N° 1697

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 juillet 2025.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements

 

 

Président

M. Denis MASSÉGLIA

 

Rapporteur

M. Benjamin LUCAS-LUNDY

Députés

 

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TOME II
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

 

 

 Voir les numéros : 971 et 1031.

 

 

La commission d’enquête sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements est composée de : M. Denis Masséglia, président ; M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur ; Mme Anchya Bamana ; M. Anthony Boulogne ; M. Louis Boyard ; Mme Gabrielle Cathala (le 20 mai 2025) ; M. Hadrien Clouet (jusqu’au 7 mai 2025) ; M. Pierrick Courbon ; M. Jocelyn Dessigny ; Mme Alma Dufour ; M. Gaëtan Dussausaye ; M. Charles Fournier ; Mme Martine Froger ; Mme Océane Godard ; M. Pascal Jenft ; M. Guillaume Kasbarian ; M. Didier Le Gac (à compter du 21 mars 2025) ; M. Emmanuel Mandon (à compter du 16 mai 2025) ; Mme Élisa Martin (à compter du 8 mai 2025) ; Mme Estelle Mercier ; M. Éric Michoux ; Mme Joséphine Missoffe (à compter du 21 mars 2025) ; M. Yannick Monnet ; M. François Piquemal (jusqu’au 19 mai 2025 et à compter du 21 mai 2025) ; Mme Marie-Agnès Poussier-Winsback ; Mme Sophie-Laurence Roy ; M. Thierry Tesson ; Mme Annie Vidal ; Mme Anne-Cécile Violland.


SOMMAIRE

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Pages

comptes rendus des auditions de la commission d’enquÊte

1. Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Houdebine, directeur de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) au ministère chargé du travail, Mme Sophie Ozil, cheffe du département suivi et indemnisation des demandeurs d’emploi, et Mme Laurie Pinel, adjointe au chef de la mission analyse économique (mercredi 26 mars 2025)

2. Audition, ouverte à la presse, de Mme Carine Camby, présidente de la 1re chambre de la Cour des comptes, et Mme Anne-Laure de Coincy, présidente de section à la 5e chambre de la Cour des comptes (mercredi 26 mars 2025)

3. Audition, ouverte à la presse, de M. Rémi Bourguignon, professeur des universités (mercredi 26 mars 2025)

4. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Nadia Gssime, docteure en droit, Me Laurent Beziz, avocat associé chez LBBa, Me Éliane Chateauvieux, avocate associée chez Actance, Me Joël Grangé, avocat associé chez Flichy-Grangé, et Me Bénédicte Rollin, avocate associée chez JDS (mardi 1er avril 2025)

5. Audition, ouverte à la presse, de M. Aymeric Morin, directeur général adjoint délégué chargé de l’offre de services de France Travail, M. JeanPierre Tabeur, directeur des services aux demandeurs d’emploi, et Mme Virginie Met, responsable du département dispositifs spécifiques et inclusion par l’emploi au sein de la direction des services aux demandeurs d’emploi (mardi 1er avril 2025)

6. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives au niveau national et interprofessionnel (mercredi 2 avril 2025)

7. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations professionnelles d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel (mercredi 2 avril 2025)

8. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Anémone CartierBresson, professeure de droit public à l’université Paris Cité, Mme Hélène Cavat, maîtresse de conférences en droit privé à l’université de Strasbourg, et M. Pascal Lokiec, professeur de droit privé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (lundi 7 avril 2025)

9. Audition, ouverte à la presse, de M. Clément Malgouyres, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) auprès du Centre de recherche en économie et statistique (CREST) et économiste auprès de l’Institut des politiques publiques (IPP) (mardi 8 avril 2025)

10. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Claude Didry, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Mélanie Guyonvarch, maîtresse de conférences à l’université Évry ParisSaclay, et Mme Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) (mardi 8 avril 2025)

11. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Denis Combrexelle, président de section honoraire au Conseil d’État, ancien directeur général du travail au ministère du travail (mardi 8 avril 2025)

12. Audition, ouverte à la presse, de M. Florent Menegaux, président du Groupe Michelin, M. Alexander Law, directeur du développement social, et Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques (mercredi 9 avril 2025)

13. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives de Michelin (mercredi 9 avril 2025)

14. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives de Crédit commercial de France (CCF) (jeudi 10 avril 2025)

15. Audition, ouverte à la presse, de M. Niccolò Ubertalli, directeur général de Crédit commercial de France (CCF), et Mme Delphine de Mailly Nesle, directrice des ressources humaines (jeudi 10 avril 2025)

16. Audition, ouverte à la presse, de M. Benjamin Maurice, délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), M. Olivier Juvin, chef de la mission de l’anticipation et de l’accompagnement des plans de sauvegarde de l’emploi, Mme Julia Colbeaux, adjointe au chef de la mission de l’anticipation et de l’accompagnement des plans de sauvegarde de l’emploi, M. Mathieu Guibard, adjoint à la sous-directrice des mutations économiques et de la sécurisation de l’emploi, M. François Desimon, adjoint à la cheffe de la mission du fonds national de l’emploi, et Mme Camille Tafani, chargée de mission au sein de la mission du fonds national de l’emploi (mardi 29 avril 2025)

17. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Éric Barbier, chef du service des gestions publiques locales, des activités bancaires et économiques de la direction générale des finances publiques (DGFiP), M. Benjamin Delozier, chef du service des politiques écologiques et sectorielles de la direction générale du Trésor (DG Trésor), M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, M. Marin Guédo Guilloteau, adjoint à la cheffe du bureau institutions et évaluations des politiques sociales et de l’emploi de la DG Trésor, et Mme Constance MaréchalDereu, cheffe du service de l’industrie de la direction générale des entreprises (DGE) (mardi 29 avril 2025)

18. Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), M. Julien Bracq, secrétaire général adjoint du Ciri, Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, Mme Hélène Lebedeff, déléguée interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire), et M. Philippe Lagrange, adjoint à la déléguée interministérielle (mardi 29 avril 2025)

19. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. François-Charles Desprat, président du Conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (CNAJMJ), M. Sébastien Velez, directeur général du CNAJMJ, M. Michel Peslier, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, M. Xavier Bailly, président de l’Association pour le retournement des entreprises (ARE), Mme Céline Domenget Morin, vice-présidente de l’ARE, et Mme Hélène Bourbouloux, administratrice judiciaire (mardi 29 avril 2025)

20. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives d’Arkema et de Vencorex (mercredi 30 avril 2025)

21. Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Parmentier, directeur général d’Arkema France, et Mme Virginie Guérin, directrice des relations institutionnelles du Groupe Arkema (mercredi 30 avril 2025)

22. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Bruno Drolez, directeur régional de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités des Hauts-de-France, Mme Véronique Descacq, directrice régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités de Bretagne, M. Marc Rohfritsch, directeur régional et interdépartemental par intérim de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités d’Île-de-France, M. JeanPhilippe Devoucoux, responsable du département accompagnement des entreprises de l’unité départementale de Paris, Mme Valérie Guern, responsable du pôle entreprises, emploi et solidarités de l’unité départementale des Hauts-de-Seine, et M. Alexandre Marx, adjoint à la cheffe du service restructurations (mercredi 30 avril 2025)

23. Audition, ouverte à la presse, de M. André Calisti, président de Mutares France, et M. Henri-Pierre Garnier, directeur des investissements (mercredi 30 avril 2025)

24. Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Lhotte, président d’AGCO France, viceprésident et directeur général de Massey Ferguson pour l’Europe et le Moyen-Orient, M. Éric Odièvre, directeur des ressources humaines d’AGCO France et de Massey Ferguson pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, et M. Xavier Arruego, responsable de la communication d’entreprise, des relations publiques et de l’engagement des collaborateurs d’AGCO France (lundi 5 mai 2025)

25. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha, Mme Estelle Sauvat, directrice générale, et M. Olivier Guillou, directeur associé ; M. Jean-Marie Michelucci, directeur de Cidecos, M. Lilian Brissaud, directeur des missions économiques, et M. Erwan Jaffrès, responsable des études santé, sécurité et conditions de travail ; M. Matthieu Bidaine, directeur de Syndex, et M. Paul Motte, responsable des activités licenciement et restructuration  (lundi 5 mai 2025)

26. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Béal, président de Vencorex, et M. Julien Parmentier, directeur des ressources humaines (lundi 5 mai 2025)

27. Audition, ouverte à la presse, de M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l’État (mardi 6 mai 2025)

28. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives d’Auchan Retail (mercredi 7 mai 2025)

29. Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Darrasse, directeur général d’Auchan Retail, M. Guillaume Gardillou, directeur des affaires publiques, et M. Barthélemy Guislain, président du conseil de gérance de l’Association familiale Mulliez (AFM) (mercredi 7 mai 2025)

30. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives du Groupe Casino (mardi 13 mai 2025)

31. Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Pietraszewski, président du conseil d’administration du Groupe Casino, M. Philippe Palazzi, directeur général du groupe, M. Christophe Piednoël, directeur de la communication, des affaires publiques et de la RSE, et M. Jérôme Breysse, directeur des relations institutionnelles (mardi 13 mai 2025)

32. Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Ferrari, président de la métropole de Grenoble et maire du Pont-de-Claix, et M. Raphaël Guerrero, maire de Jarrie (mardi 13 mai 2025)

33. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives d’ArcelorMittal (mardi 13 mai 2025)

34. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Sandrine Lilienfeld, ancienne directrice générale de Camaïeu, M. Nicolas Ciccione, directeur général de Kaporal, M. Yann Pasco, directeur général de Jennyfer, et Mme Chloé Couvois, directrice financière de Jennyfer (mardi 13 mai 2025)

35. Audition, ouverte à la presse, de Mme Myriam El Khomri, ancienne ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social (mercredi 14 mai 2025)

36. Audition, ouverte à la presse, de Mme Muriel Pénicaud, ancienne ministre du travail (lundi 19 mai 2025)

37. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Fatima Bellaredj, déléguée générale de la confédération générale des Scop, Mme LyndaMay Azibi, déléguée aux affaires publiques et institutionnelles, et M. François Marciano, directeur général de Duralex (lundi 19 mai 2025)

38. Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique (mardi 20 mai 2025)

39. Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Le Grix de la Salle, président d’ArcelorMittal France, M. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination des ressources humaines, M. Stéphane Delpeyroux, directeur des affaires publiques, et Mme Audrey Gies, directrice fiscale (mardi 20 mai 2025)

40. Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie et des finances (mercredi 28 mai 2025)

41. Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie (mercredi 4 juin 2025)

 


   comptes rendus des auditions
de la commission d’enquÊte

 

 

 

 

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues
par la commission d’enquête.

Les enregistrements vidéo des auditions sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://assnat.fr/3mxn9j

 

 


1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Houdebine, directeur de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) au ministère chargé du travail, Mme Sophie Ozil, cheffe du département suivi et indemnisation des demandeurs d’emploi, et Mme Laurie Pinel, adjointe au chef de la mission analyse économique (mercredi 26 mars 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Michel Houdebine, directeur de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) au ministère chargé du travail, Mme Sophie Ozil, cheffe du département suivi et indemnisation des demandeurs d’emploi, et Mme Laurie Pinel, adjointe au chef de la mission analyse économique ([1]).

M. le président Denis Masséglia. Nous débutons notre cycle d’auditions avec la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail (Dares) afin de disposer de données précises sur un certain nombre de thèmes qui intéressent la commission d’enquête : les licenciements collectifs pour motif économique en général et les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) en particulier, entre autres. Il nous a semblé opportun que la réflexion collective soit alimentée, au commencement des travaux, par quelques éléments de contexte statistiques.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Michel Houdebine, Mme Sophie Ozil, et Mme Laurie Pinel prêtent serment.)

M. Michel Houdebine, directeur de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) au ministère chargé du travail. Nous avons rassemblé des éléments qui dépassent légèrement la question initiale, mais qui nous paraissent indispensables pour en éclairer les contours.

Le premier graphique met en évidence le ralentissement du marché du travail. Après plusieurs années de forte progression, soutenue notamment par l’emploi public, le niveau d’emploi se stabilise. L’emploi intérimaire, que nous considérons comme un indicateur avancé, recule de manière continue depuis près de deux ans.

Le second graphique illustre l’hétérogénéité des évolutions sectorielles sur un an. Certains secteurs enregistrent un net recul, notamment l’intérim, l’immobilier, la construction et l’information-communication. À l’inverse, d’autres secteurs, tels que l’agroalimentaire, l’énergie ou encore la finance-assurance, poursuivent leur développement.

Le taux de chômage demeure globalement stable depuis un an et demi à deux ans, après une légère hausse en 2023. Des écarts d’âge apparaissent toutefois, puisque le taux augmente chez les jeunes, tandis qu’il reste stable ou diminue chez les autres catégories.

Entre 2019 et le quatrième trimestre 2024, l’emploi progresse de façon significative. Cette croissance repose principalement sur les contrats à durée indéterminée (CDI) et les contrats en alternance, tandis que les contrats à durée déterminée (CDD) et les postes intérimaires reculent.

Malgré le ralentissement de la dynamique économique, les flux sur le marché du travail demeurent très élevés, avec un volume d’embauches comme de fins de contrat qui reste soutenu. Les démissions, en particulier, se maintiennent à un niveau élevé, autour de 500 000, ce qui représente une stabilité depuis plusieurs années et un niveau supérieur à celui d’avant la crise sanitaire.

Les données de la Banque de France relatives aux défaillances d’entreprises révèlent une hausse après la crise sanitaire, qui s’inscrit toutefois dans le prolongement d’une phase de repli marqué. Ce phénomène s’explique en partie par la fin progressive des dispositifs de soutien qui avaient permis à certaines structures de survivre. Les entreprises les plus touchées sont majoritairement de petite ou très petite taille.

Les informations issues du dispositif Rupco, qui suit l’ensemble de la procédure des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE), depuis leur déclaration jusqu’à leur validation ou homologation, montrent une augmentation du nombre de PSE au cours des derniers mois. Ce niveau reste néanmoins inférieur à celui observé au milieu des années 2010. Sur un an, le nombre de PSE validés ou homologués progresse de 27 %, tandis que le nombre de ruptures de contrats de travail concernés par ces PSE augmente de 131 %. Cette dernière évolution est toutefois portée par un nombre restreint d’entreprises.

La courbe relative aux PSE initiés montre une tendance comparable puisque, depuis 2022, leur nombre augmente pour atteindre aujourd’hui 178, soit une hausse de 35 % sur un an. Il convient de noter que cette série est légèrement en avance sur celle des PSE validés ou homologués. Les données du quatrième trimestre seront publiées au mois d’avril.

Le nombre de ruptures de contrats autorisées ne correspond pas nécessairement aux ruptures effectivement réalisées dans le cadre des PSE. Nous avons mené une étude approfondie sur ce sujet, au cours de laquelle nous avons constaté que 40 % des bilans sur les PSE transmis par les entreprises étaient correctement renseignés. Cela nous contraint à procéder à des redressements statistiques afin d’en tirer des analyses exploitables. Les résultats de ces ajustements nous apprennent que, sur l’ensemble des ruptures envisagées par les PSE, 63 % débouchent sur des licenciements économiques, 27 % sur des départs volontaires et 9 % sur des reclassements internes. En définitive, 81 % des personnes concernées connaissent effectivement une évolution de leur situation.

On note par ailleurs une surreprésentation des seniors dans ces dispositifs. Sur la période 2018-2021, parmi les salariés de plus de 57 ans, 15 % ont été licenciés et 42 % ont choisi un départ volontaire, alors que cette classe d’âge ne représente que 11 % de l’effectif total du secteur privé.

Les inscriptions à France Travail à la suite d’un licenciement économique progressent également de manière significative et atteignent aujourd’hui un niveau proche de celui observé au moment de la crise sanitaire, tout en demeurant inférieures à la situation qui prévalait dans les années 2010.

Pour conclure, sans formuler de prévisions, nous nous appuyons sur les perspectives proposées par d’autres institutions. Les enquêtes de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) sur le climat des affaires et de l’emploi indiquent un niveau légèrement inférieur à la moyenne de long terme, ce qui traduit un ralentissement de l’activité. L’Insee prévoit un taux de chômage de 7,6 % à mi-2025, tandis que la Banque de France anticipe une moyenne annuelle de 7,8 %.

M. le président Denis Masséglia. Contrairement à une idée reçue, les embauches en CDI ont donc progressé ces dernières années ? Pouvez-vous confirmer que la part des CDI est aujourd’hui plus importante qu’il y a dix ou quinze ans ?

M. Michel Houdebine. Cette tendance se confirme effectivement. Depuis 2019, la croissance du niveau de l’emploi repose essentiellement sur les CDI ainsi que sur l’alternance.

Plus précisément, la courbe des embauches en CDI se situe actuellement à un niveau supérieur à celui d’avant la crise sanitaire. Il faut néanmoins replacer ces données dans un contexte de croissance économique générale. Aux fins d’une analyse plus fine, il conviendrait de rapporter ces flux à l’emploi total afin de mesurer l’évolution du taux d’embauche en CDI. En valeur absolue, toutefois, le nombre d’entrées en CDI dépasse bien celui de la période antérieure à la crise.

M. le président Denis Masséglia. Nous vous remercions de confirmer que la politique que nous menons est créatrice de CDI.

Vous avez évoqué une hausse récente du nombre de PSE, qui peut naturellement inquiéter. Toutefois, malgré cette augmentation, leur niveau reste inférieur à celui que nous avons connu au milieu des années 2010. Pouvez-vous confirmer que la politique conduite ces dernières années a contribué à une diminution du volume de PSE ?

M. Michel Houdebine. Bien que la courbe démontre une augmentation du nombre de PSE depuis 2022, ce niveau demeure effectivement inférieur à celui observé au cœur des années 2010.

Cette comparaison doit toutefois être replacée dans son contexte, puisque cette période était marquée par les effets persistants de la crise financière et que le marché du travail s’ajustait lentement.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je me permets de ne pas tirer les mêmes conclusions que vous, monsieur le président, sur le bilan de la politique conduite au cours des dernières années. Cela illustre toutefois tout l’intérêt et la pertinence de cette commission d’enquête, qui promet des échanges riches et nourris.

Pour commencer, à partir des recensements réalisés, quelles ont été les principales difficultés rencontrées par les entreprises ayant conduit à la mise en place de PSE ? Pourriez‑vous également présenter l’évolution des données relatives aux PSE liés à des défaillances d’entreprises, en distinguant les cas de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire, ainsi que les fermetures d’établissement, en précisant, le cas échéant, les situations ayant donné lieu à une reprise partielle ?

M. Michel Houdebine. Ces données, bien que présentes dans notre système d’information, ne sont pas exploitées de manière régulière et n’ont pas été publiées à ce stade. Je réserve donc pour le moment ma réponse à cette question. Pour envisager une exploitation fiable, nous devrons d’abord vérifier la qualité des données sous-jacentes. Nos équipes ont bien identifié les sources pertinentes, mais une vérification complémentaire auprès de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) sera nécessaire pour déterminer s’il est possible d’en tirer un éclairage utile.

M. le rapporteur. Pourriez-vous revenir sur les tendances observées concernant les ruptures conventionnelles collectives, ainsi que sur leur articulation avec les PSE, depuis la création du dispositif en 2017 ?

M. Michel Houdebine. Nous observons une hausse du nombre de ruptures conventionnelles collectives sur la dernière année, bien que les volumes restent modestes. Sur la période allant du troisième trimestre 2023 au troisième trimestre 2024, nous en recensons 92, contre 81 sur les douze mois précédents. Le profil général reste relativement stable, avec un pic observé au moment de la crise sanitaire. Naturellement, il en existe davantage que dans les années 2010, puisqu’il s’agit d’un dispositif plus récent.

Je précise qu’une partie de la dynamique observée concernant les PSE trouve probablement sa contrepartie dans les ruptures conventionnelles collectives, puisque les deux dispositifs peuvent interagir.

M. le rapporteur. Disposez-vous de données précises par secteur d’activité ou par région ?

M. Michel Houdebine. Ces données ne sont pas déjà publiées mais nous allons étudier la possibilité de les intégrer à vos travaux.

Sur la courbe montrant l’augmentation marquée du nombre de ruptures autorisées, les deux secteurs qui apparaissent de manière récurrente sont la logistique et la distribution. Pour l’année 2024, s’y ajoute l’industrie manufacturière. Cela reste sous réserve d’analyses complémentaires. Nous tâcherons d’intégrer ces éléments dans notre réponse au questionnaire.

S’agissant des données géographiques, il sera difficile de les suivre trimestre par trimestre, faute de volumes suffisants une fois les données croisées avec des mailles territoriales et temporelles fines. Nous pourrons cependant vous fournir une lecture plus consolidée, à l’échelle annuelle, permettant d’esquisser des tendances.

M. Pierrick Courbon (SOC). Nous sommes nombreux à attendre des éclairages plus précis sur les secteurs d’activité les plus touchés, ainsi que sur ceux qui semblent, à l’inverse, relativement épargnés par la tendance à la hausse des PSE. Toute précision que vous pourrez apporter dans le questionnaire sera la bienvenue.

Je souhaiterais également une explication sur la forte divergence entre le nombre de ruptures envisagées et le nombre de PSE alors que, jusqu’ici, ces courbes suivaient des trajectoires proches. Faut-il en conclure que les PSE concernent désormais un nombre moyen de salariés plus élevé ? Cela signifie-t-il que de grandes entreprises sont de plus en plus concernées, ou cette lecture est-elle à nuancer ?

M. Michel Houdebine. Une part importante de cette hausse tient à un nombre très limité d’entreprises ayant formulé des demandes à grande échelle. Parmi elles, l’une est de taille significative, mais je ne peux pas en révéler l’identité dans le cadre de cette audition publique. Nous devrons attendre la publication des données d’avril pour confirmer si ces niveaux exceptionnels se maintiennent. Nous n’avons pas conduit d’analyse sur la répartition par taille d’entreprise mais cela pourrait faire l’objet d’un approfondissement si vous le jugiez pertinent.

Mme Estelle Mercier (SOC). La Dares produit également des études longitudinales sur l’emploi et le marché du travail. Pouvez-vous nous éclairer sur les tendances observées depuis les années 2010, en particulier à partir de 2015 ? Je fais ici référence à l’effet du papy‑boom et à cette idée selon laquelle le marché du travail se serait retourné, avec une demande de main-d’œuvre excédant parfois l’offre dans de nombreux secteurs. Cette dynamique paraît davantage liée à des facteurs démographiques qu’à des variables purement économiques, même si certains publics, tels que les seniors ou les très jeunes, échappent partiellement à cette tendance. Disposez-vous d’éléments permettant de confirmer ce basculement ? Cette transformation pourrait également expliquer l’augmentation du nombre de CDI car, dans un marché plus tendu, les employeurs sont incités à proposer d’emblée des contrats stables pour attirer les jeunes actifs. Cette hausse du nombre de CDI s’accompagne parallèlement d’une augmentation des démissions. Avez-vous pu identifier une corrélation entre ces deux phénomènes ?

M. Michel Houdebine. À la sortie de la crise sanitaire, la France a connu une nette accélération des créations d’emplois. Cette dynamique s’est accompagnée d’une hausse marquée des tensions sur le marché du travail, phénomène clairement identifié dans les enquêtes de l’Insee et corroboré par nos données sur les emplois vacants.

Dans ce contexte, où s’exerçaient également des pressions sur les prix et les salaires, nous avons constaté un rééquilibrage du pouvoir de négociation en faveur des salariés. Si cela ne s’est pas déjà traduit pleinement sur les salaires, qui réagissent avec un certain décalage dans le temps, ce mouvement a eu des effets visibles sur d’autres caractéristiques de l’emploi. Nous avons notamment observé une augmentation de la part des CDI et une diminution des contrats à temps partiel.

En ce qui concerne le lien avec le vieillissement de la population, nous devrons consulter les données sectorielles précises. Les courbes d’évolution par classe d’âge montrent toutefois que l’emploi des plus de 55 ans a fortement progressé. Cela peut s’expliquer, au moins en partie, par les effets de la réforme des retraites. En revanche, dans les tranches d’âge intermédiaires, notamment chez les 30-54 ans, la tendance est plus contrastée et, après une phase de hausse, l’emploi connaît désormais un ralentissement.

Sur la question plus prospective des effets sectoriels du vieillissement, les travaux conduits avec France Stratégie sur les métiers de la France en 2030 indiquent une dynamique forte des emplois liés à l’accompagnement, notamment dans le service à la personne.

M. le président Denis Masséglia. Ce graphique fait-il référence aux personnes ayant trouvé un emploi après 55 ans ? Faut-il comprendre que de nombreux seniors ont accédé à l’emploi ou changé de poste au-delà de cet âge ?

M. Michel Houdebine. Ce graphique compare le niveau d’emploi des différentes classes d’âge au quatrième trimestre 2024 et au quatrième trimestre 2019. Il s’agit donc d’une photographie globale qui montre que nous comptons davantage de personnes de 55 ans et plus en emploi aujourd’hui qu’en 2019. Cela ne signifie pas nécessairement que ces personnes ont récemment trouvé un poste, mais plutôt que leur présence sur le marché du travail s’est accrue. Les travaux passés suggèrent que la réforme des retraites a pu jouer un rôle dans cette évolution, bien qu’aucune étude récente n’ait analysé cette dimension de manière approfondie.

En ce qui concerne l’alternance, il faut rappeler qu’un étudiant inscrit à l’école n’est pas considéré comme étant en emploi dans l’enquête, contrairement à un alternant. La montée de l’alternance influe donc mécaniquement sur les statistiques de l’emploi.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). L’alternance semble aujourd’hui écraser, en termes statistiques, l’emploi hors alternance des 15-29 ans. Faut-il en déduire que l’alternance aurait remplacé les emplois jeunes d’hier ? Autrement dit, là où les jeunes occupaient autrefois un CDD ou un CDI, sont-ils désormais absorbés par l’alternance ? S’agit-il d’un nouveau type de contrat jeune ?

Disposez-vous d’éléments explicatifs au sujet de l’augmentation du nombre de PSE ? Cette évolution est-elle liée à une vague de faillites, à des délocalisations ou à d’autres phénomènes que vous pourriez identifier ?

Enfin, s’agissant du déséquilibre entre l’offre et la demande d’emploi, pouvons-nous affirmer que le nombre de personnes inscrites à France Travail dépasse aujourd’hui le nombre de postes disponibles ?

M. Michel Houdebine. Je ne dispose pas de données académiques suffisamment précises pour répondre sur l’alternance. S’il est vrai qu’elle peut retarder l’entrée sur le marché du travail ou se substituer à d’autres parcours d’études, nous constatons néanmoins, sans qu’un lien de causalité soit clairement établi, que les personnes ayant suivi un parcours en alternance s’insèrent plus rapidement professionnellement.

S’agissant des causes qui expliquent l’augmentation du nombre de PSE, nous ne disposons pas, à ce jour, de données affinées en matière de localisation ou de typologie. L’Insee a conduit plusieurs travaux structurels sur le sujet mais nous manquons encore d’analyses conjoncturelles permettant de relier précisément les licenciements économiques à des causes identifiées. Si, durant la crise sanitaire, nous avions tenté d’établir des corrélations avec la situation financière des entreprises, les données disponibles aujourd’hui ne nous permettent pas de reproduire cette approche.

En ce qui concerne la comparaison entre le nombre de personnes inscrites à France Travail et celui des postes disponibles, il convient avant tout de souligner la diversité des profils présents dans les fichiers. La catégorie A, regroupant 2,9 millions de personnes sans emploi et immédiatement disponibles, est à distinguer de la catégorie C, comprenant environ 700 000 personnes en emploi à temps plein, ou encore de la catégorie G, qui intègre, depuis la réforme de France Travail, entre 700 000 et 800 000 allocataires du revenu de solidarité active (RSA).

En parallèle, nous recensons aujourd’hui 480 000 emplois vacants. Ce nombre ne couvre pas l’ensemble de l’économie mais nous avons élargi notre champ d’observation aux entreprises de moins de 10 salariés et prévoyons d’y inclure également le secteur public.

Mme Océane Godard (SOC). Je souhaite évoquer les types et la qualité des emplois. Le dernier rapport du Conseil d’analyse économique (CAE) fait état d’une diminution importante du nombre d’heures travaillées par les personnes peu qualifiées, à hauteur d’environ 40 % sur les trente dernières années. Cela interroge sur le taux d’emploi réel. Ce même rapport souligne que 9 embauches sur 10 se font sous la forme de contrats courts et que le nombre de contrats à temps partiel subi est en hausse. Enfin, d’après ce que j’observe sur le site de France Travail, seules 10 % des déclarations préalables à l’embauche concernent des CDI, alors que 40 % concernent des CDD et 50 % des contrats intérimaires.

Pourriez-vous nous apporter des éléments sur la structuration du marché du travail ? Lorsque vous parlez d’emploi salarié, cela inclut-il les micro-entrepreneurs et les contrats d’apprentissage ? Certains organismes les intègrent dans leurs statistiques, ce qui brouille parfois les comparaisons.

M. Michel Houdebine. La définition de l’emploi salarié n’inclut que les salariés au sens strict. Les micro-entrepreneurs et les entreprises individuelles sont exclus de cette catégorie, bien qu’ils soient intégrés dans les chiffres globaux de l’emploi. Cela étant dit, nous constatons depuis quelques années une progression notable de l’emploi individuel, en part dans l’emploi total.

Pour ce qui est des CDD, votre constat est juste. Bien que les CDI représentent environ 85 % du stock d’emplois, les flux d’embauches restent majoritairement composés de CDD, à hauteur de 80 à 90 %. Ce phénomène s’explique par la nature même des contrats courts, qui génèrent mécaniquement davantage de rotations sur le marché du travail.

S’agissant du temps partiel subi, je suis surpris par votre affirmation car, d’après les données dont je dispose, la tendance était plutôt orientée à la baisse en 2024. Je préfère réserver mon jugement pour éviter toute approximation.

Pour ce qui est du nombre d’heures travaillées, l’analyse fondée sur des comparaisons internationales est complexe. Il est vrai que ce nombre a diminué sur le long terme, en lien notamment avec la mise en place des 35 heures. Le CAE aborde cette évolution sous un angle structurel mais, à l’heure actuelle, ni l’Insee, ni l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), ni la Dares ne sont en mesure de produire des données détaillées sur le volume horaire associé aux différents types de contrat.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Quelle méthode utilisez-vous et sur quelles sources vous basez-vous pour recenser les emplois vacants ?

M. Michel Houdebine. Ces données proviennent d’une enquête harmonisée au niveau européen, qui repose sur une interrogation directe des entreprises concernant le nombre d’emplois vacants et ceux susceptibles de se libérer à court terme.

M. le rapporteur. Devons-nous comprendre que vous ne disposez pas d’une base de données suffisamment robuste concernant les causes des licenciements économiques ? Cette clarification me semble essentielle car elle pourrait orienter certaines de nos futures recommandations.

Vous avez évoqué un tiers de départs volontaires et deux tiers de licenciements, mais disposez-vous d’éléments relatifs au retour à l’emploi des salariés après un PSE ?

Enfin, notre commission s’intéresse de près à l’usage des aides publiques. Existe-t-il des données permettant d’évaluer l’efficacité du dispositif prévu par la loi Florange, selon lequel l’État peut exiger la restitution d’aides publiques lorsque les entreprises n’ont pas démontré d’efforts suffisants en matière de recherche de repreneurs ?

M. Michel Houdebine. Aucun travail spécifique sur la loi Florange n’a été conduit par nos services à ce jour. Il pourrait être pertinent d’interroger d’autres institutions pour savoir si des études ont été menées.

S’agissant du retour à l’emploi après un PSE, certains travaux conduits par d’autres organismes se concentrent sur des zones d’emploi affectées par la concurrence internationale. Je pense par exemple à l’impact de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a modifié durablement les équilibres commerciaux mondiaux. Plusieurs études ont tenté d’analyser les effets de ces chocs sur les zones d’emploi françaises. Les conclusions convergent pour montrer que les salariés affectés dans ces zones subissent généralement une perte d’emploi durable, une baisse de rémunération et rencontrent de réelles difficultés de réinsertion, en particulier lorsqu’ils travaillaient dans des secteurs industriels éloignés des grands centres urbains, ce qui rend la reconversion plus complexe.

Quant aux causes des licenciements économiques, notre système d’information ne contient pas de données sur la situation financière des entreprises, ce qui est compréhensible puisque ces informations relèvent d’autres services. Pour les causes plus générales, notamment économiques, la question devient rapidement délicate. Par exemple, il n’existe pas aujourd’hui de définition opérationnelle claire de la délocalisation dans les statistiques publiques. Même si l’opinion publique peut en avoir une idée intuitive, les statisticiens manquent d’un cadre analytique stabilisé pour aborder cette question. À ma connaissance, aucun travail ne permet d’identifier précisément les effets du commerce international entreprise par entreprise.

M. le président Denis Masséglia. Nous attendons avec intérêt les réponses écrites au questionnaire ainsi que tout document que vous jugeriez utile aux travaux de la commission d’enquête.


2.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Carine Camby, présidente de la 1re chambre de la Cour des comptes, et Mme Anne-Laure de Coincy, présidente de section à la 5e chambre de la Cour des comptes (mercredi 26 mars 2025)

La commission d’enquête auditionne Mme Carine Camby, présidente de la 1re chambre de la Cour des comptes, et Mme Anne-Laure de Coincy, présidente de section à la 5e chambre de la Cour des comptes ([2]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent Mmes Carine Camby, présidente de la 1re chambre de la Cour des comptes, et Anne-Laure de Coincy, présidente de section à la 5e chambre de la même Cour, pour évoquer, notamment, le contenu de deux documents produits par la Cour des comptes qui traitent de sujets entrant dans le champ des investigations de la commission d’enquête.

Le premier document, publié en juillet 2020, est un rapport sur les dispositifs de l’État en faveur des salariés des entreprises en difficulté.

Le second document, publié en juillet 2023, prend la forme d’une note thématique intitulée « Garantir l’efficacité des aides de l’État aux entreprises pour faire face aux crises ».

Ces documents sont consultables sur le site internet de la Cour.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Carine Camby et Mme Anne-Laure de Coincy prêtent serment.)

Mme Carine Camby, présidente de la 1re chambre de la Cour des comptes. En préambule, je précise que la 1re chambre est compétente sur les questions de finances publiques et d’économie tandis que la 5e chambre est compétente sur les questions liées à l’emploi.

L’approche de la Cour sur ces enjeux repose à la fois sur les travaux d’évaluation des politiques publiques et sur les enquêtes que nous menons, qui nous permettent d’approfondir notre compréhension du tissu économique. Ce travail s’appuie également sur un croisement des approches portées par les différentes administrations de l’État et les collectivités territoriales, en particulier les régions, qui jouent un rôle structurant dans l’accompagnement des entreprises en difficulté.

Depuis 2020, les entreprises françaises, et tout particulièrement les petites et moyennes entreprises (PME), ont été confrontées à une succession de chocs majeurs, incluant la crise sanitaire, les perturbations dans les chaînes d’approvisionnement, l’inflation et la crise énergétique. Ces événements ont incontestablement entraîné une hausse significative des défaillances d’entreprises, dans un contexte où les modalités du soutien public ont elles-mêmes connu des transformations.

L’évaluation de l’efficacité de l’action publique en matière de soutien à l’activité économique et de prévention des défaillances peut être envisagée sous plusieurs angles complémentaires. Tout d’abord, le contexte économique actuel est marqué par une remontée notable des défaillances, en particulier parmi les PME, et par une évolution préoccupante du nombre de licenciements. Ensuite, les conclusions de notre rapport de septembre 2024, intitulé La détection et le traitement des difficultés des TPE et PME, fournissent un éclairage précieux. Enfin, notre note thématique de juillet 2023, qui dresse un bilan des aides aux entreprises en période de crise, complète ce panorama.

Les données fournies par la Banque de France révèlent une augmentation spectaculaire du nombre des défaillances d’entreprises, passé de 28 000 en janvier 2022 à 42 000 en janvier 2023, et qui a même dépassé 65 000 à la fin du mois de janvier 2025. Ce niveau historique dépasse celui qui prévalait avant la crise sanitaire, lorsque l’on recensait environ 55 000 défaillances chaque année. Cette évolution traduit probablement un effet de rattrapage puisqu’en 2020, les mesures de soutien avaient conduit à une réduction sans précédent du nombre de défaillances, tombé à 27 000 à la fin de l’année 2021. Bien que les micro-entreprises concentrent à elles seules 92 % des défaillances recensées, ce qui reflète leur poids dans le tissu productif français, ce pourcentage est à relativiser puisque plus d’un million d’entreprises ont été créées dans le même temps, dont 716 000 sous ce statut.

L’augmentation significative des défaillances de PME nous préoccupe davantage. En janvier 2025, on en recensait 5 342 sur les douze derniers mois, soit plus que lors de la crise financière de 2009. La disparition de ces entreprises, de taille plus significative et plus profondément insérées dans les chaînes de valeur, entraîne des répercussions bien plus importantes sur l’économie locale et sur l’emploi. Cette évolution, qui traduit des fragilités structurelles pour les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et engendre des conséquences plus significatives en matière d’emploi, mérite une attention particulière.

En septembre 2024, nous avons publié un rapport sur le bilan des dispositifs de détection et de traitement des difficultés rencontrées par les très petites entreprises (TPE) et les PME, qui représentent 99 % des entreprises et 40 % de la valeur ajoutée du secteur marchand, en insistant notamment sur les enjeux d’organisation et l’efficacité des mesures de droit commun.

En France, le traitement des difficultés des grandes entreprises relève du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), de la direction générale du Trésor (DGT) et de la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire). Le soutien aux TPE et PME relève d’un dispositif décentralisé historiquement structuré autour des comités départementaux d’examen des problèmes de financement des entreprises (Codefi), placés sous l’autorité des préfets.

Notre travail d’enquête a mis en lumière une forte fragmentation et un manque de lisibilité du système de détection et de traitement des difficultés des TPE et PME. De nombreux acteurs interviennent dans ce champ et, bien qu’un point d’entrée unique ait été mis en place en 2021 avec les conseillers départementaux aux entreprises en difficulté, cette diversité d’intervenants continue à complexifier les dispositifs.

La Cour a également constaté que les bilans de ces dispositifs étaient décevants, les intervenants départementaux étant mal identifiés par les chefs d’entreprise, les contacts initiés par l’administration peu concluants et l’orientation vers les structures insuffisantes. La multiplication des structures et des instances rend ainsi le parcours usager peu lisible. Nous avions recommandé, afin de mieux coordonner la réponse des services et de mieux articuler les interventions, la mise en place de conventions de partenariat locales.

Quant aux procédures de traitement des difficultés, elles sont nombreuses et adaptées aux difficultés spécifiques de chaque entreprise. Il s’agit des rééchelonnements de dette sociale et fiscale par les unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (Urssaf) et les directions départementales des finances publiques (DDFIP), des prêts, des audits, de la médiation du crédit pilotée par la Banque de France, des procédures amiables des tribunaux de commerce ou encore des différentes formes d’accompagnement. L’étalement des créances publiques, fortement utilisé en sortie de crise, ne permet pas d’assurer un bon taux de redressement des entreprises puisque, lorsqu’elle est mesurée deux ans après, leur viabilité financière ne s’améliore pas. Nous avions ainsi recommandé une amélioration de l’information auprès des chefs d’entreprise ainsi qu’un encouragement de la dynamique associative portée par des pairs. La zone de faiblesse de ce dispositif se situe en effet, selon nous, dans l’accompagnement et la formation des dirigeants d’entreprise, particulièrement des plus petites.

Je tiens, pour terminer, à évoquer la note thématique sur l’efficacité des aides de l’État. Publiée en juillet 2023, elle porte sur les politiques de soutien mises en place en 2020, pour faire face à la crise sanitaire, et en 2022, dans le cadre de la crise énergétique.

Sur l’ensemble de la période 2020-2022, le soutien total apporté par l’État a été estimé à 260 milliards d’euros, dont 92,4 milliards sous forme d’aides directes. Le reste correspond essentiellement aux prêts garantis par l’État (PGE), qui ne constituent pas, en principe, une dépense budgétaire, sauf dans les cas où l’État est appelé en garantie en cas de non‑remboursement. Ce niveau d’intervention situe la France parmi les pays de l’Union européenne ayant mobilisé les montants les plus importants.

Deux grandes phases peuvent être distinguées. La première, qui correspond au plan d’urgence de 2020, a été marquée par la mise en place de dispositifs conçus avant tout pour leur rapidité de déploiement. Il s’agissait du fonds de solidarité, de l’activité partielle, des exonérations de cotisations sociales et des prêts garantis par l’État. Si ces mesures ont permis de préserver le tissu économique et de limiter le nombre de défaillances d’entreprises, en autorisant des versements massifs et rapides, cette simplicité d’accès, conjuguée à un ciblage initial peu précis et à des contrôles a priori limités, a en revanche généré des risques significatifs de versements indus et de fraudes. Le cumul possible des aides issues de différents dispositifs a également soulevé des interrogations quant à l’adéquation entre le montant des aides perçues et les besoins réels des entreprises bénéficiaires.

La seconde phase, lancée en 2022 à travers le plan de résilience destiné à faire face à la crise énergétique, a été marquée par le recours à des mesures générales et automatiques, telles que le bouclier tarifaire, la baisse de la fiscalité sur l’électricité, et à des aides visant certains secteurs spécifiques tels le bâtiment, les travaux publics ou encore les entreprises énergo-intensives. Ce second plan a toutefois rencontré davantage de difficultés de mise en œuvre, l’évaluation des besoins réels des entreprises s’étant révélée encore plus complexe, entraînant dans certains cas une surestimation des enveloppes budgétaires. Par ailleurs, les critères d’éligibilité à certaines aides se sont avérés particulièrement complexes à définir. En l’absence d’un système automatisé de partage des données avec les fournisseurs d’énergie, pourtant chargés de mettre en œuvre ces aides, il a été difficile d’évaluer précisément les risques de surcompensation ou de versements injustifiés.

M. le président Denis Masséglia. Les motifs de fermeture des 5 342 PME qui ont connu une défaillance au cours des douze derniers mois ont-ils été identifiés ?

Mme Carine Camby. La Cour n’a pas mené d’investigation spécifique sur les raisons précises ayant conduit à ces défaillances d’entreprises.

M. le président Denis Masséglia. Une étude permettant d’estimer le nombre d’entreprises qui auraient pu disparaître en l’absence des dispositifs publics mis en œuvre a‑t‑elle été conduite ? En d’autres termes, combien d’emplois ces dispositifs financés par le contribuable ont-ils permis de sauvegarder ?

Mme Carine Camby. Les enquêtes menées sont relativement anciennes et les plus récentes datent de 2023. D’une manière générale, en ce qui concerne les dispositifs d’aide aux entreprises mis en place lors des deux crises, nous n’avons pas relevé de garanties ni de critères spécifiquement orientés vers le maintien de l’emploi. Cela n’était vraisemblablement pas l’objectif principal de ces mesures au moment de leur conception.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je souhaiterais tout d’abord connaître vos recommandations pour améliorer l’efficacité des aides publiques, tant en période de crise qu’en dehors de ces périodes.

Ensuite, quel est votre constat sur l’efficacité des dispositifs de soutien aux entreprises en difficulté, tels que le chômage partiel, les aides à la relocalisation ou les dispositifs de reconversion pour prévenir les licenciements ? Avez-vous identifié des cas de mauvaise gestion ou de détournement de fonds publics par des entreprises ayant malgré tout procédé à des licenciements massifs ? Quels sont les mécanismes de contrôle existants pour prévenir de tels abus ?

Par ailleurs, la Cour a-t-elle procédé à une évaluation du coût global des plans de licenciement pour les finances publiques, en incluant les indemnités, la formation, l’accompagnement social et la perte de recettes fiscales ?

Enfin, disposez-vous d’éléments vous permettant d’apprécier la responsabilité des entreprises ayant perçu des aides publiques et procédant malgré tout à des licenciements ? Avez-vous formulé des recommandations visant à mieux conditionner ces aides à des engagements sociaux en matière d’emploi ?

Mme Carine Camby. À l’issue des travaux réalisés en 2023 sur l’efficacité des aides de l’État aux entreprises pendant la crise, la Cour a formulé trois recommandations.

Il nous a tout d’abord semblé essentiel de limiter ces aides dans le temps. Nous avons en effet constaté, notamment dans un rapport remis au Premier ministre en janvier dernier, que de nombreuses aides avaient été prolongées sans qu’aucune évaluation de leur pertinence ou de leur efficience n’ait été menée. Cette prolongation interroge, d’autant plus qu’elle peut entrer en contradiction avec d’autres priorités de politique publique telles que la transition écologique.

Nous avons également insisté sur la nécessité d’éviter toute logique de saupoudrage ou de captation des aides. Pour ce faire, il nous paraît indispensable que les entreprises soient tenues de justifier a priori leurs besoins, en apportant notamment des éléments relatifs à l’évolution de leur excédent brut d’exploitation. Nous avons également recommandé que l’administration se dote d’outils d’analyse microéconomique permettant de mieux apprécier la situation de trésorerie des entreprises bénéficiaires.

