler que le rapport formulait des préconisations. Nous aborderons plus tard la question de leur suivi.
Quand on lit la conclusion, on peut comprendre l’usage qui a été fait du rapport. Il est évident que si la conclusion de la lettre de transmission avait caractérisé l’établissement Stanislas comme un établissement homophobe, sexiste et autoritaire, il y a fort à penser que le rapport aurait emporté d’autres conséquences pour l’établissement que le seul suivi des recommandations de l’Inspection générale. La tonalité donnée à la conclusion par la cheffe de l’Inspection générale est donc un des enjeux.
Je voudrais revenir sur votre méthode de travail, car il semble y avoir un décalage, voire une contradiction, entre le contenu, précis et détaillé, des très nombreux procès-verbaux d’audition d’élèves et de parents d’élèves – vous avez mené une centaine d’auditions – et leur restitution dans le rapport. Alors que 17 % des procès-verbaux décrivent des faits d’homophobie et de violences homophobes, un seul passage du rapport, page 23, aborde le sujet, citant les propos d’un élève. Je lis : « Je n’ai pas eu connaissance d’homophobie […] Je connais des gens homosexuels dans ma promo, ils ne sont pas embêtés. » L’homophobie y est décrite comme étant plutôt tendancielle et liée à une époque passée, celle de la Manif pour tous, soit plus de dix ans avant la mission.
Mme Annie Dyckmans-Rozinski. Si j’ai bien compris, vous pensez que le contenu du rapport est en deçà de ce que les témoignages pourraient laisser supposer.
Trois passages du rapport font état de propos homophobes : nous avons donc bien rendu compte de leur existence. Si l’homophobie avait été systémique, nous aurions été sous le coup de la loi du matin au soir ! Ce n’était pas le cas. Nous en avons constaté, ce qui nous a d’ailleurs amenés à faire le signalement, mais nous n’avons pas parlé d’homophobie institutionnelle. En revanche, il y avait une très nette dérive de la masculinité, exacerbée, mise en valeur par « l’esprit Stan ». Cela donne lieu à des interpellations entre garçons et à des propos que l’on pourrait juger homophobes, ou axés sur la virilité. Mais ce que nous avons trouvé vraiment très grave, c’est ce qui a fait l’objet de l’article 40.
Une deuxième chose, qui n’apparaît pas dans les PV, doit être prise en compte : la terreur de certains témoins – et je pèse mes mots – qui demandent à être entendus hors de l’établissement, que ce soit dans le cadre de l’enquête sur Stanislas ou d’enquêtes sur d’autres établissements. J’ai eu à suivre des affaires de violences sexuelles et sexistes dans lesquelles les jeunes femmes refusaient absolument de témoigner dans l’enceinte de l’établissement. Dans ce cas, on dépayse.
En l’espèce, nous avons eu le témoignage d’un salarié – ce n’est pas aujourd’hui que je romprai l’anonymat – qui était tellement terrorisé qu’il nous a écrit en utilisant un pseudonyme pour s’assurer que ses propos ne seraient pas rapportés, car il avait peur de perdre son emploi. Il dénonçait des faits d’homophobie graves dans les propos qu’il avait entendus. Je tiens toutes les pièces à votre disposition.
Là se pose un cas de conscience : prenons-nous la responsabilité de rapporter un témoignage qui risque de mettre son auteur en difficulté si son nom est divulgué lorsque le rapport sera rendu public ? Le risque de représailles, de mise à l’écart d’un enseignant, de ralentissement de sa carrière – il y a bien des moyens de faire pression – empêche la libération de la parole : ne parlent que ceux qui en ont le courage. Je ne suis pas juriste, mais je plaide pour une forme légale de protection et de suivi des victimes et lanceurs d’alerte qui ont eu le courage de témoigner. Cela fait partie de mes recommandations. Aujourd’hui, lorsque l’on explique aux témoins qu’on ne peut pas garantir leur anonymat, certains refusent de témoigner. Quant aux autres, ils sont livrés à eux-mêmes, seuls face aux conséquences de leur témoignage ! Il faut absolument renforcer leur protection. Je ne sais pas si cela répond à votre question, mais ce cas de conscience est une dimension très importante.
Mme Françoise Boutet-Waïss. Trois passages dans le rapport font état d’homophobie caractérisée. Quant au signalement au titre de l’article 40, ce n’est pas un détail. Il ne concernait pas que des faits d’homophobie, mais c’était le sujet principal. Comme l’a expliqué ma collègue, la masculinité est particulièrement mise en avant dans cet établissement qui, historiquement, n’accueillait que des garçons. Il continue d’ailleurs de leur accorder une place privilégiée et la mixité ne s’y met en place que péniblement – cela renvoie aussi au sexisme de l’établissement.
Un autre passage très important explique qu’un encadrant a tout fait pour exclure de l’établissement une élève très brillante, qui y avait effectué toute sa scolarité depuis le primaire, au motif qu’elle n’avait pas « l’esprit Stan ». Elle avait en effet arboré ce qui était taxé de « pull LGBT » – en l’espèce, un pull rayé. C’est un acte d’homophobie caractérisée, qui a valu à cette élève une exclusion brutale de l’établissement à la fin de la première, ce qu’elle a vécu très douloureusement. L’établissement a donc privilégié « l’esprit Stan » sur une élève très brillante, qui figurait parmi les trois meilleurs élèves de sa classe et qui aurait peut-être intégré une classe préparatoire à Stanislas.
Il y a donc trois passages sur l’homophobie dans le rapport, et pas des moindres.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. La manière dont l’inspection a été conduite est au cœur de nos préoccupations, et nous sommes preneurs de tous les documents, témoignages et recommandations que vous nous fournirez.
M. Bruno Jeauffroy. Je me suis attelé à compter les occurrences des mots « homosexuel », « homosexualité », « homophobie » et « homophobe » dans notre rapport. Les deux premiers sont au nombre de onze, les deux suivants au nombre de treize – pas toujours à charge, évidemment.
J’appelle en particulier votre attention sur les paragraphes 2.5.2, à la page 9, et 4.4.4, en bas de la page 23.
Le premier reprend l’idée de l’article 40, sans le citer expressément : il ne s’agit donc pas de faits passés, comme il peut en être fait mention à d’autres endroits du rapport – le passé en question ne remontant parfois pas à plus d’un ou deux ans – mais bien de faits survenus en mai 2023, en plein milieu de la mission.
Le second se termine par une recommandation, peut-être un peu trop subtilement rédigée, qui préconise de « travailler à une évolution du projet éducatif et des règles de vie, notamment relatives à la tenue vestimentaire, afin de renforcer, conformément aux valeurs de la République, l’égalité filles-garçons et le respect des différences au sein de l’établissement ». Les mots « homophobie » et « racisme » n’apparaissent certes pas dans cette phrase, mais c’est bien ce qui est visé, même si c’est un peu subliminal.
Je confirme ce qu’ont dit tous mes collègues : ce rapport est sévère, c’est un rapport à charge sur bien des points. Nous n’avons pas parlé des aspects pédagogiques, qui apparaissent peut-être moins graves dans l’affaire, mais beaucoup d’entre eux sont aussi clairement dénoncés dans le rapport.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. L’appréciation de la gravité d’une violence, qu’elle soit psychologique, physique, sexuelle ou discriminatoire, appartient à chacun. Mais on sait qu’il s’agit d’un engrenage, et l’objet de notre commission est aussi de ne pas oublier les jeunes, les enfants qui sont victimes de violences psychologiques et d’atteintes à leur intimité et leur intégrité et qui en gardent une grande fragilité pour le reste de leur vie.
Ma dernière question porte sur le suivi du rapport et de ses recommandations, même s’il est assez récent. Il met en lumière un sujet essentiel, celui des manquements qui perdurent depuis parfois des dizaines d’années, malgré les changements de ministre et de politique du ministère de l’éducation.
Nous avons reçu un mail d’un inspecteur de l’IGESR, qui n’est pas membre de votre mission mais qui a mené en octobre 2024 une réunion avec la directrice de l’académie de Paris, le doyen des IA-IPR (inspecteurs académiques-inspecteurs pédagogique régionaux) de l’académie de Paris, l’IA-IPR d’économie-gestion chargé du contrôle des établissements d’enseignement privé, le directeur diocésain et l’actuel directeur de Stanislas, pour favoriser un échange constructif autour du suivi des recommandations de votre rapport. Je note au passage qu’on est un peu loin d’une réunion en préfecture au sujet du maintien du contrat, mais c’est un autre sujet.
Il me semble que la participation de l’IGESR et de l’IA-IPR au suivi, qui devrait se produire à chaque fois, est exceptionnelle. Selon vous, quelles sont les bonnes modalités de suivi d’un rapport émis par votre service ? Estimez-vous que vous devriez être associés au suivi ?
M. Roger Vrand. Je vais être factuel. Sans en majorer les mérites, le rapport insiste vraiment sur la nécessité de mener des contrôles. C’est tout l’objet des préconisations, ce qui n’était pas si habituel il y a deux ans – il faut remettre les choses dans leur contexte. Quand nous avions entendu les IA-IPR qui allaient à Stanislas, nous avions bien senti qu’ils y allaient en catimini. Ils se rendaient d’ailleurs directement dans la classe. Il faut donc plus de contrôle : c’est vraiment le message que fait passer le rapport, du moins on l’espère.
Il se trouve que je suis parti à la retraite le 1er août 2024, donc je n’étais plus en poste lors de la réunion d’octobre. Mais – et je parle sous le contrôle de mon collègue Jeauffroy – nous avions déjà eu une réunion par visioconférence avec l’académie de Paris en février ou mars 2024 pour l’aider à mettre en place les modalités de contrôle de Stanislas que nous avions préconisées dans le rapport et appeler leur attention sur les points sensibles, notamment le caractère facultatif de la catéchèse, sans entrer dans des faux-semblants ou des discussions subtiles entre ce qui relève de la catéchèse, du cours d’instruction religieuse ou du cours de culture générale sur les religions. Cette réunion a lancé les travaux.
Je crois savoir que des collègues ont accompagné les travaux de l’académie de Paris dans la mise en place de ce contrôle. Engagé sur une autre mission très prenante, je n’étais pas disponible pour cela, mais il me semble que Patrick Allal y a participé – il faudrait vérifier, je ne voudrais pas dire de bêtise.
Encore une fois, telles que les choses sont rédigées, ce contrôle empiète sur la stricte ligne de démarcation entre les enseignements – on est dans la classe, la porte est fermée, c’est de ma compétence – et ce qui se passe autour. Reste à voir comment c’est véritablement possible pour des inspecteurs régionaux.
Car c’est bien là toute la difficulté : en réalité, le caractère propre touche forcément à la vie scolaire d’un établissement. Or cette notion de vie scolaire n’avait probablement pas la même signification ni la même dimension en 1959, lorsque le législateur a adopté la loi Debré, qu’aujourd’hui – et même depuis trente ou quarante ans. Les termes officiels sont peut-être un peu feutrés, mais il s’agit de tout ce qui peut contribuer, dans des actions éducatives qui se font en dehors des programmes et en dehors de la classe, au respect des différences, ce qui recouvre la prévention des discriminations de toute nature, donc notamment les discriminations homophobes. C’est bien ce qui est visé par les préconisations du rapport.
M. Patrick Allal. Je voudrais revenir rapidement sur la lettre de transmission. Le rapport, rien que le rapport : à l’Inspection générale, par principe, un rapport ne peut pas être modifié ou réécrit de quelque façon que ce soit sans l’accord des membres de la mission. La lettre de transmission, c’est différent : c’est une prérogative de la cheffe de service, qui transmet le rapport au cabinet. En interne, nous avons eu de longues discussions : fait-on un bordereau de transmission en envoyant le rapport brut, l’accompagne-t-on d’une forme de synthèse ?
Dans le rapport lui-même, mes collègues l’ont rappelé, il n’y a ni synthèse, ni conclusion, car nous craignons beaucoup l’effet loupe, c’est-à-dire ce qui se produit quand une phrase est sortie de son contexte. La situation d’aujourd’hui en est une illustration.
Deux ajouts ont été faits au canevas élaboré par le pilote de la mission : un pour rappeler que la loi Debré interdit formellement que la catéchèse soit obligatoire, le second pour constater qu’il n’y avait pas eu de faits.
Là, franchement, l’utilisation faite par le chef d’établissement de Stanislas de cette deuxième phrase a été très malhonnête. Il a pris la phrase telle quelle, il a extrait uniquement ces trois lignes pour dire qu’il n’y avait pas eu de faits. Mais quand on lit toute la lettre, il n’y a aucune ambiguïté. La cheffe de l’Inspection y répondait clairement à la saisine, c’est-à-dire aux accusations très graves relayées dans la presse, par Mediapart et L’Express. Encore une fois, le rapport – le seul document qui fasse foi et qui ait une valeur juridique – ne contient ni conclusion, ni synthèse. Oui, il y a eu un ajout, oui, il a été fait par la cheffe du service, pour répondre à une préoccupation du cabinet par rapport à la saisine initiale. Mais quand on la lit en entier, la lettre est fidèle au rapport. Pour moi, il n’y a pas eu de dénaturation.
Comment M. Gautier a-t-il récupéré cette lettre, qu’il n’aurait jamais dû avoir ? Je pense que c’est par la direction diocésaine. Il n’est pas illogique que cette dernière l’ait eue, puisqu’elle est notre interlocuteur et que toute une partie de la lettre portait sur le caractère propre. Malheureusement, M. Gautier l’a eue, et l’usage qu’il en a fait est tout à fait malhonnête. Je ne peux que le regretter, car quand on lit toute la lettre, on comprend bien que c’était la réponse précise à la saisine. Voilà pour les faits.
S’agissant des suites, là encore, nous avons eu une longue discussion au sein de l’Inspection générale et avec le cabinet : faut-il doter l’Inspection générale d’un comité des suites, de sorte que l’Inspection soit en droit, au bout de six mois, de demander à l’administration où en est la mise en œuvre des préconisations contenues dans son rapport ?
Pour Stanislas, le problème ne s’est pas posé, puisque d’emblée, le cabinet a souhaité qu’un groupe de travail réunissant l’Inspection générale, le rectorat et la direction diocésaine soit mis en place pour veiller à ce qu’on fasse bouger le fameux « esprit Stan ». Mais c’est exceptionnel : la plupart du temps, une fois que le rapport est transmis, nous n’avons pas de droit de suite, comme il existe dans d’autres inspections générales. En l’espèce, je peux vous dire que le groupe de travail sur Stanislas a bien travaillé. La succession de chefs de l’établissement a été l’occasion de dépoussiérer tout cela, en accord avec la direction diocésaine.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous venez de nous dire que le cabinet est intervenu auprès de la cheffe de l’Inspection générale, Mme Caroline Pascal, à propos de la rédaction de cette lettre de transmission ?
M. Patrick Allal. Je n’ai pas du tout dit cela. J’ai dit que dans sa lettre de transmission, Caroline Pascal a souhaité répondre à la saisine.
Je rappelle le contexte de l’époque : des accusations très graves étaient portées sur le fonctionnement de Stanislas par Mediapart et dans une moindre mesure par L’Express. La lettre de transmission était tout à fait fidèle au rapport, mais sans ce paragraphe, elle ne répondait pas à la question précise posée par le cabinet dans sa lettre de saisine faisant suite à ces articles de presse. Cette phrase répond simplement, ce qui est logique. En envoyant la lettre de transmission, la cheffe de service éclaire le cabinet : non, les faits très graves rapportés par la presse ne sont pas avérés, du moins en ce qui concerne la période de M. Gautier – c’est un point important.
Je me permets d’insister : relisez l’article de Mediapart, notamment, qui était extrêmement sévère. Non, les faits n’étaient pas établis, en tout cas pour la période Gautier. Quand on relit la lettre, il n’y a aucune ambiguïté, c’est uniquement en ce sens qu’il y a eu cet ajout, de même qu’il y a eu un ajout sur le fait qu’il était inadmissible de rendre la catéchèse obligatoire, au nom de « l’esprit Stan » ou d’une confusion prétendue entre éducation, valeurs religieuses et activités pastorales.
Ce n’est pas du tout à la demande du cabinet, c’est juste logique : les lettres de transmission sont couramment modifiées in fine par la cheffe de service pour répondre précisément aux questions posées par le cabinet dans sa lettre de saisine. Mettre sur le même plan la lettre de transmission et le rapport n’a pas de sens juridiquement.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Ce que vous dites nous étonne, et me choque personnellement. D’abord, quand on fait une enquête administrative, on ne fait pas une enquête sur des coupures de presse. Ensuite, on le sait, la lettre de transmission est un outil politique : on a vu Mme Oudéa-Castéra l’utiliser – je ne sais pas si elle était encore ministre de l’éducation ou non ; on a vu le directeur diocésain l’utiliser ; on a vu François Bayrou l’utiliser.
Ce que vous dites est choquant parce que, non, la lettre de transmission n’est pas fidèle au rapport. Dans votre clairvoyance, vous devez le dire. Vous ne pouvez pas affirmer devant nous, sous serment, que la lettre de transmission et ses conclusions sont fidèles au rapport.
M. Patrick Allal. Quand je lis la lettre de transmission, madame la présidente – et j’insiste bien : quand je lis la lettre de transmission, et pas les deux phrases qui en ont été extraites de manière très malhonnête par M. Gautier –, pour moi, il n’y a pas de distorsion avec ce qu’a écrit la mission. Je rappelle les conclusions de la mission : il n’y avait pas d’homophobie institutionnelle, par contre il y avait un contexte extrêmement défavorable.
Par ailleurs, vous dites qu’une mission n’est pas là pour répondre à un article de presse, mais malheureusement, vous êtes bien placée pour savoir que cela ne se passe pas comme ça. J’ai évoqué le fait que j’aie été retiré en catastrophe de l’enquête sur Stanislas pour une mission dont on craignait que la presse s’empare ; c’était à l’époque un sujet extrêmement sensible, d’autant qu’il y avait eu d’autres suicides. Malheureusement, l’agenda de l’Inspection générale est aussi dicté par la presse.
Mme Annie Dyckmans-Rozinski. Si je suis ici aujourd’hui, c’est parce que j’endosse totalement le rapport mais que je n’endosse pas la lettre de transmission, qui dit exactement le contraire. Si j’avais dû être consultée, j’aurais mis « l’équipe a constaté des faits de… » et non pas « n’a pas constaté ». Première chose.
Deuxièmement, j’insiste sur le discours qui consiste à ramener au passé les événements qui ont été relevés. C’était le discours tenu par la direction de Stanislas : « c’était avant moi » – sous-entendu, sous la direction de Daniel Chapellier. Mais nous, nous avons enquêté au présent, et non pas au passé. Pour ce qui est de la volonté de rompre avec le passé, regardez qui a été mis à la tête de Stanislas après le départ de M. Gautier : l’ancien collaborateur de M. Chapellier, directeur-censeur des classes préparatoires jusqu’à 2015 avant de partir à Marcq-en-Barœul s’occuper de Marcq Institution, établissement sur lequel vous aurez peut-être l’occasion d’enquêter, je ne sais pas. C’est très grave, de dire que cela remonte au passé. J’ai l’impression d’avoir été baladée par Stanislas et par cette lettre de transmission.
Troisièmement, cela discrédite l’Inspection générale. Je vais vous dire pourquoi. J’ai ici le discours d’adieu de M. Gautier, en septembre 2024. Il parle de « passer le témoin symbolique » au nouveau directeur que je viens d’évoquer, et il dit : « Je ne résiste pas, en joignant le geste à la parole avec un petit clin d’œil lié au contexte de mon départ et de la possibilité qu’il ouvre de dépoussiérer Stan, comme nous y invite le courrier de la doyenne de l’Inspection générale… » Le mot « dépoussiérer » vient directement de la lettre de transmission. Vous pensez que l’Inspection générale sort grandie de propos pareils ? Il dit ensuite : « Cher Igor, je suis heureux de te passer le témoin plumeau ». Témoin plumeau, après une enquête de l’Inspection générale ! Il poursuit : « la plume étant aussi le symbole de la paix et de la liberté d’esprit ». Il termine en disant : « Que ce plumeau te donne le courage de dépoussiérer ce qui doit l’être, la force de conserver la patine qui fait le charme de notre collège, la sagesse de savoir faire la différence. » Et, je vous le donne en mille, un dessin de plumeau est reproduit en face du discours.
Alors, que l’on ne me dise pas que cette lettre de transmission n’a pas affecté la crédibilité de l’Inspection générale et de « l’équipe » qui a travaillé, puisque c’est ce terme qui a été utilisé, au lieu d’une tournure impersonnelle. C’est mon intégrité professionnelle qui est ainsi remise en cause, et c’est très grave.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Merci pour ce témoignage très fort. Il est important que notre commission puisse faire la lumière sur ce fonctionnement. Nous analyserons avec recul l’ensemble de ces éléments, y compris les documents que vous nous transmettrez.
J’en profite, afin d’éviter tout doute quant à un éventuel conflit d’intérêts, pour préciser que je suis, depuis 2022, députée de la neuvième circonscription du Nord, qui inclut Marcq-en-Barœul. J’ai eu l’occasion de visiter Marcq Institution – comme d’autres établissements – avec son directeur, M. Igor Le Diagon, devenu depuis le directeur de Stanislas. J’ai également participé à des concerts ou à des interventions en classe sur le rôle de député, et j’ai accueilli son fils pendant un mois pour un stage qui s’est très bien passé, en 2024. Il était important de le préciser devant la commission, car il est beaucoup question d’intégrité et d’indépendance.
Mme Françoise Boutet-Waïss. Je souhaite apporter un complément concernant la succession de M. Gautier. Le directeur diocésain nous avait indiqué que la nomination du directeur était son seul véritable pouvoir et qu’à la faveur de cette succession, des échanges avaient eu lieu pour remettre à plat le fonctionnement de l’établissement. Or, à l’époque où le directeur de Marcq Institution était censeur-directeur des classes préparatoires, sous l’autorité de M. Chapellier – il a occupé ces fonctions jusqu’en 2015 –, un surveillant des classes préparatoires a été condamné pour pédophilie ou consultation de sites pédopornographiques. M. Chapellier lui-même est impliqué dans toute une série d’affaires judiciaires, dont une pour laquelle il a été dernièrement renvoyé devant le tribunal correctionnel pour agression sexuelle sur un élève de 14 ans dans l’établissement où il a officié après avoir quitté Stanislas. « L’esprit Stan » a de beaux jours devant lui !
Cet « esprit Stan » doit être remis en question. Le rapport le dit, il provoque des dérives. Pourtant – et c’est un camouflet pour l’Inspection générale – le fait est qu’on a nommé une personne entièrement acquise à la cause de « l’esprit Stan ». Vous pouvez faire tous les contrôles que vous voulez, c’est un peu désespérant : j’ai le sentiment que Stan ne bougera jamais.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Ma question porte précisément sur ce sujet. Hier, lors de son audition, Mme Ségolène Royal, ancienne ministre déléguée à l’enseignement scolaire, nous a indiqué que, selon elle, lorsqu’un chef d’établissement est impliqué dans des faits de violences sexuelles sur un élève, l’ensemble des élèves doivent être auditionnés.
Or, hasard du calendrier, un des chefs d’établissement qui viennent d’être cités comparaît aujourd’hui – Mme Boutet-Waïss l’a dit – devant le tribunal correctionnel pour des faits de violences sexuelles sur mineur. Ce fait a-t-il été évoqué au cours de votre inspection ? Si oui, dans quel cadre, et pourquoi n’est-il pas mentionné dans le rapport d’inspection ? Peut-être n’étiez-vous pas au courant. En tout cas, il me semble que l’implication d’un chef d’établissement dans de possibles violences sexuelles sur des élèves est un fait majeur dans l’histoire d’un établissement. Je me demande donc pourquoi cela n’avait pas encore été évoqué au cours de cette audition.
Mme Florence Herouin-Léautey (SOC). J’ai entendu, tout à l’heure, que l’on se souciait de la sécurité d’un processus administratif mais je n’ai pas entendu que l’on se souciait de celle des enfants confiés à l’éducation nationale, dans différents types d’établissement. Je souhaiterais donc savoir ce qu’est, pour vous, un élève, un enfant, et ce que doit garantir l’institution.
M. Patrick Allal. En ce qui concerne M. Chapellier, lorsque la mission a eu lieu, nous savions qu’une information judiciaire avait été ouverte contre lui pour une agression sexuelle commise dans le cadre de ses fonctions à Passy. Il pouvait difficilement en être fait état dans le rapport dès lors que l’instruction était en cours. Je note, du reste, qu’après quatre ans d’instruction, M. Chapellier est renvoyé devant le tribunal pour cette seule agression sexuelle commise à Passy : aucun élément concernant son passé à Stanislas n’a été mis au jour alors que les investigations de la justice semblent avoir également porté sur cette période. De ce point de vue, il n’est donc pas anormal que nous n’ayons pas évoqué sa situation.
Par ailleurs – je vais sans doute apparaître comme un juriste borné qui se moque des élèves, mais ce n’est pas du tout le cas –, nous étions mandatés pour enquêter sur la « période Gautier ». C’est ce que nous avons fait, c’est vrai à partir de témoignages anciens, comme le rappelle la lettre de transmission.
Quant aux élèves, ils sont, pour nous, essentiels. Je suis extrêmement affligé par les propos de mes collègues et je pense qu’en les tenant, elles portent atteinte au crédit de l’Inspection générale. Quand, pendant des années, on a été responsable du pôle rapports, qu’on a je ne sais combien de chefs d’établissement, de présidents d’université, de fonctionnaires de tous types qui ont été poursuivis disciplinairement, voire pénalement, pour des faits inadmissibles concernant des élèves, il est un peu difficile d’entendre que l’Inspection générale ne se soucie pas d’eux. En fait, ils sont la priorité. Les auditions d’élèves le montrent. Nous avons entendu plus d’une centaine de personnes, en recourant à la double technique de l’appel à témoignage spontané et de l’audition par échantillon ; on peut difficilement faire plus.
Je rappelle enfin que nous n’avons pas les pouvoirs de la police, ni, a fortiori, ceux d’un juge, et que nous ne pouvons malheureusement pas saisir des ordinateurs ni organiser des confrontations ou des reconstitutions. Si je fais le bilan du travail réalisé par l’Inspection générale, compte tenu des pouvoirs limités dont elle dispose, et si je considère le nombre de personnes – enseignants, chefs d’établissement ou autres – que nous avons sorties du dispositif précisément parce qu’elles portaient atteinte aux élèves, je ne peux qu’être absolument désespéré par ce qui a été dit.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je lis l’article que Mediapart a publié hier : « Après la mise en examen de Daniel Chapellier et sa médiatisation, de nombreux anciens élèves de Stanislas ont justement témoigné dans la presse pour dénoncer les entretiens qu’il avait l’habitude d’imposer dans son bureau. "Il demandait aux élèves s’ils allaient sur des sites pornographiques, s’ils se masturbaient et à quelle fréquence. C’était à une échelle industrielle", dénonce un ancien étudiant auprès de Mediapart. "J’ai été soumis à ce que nous appelions entre nous "le questionnaire", c’était interminable", racontait un autre ». Et cela continue ainsi.
M. Roger Vrand. J’essaierai de répondre, avec la plus grande gravité possible, aux remarques de Mme Herouin-Léautey et de M. Bonnet.
Je n’ai évidemment aucun conseil à donner à votre commission, mais quand on fixe des objectifs aux travaux de l’Inspection générale, il faut tenir compte de leur faisabilité. Les faits dont nous parlons sont antérieurs à 2015, date du changement de direction ; l’Inspection générale est arrivée dans l’établissement huit ans après, en 2023. Du reste, nous n’avons pas les mêmes pouvoirs que des enquêteurs judiciaires, et les élèves que nous avons vus avaient une ancienneté plus ou moins limitée.
Je suis d’accord avec vous s’agissant du nombre de personnes interrogées. Il y a là une vraie question méthodologique, mais une fois encore, il faut tenir compte de la faisabilité. Vous avez dit tout à l’heure, monsieur le rapporteur, que 17 % des élèves et parents d’élèves interrogés avaient fait état de comportements homophobes : certes, mais cela fait 17 % de trente-sept. Nous avons entendu en tout cent personnes, dans un établissement qui compte quelque 3 500 élèves.
Vous m’avez meurtri, madame Herouin-Léautey – peut-être était-ce votre intention. Je n’ai jamais dit que nous ne nous préoccupions pas de la sécurité des élèves parce que nous avions le souci de garantir la sécurité juridique de nos travaux. L’un n’exclut pas l’autre. Nous étions alors en juillet, et un individu avait été exclu de l’établissement et n’était donc plus au contact des élèves.
J’ai été enseignant pendant plus de dix ans : je n’ai sûrement pas toujours été parfait, mais je me suis occupé de mes élèves. J’ai ensuite été, pendant seize ans, inspecteur d’académie – on dit aujourd’hui « directeur académique ». Vous savez sans doute qu’au sein des structures administratives de l’éducation nationale, les inspecteurs d’académie sont ceux qui s’occupent des élèves, dont le suivi est assuré jusqu’au niveau départemental. Aujourd’hui, je suis à la retraite. J’ai fait du mieux possible mon travail afin que, dans les départements très différents où j’ai été affecté, les élèves progressent, profitent des enseignements qui leur étaient dispensés et soient protégés. Je n’ai peut-être pas fait assez bien, mais j’ai fait ce que j’ai pu.
M. Patrick Allal. Il peut sembler que nous donnons une trop grande importance à la sécurité juridique de nos procédures. Je l’entends, et je comprends que vous nous ayez répondu, au cours de cette audition, qu’il fallait aussi tenir compte de l’élève. Le problème est que, comme je l’ai toujours dit aux collègues, derrière une inspection, il y a la justice – justice pénale en cas de signalement sur le fondement de l’article 40, justice administrative en cas de contentieux. Je pourrais vous donner des exemples de jugements, y compris au plus haut niveau, au Conseil d’État, où nos travaux ont été annulés pour des questions de procédure. Ainsi, le Conseil d’État a pu considérer que le principe du contradictoire n’avait pas été respecté lors d’une audition. Et lorsqu’un rapport est annulé pour un motif purement procédural alors même que nous avons établi la matérialité des faits – le harcèlement d’un enseignant, par exemple –, je vous garantis que c’est dur ! Voilà pourquoi nous sommes très vigilants.
Une fois que le rapport est remis, l’affaire n’est pas terminée : il y a encore les suites, ainsi que les contentieux, qui sont désormais quasiment systématiques. Du point de vue juridique, nous devons faire en sorte que, trois ou quatre ans après une inspection, un enseignant ou un chef d’établissement ne soit pas « blanchi » par la justice pour une raison purement procédurale.
Mme Annie Dyckmans-Rozinski. Madame Herouin-Léautey, si j’ai refusé d’assumer ce paragraphe, c’est justement parce que je pensais aux enfants, aux adolescents, aux jeunes femmes dont la santé était mise en danger par les formations d’éducation à la sexualité qui leur étaient dispensées.