S’agissant enfin de la lutte contre la fraude, nous avons constaté que ces dispositifs conçus dans l’urgence n’intégraient pas, dès leur mise en œuvre, des mécanismes de prévention efficaces. Il serait donc souhaitable que les administrations concernées renforcent l’échange de données afin d’améliorer la détection des fraudes et que de tels dispositifs soient intégrés dès la conception des mesures d’aide.

Mme Anne-Laure de Coincy, présidente de section à la 5e chambre de la Cour des comptes. En complément sur l’efficacité des dispositifs de prévention des difficultés des entreprises ou d’aide au reclassement, nos travaux ont porté sur la période allant de 2008 à 2019. S’agissant de la prévention, nous avions relevé l’existence des accords de performance collective (APC) négociés au sein des entreprises. Faute de recul suffisant, nous n’avions toutefois pas pu établir un bilan complet du dispositif. La direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) continue en revanche à suivre régulièrement ces accords.

Nous avions également mis en avant l’intérêt du dispositif de plateforme numérique orientée vers les signaux faibles. Lors du suivi de nos recommandations, trois ans plus tard, nos interlocuteurs nous ont fait part d’une certaine déception quant aux perspectives de cette plateforme. Nous avions demandé que le réseau de veille soit ouvert aux régions, mais cela s’est avéré impossible en raison du caractère confidentiel des données utilisées par l’algorithme. Les régions participent néanmoins aux cellules de veille et d’alerte précoce mises en place auprès des commissaires à la restructuration et à la prévention des difficultés des entreprises.

Les travaux réalisés en 2023 et 2024 par d’autres organismes ont permis d’approfondir certains éléments, notamment sur la question du secret fiscal, avancé comme argument pour justifier la non mise en œuvre de nos recommandations. Il a ainsi été rappelé que, dans le cadre de la détection et de la prévention des difficultés des entreprises, l’administration fiscale pouvait transmettre aux préfets, aux commissaires à la restructuration, aux responsables territoriaux de la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets), aux Urssaf et à la Banque de France la liste des entreprises identifiées comme étant en difficulté.

Il me semble qu’un potentiel important d’amélioration existe, en particulier sur le plan du décloisonnement. Les publications de 2024 ont mis en évidence des progrès en matière de coopération entre les réseaux de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) et de la direction générale des entreprises (DGE). Bien que ce travail de mise en réseau ait permis d’associer de nombreux acteurs territoriaux compétents, un cloisonnement persiste toutefois, sur lequel nos interlocuteurs reconnaissent travailler. Il me semble que renforcer la coordination entre l’État et les régions, tout en réduisant le cloisonnement interne à l’administration centrale, pourrait donc améliorer l’efficacité des dispositifs de prévention.

Parmi les outils mobilisés, figurent également les crédits du fonds national de l’emploi (FNE)-formation, qui permettent de financer la reconversion de salariés dont l’emploi est fragilisé, ainsi que le dispositif d’activité partielle. Ce dernier a pris une ampleur considérable depuis la fin de nos travaux en 2019. Je ne dispose pas des données les plus récentes sur la lutte contre la fraude dans le cadre de l’activité partielle, ni sur les évolutions des dispositifs de contrôle mises en place à la suite de nos recommandations adressées à la DGEFP et à l’Agence de services et de paiement (ASP).

Nous devions initialement conduire, cette année, une étude sur la lutte contre la fraude dans les dispositifs mis en œuvre par l’État. Ce travail a été reporté car l’Assemblée nationale, par l’intermédiaire du comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC), nous a confié une autre mission portant sur la fraude aux prélèvements sociaux et le travail dissimulé. Cela étant dit, les dispositifs déployés dans l’urgence ne prennent pas toujours en compte, dès leur conception, les risques de détournement, car la priorité est généralement donnée à la rapidité de l’aide.

En ce qui concerne les dispositifs d’aide au reclassement, nous avions identifié cinq leviers principaux.

Le premier concerne les conventions de revitalisation financées par les employeurs, pour lesquelles nous avions relevé un manque d’outils d’évaluation et une faible qualité des données disponibles. S’ajoutent à cela les indemnités de licenciement, les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) qui offrent un cadre véritablement protecteur, le financement de ces mesures, ainsi que le contrat de sécurisation professionnelle (CSP). Ce dernier dispositif comprend plusieurs volets, parmi lesquels une allocation spécifique, un accompagnement renforcé, une mise en œuvre conjointe entre France Travail et des opérateurs privés, ainsi que le financement d’actions de formation. En comparant le CSP avec des dispositifs similaires mis en place à l’étranger, nous avions remarqué que d’autres pays (Australie, Canada et Danemark) ciblaient plus précisément les publics les plus éloignés de l’emploi, plutôt que d’ouvrir le dispositif à l’ensemble des salariés licenciés pour motif économique, comme c’est le cas en France.

En réponse à notre rapport, l’Unedic avait indiqué avoir expérimenté un élargissement du bénéfice du CSP aux titulaires de contrats à durée déterminée (CDD), sans que cette expérimentation ne soit concluante. L’Unedic n’était pas convaincue de la pertinence d’ouvrir le dispositif à des publics plus précaires, en alternance entre emploi et chômage, et estimait que France Travail proposait déjà des solutions et des accompagnements adaptés à ces publics.

S’agissant des PSE, nous avions recommandé d’améliorer la qualité et l’exhaustivité des données transmises par les entreprises, notamment sur les aspects financiers, sur le portail Rupco mis en place en 2019. Cette recommandation n’a malheureusement pas donné lieu à des suites satisfaisantes, puisque les entreprises ne saisissent pas de manière systématique leurs données sur ce portail. Bien que la mise en œuvre de la recommandation ait débuté en 2021, elle nécessitait un arbitrage ministériel favorable à certaines évolutions réglementaires, qui n’a pas été obtenu. En l’absence de données complètes en provenance des entreprises, la possibilité de conduire une évaluation des mesures de reclassement demeure donc limitée.

Nous avions également souligné l’absence d’évaluation des résultats concrets du CSP, en particulier sur l’efficacité de l’accompagnement et les trajectoires professionnelles des bénéficiaires. Nous avions recommandé que des évaluations précises soient menées sur les performances de France Travail et des opérateurs privés, tant sur la qualité que sur la pérennité du retour à l’emploi. Cette recommandation s’appliquait aussi bien au CSP qu’aux cellules de reclassement. Bien que la DGEFP ait engagé des travaux avec France Travail à ce sujet au printemps 2023, nous ne disposons pas d’éléments sur l’avancement de cette démarche.

Par ailleurs, nous avions mis en évidence une spécificité française : les entreprises de moins de 1 000 salariés recourent au CSP, tandis que celles de plus grande taille peuvent mobiliser d’autres outils tels que le congé de reclassement. Ce cloisonnement nous paraît regrettable en ce qu’il prive les PME de l’accès à une plus grande diversité de dispositifs d’accompagnement. En Suède, par exemple, nous avons observé un modèle assurantiel fondé sur un financement mutualisé, où les grandes entreprises contribuent au financement des mesures de reclassement bénéficiant aux plus petites. Même si nous n’avions pas formulé de recommandation explicite à ce sujet, ce modèle nous semble intéressant.

S’agissant enfin du fonds européen d’ajustement à la mondialisation, un premier bilan avait été dressé en 2019 sur les deux premières périodes de mise en œuvre. L’utilisation de ce fonds est aujourd’hui marginale puisque seuls Air France et Airbus y ont récemment eu recours. L’expérience des premières années, marquée par des procédures longues, complexes et une fourniture insuffisante de documents justificatifs qui a pu entraîner des coûts pour l’État, a sans doute dissuadé de nombreux acteurs.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je trouve intéressant que deux chambres distinctes soient en charge, pour l’une des finances publiques et de l’économie, pour l’autre de l’emploi. Cette répartition est symboliquement forte, bien qu’elle puisse parfois masquer les liens étroits entre ces domaines. Il me semblerait utile de recommander à la Cour des comptes d’adopter une approche plus transversale sur ces enjeux, qui gagneraient à être traités de manière plus intégrée.

En me référant à votre rapport de juillet 2023, je constate une remontée du nombre des défaillances d’entreprises à partir de 2022, le niveau étant proche de celui observé entre 2017 et 2019. Peut-on interpréter ce phénomène comme le simple report dans le temps des pertes d’emplois initialement évitées grâce aux dispositifs d’aide ? Ce report, s’il est avéré, soulèverait des interrogations sur l’efficacité réelle de ces aides, tant dans le contexte de la crise sanitaire que face à la crise énergétique.

Ensuite, disposez-vous d’éléments permettant d’évaluer l’impact du crédit d’impôt recherche (CIR) en matière de préservation de l’emploi dans les secteurs de l’innovation et de la recherche ? Quelle responsabilité incombe à l’État dans la régulation de ce dispositif ?

Je souhaite enfin savoir si les aides de l’État aux entreprises incluent également les soutiens apportés par des acteurs tels que Bpifrance ou Sfil ? Avez-vous effectué une analyse croisant ces soutiens avec les pertes d’emplois observées ?

Mme Carine Camby. Bien que chaque chambre ait ses propres domaines de compétence, nous travaillons régulièrement ensemble sur des sujets transversaux.

À propos du crédit d’impôt recherche, un travail va bientôt être lancé avec une autre chambre, compte tenu du poids important de ce dispositif dans les dépenses fiscales. Ce sera l’occasion d’en analyser également les effets en matière d’emplois, mais les résultats de ces travaux ne seront disponibles qu’au début de l’année prochaine.

En ce qui concerne les dispositifs d’aide et leur lien avec la hausse des défaillances d’entreprises, nous partageons l’idée d’un effet de report. Pour autant, d’autres facteurs touchant à l’évolution globale de la situation économique doivent être pris en compte, notamment des problèmes de compétitivité persistants dans certains secteurs tels que l’industrie manufacturière. Nous avons par ailleurs observé ces derniers mois un comportement de rétention de l’emploi de la part de certaines entreprises, qui pourrait expliquer une part de la baisse de productivité observée.

S’agissant enfin des soutiens publics, notamment sous forme de participation au capital, accordés par des structures telles que Bpifrance, il n’existe à ma connaissance aucune conditionnalité formelle en matière d’emploi. Lors de l’octroi de PGE à certaines grandes entreprises, des engagements de responsabilité ont été requis, portant principalement sur l’interdiction de distribuer des dividendes, la limitation des rachats d’actions ou encore le respect des délais de paiement aux fournisseurs. En revanche, aucune clause spécifique relative au maintien de l’emploi ne figurait dans ces accords. Les travaux que nous avons menés sur les prises de participation n’ont donc pas mis en évidence l’existence d’engagements formels en termes de maintien de l’emploi.

Mme Anne-Laure de Coincy. Nous travaillons effectivement en concertation sur de nombreux sujets. L’étude menée sur le soutien à l’industrie automobile entre 2008 et 2013 est un exemple concret et récent de cette coopération puisqu’à l’époque, c’est la chambre chargée de l’industrie qui pilotait et j’avais personnellement participé à ces travaux. Nos compétences sont étroitement liées aux budgets des ministères avec lesquels nous travaillons. Chaque budget étant complexe en soi, il est utile d’avoir des équipes distinctes qui maîtrisent respectivement le budget du ministère de l’emploi et celui du ministère des finances.

En ce qui concerne les licenciements, notre étude de 2020 avait révélé une nette diminution de la part des licenciements pour motif économique dans l’ensemble des ruptures de contrat de travail. Un graphique datant de 2017 montrait déjà que ces licenciements ne représentaient qu’une minorité du total, la majorité des ruptures de contrat provenant des démissions et des ruptures conventionnelles, ces dernières connaissant une progression continue.

Les données les plus récentes de la Dares confirment cette tendance. J’ai d’ailleurs apporté plusieurs graphiques issus de leur site retraçant l’évolution des ruptures conventionnelles entre 2010 et 2025, qui montrent une hausse significative de leur nombre. S’agissant des licenciements économiques, on observe un pic marqué en 2008, suivi d’une légère remontée. Cette hausse reste toutefois modérée lorsque les données sont analysées à l’échelle des deux dernières décennies. Pour suivre ces évolutions, nous utilisons la base de données sur les mouvements de main-d’œuvre produite par la Dares, qui fournit des informations fiables sur ces sujets.

M. Pierrick Courbon (SOC). Vous avez mis en avant les effets positifs de certaines aides publiques, notamment les PGE, tout en soulignant l’absence totale de conditionnalité dans leur attribution. Vous avez également indiqué que certains dispositifs permettent d’atténuer ou de différer dans le temps les difficultés sociales. Malheureusement, d’autres aides, telles que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), présentent des effets positifs nettement moins évidents.

Il convient de rappeler que le CICE avait été présenté, lors de sa création, comme un levier destiné à générer un million d’emplois. Cet objectif n’a pas été atteint. Le discours a alors évolué, et l’accent a été davantage mis sur la préservation des emplois existants plutôt que sur la création de nouveaux postes. Pourtant, nous observons aujourd’hui des cas très concrets de grandes entreprises ayant largement profité du CICE tout en distribuant des dividendes à leurs actionnaires et procédé à des vagues de licenciements, notamment dans le secteur de la grande distribution.

Je souhaite donc savoir si vous disposez d’informations précises sur le volume financier du CICE, ses modalités d’utilisation, l’absence de conditionnalité qui l’a caractérisé, ainsi que sur les outils éventuels permettant d’en évaluer l’effet sur la préservation de l’emploi. Par ailleurs, serait-il envisageable de comparer le coût du CICE pour les entreprises qui en ont le plus bénéficié à la réalité actuelle des plans sociaux massifs qu’elles mettent en œuvre ?

Mme Anne-Laure de Coincy. La Cour des comptes n’a conduit aucun travail spécifique sur le CICE. C’est, à ma connaissance, France Stratégie qui s’est emparée de cette question et qui en a analysé les impacts. Il convient également de rappeler que ce dispositif a été intégré dans le cadre plus large des exonérations de cotisations sociales, un domaine que nous n’avons pas récemment examiné. Certains économistes ont cependant publié, à l’automne dernier, des propositions visant à réorienter ces masses d’exonérations de cotisations sociales qui tendent à se prolonger dans le temps. Nous ne disposons malheureusement pas, à ce jour, de travaux actualisés sur ce sujet spécifique.

M. le président Denis Masséglia. Le CICE a pris fin le 31 décembre 2018. Votre question fait donc référence au dispositif lui-même mais également aux baisses de charges qui lui ont succédé.

M. Pierrick Courbon (SOC). Je faisais principalement référence au dispositif tel qu’il est connu du grand public. Plus largement, il s’agit des mécanismes d’exonération de certaines cotisations, conçus pour favoriser la création ou la sauvegarde de l’emploi. Or, force est de constater que certaines entreprises, qui ont pleinement bénéficié de ces dispositifs au fil des années, continuent de verser des dividendes tout en mettant en œuvre des plans sociaux d’envergure. Cette contradiction me semble problématique et mérite, à mon sens, un examen attentif.

M. le rapporteur. Estimez-vous que la rigueur budgétaire et l’exigence de justification des dépenses publiques sont exercées avec le même niveau de vigilance pour les aides aux entreprises que pour d’autres politiques publiques, telles que les aides sociales ou les dotations aux collectivités territoriales ? Cette question se pose d’autant plus que vous avez rappelé l’ampleur des aides économiques aux entreprises et la nécessité de mieux les cibler et les encadrer.

Pourriez-vous également nous éclairer sur les moyens d’améliorer l’efficacité du suivi et du remboursement des PGE ?

Mme Carine Camby. La Cour avait, dès 2022, peu après la mise en œuvre du dispositif, publié un rapport spécifique sur le sujet des PGE. Depuis, grâce au compte général de l’État, nous disposons d’une vision consolidée de l’encours des PGE encore actifs, ainsi que des montants pour lesquels l’État est appelé en garantie par les établissements financiers ayant consenti les prêts. Au 31 décembre 2024, le capital restant dû s’élevait à 36 milliards d’euros. Ce chiffre demeure élevé mais marque une nette diminution par rapport à l’année précédente, où l’encours atteignait 61 milliards d’euros. Les provisions constituées au titre de l’exercice 2024 s’élèvent à 1,7 milliard d’euros. Depuis l’origine du dispositif, les garanties appelées représentent un montant cumulé de 5 milliards d’euros. L’ensemble de ces montants traduit un impact budgétaire significatif.

Ces données couvrent à la fois les « PGE covid » et les « PGE résilience », bien que ces derniers soient plus récents et moins nombreux. Il convient de noter que les entreprises qui rencontrent le plus de difficultés à rembourser sont les PME et les TPE. Alors qu’elles représentaient environ 60 % du volume total d’encours de PGE, elles constituent aujourd’hui 98 % des cas de défaillance. Cette situation met en lumière les vulnérabilités du tissu économique.

En ce qui concerne le niveau d’attention porté aux aides de l’État, il faut noter que celles-ci prennent des formes très variées, allant des subventions directes aux allègements de charges en passant par les exonérations de cotisations sociales. Il demeure difficile de disposer d’une vision d’ensemble consolidée.

La Cour des comptes mène régulièrement des travaux ciblés sur certains de ces dispositifs, notamment lorsqu’il s’agit d’évaluer le rapport entre leur coût budgétaire et les résultats obtenus. Cette année, la 1re chambre a d’ailleurs lancé plusieurs revues de dépenses consacrées aux dispositifs fiscaux, dont le plus important est le crédit d’impôt recherche. L’analyse de ces aides révèle une insuffisance globale des évaluations menées par les administrations. Trop souvent, les résultats attendus au regard des montants engagés par le contribuable ne sont ni clairement définis, ni effectivement mesurés.

La Cour avait proposé, dans son rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques publié il y a deux ans, une méthodologie pour évaluer la qualité de la dépense. Cette approche mériterait d’être systématisée de la part des administrations, en particulier pour les aides aux entreprises. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’utilité de ces soutiens, mais bien de veiller à leur bon ciblage et à leur efficience globale.

Mme Anne-Laure de Coincy. En ce qui concerne les aides aux entreprises, je souhaiterais évoquer plus précisément celles inscrites au budget du ministère du travail. À plusieurs reprises, nous avons appelé l’attention sur le caractère non soutenable du financement de l’alternance. Plusieurs de nos travaux mettent en lumière le fait que la crise a considérablement élargi le périmètre d’intervention initialement prévu par la réforme de 2018 en matière d’aides à l’apprentissage, sans que l’on soit revenu au cadre antérieur à la crise. C’est un sujet sur lequel la Cour alerte régulièrement l’État et les parlementaires car elle considère qu’un réexamen de certains dispositifs paraît nécessaire.

M. le rapporteur. Disposez-vous de bases de données, de travaux ou d’analyses portant sur le soutien apporté par les collectivités territoriales aux entreprises ? Je pense ici aux aides directes, aux subventions ou encore aux dispositifs d’accompagnement à travers les infrastructures. Ce sujet nous intéresse, notamment pour repérer d’éventuelles dérives et évaluer la qualité du contrôle exercé. Disposez-vous d’éléments relatifs à la présence de clauses de conditionnalité ? Tout renseignement de nature à éclairer notre réflexion sur le rôle des collectivités serait utile car notre commission d’enquête s’intéresse à l’ensemble des actions de la puissance publique, et pas uniquement à celles de l’État.

Mme Carine Camby. Ce sujet relève plus spécifiquement de la compétence des chambres régionales des comptes (CRC), avec qui nous menons parfois des contrôles conjoints. Il y a trois ans, nous avions consacré un chapitre du rapport public annuel aux aides au développement économique, qu’elles soient mises en œuvre par l’État ou par les collectivités territoriales. Il convient néanmoins de rappeler que les montants engagés par les régions sont sans commune mesure avec ceux mobilisés par l’État. Pour obtenir des informations plus détaillées et actualisées, je vous encourage à consulter les publications des CRC.

M. le président Denis Masséglia. Lors des opérations de contrôle, qui sont parfaitement légitimes, des coûts sont générés, tant pour les services de l’État que pour les entreprises concernées, lesquelles doivent se conformer à certaines normes et transmettre des données aux services. La Cour a-t-elle mené une analyse chiffrée de ces coûts, qu’il s’agisse de leur impact sur l’administration ou sur le contribuable ?

Mme Carine Camby. Je n’ai connaissance d’aucune étude globale qui pourrait permettre d’obtenir une estimation consolidée du coût des opérations de contrôle. Je peux en revanche affirmer que nous nous trouvons en permanence dans une tension entre deux exigences : la simplification des démarches administratives d’une part, la nécessité de prévenir les risques de fraude d’autre part. Il reste indispensable de maintenir un minimum de contrôle a priori, afin de garantir que l’argent public, dont la rareté est particulièrement aiguë en cette période, ne soit pas capté par des entreprises qui n’en ont pas réellement besoin.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


3.   Audition, ouverte à la presse, de M. Rémi Bourguignon, professeur des universités (mercredi 26 mars 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Rémi Bourguignon, professeur des universités ([3]).

M. le président Denis Masséglia. Nous terminons nos auditions de ce jour avec M. Rémi Bourguignon, professeur des universités, directeur scientifique de la chaire transformation et régulation de la relation de travail de l’université Paris-Est Créteil, co-auteur du rapport intitulé La négociation des plans de sauvegarde de l’emploi, quels arbitrages ?, publié en septembre 2020 et produit avec le soutien de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires).

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Rémi Bourguignon prête serment.)

M. Rémi Bourguignon, professeur des universités. Bien que l’étude remonte à 2020, je vais m’efforcer d’en restituer les principaux enseignements. Ce travail a été réalisé en collaboration avec Mme Géraldine Schmidt et M. Vincent Pasquier dans le cadre d’un programme de recherche de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) à la demande de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Nous y avons analysé 19 restructurations et plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) conduits entre 2015 et 2019.

Pour bien comprendre les dynamiques à l’œuvre, il convient de replacer ces restructurations dans une perspective historique. Depuis les chocs pétroliers des années 1970 et le ralentissement de la croissance, la nature des restructurations a profondément évolué. Dans les années 1980, les processus de libéralisation de l’économie, d’internationalisation et de financiarisation ont transformé leurs modalités de régulation. Auparavant défensives et mises en œuvre dans des contextes de crise, elles deviennent plus offensives, répondant moins à des politiques étatiques d’investissement ou de désinvestissement qu’à des stratégies d’entreprises dont les centres de décision peuvent être éloignés. Il s’en suit une forme de diversifications des restructurations, qui peuvent procéder de motifs variables et recouvrir des enjeux économiques et sociaux divers. Elles peuvent ainsi mettre en difficulté les modes de régulation historiques qui incluaient une forte intervention de l’État, l’administration jouant alors un rôle central et les licenciements économiques étant soumis à une autorisation administrative préalable.

Progressivement, émerge la nécessité de substituer à la régulation publique une logique fondée sur le dialogue social. En 1986, l’autorisation administrative de licenciement est ainsi supprimée et remplacée par un dispositif de plan social, qui repose sur l’information et la consultation des représentants du personnel. La décision de restructuration demeure cependant de la compétence exclusive de l’employeur. Cet espace de discussion doit à la fois permettre d’échanger autour de la légitimité du motif économique et de discuter des modalités d’accompagnement ou d’indemnisation retenues pour mettre en œuvre la restructuration.

Ce régime, fondé sur l’information-consultation des représentants du personnel, s’est rapidement heurté à ses limites, notamment lorsqu’il a été appliqué dans des contextes où le dialogue social était peu développé ou lorsque les centres de décision étaient éloignés.

C’est à partir des années 2000 que la perspective d’une véritable négociation s’est imposée plus clairement. La loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale envisageait d’accorder un droit de veto aux représentants du personnel, disposition qui n’a finalement jamais été mise en œuvre mais qui témoignait de cette volonté d’aller vers une procédure contraignante. Les accords de méthode, introduits en 2003 puis en 2005, ont permis aux partenaires sociaux de structurer différemment les procédures, dans l’optique de stimuler des logiques de négociation plus aboutie sans pour autant les imposer par la loi.

La réforme majeure est intervenue avec la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, largement réclamée par les employeurs eux-mêmes, qui estimaient que les procédures de restructuration constituaient une source importante d’insécurité juridique. Ce risque juridique tenait moins au volume des contentieux, relativement limité, qu’à leur imprévisibilité, puisque la complexité des procédures rendait les décisions de justice particulièrement difficiles à anticiper. Les sanctions financières liées à ces contentieux, parfois très lourdes en termes d’indemnités, représentaient un enjeu majeur. C’est donc dans le but de réduire cette incertitude qu’a émergé la demande d’une réforme du cadre juridique des restructurations.

La limitation du risque juridique introduite par la loi de 2013 implique logiquement que l’employeur ne peut plus porter seul la responsabilité de la mise en œuvre d’un PSE en l’imposant unilatéralement. Désormais, la mise en œuvre est subordonnée à une validation préalable de l’accord collectif par l’administration du travail ou par l’homologation du document établi par l’employeur par la même administration.

Dans l’accord national interprofessionnel (ANI) de 2013, qui a servi de fondement à la loi adoptée en juin de la même année, il avait été envisagé que tout PSE validé ou homologué ne puisse plus faire l’objet d’un recours devant les tribunaux. Cette disposition n’a toutefois pas été retenue dans la version législative car elle soulevait à la fois d’importants problèmes de constitutionnalité et des incompatibilités avec les engagements internationaux de la France.

Les restructurations ont donc changé de nature et les modes de régulation ont parallèlement évolué vers davantage de négociation. Quelques années après, la CFDT a sollicité cette étude pour analyser l’impact du passage à une procédure contraignante sur la réalité des plans sociaux.

Le travail que nous avons mené ne répond pas exactement à la commande initiale, qui se heurtait d’emblée à la limite de l’absence d’informations sur les plans antérieurs à la période d’étude. Aussi, plutôt que de chercher à établir des comparaisons, nous avons tenté de saisir la dynamique de la négociation à travers ses effets, de réfléchir à ce qui fait la qualité d’un PSE et aux conditions qui permettent de parvenir à un plan jugé satisfaisant.

La particularité de notre approche réside dans la méthode mobilisée et dans la nature des résultats produits. Il ne s’agissait pas d’identifier un facteur explicatif unique ou isolé, tel que le rapport de force entre les acteurs, la stratégie syndicale ou les spécificités du cadre légal, mais de comprendre comment ces différents éléments s’articulent pour former des configurations spécifiques. L’explication que nous proposons, multidimensionnelle, prend donc en compte la diversité des acteurs et des situations.

Le cœur de notre analyse repose sur la transformation du plan entre la version initialement proposée par l’employeur et la version mise en œuvre in fine. Nous avons cherché à identifier si le PSE avait évolué au fil du processus de négociation, dans quel sens et comment cette évolution pouvait être interprétée à la lumière des interactions entre les différents facteurs en jeu.

M. le président Denis Masséglia. Pouvez-vous détailler la typologie, le domaine d’activité et le territoire géographique des 19 entreprises intégrées dans votre étude ? Cet échantillon d’analyse paraissant limité, pensez-vous que vos conclusions auraient été différentes s’il avait été plus étendu ?

M. Rémi Bourguignon. Notre étude ne visait pas à établir des résultats représentatifs sur le plan statistique, ni à formuler des conclusions généralisables. Notre démarche s’est appuyée sur un échantillon volontairement diversifié incluant des entreprises issues de l’économie sociale et solidaire, des grandes multinationales du secteur financier ainsi que d’autres acteurs variés dans leur taille, leur secteur d’activité ou leur implantation géographique.

Notre objectif consistait à analyser les dynamiques internes propres à chaque processus de restructuration, ce qui soulève d’importants défis méthodologiques. Les restructurations constituent en effet un sujet sensible, peu documenté publiquement et soumis à une forme de confidentialité qui limite l’accès à des données fiables. Ce contexte nous a amenés à faire un choix entre traiter des échantillons larges mais fragiles sur le plan de la qualité des données ou étudier de façon approfondie un nombre restreint de situations. Nous avons ainsi opté pour une approche intermédiaire, en mobilisant la méthode de l’analyse quali-quantitative, qui permet de comparer un nombre suffisant de cas pour faire émerger des effets de causalité tout en préservant la singularité de chaque configuration. Pour chaque restructuration étudiée, nous avons mené des entretiens avec des représentants de la direction, des organisations syndicales, des juristes ou encore des agents de l’administration du travail.

L’ambition de cette recherche n’était donc pas de proposer un tableau mais de mieux comprendre les mécanismes internes qui gouvernent les restructurations. Si cette approche ne permet pas de tirer des conclusions généralisables, elle offre en revanche un éclairage fin sur la diversité des situations et sur la complexité des dynamiques à l’œuvre.

M. le président Denis Masséglia. Estimez-vous que le cadre actuel permet de trouver un équilibre satisfaisant entre la protection des salariés et l’attractivité économique du pays ?

M. Rémi Bourguignon. Cette question dépasse le cadre de notre étude, qui n’a pas été construite dans cette perspective. Nous ne nous sommes pas attachés à mesurer les effets d’un cadre réglementaire donné sur l’attractivité économique ou sur la balance entre liberté d’entreprendre et protection des salariés. D’ailleurs, les travaux économiques menés sur ce sujet depuis plusieurs années donnent des résultats extrêmement controversés, sans consensus clair.

Il me semble essentiel de rappeler que, d’un point de vue strictement statistique, les PSE représentent un phénomène assez marginal dans la gestion globale de l’emploi en France. Bien qu’ils soient très médiatisés, notamment en période de crise ou lors de restructurations importantes, leur volume reste relativement limité. Environ 80 % des fins de contrat résultent de l’arrivée à terme de missions à durée déterminée (CDD) ou de missions d’intérim. Ces formes d’emploi, qui concernent souvent des publics précaires, servent de variable d’ajustement pour les entreprises, sans qu’un dispositif de négociation collective ne vienne encadrer la rupture des contrats en question.

Les restructurations ont donc une portée davantage symbolique que réellement structurante pour l’économie dans son ensemble. Cela dit, les entreprises que nous avons interrogées nous ont confié qu’au sein des groupes multinationaux, les filiales françaises sont souvent perçues comme les plus longues à restructurer, alors que les employeurs souhaiteraient que les procédures puissent être rapides. Cette lenteur tient principalement aux exigences en matière de dialogue social, mais cette perception ne suffit pas à conclure à un déséquilibre défavorable à l’entreprise.

Le système français, fondé sur la négociation, me paraît globalement équilibré. Ce n’est pas tant le droit qui détermine cet équilibre que la capacité des acteurs à mener des négociations au sein des entreprises. Si, d’un point de vue global, ces procédures peuvent paraître lourdes et effrayer certains employeurs étrangers peu familiers du modèle social français, il se trouve que l’essentiel des arbitrages, en pratique, se joue dans l’espace interne à chaque entreprise. Si certaines entreprises parviennent à mettre en place un dialogue équilibré, d’autres disposent d’une marge de manœuvre beaucoup plus grande et restructurent sans nécessairement offrir aux salariés les protections attendues.

Ce glissement progressif vers une régulation par la négociation modifie également les conditions dans lesquelles il devient possible de s’assurer de la qualité et de l’efficacité des mécanismes en place. C’est précisément ce que nous avons tenté d’analyser à travers notre étude, qui ne visait pas à déterminer si le droit protège suffisamment tel ou tel acteur mais à comprendre comment les acteurs sociaux mobilisent les outils à leur disposition dans le cadre d’un système fondé sur la négociation.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Pensez-vous qu’un droit de veto salarié représenterait un outil pertinent, notamment pour faciliter les négociations ? Cette proposition a été évoquée à l’Assemblée nationale il y a quelques semaines.

J’aimerais également que vous puissiez préciser les critères que vous retenez pour évaluer la qualité d’un PSE. Avez-vous observé une éventuelle dégradation de la qualité des plans mis en œuvre ces dernières années ?

Je souhaiterais par ailleurs savoir ce que vous pensez de la capacité des pouvoirs publics à anticiper les mutations économiques et à détecter en amont les entreprises en difficulté. À vos yeux, le processus est-il aujourd’hui performant ou perfectible ?

Enfin, que pouvez-vous nous dire des stratégies de contournement des PSE que certaines entreprises mettent parfois en œuvre ?

M. Rémi Bourguignon. Le droit de veto figurait en effet dans la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale mais le cadre juridique était bien différent. À l’époque, l’introduction d’un veto syndical aurait représenté une avancée significative compte tenu des règles en vigueur, qui donnaient un pouvoir important à l’employeur. Cette disposition me paraît aujourd’hui moins pertinente puisque le cadre juridique actuel repose déjà sur une logique de négociation collective encadrée, qui conditionne fortement la mise en œuvre des PSE. Lorsque les organisations syndicales refusent de signer un accord, l’entreprise se retrouve rapidement en difficulté. Bien qu’il soit possible de recourir à l’homologation administrative, cette voie demeure minoritaire.

Dans les cas que nous avons étudiés, l’administration du travail s’est montrée extrêmement prudente au moment d’homologuer des plans qui n’avaient fait l’objet d’aucun consensus au sein des entreprises concernées. L’administration homologue les plans lorsqu’il y a un vrai problème de relations sociales dans l’entreprise plutôt que lorsque l’employeur n’a pas joué le jeu de la négociation.

Dans ce contexte, le droit de veto ne semble plus aussi indispensable qu’il aurait pu l’être à une époque où le régime juridique était moins contraignant pour l’employeur. Le cadre actuel impose déjà une négociation préalable aux restructurations, ce qui semble constituer une avancée importante, même si nous n’avons pas de preuve définitive pour l’affirmer.

En ce qui concerne l’évaluation de la qualité des PSE, nous avons volontairement opté pour une approche prudente. Plutôt que d’élaborer nos propres critères normatifs, nous nous sommes appuyés sur les principes issus du droit du travail, qui fixent les deux objectifs fondamentaux d’un PSE que sont prévenir les licenciements et, à défaut, accompagner efficacement le reclassement des salariés dont le départ est inévitable.

Nous avons identifié trois critères principaux. Le premier consiste à vérifier l’existence d’un réel débat sur l’emploi et le sureffectif évoqué par l’employeur. L’évaluation porte ici sur la capacité à interroger la motivation économique de la décision pour voir s’il s’agit d’une réelle difficulté structurelle ou bien d’une optimisation financière au sein d’un groupe prospère. Lorsque ce dialogue aboutit à une évolution à la baisse du nombre de suppressions d’emplois initialement prévues, avec une mise en balance des réalités de terrain face aux analyses économiques lointaines, le PSE peut être évalué positivement.

Le deuxième critère concerne les modalités d’accompagnement. La qualité du plan se mesure à la capacité offerte aux salariés de construire un projet professionnel viable dans un cadre suffisamment sécurisé. Cela suppose une ingénierie sociale adaptée au contexte, avec des congés de reclassement suffisamment longs, un accompagnement individualisé, des formations ou encore des bilans de compétences. Ces éléments varient fortement selon le secteur ou la localisation car les conséquences d’une perte d’emploi varient selon que le territoire est déjà sinistré ou situé dans un bassin dynamique.

Le troisième critère repose sur le montant et les modalités des indemnités versées, notamment les indemnités supra-légales qui font l’objet de négociations. Là encore, il existe des usages sectoriels et territoriaux qui fixent des repères. Un plan sera jugé de bonne qualité s’il se conforme à ces normes implicites ou s’il contient des mesures qui vont plus loin.

Notre capacité à évaluer l’évolution récente des PSE se heurte malheureusement à l’obstacle majeur de l’absence de données, puisqu’il n’existe pas de statistiques publiques. Malgré l’existence d’une base de données sur les accords collectifs, les PSE échappent au dépôt obligatoire et cette opacité oblige les chercheurs à travailler sur des échantillons restreints, identifiés par des réseaux syndicaux ou des cabinets d’experts. Cela introduit nécessairement un biais, puisque nous avons principalement accès aux plans les mieux construits, les plus encadrés, élaborés dans un contexte où le dialogue social est solide, tandis que les restructurations les plus problématiques nous échappent. J’observe toutefois une évolution encourageante sur la question de la transparence. Des progrès sont en cours dans la centralisation et l’ouverture des données relatives aux restructurations, ce qui pourrait permettre, à terme, d’alimenter un débat public de meilleure qualité. Mais, pour l’instant, il n’est pas possible de tirer des conclusions solides.

À titre personnel, et sans que cela ait une quelconque valeur scientifique, j’ai le sentiment que les plans se sont améliorés sur les aspects liés au reclassement et à l’indemnisation. En revanche, la discussion économique sur les motifs de la restructuration tend à s’estomper. Ce recul du débat stratégique contredit en partie l’ambition portée par la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, qui visait justement à renforcer le dialogue social et économique au sein des entreprises.

S’agissant de l’anticipation des mutations économiques par les pouvoirs publics, ce sujet n’était pas au cœur de notre étude. Nous avons davantage observé ce qu’il advient une fois la restructuration annoncée, c’est-à-dire pendant la phase de négociation.

Il est important de distinguer les restructurations engagées dans des entreprises qui restent solvables et dans lesquelles il existe encore des marges de manœuvre des cas dans lesquels les entreprises sont en redressement ou en liquidation judiciaire, la négociation étant rendue quasi impossible et les dispositifs de reclassement étant transférés à la puissance publique. Nous avons donc volontairement focalisé notre attention sur les premiers cas, dans lesquels un dialogue était encore possible. Cela dit, le fait même que ces restructurations surviennent indique probablement un déficit d’anticipation. Malgré la mise en place de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), obligatoire depuis 2005 et dont l’objectif était de prévenir l’apparition de telles situations, les restructurations ne peuvent pas toujours être évitées. Les entreprises elles-mêmes rencontrent souvent des difficultés d’anticipation ou peinent à annoncer de manière précoce des difficultés à venir.

Enfin, il faut rappeler que les PSE ne représentent qu’une petite fraction des licenciements économiques, eux-mêmes minoritaires parmi les ruptures d’emploi puisque, depuis 2010, le nombre de PSE oscille autour de 650 à 700 par an. Certaines entreprises privilégient en effet d’autres formes d’ajustement de l’emploi, telles que le recours aux contrats courts, quand d’autres évitent délibérément les seuils déclenchant l’obligation de mettre en place un PSE ou individualisent les départs au moyen des ruptures conventionnelles.

Ces chiffres, qui ne traduisent pas nécessairement une stratégie d’évitement problématique, peuvent également témoigner d’une évolution vers des modes de gestion de l’emploi plus progressifs avec des formes d’individualisation et d’étalement des départs. Les ruptures conventionnelles collectives, désormais encadrées par la loi, permettent notamment à certaines entreprises de piloter les départs dans un cadre plus sécurisé.

Il convient donc, pour conclure, d’analyser avec nuance les raisons du faible nombre de PSE et les stratégies de contournement à l’œuvre. Ces stratégies peuvent traduire, selon les cas, une volonté de mieux accompagner les salariés dans la durée ou, à l’inverse, le souhait de recourir à davantage de contrats courts. Tout l’enjeu réside dans la capacité à distinguer ces logiques et à renforcer les dispositifs qui favorisent une transition professionnelle digne.

M. Pierrick Courbon (SOC). Vous avez précisé que votre travail ne s’inscrivait pas dans une logique d’anticipation ou d’analyse systématique des plans sociaux, mais qu’il portait essentiellement sur la phase de négociation. Avez-vous néanmoins pu explorer la phase intermédiaire, située juste avant la négociation ? Je pense ici aux signaux d’alerte souvent émis en amont par des élus locaux, des organisations syndicales ou d’autres acteurs, qui témoignent de difficultés émergentes. Dans quelle mesure ces signaux sont-ils pris en compte ?

Ma seconde question porte sur le rôle des comités sociaux et économiques (CSE) qui, depuis la fusion des anciennes instances représentatives du personnel à la suite des ordonnances de 2017, a profondément évolué. À vos yeux, cette évolution a-t-elle modifié la conduite des négociations ? Le pouvoir d’action des représentants des salariés à l’occasion de la mise en œuvre des PSE a-t-il été renforcé ou affaibli ?

M. Rémi Bourguignon. S’agissant des signaux d’alerte émis en amont des négociations, notre étude n’a pas identifié de cas particulièrement significatifs. Dans les entreprises que nous avons examinées, les restructurations étaient généralement anticipées et la survenue de difficultés connue de tous, ce qui donnait parfois lieu à des négociations résignées, presque apathiques, marquées par une forme de défaitisme.

Nous avons également rencontré quelques cas de restructurations plus abruptes, que nous avons qualifiés de situations de « résistance au choc », l’annonce tardive du projet de restructuration ayant surpris les salariés. L’employeur cherchait alors à imposer une négociation rapide en invoquant l’urgence. Cette pratique, qui consiste à retarder sciemment l’annonce pour limiter la durée de la négociation, conduit généralement à des situations conflictuelles.

Le facteur temps est ici déterminant. Les entreprises souhaitent aller vite, tandis que les représentants du personnel tentent de rallonger la négociation pour obtenir des garanties plus solides. L’administration du travail peut alors jouer un rôle décisif. Nous avons observé plusieurs situations dans lesquelles elle a opposé une fin de non-recevoir à des employeurs tentés de contourner les syndicats en s’adressant directement à elle. Elle a parfois menacé d’être particulièrement exigeante sur le contenu du plan si un véritable processus de négociation n’était pas mis en place. Ces interventions ont eu pour effet de rétablir le dialogue social. Cela montre que l’efficacité d’une négociation ne dépend pas seulement de la capacité à agir des représentants du personnel.

En réponse à votre question sur les CSE, je veux dire que notre étude ne permet pas de tirer de conclusions directes, leur mise en place effective étant postérieure à notre période d’analyse. Il faut néanmoins rappeler que la négociation des PSE ne relève pas des CSE mais des délégués syndicaux. De ce point de vue, les acteurs n’ont pas changé. La question essentielle porte plutôt sur la qualité du dialogue économique mené en amont de la négociation collective, qui repose sur les CSE, alors que la négociation formelle relève des délégués syndicaux. L’articulation entre ces deux sphères est donc cruciale.

Une autre étude à laquelle j’ai contribué, conduite pour France Stratégie et le comité d’évaluation des « ordonnances travail », montre que la centralisation croissante des relations sociales au sein des grandes entreprises a contribué à éloigner les instances de représentation du personnel de la réalité du travail. Bien que notre étude n’ait pas exploré directement ce lien avec les PSE, il est donc possible de craindre qu’à moyen terme, les négociations soient déconnectées des réalités concrètes des salariés, faute de relais solides entre les représentants syndicaux et les acteurs de terrain. Cette problématique rejoint d’ailleurs d’autres débats récents, liés notamment à la sécurité au travail ou à la réforme des retraites, qui ont souligné l’importance de renforcer le dialogue sur le travail lui-même. Les réformes successives ont, au contraire, fragilisé ce dialogue, alors même qu’il reste un levier essentiel pour prévenir les crises sociales.

Mme Estelle Mercier (SOC). La commission cherche à déterminer si les entreprises qui ont bénéficié d’aides publiques doivent se voir reconnaître une responsabilité particulière en matière de licenciements. En d’autres termes, les grandes entreprises régulièrement soutenues par des fonds publics adoptent-elles un comportement différent face à l’emploi, ou utilisent-elles ces ressources dans une logique comparable à celle d’autres entreprises ?

Vous avez rappelé que la restructuration n’est pas nécessairement le signe d’une défaillance mais constitue également un outil de gestion stratégique, parfois mobilisé pour ajuster les effectifs, même en l’absence de difficulté financière. Certaines entreprises ont recours à ces dispositifs pour rationaliser leur organisation ou envoyer un signal de productivité aux marchés financiers. Il est donc essentiel de distinguer les cas de véritable défaillance de ceux relevant d’une stratégie interne de gestion de la main-d’œuvre.

Parmi les 19 entreprises analysées, avez-vous constaté une différence de comportement en matière de licenciements entre celles ayant bénéficié d’aides publiques et les autres ? S’agit-il d’un critère pertinent d’analyse ?

Par ailleurs, les ruptures conventionnelles se sont largement substituées aux licenciements ces dernières années. Vous avez évoqué cette évolution vers une gestion plus souple des effectifs, certaines ruptures, bien que qualifiées de volontaires, s’apparentant parfois à des départs contraints. Pouvez-vous partager des éléments complémentaires sur ce sujet ?

M. Rémi Bourguignon. Notre étude n’a pas approfondi le sujet des entreprises ayant reçu des aides publiques, ce qui constitue probablement une limite de notre travail car cet enjeu est central. Nous avons cependant observé que, lorsqu’un employeur a bénéficié de financements publics, cet élément sert fréquemment d’argument dans la contestation de la légitimité du motif économique avancé par les représentants du personnel face à la restructuration. L’enjeu n’est pas de discréditer systématiquement les entreprises aidées mais de réclamer de la transparence sur l’usage de ces aides. Le débat dépasse d’ailleurs largement les seuls PSE puisqu’il renvoie à la question plus générale du dialogue économique dans l’entreprise. Ce dialogue, souvent plus développé en France qu’au Royaume-Uni par exemple, repose sur l’idée selon laquelle la justification des restructurations doit pouvoir être discutée. Si le fait d’avoir perçu des aides publiques ne rend pas illégitime une restructuration, il impose une exigence renforcée de cohérence. Si ces aides ont par exemple été utilisées pour verser davantage de dividendes ou pour financer des opérations capitalistiques, cela peut susciter des interrogations légitimes.