Je ne permets pas que l’on dise que je remets en cause l’Inspection générale. Mes collègues sont formidables d’intégrité, de dévouement, d’expertise, de travail. J’ai eu un scoop ici, puisque j’ai enfin appris qui avait ajouté ce paragraphe – je n’en avais aucune idée, et je n’accuse pas sans preuves. C’est quand on agit ainsi que l’on ne pense pas aux enfants et que l’on dessert le travail de ses collègues. Voilà pourquoi je me suis permise de dénoncer cette chose, non pas contre l’Inspection générale, mais pour la renforcer.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Merci à tous pour cette audition longue et très intéressante.
40. Audition de Mme Élisabeth Borne, ministre d’État, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (21 mai 2025 à 16 heures 30)
La commission auditionne, dans le cadre des travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), Mme Élisabeth Borne, ministre d’État, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. ([40])
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. À l’issue de la cinquantaine d’auditions conduites au cours des dernières semaines et des contrôles sur pièces et sur place effectués par les rapporteurs, et sans préjuger des conclusions de la commission, il apparaît que l’État a manqué à son devoir de protection des élèves : il n’a pas contrôlé efficacement l’ensemble des établissements scolaires, en particulier les établissements privés sous contrat, et n’a pas toujours organisé de manière adéquate la transmission des informations qui auraient permis de prendre des mesures provisoires puis de sanctionner les agissements de certains.
Nous avons pu observer chez vos prédécesseurs et vous-même, madame la ministre d’État, une certaine prise de conscience, qui s’est notamment traduite par la volonté de développer des contrôles quasiment inexistants jusque-là, mais il semble évident que des actions plus fortes s’imposent au regard de la multiplication des terribles témoignages des victimes.
Avant d’engager notre échange, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Élisabeth Borne prête serment.)
Votre plan Brisons le silence, agissons ensemble comporte des mesures visant à renforcer les contrôles au sein des établissements privés sous contrat. Quelle sera la nature de ces contrôles ? Seront-ils pédagogiques, financiers ? Porteront-ils sur la vie scolaire ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Avant de vous répondre, je voudrais avoir un mot pour les victimes. Ce qu’elles ont subi est inqualifiable. Je veux redire mon soutien et ma solidarité à chacune et à chacun. Ces révélations ont bouleversé bien au-delà des murs de l’école. Elles sont d’une gravité insoutenable. Elles ont résonné dans toute la société, suscitant une émotion profonde, une prise de conscience collective et une exigence de vérité et de justice.
Les premiers responsables sont bien sûr les auteurs de ces actes, à qui il appartient de répondre personnellement devant la justice, mais, je l’ai dit clairement dès les premiers témoignages, l’État n’a pas été au rendez-vous. Il lui revient désormais de l’être pleinement. Nous devons tout faire pour que de tels drames ne puissent pas se reproduire.
Cela suppose des évolutions dans plusieurs domaines, en premier lieu concernant le champ des contrôles des établissements privés sous contrat. Les établissements scolaires publics appliquent des dispositifs de prévention qui ont été renforcés : lorsqu’un signalement est effectué, il doit entraîner une réaction rapide et rigoureuse, à la fois de protection de l’élève, d’engagement de poursuites disciplinaires contre l’auteur, et de signalement aux autorités judiciaires. Cela étant dit, même dans les établissements publics, il est de notre responsabilité d’interroger la robustesse de nos procédures : des révélations récentes nous y obligent.
Mais force est de constater que les témoignages reçus récemment proviennent d’anciens élèves d’établissements privés sous contrat. Ce constat m’a conduite à réexaminer les modalités concrètes du contrôle que nous exercions, ou que nous aurions dû exercer, dans ces établissements. Le code de l’éducation prévoit que les établissements privés sous contrat sont soumis au contrôle de l’État, mais, jusqu’à récemment, ce contrôle se limitait dans les faits à la vérification du respect de leurs obligations administratives, financières et pédagogiques. Pourtant, le code est clair : relèvent du contrôle de l’État les conditions de fonctionnement de l’établissement, y compris au regard de l’ordre public, de la santé et de la sécurité physique ou morale des mineurs qui y sont accueillis. L’État doit pouvoir s’assurer que les élèves ne subissent aucune maltraitance, qu’ils soient accueillis dans un établissement public ou dans un établissement privé.
C’est pourquoi, comme vous l’avez rappelé, j’ai présenté le 17 mars dernier le plan Brisons le silence, agissons ensemble, pour que de telles violences, physiques, morales ou sexuelles ne puissent plus se produire. Ce plan repose sur trois piliers : assurer la remontée systématique des faits de violence, y compris dans les établissements privés sous contrat ; mieux recueillir la parole des élèves dans toutes les écoles et tous les établissements ; renforcer les contrôles dans les établissements privés sous contrat.
S’agissant du premier pilier, nous utilisons depuis plusieurs années, dans les établissements publics, l’application Faits établissement, qui permet de signaler les faits sensibles au niveau académique et, le cas échéant, d’en faire remonter certains au niveau national. Ce dispositif n’était pas, jusqu’à présent, généralisé aux établissements privés sous contrat, malgré des échanges avec les réseaux. C’est chose faite depuis le mois d’avril. Pour inscrire ces pratiques dans la durée, deux décrets seront prochainement publiés, rendant obligatoire la mise en place d’un dispositif de signalement – pour le premier – et l’usage de l’application Faits établissement – pour le second. En complément, chaque école ou chaque établissement, public comme privé, devra se doter d’une fiche de procédure partagée avec l’ensemble des personnels pour garantir la bonne prise en compte des signalements. Tout adulte à qui un élève se confie sur des faits de maltraitance doit savoir quoi faire, et comment réagir immédiatement. Cela doit permettre d’éviter qu’un signalement ne reste sans suite : aucun élève ne doit rester seul.
Le deuxième pilier concerne le recueil de la parole. On assiste à un moment de libération de cette parole, mais les témoignages montrent à quel point parler de ces violences est difficile. Nous devons être particulièrement vigilants sur les moments où l’élève est plus vulnérable, notamment en internat ou pendant les nuitées lors des voyages scolaires. C’est pourquoi j’ai demandé que des questionnaires en ligne soient soumis aux élèves, afin d’alerter et, le cas échéant, de constituer une cellule d’écoute incluant des personnels de santé ou de service social. Ce questionnaire est testé dans sept académies et sera soumis à 8 000 élèves du public et du privé sous contrat, en vue d’une généralisation à la rentrée – en tenant compte, naturellement, du retour d’expérience.
Le dernier pilier est le renforcement du contrôle des établissements privés sous contrat. Ces dernières années, les efforts de contrôle ont essentiellement porté sur les établissements hors contrat, dans lesquels, entre 2018 et 2024, le nombre de contrôles a été multiplié par trois. Je souhaite qu’une dynamique comparable s’applique désormais aux établissements privés sous contrat. Le rapport publié par la Cour des comptes en 2023, tout comme celui que vous avez rédigé avec le député Weissberg, monsieur le rapporteur Vannier, soulignait l’insuffisance manifeste des contrôles dans ces établissements. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : avant 2023, ces contrôles étaient quasiment inexistants – moins de dix par an. En 2023-2024, une première montée en charge, timide, a permis d’effectuer une vingtaine de contrôles. En juin 2024, ma prédécesseure Nicole Belloubet a demandé aux académies d’intensifier les contrôles et a assorti cette instruction d’un renforcement des moyens humains : les soixante postes d’inspecteurs qui avaient été déployés à la rentrée 2023 ont été mobilisés non plus seulement pour les établissements hors contrat, mais aussi pour les établissements sous contrat.
Cette intensification doit désormais se traduire dans les faits : pour l’année civile 2025, 1 000 contrôles sont programmés, dont 500 ont été réalisés ou sont en cours. Soixante inspecteurs supplémentaires viendront renforcer les équipes cette année et à la rentrée suivante, ce qui portera à 200 le nombre d’inspecteurs dédiés à ces contrôles. Ces moyens doivent nous permettre d’atteindre l’objectif que j’ai fixé, à savoir contrôler 40 % des établissements privés sous contrat au cours des deux prochaines années, dont la moitié par des contrôles sur place. Le périmètre de ces contrôles doit être élargi : il doit couvrir explicitement le climat scolaire et la prévention de toute forme de maltraitance. Enfin, pour garantir la qualité et la rigueur des contrôles, j’ai demandé que soit créée une mission d’appui permanente au sein de l’Inspection générale, qui vient en soutien des inspecteurs académiques chargés des contrôles.
Comme vous, j’ai reçu Alain Esquerre le 20 mars dernier. Comme vous, j’ai été bouleversée et indignée par le récit et les témoignages que j’ai pu entendre ces dernières semaines. Je veux redire avec gravité et détermination aux enfants, aux parents et à l’ensemble de nos concitoyens que je suis résolument engagée pour que de tels actes ne se reproduisent plus. La violence n’a pas sa place dans notre société ; à plus forte raison, elle n’a pas sa place à l’école.
M. Paul Vannier, rapporteur. Avant que nous embrassions la totalité du périmètre de notre commission d’enquête, qui porte sur tous les établissements scolaires du pays, je voudrais revenir sur celui duquel est venue une très grave question : l’établissement Bétharram. Comment tant de crimes, pendant tant d’années, ont-ils pu y être commis sans qu’aucun service de l’État les détecte pour les faire cesser ? Je vous interrogerai donc sur la situation de l’ensemble scolaire Le Beau Rameau – puisque c’est le nom actuel de cet établissement.
Alors que ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’affaire Bétharram a été une nouvelle fois révélée dans la presse au début du mois de février et a pris un tour politique en étant directement évoquée par plusieurs députés dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale les 11 et 12 février à l’occasion de la séance des questions au gouvernement, vous étiez auditionnée par la commission des affaires culturelles et de l’éducation le 12 février. Votre première réaction, en réponse à un de nos collègues, fut la suivante : « Je ne suis pas ministre de la justice et, quand bien même je le serais, je n’aurais pas à me prononcer sur une affaire qui fait l’objet d’une procédure judiciaire. Je ne m’exprimerai donc pas sur ce sujet ». « Ce sujet », c’est Bétharram, c’est de savoir comment vous comptiez réagir immédiatement à ces révélations pour vous assurer que les élèves actuellement scolarisés au Beau Rameau soient protégés.
Quelques jours plus tard, le 17 mars, vous annoncez qu’une inspection académique sera conduite dans l’établissement. Ma collègue Violette Spillebout et moi-même avons d’ailleurs eu l’occasion de le constater sur place, car nous nous y trouvions au même moment que les inspecteurs. Pourquoi, dans un premier temps, avez-vous pris ces précautions et mis de la distance entre votre capacité à agir et cette annonce ? Pourquoi avez-vous choisi, en cette mi-mars 2025, de mobiliser l’inspection académique plutôt que de faire appel à l’Inspection générale, comme vous vous auriez pu choisir de le faire ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Il me semble important, pour la clarté des débats, de ne pas confondre les faits mis au jour, qui font l’objet d’une enquête judiciaire – des faits qui se sont produits, je crois, jusqu’en 2011 – et dont je maintiens qu’ils relèvent de la responsabilité de la justice, et la situation de l’établissement aujourd’hui.
Naturellement, à la lumière des faits qui se sont produits des années 1950 aux années 2010, il est important de faire l’état des lieux de la situation actuelle. Je précise qu’à ma connaissance, nous n’avons reçu, pour cet établissement, aucun signalement ou plainte postérieurs à 2010-2011. J’ai néanmoins annoncé – non pas le 17 mars, date du début du contrôle, mais le 14 février – demander au rectorat d’organiser un contrôle de cet établissement. C’est la réponse à apporter pour avoir une vision globale de la situation d’un établissement, a fortiori quand il n’a pas fait l’objet de contrôle depuis plusieurs années.
Ce contrôle, vous en avez été témoins, a été réalisé par une équipe de huit professionnels – sept inspecteurs et un conseiller technique de service social –, qui sont restés plusieurs jours sur place. Il a permis de dresser un état des lieux de l’ensemble de la situation, de faire des recommandations et d’adresser des mises en demeure sur certains points.
Évidemment, le but d’un tel contrôle est d’avoir une première vision large de la situation de l’établissement, sans préjuger des suites qui peuvent être données. En l’occurrence, à la lecture du rapport des inspecteurs académiques, j’ai décidé de saisir l’Inspection générale pour approfondir, notamment, les points liés au comportement de deux enseignants responsables, semble-t-il, de remarques blessantes ou humiliantes envers les élèves. Sur ces deux situations, et plus globalement sur la compréhension du climat scolaire, j’ai souhaité disposer, en complément, d’une enquête administrative de l’Inspection générale, que j’ai diligentée.
On compte aujourd’hui des dizaines d’établissements dans lesquels se sont constitués des collectifs de victimes. Systématiquement, dès qu’on voit apparaître des témoignages de faits de violences physiques ou sexuelles, les rectorats priorisent dans leurs plans de contrôle les établissements où des faits graves sont signalés. Le cas échéant, l’Inspection générale est en appui : je l’ai dit, une mission d’une dizaine d’inspecteurs généraux a été constituée en son sein pour former une sorte de hotline à destination des inspecteurs académiques – puisque nous entrons dans une nouvelle étape et que ces derniers effectuent des contrôles qui n’étaient pas réalisés jusqu’à présent.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous dites n’être informée d’aucune plainte postérieure à 2010 ou 2011. Est-ce bien cela ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Oui, sachant toutefois que nous ne sommes pas systématiquement informés des plaintes – je crois que vous avez eu l’occasion d’auditionner le ministre de la justice. Je précise que, dès que des témoignages sont apparus, le rectorat s’est rapproché du procureur pour savoir si des personnels encore présents dans l’établissement, enseignants ou autres, faisaient l’objet de plaintes. Le procureur n’avait pas signalé de cas correspondant à cette situation.
M. Paul Vannier, rapporteur. Lorsque Violette Spillebout et moi-même nous sommes rendus sur place, nous avons découvert, à l’occasion d’un entretien avec le directeur de l’établissement, que deux faits de violences sexuelles impliquant uniquement des élèves – j’insiste sur ce point – seraient survenus dans le contexte scolaire, ce qui pose la question de la responsabilité des adultes, le plus récent datant de 2024. Le premier est un viol qui aurait été commis par un élève sur une autre élève au sein de l’établissement, et le second une agression sexuelle qui aurait été commise à ses abords, près de l’arrêt de bus. À la suite de cette révélation, nous avons écrit au procureur de la République de Pau, qui nous a répondu très rapidement être informé de ces faits, qui sont d’autant plus graves dans le contexte de cet établissement, dont on sait qu’il a été, pendant des décennies, le théâtre de crimes sexuels commis par des adultes ayant autorité – des enseignants, des directeurs, des surveillants. Je suis étonné de découvrir que vous n’aviez pas cette information au moment où vous avez décidé de mobiliser l’inspection académique plutôt que l’Inspection générale.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je crois que je me suis mal exprimée en parlant de plaintes postérieures à 2011 : je voulais parler de plaintes portant sur des faits postérieurs à 2011.
Au moment où j’ai lancé le contrôle académique, je n’avais pas connaissance des faits que vous décrivez, qui sont du reste consignés dans le rapport rédigé à l’issue de ce contrôle. Nous n’avions pas été informés de ces faits. Les inspecteurs ont noté, dans le cadre du contrôle, qu’il n’y avait pas eu de signalement au procureur. Peut-être ont-ils mal compris, mais nous croyions savoir que le directeur de l’établissement avait été en contact avec la gendarmerie, sans qu’il y ait eu de signalement au procureur. Cela fait d’ailleurs partie des dysfonctionnements relevés, puisque la règle veut qu’on fasse un tel signalement dès qu’on a connaissance d’un délit ou d’un crime : il ne s’agit pas simplement d’échanger de façon informelle avec la gendarmerie.
En tout cas, l’éducation nationale n’était pas informée de ces faits, puisque les inspecteurs en ont pris connaissance à l’occasion du contrôle.
M. Paul Vannier, rapporteur. Sans chercher à reconstituer une chronologie, mais parce que ce sont des éléments très importants en ce qu’ils révèlent peut-être des défaillances d’aujourd’hui, lorsque nous avons rencontré la rectrice de l’académie de Bordeaux – désormais en poste à Lyon – le lendemain de notre visite, nous l’avons informée de notre découverte. Elle n’était pas au courant. Je crois savoir qu’elle a transmis l’information aux inspecteurs toujours présents sur place, qui ont ainsi sans doute pu poser les questions ayant permis au directeur de l’établissement de les informer de ces défaillances.
J’insiste sur ce point parce que cela interroge peut-être le choix de l’inspection académique plutôt que de l’Inspection générale. On sait que les inspecteurs généraux ont une très grande expérience, qu’ils disposent de prérogatives de contrôle beaucoup plus vastes et qu’ils peuvent avoir un regard beaucoup plus transversal, plus panoramique. Peut-être auraient-ils pu identifier plus rapidement ce que nous avons perçu au cours de notre déplacement et qui aurait peut-être pu échapper au contrôle des inspecteurs académiques.
Pour creuser cette question, je voudrais revenir sur les conclusions du rapport de l’inspection académique, qui nous ont été récemment communiquées. Je les juge accablantes. Le document liste, pour l’établissement Le Beau Rameau, vingt-sept mises en demeure, qui vont du non-respect des volumes horaires à des difficultés dans l’enseignement à la vie affective et relationnelle et à la sexualité, en passant par des atteintes à la liberté de conscience. L’interdiction faite aux élèves, en toutes circonstances, d’aller aux toilettes pendant les cours est également évoquée, tout comme une tolérance à l’égard de la consommation de tabac au sein de l’établissement. Il est aussi signalé que la procédure interne formalisée de remontée des signalements ou des informations préoccupantes, qui est au cœur du sujet, est dysfonctionnelle et ne permet pas de transmettre les informations graves aux bonnes autorités.
Vous commandez un rapport de l’inspection académique. Celle-ci mobilise une équipe très importante – huit personnes, dont sept inspecteurs, qui passent quatre jours sur place –, qui conduit un travail très approfondi. Le document comporte vingt-sept mises en demeure, sur des points qui portent atteinte au fondement de la loi Debré de 1959 et souligne que le traitement des signalements de violences – dont les atteintes à la liberté de conscience sont une forme – est dysfonctionnel. Pourquoi demander une mission complémentaire de l’Inspection générale, alors que l’inspection académique a déjà établi un très grand nombre de points particulièrement graves ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Sans attendre l’Inspection générale, des mises en demeure sont effectivement faites à l’établissement. Cela dit bien ce que cela veut dire : l’établissement doit corriger sans délai l’ensemble des points concernés. Nous contrôlerons évidemment que les mesures nécessaires sont prises par l’établissement.
C’est la procédure normale quand on réalise un contrôle : il débouche sur des recommandations, des mises en demeure, voire la résiliation du contrat dans des cas plus graves. Il s’agit d’obtenir des réponses et de s’assurer qu’il n’y a pas de mise en danger des élèves – a priori, aucune indication de cette nature n’a été relevée au cours du contrôle. La prise en compte de la mise en demeure n’est pas suspendue à l’intervention de l’Inspection générale : l’établissement doit prendre les mesures nécessaires pour répondre aux dysfonctionnements identifiés dans le rapport. Je vous remercie, d’ailleurs, d’en avoir souligné la qualité : c’est effectivement une équipe de huit personnes qui a été mobilisée.
L’Inspection générale devra éclairer des points complémentaires, d’abord concernant les deux enseignants dont les situations ne sont pas suffisamment documentées, mais aussi en portant une appréciation plus globale sur le cadre de l’établissement, pour voir s’il s’agit de deux situations isolées ou si une carence dans le contrôle pédagogique peut expliquer ces dysfonctionnements qui méritent d’être documentés.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Les inspecteurs académiques doivent retourner dans l’établissement pour vérifier que les actions demandées dans les mises en demeure ont été réalisées. À quel moment ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Chacune des recommandations est assortie d’une date. Tout dépend du sujet. Dans mon souvenir, des insuffisances sur le passage de la commission de sécurité ont été observées, par exemple. L’établissement dispose d’un certain délai pour se rapprocher de la mairie et organiser sa venue. Pour chacune des recommandations – je n’ai pas le rapport sous les yeux, mais je crois qu’il vous a été communiqué –, une date limite de rétablissement d’une situation normale a été fixée.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vous n’avez pas vraiment répondu à ma question. Je ne parle pas des mises en demeure relatives à la sécurité, par exemple des accès pompiers, mais de celles qui relèvent de la compétence des inspecteurs de l’éducation nationale. Reviendront-ils dans trois ou six mois dans les établissements concernés pour vérifier que le nécessaire a été fait ? Une mise en demeure impose de prendre des mesures, sous peine de voir le contrat rompu ; il ne s’agit pas de simples recommandations. D’où ma question.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je n’ai pas en tête les différentes échéances mais, en fonction des mises en demeure, les inspecteurs contrôleront sur place ou sur pièces qu’elles ont bien été suivies d’effet. Ils retourneront dans les établissements à la première date butoir fixée.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je pose la question, car une inspection académique a eu lieu à Bétharram en 1996 et un simple courrier de la direction indiquant que le nécessaire avait été fait a suffi pour arrêter la mise en demeure. Il n’y a pas eu de contrôle ni de nouvelle inspection pour vérifier que les choses avaient été faites.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je pense que les temps ont changé…
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Il faut le dire.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. …et que tous les recteurs ont bien compris qu’il fallait faire des contrôles.
J’ai indiqué que, jusqu’à présent, moins de dix contrôles par an étaient effectués : il y en aura 1 000 cette année. Ces contrôles et les recommandations qui en découleront devront être suivis, tout comme les éventuelles mises en demeure. Je peux vous assurer que le message a été très clairement passé au sein de mon ministère et que tout le monde est mobilisé pour s’assurer que nous entrons dans un cadre normal.
Je le répète : des contrôles sont réalisés et se traduisent par des recommandations et des mises en demeure, puis, le cas échéant, par des suspensions de contrat, voire des fermetures d’établissement. Quand des recommandations et des mises en demeure sont prononcées, elles sont suivies.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous avez décrit ce que vous appelez la procédure normale, de laquelle découlent, le cas échéant, des recommandations et des mises en demeure qui doivent être l’objet d’un suivi. J’en prends note et nous reviendrons plus tard sur cette procédure pouvant conduire, en cas de défaillances persistantes, à une série de décisions.
Ma question est la suivante : dans l’hypothèse où, sans préjuger de rien, les vingt-sept mises en demeure adressées à l’établissement du Beau Rameau n’étaient pas suivies d’actions, quelles suites donneriez-vous ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Les procédures sont très claires. Lorsque des mises en demeure adressées à un établissement sous contrat ne sont pas suivies d’effet, la commission de concertation doit être réunie par le préfet pour se prononcer sur une possible suspension dudit contrat.
M. Paul Vannier, rapporteur. Dans l’hypothèse où tout ou partie des mises en demeure ne seraient pas suivies d’effet, vous demanderiez au préfet des Pyrénées-Atlantiques de réunir la commission de concertation afin d’envisager une suspension ou une rupture du contrat. Je souligne qu’une telle initiative n’a été que très rarement prise : à notre connaissance, seules trois commissions de concertation ont été réunies depuis 1959. S’agit-il donc bien de votre engagement ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. J’ai essayé d’expliquer que, par le passé, seuls une dizaine de contrôles ont eu lieu chaque année, sans qu’ils fassent d’ailleurs l’objet de fiches de contrôle. À la suite du rapport de la Cour des comptes et de votre rapport d’information, monsieur le rapporteur, ma prédécesseure, Nicole Belloubet, a demandé aux académies de procéder à des contrôles d’établissements privés sous contrat – processus qui s’est enrayé pour différentes raisons.
Depuis que je suis à la tête de ce ministère, et a fortiori depuis les révélations auxquelles nous assistons au sujet de Bétharram ainsi que de plusieurs dizaines d’établissements, nous appliquons de manière très stricte et rigoureuse les procédures prévues. Comme je le disais, 1 000 contrôles auront lieu en 2025, lesquels donneront lieu à des recommandations et à des mises en demeure. Si celles-ci ne sont pas mises en œuvre, alors des commissions de concertation seront réunies.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous allons revenir sur la question du contrôle des établissements privés sous contrat et, plus largement sur le plan Brisons le silence, agissons ensemble. Vous avez dit qu’avant 2023, environ dix contrôles étaient menés chaque année dans les 7 500 établissements privés sous contrat, ce qui est donc très peu. En 2023, le nombre d’inspections est monté à vingt, avant de progresser quelque peu encore en 2024. Parmi les 1 000 contrôles annoncés pour cette année, 500 ont déjà été réalisés.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Ont été réalisés ou sont en cours.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pour ce faire, vous avez annoncé que le nombre d’inspecteurs serait porté à 200. Pouvez-vous préciser si ces 200 inspecteurs sont déjà en poste ? Je vous interroge sur ce point, car les représentants des syndicats que nous avons auditionnés nous ont indiqué qu’une partie des postes actuels n’étaient pas pourvus, en raison du manque d’attractivité du métier. Les recrutements sont-ils donc toujours en cours ?
Par ailleurs, ces 200 inspecteurs sont-ils exclusivement affectés au contrôle des établissements privés sous contrat ou bien ont-ils aussi des missions annexes comme, sauf erreur de ma part, le contrôle des structures hors contrat et de l’instruction en famille (IEF) ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Les 200 postes ont bien vocation à être pourvus. C’est une priorité et, à ce stade, je n’ai pas reçu d’alerte au sujet de difficultés de recrutement ; je ferai le point avec les services du ministère. Ces personnels ont vocation à contrôler les établissements hors et sous contrat.
Je précise que les huit personnes chargées du contrôle de Bétharram que vous avez rencontrées sont des inspecteurs académiques, notamment spécialisés sur les questions relevant de la vie scolaire. Il est évident que les 3 500 inspecteurs de l’éducation nationale ont vocation à appuyer le travail des personnels davantage spécialisés.
J’ai par ailleurs fait part de mon souhait d’associer aux inspecteurs des personnels de santé scolaire et de service social, afin d’apporter d’autres regards sur les établissements. Il importe que les moyens que nous consacrerons assurent la mobilisation de ces différents agents.
De la même manière, il faut que notre action ait une dimension interministérielle. Par exemple, la direction des affaires financières (DAF) et la direction générale des finances publiques (DGFIP) viennent de signer une instruction conjointe aux académies et aux directions départementales des finances publiques (DDFIP) visant à renforcer les contrôles financiers.
En résumé, les 200 inspecteurs chargés des établissements privés seront au cœur du dispositif, auquel participeront également les 3 500 inspecteurs de l’éducation nationale, les personnels de santé scolaire et de service social, ainsi que, le cas échéant, d’autres services de l’État.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Quand vous dites que parmi les huit inspecteurs, une majorité d’entre eux étaient spécialistes des questions de vie scolaire, en réalité, et sauf erreur de ma part, il n’existe que trois ou quatre postes de ce type par académie.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Oui, il y avait huit inspecteurs en tout.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. De plus, un inspecteur académique a énormément de missions, qui vont au-delà de l’évaluation des établissements, d’ailleurs fondée sur une autoévaluation. J’ai côtoyé des personnels qui étaient chargés de la mission relative à la grande pauvreté et à la réussite scolaire, ou encore des réseaux d’éducation prioritaire (REP). Depuis la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance et son décret d’application du 2 août 2019, les inspecteurs contrôlent aussi l’instruction en famille et notamment l’invocation du motif 4, relatif à la situation propre de l’enfant. Ils sont enfin chargés des établissements hors contrat.
Concrètement, devrions-nous recentrer les missions des inspecteurs sur le contrôle des établissements en général, ce qui, selon moi, serait une chose positive pour eux ? Ou comptez-vous leur laisser toutes leurs missions, en leur ajoutant le suivi des établissements sous contrat ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Nos inspecteurs ont été fortement mobilisés ces dernières années pour les évaluations externes, menées sous l’impulsion du Conseil d’évaluation de l’école. Alors que cette première vague d’évaluation de tous les établissements arrive à son terme, il est préconisé de réfléchir à des modalités allégées et moins chronophages, de nature à libérer du temps aux inspecteurs pour contrôler les établissements sous contrat.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Vous avez fait plusieurs annonces importantes lors des assises de la santé scolaire, le 14 mai. En effet, l’insuffisance des moyens consacrés à la santé scolaire et au service social dans les établissements publics, ainsi que leur inexistence dans les structures privées sous contrat, a été mise en évidence lors de nos auditions. Lors de notre visite sur place et sur pièces dans le Sud-Ouest, nous avons ainsi constaté qu’il n’y avait que trois personnels de santé scolaire volants pour l’ensemble des établissements privés du secteur de Pau, où ils sont pourtant très nombreux. Quand on sait que le collège du Beau Rameau accueille à lui seul 400 adolescents, nous voyons bien que les moyens sont réduits à la portion congrue.
Je présume donc que les personnels sociaux et de santé scolaire susceptibles, comme vous venez de le dire, de participer aux missions de contrôle ne sont pas les médecins et infirmiers scolaires actuellement déployés dans les établissements. Des appels à candidature vont-ils être lancés et des postes créés ? S’agira-t-il plutôt de redéploiements ? Ou bien cet aspect n’a-t-il pas encore été défini ?
Ce point, évoqué par l’ensemble des syndicats, me semble intéressant, dans la mesure où 1 000 contrôles doivent avoir lieu dès cette année. D’un point de vue opérationnel, j’imagine que les 500 premiers ne bénéficient pas de la participation de ces personnels…
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je l’ai dit lors des assises de la santé scolaire, je souhaite renforcer les effectifs d’infirmiers et d’infirmières, d’assistants et d’assistantes de service social et de psychologues de l’éducation nationale. Je défendrai cette proposition lors de la préparation du projet de loi de finances pour 2026. Dans l’immédiat, ce sont surtout les conseillers techniques, les médecins, les infirmiers et infirmières et les assistants et assistantes de service social relevant du niveau académique qui peuvent participer aux contrôles.
De plus, pour élargir le sujet qui nous occupe, je suis d’accord sur le fait que les réseaux d’établissements privés sous contrat doivent prendre en compte les enjeux de santé scolaire, de santé mentale et de bien-être. C’est la raison pour laquelle je les ai invités à participer aux assises de la santé scolaire la semaine dernière.
M. Paul Vannier, rapporteur. Toujours à l’occasion de ces assises, vous avez également annoncé la suppression de la visite médicale obligatoire lors de la sixième, qui existait depuis 2000, pour la remplacer par une analyse personnalisée, fondée sur un dossier transmis par les parents. Un tel fonctionnement interroge quant à la détection de certaines violences dont les enfants peuvent être victimes. De plus, la consultation d’un médecin, d’un psychologue, d’un infirmier ou d’un spécialiste n’interviendrait que si un besoin était identifié.
Confirmez-vous la disparition de cette visite médicale obligatoire en sixième et son remplacement par une analyse personnalisée ? Dans la mesure où, je le répète, elle peut permettre aux personnels de santé de détecter des violences, elle me paraît très importante.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je ne confirme naturellement pas la suppression de la visite médicale de sixième. Je constate que seules 20 % de ces visites ont lieu et souhaite que 100 % des situations soient examinées.
Les enfants ont un carnet de santé et, après discussion avec mon collègue Yannick Neuder et avec nos services, nous savons que seuls certains d’entre eux sont suivis par un pédiatre ou un médecin. Je souhaite que nous nous assurions que non pas 20 %, mais 100 % des enfants soient suivis, à l’initiative de leurs parents ou grâce à l’école. Voilà ce que j’ai annoncé lors des assises.