Chaque situation mérite donc une analyse propre, qui suppose un dialogue économique effectif, une capacité de contrôle des syndicats et un accès aux données financières. Or, de nombreux témoignages laissent penser que cette discussion sur les motifs économiques tend à se déliter avec le temps. L’administration du travail, lorsqu’elle homologue un plan, n’intervient d’ailleurs pas sur ce terrain et examine uniquement les volets accompagnement et indemnisation, ce qui limite la portée du contrôle.

La substitution des ruptures conventionnelles aux licenciements économiques est aujourd’hui une réalité incontestable mais le suivi statistique des premières demeure complexe. Une part non négligeable des ruptures enregistrées correspond en réalité à des départs volontaires inscrits dans des PSE. Juridiquement, ces départs prennent la forme de ruptures conventionnelles même s’ils relèvent d’une restructuration. Il est clair que ce dispositif a été largement détourné de sa vocation initiale. Dans certains cas, les départs dits volontaires s’inscrivent dans un cadre contraint, comme lorsqu’une entreprise ferme un site entier et ne propose que des départs volontaires. Le caractère réellement libre de la décision du salarié, dès lors que tous les postes sont supprimés, peut alors légitimement être questionné.

Les pratiques varient sensiblement d’une entreprise à l’autre. Certaines mettent en place des dispositifs d’accompagnement solides et mobilisent des cabinets spécialisés pour construire avec les salariés des projets professionnels réalistes quand d’autres se contentent d’offrir une compensation financière sans véritable soutien dans la transition. Certains salariés, attirés par les indemnités, sous-estiment les difficultés à retrouver un emploi. Dans ce cas, si l’entreprise ne les informe pas suffisamment sur les risques encourus, il devient difficile de considérer la rupture comme réellement éclairée. Cela s’apparente à un contournement de l’esprit du PSE.

Il existe, dans les entreprises, des commissions de suivi des PSE qui permettent de discuter de ces questions. Des échanges ont lieu avec les représentants du personnel sur les candidatures aux départs volontaires. Mais ce suivi, qui peut être très rigoureux dans certaines structures, reste aujourd’hui peu encadré juridiquement. Il en résulte une grande hétérogénéité des situations. Certaines directions des ressources humaines travaillent en étroite collaboration avec les syndicats pour s’assurer de l’absence de vices de consentement. D’autres, à l’inverse, centralisent les décisions au niveau de la direction, sans qu’un réel dialogue ne soit instauré.

M. Gaëtan Dussausaye (RN). Vous avez évoqué la nécessité de trouver un équilibre entre les intérêts des parties dans le cadre des PSE et avez souligné qu’aujourd’hui, cet équilibre résulte davantage des négociations internes aux entreprises que d’un cadre imposé ou encadré par la loi, cette tendance s’étant renforcée avec le temps. Ce changement peut-il contribuer à une dégradation de la qualité des PSE ? Le fait que la loi n’impose pas les règles ne risque‑t‑il pas de désarmer les employés dans les discussions autour des PSE ?

Vous avez en outre évoqué les difficultés à obtenir des statistiques publiques, un point que d’autres intervenants ont également soulevé. Pourriez-vous nous indiquer quelles sont, selon vous, les pistes d’amélioration ? Faut-il exiger ces statistiques uniquement du côté des entreprises ou serait-il envisageable d’obtenir ces statistiques et ces données grâce à l’administration ?

M. Rémi Bourguignon. Avant 2013, le PSE était un acte unilatéral de l’employeur, la loi imposant rarement directement des contenus aux restructurations, sinon de manière indirecte, notamment lorsque les sorties étaient principalement financées par des préretraites, ce qui impliquait un financement public des départs. Nous avons quitté ce régime depuis longtemps.

Entre 1986 et 2013, l’élaboration de nombreux plans déséquilibrés, qui a donné lieu à des décisions de justice marquantes, a conduit à la judiciarisation des restructurations d’entreprises. Le fait d’instaurer un contrôle a priori, soit par l’administration du travail, soit par la négociation collective, plutôt qu’un contrôle a posteriori par le juge, devrait en théorie augmenter le niveau d’exigence. Un plan qui serait très en deçà des attentes légitimes ne devrait normalement être validé ni par les organisations syndicales ni par l’administration du travail.

Bien que ce régime ait eu pour objectif d’améliorer la qualité des plans, il faut garder à l’esprit que c’est la nature des rapports de force au sein des entreprises qui conditionne grandement l’issue des échanges. Or, l’implantation syndicale en France est très déséquilibrée, forte dans les très grandes entreprises, moyenne dans les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et faible dans les petites et moyennes entreprises (PME). Dans les entreprises où l’implantation syndicale est faible ou inexistante, la capacité à négocier efficacement et à connaître les normes sectorielles ou territoriales est limitée. Cela peut conduire à des négociations déséquilibrées et à des plans défavorables aux salariés, même s’ils sont signés par des organisations syndicales.

Cette problématique n’est cependant pas propre aux PSE et concerne la négociation collective en général. Les évolutions législatives récentes, telles que la loi dite « El Khomri » de 2016 ou les « ordonnances travail » de 2017, ont donné une place croissante à la négociation collective, dans le but de trouver des compromis au plus près du terrain. Il s’agit d’une approche potentiellement bénéfique, à condition que les acteurs de terrain soient capables de mener ce travail et qu’il existe un certain équilibre dans les rapports de force.

Quant à la question des statistiques publiques, des améliorations simples sont envisageables car les données sur les PSE existent et pourraient être saisies dans la base de données dédiée. Pour tenir compte de leur nature potentiellement sensible sur le plan économique et stratégique, ces données pourraient être rendues accessibles aux chercheurs, moyennant l’existence d’une convention garantissant l’anonymat et le secret des informations, comme cela se fait habituellement dans le cadre des collaborations avec les institutions. Même si ces données ne sont pas déposées dans cette base, elles sont par définition en possession de l’administration du travail, puisque tous les plans passent par elle pour homologation ou validation. Les données existent et un travail pourrait être entrepris pour les saisir et créer des bases qui nous permettraient d’objectiver un certain nombre de constats sur le contenu des plans.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


4.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Nadia Gssime, docteure en droit, Me Laurent Beziz, avocat associé chez LBBa, Me Éliane Chateauvieux, avocate associée chez Actance, Me Joël Grangé, avocat associé chez Flichy-Grangé, et Me Bénédicte Rollin, avocate associée chez JDS (mardi 1er avril 2025)

La commission d’enquête auditionne Mme Nadia Gssime, docteure en droit, Me Laurent Beziz, avocat associé chez LBBa, Me Éliane Chateauvieux, avocate associée chez Actance, Me Joël Grangé, avocat associé chez Flichy-Grangé, et Me Bénédicte Rollin, avocate associée chez JDS ([4]).

M. le président Denis Masséglia. Nous commençons nos auditions de ce jour par une table ronde réunissant une théoricienne et des praticiens du droit qui interviennent auprès des salariés et de leurs représentants d’une part, des employeurs d’autre part.

Je souhaite la bienvenue à Mme Nadia Gssime, docteure en droit, spécialiste du droit du travail et auteure d’un ouvrage consacré aux restructurations paru en février 2024, ainsi qu’à Me Laurent Beziz, avocat associé chez LBBa, Me Bénédicte Rollin, avocate associée chez JDS, Me Éliane Chateauvieux, avocate associée chez Actance, et Me Joël Grangé, avocat associé chez Flichy-Grangé.

Je précise que les cabinets LBBa et JDS conseillent les salariés tandis que les cabinets Actance et Flichy-Grangé accompagnent les employeurs.

Il ne fait pas de doute que vos témoignages permettront aux membres de la commission d’enquête de mieux appréhender le déroulement des procédures de licenciement collectif pour motif économique, les enjeux qui s’élèvent, dans pareille situation, tant pour les salariés que pour les employeurs ou encore le rôle joué par les pouvoirs publics dans l’accompagnement des entreprises qui licencient, en particulier par le biais de la mise en œuvre de plans de sauvegarde de l’emploi (PSE).

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Nadia Gssime, Me Laurent Beziz, Me Bénédicte Rollin, Me Éliane Chateauvieux et Me Joël Grangé prêtent serment.)

Mme Nadia Gssime, docteure en droit. Le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) est un dispositif crucial dans le droit du travail français, dont je vais vous présenter les principaux aspects. Son déclenchement obéit à la règle dite des « 10, 30, 50 » : il s’impose lorsqu’un employeur envisage au moins dix licenciements sur une période de trente jours dans une entreprise d’au moins cinquante salariés. En deçà de ces seuils, nous restons dans le cadre d’un licenciement collectif, mais la procédure est allégée.

La mise en place du régime actuel, issu de la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, poursuivait deux objectifs majeurs. Le premier était de favoriser le recours à la négociation collective pour l’élaboration des PSE. Cet objectif a été largement atteint, comme en témoigne le bilan de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) de 2023 : entre 2014 et 2022, 67 % des PSE ont été élaborés par accord collectif. Le tiers restant a été établi par document unilatéral de l’employeur.

Le second objectif consistait à impliquer l’administration en amont du processus, afin d’accompagner l’élaboration du PSE et de corriger d’éventuelles irrégularités avant qu’un contentieux ne survienne. Toutefois, le législateur a strictement encadré le champ d’intervention de l’administration, le limitant à la procédure d’élaboration du PSE. Tout ce qui se situe hors de ce cadre relève du contrôle du juge judiciaire.

Concrètement, l’administration contrôle des éléments tels que la définition des catégories professionnelles concernées par les licenciements, les critères d’ordre des licenciements et les mesures contenues dans le PSE (reclassement, accompagnement, etc.). En revanche, elle n’a pas compétence pour examiner le motif économique du licenciement, ce qui peut susciter des frustrations chez les représentants du personnel. De même, l’administration ne peut pas évaluer l’utilisation des aides publiques par l’entreprise, ni refuser l’homologation ou la validation du PSE sur ce fondement.

Il est crucial de souligner que la décision d’homologation ou de validation du PSE par l’administration est un préalable indispensable à toute notification de licenciement. Sans cette décision, l’employeur ne peut procéder à aucun licenciement dans le cadre du PSE.

La procédure administrative s’effectue par l’intermédiaire de la plateforme en ligne Rupco, gérée par le ministère du travail. L’employeur y crée un espace personnel, renseigne les informations relatives à l’entreprise et au projet de PSE. Cette démarche déclenche automatiquement l’information de la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) compétente, qui désigne un agent instructeur pour le dossier. Toute la communication entre l’administration et l’entreprise se fait ensuite exclusivement sur la plateforme Rupco.

Il est important de noter que ni le comité social et économique (CSE), ni les délégués syndicaux, ni les salariés n’ont accès à Rupco. Ce système sert uniquement d’interface entre l’administration et l’entreprise, et constitue l’outil principal de contrôle administratif du PSE.

Tout au long de la procédure, l’entreprise doit transmettre sur son espace personnel l’ensemble des documents relatifs au PSE : les convocations du CSE, les procès-verbaux de réunion, le document unilatéral ou l’accord collectif, les documents d’information transmis au CSE, ainsi que les rapports d’expertise. Ce dépôt systématique permet à l’administration d’exercer un contrôle rigoureux sur le déroulement de la procédure. Le CSE et les délégués syndicaux sont en contact direct avec l’administration par courrier électronique ou par téléphone.

En ce qui concerne le déclenchement de la procédure, les pratiques varient selon les régions. En Île-de-France, qui concentre 40 % des PSE nationaux, la direction régionale interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) initie généralement la procédure en adressant à l’entreprise, avec copie aux délégués syndicaux et au CSE, une lettre d’observations détaillant les différentes étapes. Dans d’autres régions, comme dans le département de la Vienne, l’administration privilégie une réunion préalable avec l’entreprise pour échanger sur le projet envisagé et exposer les principales étapes de la procédure. Elle reçoit ensuite le CSE et les délégués syndicaux pour leur fournir les informations nécessaires au bon déroulement de la procédure.

Ce contrôle continu tout au long de l’élaboration du PSE permet à l’administration de corriger progressivement les éventuelles irrégularités ou imprécisions. Cette approche a conduit à un taux remarquablement bas de refus d’homologation ou de validation : seulement 4 % entre 2014 et 2022, selon les chiffres communiqués par la DGEFP.

Le taux de recours est également faible. Il a atteint son maximum en 2014, juste après l’entrée en vigueur de la loi, avec 7,6 % des décisions contestées devant le tribunal administratif. Un pic a été observé en 2021, avec 9,8 % de décisions contestées, probablement en raison des tensions liées à la période de crise. En dehors de ces deux années, le taux de recours oscille généralement entre moins de 5 % et 6 % et le taux le plus faible – 4,4 % – a été atteint en 2018.

Le taux d’annulation par le juge administratif des décisions de l’administration est également bas. C’est en 2014 qu’il était le plus élevé, avec 35 %, ce qui s’expliquait par la nouveauté de la loi. Dès 2015, il est tombé à moins de 25 % puis a continué à baisser, passant sous la barre des 15 % en 2016, pour atteindre un minimum de 5 % en 2018. Bien que quelques augmentations aient été observées depuis, le taux d’annulation reste globalement faible.

Me Laurent Beziz, avocat associé chez LBBa. Le cabinet LBBa, que je représente aujourd’hui, est spécialisé dans le conseil aux syndicats et aux salariés depuis les années 1990. Notre expertise dans le domaine du droit du licenciement collectif nous confère une perspective privilégiée sur l’évolution législative et réglementaire en la matière.

Notre approche, initiée par notre fondateur Henri-José Legrand dans les années 1980‑1990, consiste à fournir un appui opérationnel aux syndicats et aux collectifs de salariés dans le cadre des négociations. Notre objectif est de donner aux représentants du personnel et aux représentants syndicaux les moyens d’être des acteurs à part entière dans les discussions avec l’employeur, d’être capables d’analyser les projets proposés par l’employeur et de présenter des solutions concurrentes.

Nous constatons un déséquilibre persistant entre les représentants du personnel et syndicaux d’une part, et les directions d’entreprise d’autre part, en matière de conseil juridique, particulièrement dans le domaine des relations collectives du travail. Les ressources juridiques des organisations syndicales sont principalement orientées vers la défense prud’homale individuelle et le droit du licenciement collectif reste relativement méconnu, non seulement des syndicats et des représentants du personnel, mais aussi des salariés eux-mêmes.

Notre rôle est important pour garantir la loyauté dans la négociation collective et la consultation, sans laquelle une véritable négociation ne peut avoir lieu. L’intervention de cabinets comme le nôtre vise à rétablir un certain équilibre dans le rapport de force lors de ces discussions.

Concrètement, notre implication dans les négociations a pour effet d’apporter des solutions tangibles pour les salariés, que ce soit en termes de dispositifs d’accompagnement, de sécurisation des parcours professionnels, de mise en œuvre de mesures alternatives ou encore de gestion des conséquences de la réorganisation sur la santé et la sécurité des salariés, tant pour ceux qui sont concernés par le licenciement que pour ceux qui restent dans l’entreprise.

Les représentants du personnel font face à une forte pression. Ils doivent gérer une multitude de sujets complexes allant de l’analyse économique et stratégique à la gestion des suppressions d’emplois, en passant par les mesures de reclassement, les questions environnementales et les problématiques de santé et de sécurité. Ils doivent traiter ces sujets avec des moyens en temps, financiers et humains limités.

D’un côté, l’employeur, qui a généralement travaillé sur le projet pendant des semaines ou des mois, souhaite sa mise en œuvre rapide et à moindre coût, exerçant ainsi une forte pression sur les représentants du personnel. De l’autre, les salariés demandent une visibilité rapide sur leur avenir, certains souhaitant quitter l’entreprise avant la mise en œuvre du plan s’ils ont trouvé un nouvel emploi. Cette situation génère une demande d’informations parfois difficile à satisfaire, certaines étant confidentielles ou soumises à négociation ou arbitrage administratif.

Cette pression intense peut entraîner des conséquences graves sur les collectifs de représentants. Les risques psychosociaux sont évidents dans ces situations.

J’aborde maintenant le droit du licenciement collectif, qui peut être résumé en quatre axes principaux, applicables tant aux grands qu’aux petits licenciements.

Premièrement, une analyse approfondie de la décision de gestion de l’employeur est requise. Cela implique l’examen de la motivation économique du plan, ce qui inclut une discussion et une analyse, éventuellement avec l’aide d’un expert-comptable mandaté par le CSE, des motivations, des prévisions, de la situation économique et financière, ainsi que de la réorganisation envisagée par l’employeur.

Deuxièmement, l’identification précise des emplois concernés est cruciale. Il s’agit de déterminer quels emplois seront touchés et en quelle quantité, en raisonnant par catégorie professionnelle, notion juridique spécifique. Cette approche permet de vérifier le lien de causalité entre la motivation économique et la nature des emplois supprimés, ainsi que d’évaluer l’organisation cible post-restructuration, notamment en termes de viabilité et d’impact sur les conditions de travail et la santé-sécurité des salariés restants.

Troisièmement, les règles déterminant les modalités de sélection des salariés concernés, communément appelées « ordre des licenciements », sont essentielles. Ces règles, nombreuses et techniques, doivent traduire le principe selon lequel le licenciement économique n’est pas inhérent à la personne du salarié. Elles couvrent des aspects tels que le périmètre d’application, les critères de sélection et leur objectivité, afin d’aboutir à une identification impartiale des salariés concernés.

Enfin, le quatrième axe concerne les mesures alternatives au licenciement ou, à défaut, au chômage. Il s’agit du PSE pour les licenciements de plus de dix salariés et du plan d’accompagnement pour les licenciements de plus petite envergure. Ces mesures doivent être élaborées, discutées, mises en œuvre et leur exécution contrôlée, idéalement par une commission paritaire composée de représentants du personnel et de la direction.

S’agissant des évolutions souhaitables du droit du travail pour améliorer la qualité des négociations collectives, notamment dans l’élaboration et la mise en œuvre des PSE, je formulerai plusieurs recommandations détaillées dans une note que j’adresserai à votre commission. Cependant, je peux d’ores et déjà évoquer quelques axes principaux.

Il convient d’abord de déjouer les fraudes massives au licenciement collectif orchestrées par certains employeurs, que ce soit par le biais de ruptures conventionnelles individuelles ou par le détournement d’outils existants dans le code du travail, qui permettent de supprimer des emplois sans offrir aux salariés et aux représentants du personnel les garanties formelles prévues par le droit du licenciement collectif.

Ensuite, il faut sécuriser davantage les procédures de licenciement collectif et le parcours professionnel des salariés. Cela pourrait se faire notamment en instaurant des règles d’ordre public auxquelles les accords portant sur les PSE ne pourraient déroger.

Il convient aussi d’élargir le domaine de compétences de l’administration du travail dans le contrôle des PSE.

Par ailleurs, il est nécessaire de renforcer le dispositif de recherche de repreneurs, issu de la loi Florange de 2014, en améliorant l’effectivité de ces dispositions, actuellement difficile à mettre en œuvre.

Enfin, il faut renforcer les moyens de communication des représentants du personnel et des syndicats au sein de l’entreprise, en s’appuyant sur les outils numériques.

Me Bénédicte Rollin, avocate associée chez JDS. Je tiens à préciser le contexte de mon intervention. J’exerce au sein du cabinet JDS, spécialisé dans la défense des CSE, des organisations syndicales, des salariés et des agents publics. Avocate depuis quinze ans et spécialisée en droit du travail, je souhaite aborder trois points essentiels ce matin.

Premièrement, il est crucial de comprendre que la notion de « plan de licenciement » ne couvre pas l’intégralité des suppressions d’emplois en France. La suppression d’emplois, définie comme l’élimination définitive d’un poste sans remplacement, peut survenir sans motif économique, notamment par l’intermédiaire d’une rupture conventionnelle ou d’un départ naturel non remplacé. Dans ces cas, les suppressions d’emplois ne donnent pas lieu à des plans de licenciements formels.

Dans le cadre des suppressions d’emplois pour motif économique, deux scénarios se présentent : soit le projet concerne dix salariés ou plus, ce qui nécessite la mise en place d’un PSE, soit il concerne moins de dix salariés, auquel cas aucun PSE n’est requis. Ces « petits » licenciements collectifs constituent un angle mort du régime des licenciements économiques : ils se caractérisent par des délais d’information et de consultation du CSE très courts, l’absence d’expertise économique et financière, de contrôle administratif et généralement de négociations avec les organisations syndicales.

Deuxièmement, il faut comprendre que les PSE, bien que symboliquement chargés, ne sont pas juridiquement les plus défavorables pour les représentants du personnel et pour les droits des salariés. Le CSE et les organisations syndicales bénéficient de l’expertise économique, financière, ainsi qu’en matière de santé, sécurité et conditions de travail, la plus importante qui soit dans le code du travail. Elle apporte un éclairage essentiel à la compréhension des représentants du personnel. Pour les salariés, les indemnités de rupture sont généralement supérieures à celles obtenues à l’occasion d’un licenciement classique et sont accompagnées de dispositifs d’aide au retour à l’emploi incluant des incitations financières et un accompagnement par des cabinets de reclassement. L’allocation d’aide au retour à l’emploi (ARE) est également plus avantageuse en cas d’acceptation du contrat de sécurisation professionnelle (CSP).

Cependant, ce dispositif n’est pas suffisant. Il offre certes les garanties les plus larges, notamment pour les représentants du personnel, mais cela ne change rien au fait que les prérogatives de ces derniers se réduisent depuis plusieurs années. L’augmentation du champ de la négociation collective sans renforcement des moyens des représentants du personnel pose un défi considérable.

Sur le dispositif actuel des plans de licenciement, plusieurs observations s’imposent. Il convient de rappeler que la décision de licencier appartient exclusivement à l’employeur, les organisations syndicales n’étant invitées qu’à négocier les conséquences de cette décision. Il est important de le rappeler, car un flou peut parfois être entretenu sur ce point pour « mouiller » les organisations syndicales, pacifier les relations sociales et fabriquer le consentement des salariés.

Notre expérience au sein du cabinet révèle une forte pression de la Drieets en vue de la signature d’accords collectifs sur les plans de licenciement. Cette pression vise à alléger son contrôle et, potentiellement, à atteindre des objectifs internes. La présentation d’un projet de suppression d’emplois prétendument approuvé par les syndicats sert de fétiche.

La Drieets joue désormais un rôle de conseil auprès des employeurs pour faciliter l’obtention de la validation ou de l’homologation du PSE. Cette nouvelle mission explique pourquoi un plan de licenciement validé ou homologué ne signifie pas nécessairement une défaillance des pouvoirs publics.

Enfin, il faut souligner que la cause économique du licenciement n’entre pas dans le contrôle de la Drieets. Les organisations syndicales et la Drieets participent donc à l’élaboration d’un éventuel accord collectif entourant une décision de licenciement potentiellement illicite, le contrôle de la licéité de cette décision n’intervenant qu’a posteriori.

Mon troisième et dernier point touche au motif économique du licenciement. La définition dudit motif a été assouplie par la loi et la jurisprudence, au point qu’il est difficile de cerner quelle situation économique pourrait ne pas justifier un licenciement pour motif économique de la part de l’entreprise. Toute notion de contraintes extérieures et de difficultés structurelles, et non pas simplement conjoncturelles, semble abandonnée alors qu’elle existait jadis.

Je vous livre un exemple. Aux termes de la loi, une réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité est de nature à constituer une cause économique pouvant justifier un licenciement. Tout d’abord, la notion de compétitivité ne repose sur aucun critère comptable ou financier clairement défini, les experts-comptables mesurant plutôt la performance économique en termes de profitabilité ou de rentabilité. Ensuite, pour tenter de donner une certaine consistance à la notion, les praticiens ont tenté de considérer qu’il appartenait à l’entreprise qui voulait licencier de se comparer à ses concurrents pour justifier une perte de compétitivité, notamment en démontrant une perte de parts de marché. Cette position, qui apparaît tout à fait logique, a récemment fait l’objet d’une évolution jurisprudentielle défavorable.

La jurisprudence récente a encore complexifié la situation. En 2022, la Cour de cassation a jugé que la notion de compétitivité ne nécessite pas, de la part de l’entreprise, d’apporter d’éléments de preuve au sujet de la situation de ses concurrents. En 2024, le Conseil d’État a estimé que la compétitivité de l’entreprise peut être menacée et justifier des licenciements dans une association à but non lucratif. Cette absence de définition stricte de la cause économique favorise des décisions arbitraires de restructurations opportunistes plutôt qu’économiquement nécessaires.

Les dernières réformes visent clairement à faciliter et à sécuriser les licenciements. Les salariés qui contesteraient leur licenciement pour motif économique seront confrontés au barème des indemnités prud’homales, qui permet à l’employeur de prévoir le coût d’une violation de la règle de droit. De plus, les indemnités perçues lors du plan de licenciement peuvent être prises en compte pour réduire les indemnités allouées par le conseil de prud’hommes en cas de licenciement illégal, bien que ces deux éléments soient sans rapport. Ces mesures, issues des ordonnances du 22 septembre 2017, visent manifestement à dissuader les recours des salariés en contestation de leur licenciement pour motif économique.

Face à ces observations, la question se pose : s’agit-il d’une défaillance due à une sous‑estimation des conséquences de ces choix politiques ou d’une volonté délibérée ? Je vous laisse juger et vous remercie de votre attention.

Me Éliane Chateauvieux, avocate associée chez Actance. Je souhaite partager notre expérience au sein du cabinet Actance pour éclairer le débat sur les PSE. Notre rôle principal consiste à aider les entreprises à identifier l’outil le plus adapté à leur projet de réorganisation, qu’il s’agisse d’une rupture conventionnelle collective, d’un PSE ou d’un accord de performance collective.

La construction d’un PSE nécessite un travail préparatoire conséquent, articulé autour de trois documents essentiels. Le premier, communément appelé livre 2, expose le motif économique de la restructuration et décrit l’organisation cible. Il détaille le fonctionnement actuel et futur de l’entreprise, ainsi que les suppressions de postes envisagées. Ce document est crucial pour justifier les difficultés économiques ou le besoin de sauvegarder la compétitivité de l’entreprise.

L’évolution législative a permis de clarifier la définition des difficultés économiques désormais inscrite dans le code du travail. En revanche, la notion de sauvegarde de la compétitivité reste une construction jurisprudentielle. Nous devons donc produire des documents démontrant la baisse de compétitivité de l’entreprise, par exemple à travers la diminution des marges, pour justifier la nécessité d’une restructuration préventive. Je précise que ce livre 2 ne fait pas l’objet d’une validation de la part de l’administration du travail. Ce n’est pas son rôle. Elle s’assure simplement qu’un motif économique a été présenté et discuté avec les représentants du personnel.

Le deuxième document, le livre 1, définit les catégories professionnelles, les critères d’ordre des licenciements et détaille le PSE. La notion de catégories professionnelles, bien que centrale dans l’application des PSE, n’est pas définie par le code du travail. Cette notion engendre souvent des débats complexes entre la direction et les représentants du personnel. Notre approche vise à établir des catégories qui permettent une réorganisation opérationnelle efficace tout en préservant les compétences nécessaires au fonctionnement futur de l’entreprise.

Le plan de sauvegarde de l’emploi proprement dit constitue une partie essentielle du livre 1. Nous accordons une attention particulière au congé de reclassement, financé par l’entreprise, qui permet aux salariés de se consacrer pleinement à leur recherche d’emploi tout en bénéficiant d’un accompagnement personnalisé. Ce congé peut durer jusqu’à douze mois, voire vingt-quatre mois dans le cas de formations de reconversion longues.

Notre objectif est d’optimiser la qualité des mesures d’accompagnement. Nous mettons en place des cellules d’accompagnement et des antennes emploi pour orienter, informer et rassurer les salariés le plus en amont possible sur leurs perspectives de réemploi dans leur région.

Le troisième volet, le livre 4, traite des aspects de santé et sécurité. Nous identifions les risques liés à la réorganisation, mettons à jour le document unique d’évaluation des risques professionnels et déployons des moyens d’accompagnement, notamment pour prévenir les risques psychosociaux. Dans la quasi-totalité des cas, l’entreprise met en place des cellules d’accompagnement psychologique pour soutenir les salariés durant cette période difficile.

Ce travail préparatoire approfondi est mené en amont, puis partagé et discuté avec le CSE et les syndicats tout au long de la procédure d’information-consultation.

Nous sommes ouverts à l’amélioration des mesures proposées, à l’engagement d’une nouvelle discussion sur certains aspects du projet et à l’apport de compléments d’information sur la motivation économique, notamment grâce à l’intervention de l’expert mandaté par le CSE.

Dans mon expérience, le CSE est systématiquement accompagné d’un expert dans tous les PSE et procédures de licenciement collectif. Cette assistance permet de rééquilibrer en partie la disparité de moyens entre l’entreprise et les représentants du personnel. L’expert, choisi par le CSE mais financé par l’entreprise, possède des compétences étendues et intervient sur les aspects comptables, la qualité du PSE et les risques psychosociaux. Sa mission, extrêmement large, contribue à établir un certain équilibre dans la procédure.

Il faut comprendre la structuration de ces dossiers. Nous travaillons en étroite collaboration avec l’administration, non pas pour l’influencer indûment, mais pour appréhender ses attentes et bénéficier de son expertise. Nous sommes également à l’écoute des CSE et des syndicats lors de la négociation du livre 1. La non-négociation du livre 2 s’explique logiquement par le fait que l’entreprise assume seule les risques, y compris judiciaires.

L’entreprise poursuit deux objectifs majeurs dans ces opérations de réorganisation : traiter de la meilleure manière possible les personnes qui vont partir et préserver l’engagement des salariés qui restent. Il est primordial que ces derniers conservent leur motivation à travailler pour l’entreprise, ce qui implique que celle-ci démontre sa capacité à gérer ce type de projets avec compétence et humanité.

Les PSE comportent des éléments positifs, notamment en termes d’accompagnement vers le réemploi. Contrairement aux ruptures conventionnelles individuelles, qui occasionnent chaque année davantage de pertes d’emploi en France, les PSE offrent des mesures plus protectrices pour les salariés en matière de réinsertion professionnelle. Il est important de noter que les ruptures conventionnelles individuelles sont souvent initiées par les salariés eux-mêmes, pour diverses raisons personnelles ou professionnelles.

En conclusion, les entreprises s’efforcent d’établir des plans sérieux et équilibrés, visant à accompagner au mieux les salariés qui partent tout en préservant les intérêts de ceux qui restent.

Me Joël Grangé, avocat associé chez Flichy-Grangé. Je souhaite apporter une perspective historique et juridique sur la question des plans sociaux, sujet de débat depuis plus de trente ans.

Le licenciement économique a toujours été possible en France. Les conditions de sa mise en œuvre ont fait l’objet de nombreux débats, notamment tranchés par le Conseil constitutionnel. En 2002, une tentative législative consistant à autoriser les licenciements économiques dans les seules situations où des difficultés économiques auraient été avérées a été censurée par le Conseil constitutionnel, qui y a vu une atteinte à la liberté d’entreprendre.

Depuis lors, le motif économique est principalement encadré par la jurisprudence. La notion de sauvegarde de la compétitivité, moins tangible que la notion de difficultés économiques, a été précisée par la jurisprudence. Est désormais exigée la démonstration de menaces sérieuses pesant non seulement sur l’entreprise, mais sur l’ensemble du secteur d’activité du groupe. Cependant, la définition précise du périmètre du secteur d’activité reste parfois sujette à interprétation.

Le législateur a tenté de clarifier ces points dans les « ordonnances Macron », mais la jurisprudence conserve une certaine latitude d’appréciation, ce qui maintient une part d’incertitude juridique.

La procédure de consultation constituait auparavant une source majeure de difficultés. La jurisprudence avait rendu cette étape particulièrement incertaine en exigeant que le CSE dispose d’informations suffisamment précises et d’un temps d’examen suffisant, sans définir clairement ces notions. Cela conduisait fréquemment à des contestations en fin de procédure, émises par le CSE.

Au début des années 2000, il a été décidé qu’aucun licenciement ne pourrait être prononcé en l’absence de l’établissement d’un plan social. Le juge pouvait, a posteriori, remettre en cause l’ensemble de la procédure s’il estimait que les mesures de reclassement étaient insuffisantes. Cette situation créait une incertitude majeure, puisqu’après plusieurs mois de procédure, tout pouvait être annulé, ce qui était inacceptable pour l’ensemble des acteurs concernés. La réforme de 2013 a été mise en place pour sécuriser la procédure.

En tant qu’auxiliaire de justice, je regrette que nous n’ayons pas réussi, avocats de syndicats comme d’employeurs, à établir un processus judiciaire progressif et apaisé. Face à cette situation, le législateur a décidé de distinguer certaines obligations de fond, telles que le motif économique et l’application des critères d’ordre des licenciements, tout en confiant à l’administration le contrôle de la procédure de consultation du CSE et du contenu du PSE.

Les plans sociaux sont intrinsèquement traumatisants. Leur objectif n’est pas de détruire les entreprises, qui sont généralement déjà en difficulté économique lorsqu’elles y ont recours. En effet, aucun chef d’entreprise ne supprime des postes par plaisir. Sa vocation est de développer l’emploi et de nouvelles activités, pas de réduire la voilure. Ces décisions sont prises dans des situations délicates et il serait contre-productif d’imposer des contraintes incertaines qui risqueraient de fragiliser davantage l’entreprise.

À la suite des réformes de 2013, 2016 et 2017, le nombre de plans sociaux a été limité et le taux d’emploi a progressé. Cette réalité mérite d’être soulignée.

Le nouveau mode de contrôle progressif mis en place implique l’intervention de l’administration. Cette procédure administrative fonctionne efficacement. Certaines Dreets, notamment celle d’Île-de-France, envoient une lettre circulaire dès la notification d’un projet de plan social, qui détaille les démarches à effectuer par les entreprises. Ce processus est complexe mais scrupuleusement respecté par celles-ci.

Nous entretenons des échanges professionnels avec l’administration, notamment au sujet d’exigences que je juge parfois excessives. Il est primordial de garder à l’esprit que l’objectif d’un plan social n’est pas de mettre l’entreprise en péril.

Les évolutions législatives des trente dernières années ont principalement visé à simplifier et rationaliser le processus. Par exemple, l’obligation de reclassement interne a été restreinte pour ne plus inclure systématiquement tous les postes à l’étranger, notamment dans des pays lointains où les salariés français n’avaient aucune intention de s’expatrier. De même, l’analyse du motif économique a été limitée au secteur d’activité à l’échelle nationale, afin de reconnaître qu’une bonne santé économique du groupe à l’étranger ne justifie pas l’inaction face à des difficultés en France.

L’application des critères d’ordre des licenciements a également été simplifiée. Désormais, ces critères s’appliquent au niveau de la zone d’emploi plutôt qu’à l’échelle nationale, ce qui permet de prendre en compte la faible mobilité géographique des salariés.

Le passage au contrôle administratif présente des avantages certains. L’administration fournit des observations détaillées sur les dossiers et indique les points satisfaisants et ceux nécessitant des améliorations. Les entreprises sont fortement incitées à prendre en compte ces remarques pour obtenir la validation ou l’homologation du plan, ce qui explique le faible taux d’invalidation.

Quant à l’incitation à signer des accords, je ne pense pas qu’il y ait d’objectifs fixés au sein de l’administration. Les organisations syndicales signent généralement les accords car elles parviennent souvent à obtenir des améliorations, notamment en termes d’indemnités. C’est simplement dans leur intérêt de le faire lorsque l’employeur a respecté ses obligations.

M. le président Denis Masséglia. Je souhaite partager mon opinion au sujet du débat relatif à l’invalidation des plans. L’invalidation d’un plan est préjudiciable à la fois pour les salariés et pour les entreprises. Pour les salariés, elle prolonge une période d’incertitude quant à leur avenir professionnel. Pour les entreprises, elle impose de reprendre le dossier à zéro, souvent dans un contexte de difficultés économiques.

Je m’interroge sur la possibilité d’une évolution de la loi Florange, qualifiée par certains de coquille vide. Actuellement, cette loi oblige les entreprises mettant en place un PSE à chercher un repreneur dans un domaine d’activité proche ou identique. Or, la fermeture d’un site intervient généralement lorsque l’activité est difficilement transférable. Ne faut-il pas envisager une modification de la loi pour permettre le déploiement sur le site d’activités différentes mais de nature industrielle ?

Il s’agirait d’élargir le spectre des repreneurs potentiels, mais de manière encadrée, afin d’éviter que des aménageurs ou des entreprises de logistique ne s’emparent simplement des terrains libérés. L’objectif serait de favoriser le remplacement d’une activité industrielle par une autre, même si elle diffère de l’activité initiale. Je sollicite vos réactions sur cette proposition.

Me Laurent Beziz. Votre question, monsieur le président, soulève un point crucial à propos de la loi Florange. Je considère que le dispositif actuel n’est pas efficace, et ce pour trois raisons principales.

D’abord, le délai accordé pour la recherche d’un repreneur est manifestement insuffisant. Tous les acteurs impliqués dans les plans sociaux – l’administration, les cabinets spécialisés, les représentants du personnel et les employeurs – s’accordent sur ce point. Une véritable recherche nécessiterait un temps bien plus long que celui actuellement imparti. Je préconise une suspension de la procédure de licenciement collectif le temps nécessaire à une recherche approfondie de repreneurs.

Ensuite, le dispositif ne s’applique qu’aux entreprises ou groupes d’au moins mille salariés, ce qui crée un angle mort considérable.

Enfin, j’ai récemment été confronté à une situation où un employeur, bien que légalement tenu de rechercher un repreneur, s’y opposait. Son objection n’était pas d’ordre juridique mais traduisait sa crainte de voir un concurrent reprendre le site et gagner des parts de marché. Cet argument n’est pas recevable car l’obligation de rechercher un repreneur ne signifie pas qu’il existe une obligation d’accepter une offre de reprise. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs clarifié ce point : l’employeur conserve toujours la liberté d’accepter ou non une telle offre.

Il est donc nécessaire de renforcer cette obligation pour la rendre plus efficace et effective, tout en rassurant les employeurs sur leur liberté de choix final. Cela permettrait de dissiper les craintes infondées sur l’arrivée potentielle d’un concurrent sur le marché.

Me Éliane Chateauvieux. Pour compléter, il est important de noter que la recherche d’un repreneur concerne exclusivement les situations de fermeture d’établissement. Bien que cette recherche soit effectivement contrainte par les délais de la procédure, les entreprises anticipent généralement cette démarche bien en amont dans la pratique. Cette anticipation n’est pas toujours visible pour le CSE, mais il est dans l’intérêt de l’entreprise de privilégier une solution de cession, de location-gérance ou de transfert d’activité plutôt que de mettre en place un PSE.

Lorsqu’une recherche de repreneurs est nécessaire, l’entreprise ne travaille pas seule. Elle fait appel à des cabinets spécialisés qui connaissent parfaitement les bassins d’emploi et les activités industrielles potentielles. Des moyens importants sont déployés pour mener une recherche sérieuse et approfondie.

Si une perspective de reprise se dessine, il est courant d’aménager les calendriers d’information-consultation du CSE pour permettre l’étude approfondie de la solution.

Cette approche a considérablement évolué ces dernières années. Auparavant traitée de manière superficielle, la recherche d’un repreneur est désormais menée avec sérieux, notamment en raison des enjeux locaux et de l’implication des acteurs publics tels que les maires et les préfets. Les entreprises ne cherchent plus simplement à remplir une obligation formelle, mais s’engagent réellement dans cette démarche.

Me Joël Grangé. Je rejoins largement les propos qui viennent d’être tenus. Il est fréquent que la procédure de consultation se poursuive au-delà de la clôture du plan social pour tenter de trouver un repreneur, que ce soit dans la même activité ou dans une autre.

Cependant, force est de constater que l’efficacité réelle de ce dispositif reste limitée. Le nombre de reprises effectives dans le cadre de la loi Florange est très faible, bien que je ne dispose pas de statistiques précises. Cette situation s’explique par le contexte dans lequel ces recherches interviennent. Généralement, l’entreprise fait face à des difficultés économiques ou à des menaces sur son activité. Elle a souvent encore besoin de ses clients et de son outil de production qu’elle envisage de transférer ailleurs. Par conséquent, les possibilités de trouver un repreneur prêt à reprendre l’activité telle quelle sont rares.

Néanmoins, les entreprises et les groupes que j’accompagne s’efforcent toujours de trouver une nouvelle activité pour le site, que ce soit pendant la procédure de licenciement ou après, dans le but de minimiser les conséquences des licenciements.

Me Bénédicte Rollin. Je souhaite appeler votre attention sur un dispositif proche de celui que nous évoquons : l’obligation de revitalisation des territoires. Cette mesure vise à promouvoir l’émergence de nouvelles activités et la création d’emplois en remplacement de ceux qui sont supprimés à l’occasion des licenciements économiques. D’après mes échanges avec des experts-comptables travaillant sur ces questions, ce dispositif mériterait d’être enrichi, notamment à travers une implication plus forte des pouvoirs publics. Le délai de la procédure actuelle est souvent trop court pour que l’obligation légale soit efficacement mise en œuvre. Malheureusement, le dispositif est parfois perçu comme une simple taxe, l’employeur étant tenu de payer une certaine somme s’il ne remplit pas son obligation. Il est regrettable que cette mesure soit réduite à une incitation financière. Nous devrions repenser la revitalisation du territoire dans le cadre de ces licenciements pour en faire un véritable outil de développement économique local.

M. le président Denis Masséglia. Je vous remercie pour cette observation pertinente. En effet, la revitalisation d’un territoire s’étend généralement sur plusieurs années, alors qu’un plan de sauvegarde de l’emploi ne dure que quelques mois. Il serait judicieux d’envisager des modifications législatives pour garantir un engagement à long terme des employeurs, même après la fin du plan. Bien que ces entreprises ne soient pas nécessairement en difficulté financière lorsqu’elles mettent en place un PSE, il semble opportun d’explorer des évolutions dans ce domaine.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Permettez-moi de formuler quelques observations avant de vous inviter à approfondir certains points de vos analyses.

Premièrement, je note, en lien avec nos auditions précédentes, que l’administration n’a aucune connaissance des aides publiques reçues par les entreprises. Ce constat soulève des interrogations importantes.

Deuxièmement, je tiens à rassurer Me Grangé. Notre commission d’enquête ne s’intéresse pas au plaisir éventuel que pourraient prendre des chefs d’entreprise lorsqu’ils licencient. Nous constatons cependant l’existence de licenciements répondant à des logiques boursières ou d’augmentation des profits. Notre préoccupation porte sur l’appréciation du motif économique justifiant les licenciements et sur les moyens d’améliorer la situation.

J’aimerais maintenant vous inviter à développer vos analyses sur plusieurs points.

Me Beziz a évoqué la construction d’alternatives et la capacité d’anticipation des salariés et de leurs représentants face à un plan social. Comment pourrions-nous renforcer leur capacité à élaborer des solutions crédibles, notamment en termes de temporalité ?

Vous avez mentionné la question de la loyauté et du déséquilibre. Quelles sont vos propositions pour rétablir un meilleur équilibre entre les parties ?

Enfin, quelles mesures pourrions-nous envisager pour alléger la pression considérable qui pèse sur les représentants du personnel ?

Me Laurent Beziz. En ce qui concerne l’anticipation et l’élaboration de mesures alternatives par les représentants du personnel, des progrès significatifs ont été réalisés ces trente dernières années. Aujourd’hui, lorsqu’ils bénéficient d’une assistance juridique et économique adéquate, les représentants du personnel conçoivent fréquemment des propositions alternatives portant sur divers aspects, y compris l’ampleur du plan, son périmètre et la nature des emplois supprimés.

Contrairement à ce qui a été avancé précédemment, le livre 2, qui présente la réorganisation et ses conséquences, est bel et bien un champ de négociation. Il est crucial que les discussions ne se limitent pas aux seules mesures d’accompagnement.

Pour améliorer l’anticipation et l’élaboration de mesures crédibles, différentes pistes pourraient être empruntées. Je pense qu’il serait souhaitable que la Dreets ait compétence sur la motivation économique du licenciement et sur la réorganisation elle-même et qu’à partir de ce champ de compétences puissent être construites, avec les représentants du personnel, des mesures crédibles, alternatives au projet de l’employeur. Il faudrait également aménager la procédure de licenciement collectif pour accorder plus de temps à l’étude des projets alternatifs présentés par les représentants du personnel et leurs experts. Renforcer l’obligation légale consistant pour l’employeur à fournir une réponse motivée aux observations du CSE pourrait aussi être envisagé, en s’assurant que les représentants du personnel disposent des moyens nécessaires pour élaborer des propositions étayées. Enfin, il serait pertinent d’impliquer davantage l’administration dans le débat économique de fond.