Dans le contexte de démographie médicale que nous connaissons, il est très important que l’école et chacun de ses partenaires se mobilisent pour que, je le répète, 100 % des enfants bénéficient d’un suivi médical. C’est un enjeu d’égalité des chances, notamment en matière de santé, auquel je suis attachée.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. C’est un sujet dont nous pourrions discuter longtemps.
Je reviens au plan Brisons le silence, agissons ensemble. Vous avez indiqué que, désormais, les contrôles seront explicitement élargis au climat scolaire et à l’absence de maltraitance des élèves, c’est-à-dire aux éventuelles violences. Cet élargissement se concrétisera-t-il par un décret, une circulaire, une lettre de mission, ou encore une loi ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je rappelle que la loi reconnaît un caractère propre aux établissements sous contrat. Or, pendant longtemps, l’interprétation de ce caractère propre a conduit à une quasi-absence de contrôles de la part de l’État. À cet égard, je me réjouis que le Conseil d’État ait validé hier le décret prévoyant que tous les faits de violence soient obligatoirement signalés aux autorités académiques. La jurisprudence de l’institution a ainsi évolué. Sur cette base, nous allons finaliser deux décrets, puis une circulaire sera adressée à l’ensemble des académies pour officialiser que, désormais, les contrôles incluent bien l’absence de violences, quelle qu’en soit l’origine, sur les élèves.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. C’est donc une circulaire…
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Veuillez m’excuser : le décret approuvé hier par le Conseil d’État obligera les établissements à signaler tous les faits de violence, tandis qu’un autre décret, pris sur le fondement du premier, obligera le recours à l’application Faits établissement. Une fois que la rénovation du dispositif réglementaire sera bouclée, une circulaire sera adressée aux établissements sur les objectifs et le champ des contrôles.
M. Paul Vannier, rapporteur. S’agissant de Faits établissement, nous disposons de documents indiquant que son élargissement aux établissements privés sous contrat est discuté depuis 2019 avec le secrétariat général de l’enseignement catholique (Sgec). Pourquoi a-t-il fallu aussi longtemps, six ans, pour qu’un décret prévoie de rendre son recours obligatoire dans ces structures ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Vous aurez peut-être noté une certaine réticence de la part de certains réseaux d’établissements privés sous contrat. Cette réticence, dans le contexte actuel, est levée. Et pour pérenniser ces bonnes dispositions, nous inscrivons cette obligation d’utilisation dans un décret.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Cet échange nous permet d’avancer dans nos questions. Le contexte a bien sûr dû contribuer à lever la réticence dont vous parlez, mais pouvez-vous expliquer de quelle manière le plan Brisons le silence, agissons ensemble a été élaboré ? Avez-vous rencontré les différents réseaux en amont ?
Le secrétariat général de l’enseignement catholique dit avoir participé à une concertation. A-t-elle eu lieu directement avec vous ou s’agissait-il de réunions techniques ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Le plan a été travaillé avec l’ensemble des directions de mon ministère, ainsi qu’avec d’autres ministères : celui des affaires sociales s’agissant de la protection de l’enfance, car, je ne l’ai pas mentionné, mais nous souhaitons renforcer le 119 – Allo enfance en danger ; et celui de l’agriculture, puisqu’il a son propre réseau d’enseignement. Je tiens aussi à saluer les conseils particulièrement précieux de Jean-Marc Sauvé, que j’ai associé à la réflexion en tant qu’ancien président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) – je sais que vous l’avez auditionné à ce titre –, mais aussi en tant que président des Apprentis d’Auteuil, étant donné qu’il a été amené à instaurer un dispositif de signalement et de contrôle au sein de cette structure. Enfin, j’ai informé le secrétariat général de l’enseignement catholique – dont j’ai reçu les représentants le 7 mars, c’est-à-dire quelques jours avant la présentation du plan –, les autres réseaux, les organisations représentatives des chefs d’établissement et les organisations syndicales des dispositions que j’entendais prendre.
En résumé, il y a eu une concertation interne à plusieurs ministères, les conseils précieux de Jean-Marc Sauvé, l’information et l’écoute des organisations professionnelles et syndicales et l’information des différents réseaux.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Notre commission d’enquête a établi que des contacts très fréquents ont eu lieu entre votre ministère – y compris avant votre nomination – et le Sgec, notamment à l’occasion de rencontres ayant été présentées comme des dîners – il nous a néanmoins été expliqué que les repas de travail sont très fréquents dans les ministères. Il semble même que le Sgec se soit directement adressé à la DAF, avec laquelle les échanges paraissent encore aujourd’hui très fluides et rapides, y compris en cas de récrimination ou de demande de modification de documents.
Comment expliquez-vous cette relation, par comparaison avec les autres réseaux, et ce au-delà de leur nombre et de leur représentativité ? Estimez-vous que cette relation est proportionnelle à la part prépondérante des établissements catholiques parmi les structures privées sous contrat ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je ne puis m’exprimer sur les relations que mes prédécesseurs ont eues avec les différents réseaux. Pour ma part, j’ai reçu une fois les représentants du secrétariat général de l’enseignement catholique. D’autres réunions avec les autres réseaux n’ont pas pu se tenir, mais j’estime qu’il est important de les recevoir. Leur existence n’est pas reconnue par le code de l’éducation, mais ils sont évidemment des interlocuteurs précieux pour échanger des informations avec les 7 500 établissements privés sous contrat – 96 % d’entre eux, vous l’avez dit, relevant de l’enseignement catholique.
Par ailleurs, il me semble normal que ces réseaux s’adressent à la DAF, à l’instar des syndicats, des organisations professionnelles, voire des agents. La direction des affaires financières est l’interlocuteur naturel de ces acteurs et des réseaux d’établissements privés sous contrat.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Parmi les quatre types d’atteinte pouvant être signalés sur l’application Faits établissement figurent les violences, mais il ne semble pas possible de distinguer celles qui auraient été commises par un adulte ayant autorité sur des enfants : la case en question correspond à tous les types de violence. À cet égard, la plupart des chefs d’établissement nous ont indiqué qu’ils n’utilisaient pas Faits établissement pour signaler ce type de violence, mais qu’ils s’appuyaient plutôt sur l’article 40 du code de procédure pénale, qu’ils remontaient l’information à leur hiérarchie, ou qu’ils transmettaient une information préoccupante. L’application ne semble donc pas utilisée de manière systématique s’agissant des violences commises par des adultes sur des enfants.
D’où ma question : que seul le chef d’établissement soit en mesure d’utiliser l’application n’est-il pas un frein au signalement des faits ? Seriez-vous favorable à ce que des signalements puissent y être faits sans son aval ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Faits établissement n’a pas du tout vocation à se substituer aux obligations de signalement auprès du procureur, qui incombent à chacun. L’application vise à informer les autorités académiques et, le cas échéant, le ministère, lorsque des faits graves se produisent dans un établissement, ainsi qu’à assurer une traçabilité des événements. C’est en tout cas de cette manière que je conçois cet outil. Il est important de savoir à quel moment des faits ont été signalés. Nous réfléchissons d’ailleurs à une évolution, afin qu’il s’agisse davantage d’un outil de dialogue permettant de tracer les différents échanges.
Cependant, je répète que Faits établissement ne se substitue pas aux autres canaux d’alerte directe, comme le 119, pas plus qu’à l’obligation de transmission d’une information préoccupante si on a connaissance de violences commises dans la sphère familiale, ni à l’obligation, qui s’impose à toute personne, de signaler au procureur une situation pénalement répréhensible.
J’ajoute que l’application peut justement permettre de guider pas à pas les utilisateurs dans le signalement des faits de violence, si ce n’est déjà fait, auprès des autorités compétentes.
Enfin, Faits établissement a déjà été aménagé pour collecter de plus amples statistiques sur les différents faits et pour les suivre plus simplement. L’outil a certainement vocation à encore évoluer, mais il est déjà possible d’indiquer si un auteur de violences sur un enfant est un adulte – sachant qu’un espace est évidemment prévu pour expliciter la nature des faits signalés ; ce ne sont pas que des cases à cocher.
Il est vrai que l’application ne peut être utilisée que par les chefs d’établissement et non par l’ensemble du personnel. Cela étant, et si j’entends votre inquiétude, j’insiste une nouvelle fois sur le fait que d’autres canaux existent, comme le 119. De plus, sur le modèle de ce que nous avons créé pour le signalement des atteintes aux valeurs de la République, nous travaillons à la création d’une adresse e-mail dédiée aux signalements directs de violences, au cas où des informations transmises par ailleurs ne remonteraient pas.
Et pour que tout soit formalisé, ce qui est désormais le cas, je précise qu’un chef d’établissement qui aurait connaissance de faits de violence par l’entremise d’un membre du personnel et qui déciderait de ne pas faire remonter l’information ni de la signaler au procureur engagerait sa responsabilité pénale et disciplinaire. Chacun doit en être conscient.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Votre prise de parole est très importante pour tous ceux qui nous écoutent, notamment les lanceurs d’alerte, les professeurs qui, par le passé et aujourd’hui encore, ressentant une forme d’omerta du ministère, n’ont pas eu le courage de libérer leur parole et de témoigner, ou ont essayé une fois avant de renoncer. Votre parole extrêmement claire sur cette responsabilité est utile pour faire avancer la cause.
En l’état actuel, vous considérez que Faits établissement est un outil du chef d’établissement qui ne permet pas de faire un signalement hors de ce circuit. En revanche, concernant les autres procédures – informations préoccupantes et signalement article 40 –, les gens qui dénoncent des faits hésitent encore : selon la façon dont les procédures sont appliquées dans les départements, ils ne savent pas s’ils peuvent engager un article 40 eux-mêmes ou si leur devoir est de faire remonter au chef d’établissement pour qu’il le fasse, notamment dans les écoles du premier degré.
Compte tenu de tout ce que nous avons entendu, je ne crois pas qu’il soit systématique que les professionnels remplissent aussi Faits établissement quand ils font un signalement article 40 – alors que c’est vrai dans l’autre sens, d’après ce que vous nous avez expliqué s’agissant d’un cas de violence. Peut-être nous trompons-nous, mais c’est l’impression que nous avons eue.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Pour clarifier les choses, j’ai demandé que chaque école et chaque établissement ait une procédure claire, pour que chacun sache ce qu’il a à faire quand il a connaissance d’une situation de maltraitance, de violence sur un élève. Toutes les écoles et tous les établissements auront à élaborer cette fiche. Ils bénéficieront des soutiens des équipes départementales et académiques s’ils ont des doutes dans l’élaboration.
La question de la protection de l’enfance est vraiment au cœur de la formation initiale des personnels de l’éducation nationale : c’est peut-être le moment de faire un rappel général pour réexpliquer, dans le contexte actuel, quelles sont exactement les procédures et de s’assurer que chacun maîtrise l’ensemble des décisions et des procédures à suivre s’il a connaissance d’un fait de violence.
M. Paul Vannier, rapporteur. Avant de revenir sur trois cas particuliers qui vont nous permettre de comprendre comment le contrôle des établissements privés sous contrat s’organise, je voudrais revenir sur l’échange que nous avons eu. Vous avez dit que les temps avaient changé : désormais, lorsque des mises en demeure ne sont pas appliquées, cela entraînera des conséquences.
J’ai pu vérifier, à propos de l’établissement Le Beau Rameau, pour lequel l’inspection académique vous a rendu les conclusions de sa mission début avril, que dix-neuf des vingt-sept mises en demeure avaient déjà vu leur délai dépassé. Avez-vous une évaluation, six semaines après la remise de ce rapport, de leur mise en œuvre ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je n’ai pas sur moi le détail de la mise en œuvre des dix-neuf recommandations. Si vous me dites que le délai est dépassé, on va refaire le point avec le rectorat pour voir à quel moment le contrôle est prévu.
Je rappelle au demeurant que l’Inspection générale est sur place aujourd’hui.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’entends, mais vous nous avez dit, tout à l’heure, que l’Inspection générale avait été diligentée sur le cas très particulier de deux enseignants. Est-elle aussi là pour vérifier la mise en œuvre des vingt-sept mises en demeure établies par l’inspection académique ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Monsieur le rapporteur, je n’ai pas dit qu’elle avait été diligentée « spécifiquement » sur les cas ; j’ai dit qu’elle avait été diligentée « notamment » sur les cas. Bien évidemment, l’Inspection générale, qui est actuellement sur place, prendra les décisions qui sont nécessaires si le délai des mises en demeure est échu.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je poursuis mon questionnement avec le cas d’un autre établissement : le collège parisien Stanislas, célèbre s’il en est. Ce collège a été l’objet d’une enquête administrative de l’Inspection générale. Nous sommes revenus ce matin sur cette enquête en recevant l’équipe de la mission de l’Inspection générale.
L’Inspection générale a rendu son rapport en 2023 ; elle y faisait un certain nombre de recommandations. Ces recommandations sont, depuis, suivies par le rectorat de Paris. J’ai là l’un des documents qui fait état de ce suivi, et je vous en donne un exemple sur l’une des recommandations : « Demander au corps d’inspection de contrôler l’effectivité de l’information et de l’éducation à la sexualité prévue par l’article L. 312-16 du code de l’éducation » – c’est un sujet très important, qui plus est dans le contexte d’un établissement dans lequel ont été identifiés des faits de violences homophobes et sexistes sur les élèves.
Dans ce rapport de suivi du rectorat de l’académie de Paris, il est aussi indiqué que, en mars 2024, en sixième, en cinquième, en quatrième, le programme n’est pas respecté ; qu’en troisième, les thèmes abordés en séance correspondent au programme ; qu’en seconde, les séances d’éducation à la vie affective et sexuelle ne sont pas suffisamment développées ; qu’en première et terminale, le contenu des heures n’est pas présenté lors de la visite.
Il y a eu un deuxième contrôle le 17 mai 2024, qui portait sur deux classes de cinquième. Les inspecteurs disent : constat insuffisant et non conforme au programme des séances observées en éducation à la vie affective et sexuelle ; absence d’affiche ou dépliant avec messages de prévention ; pas de mise à disposition de préservatifs, ni dans le local de l’infirmerie, ni dans d’autres lieux de l’établissement ; des stéréotypes de genre entretenus ; des contenus scientifiques approximatifs et inappropriés ; des formats de séance descendants qui évitent de donner des espaces de parole aux élèves pour exprimer des inquiétudes, des questionnements.
Ainsi, le rapport de l’Inspection générale de 2023 fait des recommandations et deux inspections évaluant la mise en œuvre de ces recommandations démontrent que, sur un point particulier, celles-ci ne sont pas mises en œuvre, ni en mars, ni en mai 2024.
Après nous avoir dit que des conséquences seraient tirées du non-respect des mises en demeure adressées à un établissement, allez-vous demander au préfet de Paris de convoquer la commission de concertation pour statuer sur le contrat d’association de l’établissement Stanislas ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Sur le sujet particulier que vous évoquez, vous n’êtes pas sans savoir que, aujourd’hui, 10 % des élèves bénéficient d’une éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité. C’est pour cela que, lorsque j’étais première ministre, j’ai demandé au ministre de l’éducation nationale de saisir le Conseil supérieur des programmes. Je suis assez fière que l’on ait pu aboutir à un programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité qui est maintenant très clair sur chacun des niveaux, et qui sera déployé dans tous les établissements, privés comme publics, à partir de la prochaine rentrée.
Au demeurant, un suivi est prévu sur place le 28 mai ; je pense qu’il permettra de faire le point sur l’ensemble des sujets. Je le répète : 10 % des élèves ont aujourd’hui une éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité.
M. Paul Vannier, rapporteur. J’entends mais, au vu des conclusions du rapport de l’Inspection générale, on peut constater l’absolue nécessité que les textes soient mis en œuvre dans cet établissement.