En réponse à votre question sur la pression subie par les représentants du personnel, je recommande que les Dreets intègrent cette problématique dans leur approche des procédures relatives aux PSE. Il est nécessaire que l’administration prenne l’initiative de contacter les représentants du personnel et qu’elle fasse en sorte que ses agents soient plus visibles et plus accessibles. Il s’agit aussi de mettre en place un accompagnement des représentants du personnel aussi soutenu que celui qui est offert aux directions d’entreprise et d’organiser des rencontres en amont de la procédure, à l’instar de ce qui se fait avec les directions d’entreprise.

Ces mesures permettraient aux représentants du personnel de mieux assumer leurs missions légales, tout en préservant leur santé face à la pression inhérente à ces situations complexes.

Me Joël Grangé. Je considère qu’il existe deux problématiques distinctes : l’éventualité d’un contrôle par l’administration du motif économique invoqué par l’employeur d’une part, l’éventualité d’un contrôle du nombre de postes à supprimer d’autre part. À mon sens, la démarche franchirait une ligne rouge et serait immédiatement censurée par le Conseil constitutionnel pour atteinte à la liberté d’entreprendre. En effet, c’est l’entreprise qui assume le risque et qui doit, par conséquent, déterminer le nombre d’emplois à supprimer.

La législation actuelle prévoit déjà la possibilité d’un débat et d’échanges avec les représentants du personnel, ce qui est tout à fait légitime. L’administration contrôle la régularité de la procédure et dispose du pouvoir de constater son irrégularité si l’employeur n’échange pas sur les éventuelles solutions alternatives présentées par les représentants du personnel.

En revanche, accroître le contrôle de l’administration au-delà de la régularité de la procédure, en l’étendant aux mesures du plan de sauvegarde de l’emploi, au motif économique ou au nombre de suppressions d’emplois, constituerait à mon avis un franchissement de cette ligne rouge. Je me réfère ici au considérant 49 de la décision du Conseil du 12 janvier 2002, qui démontre clairement qu’il n’est pas envisageable de confier un tel contrôle à l’administration.

L’autorisation administrative de licenciement a été la règle par le passé mais elle a été abandonnée en 1986, bien avant que je ne prête serment.

Mme Nadia Gssime. Sur le contrôle par l’administration du motif économique et des projets alternatifs, il y a en effet un obstacle constitutionnel. D’un point de vue pratique, je tiens à souligner que ce n’est pas le rôle de l’administration d’étudier ou d’intervenir dans la gestion économique de l’entreprise. Un agent administratif n’a pas les compétences pour évaluer la pertinence des projets. Bien que l’on puisse envisager une formation, cela me semble particulièrement complexe de faire intervenir l’administration sur ces questions.

Quant à l’accompagnement du CSE par l’administration, son efficacité varie selon les territoires. Dans certaines régions, cela se fait aisément, tandis que dans d’autres, des contraintes d’effectifs ou de surcharge de travail peuvent rendre l’administration moins accessible. Néanmoins, le CSE et les délégués syndicaux disposent des coordonnées de l’administration. Si tel n’est pas le cas, il y a une défaillance, car le premier contact entre l’administration et l’employeur consiste à demander la transmission de ces coordonnées aux représentants du personnel et aux délégués syndicaux.

Il n’y a pas nécessairement besoin d’un dispositif parallèle pour renforcer le rôle de l’administration. Il suffirait de lui demander d’organiser au moins une réunion d’ouverture dans toutes les procédures, à charge pour elle de s’organiser en interne pour y parvenir. Je tiens à souligner que les agents administratifs sont particulièrement sensibilisés au fait que les représentants du personnel et les délégués syndicaux n’ont généralement pas de formation juridique. Il existe une réelle volonté de l’administration d’accompagner au plus près les représentants du personnel, même si cela n’est malheureusement pas toujours réalisable.

Me Bénédicte Rollin. Je souhaite appeler l’attention sur le problème d’accès à l’information pour les représentants du personnel dans l’élaboration des solutions alternatives. Certes, ils ont accès à un expert-comptable avec un large champ de mission. Cependant, le temps de consultation est tellement restreint que les négociations sont souvent très avancées quand les informations sont transmises à l’expert-comptable. On peut apprécier que le délai soit défini, mais il est si court qu’il ne permet pas réellement l’élaboration de solutions alternatives.

Les modifications du contrat de travail ne sont pas soumises au contrôle de la Dreets. Or, cela a également un impact sur l’emploi. Nous sommes parfois confrontés à des situations dans lesquelles les représentants du personnel, forts de leur connaissance des métiers, nous signalent que le projet comporte plus de modifications d’emplois que ce qui a été annoncé. Nous n’avons aucun moyen de saisir cette erreur dans le projet, hormis par la négociation. La Dreets pourrait intervenir pour identifier les modifications du contrat de travail et exiger leur présentation aux représentants du personnel.

Par ailleurs, il faut avoir à l’esprit que la majorité des CSE n’est pas dominée par des organisations syndicales. Par conséquent, la connaissance du cadre de la procédure y est quasiment nulle.

Pour favoriser la loyauté, je suggère de rendre obligatoire la conclusion d’un accord de méthode, ce qui est actuellement facultatif. Cet accord pourrait prévoir davantage de moyens financiers, de formation, de temps et éventuellement la présence des suppléants en réunion pour augmenter le nombre de représentants du personnel capables de répondre aux nombreuses questions des salariés. Il faudrait également moderniser les moyens de communication des représentants du personnel, actuellement archaïques, surtout à l’ère du télétravail et des entreprises multi-sites.

Il est important de noter, enfin, que les intérêts des salariés qui restent diffèrent de ceux des salariés qui partent. Si une procédure courte peut apporter plus de sécurité et de prévisibilité pour ceux appelés à partir, une procédure plus longue permet, pour ceux qui restent, d’analyser l’impact du projet de réorganisation, notamment sur la charge de travail qui va souvent augmenter. Ce temps permet aux experts d’évaluer cette charge et de formuler des propositions alternatives. Il faut reconnaître que les représentants du personnel possèdent une véritable connaissance du terrain et des métiers, ce qui leur permet de modifier parfois les projets de réorganisation en expliquant aux employeurs les raisons prévisibles de leur échec, compte tenu du nombre de suppressions d’emplois prévues.

Me Éliane Chateauvieux. Je souhaite apporter quelques précisions. L’administration du travail entretient des échanges fréquents avec les représentants du personnel. En effet, la première version du livre 1 préparée par l’entreprise doit obligatoirement inclure les contacts de l’administration. Bien que ces contacts puissent évoluer, cette information est communiquée très en amont, dès le déclenchement de la procédure. Grâce à Rupco, on est en mesure de fournir immédiatement les coordonnées de l’interlocuteur en charge du dossier. Ces informations sont systématiquement transmises aux membres du CSE et aux syndicats au début de la négociation.

L’expertise permet également d’aborder l’ensemble des sujets de manière approfondie. Lorsque j’ai dit que le livre 2 n’était pas soumis à la négociation collective, cela ne signifie nullement qu’il n’y aurait pas de discussions sur les propositions alternatives émanant du CSE, bien que celles-ci soient relativement rares. Il est plus fréquent que les débats portent, dans certains services, sur la réduction du nombre des suppressions d’emplois, notamment au regard des problématiques de charge de travail.

La question de la charge de travail fait l’objet d’une attention particulière et d’un contrôle rigoureux de la part de l’administration. Celle-ci s’assure qu’une étude approfondie de tous les impacts de la réorganisation sur la charge de travail des personnes restantes est menée. Bien qu’elle ne puisse vérifier concrètement l’exactitude des éléments fournis, faute de moyens, le travail d’identification des reports de charge est minutieusement documenté. Il est présenté au CSE, examiné par les experts et discuté au cours de la procédure. Ces aspects ne sont aucunement négligés, mais au contraire traités avec sérieux lors des procédures d’information et de consultation.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


5.   Audition, ouverte à la presse, de M. Aymeric Morin, directeur général adjoint délégué chargé de l’offre de services de France Travail, M. Jean‑Pierre Tabeur, directeur des services aux demandeurs d’emploi, et Mme Virginie Met, responsable du département dispositifs spécifiques et inclusion par l’emploi au sein de la direction des services aux demandeurs d’emploi (mardi 1er avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Aymeric Morin, directeur général adjoint délégué chargé de l’offre de services de France Travail, M. Jean-Pierre Tabeur, directeur des services aux demandeurs d’emploi, et Mme Virginie Met, responsable du département dispositifs spécifiques et inclusion par l’emploi au sein de la direction des services aux demandeurs d’emploi ([5]).

M. le président Denis Masséglia. Nous accueillons M. Aymeric Morin, directeur général adjoint délégué chargé de l’offre de services de France Travail, M. Jean‑Pierre Tabeur, directeur des services aux demandeurs d’emploi, et Mme Virginie Met, responsable du département dispositifs spécifiques et inclusion par l’emploi au sein de la direction des services aux demandeurs d’emploi.

Je rappelle que l’opérateur France Travail, qui a succédé à Pôle emploi à la faveur de la réforme portée par la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi, compte parmi ses missions l’accueil, l’information et l’orientation de toutes les personnes dans la recherche d’un emploi, d’une formation, d’un conseil professionnel, d’une aide à la mobilité ou à l’insertion sociale et professionnelle mais aussi la collecte des offres des entreprises et la mise en relation de ces dernières avec les demandeurs d’emploi ou encore l’indemnisation des ayant-droits pour le compte de l’organisme gestionnaire du régime d’assurance chômage et pour le compte de l’État.

Je vous informe que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Aymeric Morin, M. Jean-Pierre Tabeur et Mme Virginie Met prêtent serment.)

M. Aymeric Morin, directeur général adjoint délégué chargé de l’offre de services de France Travail. Je vais débuter par un propos liminaire avant d’aborder plus précisément les questions qui nous ont été transmises. Il est essentiel de rappeler le contexte dans lequel intervient France Travail. Je souhaite également évoquer la conjoncture actuelle.

Nous observons actuellement une dégradation de la conjoncture, une augmentation des défaillances d’entreprises et une hausse des inscriptions à France Travail à la suite de licenciements économiques. Sur les deux dernières années, nous avons enregistré plus de 48 000 inscriptions pour ce motif. Cependant, il est important de souligner que le contexte reste incertain. Le taux de chômage actuel, qui oscille entre 7,6 % et 7,8 % selon les prévisions de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et de la Banque de France, est l’un des plus bas de ces quarante dernières années. De plus, les tensions de recrutement et les difficultés anticipées par les entreprises demeurent élevées. Nous publierons prochainement une nouvelle enquête sur les besoins en main-d’œuvre des entreprises.

L’action de France Travail porte principalement sur le contrat de sécurisation professionnelle (CSP) proposé dans le cadre de la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Ce dispositif conventionnel, négocié par les partenaires sociaux en 2011, a fait l’objet de plusieurs avenants, le dernier prolongeant son application jusqu’à décembre 2025. La convention définit le contenu, les conditions d’octroi et les modalités de déroulement du CSP. Notre action est encadrée par cette convention, contrairement à d’autres domaines où nos objectifs et indicateurs sont fixés par l’État et les partenaires sociaux. Nous sommes donc dans l’exécution stricte des stipulations de cette convention.

France Travail n’est qu’un acteur parmi d’autres dans l’accompagnement des mutations économiques. Les entreprises de plus de mille salariés sont soumises à la législation sur le congé de reclassement et ne sont donc pas tenues de proposer le CSP. Notre intervention s’articule avec celle de l’employeur, qui reste le premier responsable de l’accompagnement de ses salariés, ainsi qu’avec l’État, notamment par l’intermédiaire des directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets), qui valident ou homologuent les PSE.

Le dispositif du CSP n’a pas été touché par la récente réforme introduite par la loi pour le plein emploi et la transformation de Pôle emploi en France Travail. Cependant, une négociation est prévue avant la fin de l’année 2025, ce qui pourrait être l’occasion d’envisager des modifications pour le dispositif.

Le CSP s’inscrit dans une logique proactive d’accompagnement intensif et limité dans le temps, qui mobilise les leviers les plus efficaces pour le retour à l’emploi. Depuis sa création, environ deux millions de salariés ont bénéficié du dispositif, qui affiche des résultats encourageants en termes d’accès à l’emploi et d’insertion durable. À partir de neuf mois, le taux d’accès à l’emploi des bénéficiaires dépasse celui du « tout public », y compris pour des profils généralement plus favorisés sur le marché du travail. De plus, le taux d’insertion durable dans l’emploi, c’est-à-dire sur des contrats de plus de six mois ou à durée indéterminée (CDI), est significativement supérieur à celui que l’on observe avec les dispositifs d’accompagnement classiques, l’écart étant d’environ dix points.

Ce dispositif peut être complété par une action plus spécifique de France Travail quand les situations le nécessitent. J’évoquais la mise en place de cellules d’appui à la sécurisation professionnelle (Casp). Pour certains PSE, en raison de leurs caractéristiques, sont nécessaires une action, une coordination renforcée de France Travail. On a eu récemment le cas de l’entreprise Milee, caractérisée par un très grand nombre de salariés assez autonomes qui exerçaient une activité pour l’entreprise en complément d’une autre activité et qui étaient installés à des endroits différents sur le territoire. Dans ce cadre-là, France Travail a mis en place une action particulièrement renforcée : coordination de l’ensemble des acteurs au moyen d’une task force, démarches pour présenter le dispositif aux salariés, traitement des demandes d’indemnisation raccourci dans le temps, compte tenu de la situation financière du public concerné. On pourrait y revenir, mais il nous arrive aussi d’adapter le dispositif au regard des spécificités de la situation.

Je voudrais également vous dire que l’action de France Travail en matière de prévention des difficultés économiques, au-delà du CSP et de l’accompagnement des demandeurs d’emploi, suit deux axes importants.

Premièrement, une anticipation à moyen terme des difficultés, comme l’illustre le « plan auto », cofinancé par l’État et les acteurs de la filière, qui offre des dispositifs renforcés d’accompagnement, de formation et d’indemnisation.

Deuxièmement, une anticipation à long terme des besoins en compétences des territoires, visant à prévenir les inadéquations entre l’offre et la demande d’emploi. France Travail renforce sa capacité à anticiper l’évolution des besoins en compétences, à coordonner l’achat de formations pertinentes et à organiser des événements promouvant l’attractivité des métiers.

Nous envisageons de renforcer l’intervention précoce de France Travail, un point souligné dans le rapport de Thibaut Guilluy, préfigurateur de France Travail. L’idée serait de s’inspirer du modèle allemand pour anticiper les fins de contrat de travail au-delà du cadre du CSP. À court terme, nous réfléchissons à améliorer l’articulation entre les services de l’État et France Travail dans l’anticipation des difficultés économiques et la gestion des PSE.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je suis particulièrement intéressé à l’idée d’obtenir une première série de données sur les inscriptions à France Travail résultant d’un licenciement économique, d’un PSE ou d’une rupture conventionnelle au premier trimestre 2025, ainsi que sur les prévisions pour le reste de l’année. Ces informations éclaireraient considérablement nos travaux et nos réflexions.

M. Jean-Pierre Tabeur, directeur des services aux demandeurs d’emploi. Nous ne disposons pas de données pour le premier trimestre 2025. Les données pour le dernier trimestre 2024 sont encore prévisionnelles et doivent être corrigées pour éviter qu’il y ait des doublons dans les inscriptions. L’inscription étant un acte de gestion, elle peut être modifiée à la suite du travail des conseillers, notamment lorsque le motif déclaré par la personne s’inscrivant s’avère inexact. Ce travail de vérification est en cours. France Travail n’a pas vocation à faire de la prospective sur ce sujet, ce qui explique que nous n’ayons pas de données complémentaires à fournir.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous éclairer sur l’évolution des inscriptions depuis 2013, en distinguant les différents motifs d’inscription ? Selon vous, quels sont les éléments marquants et comment pourrait-on caractériser ces évolutions sur la période ?

M. Jean-Pierre Tabeur. Nous vous fournirons bien sûr un tableau détaillé avec l’ensemble des données. Entre 2013 et 2024, le nombre global d’inscriptions recensées à France Travail s’échelonne entre 4,6 millions et 5,1 millions, selon les années. Le plus haut niveau fut atteint en 2015 avec 5,1 millions d’inscriptions et le plus bas niveau fut observé en 2013 avec 4,6 millions d’inscriptions. En 2024, on en compte 5 millions. Il y a donc une variation assez faible du nombre d’inscriptions, qui est liée à l’élargissement des missions de France Travail et notamment, sur la dernière année, aux tests réalisés en préfiguration de la récente réforme. Nous avons inscrit de manière automatique des jeunes de moins de 26 ans, des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) qui viennent augmenter le nombre de ces inscriptions. Il y aura donc un effet mécanique d’augmentation dans l’année compte tenu de ladite réforme.

En 2022, on recensait 113 299 inscriptions consécutives à des licenciements économiques, le volume le plus faible d’inscriptions recensé. Le volume le plus élevé fut atteint en 2013, avec 196 957 inscriptions. La variation est relativement faible. Par ailleurs, le nombre d’inscriptions consécutives à une rupture conventionnelle est passé de 285 816 en 2013 à 474 293 en 2024. La fluctuation est plus forte. Il y a également une augmentation importante, notamment ces dernières années, des démissions. Le chiffre a doublé en dix ans pour passer de 160 974 en 2013 à 322 879 en 2024.

Les inscriptions consécutives à des licenciements économiques représentent, en fonction des années, entre 2,3 % et 4,2 % du total des inscriptions, ce qui est faible. En volume, les inscriptions les plus nombreuses – entre 1,6 million et 1,5 million par an – sont le fait des fins de contrats à durée déterminée (CDD) et de contrats d’intérim.

C’est en 2022 que les inscriptions consécutives à des licenciements économiques ont été les moins nombreuses. Depuis, le nombre augmente – 135 765 inscriptions en 2023 et 161 000 en 2024 – bien qu’il n’atteigne pas le niveau du début des années 2010.

M. le rapporteur. Pouvez-vous préciser le profil des demandeurs d’emploi inscrits à France Travail à la suite d’un licenciement économique, leur répartition par secteur d’activité, par région, par âge, par genre, par catégorie socioprofessionnelle ?

M. Jean-Pierre Tabeur. Nous vous transmettrons un tableau qui détaille l’ensemble de ces caractéristiques.

Je peux vous indiquer qu’il y a une surreprésentation des hommes (+ 4,8 points) et des seniors de 50 ans et plus (+ 15,5 points). À l’inverse, il y a une plus faible représentation des moins de 25 ans (– 17,7 points).

Ces demandeurs d’emploi travaillent dans les secteurs du support à l’entreprise (20,6 % des cas), du commerce, de la vente et de la grande distribution (16 % des cas), de la construction ainsi que du bâtiment et des travaux publics (BTP) (11,7 % des cas). Ils travaillent aussi dans les secteurs du transport et de la logistique (10,4 % des cas) ou des services à la personne et à la collectivité (9,8 % des cas).

Il est difficile de faire une distinction en fonction du niveau de diplôme. La part des demandeurs d’emploi sans diplôme inscrits après un licenciement économique est de 20,6 %, la part des inscrits titulaires d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) ou d’un brevet d’études professionnelles (BEP) est de 22 %, la part des inscrits titulaires du baccalauréat est de 20,2 %, la part des inscrits ayant un niveau d’études équivalent à « bac + 2 » est de 14,2 % et la part des inscrits ayant un niveau d’études équivalent à « bac + 3 » et plus est de 23,1 %.

Enfin, les employés non qualifiés sont sous-représentés dans la catégorie des demandeurs d’emploi inscrits à la suite d’un licenciement économique (– 14,4 points). En revanche, les techniciens, les agents de maîtrise et les cadres sont surreprésentés. Les cadres sont en revanche moins concernés par d’autres types de rupture du contrat de travail.

M. le rapporteur. Pouvez-vous présenter les dispositifs d’accompagnement et d’indemnisation destinés aux salariés licenciés économiquement, notamment dans le cadre d’un PSE, et préciser en quoi ils se distinguent des dispositifs prévus pour les autres types de rupture du contrat de travail ?

Mme Virginie Met, responsable du département dispositifs spécifiques et inclusion par l’emploi au sein de la direction des services aux demandeurs d’emploi. Le CSP est un dispositif qui vise à organiser un retour rapide à un emploi durable, défini comme un CDI, un CDD de plus de six mois, la création ou la reprise d’une entreprise. Il s’agit d’un accompagnement intensif sur douze mois, qui offre un suivi renforcé et personnalisé par des professionnels dédiés.

L’allocation de sécurisation professionnelle (ASP) est particulièrement avantageuse, son montant étant généralement supérieur à celui de l’allocation d’aide au retour à l’emploi (ARE). Elle équivaut au salaire net pour les salariés ayant au moins un an d’ancienneté dans l’entreprise. Des aides spécifiques complètent le dispositif : l’indemnité différentielle de reclassement (IDR), qui compense une éventuelle perte de salaire sur douze mois, et la prime de reclassement en cas de reprise d’un emploi. La protection sociale est également renforcée.

Le CSP est le dispositif le plus avantageux parmi ceux proposés par France Travail. Outre un accompagnement renforcé, il offre un accès immédiat aux formations, sans délai d’attente. Le seul inconvénient pourrait être l’abandon de l’indemnité de préavis, mais cela est largement compensé par les autres avantages.

L’efficacité du CSP est confirmée par la satisfaction de ses bénéficiaires. Selon la dernière enquête trimestrielle réalisée par Ipsos en janvier 2025, 85 % des répondants estiment que les informations relatives au dispositif sont claires et 86 % les jugent suffisantes. Du reste, 85 % se déclarent globalement satisfaits du suivi, 92 % de la qualité des échanges avec leurs conseillers et 94 % de leur disponibilité. Enfin, 87 % sont satisfaits du traitement de leurs dossiers d’indemnisation.

M. le rapporteur. Le baromètre de la perception du chômage et de l’emploi, réalisé par l’Unédic, révèle que les Français ont une connaissance partielle des situations ouvrant droit au chômage et de leurs propres droits. Quelle est votre analyse à ce sujet ? Pouvez-vous préciser la situation particulière des licenciés économiques, notamment dans le cadre d’un PSE ?

M. Jean-Pierre Tabeur. En préambule, je tiens à souligner que l’ensemble de la réglementation sur le chômage est directement consultable sur nos sites. Nous mettons à disposition des outils de simulation de calcul des droits, qui permettent de comparer les dispositifs. Ces ressources sont essentielles pour éclairer les choix du salarié, notamment au sujet du contrat de sécurisation professionnelle proposé par l’employeur.

Nous disposons de nombreuses ressources pédagogiques, telles que des vidéos explicatives produites par l’Unédic, qui détaillent l’ensemble des dispositifs, y compris les principes d’un PSE et d’un projet de reclassement. Cependant, nous sommes conscients que ces informations ne suffisent pas toujours.

Il est important de rappeler que l’employeur a l’obligation légale de proposer le CSP, lorsque l’entreprise compte moins de mille salariés, dès lors que les salariés y sont éligibles. Cette obligation vaut pour chaque salarié dont le licenciement économique est envisagé. En cas de manquement, une pénalité sous forme de contribution spécifique est appliquée et recueillie par France Travail. La sanction pour non-respect équivaut à deux mois de salaire brut.

Nos conseillers savent identifier les situations dans lesquelles le CSP n’aurait pas été proposé à une personne éligible lors de son inscription. Dans ce cas, ils proposent le bénéfice du CSP et, si le salarié accepte, la contribution de l’entreprise défaillante est portée à trois mois de salaire brut.

Nous organisons au bénéfice des salariés des séances d’information, souvent en collaboration avec les services des ressources humaines des entreprises. Ces séances peuvent se tenir dans les locaux des entreprises, dans nos agences, chez un partenaire territorial ou à distance.

En complément, nous fournissons des informations par téléphone – au numéro 3949 –ou dans nos agences de proximité. Notre approche proactive vise à sécuriser l’entrée dans le dispositif de sorte qu’un bénéficiaire potentiel ne soit pas orienté par erreur vers le régime général.

M. le rapporteur. Les licenciés économiques qui bénéficient d’un contrat de sécurisation professionnelle apparaissent dans les statistiques du chômage en catégorie D, en tant que stagiaires de la formation professionnelle, et non dans les catégories A, B ou C, qui regroupent les demandeurs d’emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi. Pensez-vous que cette classification pourrait fausser la réalité statistique des licenciements économiques ?

M. Jean-Pierre Tabeur. Cette question sur les catégories statistiques soulève régulièrement des débats et nourrit diverses analyses, parfois partisanes. Il est important de souligner que cette classification n’est pas une invention de France Travail. Elle a été établie dans la convention portant sur le CSP signée par les partenaires sociaux, dont la dernière version, qui date de 2015, est renouvelée chaque année.

L’origine de cette classification remonte aux années 2000, époque où elle a été retenue pour deux dispositifs : le contrat de transition professionnelle (CTP) et le contrat de reconversion professionnelle (CRP). Ces dispositifs mettaient l’accent sur la reconversion professionnelle et la formation. C’est probablement ce qui a motivé les partenaires sociaux et l’État dans leur choix à l’époque, bien qu’il puisse sembler moins pertinent aujourd’hui.

Je reconnais que la lisibilité des règles en la matière peut être complexe pour le grand public. Cependant, pour les économistes et les professionnels, l’ensemble des données est accessible. La direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail publie sur son site Internet des données trimestrielles détaillées, qui permettent de faire une analyse précise des dispositifs publics d’accompagnement des restructurations.

En conclusion, je dirais que cette classification ne fausse pas la réalité statistique, puisque toutes les données sont accessibles. Néanmoins, elle peut effectivement rendre compliquée la lecture des chiffres du chômage pour le grand public.

M. Aymeric Morin. L’évolution des catégories d’inscription est un sujet traité en collaboration avec le conseil national de l’information statistique (Cnis). À France Travail, nous avons créé de nouvelles catégories, au 1er janvier, à la suite de la mise en œuvre de la loi pour le plein emploi. Nous venons de modifier ces catégories et nous avons intégré environ un million de demandeurs d’emploi depuis le 1er janvier 2025. Ce chiffre comprend les personnes sollicitant le bénéfice du revenu de solidarité active et les jeunes qui ont besoin d’un accompagnement. Nous sommes donc dans un contexte d’instabilité statistique. Au vu de cette situation, il est tout à fait pertinent de remettre en question l’inscription en catégorie 4. Cependant, il sera nécessaire de prendre le temps de consulter le Cnis et d’accorder une période d’adaptation aux différents acteurs de la statistique et de l’économie pour qu’ils se familiarisent avec les nouvelles catégories, notamment les catégories 9 et 10. Cela permettra d’assurer que ces changements soient assimilés à un rythme acceptable par tous les intervenants.

M. Jean-Pierre Tabeur. Je rappelle que ces catégories sont avant tout des outils de gestion opérationnelle. Les données que nous en tirons reflètent la réalité de l’ensemble des demandeurs d’emploi inscrits à France Travail. Une part significative de ces personnes se trouve dans des situations d’activité variées. Par exemple, certaines viennent de retrouver un contrat à durée déterminée mais restent inscrites pendant leur période d’essai. L’existence de ces catégories nous permet d’offrir un service adapté à chaque situation, dans une optique très opérationnelle. C’est pour cette raison que le ministère du travail a, il y a quelques années, mis en avant le taux de chômage calculé à travers l’enquête emploi de l’Insee, qui est plus conforme aux normes internationales de comparaison. Ce taux n’est pas basé sur nos catégories administratives. Nous sommes conscients que ces nuances sont souvent réservées aux experts et que l’opinion publique peut avoir du mal à les appréhender, ce qui explique l’intérêt porté à ce sujet.

M. le rapporteur. Une dernière question : jugeriez-vous pertinent d’associer France Travail à l’analyse des PSE afin de renforcer les synergies entre les différents acteurs dans les bassins d’emploi ?

M. Aymeric Morin. Comme je l’ai mentionné en introduction, il y a un réel enjeu à renforcer notre coopération avec les services de l’État. Cependant, il convient de préciser ce que l’on entend par « intégrer France Travail à l’analyse des PSE ». Un PSE, avec son livre 1 et son livre 2, comporte des mesures techniques et précises qui dépassent le seul cadre de l’insertion professionnelle et de l’accompagnement vers l’emploi des personnes concernées. Je ne pense pas que France Travail ait vocation à émettre un avis sur l’ensemble du PSE. Cette compétence est bien établie au sein des Dreets, avec une jurisprudence administrative stable. Le processus d’homologation et de validation des PSE fonctionne efficacement aujourd’hui. Je doute que nous ayons une réelle valeur ajoutée sur cet aspect analytique.

En revanche, il serait pertinent de renforcer les coopérations territoriales pour anticiper les PSE à venir. Souvent, des liens existent déjà entre l’entreprise et les services de l’État en prévision des mutations économiques. Nous devrions intensifier cette anticipation, notamment au sujet des volumes de personnes concernées, en distinguant le reclassement interne et externe. Ces données sont cruciales pour France Travail. D’ailleurs, nous travaillons déjà étroitement avec Business France pour anticiper les implantations étrangères et nous pourrions étendre cette approche aux potentiels départs d’entreprises et aux « décrutements » dans les territoires.

Nous sommes tout à fait favorables à une association plus structurelle et à un partage d’informations renforcé dans ce cadre. À l’inverse, nous impliquer dans l’analyse détaillée et concrète du PSE ne me semble pas être un rôle que nous avons vocation à jouer.

M. le rapporteur. Existe-t-il des territoires dans lesquels la coopération renforcée que vous évoquez serait déjà expérimentée de manière plus poussée ? Y a-t-il des situations particulières que nous devrions observer attentivement ?

M. Aymeric Morin. Je n’ai pas d’exemple précis en tête, mais je peux vous exposer des cas de coopération efficace. La diversité des situations repose sur plusieurs facteurs. Tout d’abord, il y a une dimension géographique : l’importance des PSE varie selon les territoires. Par exemple, l’Île-de-France est particulièrement active en la matière, ce qui implique probablement des coopérations plus structurées du fait de la récurrence des cas. Ensuite, la qualité de la coopération dépend évidemment des relations interpersonnelles qui se nouent entre les acteurs. Enfin, la relation avec l’entreprise joue un rôle crucial, certaines étant très attentives à la circulation de l’information, notamment dans les cas de reprise d’entreprise, pour faciliter les plans d’investissement ou les procédures collectives.

Ces trois facteurs expliquent l’hétérogénéité des situations sur le territoire, variables dans le temps et l’espace. Nous pouvons néanmoins vous fournir des exemples concrets de coopération. Il faut distinguer deux niveaux : la coopération avec France Travail dans le cadre du processus d’homologation ou de validation du PSE et la nouvelle gouvernance du réseau pour l’emploi, instaurée par la loi pour le plein emploi. Cette dernière prévoit des comités locaux pour l’emploi à l’échelle des bassins d’emploi, des comités départementaux et régionaux. Ces instances, qui réunissent l’ensemble des acteurs du réseau pour l’emploi, peuvent être pertinentes pour aborder les enjeux de mutation économique. Par exemple, dans un bassin d’emploi confronté à la fermeture d’un site important, le comité sera le lieu privilégié pour articuler et coordonner l’action des différents acteurs.

M. Jean-Pierre Tabeur. Je souhaite aborder un enjeu très opérationnel que j’ai expérimenté dans la Somme il y a quelques années. La question fondamentale, en lien avec votre dernière interrogation, est de trouver le juste équilibre dans la coopération entre les obligations de l’employeur et l’action des pouvoirs publics, notamment des opérateurs publics. La finesse de cette collaboration est cruciale.

Il faut d’abord éviter qu’un employeur cherche à limiter les mesures de son PSE en comptant excessivement sur les dispositifs publics, notamment l’accompagnement délégué par France Travail. Même lorsque cela n’est pas l’intention de l’employeur, il est essentiel que les salariés comprennent correctement cette collaboration et n’en aient pas une perception erronée.

J’ai en mémoire des situations dans lesquelles l’intervention de France Travail auprès des salariés s’est révélée extrêmement délicate, en raison du calendrier de la négociation ou de l’ambiance dans l’entreprise. L’arrivée d’un représentant de France Travail peut envoyer un signal qui, s’il n’est pas correctement interprété, peut être mal vécu par les salariés.

Il y a donc un enjeu de temporalité à prendre en compte, y compris en complémentarité des actions des collectivités. Dans certains PSE, l’intervention du conseil régional était à considérer. L’objectif est de trouver le juste milieu pour éviter d’interférer, parfois contre notre gré, soit dans le dialogue social, soit dans les intentions de l’employeur quant aux dispositions qu’il compte prendre.

Cet équilibre n’est pas simple à trouver. Il s’agit d’un aspect fondamental à prendre en compte dans l’analyse de ces coopérations.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez indiqué qu’une part importante des PSE est mise en œuvre en Île-de-France, principalement en raison de la localisation des sièges sociaux. Cependant, force est de constater que les salariés concernés ne sont pas nécessairement rattachés à ces sièges. Disposez-vous de données précises sur ce point ? Mon hypothèse est que le nombre de personnes affectées par les PSE hors d’Île-de-France pourrait être supérieur à celui des personnes affectées qui se trouvent en région parisienne.

Cela me conduit à poser une autre question. Ne serait-il pas judicieux d’envisager la mise en œuvre des PSE dans les zones géographiques où se concentre la majorité des employés concernés ? Pour illustrer mon propos, je prends l’exemple de l’entreprise Michelin : le PSE semble être élaboré à Clermont-Ferrand alors que les salariés concernés se trouvent principalement à Cholet et Vannes.

M. Aymeric Morin. Cette problématique comporte plusieurs aspects. Certains sujets dépassent les attributions de France Travail en tant qu’opérateur, notamment les règles du code du travail régissant le déroulement des PSE, leur négociation et la détermination de l’autorité compétente pour leur validation ou leur homologation.

Votre question m’invite à évoquer le dispositif baptisé « prestation grand licenciement » (PGL). Lorsqu’un licenciement affecte non seulement le siège d’une entreprise, mais aussi des salariés répartis sur l’ensemble du territoire, notre défi est d’assurer un accompagnement uniforme et de qualité partout en France. Ce dispositif, décidé par l’État et déployé par France Travail, s’applique dans le cadre de l’accompagnement proposé, quel qu’il soit.

Quant à la question de savoir si le PSE devrait être défini et décidé au niveau de chaque site ou établissement au sens du code du travail, je pense que cette réflexion relève davantage des services de l’État, forts de leur expérience dans la négociation des PSE. Cela soulève des interrogations sur le lieu de négociation du PSE et sur les rôles respectifs du comité central et des comités d’établissement.

M. le président Denis Masséglia. Je précise que je ne préconise pas une multiplication du nombre des PSE. Mon intention est plutôt qu’il soit tenu compte des zones géographiques dans lesquelles le nombre de salariés concernés est le plus élevé.

M. Jean-Pierre Tabeur. Il y a de nombreuses situations dans lesquelles les projets de licenciements touchent plusieurs sites. Les cellules de reclassement interviennent alors avec des antennes locales pour assurer une proximité maximale. Il y a là une préoccupation récurrente.

La proximité des accompagnateurs peut être garantie dans ces situations. Lorsque l’entreprise gère le reclassement, elle a toute latitude pour organiser cette proximité. Le réseau de France Travail est suffisamment étendu pour que ses agents soient proches de l’ensemble des salariés à l’occasion de la mise en œuvre d’un projet de licenciement de grande ampleur.

Dans un cas « extrême », plusieurs centaines de conseillers de France Travail ont été mobilisés et répartis sur le territoire. La grande majorité d’entre eux intervenait à proximité du lieu de résidence des salariés concernés. Il est évident que le fait d’obliger un salarié à se déplacer sur plusieurs dizaines ou centaines de kilomètres pour accéder à sa cellule de reclassement située au siège de l’entreprise serait peu opérant. J’ai constaté que la pratique inverse est courante et qu’aucun obstacle majeur ne s’y oppose.

M. Aymeric Morin. Il est effectivement crucial de distinguer le niveau de négociation du PSE de sa mise en œuvre opérationnelle.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Ma question porte sur le mouvement de grève en cours à France Travail, sujet que je ne peux aborder en détail dans le cadre de cette audition. Un nombre important de personnes ont été inscrites à France Travail, ce qui engendre une surcharge de travail significative. Cette situation est d’autant plus préoccupante que le patronat évoque régulièrement des difficultés de recrutement.

C’est sur la base de ces difficultés supposées qu’ont été justifiés des licenciements massifs sans réelle justification économique, ainsi que la réduction des droits à l’assurance chômage et l’assouplissement du droit du travail.

Pouvez-vous confirmer les chiffres avancés par la Dares lors de son audition par notre commission d’enquête, selon laquelle il y aurait 5,7 millions de demandeurs d’emploi inscrits à France Travail pour seulement 480 000 emplois disponibles ?

M. Aymeric Morin. Votre question soulève plusieurs points. La mise en œuvre de la loi pour le plein emploi confie effectivement à France Travail de nouvelles missions d’envergure, tant dans l’accompagnement des publics que dans celui des entreprises. Nous sommes notamment chargés d’accompagner toutes les entreprises exprimant des besoins de recrutement, ainsi que l’ensemble des personnes nécessitant un accompagnement.

Il est crucial de comprendre que cette réforme se déploie progressivement. Depuis le 1er janvier 2025, nous avons élargi l’inscription à toutes les personnes sollicitant le RSA et à l’ensemble des jeunes en recherche d’emploi. Cela a effectivement entraîné l’inscription ou la réinscription d’environ un million de personnes à France Travail. Certains de ces publics avaient déjà pu être inscrits par le passé.

Cette évolution représente un défi majeur, notamment en termes de collaboration avec nos partenaires de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) pour la mise en place de flux de données informatiques. Cependant, en ce qui concerne la charge de travail, notre effort se concentre actuellement sur ce que nous appelons les « nouveaux demandeurs d’emploi », soit les personnes sollicitant pour la première fois le RSA ou les jeunes s’inscrivant pour la première fois. Nous avons ainsi réalisé des entretiens et signé des contrats d’engagement avec environ 200 000 personnes dans ce cadre.

Aux termes de la loi, la redynamisation de l’accompagnement de l’ensemble des personnes inscrites doit se faire d’ici 2027. Nous procédons donc par étapes, en nous concentrant d’abord sur les nouveaux inscrits avant d’étendre progressivement notre action à l’ensemble des bénéficiaires.

Je tiens à souligner la distinction qu’il faut faire entre l’inscription et l’accompagnement. Il est essentiel de noter que la charge de travail issue de la réforme progresse graduellement. Le directeur général a présenté les objectifs de France Travail pour l’accompagnement des entreprises. Nous devons accroître notre capacité à mener des prospections pour contacter davantage d’entreprises et renforcer les services que nous pouvons leur proposer.

Je n’ai pas de commentaires à faire sur les moyens alloués à l’opérateur, que ce soit par l’Unédic ou par l’État dans le cadre de la loi de finances. L’opérateur bénéficie de moyens relativement stables. Pour relever le défi, l’opérateur a mis en place un plan d’efficience visant principalement à automatiser les activités qui s’y prêtent, notamment celles présentant le moins de valeur ajoutée, et à simplifier son organisation et ses procédures. L’objectif consiste à pouvoir, au cours des trois prochaines années, redéployer des ressources auprès des demandeurs d’emploi et des entreprises.

L’opérateur a une stratégie claire et le dialogue social avec les organisations syndicales est permanent. Nous devons remplir des missions plus nombreuses dans un contexte budgétaire contraint, ce dont nous avons tous conscience.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). La Dares a fait état de 480 000 emplois disponibles et vos données font état de 5,7 millions de personnes demandeuses d’emploi. Ces données sont‑elles exactes ? Pouvez-vous les confirmer ?

M. Aymeric Morin. Il convient d’être prudent dans la comparaison de ces chiffres. Effectivement, on cite souvent le chiffre de 5,7 millions de demandeurs d’emploi, mais il faut le nuancer. Cet ensemble comprend des personnes en intérim, certaines ayant déjà une activité, d’autres alternant des périodes d’activité et de chômage, et un certain nombre d’individus qui n’ont pas nécessairement de freins périphériques à lever et ne sont pas directement en recherche d’emploi. Il faut éviter d’analyser les chiffres des inscrits à France Travail trop hâtivement.

Par ailleurs, environ un million d’offres sont comptabilisées sur le site de France Travail. Il existe donc différentes manières d’appréhender ces chiffres. Il est important de souligner que le volume d’offres d’emploi évolue constamment.

Il faut noter que le nombre d’inscrits a récemment augmenté. Nous aurions pu avoir le même débat il y a quelques mois. Le fait marquant est qu’environ quatre millions de demandeurs d’emploi retrouvent un emploi chaque année. Je pense que la simple confrontation des deux chiffres que vous évoquez est peut-être trop réductrice et que cela mériterait une analyse plus approfondie.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


6.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives au niveau national et interprofessionnel (mercredi 2 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne les organisations syndicales représentatives au niveau national et interprofessionnel : Confédération française démocratique du travail (CFDT)  M. Olivier Guivarch, secrétaire national, et M. Éric Mignon, secrétaire confédéral au service emploi et sécurisation des parcours professionnels ; Confédération générale du travail (CGT)  Mme Sophie Binet, secrétaire générale, et M. Baptiste Talbot, responsable confédéral de la coordination des luttes ; Force ouvrière (FO)  Mme Patricia Drevon, secrétaire confédérale en charge de l’organisation et des affaires juridiques, et M. Sébastien Dupuch, assistant du secrétaire général ; Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des cadres (CFECGC)  M. Bertrand Mahé, délégué national en charge de l’emploi, et M. Franck Boissart, responsable du service emploi-formation-travail ; Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC)  M. Cyril Chabanier, président, et M. Frédéric Belouze, chef de file sur les questions d’emploi et de chômage ([6]).

M. le président Denis Masséglia. Notre commission d’enquête reçoit aujourd’hui les partenaires sociaux, dont l’éclairage sera précieux pour nos investigations. Je précise qu’il nous a semblé opportun que les deux tables rondes de ce jour, étape essentielle de notre programme de travail, interviennent au début du cycle d’auditions. Nous entendrons, dans un premier temps, les organisations syndicales représentatives au niveau national et interprofessionnel et, dans un second temps, les organisations professionnelles d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel.

Je souhaite la bienvenue aux représentants des salariés qui témoigneront devant nous :

– pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT) : M. Olivier Guivarch, secrétaire national, et M. Éric Mignon, secrétaire confédéral au service emploi et sécurisation des parcours professionnels ;

– pour la Confédération générale du travail (CGT) : Mme Sophie Binet, secrétaire générale, et M. Baptiste Talbot, responsable confédéral de la coordination des luttes ;

– pour Force ouvrière (FO) : Mme Patricia Drevon, secrétaire confédérale en charge de l’organisation et des affaires juridiques, et M. Sébastien Dupuch, assistant du secrétaire général ;

– pour la Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) : M. Bertrand Mahé, délégué national en charge de l’emploi, et M. Franck Boissart, responsable du service emploi-formation-travail ;

– pour la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) : M. Cyril Chabanier, président, et M. Frédéric Belouze, chef de file sur les questions d’emploi et de chômage.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Olivier Guivarch, M. Éric Mignon, Mme Sophie Binet, M. Baptiste Talbot, Mme Patricia Drevon, M. Sébastien Dupuch, M. Bertrand Mahé, M. Franck Boissart, M. Cyril Chabanier et M. Frédéric Belouze prêtent serment.)

M. Olivier Guivarch, secrétaire national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Il est crucial de souligner que le nombre de plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) mis en œuvre connaît une diminution constante depuis près de deux décennies. Cette tendance est significative et nous oblige à nous intéresser à d’autres modes de rupture du contrat de travail, les PSE pouvant apparaître comme plus protecteurs que d’autres dispositifs.

Il y a eu un pic en 2009 avec 2 245 PSE et une parenthèse en 2020 avec 861 PSE. En 2024, il y a eu une légère augmentation du nombre de PSE avec 664 PSE initiés. Les licenciements économiques ne représentent qu’environ 2 % à 3 % des fins de contrats à durée indéterminée (CDI), un pourcentage très faible. Parmi ces licenciements économiques, seule une fraction minime implique l’établissement de PSE.

À la CFDT, nous estimons qu’il faut porter une attention particulière aux nombreuses restructurations « à bas bruit ». Depuis les ordonnances dites « Macron », de nouveaux outils ont été développés, notamment les ruptures conventionnelles collectives (RCC) et les accords de performance collective (APC).

Pour ce qui est du lien entre les difficultés économiques sectorielles et les PSE, on observe un enchevêtrement complexe de causes structurelles et conjoncturelles, avec des disparités territoriales marquées. Parmi les causes structurelles, on peut citer la transition vers l’électrique dans l’industrie automobile et l’évolution des modèles économiques dans le commerce. Les causes conjoncturelles incluent, par exemple, la baisse des mises en chantier de logements neufs, secteur dans lequel on peut espérer un rebond après le niveau atteint en 2024.

On constate un nombre élevé de PSE depuis le dernier trimestre 2024, une tendance qui se poursuit en 2025. Cependant, de nombreuses petites entreprises sont également touchées, sans que cela ne se traduise par des PSE, ce qui rend le phénomène moins visible. Les territoires éloignés des grandes agglomérations semblent particulièrement affectés.

Il est possible que certains employeurs profitent du contexte médiatique focalisé sur les grandes restructurations pour prendre des décisions moins visibles dans d’autres entreprises. Le contexte politique actuel peut également détourner l’attention de ces enjeux.

En ce qui concerne les RCC et les APC, il faut noter que les premières sont principalement utilisées par des grands groupes, les petites entreprises, qui emploient pourtant la majorité des salariés, n’y ayant pas recours. L’évaluation des seconds s’avère plus complexe, les organisations syndicales ayant peu d’informations à leur disposition.

Nous formulons plusieurs revendications sur ces sujets. Nous demandons un renforcement des exigences en matière d’information et de consultation du comité social et économique (CSE) et de recours à l’expertise, en vue d’améliorer le dialogue social. Nous souhaitons interdire les APC à durée indéterminée et instaurer un bilan d’étape obligatoire après une certaine durée dans le but d’éviter les contournements des obligations liées aux PSE.

Nous plaidons pour des négociations loyales, ce qui n’est pas toujours le cas actuellement. Les délais actuels contraignent souvent les représentants du personnel à se focaliser sur la négociation des indemnités, au détriment de la recherche d’autres solutions pour préserver l’emploi. Enfin, nous avons une revendication forte au sujet des reconversions, un sujet que nous pourrons approfondir ultérieurement si vous le souhaitez.

L’évolution du droit du travail a indéniablement facilité les ruptures de contrats pour les employeurs. Encore une fois, il est crucial de souligner que les licenciements économiques ne représentent qu’une faible proportion desdites ruptures. Il faut aussi regarder les démissions, les fins de période d’essai, les ruptures conventionnelles individuelles et tous les autres types de licenciements. Cette approche est d’autant plus pertinente que certains licenciements pour un autre motif que le motif économique peuvent masquer des difficultés économiques. La complexité de cette analyse est considérable.

En ce qui concerne la conditionnalité des aides aux entreprises, la CFDT préconise une approche rigoureuse. Nous demandons une transparence totale sur les montants alloués et les engagements pris par les entreprises. En amont, nous exigeons que des objectifs soient clairement définis, soumis à la négociation d’un accord ou, à défaut, à un avis conforme du CSE. Nous revendiquons également la mise en place d’un contrôle strict de l’utilisation de ces aides, tant par le CSE que par l’administration, cette dernière devant être dotée de moyens de contrôle adéquats. Nous réclamons le remboursement des aides si l’entreprise en restructuration qui met en œuvre un PSE réalise des bénéfices. De plus, nous demandons que ne soient pas validés ou homologués les plans établis par les entreprises qui n’auraient pas rendu public ce bilan et qui distribueraient des dividendes ou financeraient des rachats d’actions.

Plus largement, notre objectif est d’optimiser l’utilisation de tous les outils existants pour prévenir les licenciements. Nous plaidons pour la création de trois socles universels dédiés aux reconversions, un sujet que je ne peux malheureusement pas développer davantage, faute de temps.

Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la Confédération générale du travail (CGT). Je tiens à saluer la création de votre commission d’enquête dans un contexte de forte augmentation du nombre des plans de licenciements. La CGT alerte sur cette situation depuis mai dernier, malheureusement sans grand écho. Notre recensement initial faisait état de 130 plans de licenciements en mai 2024. Aujourd’hui, nous en comptabilisons 354, un chiffre qui reste néanmoins en deçà de la réalité, notre organisation n’ayant pas les moyens de l’État pour faire un recensement exhaustif. Ces 354 plans concernent potentiellement 220 000 emplois directs et indirects.

Ces plans de licenciements ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Les ruptures conventionnelles collectives, les accords de performance collective et les départs individuels, facilités par les récentes réformes, comptent désormais pour la majorité des ruptures de contrat de travail. Fait alarmant, la moitié des plans de licenciements recensés implique de grands groupes français économiquement sains.

Les réformes successives conduites depuis une dizaine d’années, notamment la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels et les ordonnances dites « Macron » de 2017 ont considérablement assoupli les procédures de licenciement. Le contrôle du motif économique des licenciements a été significativement réduit.

Cette vague de licenciements s’explique principalement par deux facteurs : un déficit d’anticipation et de planification, notamment sur les enjeux environnementaux et numériques, et la priorité donnée à l’augmentation des profits au détriment de la demande, particulièrement dans les secteurs du logement et de l’agroalimentaire. Les salaires n’ont pas suivi l’augmentation des prix.

L’industrie est particulièrement touchée. Elle représente environ 40 % des plans de licenciements recensés, une proportion inquiétante au regard de sa part déjà réduite dans le produit intérieur brut (PIB) français. La France se distingue par une balance commerciale structurellement déficitaire, une forte internationalisation et financiarisation de ses grandes entreprises et un coût du capital plus élevé qu’ailleurs en Europe.

Les dividendes atteignent des niveaux records en 2024, comme en 2023. Depuis 2017, la part des profits versés aux actionnaires a augmenté de trois points, tandis que la même part consacrée à l’investissement a chuté de cinq points. Les entreprises du CAC40 ont redistribué près de 98 milliards d’euros à leurs actionnaires en 2024, pour 116 milliards d’euros d’investissements productifs, une tendance alarmante alors que des investissements massifs sont nécessaires pour financer la transition environnementale et numérique.

Le tissu productif français se caractérise par un déficit d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), coincées entre de très grandes entreprises plus industrialisées et des petites et moyennes entreprises (PME). Ce secteur intermédiaire est particulièrement affecté par les stratégies des grands groupes et des donneurs d’ordre, les équipementiers dans l’automobile par exemple.

Ces constats mettent en lumière l’échec de la politique de l’offre menée depuis 2014, qui s’est matérialisée par un affaiblissement du droit du travail, la facilitation des licenciements et une augmentation massive des aides aux entreprises, dont le montant dépasse aujourd’hui 200 milliards d’euros. Malgré ce volume considérable d’aides publiques, la Cour des comptes constate dans son rapport de novembre 2024 que la France n’a pas réussi à inverser la dynamique de désindustrialisation.

Nous tirons la sonnette d’alarme sur la situation depuis 2024. Après une période de stabilisation industrielle, nous entrons dans une nouvelle phase de désindustrialisation et de destruction de l’outil productif. La politique de l’offre actuelle laisse une liberté excessive aux multinationales, sans stratégie étatique, notamment face aux plans de licenciements. L’État, bien qu’actionnaire dans certains secteurs, reste passif et dépourvu de stratégie industrielle, particulièrement dans l’automobile. La France détient 15 % de Renault, mais qu’avons-nous fait pour anticiper les transformations et prévenir la catastrophe industrielle en cours ? La Cour des comptes a d’ailleurs fait ce constat.

Selon nous, le premier enjeu est d’avoir un État stratège à nos côtés dans la lutte contre les plans de licenciements. Nos batailles syndicales visent principalement la préservation de l’emploi et la recherche de repreneurs en cas de fermeture d’établissements, plutôt que l’augmentation des indemnités pour les salariés. Nous avons quelques succès à notre actif, mais ils ont nécessité des efforts démesurés pour sauver quelques centaines d’emplois. Malheureusement, nous avons aussi enregistré de nombreux échecs. En effet, malgré d’excellents projets élaborés par les salariés, ni les acteurs patronaux, ni l’État n’ont été au rendez-vous pour sauvegarder des fleurons industriels.

J’appelle votre attention sur plusieurs dossiers en cours. Les salariés de Vencorex ont dû concevoir un projet de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) pour garantir l’avenir de l’entreprise, mais l’État n’y participe pas encore, ce qui pose un problème majeur. Par ailleurs, selon nos informations, le groupe ArcelorMittal se prépare à quitter la France et l’Europe d’ici 2030 pour recentrer sa production en Inde et au Brésil. Sans stratégie française et européenne, ArcelorMittal va disparaître. Cette situation illustre l’échec de la politique de l’offre. Sans réaction rapide, nous allons subir un second acte de désindustrialisation dans un contexte de transformations géopolitiques résultant notamment de la guerre commerciale conduite par les États-Unis. Il est urgent d’élaborer une véritable stratégie et d’obtenir une réponse concrète de l’État.

La CGT propose de conditionner toutes les aides publiques à l’avis conforme du CSE et d’instaurer une restitution automatique de ces aides en cas de fermeture de site ou de PSE injustifié. Nous demandons également un bilan des « ordonnances Macron » et des déréglementations des modes de rupture du contrat de travail. Il faut que les licenciements économiques soient justifiés par de réels motifs. Les accords de performance collective, actuellement non encadrés, doivent être réformés.

Nous militons pour le renforcement de la place des salariés dans la gouvernance des entreprises, notamment en accordant aux CSE des droits suspensifs sur les projets ayant un impact sur l’emploi et en renforçant la présence des salariés dans les conseils d’administration. Nous plaidons pour la mise en place d’une sécurité sociale professionnelle et environnementale ainsi que pour une véritable planification industrielle et environnementale face aux grandes transformations en cours. Enfin, nous insistons sur la nécessité de responsabiliser les donneurs d’ordre vis-à-vis des sous-traitants.

Mme Patricia Drevon, secrétaire confédérale en charge de l’organisation et des affaires juridiques de Force ouvrière (FO). Ces dernières années, nous avons observé une diminution du nombre de PSE. Cependant, le nombre de chômeurs ne baisse pas et tend même à augmenter. Cela indique que les entreprises recourent à d’autres modes de rupture du contrat de travail. Nous avons constaté une utilisation accrue des ruptures conventionnelles collectives, des accords de performance collective, ainsi qu’une augmentation du nombre des ruptures conventionnelles individuelles qui, dans certains cas, peuvent être qualifiées de PSE déguisés.

Certains secteurs et régions sont plus touchés que d’autres. En Île-de-France, les bureaux d’études, les transports hors statut, l’habillement, le cuir et le textile sont particulièrement affectés. En Auvergne-Rhône-Alpes, les PSE touchent principalement les industries de la chimie et de la pharmacie, le bâtiment et les travaux publics (BTP), l’habillement, le cuir et le textile. Dans le Grand-Est, la métallurgie, l’automobile et la sidérurgie sont les plus touchées, avec l’agroalimentaire et l’habillement.

Les catégories professionnelles les plus concernées sont les ouvriers et les employés, qui subissent la majorité des suppressions de postes, suivis des techniciens et agents de maîtrise. Les cadres sont généralement moins affectés.

Les licenciements économiques ont suivi une tendance similaire à celle des PSE, avec un pic en 2020 suivi d’une baisse progressive.

Certaines évolutions ont été mal anticipées par les entreprises et insuffisamment accompagnées par l’État. La crise de l’automobile et la transition vers la voiture électrique en sont des exemples flagrants. Malgré des discussions de longue date sur ces sujets, l’adaptation de notre industrie automobile aux enjeux qui s’élèvent n’est pas au rendez-vous.

Nous disposons pourtant d’outils tels que la formation professionnelle et la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC). Malheureusement, peu d’accords de GPEC sont négociés aujourd’hui, ce qui témoigne d’un manque de projection à long terme. Nous sommes actuellement dans une politique de court terme qui ne forme pas suffisamment les salariés aux métiers de demain.

Je considère que la réforme de la formation professionnelle, que nous avons vivement critiquée, porte une part de responsabilité dans la situation actuelle. En effet, pour les entreprises de moins de trois cents salariés, les opérateurs de compétences (Opco) n’accompagnent plus l’élaboration des plans de formation. Cela réduit inévitablement la volonté des entreprises d’accompagner les salariés dans leurs évolutions professionnelles et les poussent parfois à privilégier des PSE et le recrutement externe plutôt que la formation interne.

Par ailleurs, le cadre légal a considérablement facilité les licenciements depuis 2013. La loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels et la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises ont simplifié les procédures de licenciement et réduit la protection des salariés. L’ordonnance du 22 septembre 2017 a notamment créé le dispositif de rupture conventionnelle collective, souvent utilisé pour réduire les coûts du côté des employeurs. Cette option, bien que présentant des avantages à court terme pour les salariés, peut s’avérer problématique à long terme. En effet, contrairement aux PSE, elle n’oblige pas les entreprises à fournir un accompagnement en formation professionnelle ou des solutions plus structurées.

Pour lutter efficacement contre les PSE, une véritable politique de réindustrialisation du pays s’impose. Malgré les discours, il n’y a pas eu de créations massives d’emplois en France. Les perspectives dans le secteur de l’armement, par exemple, ne semblent pas garantir la pérennité des emplois.

Nos revendications incluent un renforcement des pouvoirs et des moyens des CSE. Nous demandons plus d’heures de délégation, plus d’élus, mais surtout une vision sociale à plus long terme, au-delà des trois ans actuellement prévus. Il est préoccupant que les entreprises ne se projettent pas au-delà de cette période. Les présentations économiques fournies aux CSE sont sommaires et ressemblent trop souvent à celles qui sont destinées aux acteurs externes, la Bourse ou les actionnaires. Elles ne donnent pas les informations nécessaires pour anticiper l’avenir de l’entreprise.

Le dialogue social se limite souvent au respect des obligations légales et il n’y a pas de réelle discussion permettant une projection à long terme pour protéger les emplois. Pourtant, des solutions existent, à court ou long terme, pour préserver l’emploi : réduction du temps de travail, recours au chômage partiel ou encore mobilisation des accords de performance collective. Cependant, sans obligation de formation, l’efficacité de ces dispositifs reste limitée.

Il est crucial d’aller plus loin en incitant, voire en obligeant, les entreprises à former leurs salariés, notamment sur les métiers en mutation ou en tension. Les aides aux entreprises, qui s’élèvent actuellement à plus de 210 milliards d’euros et qui ne sont pas conditionnées, n’ont pas démontré leur efficacité pour réduire le chômage ou éviter les licenciements. Nous proposons de conditionner l’octroi de ces aides à des engagements en matière de formation et de maintien de l’emploi et d’organiser le remboursement obligatoire des sommes versées en cas de licenciements injustifiés lorsque les entreprises sont en bonne santé financière.

Nous suggérons également que les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) aient accès aux données nécessaires pour évaluer la légitimité des licenciements économiques, en comparant par exemple la rentabilité de l’entreprise à la rentabilité moyenne des entreprises du secteur. Si une entreprise procède à des licenciements alors qu’elle se situe significativement au-dessus de la moyenne de rentabilité de son secteur, le remboursement des aides publiques devrait être envisagé.

Nous demandons aussi que les entreprises bénéficiaires du crédit d’impôt recherche (CIR) soient obligées de produire sur le territoire français, plusieurs années durant, les innovations développées grâce à l’aide reçue.

La loi Florange, grâce à laquelle la reprise d’un établissement est possible dans 10 % à 20 % des cas, doit être améliorée. Il faut allonger les délais pour la recherche d’un repreneur. Il est également crucial de donner plus de moyens aux salariés qui ont des projets de reprise, comme cela a été fait avec succès chez Duralex. L’État doit jouer un rôle plus proactif dans l’accompagnement de ces initiatives.

M. Bertrand Mahé, délégué national en charge de l’emploi de la Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC). L’année 2024 a été marquée par une reprise significative des restructurations et des licenciements collectifs. Nous avons observé ce phénomène dans plusieurs grandes entreprises telles que Valeo, Michelin, Auchan, Sanofi et ExxonMobil. Des ruptures conventionnelles collectives ont également eu lieu chez Stellantis. Toutefois, la majorité des ruptures de contrat de travail et des licenciements se produisent discrètement dans les petites entreprises.

Les perspectives pour 2025 s’annoncent encore plus sombres. En 2024, nous avons recensé 66 000 entreprises en faillite. Une étude du groupe BPCE prévoit au moins 68 000 défaillances d’entreprises en 2025, qui menacent 240 000 emplois et risquent d’affecter un nombre bien plus important de personnes si l’on prend en compte les familles concernées.

Notre organisation n’est pas favorable aux APC. Nous considérons que le dispositif porte atteinte aux droits des salariés et dénature le rôle des accords d’entreprise. Les APC deviennent un outil de gestion qui fait peser l’intégralité des sacrifices sur les salariés. Nous préconisons l’instauration de clauses de retour à meilleure fortune, avec une échéance définie, pour éviter que les salariés ne soient indéfiniment pénalisés. Nous proposons également un retour à la philosophie des accords de maintien dans l’emploi, plus équilibrés dans la mesure où sont exigés des efforts de la part des dirigeants, des actionnaires et des mandataires.

La philosophie des PSE a considérablement évolué depuis l’accord national interprofessionnel (ANI) de 2013 et la loi qui a suivi. L’introduction de délais préfix de deux à quatre mois, selon l’effectif de l’entreprise, a réduit la durée de la procédure d’information‑consultation du CSE. Parallèlement, il était prévu de donner aux élus les moyens d’accéder à une information complète et sincère sur les aspects économiques et stratégiques de l’entreprise, notamment par l’intermédiaire de la base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE). Malheureusement, l’expérience montre que ce dispositif n’a pas atteint son objectif. Dans de nombreuses entreprises, la BDESE est peu ou pas mise en place et l’information fournie est souvent partielle, voire partiale.

Le recours aux APC, RCC et PSE démontre un manque d’anticipation.

Selon nous, il est nécessaire de conditionner l’octroi de fonds publics aux entreprises. Celles-ci devraient s’engager durablement à fournir des contreparties économiques, sociales et environnementales. Nous préconisons l’adoption, par le dialogue social, de critères de conditionnalité au niveau territorial. Le CSE pourrait jouer un rôle central dans le contrôle de l’utilisation des fonds publics pour garantir le respect des objectifs fixés.

Nous considérons également que le mécanisme de rachat d’actions nuit au partage de la valeur, en réduisant la part qui revient aux salariés et en hypothéquant les capacités de développement économique de l’entreprise.

M. Cyril Chabanier, président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Je vais m’efforcer de ne pas simplement répéter les propos de mes collègues, car je partage nombre de leurs observations.

Au cours de la dernière décennie, il y a eu une diminution globale du nombre de PSE, avec un pic en 2020 dû à la crise sanitaire et une reprise significative depuis 2024. Il est crucial de mettre en perspective cette baisse des PSE avec l’augmentation marquée des RCC et des APC. Cette évolution ne traduit pas nécessairement une amélioration de la situation économique.

Les causes de la recrudescence des PSE sont multiples. Le contexte géopolitique international a indéniablement eu un impact, notamment à travers la hausse des coûts de l’énergie et des matières premières, qui a mis en difficulté de nombreuses entreprises. Les mutations sectorielles liées à la transition écologique, numérique et à l’essor de l’intelligence artificielle ont également joué un rôle. Malheureusement, ces évolutions ont souvent été perçues comme des problématiques plutôt que comme des opportunités.

Cependant, certaines causes sont particulièrement préoccupantes car elles relèvent de choix stratégiques et politiques ayant des conséquences directes sur l’emploi. Le cadre légal actuel, qui manque de garde-fous, a facilité cette recrudescence. Dans les grands groupes, par exemple, les réorganisations d’entreprises ou d’activités peuvent résulter de choix stratégiques à long terme qui ne sont pas nécessairement motivés par des difficultés économiques immédiates ou de moyen terme. Pourtant, ces décisions entraînent des suppressions d’emplois significatives. C’est ce que l’on appelle des « licenciements boursiers », c’est-à-dire des licenciements qui interviennent en l’absence de réelles difficultés économiques.

Je souhaite souligner un phénomène préoccupant : il n’est pas rare de constater que des entreprises dégageant d’importants bénéfices mettent simultanément en œuvre des plans de départ collectif massifs. Cette situation soulève de sérieuses interrogations.

Parmi les facteurs expliquant la tendance, les choix politiques ne doivent pas être oubliés. Les ordonnances dites « Macron » ont considérablement réduit les moyens des représentants du personnel tout en facilitant la rupture des contrats de travail pour les entreprises. Cette approche repose sur le postulat discutable selon lequel la flexibilisation extrême du licenciement serait le meilleur moyen de favoriser l’embauche et l’emploi dans notre pays.

Si le nombre de PSE diminue, le nombre de RCC et d’APC augmente fortement. Selon nous, les RCC sont rapidement devenues un outil de restructuration privilégié dans les grands groupes. Nous sommes très réservés sur ce dispositif, qui s’apparente souvent à un instrument de réorganisation et qui peut constituer une première étape avant un PSE, d’autant que sa mise en place ne suppose l’existence d’aucun motif économique.

Nous restons également mesurés au sujet des APC car le dispositif se distingue des autres accords collectifs en ce qu’il a un impact direct sur le contrat de travail des salariés. Des garde-fous supplémentaires seraient certainement nécessaires.

Ces deux dispositifs, concurrents des PSE, sont trop souvent instrumentalisés pour activer les leviers de la flexibilité. Cette dernière semble davantage profiter aux actionnaires qu’aux salariés et à la pérennité de leur emploi. On peut même considérer que ces dispositifs incitent les entreprises à réagir et à réparer plutôt qu’à anticiper et à se projeter.

Prenons l’exemple des mutations technologiques : plutôt que d’être perçues comme une opportunité nécessitant de l’anticipation, une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences et une planification à long terme, elles sont subies. Ainsi, ces bouleversements, qui pourraient être une source formidable de développement économique, deviennent un motif de licenciements plutôt qu’un vecteur de projection vers l’avenir.

Nous estimons qu’au moins deux des quatre motifs prévus par la loi pour justifier un licenciement économique doivent être encadrés plus strictement. La sauvegarde de la compétitivité est un motif utilisé parfois alors qu’il n’y a pas de risque avéré, voire pour des raisons de pure opportunité. Les mutations technologiques, dans un monde en constante évolution, peuvent être invoquées pour justifier un licenciement de manière abusive à tout moment.

Il faut lutter contre les licenciements boursiers déclenchés en dehors de toute difficulté économique. À la CFTC, nous proposons qu’une entreprise ayant versé des dividendes conséquents à ses actionnaires et envisageant la mise en œuvre d’un PSE soit dans l’obligation de provisionner un montant équivalent pour renforcer le PSE ou rembourser ses aides publiques.

Nous souhaitons que les RCC soient mieux encadrées. Si le dispositif peut être généreux sur le plan de l’accompagnement financier, cela ne doit jamais se faire au détriment d’un accompagnement solide vers le retour à l’emploi, notamment par la formation. Il est nécessaire de mettre en place des garde-fous pour contrôler la réalité du volontariat des salariés intéressés, s’assurer de l’existence d’un projet professionnel sérieux chez les candidats et garantir un accompagnement efficace en termes de formation, de reconversion et de retour à l’emploi.

Il est crucial de sécuriser les droits des salariés concernés par les APC, actuellement insuffisamment protégés. Nous devons également mieux anticiper, notamment en développant la présence des administrateurs salariés dans les conseils d’administration. Les CSE doivent être informés sur les financements publics perçus par l’entreprise, donner leur avis sur leur utilisation et exercer un contrôle.

Enfin, il est nécessaire de conditionner l’octroi des aides publiques aux entreprises, ce qui pourrait aller jusqu’au remboursement en cas de non-respect des engagements.

M. le président Denis Masséglia. Je vous remercie pour vos interventions. J’ai deux questions à vous poser.

Premièrement, vous évoquez la conditionnalité de l’octroi des aides publiques. Ne serait-il pas plus pertinent d’envisager une suppression des aides couplée à une réduction significative des impôts de production qui pèsent lourdement sur nos entreprises ? Je rappelle que ces impôts représentent 3,1 % du PIB en France contre 1,5 % au sein de la zone euro et 0,7 % en Allemagne. Un allègement de la fiscalité ne permettrait-il pas de réduire le besoin d’aides pour assurer la pérennité des entreprises sur le territoire français ?

Deuxièmement, avez-vous mesuré l’impact potentiel du conditionnement des aides sur l’attractivité de la France et les éventuelles pertes d’emplois qui pourraient en résulter ? Disposez-vous d’études à ce sujet que vous pourriez transmettre à la commission d’enquête ?

M. Cyril Chabanier. Permettez-moi de répondre sur la conditionnalité des aides. Avant toute chose, il me semble primordial que soit réalisé un audit approfondi des aides publiques existantes. Je ne suis pas opposé par principe aux aides aux entreprises, mais il est essentiel d’en évaluer l’efficacité.

On estime que le montant des aides publiques sociales est compris entre 80 milliards et 90 milliards d’euros et qu’un montant équivalent est dépensé au titre des aides fiscales. Au total, le montant des aides publiques serait compris entre 180 milliards et 200 milliards d’euros. Au-delà du débat sur les montants, imaginons qu’un audit indépendant et rigoureux démontre que seulement 10 % de ces aides sont inefficaces. Cela permettrait de récupérer environ 8 milliards d’euros du côté des aides sociales et autant du côté des aides fiscales, soit une somme suffisante pour garantir l’équilibre des régimes de retraite.

L’essentiel est d’évaluer l’efficacité des aides. Il y a trois cas de figure : des aides efficaces qu’il convient de maintenir, des aides qui ne fonctionnent pas du tout et dont il faut interroger la pertinence et des aides qui produisent un effet différent de celui qu’elles devraient produire. Cette dernière catégorie mérite une attention particulière : les dispositifs en question doivent être ajustés pour que leurs objectifs initiaux soient atteints.

Par ailleurs, les entreprises se plaignent constamment d’être les plus taxées, ce qui n’est pas totalement inexact. Cependant, elles sont également les plus aidées. L’impôt de production soulève un véritable débat. Il est vrai que le fait que les entreprises soient taxées avant même d’avoir produit mérite une réflexion approfondie. Taxer massivement pour aider massivement est un principe qui peut être discuté. Toutefois, pour organiser ce débat sereinement, il est crucial de mesurer l’efficacité des dispositifs. Un audit exhaustif des aides publiques s’impose donc. Ainsi, nous pourrons prendre des décisions éclairées : maintenir les aides qui fonctionnent, mettre un terme ou transformer les aides inefficaces.

M. le président Denis Masséglia. Je me permets d’insister sur la pertinence d’un audit qui porterait à la fois sur les aides publiques et sur la surcharge fiscale pesant sur les entreprises. Il serait regrettable de se concentrer sur un seul de ces deux aspects.

Mme Sophie Binet. Je confirme les propos de Cyril Chabanier sur la nécessité qu’il soit procédé à un audit. Il convient toutefois de souligner que de nombreux audits existent déjà et devraient être exploités. Prenons l’exemple du crédit d’impôt recherche. Ce dispositif est devenu un véritable secteur économique à part entière, avec des entreprises spécialisées dans l’optimisation des dossiers pour les grandes sociétés. Le cas de Sanofi est particulièrement révélateur : 1 milliard d’euros de CIR pour une réduction de moitié de ses effectifs de chercheurs. L’efficacité du CIR est donc discutable.

Un audit complet serait effectivement bénéfique, mais il existe déjà une littérature conséquente sur le sujet qui mériterait d’être exploitée. Le rapport Bozio-Wasmer traite notamment des exonérations de cotisations sociales et de leurs effets pervers, tels que les « trappes à bas salaires ». Ses recommandations n’ont malheureusement pas été suivies, en dépit du contexte budgétaire tendu. Sur les 80 milliards d’euros d’exonérations, 1,6 milliard d’euros seulement a été supprimé.

Le poids des impôts de production a déjà considérablement diminué. Il serait judicieux d’évaluer l’impact de cette diminution. Depuis 2017, la fiscalité des entreprises a été nettement allégée, avec une forte réduction de l’impôt sur les sociétés et des impôts de production. Nous restons attachés à l’idée qu’il y ait un lien entre la production et le territoire. La baisse des impôts de production coïncide avec l’asphyxie financière des collectivités territoriales, ce qui a des incidences graves pour des secteurs cruciaux comme l’aide sociale à l’enfance, la culture et les investissements locaux.

Il est impératif d’adopter des stratégies françaises et européennes pour protéger notre industrie. Face aux politiques américaines, nous sommes à un carrefour : soit nous nous engageons dans une course au moins-disant fiscal, social et environnemental, ce qui n’est ni viable ni souhaitable, soit nous optons pour une véritable stratégie de protection de notre modèle social et environnemental. Nous préconisons la mise en place de protections au niveau européen, basées sur des normes fiscales, sociales et environnementales communes, pour mettre fin au dumping. Il est crucial de s’attaquer aux paradis fiscaux qui se trouvent au cœur de l’Europe, comme le Luxembourg, la Belgique et les Pays-Bas, et de mettre un terme à ce chantage permanent à l’emploi exercé par les grandes entreprises internationales qui font pression sur le coût du travail et se désengagent de plus en plus du « made in France ».

M. Olivier Guivarch. Il faut en effet examiner les conclusions des études existantes, notamment les recommandations du rapport Bozio-Wasmer. Ce rapport recense des marges de manœuvre au sujet des exonérations de cotisations sociales. J’insiste sur un point évoqué précédemment : puisque nous parlons d’entreprises privées bénéficiant d’aides publiques, il est essentiel de recourir au dialogue social. La CFDT plaide pour une transparence totale, tant sur le montant des aides que sur les projets ayant permis de les obtenir. Cette transparence permettrait aux représentants du personnel d’avoir une connaissance approfondie de la situation. Nous pourrions ainsi évaluer efficacement la politique de l’entreprise, et notamment son impact sur la protection de l’emploi.

Les premiers concernés sont les salariés, représentés par leurs élus. Ces derniers doivent disposer des moyens et des informations nécessaires pour exercer pleinement leur rôle. Il faudrait également faciliter le recours à l’expertise, particulièrement dans les moyennes entreprises où cette pratique est moins répandue que dans les grandes. En résumé, il faut donner sa chance au dialogue social et fournir aux représentants du personnel les moyens adéquats pour qu’ils remplissent leur mission.

Mme Patricia Drevon. Je tiens à clarifier notre position. Nous ne prônons pas la suppression des aides publiques aux entreprises, mais la conditionnalité de leur octroi, ce qui est fondamentalement différent. Nous reconnaissons la nécessité de ces aides face à la concurrence, notamment extra-européenne. Prenons l’exemple de l’industrie automobile : lorsque les entreprises délocalisent, elles ne produisent pas nécessairement en Europe. Le Bangladesh n’est pas un exemple !

Les bénéfices des entreprises du CAC40 ont atteint 100 milliards d’euros, soit une augmentation de 60 % depuis 2019. Selon nous, ces entreprises n’ont peut-être pas besoin d’exonérations de cotisations sociales ou d’aides supplémentaires. C’est précisément sur ce point que la conditionnalité des aides doit être examinée. De plus, ces grandes entreprises, souvent donneurs d’ordre, réalisent ces bénéfices considérables en exerçant une pression sur leurs sous-traitants, qui se retrouvent en difficulté et ont besoin d’exonérations de cotisations sociale pour survivre.

Le taux de marge des entreprises a augmenté de deux points de PIB depuis 2019. Cela démontre que le problème n’est pas uniquement lié à la compétitivité. Il n’est donc pas nécessaire d’accorder des exonérations de cotisations à toutes les entreprises sans distinction.

Le rapport Bozio-Wasmer démontre clairement que, jusqu’à 1,6 Smic, les aides ne sont pas productives. Elles ne permettent ni d’augmenter les salaires, ni de maintenir l’emploi.

Nous avons de nombreuses propositions pour conditionner l’octroi des aides. Les impôts, assis sur un résultat et progressifs, ne nous posent pas de problème.

M. le président Denis Masséglia. Je faisais une comparaison avec l’Allemagne et vous avez mentionné le Bangladesh. Nous sommes tous d’accord pour affirmer que la France ne doit pas avoir le même niveau de protection sociale que le Bangladesh. Cependant, la question de la comparaison avec l’Allemagne reste pertinente. Ce pays parvient, avec une fiscalité moindre, à maintenir un niveau de protection sociale relativement proche du nôtre. Il y a donc matière à réflexion sur les impôts de production.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je ne m’attarderai pas sur la situation en Allemagne car cela n’est pas l’objet de notre discussion du jour. Nous sommes ici principalement pour vous écouter.

Je tiens à souligner l’importance de cette audition dans le contexte actuel de crise sociale et démocratique. Il était crucial d’entendre rapidement les partenaires sociaux, garants d’une démocratie sociale vivante.

Permettez-moi de clarifier certains points et de vous demander des précisions sur vos propos. Tout d’abord, je constate qu’il y a un consensus sur la nécessité de revoir les règles relatives à l’octroi des aides publiques. Cela fait écho aux recommandations de la Cour des comptes, qui appelle à conditionner, contrôler et plafonner les aides, tout en assurant une plus grande transparence.

Ma première question porte sur la facilitation des licenciements. Considérez-vous que les réformes successives dans ce domaine ont entraîné des destructions d’emplois qui auraient pu être évitées ?

Par ailleurs, pensez-vous que la situation actuelle – 354 plans sociaux et 220 000 emplois menacés, selon les chiffres présentés par madame Binet – était prévisible ? L’État aurait-il pu anticiper et agir en conséquence ? Comment qualifieriez-vous l’attitude de l’État dans sa stratégie, son anticipation et son accompagnement de la situation sociale actuelle ? Vous avez notamment parlé d’Arkema et de Vencorex. Avez-vous eu des retours sérieux de la part de l’État sur les propositions de création d’une société coopérative d’intérêt collectif, de prise d’actifs stratégiques ou de nationalisation temporaire ?

Dans un registre différent, quels leviers proposeriez-vous d’actionner pour rééquilibrer le rapport de force dans la négociation d’un PSE ? Que pensez-vous de l’hypothèse d’un droit de veto du CSE ? Comment gagner du temps, anticiper, dans le cadre d’un plan social ? Quelles améliorations suggéreriez-vous d’apporter à la loi Florange ?

Enfin, quelles sont vos revendications en matière de responsabilisation des donneurs d’ordre ?

Pourriez-vous nous fournir, pour rester optimistes, des exemples d’entreprises ayant réussi récemment à préserver des emplois malgré des difficultés conjoncturelles ? Quelles solutions ont-elles adopté et quel a été le rôle des pouvoirs publics dans ces situations ?

M. Frédéric Belouze, chef de file sur les questions d’emploi et de chômage à la CFTC. Pour répondre à votre première question, je dirais qu’il est difficile d’affirmer que la situation aurait été différente si les mesures qui ont été prises ne l’avaient pas été. Cependant, on constate que les mesures de libéralisation qui ont vu le jour, notamment au sujet de la gestion de la masse salariale, n’ont pas conduit aux améliorations escomptées.

On observe aussi que les chefs d’entreprise ont tendance à opter pour la solution la plus simple face aux difficultés. Ils utilisent les leviers offerts par la législation, notamment les ordonnances dites « Macron », pour agir sur la masse salariale et se séparer des salariés. Cette approche révèle un manque flagrant d’anticipation et de prévision.

Je ne pense pas qu’il existe un modèle de gestion du marché du travail dans lequel la libéralisation des règles conduirait à une hausse du nombre des emplois et à une meilleure sécurisation des salariés, que ce soit sur le plan économique, social ou environnemental. Si un tel exemple existait, je serais curieux de le connaître.

Par ailleurs, il faut reconnaître que certains événements, comme la crise du covid‑19 et ses conséquences économiques, étaient difficilement prévisibles. Les aides mises en place ont maintenu en vie artificiellement de nombreuses entreprises, particulièrement les PME, et leur disparition a entraîné des difficultés.

Néanmoins, certains changements, comme l’évolution vers la voiture électrique, étaient prévisibles depuis longtemps. On peut s’interroger sur l’attentisme de certains grands groupes, peut-être dans l’espoir d’une intervention de l’État, sachant que la France est un pays où l’imposition est forte mais les aides nombreuses.

Supprimer les aides et alléger les impôts nécessiteraient un changement de mentalité de la part des employeurs. L’expérience montre que l’allègement des cotisations sociales sur les bas salaires n’a pas conduit à une augmentation des embauches et a même freiné la hausse des salaires.

Force est de constater que les grandes entreprises semblent davantage focalisées sur l’augmentation de leurs profits que sur l’enrichissement des salariés ou de l’économie nationale.

M. Olivier Guivarch. Il est effectivement difficile d’imaginer la situation qui aurait résulté de la conduite d’une politique différente.

L’État ne peut pas tout faire mais il pourrait accorder davantage d’espace aux partenaires sociaux pour développer une économie de qualité, capable de relever les défis qui nous attendent, notamment la transition écologique et les transformations technologiques. Le rôle stratégique de l’État devrait reposer sur l’anticipation de ces transformations.

Dans cette optique, la CFDT demande une concertation et des négociations sur la reconversion. Nous estimons que la sécurisation doit être organisée au niveau de l’individu et non plus seulement au niveau de l’entreprise, compte tenu de la mobilité professionnelle croissante dans le secteur privé.

La CFDT propose une assurance « transition emploi » reposant sur trois piliers. Le premier est la sécurisation financière, cruciale pour permettre aux salariés d’anticiper et de s’adapter aux transformations, indépendamment de leur situation patrimoniale ou familiale. L’État pourrait jouer un rôle en aidant les partenaires sociaux à organiser financièrement cette assurance. Le deuxième pilier concerne le temps disponible pour la transition, qui peut varier selon la complexité du changement professionnel envisagé. Le troisième pilier repose sur l’accompagnement personnalisé, indispensable pour traiter ces problèmes complexes. Cet accompagnement nécessite des moyens importants et devrait porter sur tout un ensemble de volets, y compris la mobilité, qui représente une difficulté particulière sur le marché du travail.

Cette proposition offre une opportunité de collaboration entre les partenaires sociaux et l’État pour apporter une réponse concrète aux défis de l’emploi et des transitions professionnelles.

Mme Sophie Binet. Je souhaite aborder plusieurs points au sujet de la déréglementation du droit des licenciements et de ses conséquences. Tout d’abord, il est important de souligner qu’aucun économiste sérieux ne peut quantifier précisément le nombre d’emplois créés grâce à cette politique, contrairement à ce qui a été avancé pour la justifier.

Nous pouvons néanmoins identifier trois effets majeurs. Premièrement, certains grands groupes ont pu procéder à des licenciements sans réelles difficultés économiques, ce qui était auparavant beaucoup plus complexe. Deuxièmement, on constate une diminution du nombre des PSE au profit des APC, RCC ou des ruptures conventionnelles individuelles. Cette évolution a pour conséquence une diminution des obligations de reclassement et de revitalisation des territoires, ainsi qu’une réduction des indemnités pour les salariés concernés. Troisièmement, on assiste à une précarisation générale du salariat, la facilitation des licenciements exerçant une pression accrue sur les employés.

Il est intéressant de comparer cette approche à celle retenue par l’Espagne, qui a opté pour une politique de la demande plus vigoureuse ces cinq dernières années. Ce pays a notamment augmenté le salaire minimum de 20 % à 30 %, engagé une réduction du temps de travail et supprimé certains contrats précaires. Les résultats économiques de l’Espagne sont positifs, ce qui permet de mettre en perspective deux politiques économiques distinctes dans un contexte macroéconomique similaire.

Face à la multiplication des plans de licenciements, nous avons alerté successivement trois Premiers ministres – Gabriel Attal, Michel Barnier et François Bayrou – en leur présentant une liste actualisée des entreprises concernées. Malheureusement, aucune action concrète n’a suivi ces interpellations. Nous avons systématiquement demandé l’organisation d’une table ronde d’urgence, avec le patronat, afin de confronter les différentes propositions et d’identifier rapidement des solutions viables.

Les conséquences sociales et environnementales des plans de licenciements sont désastreuses. Prenons l’exemple de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois : dix ans après sa fermeture, le site reste une friche industrielle. De même, les locaux de la Société aveyronnaise de métallurgie (SAM), sous-traitant de Renault, ont connu une occupation de près de deux ans à la suite des licenciements, sans qu’aucune reconversion du site n’ait été effectuée à ce jour. Sur le plan environnemental, certains sites, comme celui de Vencorex, représentent de véritables bombes à retardement au regard des coûts de dépollution.

Face à ces enjeux, il y a un dysfonctionnement de l’État et nos alertes restent lettre morte.

L’accompagnement des entreprises par Bercy est très chronophage pour une efficacité malheureusement limitée. Plusieurs exemples l’illustrent. Le cas d’Atos s’apparente à une catastrophe industrielle et stratégique. L’État a choisi de ne sauvegarder qu’une infime partie de l’entreprise, pour un coût équivalent à une nationalisation complète, compte tenu de la chute du cours de l’action. Des choix plus ambitieux auraient pu être envisagés pour garantir une véritable souveraineté numérique, indispensable dans le contexte géopolitique actuel.

Le projet de Chapelle-Darblay, porté par la CGT et les collectivités territoriales depuis cinq ans, vise à recréer une papeterie permettant le recyclage du papier en France plutôt qu’en Allemagne. Malgré l’identification d’un repreneur, Fibre Excellence, et le soutien des collectivités, nous attendons depuis un an que Bpifrance ou la Caisse des dépôts et consignations investisse 20 millions d’euros pour concrétiser ce projet créateur de deux cents emplois.

En ce qui concerne Vencorex, nos trois propositions ont été rejetées, ce qui menace 450 emplois directs et plus de 5 000 emplois indirects. Les conséquences en cascade que nous avions anticipées il y a six mois se matérialisent aujourd’hui, sans réaction de la part de l’État.

La cession d’Opella par Sanofi illustre également le refus de l’État d’utiliser les outils à sa disposition pour intervenir, par crainte de dissuader les investisseurs. Dans le cas de Valdunes, dernier fabricant français de roues et d’essieux de trains, nous avons réussi à trouver un repreneur après un an de lutte. Cependant, notre proposition initiale de reprise par Alstom, cohérente sur le plan de la chaîne de valeur, n’a pas été retenue, l’État n’ayant pas utilisé son influence en tant qu’actionnaire pour l’imposer. Les investissements du repreneur Europlasma peinent à venir et l’entreprise reste dans une situation très fragile.

En conclusion, il apparaît que l’État refuse d’utiliser les leviers à sa disposition pour mettre en œuvre une stratégie volontariste sur le tissu productif. Nous préconisons l’instauration d’un droit de veto du CSE sur les licenciements et une modification des dispositions de la loi Florange. Nous avons proposé en novembre dernier un moratoire sur les licenciements, assorti d’une relance de l’activité partielle et d’une obligation de recherche d’un repreneur en cas de fermeture d’établissement pour les entreprises de cinquante salariés et plus. Nous recommandons également le renforcement des obligations liées à cette loi, en donnant au CSE la possibilité de saisir le tribunal de commerce et en interdisant toute suppression d’emploi pendant la durée de la procédure. Nous avons rédigé une proposition de loi en ce sens, dont une partie a été reprise par les parlementaires. Nous vous la transmettrons de nouveau.

La CGT de GM&S, sous-traitant de Renault dans la Creuse, a rédigé une proposition de loi visant à responsabiliser les donneurs d’ordre. Cette initiative, reprise par plusieurs parlementaires, est cruciale pour empêcher les dérives actuellement à l’œuvre. Aujourd’hui, les donneurs d’ordre se déchargent de leurs responsabilités, ne financent pas les plans de départ et ne reclassent pas les salariés. L’exemple de la SAM en Aveyron est catastrophique : Renault, donneur d’ordre exclusif, aurait dû être contraint par l’État de reclasser les salariés et d’explorer d’autres solutions industrielles pour éviter les licenciements.

Malheureusement, la France, à l’inverse d’autres pays, manque d’une stratégie industrielle dans le secteur automobile. Au Japon, par exemple, l’État impose aux constructeurs automobiles, dont Nissan, partenaire de Renault, de produire un véhicule électrique vendu environ 14 000 euros. Il est regrettable que l’État français n’impose pas de telles orientations stratégiques à nos groupes industriels, alors que d’autres nations industrialisées le font.

Mme Patricia Drevon. Les motifs qui autorisent la mise en œuvre d’un licenciement économique mériteraient d’être revus, la loi actuelle étant trop permissive. Il faudrait que les critères soient plus précis.

Nous sommes favorables à ce que les entreprises de plus de deux cent cinquante salariés soient soumises à l’obligation de rechercher un repreneur en cas de fermeture d’établissement. Nous avons récemment été auditionnés à ce sujet.

Face à la fermeture de sites entiers, notamment chez Valeo, et dans un contexte de réarmement industriel, il y a certainement des opportunités pour sauver des emplois dans la métallurgie. Nous vous soumettrons des propositions détaillées sur les modifications à apporter à la loi Florange.

La confiance accordée aux organisations syndicales et patronales est essentielle. L’article L. 1 du code du travail permet aux partenaires sociaux de négocier, de fixer des objectifs et d’aboutir à des accords, comme cela a été démontré sous le gouvernement de Michel Barnier. Malheureusement, le dialogue social a été négligé ces dernières années, ce qui constitue une erreur majeure.

Nous avons récemment sollicité l’ouverture de nouvelles négociations, sous le régime de cet article, portant sur la reconversion professionnelle, la formation et la gestion des fins de carrière. Je rappelle qu’une augmentation de dix points de l’emploi des seniors aurait pu éviter le débat actuel sur le déficit des retraites.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je tiens à remercier le président et le rapporteur de la commission d’enquête d’avoir organisé rapidement cette table ronde réunissant les organisations syndicales.