Ce que vous dites là est un peu différent – vous me corrigerez si je me trompe, je ne veux pas parler à votre place. Tout à l’heure, vous nous disiez que des conséquences très claires seraient tirées d’une non-application des recommandations transmises à l’établissement. Or cela s’est produit à deux reprises sur la question de l’éducation à la vie sexuelle. Vous ne nous dites plus qu’il y aura une réunion de la commission de concertation – c’est vous-même qui l’avez évoquée – mais qu’il y aura encore une visite pour vérifier si, cette fois, enfin – la troisième ! –, les mises en demeure seront respectées.
Je veux appeler votre attention sur le fait que d’autres aspects des recommandations paraissent ne pas être respectés. Je pense notamment à la vie scolaire. Dans le rapport de suivi, nous pouvons lire que l’établissement impose une heure obligatoire à tous les élèves d’instruction religieuse, connue sous l’appellation « heure de café », et qui est renommée « cours de culture religieuse et chrétienne ». Les contenus devront être revus afin qu’ils relèvent d’un enseignement des faits religieux qui n’engage pas la foi. Un contenu portant atteinte à la liberté de conscience des élèves a été pointé dans le cadre de la visite du 30 mai : des élèves de cinquième ont assisté à une séance obligatoire de culture religieuse et chrétienne dont le contenu, qui portait sur les béatitudes, ne semblait pas conforme à l’attendu.
Ce n’est donc pas seulement sur l’éducation à la vie sexuelle, dont vous avez rappelé qu’elle ne concerne que 10 % des élèves, que les manquements en matière de mise en œuvre des recommandations sont documentés par les inspecteurs assurant le suivi du rapport.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je vous remercie de souligner que ce sont des recommandations et non des mises en demeure. Un contrôle, je viens de le dire, est prévu le 28 mai. Il permettra de faire l’état de la mise en œuvre des recommandations et des mises en demeure. Je ne suis pas en mesure de me prononcer, sinon il n’y aurait pas besoin d’avoir une inspection générale le 28 mai sur l’état de mise en œuvre des recommandations et des mises en demeure.
M. Paul Vannier, rapporteur. Le 28 mai, ce sera une inspection académique et non une inspection générale. Cela m’amène à constater que, concernant les recommandations et mises en demeure, vous êtes plus nuancée dans les conséquences que vous nous disiez tout à l’heure vouloir en tirer, même si ce n’est pas exactement la chose. Alors qu’il est documenté que les recommandations de l’Inspection générale ne sont pas mises en œuvre par cet établissement, vous renvoyez à une nouvelle inspection, le 28 mai, qui aura à nouveau l’occasion de le constater.
Je voudrais vous interroger sur l’Inspection générale. Ce matin, nous avons auditionné sous serment les inspecteurs et les inspectrices qui ont conduit la mission d’enquête administrative dans l’établissement Stanislas en 2023. Nous avons eu une discussion très importante sur le contenu de la lettre de transmission de leur rapport au ministre. Les lettres de transmission – elles nous ont été décrites ainsi par les membres de l’Inspection générale – sont la synthèse et la conclusion officielle d’un rapport. Ce document transmis au ministre est souvent le seul qu’il lit car il ne se plonge pas forcément dans les dizaines de pages du rapport – vous nous direz peut-être comment vous procédez.
Il est apparu au cours de cette audition que, alors que les membres d’une mission donnent toujours leur accord sur le contenu d’un tel document, la lettre de transmission en question avait été modifiée sans leur accord et complétée par un dernier paragraphe. Selon le pilote de la mission, celui-ci a été rédigé par Caroline Pascal, alors cheffe de l’Inspection générale et actuellement numéro deux du ministère de l’éducation nationale, à la tête de la Dgesco, la direction générale de l’enseignement scolaire.
Ce dernier paragraphe blanchit l’établissement Stanislas puisqu’il affirme que l’équipe d’inspecteurs considère qu’il n’y a pas de faits homophobes, sexistes et autoritaires dans l’établissement, alors que le rapport documente précisément une réalité complètement inverse, à savoir des faits homophobes, une culture sexiste, des pratiques sexistes et une logique autoritaire dans l’établissement.
Ma question est donc la suivante : comment appréciez-vous cette révélation devant notre commission d’enquête, sous serment, qui soulève des questions sur la responsabilité de la cheffe de l’Inspection générale de l’époque ? Allez-vous prendre des mesures pour réviser le fonctionnement de l’Inspection générale à l’occasion de l’élaboration et de la transmission des rapports au ministre ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Ce que vous dites révèle une confusion. Le rapport de l’Inspection générale est signé par tous les inspecteurs, sauf s’ils en contestent le contenu, auquel cas il y a une procédure tracée par laquelle ils peuvent décider de ne pas signer le rapport. La seule chose qui ait une valeur, c’est le rapport des inspecteurs généraux. La lettre de transmission, c’est le courrier de la cheffe de l’Inspection ; on peut donc considérer que c’est sa responsabilité, sa signature.
Comme il y a manifestement une confusion entre les deux, je vais demander à la cheffe de l’Inspection de me faire simplement un courrier de transmission sans commentaire et je prendrai connaissance des rapports de l’Inspection générale. Le courrier de transmission a vocation à dire : « Madame la ministre, je vous transmets le rapport de l’Inspection générale ci-joint. » Les rapports des inspecteurs généraux sont les seules pièces qui font foi et qui donnent l’avis signé par les inspecteurs généraux, sauf si l’un des inspecteurs est en désaccord avec le contenu du rapport.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je ne fais aucune confusion entre le rapport et la lettre de mission. J’insiste sur l’importance de cette lettre de transmission parce qu’elle a été rappelée à la fois par le pilote, par les membres de la mission et aussi par le référent, M. Patrick Allal. Elle paraît avoir une valeur très grande dans la lecture qui est ensuite faite des rapports. La mesure nouvelle que vous annoncez est d’ailleurs intéressante.
Je voudrais vous interroger sur la responsabilité de Mme Caroline Pascal, qui occupe une fonction éminente puisqu’elle a la charge de mettre en œuvre les politiques éducatives et de garantir la protection de tous les élèves. Après avoir constaté qu’elle ajoute dans la lettre de transmission un paragraphe qui contredit entièrement les conclusions du rapport pour donner à celui-ci une lecture totalement différente, comment appréciez-vous l’action de Caroline Pascal qui, je le rappelle, occupe une position décisive et centrale au ministère de l’éducation nationale ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je vous le redis très clairement : ce qui a une valeur, ce sont les rapports de l’Inspection générale. Une lettre de transmission, comme son nom l’indique, a vocation à transmettre un rapport. Un ministre est à même de comprendre un rapport sans en avoir une synthèse. La cheffe de l’Inspection a mieux à faire que des synthèses de rapports de l’Inspection générale.
Concernant le paragraphe que vous mentionnez, je ne sais pas qui vous dit qu’il est en contradiction avec le rapport.
M. Paul Vannier, rapporteur. À la fois le pilote et deux des quatre inspecteurs et inspectrices. Ils ont eu des mots extrêmement clairs devant nous pour indiquer que ce paragraphe était à leurs yeux insupportable. S’ils en avaient eu connaissance, ils se seraient opposés à la transmission de la lettre car ils estiment que ce paragraphe porte profondément atteinte à leur déontologie professionnelle.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je pense qu’il y a vraiment une grande confusion. Les inspecteurs généraux ne peuvent pas être responsables de la lettre de transmission de la cheffe de l’Inspection. Il vaut mieux, pour simplifier les choses, qu’il n’y ait aucun commentaire de la cheffe de l’Inspection. Les procédures de déontologie protègent les inspecteurs généraux pour qu’ils puissent, en toute indépendance, rédiger le rapport d’inspection générale : il n’y a pas besoin d’un commentaire fait par la cheffe de l’Inspection – désormais, il n’y en aura plus.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Pour conclure cet échange sur les signatures des transmissions, je porte une information à votre connaissance : le document concernant l’enquête administrative du collège Stanislas est signé uniquement par le pilote de la mission et non par les trois inspecteurs. La procédure qui était en place jusqu’à la décision que vous venez de nous indiquer, et qui nous a été décrite dans le détail lors de l’audition de ce matin, est que c’est cette lettre de transmission qui représente la synthèse la plus importante du rapport – je me fais vraiment le porte-voix de ce qui nous a été expliqué ce matin. Cette lettre est habituellement validée par l’ensemble des membres de la mission qui, avant transmission par la cheffe, en sont donc les coporteurs de façon unanime, c’est-à-dire qu’ils se mettent d’accord sur le contenu de cette transmission.
L’importance du contenu de la lettre de transmission a été soulignée. Il nous a été indiqué que, souvent, c’est cela qui est lu par le ministre, et pas plus – j’entends que vous, vous lirez l’ensemble, ce qui nous satisfait car il faut lire les rapports complets. De plus, la lettre a été utilisée par la cheffe de l’Inspection générale pour communiquer à l’époque puisqu’elle en a repris les éléments dans un communiqué de presse du ministère. Enfin, la direction diocésaine de Paris a utilisé cette phrase pour synthétiser le rapport de l’Inspection générale.
On voit bien que, même si cela ne sera plus le cas, la lettre de transmission du rapport concernant Stanislas a eu une extrême importance dans le dossier.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je peux vous dire mon expérience dans trois autres ministères : je n’ai jamais vu des débats de ce type-là sur le contenu de la lettre de transmission d’un rapport d’un inspecteur général. Jamais !
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. François Bayrou n’a lu que la lettre de transmission lorsqu’il y a eu inspection à Bétharram en 1996 et a fait état de cette lettre de transmission en ne mentionnant que la conclusion du rapport. Mme Oudéa-Castéra a également fait état de la synthèse figurant dans la lettre de transmission pour affirmer que tout se passait bien à Stanislas.
Je vous entends quand vous dites que vous pensez que cette lettre n’a pas de valeur mais, dans les faits, les ministres de l’éducation nationale l’ont utilisée comme un garant d’une évaluation positive.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Il se trouve que j’ai l’honneur d’avoir été ministre dans trois administrations différentes : je n’ai jamais vu des débats de ce type-là sur des lettres de transmission. Il est important que les inspecteurs généraux puissent rédiger leur rapport en respectant leur charte et conformément à leur éthique. Ce qui a une valeur, c’est le rapport des inspecteurs généraux. Dans aucun des ministères que j’ai eu l’honneur de diriger, je n’ai vu des débats sur la lettre de transmission du chef de l’Inspection. Il est bien que, désormais, à l’éducation nationale, la lettre de transmission ne fasse que transmettre un rapport.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ce n’est pas uniquement un débat : pour notre commission, c’est un point absolument crucial. Nous nous consacrons à la question des violences en milieu scolaire. Nous sommes face à l’organe de contrôle qui dispose des plus importantes prérogatives, l’Inspection générale, et nous découvrons qu’un rapport accablant pour l’établissement Stanislas est transmis au ministre par une lettre de transmission modifiée par la cheffe de l’Inspection générale – aujourd’hui la numéro deux de votre ministère – sans l’accord des inspecteurs, afin de donner un sens favorable au rapport. Comprenez que ce n’est pas qu’une question de débat : c’est aussi un point très grave, qui nous amène à nous interroger sur la responsabilité actuelle de la numéro deux du ministère, au-delà des mesures que vous nous annoncez vouloir prendre et qui, de mon point de vue, vont dans le bon sens : celui d’une plus grande indépendance de l’Inspection générale.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. C’est votre appréciation de dire que le rapport est accablant. Je note qu’il y a des recommandations et des mises en demeure, qui vont être suivies par le rectorat sur la base du rapport qui a été remis par les inspecteurs.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je dis qu’il est accablant parce qu’il pointe des atteintes à la liberté de conscience et des comportements homophobes et sexistes à destination des élèves.
J’en viens au cas d’un autre établissement. Vous nous avez décrit tout à l’heure ce que vous appeliez la procédure normale : une inspection, le cas échéant des recommandations, un suivi des recommandations et sur cette base, quand cela est nécessaire, la réunion de la commission de concertation par le préfet – cela a été extrêmement rare jusqu’ici.
Je voudrais vous interroger sur le cas de l’établissement Averroès. Pour cet établissement, une série de rapports n’ont conclu à aucune recommandation. Aucun suivi d’éventuelles recommandations n’a été effectué entre la publication de ces rapports et la décision par le préfet du Nord de réunir la commission de concertation, dont on sait qu’elle a donné un avis favorable permettant au préfet du Nord de fonder son choix de rompre le contrat d’association, contrat depuis rétabli par le tribunal administratif de Lille.
Comment appréciez-vous, au regard de cette procédure normale que vous nous avez décrite, celle qui a été suivie pour aboutir à la rupture du contrat d’association du lycée Averroès de Lille ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. D’abord, ces faits sont antérieurs à ma nomination à la tête du ministère. Ce que je sais de cet établissement et de la procédure qui a été conduite, c’est qu’on a une situation qui n’est pas banale. La chambre régionale des comptes a fait un signalement au procureur en raison d’inquiétudes concernant des modalités de financement de l’établissement, qui posent suffisamment de questions à la chambre régionale des comptes pour qu’elle juge nécessaire de faire un signalement au procureur.
Ensuite, dans ce contexte, le préfet a décidé de réunir la commission de concertation pour prononcer la résiliation du contrat, sans passer par des étapes de mises en demeure, sur la base de préoccupations sur le respect des valeurs de la République, voire sur des risques d’islamisme ou d’entrisme dans l’établissement. Ce sont des faits qui peuvent être jugés graves par un préfet, au-delà de l’appréciation que l’éducation nationale peut en avoir.
La résiliation a été prononcée, le tribunal administratif a annulé cette décision et, pour ma part, j’ai décidé de faire appel sur un point qui me semble déterminant : le refus de contrôle par l’établissement. Au-delà de tout autre fait, alors que nous partageons tous la volonté de mettre en place des contrôles sur les établissements privés sous contrat – ce qui n’a pas été le cas pendant des décennies –, il me semble inacceptable qu’un établissement, au demeurant financé à 75 % par des fonds publics, refuse un contrôle.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je vais revenir sur cette motivation, que vous avez déjà exprimée, qui vous a conduite à faire appel de la décision du tribunal administratif de Lille. Auparavant, j’aimerais tout de même pointer ce qui m’apparaît comme un deux poids, deux mesures.
Dans un cas, une procédure très directe est suivie qui, sans la transmission de recommandations, conduit à la rupture du contrat d’association : c’est le cas du lycée Averroès de Lille. Je reviens à celui du collège Stanislas de Paris, que nous venons d’évoquer : un rapport de l’Inspection générale et deux missions de suivi pointent que certaines des recommandations ne sont pas mises en œuvre. Vous nous dites qu’il faudra une troisième mission de contrôle, le 28 mai, pour donner encore une fois sa chance à l’établissement de suivre les recommandations de l’Inspection générale, qui datent de 2023, donc d’il y a deux ans.
Comprenez-vous le sentiment qui est le mien de ce traitement différencié entre ces deux établissements, l’un auquel on accorde, à plusieurs occasions, la possibilité de mettre en œuvre une série de recommandations, l’autre à qui on n’offre jamais cette option-là puisqu’aucune recommandation ne lui est transmise jusqu’à la rupture du contrat d’association ?
S’agissant des valeurs de la République, un rapport de l’Inspection générale souligne que, de ce point de vue, l’établissement est remarquable, qu’il les applique pleinement. Quant à la question de l’entrisme islamiste, nous avons eu cette discussion de façon très directe avec de nombreux acteurs : jamais ce point n’a été documenté et, dans la décision du tribunal administratif de Lille, ces arguments ne sont pas reçus par la justice – il est probable en effet que si cela avait été avéré, elle aurait suivi la décision du préfet.