Il est crucial de rappeler que de nombreuses restructurations d’entreprises sont d’ordre managérial plutôt que liées à des défaillances économiques. En France, il est encore possible de licencier pour des raisons tenant à la volonté de conduire une réorganisation et en l’absence de difficultés économiques.

On observe également une tendance à la substitution des APC et des RCC, voire des ruptures individuelles, aux PSE, plus encadrés.

Par ailleurs, le dialogue social semble avoir perdu de son importance ces dernières années au sein de l’entreprise.

Premièrement, on nous a rapporté que les CSE, issus de la fusion des instances représentatives du personnel à la suite des ordonnances de 2017, abordent de moins en moins les questions économiques. La transparence sur les projets ou les subventions reçues par l’entreprise ne sont plus systématiquement évoquées. Constatez-vous effectivement un affaiblissement du dialogue social sur ces questions économiques cruciales pour les salariés et l’emploi ?

Deuxièmement, vous avez évoqué les difficultés qui existent en matière de reconversion professionnelle depuis la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Pourriez-vous évoquer les défaillances observées actuellement dans l’accompagnement des reconversions professionnelles, notamment dans le cadre de licenciements ou de restructurations sur le terrain ?

M. Olivier Guivarch. Je souhaite répondre à votre première question. Il est difficile d’affirmer que seule l’expertise économique est affaiblie. C’est l’ensemble du dialogue social qui souffre, en raison de problèmes de proximité et de moyens insuffisants accordés au CSE.

Les représentants du personnel, confrontés à des annonces de licenciements, se retrouvent dans une situation très compliquée. Ils en sont réduits à négocier les indemnités supra‑légales. Cette focalisation n’est pas due à un manque de volonté, mais à des contraintes de délais préfix et d’expertise. Cette configuration ne permet pas une réflexion approfondie pour trouver des solutions pertinentes, alors que certaines situations économiques mériteraient que soit pris le temps nécessaire à la résolution des difficultés.

Pour remédier à ce problème majeur du dialogue social, il est impératif de revoir les délais préfix dans lesquels sont enserrées l’information et la consultation du CSE lorsqu’un PSE est élaboré. Nous devons également, comme je l’ai mentionné précédemment, renforcer les moyens alloués à l’expertise en l’encourageant fortement et donner aux représentants du personnel le temps d’explorer des pistes pour éviter les licenciements.

J’ajoute que cette problématique comporte une dimension liée au travail, car emploi et travail sont intrinsèquement liés. Il faut tenir compte de la situation des salariés qui restent dans l’entreprise. Fréquemment, on observe une intensification du travail, avec des conséquences graves pour ces salariés. Cela engendre souvent un coût pour la collectivité, notamment en termes de dépenses de santé et de charges pour la protection sociale.

M. Bertrand Mahé. Je tiens à rappeler qu’une commission d’évaluation des ordonnances de 2017 a été mise en place mais n’a pas restitué ses travaux. Quand on préfère l’ignorance, on ferme le livre ! Il serait peut-être opportun de le rouvrir maintenant. Les ordonnances méritent certainement une analyse approfondie. Nous sommes disposés à y participer, bien que cela risque d’être tardif à ce stade.

Le constat est simple au sujet de la fusion des instances : fusionner deux instances revient à les affaiblir. Au sein du CSE, les questions économiques sont moins abordées. La disparition du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a eu des conséquences désastreuses sur le plan sanitaire. Nous avons beaucoup évoqué le sort des salariés qui partent, mais il est crucial de se préoccuper de celui des salariés qui restent, souvent dans des conditions dégradées. La santé mentale est actuellement un enjeu majeur en entreprise. Si l’objectif est de prolonger la vie professionnelle, ce qui n’est pas nécessairement notre vision, il faudra nécessairement améliorer les conditions de travail.

La politique de l’offre qui a été conduite induit une logique de gestion par les coûts. Cette approche, combinée à la recherche de subventions et d’aides publiques diverses, semble entraver la réflexion sur la création de valeur. Nous ne devrions pas chercher à nous aligner sur les standards du Bangladesh, mais plutôt faire mieux. Cela implique notamment d’adapter les qualifications et les compétences aux besoins de l’économie.

N’oublions pas le rôle de l’État stratège. En tant que donneur d’ordre, l’État influence également la chaîne de valeur. Certains pays, plus libéraux que le nôtre, ont développé de véritables stratégies en matière de commande publique. Il serait judicieux de s’en inspirer. Il faut reconstruire les stratégies de l’État actionnaire.

Mme Patricia Drevon. Je réitère mes propos : la dernière réforme de la formation professionnelle a eu des conséquences néfastes. Nous portons une grande responsabilité dans cette situation. Lorsque les entreprises de moins de trois cents salariés ne bénéficient plus de l’accompagnement des Opco et voient dans la contribution à la formation professionnelle une taxe plutôt qu’un investissement, il y a une problématique majeure.

Il est impératif que les entreprises forment leurs salariés et collaborent avec les Opco sur les prévisions en termes de mutations des métiers et d’évolutions économiques. Les Opco produisent de nombreuses études prospectives. Que fait-on de ces informations ? Sans une véritable politique de formation professionnelle au service de l’économie, des salariés et des entreprises, il n’y aura pas de progrès.

Il y a déjà des blocages dans le secteur automobile et dans d’autres secteurs. A‑t‑on réellement anticipé, dans la formation professionnelle des salariés, le virage de l’intelligence artificielle qui s’amorce ? Je n’en suis pas convaincue. De nombreux autres domaines sont concernés. Il est crucial d’inciter, voire d’obliger les entreprises à former leurs salariés.

M. Cyril Chabanier. La fusion des instances a effectivement contribué à réduire l’attention portée aux questions économiques. Cependant, ce phénomène est bien antérieur à la réforme de 2017. Les questions économiques ont toujours été reléguées au second plan, souvent à la demande de la direction. Elles étaient fréquemment évoquées à la fin des réunions, lorsque le temps était épuisé. La commission économique des CSE est probablement celle qui se réunit le moins souvent. La fusion des instances n’a fait qu’amplifier une tendance préexistante.

Les questions économiques sont perçues comme un domaine réservé de la direction, opaque, à propos duquel les discussions approfondies et la transparence ne sont pas la règle. La situation s’est certes aggravée, mais elle n’était déjà pas idéale auparavant.

Quant à la formation, nous sommes face à un défi majeur, particulièrement en matière de reconversion. Comme je l’ai mentionné, dans de nombreux plans de départ volontaire, l’accent est souvent mis sur l’indemnisation du salarié. Bien que cet aspect soit crucial, il s’avère que la direction se préoccupe rarement de l’avenir de la personne. Par conséquent, sont souvent négligés les aspects liés à sa formation, sa reconversion et son accompagnement.

Je constate que l’on ne se préoccupe pas suffisamment de donner aux salariés licenciés le maximum de chances pour retrouver rapidement un emploi. Dans le meilleur des cas, on se contente de leur offrir une indemnité convenable, ce qui est certes le minimum, mais ce qui est insuffisant. L’essentiel est de leur fournir toutes les capacités et possibilités de reconversion.

J’insiste sur un problème plus global : celui de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Même dans les grandes entreprises où un plan en la matière est obligatoire, celui-ci n’est souvent pas mis en œuvre. Comment anticiper les mutations, donner un cap à son entreprise, impliquer les salariés et éviter certains licenciements sans cette gestion prévisionnelle ? Cela ne devrait pas être perçu comme une contrainte par l’employeur, mais comme un véritable atout. Une entreprise est d’autant plus performante qu’elle anticipe, prévoit et gère efficacement ses ressources humaines.

Les organisations syndicales sont conscientes de l’importance de cette démarche. Je ne comprends pas les réticences du côté patronal, alors que c’est manifestement bénéfique pour toutes les parties.

Mme Sophie Binet. Je partage entièrement ce qui vient d’être dit.

Un comité de suivi des ordonnances de 2017 a été mis en place. Ce comité a produit un rapport critique, ce qui a malheureusement conduit à sa disparition immédiate. Une mission d’évaluation desdites ordonnances serait donc particulièrement pertinente, tant sur le volet consacré aux licenciements que sur le volet consacré à la négociation collective et au dialogue social.

La semaine prochaine, les résultats de la mesure d’audience des organisations syndicales seront disponibles. Nous anticipons une progression inquiétante des déserts syndicaux, que nous mettons en relation directe avec les ordonnances.

J’aimerais également aborder la question du dialogue sur les enjeux économiques. Olivier Guivarch a souligné que, lors des négociations à l’occasion des PSE, la question des indemnités occupe une place centrale au détriment de la recherche d’autres solutions. Récemment, il y a eu plusieurs exemples, notamment chez ExxonMobil en Seine-Maritime ou Yara en Loire-Atlantique. Nous avions élaboré d’excellents projets alternatifs, moins coûteux que la dépollution des sites. Malheureusement, ces projets n’ont même pas pu être examinés, faute d’un droit opposable garantissant qu’ils le soient.

L’augmentation des licenciements touche particulièrement les seniors. Cela est flagrant dans le cadre des PSE, la suppression de l’ordre des licenciements ayant fragilisé ce public, ou dans le cadre d’autres procédures impliquant la rupture du contrat de travail. Ils sont désormais les premiers licenciés en raison de leurs salaires plus élevés. Cette situation est d’autant plus paradoxale que l’âge de départ à la retraite a été porté à soixante-quatre ans et qu’il est question qu’il recule encore à l’avenir. Il est urgent de trouver des moyens pour empêcher les licenciements abusifs de seniors.

Nous défendons l’idée de la mise en place d’une sécurité sociale professionnelle et environnementale. Concrètement, cela supposerait la création d’une cotisation basée sur la masse salariale, applicable aux entreprises de plus de deux cent cinquante salariés. Un fonds mutualisé à l’échelle des branches serait créé pour permettre aux entreprises en transformation environnementale de former leurs salariés, de financer la modernisation de leur outil productif et de maintenir leur production avec le même personnel.

Je voudrais conclure sur une note positive en évoquant l’exemple de la centrale à charbon de Gardanne, fermée brutalement en 2012. Les salariés se sont battus pendant dix ans avec la CGT pour maintenir l’emploi et transformer l’usine. L’activité a finalement redémarré, autour de la biomasse notamment, avec les mêmes salariés. Cela a été rendu possible grâce au déploiement d’un contrat de sécurisation professionnelle (CSP) sur-mesure obtenu par la force de la mobilisation. Ce modèle devrait être généralisé, moyennant une accélération considérable du processus. Il faut cesser d’opposer le social et l’environnemental.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Nous avons beaucoup évoqué la question des aides publiques, dont le montant s’élève à plus de 200 milliards d’euros. Pourriez-vous nous fournir des exemples d’entreprises ayant bénéficié d’importantes aides publiques qui auraient reversé les sommes aux actionnaires plutôt que de les consacrer à l’emploi ?

Mme Sophie Binet. Michelin constitue un exemple frappant. L’entreprise a supprimé 1 254 emplois après avoir bénéficié de 42 millions d’euros de crédit d’impôt recherche en 2023, 65 millions d’euros de crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) depuis 2013 et 12 millions d’euros d’aide au chômage partiel en 2020. Parallèlement, Michelin a réalisé un bénéfice de 2 milliards d’euros et versé des dividendes massifs à ses actionnaires.

Michelin n’aurait probablement pas pu procéder à ces licenciements sous l’empire de l’ancienne législation applicable aux PSE. La réforme permet d’apprécier les difficultés économiques à l’échelle choisie par l’entreprise. Michelin a choisi de les apprécier à l’échelle française alors que le groupe affiche d’excellents résultats à l’échelle mondiale, avec 2 milliards d’euros de profit, dont une part importante est redistribuée aux actionnaires.

M. Cyril Chabanier. Les exemples sont nombreux et certaines situations au sein d’un même groupe sont particulièrement choquantes. Prenons le cas d’Auchan, qui annonce la suppression de 2 000 emplois alors que Decathlon, qui appartient au même groupe, déclare verser 100 millions d’euros de dividendes la même semaine. Cette contradiction flagrante est incompréhensible pour les salariés. Bien que certaines fermetures d’établissement puissent être justifiées, le fait que ces annonces interviennent simultanément – suppressions d’emplois d’un côté, versement de dividendes de l’autre – soulève de sérieuses questions, d’autant plus que ces entreprises ont bénéficié de fonds publics.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


7.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations professionnelles d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel (mercredi 2 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne les organisations professionnelles d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel : Mouvement des entreprises de France (Medef)  M. Patrick Martin, président, Mme France Henry-Labordère, directrice générale adjointe, responsable du pôle social, et Mme Elizabeth Vital Durand, responsable du pôle affaires publiques ; Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME)  M. Amir RezaTofighi, président, M. Didier Moinereau, président de la CPME 91, Mme Claire Richier, juriste spécialisée dans les affaires sociales, et M. Adrien Dufour, responsable des affaires publiques ; Union des entreprises de proximité (U2P)  M. Michel Picon, président, M. Pierre Burban, secrétaire général, et Mme Thérèse Note, responsable des relations parlementaires ([7]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent les organisations professionnelles d’employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel, qu’il nous a semblé indispensable d’entendre au début du cycle d’auditions et dont l’éclairage sera précieux pour nos travaux, au même titre que celui des syndicats de salariés.

Je souhaite la bienvenue aux représentants des organisations qui témoigneront aujourd’hui devant nous :

– pour le Mouvement des entreprises de France (Medef) : M. Patrick Martin, président, Mme France Henry-Labordère, directrice générale adjointe, responsable du pôle social, et Mme Elizabeth Vital Durand, responsable du pôle affaires publiques ;

– pour la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) : M. Amir Reza‑Tofighi, président, M. Didier Moinereau, président de la CPME 91, Mme Claire Richier, juriste spécialisée dans les affaires sociales, et M. Adrien Dufour, responsable des affaires publiques ;

– pour l’Union des entreprises de proximité (U2P) : M. Michel Picon, président, M. Pierre Burban, secrétaire général, et Mme Thérèse Note, responsable des relations parlementaires.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Patrick Martin, Mme France Henry-Labordère, Mme Elizabeth Vital Durand, M. Amir Reza-Tofighi, M. Didier Moinereau, Mme Claire Richier, M. Adrien Dufour, M. Michel Picon, M. Pierre Burban et Mme Thérèse Note prêtent serment.)

M. Patrick Martin, président du Mouvement des entreprises de France (Medef). Il est essentiel de commencer par examiner les causes des suppressions d’emplois. La corrélation est directe entre le nombre de défaillances d’entreprises et d’emplois supprimés ou convertis d’une part et la conjoncture économique d’autre part. L’efficacité des dispositifs actuels et leur perfectibilité ne peuvent être appréciées sans prendre en compte le niveau d’activité.

Actuellement, celle-ci se dégrade. Dès lors, le nombre de défaillances d’entreprises et de salariés concernés augmente mécaniquement. De plus, la taille des entreprises en procédure collective s’accroît. Les statistiques de l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS), gérée par les organisations patronales, font état d’une augmentation de 17 % du nombre de défaillances en 2024 et de 23 % des effectifs concernés. Ce régime, qui est intégralement financé par les employeurs, s’en trouve affecté.

Ces tendances risquent de s’amplifier en 2025, compte tenu du niveau d’activité dans la quasi-totalité des secteurs, sans même évoquer les annonces américaines. Cette situation se traduit par une réduction très préoccupante du niveau d’investissement des entreprises.

Le Medef déploie des efforts considérables pour sensibiliser les chefs d’entreprise sur les dispositifs de prévention des difficultés et d’accompagnement des salariés. Des progrès notables ont été réalisés ces dernières années, mais il reste du chemin à parcourir. Notre objectif est qu’ils anticipent et préviennent les difficultés, notamment sur le plan social, en prenant des mesures opportunes pour accompagner les suppressions de postes lorsqu’elles sont inévitables.

Le Medef porte une appréciation positive sur les dispositifs en vigueur. Le panel des outils s’est étoffé au fil des années. Pour les avoir moi-même utilisés en tant que chef d’entreprise, je peux attester de leur utilité. Ils permettent de gérer des situations délicates, dont les chefs d’entreprise se passeraient volontiers, de manière plus efficace qu’auparavant aux plans humain, social et financier.

M. Amir Reza-Tofighi, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Je vous remercie de me donner l’opportunité de m’exprimer au nom des petites et moyennes entreprises, structures patrimoniales présentes sur tous les territoires, actuellement victimes d’un contexte économique difficile.

Comme l’a souligné Patrick Martin, la France fait face à un nombre record de défaillances d’entreprises. Cela se traduit par des pertes d’emplois qui touchent les salariés mais aussi, et on l’oublie souvent, les chefs d’entreprise, qui voient disparaître non seulement leur société, mais parfois l’intégralité de leur patrimoine.

Les petites et moyennes entreprises (PME) sont moins concernées que d’autres par les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) mais elles subissent indirectement leurs conséquences, soit parce qu’elles sont des entreprises sous-traitantes, soit parce qu’elles se trouvent dans un bassin d’emploi sinistré.

Je veux souligner que la politique de l’offre a montré son efficacité ces dernières années, comme en témoignent l’augmentation du taux d’emploi en contrat à durée indéterminée (CDI) et la baisse du chômage. Cela étant dit, pour analyser la situation actuelle, il faut tenir compte des différentes crises que le pays a traversées : l’épidémie de covid‑19, l’inflation, la guerre en Ukraine et surtout l’instabilité politique. Cette dernière est particulièrement dommageable. Elle mine la confiance des chefs d’entreprise et freine l’investissement. Une entreprise qui n’investit pas, cela a une incidence sur les sous-traitants et cela perturbe la chaîne d’activités économiques.

Aujourd’hui, il y a un ralentissement global de l’activité, qui est la conséquence directe de l’instabilité politique que j’ai évoquée et des décisions parfois défavorables à l’économie que cette instabilité a engendrées. La hausse des prix de l’énergie et d’autres facteurs ont entraîné une augmentation significative des défaillances d’entreprises. La compétitivité des sociétés est sérieusement affectée. Cette situation est exacerbée par les tensions commerciales potentielles avec les États‑Unis.

La France détient le niveau de prélèvements obligatoires le plus élevé au sein de l’Union européenne, le coût du travail y est très élevé et sa dette atteint un niveau record. Ces indicateurs sont préoccupants.

La CPME est fortement impliquée dans les groupements de prévention agréés (GPA). C’est d’ailleurs pour cela que j’ai proposé à Didier Moinereau, président de la commission GPA, de m’accompagner. Les GPA jouent un rôle crucial dans l’accompagnement des dirigeants confrontés à des difficultés. Comme l’a souligné Patrick Martin, il est essentiel de sensibiliser les dirigeants sur la nécessité de solliciter de l’aide dès l’apparition des premiers signes de difficulté. C’est un enjeu majeur pour nos organisations et pour l’ensemble de l’économie. Les GPA, composés de dirigeants bénévoles, apportent leur soutien aux chefs d’entreprises en difficulté. Ils interviennent de façon préventive, avant qu’il ne soit trop tard.

La CPME encourage également les dirigeants à souscrire à une assurance particulière, la garantie sociale du chef d’entreprise (GSC), de sorte qu’ils bénéficient d’une aide économique en cas de disparition de leur entreprise.

La CPME considère que le débat sur la conditionnalité de l’octroi des aides publiques est potentiellement dangereux. Je tiens à rappeler que les dispositifs tels que le crédit d’impôt recherche (CIR) sont déjà conditionnés. Les allègements de charges visent à réduire le coût du travail. Introduire plus de conditionnalité créerait une incertitude préjudiciable aux entreprises et potentiellement néfaste pour l’économie.

Enfin, je rappelle que la simplification administrative reste un enjeu majeur pour nos entreprises. La CPME soutient activement le projet de loi de simplification de la vie économique actuellement en discussion à l’Assemblée nationale et notamment le dispositif du « test PME », malheureusement supprimé en commission et que nous souhaitons voir rétabli. Il est impératif de réduire la charge administrative pesant sur les chefs d’entreprise, particulièrement dans les très petites entreprises (TPE) et les PME, qui disposent de moins de ressources pour gérer ces questions. L’accumulation des contraintes au fil des années a considérablement réduit le temps que les dirigeants peuvent consacrer au développement de leur activité et à l’accompagnement de leurs salariés.

M. Michel Picon, président de l’Union des entreprises de proximité (U2P). Je représente ici les très petites entreprises, un secteur comprenant plus de 3,3 millions d’entités caractérisées par un faible nombre de salariés. Bien que nous ne soyons pas directement concernés par les PSE, notre intérêt pour ce débat est réel.

L’année dernière, il y a eu 66 000 défaillances d’entreprises. Les statistiques révèlent que plus de 84 % de ces défaillances concernaient des entreprises de moins de onze salariés. Cela représente une perte d’environ 1 500 emplois chaque semaine dans ces petites structures, un phénomène peu évoqué par les médias. Or, il faut avoir à l’esprit que, lorsqu’une petite entreprise ferme, le chef d’entreprise perd non seulement son activité mais aussi souvent son patrimoine, les possibilités de rebond étant limitées.

Les petites entreprises, qui constituent 80 % du tissu entrepreneurial français, sont essentielles à la vitalité de nos territoires. Elles offrent des emplois de proximité, souvent qualifiés, et leur santé économique a un impact direct sur l’emploi local.

Les causes des difficultés qu’elles rencontrent sont multiples et structurelles : coût du travail élevé, consommation en berne, instabilité politique, hausse des coûts de l’énergie et des matières premières. Ces facteurs ont considérablement réduit les marges et asséché les trésoreries. Les petites structures, qui ne disposent pas de ressources importantes pour anticiper ces défis, sont particulièrement vulnérables. C’est pourquoi l’U2P encourage les entreprises à anticiper les difficultés et à les prévenir.

La crise du covid-19 a d’ailleurs exacerbé les difficultés. L’État a apporté son soutien, notamment par le biais de prêts garantis (PGE), mais cela n’a fait que repousser dans le temps l’apparition des difficultés dans certaines entreprises dont le modèle était déjà fragilisé.

Tous les secteurs sont touchés en 2024. L’artisanat, le bâtiment, la restauration – 8 000 établissements ont disparu cette année – sont particulièrement affectés par la hausse des coûts de l’énergie, des matières premières et du travail. Il est impératif de repenser le financement de notre protection sociale pour alléger la charge pesant sur le travail, sans pour autant remettre en cause notre modèle social.

Les six cents fermetures d’entreprises hebdomadaires, qui entraînent la perte de 1 500 emplois, sont extrêmement préjudiciables à notre économie nationale et locale. Je rappelle que les petites entreprises ont créé plus de 100 000 emplois entre 2008 et 2017, tandis que les grandes entreprises en supprimaient 240 000 dans le même temps, selon une étude de l’institut Terram. Il est donc essentiel de renforcer l’emploi dans les entreprises de proximité.

Je tiens à souligner la différence qui existe entre les aides aux entreprises et les dispositifs tels que les allègements de charges sociales ou le soutien à l’apprentissage. Ces derniers ne sont pas de simples aides, ce sont des investissements cruciaux pour l’insertion professionnelle des jeunes. Dans nos petites entreprises de l’artisanat et du commerce, 80 % des apprentis trouvent un emploi à l’issue de leur formation. L’apprentissage est un dispositif qu’il faut absolument préserver et renforcer. Or les dernières mesures dans ce domaine ont considérablement réduit les marges de manœuvre des entreprises. Et les perspectives sont très préoccupantes.

En collaboration avec le Medef et la CPME, l’U2P a élaboré des stratégies pour maintenir les seniors plus longtemps en activité. Force est de constater que le taux d’activité des seniors en France est moins élevé que chez nos voisins européens. Ces stratégies doivent toutefois impérativement intégrer la problématique de l’usure professionnelle. Dans certains secteurs, comme le bâtiment, il est évident que certains travailleurs ne pourront pas exercer jusqu’à l’âge légal de départ à la retraite.

Paradoxalement, malgré les licenciements, de nombreux secteurs peinent à recruter. Ce phénomène touche notamment la restauration, et ce malgré les efforts déployés. Plusieurs facteurs expliquent cette situation, parmi lesquels la volonté de concilier vie personnelle et vie professionnelle.

On observe une vague de création de micro-entreprises et d’auto-entrepreneurs. Leurs motivations sont multiples : s’affranchir d’une hiérarchie, mieux équilibrer vie personnelle et vie professionnelle, choisir ses jours de travail et espérer gagner davantage d’argent – espoir qui, malheureusement, ne se concrétise pas toujours et même pas souvent. Lorsqu’ils perçoivent un revenu légèrement supérieur, c’est souvent au détriment de leur protection sociale, ce qui souligne une fois de plus que le coût de la protection sociale est devenu un sujet récurrent.

Le financement de la protection sociale fondé sur le travail pèse lourdement sur les entreprises qui ont besoin de main-d’œuvre. Si la situation d’un cabinet d’avocats diffère de celle d’un artisan du bâtiment, ces petites entreprises évoluent dans un environnement concurrentiel où le coût de la main-d’œuvre et les charges sociales représentent une part importante des dépenses.

Je souhaite appeler votre attention sur le fait que, bien que cela soit peu médiatisé, des milliers de personnes perdent leur emploi et se retrouvent en difficulté. Comme l’a dit Patrick Martin, nous avons développé avec France Travail des structures pour aider les petites entreprises à recruter et accompagner les plans de recrutement et de départ de nos salariés.

M. le président Denis Masséglia. Cette commission d’enquête porte sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. Vous avez évoqué le coût du travail comme un enjeu majeur. Si nous parvenions à réduire ce coût, nous pourrions potentiellement diminuer le nombre de licenciements et, par conséquent, alléger la charge d’accompagnement des entreprises en difficulté.

Certains plaident pour la mise en place d’une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sociale, même si je ne suis pas certain que ce soit le terme le plus approprié. Actuellement, la protection sociale repose principalement sur les épaules des travailleurs, ce qui les place en grande difficulté. Dans une société qui devrait valoriser le travail, celui-ci devrait être la première source de création de capital personnel. Que pensez-vous de l’idée de transférer une partie de la charge portée par les travailleurs vers la consommation, ce qui pourrait également améliorer notre compétitivité à l’export ?

Par ailleurs, disposez-vous d’éléments concrets sur les défaillances liées à une simplification insuffisante, à un excès de normes et aux difficultés rencontrées par les entreprises ?

Enfin, certains réclament le conditionnement de l’octroi des aides publiques. Il est important de prendre en compte ces demandes, mais j’ai l’impression que ces aides sont corrélées à l’importance des charges pesant sur nos entreprises. Ne serait-il pas judicieux de réduire simultanément les aides et les impôts ? En effet, les impôts de production en France représentent 3,1 % du produit intérieur brut (PIB), contre 1,5 % en moyenne dans l’Union européenne et seulement 0,7 % en Allemagne. Une simplification globale, avec moins d’impôts et moins d’aides, pourrait-elle permettre de réduire le coût de fonctionnement de l’administration ?

M. Patrick Martin. L’AGS, régime d’accompagnement des salariés et des entreprises en difficulté, est intégralement financé par les entreprises, ce qui démontre qu’elles assument pleinement leurs responsabilités. En 2024, il a distribué 2,1 milliards d’euros et bénéficié à 256 000 salariés. En faisant preuve de responsabilité, bien que cette décision soit de notre seul ressort, nous avons augmenté le taux de cotisation de 0,15 % à 0,25 % des salaires, dès le premier salarié, quelle que soit la taille de l’entreprise. Cette hausse illustre notre capacité à prendre nos responsabilités face à une augmentation significative du nombre de défaillances d’entreprises et, par conséquent, du nombre de salariés concernés.

Il est important de remettre les choses en perspective s’agissant de la TVA sociale. Après déduction des aides aux entreprises, notamment les allègements de charges qui en constituent le poste principal, nos entreprises supportent l’équivalent de 12 % du PIB en prélèvements obligatoires, la moyenne européenne se situant à 10,5 %. En comparaison avec notre principal concurrent, l’Allemagne, le différentiel sur la masse salariale est de l’ordre de 60 milliards d’euros. Ce sujet ne peut être ignoré.

Monsieur le président, vous avez dit que le coût de la protection sociale pesait sur les travailleurs, mais il pèse également sur les entreprises. Par exemple, le financement des retraites est assuré à hauteur de 60 % par les entreprises et de 40 % par les salariés. Cette répartition éclaire certaines propositions d’augmentation des cotisations pour équilibrer les régimes de retraite. Une telle mesure entraînerait inévitablement une réduction des salaires nets des employés. Si les organisations syndicales optent pour cette solution, il faudra en discuter, mais les salariés ne seront pas nécessairement enthousiastes à l’idée de voir leurs charges sociales augmenter davantage.

Malgré les progrès considérables réalisés ces dernières années en matière de coût du travail et de fiscalité, nous conservons un différentiel de compétitivité important. Ce facteur explique en partie le déficit commercial français. Le poids des charges sociales sur les entreprises et leurs salariés constitue un frein majeur à la compétitivité, à la hausse des salaires nets et à la création d’emplois.

Il existe des marges de manœuvre financières pour améliorer l’efficience de la protection sociale, sans nécessairement dégrader le taux de couverture ou de prestation des différents régimes. Le secteur de la santé illustre particulièrement ce potentiel. Les coûts administratifs et indirects du système de santé français sont supérieurs de huit points à ceux du système allemand. En France, l’analyse des coûts administratifs entre le secteur public et l’hospitalisation privée non lucrative ou lucrative révèle des gains potentiels en termes de coûts de fonctionnement, sans incidence sur la qualité de service. Un constat similaire s’applique à l’éducation nationale. Les comparaisons internationales mettent en évidence des performances qui ne sont pas à la hauteur de nos investissements, notamment en termes d’effectifs et de coûts salariaux.

Quant au financement de la protection sociale, notre système actuel est à bout de souffle. La pression démographique accentue chaque jour le déficit des régimes sociaux, majoritairement financés par les cotisations. Seuls deux régimes sont à l’équilibre ou excédentaires : le régime des retraites complémentaires (Agirc-Arrco) et le régime accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP), tous deux gérés par les partenaires sociaux.

Il est évident qu’un transfert partiel du financement des régimes sociaux vers la fiscalité serait bénéfique. La TVA sociale paraît représenter la solution économiquement la plus pertinente, notamment parce qu’elle taxe également les importations. La France dispose d’une marge de manœuvre sur ce point, son taux moyen de TVA étant inférieur d’environ 1,5 point à celui de l’Union européenne, ce qui représente des sommes considérables. Une autre solution résiderait dans l’augmentation du taux de la contribution sociale généralisée (CSG), même si son assiette et son impact diffèrent. Nous sommes particulièrement demandeurs d’une réflexion approfondie sur le financement des retraites et plus largement des prestations sociales, dans le cadre des travaux en cours.

Des exemples concrets illustrent l’importance de la simplification administrative. Je pense par exemple aux investissements d’entreprises chinoises ou américaines qui ont privilégié d’autres pays européens au détriment de la France, précisément en raison de procédures plus simples et plus rapides. Cela concerne des secteurs variés tels que l’automobile ou la chimie, avec des investissements réalisés en Allemagne ou en Grande-Bretagne.

Il est symptomatique que, pour attirer des investissements étrangers majeurs en France, il faille déroger aux règles de droit commun. C’est comme cela que Toyota ou Eurodisney se sont implantés en France. La mise en place actuelle de sites « clés en main » vise précisément à accélérer les procédures et à déroger à certaines normes, sans quoi ces sites ne trouveraient pas preneur.

La simplification représente un enjeu considérable, particulièrement pour les petites entreprises. La complexité administrative est chronophage et détourne les dirigeants de leur mission principale : faire prospérer l’entreprise, investir, créer et préserver des emplois. Les effets indirects sont manifestement néfastes. Rappelons ce chiffre : selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le coût de l’excès de réglementation en France est passé de 2 % à 4 % du PIB, ce qui représente des dizaines de milliards d’euros.

Enfin, il existe en France des aides dont l’octroi est conditionné. Les aides à l’apprentissage ne sont ainsi accordées que s’il y a effectivement un apprenti. Le risque majeur avec l’introduction de nouvelles règles de conditionnalité serait d’établir des critères sans rapport avec l’objet initial des aides.

Pour conclure, le Medef est ouvert à une remise à plat générale des « tuyauteries » qui, en France, engendrent des coûts bruts très élevés, partiellement compensés par des aides. Cette situation crée de la complexité, des aléas, des délais et produit des effets de bord parfois dévastateurs. Je rappelle que c’est notamment le Medef qui, dans le cadre de la conférence sociale tenue à l’initiative de Mme Élisabeth Borne à l’automne 2023, a soutenu les travaux confiés aux économistes Antoine Bozio et Étienne Wasmer sur les effets de seuil des dispositifs d’allègements de charges.

Il convient également de s’interroger sur les effets pervers de certains dispositifs de soutien au pouvoir d’achat, comme la prime d’activité. Nous avons des exemples flagrants d’entreprises dans lesquelles des salariés, de manière parfaitement rationnelle, refusent de passer d’un temps partiel à un temps plein pour ne pas perdre le bénéfice de certaines aides.

Nous sommes donc très favorables à une remise à plat objective, sereine et consensuelle de nombreux dispositifs, visant à réduire les aides en contrepartie d’une diminution des charges brutes.

M. Amir Reza-Tofighi. Il est nécessaire d’aller au-delà des propositions actuelles concernant la TVA et le volet social. La question fondamentale est de savoir si le travail peut, aujourd’hui, financer l’intégralité de notre modèle social. Dans une société aux besoins croissants, avec une espérance de vie en hausse et un nombre d’actifs en baisse, nous risquons d’atteindre un point où les travailleurs supporteront une charge insoutenable. Il faut repenser un système conçu après-guerre et qui ne correspond plus à la réalité actuelle.

Notre objectif n’est pas de réduire le financement du modèle social, mais de diversifier ses sources pour qu’il ne repose plus exclusivement sur les travailleurs. Je rejoins totalement l’analyse de Patrick Martin sur les gains d’efficience potentiels dans la gestion, notamment des hôpitaux. L’exemple des établissements à but non lucratif est particulièrement pertinent : leurs charges administratives sont 30 % inférieures à celles de l’hôpital public. Cela soulève légitimement des questions sur l’efficience de l’hôpital public et les moyens de l’améliorer.

Pour réformer le financement de notre modèle social, nous devons opérer un transfert du travail vers d’autres formes de fiscalité. La TVA, à elle seule, ne suffira pas. Si nous voulons réduire drastiquement le coût du travail, tant pour le salarié que pour l’entreprise – ce qui réduira les allégements de charges et les critiques portant sur les aides aux entreprises –, nous devons nous interroger sur les charges non contributives. Prenons l’exemple de la santé : est-il normal que les travailleurs financent la santé de l’ensemble de la population ? C’est davantage une question de solidarité nationale, tout comme la politique familiale. Ces domaines devraient relever d’une fiscalité globale au niveau national, et non reposer sur les seuls salariés.

L’idée est de transférer une part importante des charges vers d’autres impôts. Ce débat de société est essentiel pour déterminer les nouvelles modalités de financement. Les conséquences seraient significatives : des salariés mieux rémunérés, un écart accru entre travail et non-travail et des entreprises plus à même d’embaucher. Nous n’avons pas le choix : soit nous agissons maintenant, soit nous serons contraints de le faire lorsque le financement de notre modèle deviendra intenable.

En s’exprimant sur la question de la simplification administrative, Patrick Martin a parfaitement illustré les difficultés rencontrées par les grandes entreprises. Imaginez la situation d’un chef d’entreprise gérant cinq à dix salariés, qui consacre parfois jusqu’à une journée et demie par semaine aux tâches administratives. Ce véritable enfer, il faut l’avoir vécu de près pour en comprendre pleinement la réalité.

C’est pourquoi la suppression du « test PME » m’agace fortement. Ce dispositif de bon sens permettait simplement de vérifier l’impact concret d’une loi sur les entreprises avant son adoption. Nous ne demandons pas à faire la loi, mais seulement l’opportunité de la tester et d’en rapporter les conséquences réelles. Je ne comprends pas le refus de cette démarche pragmatique.

Quant au conditionnement de l’octroi des aides, permettez-moi une analogie : me prendre dix euros, m’en rendre un en prétendant m’aider, puis m’imposer des conditions pour ce remboursement partiel est absurde. La France est le pays qui taxe le plus, alors que ce système ne fonctionne pas. Nous nous retrouvons à devoir aider les entreprises à cause d’une fiscalité excessive, tout en rechignant à le faire, d’où l’idée du conditionnement des aides. La solution est simple : réduisons les impôts et les taxes et naturellement les aides deviendront superflues.

Les allégements de charges, par exemple, ont été créés pour permettre aux entreprises de recruter des travailleurs peu qualifiés face à un niveau de charges trop élevé. Je suis tout à fait favorable à la suppression des aides, à condition, bien évidemment, qu’elle s’accompagne d’une réduction proportionnelle des impôts et des taxes. Ce serait une avancée considérable.

M. Michel Picon. Il est nécessaire de faire des choix pour privilégier le travail par rapport à la rente, quelle qu’elle soit. C’est ce changement de société que réclament l’ensemble de nos adhérents, qu’ils soient artisans ou commerçants, qui se lèvent tous les jours à cinq heures du matin pour travailler et qui peinent à s’en sortir. Nous avons besoin de cette inversion.

Les pistes sont nombreuses. Vous avez évoqué la TVA sociale. Quelques points de TVA supplémentaires seront certainement nécessaires, mais cela ne sera pas suffisant. Nous devons également nous intéresser à la rente, aux placements, au prélèvement forfaitaire unique (PFU), ainsi qu’à l’héritage et aux droits de succession. La concentration du patrimoine chez nos concitoyens s’est accentuée ces vingt dernières années. Il est donc nécessaire de réguler ce phénomène.

Une société qui rémunère mieux les grands-parents que le petit-fils qui travaille, cela n’est pas satisfaisant. Il faut tenir un langage de vérité à ce sujet, tout en préservant bien évidemment les petites retraites. Il n’est pas question de pénaliser les retraités pour qui la vie est déjà difficile. Cependant, tous ne sont pas dans cette situation et n’aident pas nécessairement leurs petits-enfants.

En résumé, nous devons envisager la mise en place de la TVA sociale et d’autres évolutions. Nous travaillons actuellement sur ces questions et nous aurons prochainement l’occasion de présenter des propositions chiffrées. Car il ne suffit pas de dire qu’il faut alléger le coût du travail – c’est indispensable si nous ne voulons pas aller dans le mur –, il faut aussi déterminer les modalités des changements et les outils utilisés pour y parvenir.

Je rejoins entièrement Amir Reza-Tofighi au sujet de la simplification. Les entreprises sont submergées par un excès de normes, ce qui plonge les dirigeants dans une insécurité juridique permanente. La multitude de contraintes réglementaires est telle qu’ils peinent à discerner ce qui est autorisé ou non, notamment lors de changements d’équipements. Cette situation a un impact considérable, tant sur la santé mentale des chefs d’entreprise que sur leurs finances, en raison d’investissements parfois superflus imposés par la réglementation.

La loi sur le test d’impact est indispensable. Certaines décisions prises dans cette assemblée, bien qu’animées de bonnes intentions, comme la protection du consommateur, peuvent avoir des conséquences désastreuses pour les entreprises. Il est impératif de trouver un juste équilibre entre sécurité et viabilité économique.

Il est essentiel d’alléger les charges pesant sur les entreprises, tant au niveau national que local. Je pense notamment à la taxe sur la mobilité que les régions envisagent d’imposer aux entreprises de plus de dix salariés, ainsi qu’à la cotisation foncière des entreprises (CFE) et à la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Un allègement fiscal est indispensable pour permettre à nos entreprises de rivaliser efficacement avec leurs homologues européennes.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Depuis les années 1980, nous n’avons pas corrigé le déséquilibre marqué entre capital et travail dans la répartition de la valeur. Malgré l’instabilité politique, nous observons une constance dans les politiques publiques menées depuis des années, axées sur l’offre et la facilitation progressive des licenciements.

Permettez-moi une précision sémantique essentielle pour la clarté de nos débats. Je n’utiliserais pas le terme « charge sociale », qui me semble inapproprié. Je parlerais plutôt de « cotisations sociales », essentielles à notre protection sociale, à notre santé, et in fine à la bonne santé de notre économie. Une société qui fonctionne bien est le fondement d’une économie prospère.

Je souhaite recentrer notre discussion sur la question des licenciements, bien que les thèmes abordés soient passionnants et mériteraient des heures de débat.

Monsieur Martin, vous avez évoqué la conjoncture économique. Cependant, comment justifiez-vous les licenciements boursiers dans ce contexte ? Je distingue bien sûr la situation des PME et des TPE, chaque cas étant particulier et méritant une attention spécifique.

M. Patrick Martin. Je rappelle qu’une loi sur le partage de la valeur a été votée sur la base de travaux menés par les partenaires sociaux s’appuyant sur des analyses d’économistes de diverses sensibilités. Le diagnostic partagé avec les organisations syndicales révélait que, contrairement aux idées reçues, le partage de la valeur en France ne s’est pas déformé ces dernières années et reste l’un des plus équitables au monde. Il est inexact d’affirmer que la part des dividendes a augmenté dans le partage de la valeur des entreprises françaises.

Le Medef représente 200 000 entreprises, avec un effectif moyen de 47 salariés. Bien que nous comptions parmi nos membres de grandes entreprises comme Stellantis, Carrefour ou L’Oréal, nous représentons également de nombreuses petites et moyennes entreprises. Ayant moi-même présidé un Medef départemental, je peux attester de la présence de nombreuses entreprises de 1 à 3 salariés parmi nos adhérents.

Quant à la notion de licenciement boursier, je ne saurais la définir précisément. Prenons des exemples concrets : Michelin, Valeo, Casino, C&A ou Casa procèdent-ils à des licenciements boursiers ? Je ne le pense pas. Derrière chacun des projets de licenciement, il y a des raisons économiques objectives. Ces entreprises font face à une compétition internationale de plus en plus intense et à des marchés qui se dégradent, voire disparaissent.

J’ai récemment reçu, à sa demande, le président chinois de Shein, accompagné de huit collaborateurs. J’avais convié nos adhérents des secteurs du textile, de l’habillement, du jouet et de la puériculture, ainsi que des fédérations d’e-commerce. Il faut d’ailleurs s’interroger sur le modèle des grands sites d’e-commerce, principalement étrangers, qui déstabilisent nos modèles économiques traditionnels.

Lorsque vous analysez les raisons pour lesquelles Michelin ou Valeo ferment des sites ou pour lesquelles certaines enseignes de distribution réduisent leur présence en France, vous trouvez systématiquement des motifs économiques liés à la concurrence ou à l’évolution des marchés. Je n’ai pas connaissance, dans un passé récent ou plus lointain, de cas avérés de licenciements purement boursiers en France.

M. le rapporteur. Vous affirmez ne pas pouvoir définir un licenciement boursier. Pourtant, l’exemple de Michelin que vous avez vous-même cité est révélateur : 1,4 milliard d’euros de dividendes distribués et 1 254 postes supprimés. J’appelle cela un licenciement boursier. On peut toujours invoquer la sauvegarde de la compétitivité, mais la réalité est là : quand une entreprise a les moyens de verser 1,4 milliard d’euros de dividendes à ses actionnaires, elle les a aussi pour maintenir 1 254 emplois sur le territoire national.

M. Patrick Martin. Je ne pense pas que les actionnaires de Michelin, en particulier familiaux, mettent en œuvre des pratiques prédatrices. Cela n’invalide en rien l’explication parfaitement claire de Florent Menegaux, qui n’est pas, à mon sens, un bourreau social, mais le défenseur du salaire décent. L’entreprise a des clients. La distribution de dividendes n’a strictement aucun impact sur la compétitivité de l’entreprise. Je suis convaincu que Michelin, tout comme Valeo, fait face à de réels défis en termes de marché et de compétitivité. Par conséquent, permettez-moi d’exprimer mon désaccord avec cette notion de licenciement boursier.

M. le rapporteur. Nous ne nous mettrons pas d’accord aujourd’hui.

Monsieur Reza-Tofighi, vous avez dit qu’il serait dangereux de remettre en question la politique de l’offre et des aides publiques. Ce terme m’a frappé car il me semble paradoxal que, s’agissant du premier poste de dépenses de la Nation, nous peinions à obtenir des chiffres précis et clairs, en raison de la diversité et de la complexité des aides, qu’elles soient directes ou indirectes. Néanmoins, on s’accorde généralement sur leur ampleur considérable. Je ne remets pas en cause le principe même de ces aides et je suis favorable à ce que l’État soutienne nos entreprises, particulièrement dans les secteurs nécessitant un accompagnement face aux grandes mutations en cours, afin de préserver l’emploi sur le territoire national. Cependant, dans le contexte actuel, nous avons un devoir de bonne gestion des deniers publics, vous en conviendrez.

Patrick Martin évoquait des considérations philosophiques, voire morales. Sans aller jusque-là, je qualifierais la situation de problématique, pour rester neutre. Prenons l’exemple du crédit d’impôt recherche (CIR). Sanofi bénéficie de 100 millions d’euros par an à ce titre et licencie 330 chercheurs. N’y a-t-il pas là un déséquilibre manifeste ?

On évoque souvent dans cette assemblée l’idée que des droits impliquent des devoirs, notamment pour les personnes les plus démunies. Ne pensez-vous pas que recevoir de l’argent public et bénéficier d’un effort du contribuable, particulièrement en période de déficit public élevé, devrait s’accompagner d’obligations ?

Je comprends que nous puissions diverger sur la notion de conditionnalité des aides, voire sur celle de contrôle, mais peut-être pourrions-nous nous accorder sur la nécessité de transparence, ne serait-ce que pour rendre ces données publiques. La Cour des comptes nous a informés, ce qui a alarmé certains de mes collègues et moi-même, qu’il n’existe nulle part de calcul global des aides publiques reçues par les entreprises. Ne jugeriez-vous pas normal d’instaurer une transparence sur ces dépenses publiques ? Cela permettrait aux parlementaires que nous sommes, mais aussi aux partenaires sociaux et à la société dans son ensemble, d’en débattre et de décider de leur utilisation, notamment en envisageant leur redéploiement, par exemple vers les TPE et les PME.

M. Amir Reza-Tofighi. Vous parlez d’aides publiques, mais lorsque le coût du travail est trop élevé pour qu’une entreprise puisse embaucher des personnes peu qualifiées et que les pouvoirs publics décident d’alléger les charges, il ne s’agit pas d’une aide publique, mais plutôt d’une redéfinition du coût du travail au niveau du salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic). Je n’ai pas le sentiment de recevoir une aide de l’État dans ce cas. Je considère simplement que le coût du travail est ajusté pour me permettre de recruter. Ce n’est pas une subvention.

L’État ne nous dit pas : « Je vous donne 100 000 euros. » Ce n’est pas un chèque qui nous permet de faire ce que nous voulons. Tout est, en réalité, conditionné. En contrepartie des allègements de charges, j’emploie une personne. De même, en contrepartie du CIR, je fais de la recherche. Pour le crédit d’impôt innovation (CII), il existe également une contrepartie.

Pour favoriser une politique de recherche ou d’emploi des salariés peu qualifiés, l’État met en place des aides. Nous constatons d’ailleurs que cela peut être efficace. Prenez l’exemple de l’aide à l’apprentissage : nous n’avons jamais eu autant d’apprentis. Encore une fois, cela n’est pas une aide qui nous est accordée sans que nous ayons recruté un apprenti, sans que nous consacrions du temps à sa formation, sans que nous lui assignions un tuteur pour l’accompagner. La conditionnalité est donc bien présente.

Selon moi, il ne s’agit pas d’aides, mais d’une redéfinition de différentes politiques : politique de charges salariales et politique de l’emploi. On considère qu’il faut effectivement accompagner les entreprises pour recruter un apprenti.

M. le rapporteur. Je me permets de m’appuyer sur l’audition de la Cour des comptes, dont nous reconnaîtrons tous ici la crédibilité et l’expertise. Elle nous signale un problème au sujet des aides publiques. On ne part pas des besoins réels des entreprises. Nous sommes face à des dispositifs qui s’accumulent, situation que nous n’acceptons pas collectivement – ou du moins qui n’est pas acceptée par la puissance publique – en matière d’aides sociales.

Pour les aides sociales, on fixe un maximum. On examine minutieusement les revenus du bénéficiaire du revenu de solidarité active (RSA) et on en tire les conséquences pour la détermination du montant de l’allocation. Puisque vous affirmez que les aides aux entreprises sont déjà conditionnées dans les faits, sans que cela soit explicitement écrit, j’en déduis que vous n’êtes pas opposés à la transparence. Vous ne vous opposeriez donc pas à ce que nous fixions clairement dans la loi, comme cela se fait dans le monde économique, le principe de l’existence d’une obligation en échange du versement d’une aide.

Vous me dites que ce n’est pas de l’argent donné sans contrepartie, que l’aide publique est presque due. Pardonnez-moi, mais le contribuable français, qui a versé 110 milliards d’euros en dix ans de crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) – sachant qu’un emploi CICE coûte 200 000 euros – et qui a contribué au financement du crédit d’impôt recherche à hauteur de 7,7 milliards d’euros par an, aura du mal à entendre l’argument selon lequel tout cela serait un dû. Cet argent, nous ne le retrouvons ensuite ni dans nos services publics ou nos hôpitaux, ni même nécessairement pour soutenir nos petites et moyennes entreprises qui en ont pourtant besoin.

Je comprends de vos propos que vous n’avez pas de difficulté à assumer de façon transparente le bénéfice de ces aides publiques, y compris en les mettant en perspective avec la fiscalité. Je n’ai aucune objection à engager un débat sur la fiscalité, bien que je ne partage évidemment pas les conclusions du président.

Je souhaite donc confirmer que vous n’avez pas d’opposition à ce que nous inscrivions noir sur blanc, chaque année, le montant global des aides publiques, et plus particulièrement le montant perçu par les entreprises. De plus, puisque vous évoquez l’idée d’un conditionnement de fait, qui relèverait d’un engagement moral, ne pensez-vous pas qu’il devrait être codifié ? Cela impliquerait qu’une entreprise ayant bénéficié d’aides publiques ne puisse supprimer des emplois sans fournir une justification solide.

M. le président Denis Masséglia. Ne serait-il pas plus pertinent de ne pas se limiter aux aides reçues, mais de présenter plutôt le solde ? En d’autres termes, indiquer si l’entreprise a reçu plus qu’elle n’a versé. Il serait intéressant de fournir un indicateur montrant combien l’entreprise a perçu ou versé en aides sociales, plutôt que de simplement présenter la différence entre les montants reçus et versés.

M. le rapporteur. Ne confondons pas l’impôt acquitté et l’aide reçue. Ces deux éléments ne sont pas décidés de la même manière et ne reposent pas sur les mêmes critères. Je nous invite à la prudence quant aux préconisations que nous formulerons. Nous risquons, si nous n’y prenons garde, de remettre en question l’ensemble de notre système de protection sociale et son financement.

M. Amir Reza-Tofighi. Lorsqu’une entreprise recrute des salariés rémunérés en dessous de 1,6 Smic, elle bénéficie automatiquement d’allègements de charges. Si nous suivons votre raisonnement selon lequel, en cas d’aides de l’État, il ne faudrait pas licencier, plus aucune entreprise ne pourrait procéder à des licenciements puisqu’elles bénéficient toutes d’allègements de charges pour les salaires inférieurs à 1,6 Smic. Est-ce vraiment ce que vous préconisez ? Transformer tous les salariés en fonctionnaires ?

Ces allègements de charges représentent 80 milliards d’euros. Certes, c’est l’un des premiers postes de dépenses, mais je ne considère pas qu’ils sont une aide de l’État. Il s’agit plutôt d’une réduction du coût du travail pour les salaires inférieurs à 1,6 Smic mise en place pour lutter contre le chômage. Affirmer qu’une entreprise a reçu des millions d’euros d’aides publiques à ce titre est inexact. Ce ne sont pas des aides publiques, mais une redéfinition du coût du travail visant à lutter contre le chômage de masse. Je ne comprends donc pas comment on pourrait conditionner ces allègements, car cela impliquerait que les entreprises, à l’exception de celles n’employant que des salariés rémunérés au-delà de 1,6 Smic (certaines entreprises de conseil notamment), ne pourraient plus licencier.

M. le rapporteur. Vous affirmez que les aides publiques sont destinées à empêcher les licenciements. Malheureusement, j’ai un dossier entier d’exemples d’entreprises qui ont bénéficié d’aides publiques et procédé à des licenciements. Dans ces cas, le contribuable finance des licenciements boursiers ou du moins des licenciements dans des entreprises ayant été aidées et accompagnées par la puissance publique. Nous ne parviendrons pas à un accord sur ce point.

M. Patrick Martin. Je tiens à rappeler un fait incontestable : les entreprises françaises, même en tenant compte des aides qu’elles perçoivent, supportent une charge de prélèvements obligatoires nettement supérieure à celle de leurs concurrentes européennes.

Par ailleurs, la politique de l’offre a effectivement allégé notre corpus législatif, fiscal et social. Cela s’est traduit concrètement par une amélioration de l’attractivité de la France. Les chiffres relatifs au nombre d’implantations industrielles ou au montant des investissements directs étrangers en France avant, pendant, et je le crains, après cette période, sont révélateurs. Ces classements, établis par des organismes indépendants du Medef, sont impartiaux et incontestables.

En ce qui concerne la compétitivité salariale nette des allègements de charges, je citerai une étude parfaitement documentée du Syntec portant sur des professions à forte valeur ajoutée. Le différentiel de coûts salariaux entre la France et l’Allemagne, à effectif constant, s’élève à 8 milliards d’euros par an au détriment de la France, principalement du fait des charges sociales. Il ne faut donc pas s’étonner de voir certains emplois qualifiés quitter la France, pas nécessairement pour l’Allemagne, mais souvent pour les États-Unis, où l’écart serait encore plus important.

Prenons l’exemple de Sanofi pour évoquer le crédit d’impôt recherche. Cette entreprise réalise environ 7 % de son chiffre d’affaires en France, mais y investit 25 % de ses budgets de recherche et y emploie 23 % de ses chercheurs. Cela n’est certainement pas étranger à l’existence du CIR. En tant que représentant d’une région abritant des laboratoires Sanofi, je peux témoigner des bénéfices que ces laboratoires apportent aux territoires concernés. De plus, depuis trois ans, le taux du crédit d’impôt recherche a été considérablement réduit au-delà de 100 millions d’euros.

Il est de la responsabilité des organisations patronales de rappeler ces réalités, afin que nous puissions avoir un dialogue constructif et objectif. Je ne sais pas précisément ce que le terme « licenciements boursiers » recouvre. Quant au montant des aides, nous ne le contestons pas. Si nous pouvons le réduire, tant mieux, mais il serait plus simple, plus lisible et plus stimulant d’opter pour une baisse du coût brut du travail.

M. le rapporteur. Vos propos laissent penser que vous subissez la politique économique de ce pays. Or, en examinant les réformes des quinze dernières années, force est de constater qu’elles ont largement répondu à vos revendications. Rappelons que la TVA sociale a été initiée sous la présidence de M. Nicolas Sarkozy. Les organisations syndicales ne sont pas à l’origine de la création du CICE, du pacte de responsabilité ou des ordonnances de 2017. Ce ne sont pas non plus elles qui ont préconisé la baisse constante de la fiscalité des entreprises ces dernières années. Cette réduction était même l’une des promesses phares de l’actuel Président de la République pendant les campagnes électorales.

Notre commission d’enquête s’intéresse aux éventuelles défaillances des pouvoirs publics face aux licenciements actuels. Ces derniers constituent un défi majeur pour les élus, compte tenu de l’impact sur les territoires. Cependant, il apparaît que vous avez été davantage les inspirateurs que les victimes de la politique économique et fiscale menée ces dernières décennies.

J’entends votre volonté d’aller plus loin, mais vos propositions – supprimer toutes les cotisations sociales et tous les impôts de production – me paraissent extrêmes. De l’avis d’observateurs extérieurs, la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, les ordonnances dites « Macron » ou encore la réforme de l’assurance chômage sont plutôt d’inspiration patronale que syndicale. Il me semble donc nécessaire de modérer nos réflexions aujourd’hui.

M. Patrick Martin. Toutes les enquêtes convergent : la cote de confiance des citoyens envers les chefs d’entreprise n’a jamais été aussi élevée. De plus, les temps changent. Ce n’est pas le patronat qui a lancé les réformes relatives aux « 35 heures » ou à la retraite à 60 ans. Nous n’avons jamais demandé que la France devienne un paradis fiscal. Notre requête a toujours été que la France puisse lutter à armes égales. Notre taux d’impôt sur les sociétés s’est rapproché de la moyenne européenne. Cependant, avec la surtaxe d’impôt sur les sociétés votée cette année pour les grandes entreprises, il y aura 20 points d’écart de taux avec les États-Unis. Il n’est donc pas illogique que certaines entreprises se tournent vers les États-Unis, pays dont je ne pense pas que du bien, je tiens à le préciser.

Il est important d’examiner les chiffres objectivement. Le coût du travail en France est supérieur à celui qui existe dans les pays voisins pour les salaires supérieurs à deux Smic. Si nous voulons développer une économie de la compétence et de la connaissance, investir dans des secteurs à forte valeur ajoutée, y compris dans l’environnement, nous devons nous en donner les moyens. Sinon, ne soyons pas surpris de l’absence de résultats.

Si nous nous alignons sur les pratiques des pays comparables, notre performance collective sera bien meilleure en termes de taux d’emploi, de chômage et de croissance. Je citerai l’exemple de pays européens qui se portent très bien : l’Espagne, les Pays‑Bas, la Pologne, le Portugal. Ces pays ont un taux de prélèvement obligatoire d’environ 42 %, soit 15 points de moins qu’en France. Tous ont vu leur taux de prélèvements obligatoires baisser de 8 points au fil des ans et affichent de meilleures performances que la France dans tous les domaines. Cela interpelle, et je peux vous assurer que mes homologues européens regardent avec perplexité notre situation, notamment s’agissant de la réforme des retraites.

M. Didier Moinereau, président de la CPME 91. Je suis surpris par la teneur de nos échanges. Il me semblait que nous étions réunis pour discuter des licenciements, de l’emploi des salariés et pour en comprendre les causes. Or on assiste plutôt à une stigmatisation de l’entrepreneuriat. Je me demande si les uns et les autres tiennent les mêmes propos lorsqu’ils font leurs courses chez le boucher ou le charcutier et leur expliquent qu’ils sont trop aidés.

Monsieur le rapporteur, vous évoquez les quinze dernières années, mais je remercie celui qui a étendu la perspective jusqu’en 1981. Je trouve regrettable cette approche et j’estime que nous devrions être plus constructifs.

Selon les travaux de l’Observatoire Amarok, qui étudie l’état psychologique des chefs d’entreprise en France, le moral de ces derniers n’a jamais été aussi bas depuis 2022 et il continue de se dégrader. Or, dans la majorité des petites et moyennes entreprises, le moral fait tout. Quand des chefs d’entreprise de vingt salariés déclarent qu’ils gagneraient mieux leur vie avec moins de dix salariés, il faut s’interroger sérieusement.

Lorsqu’un entrepreneur explique qu’il doit débourser 200 000 euros pour comprendre et appliquer une nouvelle norme européenne, il y a un problème. Je suis extrêmement surpris que vous ne parveniez pas à obtenir les chiffres sur le CIR et les autres aides, étant donné la quantité de documents de reporting que nous sommes tenus de fournir à l’administration fiscale pour justifier de l’obtention de ces aides. Ces informations doivent bien être disponibles quelque part.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Je suis stupéfait de la teneur de nos échanges. Je tiens à rappeler que vous êtes sous serment. Les propos du président du Medef, qui affirme que le partage de la valeur n’a pas évolué depuis des décennies, sont inexacts. Soit il méconnaît son dossier, soit il ment délibérément devant notre commission.

L’argument « on me donne un euro, je reprends dix euros » est fallacieux. Il faut tenir compte du coût de l’école publique, de l’université, des réseaux de transport et de toutes les infrastructures publiques financées par l’État.

Je pose une question : pouvez-vous garantir, sous serment, qu’il n’existe aucune entreprise en France qui utilise les aides publiques à la recherche à d’autres fins que la recherche ? Il faut être sérieux.

Nous estimons que le patronat français doit rendre des comptes. On invoque souvent la situation des petites entreprises, mais je vais citer des exemples de grandes sociétés. Le montant des aides publiques est estimé à plus de 200 milliards d’euros. Les allègements de cotisations sociales – que vous qualifiez de charges – s’élèvent à 90 milliards d’euros. Les aides publiques représentent 40 % du budget de l’État et les allègements de cotisations sociales 20 %.

Ces dernières années, le Gouvernement s’est montré particulièrement généreux envers les entreprises : mise en place du CICE, réforme des retraites, etc. Pourtant, près de 230 000 emplois sont menacés en 2025, dont plus de 30 000 dans l’industrie.

Prenons l’exemple d’Auchan, propriété de la famille Mulliez, huitième fortune de France. L’État lui a octroyé 500 millions d’euros au titre du CICE. Auchan a versé 1 milliard d’euros de dividendes à ses actionnaires et prévoit de supprimer 2 400 postes. Pouvez-vous affirmer, sous serment, qu’aucun euro de ce CICE n’a servi à enrichir les actionnaires et que tout a été fait pour préserver la santé de l’entreprise et les emplois ?

Le groupe Michelin a perçu 65 millions d’euros au titre du CICE depuis 2013 et 12 millions d’euros au titre du chômage partiel. Il a réalisé plus de 2 milliards d’euros de bénéfices en 2024 et versé 1,4 milliard d’euros en dividendes et rachats d’actions. Pourtant, le groupe annonce la fermeture de deux usines françaises d’ici fin 2025. Pouvez-vous garantir qu’aucun euro d’aides publiques n’a servi à financer les dividendes et que tout a été investi dans la recherche et la santé de l’entreprise ?

Si vous ne pouvez pas nous assurer que l’argent public sert à sauvegarder des emplois plutôt qu’à enrichir des actionnaires, pourquoi vous opposez-vous à ce que ces aides soient soumises à un contrôle et à des conditionnalités, comme c’est le cas pour la quasi-totalité des aides dans notre pays ?

M. Amir Reza-Tofighi. Savez-vous que le CICE n’existe plus depuis longtemps ? Vous semblez l’ignorer. Je ne peux pas me prononcer sur des cas que je ne connais pas, notamment celui de Michelin.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur Boyard, il serait plus pertinent de poser vos questions directement à Michelin, que nous auditionnerons la semaine prochaine.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). J’aurais apprécié une réponse du Medef à mes questions. Malheureusement, lorsque les députés peuvent poser leurs questions, le Medef s’absente. J’aurais apprécié que ses représentants puissent s’exprimer sur ces points.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur Boyard, je ne peux pas vous laisser tenir de tels propos. Nous avons fait notre possible pour que soient présents les présidents des organisations syndicales et patronales. Toutefois, certains présidents n’ont pas pu être présents. J’ai annoncé, dès le début de la table ronde, que le président du Medef ne pourrait rester qu’une heure. Je reconnais que certaines questions ont appelé des réponses longues. Cependant, il ne serait pas juste de dire qu’il est parti pour éviter vos questions. Il s’est libéré pour participer à notre rencontre, mais il avait clairement indiqué qu’il ne pourrait rester plus d’une heure.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Le Medef est une organisation importante qui ne se résume pas à son seul président. D’autres représentants auraient pu rester. Je sais que vous avez l’habitude de défendre le Medef, mais nous aurions pu avoir un autre interlocuteur pour répondre à ces questions.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur Boyard, nous pourrions débattre encore longuement de la situation. Cependant, je suggère que nous revenions au sujet principal de notre enquête, à savoir les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. Les questions spécifiques à Michelin pourront être abordées la semaine prochaine.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Mes questions sont simples et concrètes. Je vous ai présenté des exemples précis d’entreprises ayant bénéficié d’aides publiques, procédé à des licenciements, puis distribué des dividendes. Pouvez‑vous nous garantir que ces entreprises bénéficiaires d’aides publiques les ont utilisées pour défendre l’emploi et la recherche, et non pour les reverser en dividendes ?

M. Amir Reza-Tofighi. L’idée que nous serions des nantis vivant dans un paradis fiscal me semble totalement déconnectée de la réalité. En tant que chef d’entreprise, je m’efforce constamment de comparer notre situation à celle de nos concurrents pour rester compétitif. Adoptons une approche rationnelle et comparons-nous aux autres pays européens. Certes, il y a eu des baisses d’impôts, mais le niveau initial était considérablement plus élevé qu’ailleurs. Pourquoi personne ne s’interroge sur le fait que nos impôts de production restent les plus élevés d’Europe ?

La politique conduite ces dernières années a simplement permis de réduire légèrement l’écart avec nos voisins européens. Nous conservons toujours le niveau de prélèvements obligatoires le plus élevé, des charges sociales supérieures et les impôts de production les plus importants. Cessons donc de parler de paradis fiscal, notion qui me paraît particulièrement inappropriée dans notre contexte.

Mme Estelle Mercier (SOC). L’expression « paradis fiscal » a été employée par Patrick Martin, et non par nous. Notre remarque était une boutade en réaction. Nous n’avons jamais utilisé ce terme pour qualifier la France.

M. Amir Reza-Tofighi. Patrick Martin a dit que son intention n’était pas que la France devienne un paradis fiscal.

Une entreprise peut recevoir des aides pour diverses raisons : investissement dans la recherche, recrutement d’apprentis ou innovation. Ces aides sont ciblées sur des actions spécifiques. À la fin de l’exercice, si l’entreprise réalise un bénéfice et distribue des dividendes, cela ne signifie pas que l’argent public a été directement redistribué aux actionnaires.

En réalité, la plupart des entreprises en France bénéficient indirectement d’aides publiques, que ce soit par le biais d’allègements de charges, d’un soutien à l’apprentissage ou d’incitations à la recherche et à l’innovation. Ces dispositifs visent à compenser le niveau élevé des charges et à encourager certaines politiques prioritaires.

Le rôle d’une entreprise est de dégager des bénéfices pour investir et renforcer ses fonds propres. La distribution de dividendes fait partie de ce processus. L’argent public est fléché vers des actions concrètes et n’est pas directement distribué aux actionnaires. Les aides de l’État sont des investissements ciblés qui permettent aux entreprises de mener des actions spécifiques, comme le recrutement d’apprentis ou l’investissement dans la recherche.

M. Michel Picon. La plupart de nos entreprises n’ont pas d’actionnaires au sens traditionnel du terme, hormis les épouses et les enfants. Cependant, je souhaite appeler votre attention sur la nature des politiques d’allègement de charges et de soutien à l’apprentissage. Ces mesures ont été mises en place parce que le niveau des cotisations sociales, qui se transforment en charges pour l’entreprise, était trop élevé et entravait la capacité des entreprises à recruter. À l’époque, nous faisions face à un chômage de masse.

Le soutien à l’apprentissage n’est pas une aide, selon moi. Prenons l’exemple d’un jeune qui intègre une entreprise pour préparer un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) de pâtissier ou de cuisinier. Quel serait le coût pour l’éducation nationale si ce jeune restait dans un système scolaire qui ne lui convient pas ? L’entreprise aide la Nation à former et à insérer ce jeune. Grâce à cette politique, nous avons atteint le million d’apprentis.

Je ne vois pas cela comme une aide aux entreprises, mais comme un financement partenarial. Nous avons demandé aux entreprises de s’impliquer, de prendre en charge ces jeunes et de les sortir d’un environnement scolaire qui ne leur réussissait pas. L’objectif est de leur offrir des perspectives d’avenir.

Lors de la Coupe du Monde de la Boucherie, la France a terminé à la première place. J’ai vu des jeunes concourir à la porte de Versailles, face à seize équipes venues du monde entier. Imaginez le coût pour la nation si ces jeunes étaient restés dans un circuit scolaire inadapté à eux, avec tous les risques de dérive que cela comporte.

Pour conclure, je souhaiterais que, dans nos analyses futures, nous fassions la distinction entre ce qui relève de la contractualisation entre les entreprises et l’État et ce qui pourrait être perçu, à tort, comme une stigmatisation du tissu économique de notre pays. En effet, 98 % des entreprises ont moins de cinquante salariés. Nous percevons vos propos presque comme une agression, bien que je comprenne que cela n’est pas votre intention, monsieur le député.

Chaque matin, des milliers de personnes se lèvent pour sauver leur entreprise et payer les salaires, souvent dans des conditions difficiles. Il est crucial de ne pas stigmatiser les entreprises en les accusant de s’enrichir au détriment des autres. Pour un chef d’entreprise de moins de cinquante salariés, la décision de fermer et de licencier est déchirante. Souvent, cela survient après plusieurs mois sans rémunération pour lui. C’est la réalité de nombreux chefs d’entreprise, particulièrement dans les petites structures, qui sont majoritaires.

M. le président Denis Masséglia. L’apprentissage est effectivement une réussite majeure de la majorité présidentielle. Certains apprentis deviennent même parfois députés, voire présidents de commissions d’enquête.

Mme Estelle Mercier (SOC). Il est essentiel de distinguer clairement la situation des petites entreprises, de l’entrepreneuriat et de l’artisanat, de celle des très grandes entreprises, qui font face à des enjeux différents. De même, il faut distinguer les allègements de cotisations sociales des subventions et des aides publiques.

Lors de l’audition de la Cour des comptes, il a été dit que, pendant la crise du covid‑19, près de 260 milliards d’euros d’aides ont été accordés, dont 92 milliards d’euros d’aides directes, le reste étant principalement constitué de PGE. En observant la courbe des défaillances d’entreprises, on constate une chute en 2020-2021 durant la crise, suivie d’une forte remontée à partir de 2022. Ces aides n’ont-elles pas simplement reporté dans le temps les défaillances d’entreprises ? Peut-on réellement affirmer, comme l’ont fait certains ministres, que ces aides ont permis de sauvegarder des emplois ?

L’embauche d’un apprenti ou l’utilisation du CIR constituent déjà des formes de conditions. Cependant, il faut reconnaître qu’il y a des effets d’aubaine, documentés et mesurés, pour les entreprises bénéficiant d’aides dont elles n’ont pas réellement besoin. En tant que parlementaires, il est de notre devoir de nous interroger sur ces phénomènes. Prenons l’exemple de l’apprentissage : pour les entreprises de plus de deux cent cinquante salariés, ces aides représentent souvent un véritable effet d’aubaine, car elles auraient de toute façon embauché des apprentis. Il est donc légitime de chercher à améliorer l’efficacité de ces dispositifs. L’aide à l’apprentissage vise non seulement à l’insertion professionnelle mais aussi à la formation, deux aspects essentiels.

Plus globalement, ne peut-on pas attendre des entreprises bénéficiant de subventions publiques – je ne parle pas ici d’allègements de charges – un comportement plus responsable ? Lorsqu’une entreprise doit décider de l’allocation de ses bénéfices en fin d’année, elle dispose de plusieurs options : constituer des réserves, investir dans l’outil de production ou verser des dividendes. La question est de savoir si, pour les bénéficiaires d’aides publiques, la priorité ne devrait pas être accordée à l’investissement dans l’entreprise plutôt qu’à la distribution de dividendes.

Monsieur Martin a évoqué le manque d’anticipation de certains chefs d’entreprise et vos efforts pour les sensibiliser sur le sujet, même si la planification au-delà de deux ans est devenue extrêmement complexe. Dans ce contexte, je m’interroge sur l’état du dialogue social. Certaines personnes auditionnées affirment que la fusion des instances de représentation du personnel, notamment la création du comité social et économique (CSE), aurait affaibli le dialogue social, en particulier sur les questions économiques et stratégiques. Les syndicats estiment avoir perdu en capacité de discussion au sein de l’entreprise. Quel est votre point de vue ?

M. Michel Picon. Le soutien apporté aux entreprises pendant la crise du covid‑19 a été crucial. Bien que les chiffres actuels puissent laisser penser que ces aides n’ont pas eu l’impact escompté, il faut prendre en compte le contexte global. En effet, nous avons dû faire face à une crise énergétique consécutive à la guerre en Ukraine ainsi qu’à une période d’inflation considérable. L’intervention de l’État a indéniablement permis de sauver de nombreuses entreprises. Sans la mise en place de l’arrêt partiel d’activité, tout le tissu économique du pays se serait effondré. Je pense notamment aux micro-entrepreneurs et aux indépendants qui, sans le fonds de solidarité, n’auraient eu aucun filet de sécurité.

La situation actuelle reflète certes une correction, comme vous le soulignez à juste titre, mais celle-ci est principalement due au PGE. Ce dispositif a permis à des entreprises, même celles qui n’étaient pas en bonne santé financière avant la crise, d’obtenir des liquidités qu’elles n’auraient pas trouvées autrement. Cependant, il est évident qu’une entreprise dont le modèle économique était défaillant avant la crise ne peut se redresser sans une restructuration en profondeur. Les administrateurs judiciaires ont connu une baisse de leur activité durant la crise sanitaire. Un effet de rattrapage a donc eu lieu, ce qui explique les courbes que vous mentionnez et qui pourraient laisser penser que l’aide aux entreprises n’a pas été efficace. Je suis fermement convaincu du contraire.

Ce rattrapage est terminé depuis un an. Les défaillances que nous observons en 2024 sont largement déconnectées de la crise sanitaire. Néanmoins, certaines entreprises peinent à rembourser leur PGE, souscrit pour assurer leur survie, en raison de la crise énergétique et de la hausse du coût des matières premières, ainsi que de la guerre en Ukraine. Le remboursement du PGE pèse considérablement sur leurs comptes d’exploitation.

Par ailleurs, nous constatons un niveau d’épargne record chez nos concitoyens, notamment chez les retraités. Cet argent, placé dans l’assurance-vie et d’autres produits financiers, fait cruellement défaut à l’économie de proximité. L’instabilité politique actuelle, à laquelle cette assemblée contribue, inquiète les Français qui, par précaution, épargnent davantage et réduisent leurs dépenses.

Cette inquiétude affecte particulièrement les petites entreprises. Les comportements de consommation changent : les achats impulsifs diminuent, les projets de rénovation sont reportés, les sorties au restaurant se font plus rares. Le secteur du bâtiment et celui de la restauration sont particulièrement touchés, comme en témoignent les 66 000 défaillances d’entreprises dans le bâtiment et les 8 000 fermetures de restaurants.

Il faut que la sérénité gagne le pays. C’est la clé de la vitalité de nos entreprises et de notre capacité à surmonter cette période difficile.

M. Amir Reza-Tofighi. Le chômage partiel a joué un rôle crucial en permettant aux entreprises de conserver leurs salariés plutôt que de procéder à des licenciements. Il est certes complexe d’évaluer précisément l’efficacité de l’utilisation des fonds publics, mais il est essentiel d’envisager le scénario qui se serait produit en l’absence de ces aides.

Je reconnais l’existence d’effets d’aubaine, phénomène malheureusement inhérent à la mise en place de toute aide. Je ne prétends pas qu’il faille les accepter ou ne rien faire pour les contrer. L’analyse des politiques publiques a d’ailleurs conduit à la suppression de certaines mesures identifiées comme entraînant principalement des effets d’aubaine, ce qui est une bonne chose. Nous sommes les premiers à réclamer une utilisation judicieuse de l’argent public.

Je tiens cependant à nuancer votre remarque sur les effets d’aubaine pour les entreprises de plus de deux cent cinquante salariés. Prenons l’exemple des secteurs à forte intensité de main-d’œuvre tels que la propreté, les services à la personne ou la sécurité. Ces entreprises comptent souvent un grand nombre de salariés malgré un chiffre d’affaires relativement modeste. Dans les services à la personne, une TPE peut compter jusqu’à cinquante salariés. Qu’il s’agisse d’agents de sécurité ou d’auxiliaires de vie, la formation sans aide initiale devient impossible, que l’entreprise compte plus ou moins de deux cent cinquante salariés. Les marges dans ces secteurs sont trop faibles pour permettre un investissement conséquent dans l’apprentissage. Pour certaines grandes entreprises, notamment dans le domaine de l’ingénierie, l’effet d’aubaine est important. Cependant, pour une entreprise de sécurité formant des agents, l’effet est négligeable. Avec la réduction de l’aide à 2 000 euros, nous risquons de voir disparaître de nombreux apprentis dans ces entreprises. Il est donc crucial de nuancer le propos lorsque l’on évoque les effets d’aubaine, car la réalité est souvent plus complexe qu’il n’y paraît. Bien que ces effets existent, il faut se garder de généraliser trop hâtivement.

Mme Estelle Mercier (SOC). Ces observations sur les effets d’aubaine proviennent d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas).

M. Amir Reza-Tofighi. Il convient de clarifier ce que l’on entend par « véritable aide publique ». S’il s’agit d’un soutien financier direct de l’État, par exemple 2 millions d’euros accordés sans condition, je partage votre avis sur la nécessité de faire preuve de responsabilité dans son utilisation. Cependant, nous ne semblons pas avoir la même définition de ce qu’est une aide publique, ce qui complique le débat. Nous sommes d’accord pour exclure de cette catégorie les cotisations sociales. Néanmoins, la notion reste floue, notamment lorsque l’on considère des dispositifs tels que l’aide à l’apprentissage. Cette dernière est davantage un investissement dans la formation des jeunes qu’une aide à l’entreprise. L’apprentissage représente en réalité un coût significatif pour elle.

Mme Estelle Mercier (SOC). Un apprenti revêt une réelle valeur pour l’entreprise. Certes, il doit être formé, mais après quelques mois, il devient productif. Sans parler de rentabilité, terme que je ne souhaite pas employer, l’apprenti devient utile et contribue positivement à l’activité de l’entreprise.

M. le président Denis Masséglia. Nous nous écartons du sujet de notre enquête.

M. Michel Picon. L’apprenti est rémunéré pour son temps en entreprise et pour les services qu’il rend. Cependant, sa contribution effective, particulièrement durant la première année, est limitée. Cette période initiale nécessite un investissement considérable de la part de ses collègues, qui consacrent du temps à sa formation et à son encadrement. L’apprentissage ne se limite pas à l’acquisition de compétences techniques, mais englobe également l’apprentissage du savoir-être en entreprise.

M. Amir Reza-Tofighi. Dans les entreprises où le dialogue social fonctionnait bien, les ordonnances dites « Macron » n’ont rien changé. Dans mon entreprise, nous maintenons d’excellentes relations et abordons les différents sujets de manière constructive. Je ne crois pas que ces ordonnances aient altéré la capacité de dialogue entre les dirigeants et les syndicats sur les questions économiques ou les questions relatives à l’entreprise. Je comprends que les syndicats de salariés souhaitent revenir à la situation antérieure, mais je n’ai pas constaté de dégradation du dialogue social.

M. Didier Moinereau. La CPME a été pionnière dans la mise en place du groupement de prévention agréé, il y a plus de cinq ans. Ce dispositif, prévu par l’article L. 611-1 du code de commerce, fait l’objet d’un agrément rigoureux de la part des services de l’État. Il vise à prévenir les difficultés des entreprises en amont. Ce service gratuit est assuré par des bénévoles, souvent des seniors, qui mettent leur expertise au service des entreprises pour les aider à anticiper les problèmes. Actuellement, environ six cents bénévoles œuvrent dans ce sens sur l’ensemble du territoire, sans aucune aide étatique. Nous collaborons étroitement avec les services de Bercy, la médiation du crédit et la médiation des entreprises pour intervenir le plus tôt possible et soutenir le tissu économique.

Cette démarche est cruciale car les tribunaux de commerce font face à des difficultés. En effet, de nombreuses entreprises hésitent à se tourner vers les services de l’État, pas toujours perçus comme des soutiens. C’est un enjeu majeur pour l’aide aux entreprises.

On recense environ 60 000 liquidations judiciaires d’auto-entrepreneurs. Cette situation est préoccupante car ces personnes se retrouvent souvent sans couverture sociale, ce qui inquiète les structures départementales. Beaucoup finissent par dépendre du RSA ou deviennent demandeurs d’emploi. Je vous invite à retenir ce chiffre : environ 58 000 ou 59 000 liquidations sur les douze derniers mois ; cela dépasse largement le nombre de PSE et de plans sociaux en préparation. Des personnes compétentes se retrouvent en difficulté. Il est impératif que nous nous préoccupions de cette population.

M. le rapporteur. Les propos de monsieur Moinereau m’interpellent. Nous n’éprouvons aucune défiance envers l’entreprise ou les entrepreneurs. J’apprécie profondément les entrepreneurs, tels que les décrit monsieur Picon, qui font vivre la majorité des très petites, petites et moyennes entreprises dans des conditions extrêmement difficiles. Nous reconnaissons pleinement leur contribution essentielle à la vitalité de notre économie.

Cependant, la confiance n’exclut pas le contrôle. Notre commission d’enquête n’a pas pour objectif de stigmatiser qui que ce soit mais d’examiner l’efficacité des politiques publiques. Tout comme nous évaluons l’utilisation des fonds alloués aux associations, il est légitime d’analyser l’impact des aides publiques aux entreprises, notamment sur la création d’emplois. L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a d’ailleurs conclu que le CICE n’a pas eu d’effet significatif sur l’emploi.

Notre objectif n’est pas de réduire le montant des aides, mais plutôt d’envisager un redéploiement ou un rééquilibrage pour mieux répondre aux besoins des PME et des TPE. Ces entreprises, souvent sous-traitantes, peuvent être durement touchées par les plans de licenciements des grandes structures ou les difficultés économiques locales.

Je serais ravi d’aller constater en Espagne, avec monsieur Martin, les effets des politiques de réduction du temps de travail et de suppression des contrats précaires.

Monsieur Picon, j’ai entendu votre appel à la stabilité et à la sérénité. Néanmoins, la composition actuelle de l’Assemblée nationale reflète la volonté de rupture des Français avec certaines politiques, notamment économiques et sociales, conduites à l’initiative du Président de la République. Il appartient à notre commission de dresser un bilan objectif de l’usage des aides publiques aux entreprises et de la politique de facilitation des licenciements, afin de formuler des recommandations pour défendre l’emploi.

Ma question, monsieur Picon, porte sur l’impact des décisions des donneurs d’ordre sur les plans de licenciements ou les défaillances d’entreprises dans le secteur des petites et très petites entreprises. Si vous ne disposez pas de chiffres précis, vous pouvez nous les communiquer ultérieurement par écrit.

M. Michel Picon. Je ne dispose pas de chiffres précis, mais nous tâcherons de nous documenter sur ce point. Il est évident que la crise du logement et les difficultés d’accès au crédit ont un impact considérable. Prenons l’exemple du secteur du bâtiment : lorsque les grands donneurs d’ordre de la construction de logements réduisent leur activité, que ce soit en raison de normes complexes ou de plans d’occupation des sols restrictifs, cela affecte directement les petites entreprises. Une entreprise de peinture de huit salariés peut ainsi se retrouver sans marché.

La Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb) devrait disposer de données plus détaillées. Comme le dit l’adage, « quand les gros maigrissent, les maigres meurent ». Les difficultés des grandes entreprises pèsent et pèseront encore davantage sur les petites, particulièrement dans le secteur du bâtiment.

Cette situation affecte l’ensemble de la filière du logement. Les notaires ont dû réduire leurs effectifs. Les agents immobiliers ont vu 30 % des mandataires fermer boutique. Les tribunaux de commerce rapportent également des difficultés chez les géomètres experts et les architectes. Toutes ces petites entreprises de la filière sont affectées par les difficultés des plus grandes structures.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


8.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Anémone Cartier‑Bresson, professeure de droit public à l’université Paris Cité, Mme Hélène Cavat, maîtresse de conférences en droit privé à l’université de Strasbourg, et M. Pascal Lokiec, professeur de droit privé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (lundi 7 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne Mme Anémone Cartier-Bresson, professeure de droit public à l’université Paris Cité, Mme Hélène Cavat, maîtresse de conférences en droit privé à l’université de Strasbourg, et M. Pascal Lokiec, professeur de droit privé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ([8]).

M. le président Denis Masséglia. Nous allons aujourd’hui entendre, à distance, trois universitaires dont les témoignages, assurément complémentaires, alimenteront utilement notre réflexion. Je souhaite la bienvenue à Mme Anémone Cartier-Bresson, professeure de droit public à l’université Paris Cité, dont les travaux portent en particulier sur le droit public des affaires, et notamment le droit des aides publiques, à Mme Hélène Cavat, maîtresse de conférences en droit privé à l’université de Strasbourg, spécialiste des questions touchant au droit du travail, et à M. Pascal Lokiec, professeur de droit privé à l’université Paris 1 Panthéon‑Sorbonne, spécialiste de droit social.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Anémone Cartier-Bresson, Mme Hélène Cavat et M. Pascal Lokiec prêtent serment.)

Mme Anémone Cartier-Bresson, professeure de droit public à l’université Paris Cité. En l’absence de définition générale, en droit interne, de la notion d’aide aux entreprises, il convient de se référer au droit européen. Ainsi, si le montant de l’aide excède 300 000 euros, il s’agit d’une aide d’État.

Au sens du droit européen, l’aide d’État constitue un avantage sélectif accordé à une entreprise, financé par les pouvoirs publics, qui fausse la concurrence et affecte les échanges. En droit interne également, l’aide se conçoit comme une mesure avantageuse à caractère sélectif puisqu’elle ne bénéficie pas à toutes les entreprises. Il faut la distinguer de la commande publique : l’aide n’est pas une rémunération pour une prestation effectuée pour le compte de l’administration, mais un avantage octroyé par elle. Cet avantage devrait être accompagné de contreparties.

Bien que la jurisprudence soit limitée sur le sujet, l’idée selon laquelle les avantages accordés aux entreprises devraient être accompagnés de contreparties, sous peine d’être considérés comme des libéralités interdites, progresse. Ces exigences de contreparties sont particulièrement présentes en ce qui concerne les avantages liés aux propriétés publiques, comme la vente ou la location de biens à des prix inférieurs à ceux du marché.

La possibilité de conditionner l’octroi d’une aide au maintien de l’emploi dépend de son objet. Pour les aides à l’embauche, cela va de soi. Il y a une tendance croissante à la conditionnalité en termes de maintien de l’emploi, notamment pour les aides à l’investissement ou les aides octroyées par les collectivités territoriales aux entreprises en difficulté. Cependant, cette conditionnalité peut s’avérer plus complexe à établir pour des aides dont l’objet n’est pas directement lié à l’emploi, comme celles qui vont à la recherche. Il n’empêche que les conditionnalités transversales progressent et qu’elles touchent à des questions de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Il serait donc envisageable de conditionner un plus grand nombre d’aides, même si elles ne portent pas spécifiquement sur l’emploi.

En France, les principales lacunes dans ce domaine résident dans le manque de précision et d’exigence quant aux conditionnalités. Ce phénomène a été observé, par exemple, avec certains crédits d’impôt ou durant la crise du covid‑19, la France s’étant montrée moins exigeante que ses voisins européens, particulièrement vis-à-vis des grands groupes.

Des contrôles sont effectués, mais ils pourraient être renforcés et mieux coordonnés. En outre, il existe des leviers pour récupérer des aides auprès d’entreprises procédant à des liquidations ou des fermetures de sites. La question de la récupération partielle des montants correspondant aux aides en cas de non-respect des engagements mérite d’être approfondie.

Mme Hélène Cavat, maîtresse de conférences en droit privé à l’université de Strasbourg. La création de cette commission d’enquête se comprend aisément au vu des récentes annonces de suppressions d’emplois chez Michelin, Vencorex, Auchan, ArcelorMittal, entre autres. Ces cas médiatisés ne représentent cependant que la partie émergée d’un phénomène bien plus vaste. En effet, à côté de ces licenciements, il y a de nombreuses faillites touchant principalement les très petites entreprises (TPE) et d’autres évolutions inquiétantes sur le marché du travail, comme le congédiement silencieux des intérimaires. Renault se sépare actuellement de mille intérimaires.

Au-delà, on assiste à une dégradation plus discrète mais tout aussi préoccupante de la qualité de l’emploi.

L’objet de la commission d’enquête peut surprendre au regard de l’évolution du droit du travail au cours des trente dernières années. En effet, loin d’être défaillant, le législateur s’est montré particulièrement actif dans la construction d’un droit sur-mesure facilitant les licenciements. Deux mouvements principaux caractérisent cette évolution : le premier concerne l’affaiblissement du régime du licenciement économique ; le second porte sur la création d’accords collectifs visant à contourner ce régime.

Le droit du licenciement économique s’est initialement construit autour de certaines garanties limitant la liberté d’entreprendre. Ce processus assurait l’information et la consultation des représentants du personnel, l’élaboration d’un plan social, devenu en 2002 plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), la recherche du reclassement interne et externe des salariés et la mise en place de mesures d’accompagnement à leur profit. Jusqu’à la fin des années 1990, le droit du travail s’efforçait de rattacher toutes les opérations de nature économique au régime du licenciement économique, y compris les départs volontaires. Le principe était que relevait du domaine économique tout ce qui n’était pas d’ordre personnel. Depuis le début des années 2000, la tendance a connu un renversement radical. Des pans entiers de ces opérations ont été soustraits au droit du licenciement économique et le champ d’application de ce droit s’est donc considérablement réduit. La loi du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale a notamment remis en cause la jurisprudence Framatome et Majorette, qui imposait l’engagement d’une procédure de licenciement économique dès la proposition de modification du contrat de travail. Désormais, la procédure ne s’applique qu’en cas de refus de la modification par le salarié.