J’en reviens à ma question. Le sentiment d’un deux poids, deux mesures me paraît renvoyer à l’appartenance de chacun de ces d’établissements privés sous contrat à deux réseaux d’enseignement différents : le collège Stanislas au réseau de l’enseignement catholique ; le lycée Averroès au réseau des établissements musulmans, ces derniers étant criblés de contrôles – la cité scolaire Al-Kindi dans le Rhône, ou le lycée Averroès : quatorze contrôles ces dernières années –, alors qu’ailleurs, vous l’avez dit vous aussi, les contrôles étaient inexistants.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Il est très grave de jeter la suspicion comme vous le faites et de créer le doute chez nos concitoyens musulmans en évoquant un deux poids, deux mesures à leur égard. Je n’accepte pas vos propos. Les fermetures d’établissements hors contrat prononcées cette année concernent deux établissements catholiques, zéro établissement musulman, zéro établissement juif et deux établissements à pédagogie alternative. Une vigilance accrue par la loi confortant les principes de la République nous a amenés à cibler ces dernières années certains établissements hors contrat pour lesquels il y avait une suspicion de contestation des valeurs de la République, mais les chiffres sont là.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous me répondez sur les établissements hors contrat alors que j’évoquais la situation des établissements sous contrat. Puisque vous citez des chiffres, il y a à ma connaissance trois établissements dont le contrat a été rompu depuis 1959. Deux de ces établissements sont rattachés au réseau musulman, le lycée Averroès de Lille et la cité scolaire Al-Kindi dans le Rhône. Je rappelle qu’il existe une dizaine d’établissements sous contrat musulmans, contre 7 500 établissements catholiques. Il y a effectivement deux poids, deux mesures. Le dire, sur la base d’éléments de procédures comparés – présence ou absence de recommandations –, ce n’est pas chercher à faire peur, c’est chercher à comprendre les mécanismes de l’État dans ces situations précises.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Les 77 établissements musulmans hors contrat et les 3 ou 5 établissements musulmans sous contrat font l’objet d’un traitement équitable. Je vous invite à prendre connaissance du rapport qui a été publié aujourd’hui même sur le frérisme : il vous éclairera peut-être sur les questions que nous nous posons au sujet de certains de ces établissements et sur la vigilance dont nous faisons preuve.
M. Paul Vannier, rapporteur. Je n’ai aucune difficulté à aller au fond des problèmes, y compris des problèmes de sécurité intérieure : il peut y avoir un radicalisme, un islamisme politique et une nécessité pour la République de le combattre. Or, chaque fois que la commission d’enquête a interrogé ceux qui avaient, de façon directe ou indirecte, eu à voir avec la situation du lycée Averroès, personne n’a jamais mobilisé d’argument de ce type pour justifier la rupture du contrat d’association.
Vous avez indiqué que c’est le refus d’un contrôle ce qui vous a conduite à faire appel de la décision du tribunal administratif de Lille. La décision du tribunal administratif en fait mention : « Si la venue de cette commission de sécurité [le même jour que la visite des trois inspecteurs] est établie, une telle opposition constitue tout de même un manquement de l’établissement d’enseignement privé sous contrat d’association ». Celui-ci considère cependant que « le manquement en cause n’est pas d’une gravité telle, au sens de l’article R. 442-62 du code de l’éducation, qu’il justifierait l’adoption de la décision attaquée ».
Le conseil d’administration de l’établissement a immédiatement licencié l’ancien directeur, qui s’était opposé à ce contrôle, et il a rappelé qu’aucune opposition aux contrôles des services de l’État ne pouvait être tolérée. Je vous pose de nouveau la question : à la lumière du jugement du tribunal administratif et de la réaction de l’établissement, pourquoi avez-vous pris la décision de faire appel ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Étant donné la gravité des faits passés qui nous sont remontés concernant certains établissements, qui peut juger que refuser un contrôle n’est pas particulièrement grave ? Personnellement, je considère que c’est inexcusable.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il est rare que je précise les propos de mon corapporteur mais il faut ajouter que des faits liés à l’entrisme islamiste ont été évoqués au cours nos discussions avec le préfet de région, Georges-François Leclerc, et avec Gérald Darmanin. Ils figurent au nombre des griefs formulés par la commission de concertation et dans plusieurs rapports, y compris dans celui de la chambre régionale des comptes (CRC). L’intervention de la CRC dans le dossier d’un établissement scolaire est très surprenante. C’est un cas original, unique ; il est dû à l’initiative du président de la région, que nous avons auditionné aussi. Je remarque par ailleurs une activité répétée du préfet de région auprès de la DGFIP pour multiplier les contrôles financiers liés à la vérification de faits plus anciens qui étaient reprochés à l’établissement dans plusieurs rapports, à savoir des financements par le Qatar.
Nous ne sommes pas là pour commenter une procédure juridictionnelle en cours. Vous contestez en appel la décision du tribunal administratif ; c’est le droit de l’État.
Toutefois, vous avez dit qu’une convention était en cours de rédaction entre la direction des affaires financières du ministère et la DGFIP pour approfondir les contrôles financiers. C’est ce qui nous intéresse. Dans le cas d’Averroès, au-delà de l’Inspection générale de l’éducation, l’État, en la personne du préfet de région – qui assume complètement son action, compte tenu du risque d’islam radical et d’entrisme des Frères musulmans –, a mobilisé des moyens qui auraient été utiles dans le cas de violences passées, systémiques, et qui n’ont pas été mobilisés par l’éducation nationale. Dans le cas de Stanislas, par exemple, il n’avait pas été demandé de procéder à une analyse financière. Il y a sans doute des clarifications à apporter et des outils nouveaux à utiliser.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Comme vous l’avez dit, la procédure juridictionnelle est en cours. Il est évidemment essentiel de s’appuyer sur la DDFIP lors du contrôle d’un établissement privé sous contrat, contrôle qui couvre les champs administratif, pédagogique, financier et de vie scolaire. Il est important que l’éducation nationale travaille avec les acteurs locaux, y compris les élus locaux et les autres services de l’État, pour avoir une vision à 360 degrés.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous avons auditionné François Sauvadet, président de Départements de France, sur le rôle des départements dans la lutte contre les violences commises par des adultes au sein des établissements scolaires. Il nous a dit, de manière ferme et assumée, que les enseignants ou les chefs d’établissement qui auraient suspicion de violences commises par des adultes encadrants en milieu scolaire ne devaient pas transmettre cette information préoccupante à la cellule départementale de recueil des informations préoccupantes (Crip) car les départements ne seraient pas concernés au titre de leur responsabilité de protection de l’enfance. Nous en avons eu la confirmation lors de notre déplacement au conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques, dont les services considéraient que les quelques signalements effectués à la Crip par les établissements scolaires ne relevaient pas de leur compétence, mais de celle de l’éducation nationale.
Vous semble-t-il que la séparation actuelle des procédures doit être conservée : d’un côté, les violences intrafamiliales, qui doivent être communiquées à la Crip, et de l’autre un signalement au procureur et une information à la hiérarchie en cas de suspicion de violences d’adultes encadrants sur un enfant ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. De manière générale, au vu de la perte de chances des élèves de l’aide sociale à l’enfance (ASE) il est important que l’éducation nationale se rapproche de la protection de l’enfance pour le suivi des élèves en difficulté. En revanche, lorsque des violences sont commises par des adultes au sein de l’établissement scolaire, le conseil départemental n’a pas à intervenir. La réponse se trouve dans le signalement au procureur et dans les procédures disciplinaires de l’éducation nationale – ou du diocèse, pour le personnel non enseignant des établissements privés.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il faudra sans doute clarifier cette séparation dans les cas les plus complexes. Un signalement de viol commis par un adulte encadrant peut amener les enseignants ou l’infirmière scolaire à faire un signalement pour des violences intrafamiliales – ce cas nous a été rapporté. Quand on ne sait pas d’où vient la violence ou qu’on ne croit pas la victime de façon certaine, il peut y avoir une hésitation sur la procédure à suivre pour les personnes qui reçoivent la parole de l’enfant. Le problème se pose également en cas de violences sexuelles entre élèves pour déterminer qui est la victime et qui est l’agresseur.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Il faut effectivement être vigilant aux cas de violences sexuelles entre élèves, qui pourraient aussi faire l’objet de la transmission d’une information préoccupante. Nous allons préciser ces points.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Comme vous le voyez, nous ne cherchons pas seulement à rendre un rapport, mais à être utiles rapidement, compte tenu de la gravité des faits.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Un point est clair : dès lors que l’on a connaissance de violences physiques ou sexuelles, il faut faire un signalement au procureur.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Malheureusement, les délais d’instruction de la justice rendent l’action de l’éducation nationale très importante.
Lors de son audition, la directrice générale du 119 a souligné l’utilité de ce numéro et le fait qu’il était bien repéré par la communauté éducative, ce que nous avons constaté par ailleurs. Néanmoins, il manque de moyens, dans un contexte budgétaire extrêmement contraint. Vous avez évoqué votre souhait de le moderniser et de le renforcer. La possibilité d’un contrôle flash de l’affichage de ce numéro dans les établissements, notamment privés – certains rapports d’inspection dont nous avons eu connaissance montrent que cet affichage y est insuffisant ou ineffectif –, a également été citée. Quelles sont vos propositions pour le 119 ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. La montée en gamme du 119 relève de la compétence du ministère de Catherine Vautrin. À mes yeux, il faut s’inspirer du 3018, le numéro de signalement du harcèlement, dont les horaires sont plus larges et qui propose un système de messagerie. Le 119 prévoit un volet qui relève de mon ministère et que je souhaite mettre en œuvre au plus vite, à savoir la transmission des informations aux autorités académiques quand un signalement concerne un établissement scolaire.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Il faudra rédiger un protocole afin que les signalements liés aux violences commises par des adultes encadrants vous parviennent. Actuellement, le 119 a plutôt pour habitude de procéder à un signalement auprès de la Crip ; il ne faudrait pas que les informations soient noyées dans la masse, comme c’est le cas dans mon département du Nord. Avez-vous une idée du délai de finalisation de ce protocole ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Nous sommes en train d’en discuter avec le groupement d’intérêt public Enfance en danger. L’objectif est qu’il entre en vigueur à la rentrée prochaine.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pouvez-vous préciser le protocole à suivre pour les équipes éducatives en cas de violence ? Vous avez mentionné l’élaboration d’une fiche et de formation initiale. Il faudrait surtout que, lors de la journée de pré-rentrée – que je juge nettement insuffisante –, le CPE – conseiller principal d’éducation – et le chef d’établissement expliquent clairement à l’équipe éducative quelle est la procédure à suivre lorsqu’un enfant est en danger dans l’établissement, quel que soit le danger, et que cette procédure soit à la disposition de tous les adultes à tout moment de l’année.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. La protection de l’enfance est un sujet essentiel dans la formation de tous les personnels de l’éducation nationale, pas seulement des professeurs. Ils ont été sensibilisés en formation initiale et peuvent bénéficier d’une formation continue sur le sujet. J’ai demandé à chaque chef d’établissement de mettre à disposition des équipes un document expliquant clairement ce qu’il convient de faire quand un adulte recueille la parole d’un enfant qui fait état de violences. Ce que je souhaite, c’est que toutes les personnes auxquelles un enfant pourrait se confier, y compris le personnel technique et les Atsem – agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles –, sachent à qui il faut transmettre l’information, et comment. Le cas échéant, les équipes académiques départementales pourront contribuer à élaborer cette fiche de procédure.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. La sensibilisation de l’équipe éducative est intéressante, mais ce protocole national pourrait être totalement descendant. Il n’y a pas besoin de faire réfléchir les équipes sur la manière d’utiliser l’application Faits établissement.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Je me méfie des circulaires qui descendent de la rue de Grenelle et de la rue Descartes. La situation n’est pas la même dans un lycée de 1 200 élèves et dans une école rurale à deux classes. Chaque établissement doit disposer d’un document adapté à sa situation et à son organisation. Bien évidemment, nous ne leur demanderons pas d’improviser et nous leur proposerons un document type.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Considérez-vous que le personnel des établissements scolaires est suffisamment formé à la lutte contre les violences, et plus particulièrement à la culture du signalement – article 40 du code de procédure pénale, cellule de recueil des informations préoccupantes, analyse des situations complexes, etc. ? Nous avons reçu hier Ségolène Royal qui, il y a vingt-cinq ans, avait publié une circulaire très complète sur le sujet des violences, notamment sexuelles, dans les établissements scolaires. On peut regretter que les choses aient faiblement évolué depuis.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. La circulaire de 1997 était un texte précurseur pour l’époque. Elle faisait suite à des affaires de pédophilie qui avaient ému nos concitoyens. Toutefois, elle ne comportait pas de dispositions relatives aux procédures de signalement ou de remontée d’information. Najat Vallaud-Belkacem a obtenu en 2016 une évolution de la loi afin que l’employeur soit systématiquement informé ; c’est un progrès. Nous progressons aussi dans la sensibilisation à la gravité des problèmes de violences physiques et sexuelles sur les enfants.
La formation initiale du personnel des écoles, collèges et lycées rappelle les procédures relatives à la protection de l’enfance et à la gestion des signalements. Est-ce suffisant ? Je ne peux pas le considérer par principe. C’est pourquoi la réflexion que je propose à chaque établissement est nécessaire pour faire progresser la culture du signalement. Outre l’élaboration d’une fiche de procédure, elle sera l’occasion pour l’équipe de parler de l’importance d’être à l’écoute et de recueillir au mieux la parole des élèves. Ensuite, le chef d’établissement prendra les décisions nécessaires, comme la remontée d’information et le signalement au procureur.
M. Paul Vannier, rapporteur. Lors de son audition, votre prédécesseur, Pap Ndiaye, a dit qu’il avait découvert, en arrivant au ministère, la séparation entre la direction générale de l’enseignement scolaire et la direction des affaires financière, laquelle ne se contente pas de salarier le personnel enseignant des établissements privés sous contrat, mais assure aussi le suivi de la politique éducative de ces établissements. Pap Ndiaye a indiqué qu’il avait engagé une réflexion visant à interroger, voire à revoir cette séparation au motif que tous les établissements, publics comme privés sous contrat, participent du service public de l’éducation et devraient, à ce titre, mettre en œuvre dans le même cadre la politique impulsée rue de Grenelle. Avez-vous la même réflexion ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Quand on arrive rue de Grenelle, on peut être surpris que l’enseignement privé sous contrat et hors contrat soit suivi par la direction des affaires financières ; cela n’apparaît pas dans son intitulé. Toutefois, ces derniers mois, j’ai concentré mon attention sur les réponses à apporter aux situations dramatiques qui nous étaient apparues afin qu’elles ne se produisent plus.
On pourrait reprendre la réflexion à froid. Il y a certainement des avantages et des inconvénients à l’une ou l’autre des formules. Parmi les avantages de la situation actuelle, on peut compter l’existence d’un interlocuteur au sein du ministère clairement identifié par les organisations syndicales, qui ne sont pas les mêmes que dans l’enseignement public, et par les chefs d’établissement, capable d’obtenir des informations auprès des autres directions. A contrario, sur des sujets comme la santé scolaire, il faut remettre à bord tous les réseaux de l’enseignement privé.
La réorganisation ne me semble pas prioritaire. La priorité est d’effectuer tous les contrôles prévus, qui ont changé à la fois d’échelle et de nature, afin que dans aucun établissement, qu’il soit public ou privé, des élèves ne soient victimes de violences sans pouvoir alerter et sans que les démarches judiciaires et disciplinaires qui s’imposent soient engagées.
M. Paul Vannier, rapporteur. La signature et l’animation des contrats d’association sont la prérogative du préfet. On sait pourtant que ce contrat n’est pas réellement suivi : le rapport de la Cour des comptes relève même qu’une certaine proportion des contrats a matériellement disparu, signe de la très faible attention qu’y portent les préfets, qui ont bien d’autres tâches. On a le sentiment que les services déconcentrés de l’éducation nationale – inspection académique, rectorat – n’assurent pas de pilotage régulier, par exemple annuel, de ces contrats d’association. Pensez-vous qu’il faille redessiner les prérogatives des recteurs et des préfets ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Les recteurs sont sensibilisés à l’importance du suivi. Là encore, il s’agit de changer d’époque. Il peut être compliqué de savoir ce qui relève de leurs prérogatives et ce qui est du domaine du directeur diocésain. Certains recteurs ont donc pris le parti d’échanger directement avec les chefs d’établissements privés sous contrat de leur académie.
M. Paul Vannier, rapporteur. C’est ce que prévoit la loi Debré, qui ne reconnaît pas de réseaux et n’organise donc pas de dialogue entre eux et les services du ministère.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Manifestement, cela se met en place. Je veillerai à ce que cela soit systématisé.
Le préfet est le représentant de tout le gouvernement ; quand il signe un contrat d’association, il le fait au nom du ministre de l’éducation nationale. Nous devons mieux nous coordonner pour que le suivi soit assuré à l’initiative du recteur, en lien avec le préfet.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous en venons aux questions des autres députés.
Mme Graziella Melchior (EPR). Hier, j’ai été informée de l’intégration dans un établissement privé du Finistère, à la rentrée dernière, d’une enseignante qui avait été écartée d’un établissement parisien après des plaintes pour des faits de violence. Nous savons que ce n’est pas un cas isolé. Pouvez-vous nous dire comment l’éducation nationale vérifie les profils lorsque les enseignants changent d’académie ? Comment les informations sont-elles transmises d’un rectorat à l’autre ? Comment cette transmission pourrait-elle être améliorée ?
Je connais bien l’association Les Papillons, qui installe dans les établissements des boîtes permettant aux enfants de libérer leur parole par l’écrit. Elle fait un travail remarquable, qui a encore été salué la semaine dernière par le premier ministre. Si de nombreux établissements lui ouvrent volontiers leurs portes, d’autres sont plus réticents car elle n’a pas encore d’agrément. Le processus proposé par la Dgesco est actuellement long, trop long. Confirmez-vous le souhait d’accélérer la délivrance de cet agrément et êtes-vous prête à mobiliser votre administration dans cet objectif ?
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Madame la ministre d’État, le 12 février 2025, vous étiez auditionnée par la commission des affaires culturelles et de l’éducation. À cette occasion, je vous ai demandé si vous alliez produire une enquête approfondie sur les révélations faites par Mediapart concernant les violences pédocriminelles à Bétharram.
Vous avez répondu : « S’agissant de l’établissement Notre-Dame-de-Bétharram, je ne suis pas ministre de la justice et, quand bien même je le serais, je n’aurais pas à me prononcer sur une affaire qui fait l’objet d’une procédure judiciaire. Je ne m’exprimerai donc pas sur ce sujet. » Autrement dit, le sujet ne vous concernait pas. Vous avez refusé de vous prononcer et vous n’avez eu aucun mot pour les victimes.
Vous m’avez répondu cela alors que mon collègue Paul Vannier avait déjà interpellé deux fois François Bayrou lors des questions au gouvernement et que des journalistes avaient sorti de gros dossiers montrant que ce dernier avait menti devant la représentation nationale. Certes, vous n’êtes pas ministre de la justice, mais en tant que ministre de l’éducation nationale, il vous appartenait de diligenter une inspection, ou même de demander l’ouverture des archives, comme certaines rectrices l’ont fait depuis pour d’autres établissements, ce qui était la moindre des choses.
Vous avez sans doute, vous aussi, fini par croire que c’était votre mission : deux jours plus tard, le 14 février, vous avez demandé au rectorat de Bordeaux d’inspecter Notre-Dame-de-Bétharram. J’ai donc trois questions à vous poser.
Premièrement, pensiez-vous réellement qu’une ministre de l’éducation nationale n’était pas concernée par ce qu’il s’était passé et ce qu’il se passe encore aujourd’hui dans la libération de la parole à Bétharram ?
Deuxièmement, puisque vous avez manifestement changé d’avis, quelles sont les raisons de ce revirement et pourquoi n’avez-vous pas immédiatement demandé une inspection ? Allez-vous lancer des inspections dans les établissements que la libération de la parole a fait connaître, comme celui que l’on appelle le « Bétharram breton » le Relecq-Kerhuon, dans le Finistère, mais aussi le groupe scolaire du Kreisker à Saint-Pol-de-Léon, les établissements Cendrillon de Dax, Saint-Joseph de Gap ou encore l’institut catholique de Riaumont, contre lequel des plaintes ont été déposées ? Je cite ces établissements, mais il y en a bien d’autres.
Ma troisième question est la plus importante, et je rappelle que vous êtes sous serment. Le 12 février, quand vous m’avez répondu en commission des affaires culturelles et de l’éducation, saviez-vous que François Bayrou avait menti devant la représentation nationale et n’avait pas protégé les enfants de Bétharram ?
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Sur les 60 postes d’inspecteur supplémentaires annoncés, 30 postes sont prévus pour cette année et 30 pour l’année prochaine. Parmi les 30 postes de cette année, 20 seront ouverts pour l’enseignement primaire et 10 pour l’enseignement secondaire, soit moins d’un inspecteur par académie. Cela me paraît très léger. La charge de travail des inspecteurs risque de créer une dissonance entre ce qui leur est demandé et les moyens qui leur sont accordés.
Vous avez dit qu’il était prévu 50 % de contrôles sur place – donc, je suppose, 50 % de contrôles sur pièces, sans déplacement de l’inspecteur. Est-ce bien le cas ?
Parmi les 500 visites réalisées ou prévues, quel est le pourcentage de visites surprises et quel est le délai de prévenance pour les contrôles annoncés ? La journée d’inspection mobilisera-t-elle un seul inspecteur ? Quelle serait la journée type ? J’imagine qu’il ne s’agit pas seulement de rencontrer le chef d’établissement, de passer la journée avec une classe et de revoir le chef d’établissement le soir.
Enfin, je me réjouis que le projet de loi de finances pour 2026 prévoie des postes supplémentaires de psychologue de l’éducation nationale, d’infirmière et d’assistante sociale. Mes amendements en ce sens avaient été retoqués l’année dernière.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Madame Melchior, il est habituellement prévu un contrôle d’honorabilité consistant à vérifier que la personne n’est pas inscrite, entre autres, au fichier répertoriant les auteurs de violences sexuelles. Par ailleurs, le dossier administratif de l’enseignant est transmis en cas de mutation. Je m’étonne qu’une personne qui a commis des violences ait pu être recrutée ; il serait important d’approfondir la situation que vous mentionnez pour déterminer de quelles violences il s’agit et pourquoi elles n’ont pas fait l’objet de sanctions disciplinaires.
Pour ce qui est de l’association Les Papillons, nous avons tous conscience de la difficulté, pour les enfants et les élèves victimes de violences, de parler. Tous les canaux qui peuvent contribuer à libérer la parole sont les bienvenus, y compris celui que l’association propose et qui peut offrir une voie d’expression aux élèves qui n’auraient pas pu se confier à un adulte ou qui n’auraient pas signalé les faits en répondant aux questionnaires en ligne. Je souhaite que l’on facilite son intervention lorsque l’équipe éducative y est favorable.
Madame Mesmeur, je n’accepte pas que vous disiez que je n’ai pas eu un mot pour les victimes. Je regrette que vous n’ayez pas été là au début de l’audition ; cela vous aurait évité de poser les mêmes questions.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). J’étais là.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Alors, je ne me suis pas exprimée clairement. En tant que ministre de l’éducation nationale, je n’ai pas à me prononcer sur des violences qui sont dramatiques – quand on écoute les témoignages, on se rend compte que la vie de certains anciens élèves a été brisée par ce qu’il s’est passé à l’école et dont ils n’ont pas pu parler pendant des décennies – et il ne m’appartient pas de rechercher les responsabilités dans ce qu’il s’est passé à l’école.
En revanche, il est de ma responsabilité de prendre toutes les dispositions nécessaires pour que de tels faits ne se produisent pas. C’est ce que j’ai fait en lançant un contrôle académique le 14 février ; il s’est déroulé au mois de mars et a été suivi, dans la foulée, d’une inspection générale. C’est ce que je ferai systématiquement. Quand des groupes de victimes se constituent, quand on voit émerger des violences qui ont eu lieu par le passé, les recteurs revoient leur plan de contrôle pour s’assurer que la situation qui était celle d’il y a quelques décennies n’est plus possible dans les établissements en question.
Nous suivons évidemment tous les établissements que vous avez mentionnés. Nous avons recensé 280 établissements pour lesquels les médias ont évoqué des violences qui seraient survenues au cours des décennies passées, ainsi que 80 établissements dans lesquels des victimes se sont constituées en groupes dans le but de permettre à la justice de se prononcer sur les violences qu’elles ont pu subir. Donc tous ces établissements, nous les suivons, madame la députée, je peux vous l’assurer.
Pour ce qui est des contrôles, les 60 inspecteurs que j’évoquais s’ajoutent aux 140 d’ores et déjà affectés aux contrôles. Ils ne sont pas seuls : ils peuvent s’appuyer sur leurs 3 500 collègues, mais aussi – et je souhaite que ce soit le cas – travailler avec des personnels présentant d’autres profils, notamment des personnels de santé scolaire et des personnels des services sociaux, qui peuvent venir en appui et compléter leur intervention. C’est sur cette base que les académies ont pu élaborer leurs plans, notamment les 1 000 contrôles prévus cette année, dans la proportion que j’ai déjà mentionnée, c’est-à-dire 50 % de contrôles sur place et 50 % de contrôles sur pièces.
Pour ce qui est de l’organisation détaillée de chaque contrôle – combien de jours les inspecteurs passent sur place, combien de personnes se déplacent –, je ne suis pas capable de vous la communiquer. Ce dont je peux vous assurer, c’est que chaque recteur a bien conscience de la gravité de ce qu’il s’est passé et est engagé pour que cela ne puisse plus se produire : chaque recteur prend ces sujets avec le plus grand sérieux.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). J’étais bien là quand vous avez répondu à mon collègue rapporteur. C’est pour cette raison que je vous ai demandé de préciser vos propos, ce que vous avez fait. Je vous en remercie.
Le 12 février, je vous ai demandé si, en tant que ministre de l’éducation nationale, vous aviez lancé une enquête approfondie, pas pour établir des responsabilités ni pour vous positionner, mais, notamment, pour ouvrir les archives. Vous aviez alors refusé de vous prononcer. Deux jours plus tard, en revanche, vous demandiez l’ouverture de cette enquête approfondie. Comme vous avez visiblement changé d’avis, je réitère donc ma question : quelles sont les raisons de ce revirement ?
Je me réjouis néanmoins d’entendre que vous comptez agir de la même façon pour toutes les autres affaires – celles que j’ai mentionnées et toutes celles que je n’ai pas eu l’occasion d’évoquer.
Enfin, vous n’avez pas répondu à ma troisième question : saviez-vous, le 12 février, que François Bayrou avait menti à la représentation nationale et n’avait pas protégé les enfants de Bétharram ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Vous parlez d’ouvrir des archives. Lesquelles ?
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Celles du rectorat, comme c’est le cas dans le Finistère, par exemple.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Dans le cadre de l’enquête pénale ? Je ne comprends pas.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Nous avons auditionné des recteurs, dont la rectrice de la région Bretagne, qui a décidé, à la suite des révélations concernant les collèges du Relecq-Kerhuon et du Kreisker, d’ouvrir les archives du rectorat, pour savoir si ce dernier avait été informé des signalements qui avaient pu avoir lieu quelques années auparavant.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Ce que je peux vous dire, c’est que nous avons bien sûr regardé immédiatement quels documents pouvaient exister au niveau de l’administration centrale. Il n’y en a pas eu ; nous nous sommes adressés aux archives nationales, qui n’ont rien trouvé. Nous nous sommes tournés vers le rectorat pour récupérer le rapport qui avait été rendu à l’époque.
Compte tenu du nombre de contrôles qui ont eu lieu, j’imagine toutefois – mais nous pourrons évidemment le vérifier – que les établissements en question n’ont pas fait l’objet de contrôles.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je ne sais pas, c’est à vous de me le dire.
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. J’ai évoqué le fait que, jusqu’en 2023, les établissements privés sous contrat faisaient l’objet d’environ dix contrôles par an seulement. Nous sommes ensuite passés à vingt contrôles, et nous passerons à 1 000 contrôles cette année.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je souhaite aborder une question sur laquelle vous n’avez pas encore eu l’occasion de vous exprimer, en prenant l’exemple de l’École nationale supérieure d’arts et métiers de Lille. Il s’agit d’un établissement de l’enseignement supérieur, mais le signalement dont elle a fait l’objet est traité par l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR), c’est-à-dire le même organisme, avec le même fonctionnement, que les cas qui relèvent de l’éducation nationale.
En février, j’ai transmis au ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, en mettant en copie le préfet, un signalement dont des étudiants m’avaient fait part, ainsi qu’une plainte qui avait été déposée – ce n’était donc pas un signalement au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Après avoir relancé le ministre en avril, j’ai reçu une lettre du préfet m’indiquant qu’une inspection, très approfondie, était en cours, qu’une enquête judiciaire avait lieu en parallèle, et que l’IGESR rendrait son rapport d’ici deux mois.
Une centaine d’élèves de l’établissement se sont plaints, la directrice incriminée leur oppose une défense très forte, et une procédure judiciaire est en cours : il s’agit typiquement d’un cas impliquant des faits assez systémiques et relevant à la fois du judiciaire et de votre ministère. Cela m’amène à la question des mesures conservatoires. Assez naturellement, dans le cadre des fonctions qui sont les miennes, j’ai demandé dans mes courriers si des mesures de cet ordre avaient été mises en œuvre. À ce jour, les étudiants me relancent en me disant que ce n’est pas le cas.
Dans les situations qui relèvent de votre champ de compétence, le déclenchement de mesures conservatoires, pour protéger à la fois des élèves potentiellement en danger, mais aussi la personne incriminée, qui peut être victime de harcèlement ou de menaces, est-il systématique ? La décision dépend-elle de la complexité des affaires concernées ? Je sais que les quatre mois de suspension qui peuvent être prononcés au maximum sont souvent insuffisants en cas d’affaire judiciaire, ce qui complique les choses pour l’éducation nationale – c’est un autre problème –, mais comment ce sujet est-il traité ?
Mme Élisabeth Borne, ministre d’État. Quand on a un doute sur le fait qu’un personnel puisse commettre des violences, des mesures telles que des suspensions à titre conservatoire sont effectivement prises. Je pourrai vous repréciser dans quel cadre. Comme vous l’avez souligné, il peut arriver que les versions des différentes parties soient totalement contradictoires – c’est le cas pour les faits que vous mentionnez. Des mesures conservatoires peuvent en tout cas être prises en cas de doute sur des faits de violence potentiellement commis par un adulte. Je crois que c’est nécessaire, y compris d’ailleurs pour protéger la personne incriminée et lui permettre de se défendre. Je vous repréciserai le cadre exact dans lequel ces décisions sont prises, mais cela se fait.
Comme vous l’avez souligné, ces mesures ne peuvent durer que quatre mois, ce qui n’est malheureusement souvent pas compatible avec le temps de l’enquête judiciaire. Mais, en même temps, on voit bien qu’il paraîtrait difficile de suspendre des personnels à titre conservatoire pendant une très longue durée. Il s’agit donc d’un sujet qui mérite d’être approfondi.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous vous remercions, madame la ministre.
([18]) Cette réunion s’est tenue par conférence téléphonique et n’a pas fait l’objet d’une retransmission vidéo.