De son côté, la loi du 25 juin 2008 portant modernisation du marché du travail a introduit en droit français la rupture conventionnelle, dont le succès considérable a encore réduit le nombre de ruptures soumises au régime du licenciement économique. Par ailleurs, les départs volontaires ont été progressivement soustraits à ce régime, la loi ayant autorisé les accords de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) à organiser ces départs tout en prévoyant un régime fiscal et social privilégié. Au fil du temps, seules certaines règles du régime du licenciement économique ont continué à s’appliquer aux départs volontaires. L’obligation d’établir un ordre des licenciements ou de procéder à des reclassements a été supprimée dans certains cas, notamment pour les plans de départ volontaire (PDV) excluant les licenciements, depuis un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 26 octobre 2010.

Depuis 2013, le rythme des réformes s’est considérablement accéléré, celles-ci ayant achevé de démanteler ce qui subsistait du droit du licenciement économique. La loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, adoptée sous un gouvernement socialiste, a marqué un tournant significatif. Sous prétexte de soumettre le PSE au contrôle de l’administration et à la signature des syndicats, la loi a en réalité facilité les suppressions d’emplois. Elle encourage la négociation des PSE, mais ceux-ci sont moins contrôlés que les documents unilatéraux établis par les employeurs. La loi impose à l’autorité administrative de vérifier que des mesures d’accompagnement sont prévues pour les salariés, pas d’évaluer leur pertinence, ce qui offre une grande latitude aux employeurs. Il n’est donc pas surprenant que seuls 4 % des plans soient refusés par l’administration. La loi a également réduit les délais d’information et de consultation du comité social et économique (CSE), fixés à deux, trois ou quatre mois. Elle a par ailleurs limité la possibilité de former un recours judiciaire pendant la phase de réorganisation. Les chiffres sont révélateurs : en 2011, avant la réforme, on comptait soixante-dix-huit référés contre des réorganisations et des PSE ; en 2015, après la réforme, ce nombre était tombé à quatre.

La validation administrative du PSE ne constitue pas une autorisation de licencier comparable à celle qui existait dans les années 1980. Le motif économique au fondement du licenciement n’est pas contrôlé, ce qui peut conduire à des situations paradoxales. Ainsi, deux ans après la fermeture de l’usine Goodyear à Amiens, la cour d’appel de Paris a estimé qu’aucun motif économique ne pouvait justifier cette fermeture. De plus, la signature des syndicats, conçue pour apporter une caution aux PSE, a pour effet de désarmer en partie les salariés qui souhaiteraient défendre leurs emplois. Elle donne aux plans une forme d’impunité, leur contestation devant les tribunaux devenant très difficile. Mais les syndicats sont souvent soumis à un chantage à l’emploi lorsqu’ils sont conduits à signer ces accords.

La loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques a drastiquement réduit les obligations d’information et de consultation du CSE à l’occasion de l’établissement d’un PSE. Elle a également limité l’obligation d’établir un ordre des licenciements. L’obligation de rechercher un repreneur, introduite par la loi Florange du 29 mars 2014, s’est révélée d’une portée limitée. Elle ne s’applique qu’aux entreprises de plus de mille salariés, pour une durée de quelques mois seulement, et ne concerne pas les entreprises en faillite.

La loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels a encore facilité les licenciements économiques. Désormais, une simple baisse du chiffre d’affaires durant quelques mois peut suffire. Cette loi a également ouvert la possibilité de licencier de manière préventive, même en l’absence de difficultés économiques, au nom d’une nécessaire réorganisation de l’entreprise visant à sauvegarder sa compétitivité. Cette loi autorise aussi les licenciements pour faciliter une reprise, ce qui ouvre la voie à la mise en œuvre de licenciements en amont d’une cession d’entreprise.

Enfin, les ordonnances de 2017 ont créé le barème d’indemnités prud’homales en cas de licenciement injustifié, une mesure largement critiquée du fait de sa contradiction avec le principe de la réparation intégrale du préjudice. Le plancher est passé de six à trois mois de salaire, quelle que soit l’ancienneté du salarié. Or, l’ancien plancher, instauré en 1975, correspondait à la durée moyenne nécessaire pour retrouver un emploi après un licenciement. Aujourd’hui, cette durée est estimée à dix-huit mois, ce qui rend le nouveau barème particulièrement inadapté à la réalité des choses. Les ordonnances de 2017 ont également supprimé l’obligation pour l’employeur de chercher à reclasser ses salariés à l’international.

De leur côté, les accords collectifs de réorganisation permettent de contourner le droit du licenciement pour motif économique. Auparavant, ce droit s’appliquait à toute opération susceptible d’entraîner une suppression ou une modification de poste. Cela n’est plus le cas aujourd’hui, en raison de la multiplication de dispositifs tels que les accords de performance collective (APC) ou les ruptures conventionnelles collectives (RCC). Ces dispositifs peuvent être mis en œuvre sans que l’entreprise connaisse des difficultés économiques. Ils tirent leur légitimité du fait qu’ils impliquent la participation des syndicats mais ils n’en conduisent pas moins à des reculs significatifs pour les salariés.

Ces accords représentent un danger réel pour les droits des travailleurs. Les chiffres sont frappants : depuis 2014, le nombre de plans sociaux a globalement diminué, hormis pendant la crise du covid‑19, car les suppressions d’emplois se font désormais par l’intermédiaire de ces accords. Une étude de janvier 2024 de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail révèle que 60 % des ruptures de contrat de travail dans les entreprises de plus de mille salariés se font par la voie des départs volontaires.

M. le président Denis Masséglia. Mme Cavat, pouvez-vous nous faire part de tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations ? Avez-vous un engagement politique ? Si tel est le cas, avec quel parti ?

Mme Hélène Cavat. Je n’ai pas d’engagement politique à l’heure actuelle mais je me suis présentée aux dernières élections législatives sous les couleurs du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) révolutionnaire.

M. le président Denis Masséglia. Merci pour cette précision, qui est utile pour le débat.

M. Pascal Lokiec, professeur de droit privé à l’université Paris 1 PanthéonSorbonne. Dans le contexte actuel, notamment au regard de la situation aux États‑Unis, il est essentiel de mettre en avant le modèle social français. Celui-ci se caractérise par une forte protection de l’emploi, contrairement au modèle américain dans lequel le licenciement sans motif est la norme. Cette différence s’est particulièrement manifestée lors de la crise du covid‑19, au cours de laquelle les entreprises américaines ont pu licencier très facilement. Il s’agit là d’un trait fondamental de notre modèle social auquel nous devons rester attachés.

Par ailleurs, en France, on a tendance à se focaliser excessivement sur les questions d’emploi au niveau législatif, au détriment parfois de la question du travail en lui‑même. Bien que l’emploi soit crucial, il ne faut pas perdre de vue l’importance des conditions de travail. Nous sommes actuellement confrontés à une dégradation inquiétante de ces conditions, avec une explosion des risques psychosociaux, du stress et du harcèlement. Prenons l’exemple de la montée en puissance du télétravail et de l’attrait pour la semaine de quatre jours. Si ces évolutions répondent en partie à une aspiration légitime des salariés, notamment des jeunes, à un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, elles traduisent également un mal-être au travail profond. La France est particulièrement mal classée dans ce domaine selon les enquêtes internationales. Il est donc impératif de repenser le modèle du salariat pour reconnaître davantage l’autonomie des travailleurs. Cela permettrait de répondre aux aspirations des jeunes sans les pousser vers le travail indépendant, qui offre moins de protection et peut s’avérer préjudiciable pour notre système de protection sociale.

Il faut aussi être vigilants à ne pas utiliser les difficultés réelles des petites entreprises comme prétexte pour réformer le droit du travail de manière générale, y compris au profit des grandes entreprises. Les réalités des petites et des grandes entreprises sont fondamentalement différentes. Les appels récurrents à la simplification du droit du travail, notamment en période de crise, doivent être examinés avec la plus grande prudence. Je vous invite à être particulièrement attentifs aux propositions visant à modifier les seuils sociaux ou les seuils d’effectifs, comme celles qui visent à décaler les seuils pour la mise en place des CSE. Ces mesures pourraient avoir des conséquences néfastes. La réponse aux difficultés des petits entrepreneurs ne réside pas dans un changement du droit, mais plutôt dans un accompagnement pour son application. En effet, les petits patrons font souvent face à des défis considérables en matière de gestion administrative et juridique.

Comme l’a souligné Hélène Cavat, le législateur accorde une place prépondérante à la négociation collective, au-delà du seul cadre des restructurations. Cette évolution est, sur le principe, positive. Cependant, il faut faire attention. Généralement, lorsque le législateur accorde une place accrue à la négociation collective dans le domaine des restructurations, c’est pour limiter l’intervention du juge. Ainsi, le contenu des accords, conclus par les partenaires sociaux, ne doit pas être soumis à son appréciation. Et, en effet, le contrôle des plans de départ volontaire ou des accords de rupture conventionnelle collective s’avère léger. Il est important d’encourager la négociation collective mais il faut veiller à ce qu’elle ne devienne pas un prétexte pour réduire les protections existantes.

On ne peut accorder une telle importance à la négociation collective qu’à la condition de rééquilibrer les rapports entre salariés et employeurs au sein de l’entreprise. Cela implique la mise en place d’une véritable cogestion. En 2017, le renforcement du poids des salariés dans l’entreprise faisait partie des objectifs poursuivis par la réforme et le principe figurait dans la loi d’habilitation à légiférer par ordonnances. Malheureusement, l’ambition n’a pas été tenue ou alors de manière anecdotique. Aujourd’hui, en France, deux administrateurs au plus représentent les salariés sur un total de huit au conseil d’administration, ce qui est nettement insuffisant pour leur conférer un réel pouvoir dans les décisions économiques.

Il est crucial de revoir la répartition du pouvoir au sein de l’entreprise avant même d’aborder la question des licenciements. Nous sommes de plus en plus confrontés à des suppressions d’emplois liées au remplacement de femmes et d’hommes par des robots, des machines ou l’intelligence artificielle. Cette problématique est difficilement gérable par le seul biais du licenciement pour motif économique. La solution réside dans un rééquilibrage du pouvoir au sein de l’entreprise, afin que la politique menée par la direction ne favorise pas systématiquement le remplacement des humains par des machines. Il est urgent d’agir en ce sens. Les syndicats ont considérablement évolué sur ce sujet. Pendant longtemps, l’idée consistant à donner du pouvoir aux salariés était perçue comme un moyen de les rendre responsables des décisions. Les mentalités ont changé, même si un consensus n’est pas encore atteint.

Les évolutions du droit ont malheureusement conduit à l’affaiblissement du concept du motif économique qui sert à justifier un licenciement. Pourtant, ce concept est essentiel : il repose sur l’idée qu’on ne peut licencier des salariés coupables d’aucune faute ou insuffisance professionnelle que pour des raisons économiques avérées, notamment des difficultés économiques ou des enjeux de compétitivité. Plusieurs réformes ont contribué à cet affaiblissement. Les ordonnances de 2017 ont par exemple supprimé la prise en compte du périmètre international dans l’appréciation du motif économique, ce qui est discutable dans le contexte de la mondialisation.

Enfin, la question des départs volontaires mérite une attention particulière. Bien que je ne sois pas opposé par principe à cette pratique si elle résulte d’un véritable choix des salariés, elle soulève des interrogations. Il faut s’assurer du caractère réellement volontaire de ces départs et être conscient que cette approche évacue la question du motif économique, puisqu’elle repose sur un accord entre les parties.

En conclusion, ces évolutions appellent à une grande vigilance pour préserver l’équilibre entre flexibilité pour les entreprises et protection pour les salariés.

M. le président Denis Masséglia. Je rappelle que l’objet de la commission d’enquête n’est pas d’examiner le projet de loi de simplification de la vie économique.

M. Pascal Lokiec. J’en suis pleinement conscient.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué des évolutions législatives récentes qui auraient, selon vous, créé un déséquilibre dans les rapports de force entre les salariés et les employeurs. Pourriez-vous nous fournir des indicateurs chiffrés démontrant que ces évolutions législatives ont effectivement entraîné une augmentation significative du nombre de PSE ces dernières années ? Il me semble essentiel, dans le cadre d’une commission d’enquête, que les arguments avancés reposent sur des données scientifiques.

Vous suggérez aussi de travailler sur des indicateurs ou des règles qui prendraient en compte le contexte de la mondialisation. Ne craignez-vous pas que cette approche puisse avoir un effet dissuasif sur l’implantation des entreprises en France ? Certaines entreprises, redoutant de ne pouvoir adapter leurs effectifs en fonction des évolutions du marché, ne risquent-elles pas d’hésiter à s’installer dans notre pays ? Je pense notamment au secteur automobile et à la transition vers le moteur électrique ou à l’émergence de la voiture autonome. Il semble logique, bien que regrettable, qu’une entreprise puisse ajuster ses effectifs en fonction du volume de production.

M. Pascal Lokiec. Les chiffres que vous souhaitez obtenir portent sur les PSE, n’est‑ce pas ?

M. le président Denis Masséglia. Effectivement, je cherche à savoir s’il y a eu une augmentation significative du nombre de PSE en France au cours des dix dernières années. Si j’interprète correctement vos propos sur la remise en question de certains acquis, cela devrait logiquement se traduire par une hausse de ce nombre.

M. Pascal Lokiec. Je ne suis pas en mesure de vous fournir les chiffres précis. Quoi qu’il en soit, ce que je peux dire, c’est que les licenciements économiques représentent une part relativement faible du total des ruptures de contrat de travail. Ces ruptures sont majoritairement faites de démissions. Mais ce constat ne minimise en rien l’importance des PSE, dont le nombre reste significatif. On le sait, les entreprises ont tendance à privilégier d’autres modes de rupture. Ainsi, le simple décompte des licenciements économiques ne reflète pas fidèlement la réalité de la situation. Des études ont mis en lumière l’existence de stratégies d’évitement en la matière. Outre le recours aux PDV, le recours au licenciement pour motif personnel comme alternative est fréquent. Cette pratique complique considérablement la quantification précise du phénomène. En effet, pour obtenir des chiffres exacts, il faudrait que tous les salariés licenciés pour insuffisance professionnelle, quand le motif est en réalité économique, intentent une action aux prud’hommes. Une telle démarche permettrait d’évaluer l’ampleur du phénomène. Je ne dispose pas de chiffres précis à ce sujet. Néanmoins, il est important de souligner que si le pourcentage de licenciements économiques est relativement faible, chaque cas implique souvent un nombre conséquent de salariés.

Votre remarque sur l’attractivité de la France soulève une interrogation qui revient souvent : le droit du travail constitue-t-il un frein à l’attractivité du pays ? Cette interrogation relève davantage du domaine politique que juridique. Notre modèle est fondé sur la protection de l’emploi, ce qui n’empêche pas la France de rester attractive. Il y a quelques années, les investissements en France étaient plutôt satisfaisants, et ce malgré les réformes visant à assouplir certaines protections des salariés en matière de licenciements économiques. Je suis convaincu que notre modèle de protection de l’emploi est un élément essentiel de notre identité. Il serait illusoire de penser que nous pourrions rivaliser avec les États-Unis ou la Chine en démantelant notre protection sociale. Cette position est certes politique et il faudrait l’avis d’économistes pour étayer ce point de vue par des données chiffrées.

M. le président Denis Masséglia. Vous dites que cela relève du politique. Je crois que trop de décisions politiques sont prises en l’absence de données précises justifiant leur bien‑fondé. Certes, la décision finale appartient à l’autorité politique mais il faut qu’elle repose toujours sur une réalité scientifique.

Mme Hélène Cavat. Les données publiées par la Dares montrent qu’il y a une stagnation, voire une diminution, du nombre de plans sociaux depuis 2014. Cette tendance s’explique par l’augmentation du nombre de suppressions d’emplois effectuées par d’autres voies que celle des PSE. D’après une étude de la Dares de janvier 2024, 60 % des ruptures de contrat de travail se font par le biais de départs volontaires. Ce phénomène explique la baisse apparente du nombre de licenciements économiques. On assiste parallèlement à une augmentation significative du nombre des ruptures conventionnelles individuelles ou collectives.

Les ruptures conventionnelles individuelles ont connu, depuis leur apparition, une croissance exponentielle, ainsi que le démontrent les données publiées par le ministère du travail. En revanche, on manque de données précises sur les entrées au chômage qui font suite à des ruptures conventionnelles collectives ou des accords de performance collective. On sait toutefois, grâce à la direction générale du travail (DGT), que leur nombre augmente significativement.

Le manque de transparence sur les accords de performance collective est un problème majeur. Il est, à mon sens, illégitime que ces accords ne soient pas rendus publics, contrairement à la majorité des autres accords. La loi les soustrait à l’obligation de publicité au nom du secret industriel, mais la plupart des accords de ce type que j’ai examinés ne contenaient aucune information sensible, notamment sur le processus de production. Si ces accords étaient accessibles publiquement, ils pourraient être étudiés en détail. Je n’y ai eu accès que dans le cadre de travaux menés avec France Stratégie, en collaboration avec la Dares. Le caractère confidentiel de ces accords nous prive d’informations cruciales sur leur nombre, leur contenu et leurs impacts réels sur l’emploi.

M. le président Denis Masséglia. Nous avons débuté notre cycle d’auditions avec la Dares afin de disposer de données chiffrées sur l’objet de notre étude.

Vous évoquez la croissance du nombre des ruptures conventionnelles. Il est complexe de savoir si elles sont principalement initiées par les entreprises ou les salariés. Nous manquons de données en la matière et cela entrave notre réflexion.

Les APC peuvent contenir des éléments relevant du droit des entreprises, voire des éléments sur les procédés industriels. J’en ai consulté certains qui contenaient ce genre d’informations. Néanmoins, il pourrait être envisagé d’autoriser les chercheurs et les universitaires à y accéder dans le cadre de leurs travaux, à condition que les intérêts des entreprises soient préservés. Il serait judicieux d’explorer cette piste pour trouver un équilibre satisfaisant.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Madame Cartier-Bresson, vous avez évoqué l’existence de leviers pour récupérer les aides publiques. Pourriez-vous donner le détail de ces leviers et expliquer comment ils pourraient être activés ?

Mme Anémone Cartier-Bresson. Il y a effectivement des leviers. Si une entreprise ne respecte pas ses engagements, précisément définis, la restitution de l’aide peut être prévue par le droit. Plusieurs textes le précisent. C’est notamment le cas du code des relations entre le public et l’administration. De la même manière, une aide autorisée par la Commission européenne peut être récupérée.

La difficulté survient lorsque des entreprises aidées licencient et que les actifs sont transférés ailleurs par les repreneurs. Des outils existent toutefois pour récupérer les aides dans ces situations. C’est une préoccupation de la Commission européenne. Il serait pertinent de renforcer les outils déjà mis en place.

M. le rapporteur. Madame Cavat, vous suggérez de tenir compte, à l’occasion de l’établissement d’un PSE, des moyens du groupe plutôt que de l’entreprise. Comment cette proposition pourrait-elle être mise en œuvre ? Cette problématique revient fréquemment dans nos auditions et dans l’actualité.

Mme Hélène Cavat. Permettez-moi d’abord de revenir sur la question précédente. J’ai écouté avec grand intérêt les propos de madame Cartier-Bresson. Pendant la crise sanitaire, le bénéfice de l’activité partielle de longue durée (APLD) excluait que l’entreprise procède à des licenciements pour motif économique mais lui laissait la possibilité de conclure des plans de départ volontaire, des accords de performance collective ou des ruptures conventionnelles collectives. Il serait judicieux d’imposer des conditions plus strictes lorsque des aides sont versées aux entreprises et d’interdire, par exemple, toutes les formes de ruptures à caractère économique si l’objectif est de garantir l’emploi.

En réponse à votre question, je veux dire que la jurisprudence antérieure permettait au juge d’apprécier la teneur du PSE en fonction des moyens du groupe, y compris à l’international. Il s’agissait de vérifier si les ressources de la société mère ou d’autres filiales avaient été mobilisées pour le reclassement des salariés ou pour contribuer financièrement aux mesures d’accompagnement. Cette approche, validée par la Cour de cassation, imposait que soient examinés les moyens de l’intégralité du groupe et non de la seule filiale française concernée par le plan.

M. le rapporteur. Monsieur Lokiec, j’approuve votre remarque sur l’importance de ne pas se focaliser uniquement sur les plans de licenciement médiatisés, mais de s’intéresser également à la question plus large du travail. Dans cette optique, je souhaiterais recueillir l’avis de chacun d’entre vous sur une éventuelle nouvelle étape de réduction du temps de travail. Celle-ci pourrait permettre de préserver des emplois en partageant le travail, tout en repensant son organisation pour travailler moins mais mieux.

Monsieur Lokiec, vous avez évoqué les difficultés spécifiques des petites entreprises face à la législation actuelle. Pourriez-vous donner le détail de ces difficultés ? En effet, bien que moins médiatisées, les micro-catastrophes sociales dans les petites et moyennes entreprises forment une problématique majeure pour nos territoires.

Vous avez également abordé la question de la cogestion. Auriez-vous des préconisations concrètes pour faire évoluer la situation ? Nous sommes particulièrement intéressés par les solutions qui permettraient de rééquilibrer rapidement le rapport de force entre salariés et employeurs.

Enfin, vous suggérez de donner davantage de capacités d’initiative aux salariés, une suggestion que vous développez dans votre ouvrage Salariés, libres… et heureux ?, publié en 2024. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette approche et son impact potentiel sur l’équilibre entre travail et emploi ?

M. Pascal Lokiec. Les enquêtes récentes révèlent un manque d’autonomie préoccupant chez les salariés français. Cette situation est déplorable tant pour les employés que pour les entreprises. En effet, la qualité de vie au travail dépend largement de la capacité des salariés à avoir leur mot à dire. Qui mieux que le salarié lui-même peut savoir ce qui est bon pour son travail ? Cette absence d’autonomie a inévitablement un impact négatif sur la rotation des effectifs. Il est temps d’adopter un dispositif inspiré du flexible work anglo-saxon, qui accorde davantage d’initiative aux salariés. Cette approche pourrait notamment faciliter la mise en place de la semaine de quatre jours. Notre retard en matière d’autonomie au travail est considérable. Si nous ne progressons pas sur ce point, les jeunes générations, en quête d’autonomie et soucieuses de préserver leur vie personnelle, risquent de se détourner du salariat au profit du travail indépendant. Or ce dernier n’offre pas la même protection sociale.

Par ailleurs, il est évident que les petites entreprises rencontrent des difficultés dans l’application du droit du travail. Cette problématique, loin d’être nouvelle, existe dans de nombreux pays. Les États-Unis, par exemple, ont instauré dès 1953 un dispositif spécifique pour les petites entreprises, avec une administration dédiée, grâce au Small Business Act. La France accuse également un retard dans ce domaine. Cependant, je ne préconise pas la création d’un sous-droit du travail pour les petites entreprises. Ces dernières peinent déjà à attirer les meilleurs talents, qui préfèrent souvent les grandes structures. Instaurer un droit du travail au rabais pour les PME ne ferait qu’aggraver la situation. Ce dont les petits patrons ont réellement besoin, c’est d’une assistance dans l’application du droit du travail en vigueur. Il s’agit fondamentalement d’une problématique d’accès au droit.

Pour remédier à cette situation, il est nécessaire de renforcer l’aide judiciaire, notamment pour faciliter l’accès aux services des avocats. Ces derniers jouent un rôle crucial de conseil, particulièrement auprès des grandes entreprises. Malheureusement, les petits patrons n’ont généralement pas les moyens de bénéficier de tels services. Un véritable effort doit être accompli pour améliorer l’accès au droit des petites entreprises, en tenant compte de leurs ressources limitées par rapport aux grands groupes.

J’ai formulé des propositions concrètes au sujet de la cogestion. Dans Une autre voie est possible, un ouvrage écrit avec Éric Heyer et Dominique Méda, je préconise de porter la proportion d’administrateurs salariés à 30 % dans un premier temps. Cela serait déjà une avancée significative, l’objectif étant de parvenir à 50 %, ce qui est la norme dans certaines des plus grandes entreprises mondiales. S’ils représentaient 30 % des administrateurs dans les conseils d’administration, les salariés commenceraient à disposer d’un réel poids dans les décisions.

Cette évolution devient essentielle face aux défis actuels, notamment la substitution des machines à l’homme et la transition écologique. Les décisions de licenciement liées à la suppression de produits nocifs pour l’environnement, par exemple, devraient être traitées par les instances de direction. Le droit du travail intervient souvent trop tard, une fois que les décisions de suppression de produits ou de délocalisation ont été prises. Ce sont les personnes qui travaillent sur le terrain qui sont directement touchées par l’environnement de travail, pas les fonds d’investissement étrangers ou les actionnaires distants. Il est donc urgent de modifier la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, qui n’est pas allée assez loin sur la question du nombre d’administrateurs salariés.

Cette approche n’a rien de révolutionnaire. Elle est déjà appliquée en Allemagne et aux Pays-Bas. Il est logique que ceux qui contribuent à la prospérité de l’entreprise, tant par leur travail que par leur capital, soient équitablement représentés dans sa gouvernance. De nombreux économistes et juristes soutiennent cette approche. Un tel changement permettrait d’affirmer la spécificité du modèle social européen par rapport au modèle américain.

M. le rapporteur. J’aimerais avoir vos avis sur l’impact de la mise en place des barèmes prud’homaux. Plus précisément, je souhaiterais connaître votre analyse sur leurs effets sur la facilitation des licenciements.

Mme Hélène Cavat. En 2023, Camille Signoretto et Raphaël Dalmasso se sont penchés sur l’effet de ces barèmes en examinant les jugements, particulièrement les jugements en appel. Leurs conclusions sont éclairantes. Elles montrent qu’il y a une baisse significative du montant des indemnisations depuis la réforme. Les salariés les plus affectés sont ceux dont l’ancienneté est comprise entre deux et cinq ans et qui travaillent dans des entreprises de grande taille.

Cette situation soulève des inquiétudes quant à l’accès à la justice prud’homale. On peut craindre que seuls les salariés disposant d’une grande ancienneté et de salaires conséquents jugent pertinent d’engager une procédure judiciaire. Il faut aussi noter que la démarche est devenue plus complexe à la suite de la réforme des conseils de prud’hommes il y a quelques années. L’étude que j’évoque s’appuie sur une comparaison des arrêts de cours d’appel rendus avant et après la réforme et repose sur des données chiffrées précises.

Il faut reconnaître que certaines cours d’appel continuent d’interpréter le barème de manière souple malgré la jurisprudence de la Cour de cassation, qui impose une interprétation stricte de la règle. Par exemple, la cour d’appel de Grenoble, dans un arrêt du 16 mars 2023, a jugé que ce barème était contraire à la convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Elle a affirmé que les juges devaient chercher à assurer une réparation intégrale du préjudice.

Ces éléments montrent que le débat juridique sur l’application et l’interprétation des barèmes prud’homaux reste ouvert, en dépit de la position de la Cour de cassation.

M. Pascal Lokiec. Le premier objectif du barème était d’harmoniser les indemnisations entre les conseils de prud’hommes. Le second, plus fondamental et discutable, portait sur la lutte contre le chômage. Le raisonnement était le suivant : en sécurisant le coût du licenciement pour les entreprises, on favoriserait l’embauche. Cette théorie, soutenue par certains économistes, est très contestable.

Le barème français est inspiré du droit italien. En Italie, le chômage a sensiblement baissé dans les années qui ont suivi l’instauration d’un barème équivalent. Mais la mesure s’était accompagnée d’importantes exonérations de charges pour les entreprises concluant des contrats concernés par le barème. Il est donc impossible d’attribuer avec certitude la baisse du chômage au plafonnement des indemnités de licenciement plutôt qu’aux exonérations de cotisations sociales. De manière générale, établir un lien de causalité direct entre une réforme du droit du travail et l’évolution du chômage s’avère extrêmement complexe.

L’instauration du barème a également engendré des effets pervers. En tant que membre du comité d’évaluation des ordonnances de 2017, j’ai constaté qu’il y a eu une augmentation significative du nombre d’allégations de harcèlement moral et de discrimination dans les conclusions des avocats. Bien que ces allégations soient fondées pour l’essentiel, il est évident que certains salariés, dans l’incapacité d’obtenir une juste réparation de leur préjudice, ont fait usage de ces griefs. Cette instrumentalisation n’est pas saine pour notre système juridique.

Je suis très critique envers le barème. Il repose sur une logique de violation efficace. Cela fait appel à une théorie économique selon laquelle la transgression de la règle de droit peut être économiquement efficace. Le barème permet aux entreprises de calculer précisément le coût d’un licenciement et de savoir s’il est plus avantageux, au plan économique, de conserver les salariés ou de les licencier.

Pour conclure, je veux souligner que l’impact du barème sur la baisse du chômage reste très discutable.

Mme Hélène Cavat. En 2022, le Comité européen des droits sociaux a rendu une décision dans laquelle il indique que ce dispositif est contraire à la Charte sociale européenne.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


9.   Audition, ouverte à la presse, de M. Clément Malgouyres, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) auprès du Centre de recherche en économie et statistique (CREST) et économiste auprès de l’Institut des politiques publiques (IPP) (mardi 8 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Clément Malgouyres, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) auprès du Centre de recherche en économie et statistique (CREST) et économiste auprès de l’Institut des politiques publiques (IPP) ([9]).

M. le président Denis Masséglia. Nous débutons notre programme d’auditions du jour avec M. Clément Malgouyres, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) auprès du Centre de recherche en économie et statistique (CREST) et économiste auprès de l’Institut des politiques publiques (IPP), à qui je souhaite la bienvenue.

Vos travaux portent en particulier sur la fiscalité des entreprises, l’évaluation des politiques d’incitations fiscales et le rôle des entreprises sur le marché du travail. C’est la raison pour laquelle il nous est apparu pertinent de recueillir votre témoignage.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Clément Malgouyres prête serment.)

M. Clément Malgouyres, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) auprès du Centre de recherche en économie et statistique (CREST) et économiste auprès de l’Institut des politiques publiques (IPP). Je vous remercie pour cette invitation. Mon propos liminaire s’articulera autour des questions qui m’ont été communiquées.

Il faut être prudent lorsque l’on observe la dynamique du marché du travail, compte tenu de la situation internationale.

La situation actuelle est très différente de celle qui prévalait en 2008 et 2009, au moment de la crise financière. Entre ces deux années, le taux de chômage était passé de 7 % à 9,5 %. Entre 2023 et 2025, la hausse est beaucoup plus limitée. D’après les données de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), le taux de chômage serait passé de 7 % en 2023 à 7,3 % au quatrième trimestre de l’année 2024.

La différence est encore plus marquée en ce qui concerne les licenciements économiques. Au pic de la crise de 2008, ils représentaient environ 11 % des ruptures de contrat à durée indéterminée (CDI). Depuis, ce taux a régulièrement diminué, même lors des périodes de hausse du chômage, comme en 2011-2013. Cette évolution mérite une attention particulière pour comprendre le rôle actuel des licenciements économiques dans les dynamiques du marché du travail.

Les licenciements économiques ne représentent qu’une faible part des ruptures de contrat de travail. Les études microéconomiques démontrent que la dynamique du taux de chômage est principalement influencée par la rapidité avec laquelle les chômeurs retrouvent un emploi, plutôt que par les entrées au chômage. Ainsi, pour anticiper l’évolution conjoncturelle du chômage, il est au moins aussi important, sinon plus, d’analyser le taux de création d’entreprises et d’embauches que de se focaliser sur les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ou les licenciements économiques.

Néanmoins, les licenciements économiques ont un impact particulièrement lourd pour les salariés concernés. Des études menées en France et à l’étranger montrent que les pertes associées à un licenciement économique ou à une fermeture d’établissement sont substantielles et durables. Les salariés peinent à retrouver leur niveau de salaire initial, même après avoir retrouvé un emploi, situation qui tend à s’aggraver en période de récession. La persistance de la baisse des revenus s’explique généralement par une réembauche dans des entreprises offrant des salaires globalement inférieurs. Nos travaux indiquent que ces entreprises sont souvent moins enclines à conclure des accords salariaux favorables.

Face à ces défis, les programmes de formation ne semblent malheureusement pas démontrer une grande efficacité, selon les études disponibles. En revanche, il existe une solution intéressante, bien que rarement évoquée, déployée aux États-Unis. Il s’agit du dispositif baptisé Trade Adjustment Assistance, qui propose une assurance salariale plutôt qu’une simple assurance chômage. Il compense la différence de salaire des travailleurs qui retrouvent un emploi moins bien rémunéré à la suite d’un licenciement. Les évaluations rigoureuses de ce programme montrent qu’il accélère le retour à l’emploi, au point d’être quasiment autofinancé.

Il est essentiel d’analyser les licenciements économiques dans leur contexte global. La perte d’un emploi a des implications différentes selon le dynamisme du marché du travail local. Dans une économie de marché, même régulée, des réallocations sont inévitables. Cependant, perdre son emploi dans un environnement où d’autres employeurs recrutent et perdre son emploi dans un environnement caractérisé par une récession diffère considérablement.

Dans un autre registre, plusieurs études, produites par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou le Conseil d’analyse économique (CAE), apportent des éclairages intéressants sur les effets potentiels de la taxation carbone et de la transition écologique sur le marché du travail. Les travaux de l’OCDE portent sur les séparations involontaires dans divers secteurs, en particulier ceux à forte intensité énergétique ou émetteurs de carbone. Ces secteurs sont susceptibles de connaître une réduction de leur taille et de leurs effectifs dans les années à venir. Les résultats montrent que les coûts individuels liés aux licenciements sont relativement élevés.

L’étude du CAE révèle un aspect plus positif pour la France : les secteurs à forte intensité carbone ne représentent qu’une part relativement faible de l’emploi. Aux États-Unis, par exemple, le secteur de l’énergie fossile est un employeur majeur. Cela n’est pas le cas en France.

En économie du travail, le contrat de travail est aussi un contrat d’assurance. L’employeur propose généralement un salaire plus stable que ses propres revenus, ce qui constitue une forme d’assurance pour les salariés. Cette stabilité est précieuse car ces derniers sont plus averses au risque et moins aptes à gérer des fluctuations de revenus que les entreprises, surtout celles qui disposent d’un actionnariat diversifié. Les situations varient cependant selon la taille des entreprises, les petites structures ayant potentiellement moins de capacité à absorber les risques.

La répartition du risque entre travailleurs et entreprises diffère considérablement selon le type d’entreprise. La littérature économique montre clairement que les entreprises n’offrent pas toutes le même équilibre entre salaire et risque. Par exemple, les établissements appartenant à des multinationales, particulièrement ceux qui sont éloignés du siège social, ont tendance à réduire plus rapidement leurs effectifs en cas de récession. À l’inverse, les entreprises familiales montrent généralement une plus grande propension à maintenir l’emploi face aux chocs économiques, mais offrent en moyenne des salaires plus bas. Il existe donc un arbitrage entre stabilité de l’emploi et niveau de rémunération.

La distribution des dividendes, elle aussi, diffère considérablement selon le type d’entreprise. Il faut distinguer les entreprises cotées des petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui n’ont pas les mêmes structures. Les premières ont tendance à lisser le flux de dividendes par rapport au flux de revenus, en partie pour répondre aux attentes d’investisseurs, notamment institutionnels, qui privilégient le versement régulier de dividendes. Cette logique explique que, parfois, des entreprises continuent de verser des dividendes alors qu’elles réduisent parallèlement leurs effectifs dans le cadre de restructurations.

Pour les entreprises du CAC 40, l’interprétation est encore plus complexe en raison de leur forte internationalisation. Une grande partie de leur actionnariat et de leur activité se situe à l’étranger. Il est donc difficile d’établir une corrélation directe entre les flux de dividendes et la situation de l’emploi en France.

Il est important de rester vigilant face aux pratiques potentiellement abusives, telles que l’endettement volontaire d’entreprises saines pour distribuer des dividendes, ce qui peut fragiliser leur structure financière au détriment de l’emploi. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que le flux de dividendes n’est pas nécessairement corrélé aux dynamiques de l’emploi ou aux profits de l’entreprise.

M. le président Denis Masséglia. Votre analyse sur la baisse des revenus liée aux plans de licenciements massifs soulève une question importante. Peut-on établir un lien direct entre la taille des entreprises et le niveau de la rémunération proposée aux salariés ? Plus précisément, est-il juste d’affirmer que les grands groupes, souvent concernés par les plans de sauvegarde de l’emploi impliquant un nombre élevé de salariés, offrent généralement de meilleures rémunérations que les petites structures ? Cette hypothèse expliquerait-elle la difficulté des salariés licenciés à retrouver un niveau de rémunération équivalent par la suite ? Je fais ce constat dans ma circonscription, dans laquelle une entreprise qui ferme propose à des techniciens des salaires qui sont en moyenne plus élevés – même s’ils ne sont pas excessivement élevés – que dans les autres entreprises du territoire.

M. Clément Malgouyres. La plupart des études sur le sujet se concentrent sur la fermeture d’entreprises de grande taille. C’est le choix que font les chercheurs pour obtenir des résultats pertinents. Les salariés affectés par un plan de sauvegarde de l’emploi appartiennent à des structures de taille supérieure à la taille moyenne des structures en France. Or, il existe une corrélation nette entre la taille de l’entreprise et le salaire horaire proposé. Le passage d’une grosse structure à une structure plus petite, potentiellement moins productive, explique donc la baisse de revenus que l’on peut observer.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué le risque d’une évolution importante de l’emploi dans les entreprises fortement émettrices de carbone, tout en soulignant que la France semblait relativement protégée par rapport aux États-Unis. Cependant, l’industrie automobile continue de peser dans notre pays, même si sa place est moins importante aujourd’hui qu’autrefois.

Le passage du moteur thermique au moteur électrique entraîne une réduction importante des emplois dans notre pays. L’entreprise Bosch, située à Onet‑le‑Château, près de Rodez, fabriquait des injecteurs-pompes pour optimiser la consommation de gazole. Or, ce type de produits est aujourd’hui beaucoup moins demandé.

Je suis préoccupé par l’avenir car il n’est pas impossible, avec l’avènement de la mobilité autonome, que l’on aille vers la fin de la voiture individuelle. Cette évolution, qui me semble inéluctable et imminente, aura pour conséquence une diminution significative des effectifs dans les usines de production automobile, même si cette dernière pourrait potentiellement créer des emplois dans la gestion des parcs de véhicules.

J’ai le sentiment que les gouvernements européens n’ont pas pleinement anticipé la transformation. Ne pensez-vous pas qu’il y aurait matière à agir pour mieux anticiper les évolutions touchant l’emploi ? L’objectif devrait être d’accompagner au mieux les travailleurs français et européens, compte tenu de l’imbrication des marchés.

M. Clément Malgouyres. Les effectifs de l’industrie automobile ont diminué depuis 2019. Cette diminution s’explique principalement par la chute des ventes de véhicules neufs en France, laquelle a probablement baissé d’environ 40 %, tous types de motorisation confondus. Au-delà de la transition vers l’électrique, il y a un ralentissement du renouvellement du parc automobile.

Cette réduction des ventes de véhicules neufs entraînera inévitablement une baisse de la production, ce qui aura une incidence sur l’ensemble de la filière. Bien que l’ajustement de l’emploi puisse connaître un certain décalage dans le temps, il est peu probable que la production diminue sans que l’emploi n’évolue proportionnellement.

La transition vers le véhicule électrique représente un défi majeur car elle implique une refonte complète du savoir-faire dans toute la filière. L’anticipation de ces évolutions reste complexe. Néanmoins, il est évident qu’un plan de formation conséquent est nécessaire pour la main-d’œuvre actuellement employée dans la production de véhicules thermiques et de pièces détachées. La création d’une filière de batteries et de production de véhicules électriques sur le territoire national est en cours.

La mise en place d’un bonus prenant en compte l’intensité carbone du processus de production de la voiture électrique est une évolution intéressante. Cette mesure a favorisé la réorientation de la demande vers des modèles français ou européens, au détriment de certains véhicules importés depuis des régions à forte intensité carbone.

La puissance publique doit orienter la demande de manière prévisible car les investissements impliquent des coûts fixes considérables. Les industriels ont besoin de visibilité. Bien que l’avenir du véhicule autonome soit incertain, la transition vers le véhicule électrique est amorcée. Il faut donc s’assurer qu’elle soit favorable à la production nationale et que les industriels aient une vision claire des volumes qu’ils peuvent espérer écouler sur le marché français. Cela passe par la définition d’une véritable politique industrielle et par un soutien à la demande.

M. le président Denis Masséglia. Pensez-vous que l’absence de prévisibilité des politiques publiques, conjuguée à l’évolution rapide des normes, puisse avoir un impact sur les plans de licenciements et leur multiplication ?

M. Clément Malgouyres. Il y a effectivement une corrélation entre l’imprévisibilité des politiques publiques et l’hésitation des entreprises. Cela peut créer un phénomène d’attentisme, même si les études n’ont pas nécessairement démontré un effet négatif direct.

Dans le contexte actuel, marqué par des discussions sur les droits de douane et une incertitude sans précédent depuis les années 1930 à propos de l’évolution du commerce mondial, il faut que les politiques publiques nationales soient autant que possible prévisibles.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué les différences de gestion des effectifs entre les grands groupes, principalement multinationaux, et les ETI et vous avez indiqué que les multinationales procèdent peut-être plus aisément à des licenciements du fait de l’éloignement entre les centres de décision et les sites affectés. Vous avez également souligné que les rémunérations y sont généralement plus élevées que dans les entreprises de plus petite taille.

J’aimerais connaître votre opinion sur le dispositif de contrôle des investissements étrangers mis en place en France pour protéger du rachat certaines structures relevant de secteurs en particulier. Considérez-vous que ce dispositif est efficace ? Pensez-vous qu’il serait judicieux de le renforcer afin de prévenir d’éventuels plans de licenciements provenant du rachat de structures françaises par des sociétés étrangères ? À l’inverse, estimez-vous qu’un renforcement de ce dispositif pourrait freiner les investissements en France, dont nous avons besoin ?

M. Clément Malgouyres. Je ne maîtrise pas tous les détails du contrôle des investissements étrangers mais il est essentiel de distinguer les objectifs. L’un des objectifs en jeu a trait à la politique industrielle et à la maîtrise de certaines technologies. Cela évoque non seulement des questions de sécurité, mais aussi d’investissement et de préservation des compétences technologiques nationales, ce qui peut avoir des effets bénéfiques à long terme sur la diffusion de ces technologies. Cette approche est tout à fait légitime.

Cependant, du point de vue de l’emploi, je doute que l’on puisse en attendre des effets significatifs. Mon analyse de la structure salariale dans les grandes et les petites entreprises révèle qu’il est plus avantageux de travailler dans les premières. Des études conduites aux Pays‑Bas montrent que ces bénéfices ne sont pas uniquement statiques. Travailler pour une multinationale peut avoir un effet positif durable, notamment grâce aux programmes de formation interne et aux ressources importantes dont disposent ce type de sociétés.

Il est fondamental de maintenir des filières nationales autonomes dans les secteurs stratégiques, mais il ne faut pas se priver des avantages, en termes de savoir-faire, apportés par les investissements étrangers. Cela est particulièrement vrai pour les investissements directs, tels que la création d’usines.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je souhaite profiter de votre présence et de votre expertise pour aborder un sujet d’actualité. Vous avez évoqué, dans votre propos liminaire, l’incertitude générée par les récentes décisions américaines en matière douanière et leurs répercussions sur les marchés financiers. Pourriez-vous nous livrer votre analyse de la situation ? Plus particulièrement, quels sont les risques potentiels pour l’emploi, compte tenu de ce que nous savons actuellement ? Comment envisagez-vous les évolutions possibles en termes d’emploi et de plans sociaux, étant donné l’imprévisibilité de la politique américaine ?

M. Clément Malgouyres. J’ai étudié les décisions prises par Donald Trump lors de son premier mandat. Il y a eu un premier choc douanier mais cela s’est essentiellement résumé à une guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Les effets macroéconomiques résultant de l’instauration de ces droits de douane n’ont pas été aussi importants que l’on aurait pu le craindre. Cela a conduit pour l’essentiel au renchérissement des produits chinois par rapport à d’autres produits, ce qui a profité à des pays comme le Mexique ou le Vietnam, qui ont vu leurs exportations vers les États-Unis augmenter.

La solution actuelle engendrera de nouveaux changements dans les prix relatifs. La Chine sera probablement plus affectée que l’Union européenne, qui sera elle-même plus touchée que le Royaume-Uni. Cependant, je ne pense pas que le commerce international subira un choc.

À court terme, l’incertitude générée par la situation risque de provoquer une récession, ce qui constituera probablement l’effet de premier ordre sur l’emploi. Cet impact récessif global sur l’économie sera vraisemblablement plus significatif que les effets sectoriels.

La désorganisation des chaînes de valeur, bien que difficile à quantifier, doit aussi être prise en compte. De nombreux fournisseurs d’Airbus dans la région toulousaine approvisionnent également Boeing. Les chaînes logistiques se sont organisées autour de tarifs relativement bas sur les biens intermédiaires et une augmentation de ces tarifs pourrait avoir un effet désorganisateur important.

Pendant la crise du covid‑19, il y a eu beaucoup de discussions sur le manque de résilience potentiel des chaînes de valeur complexes. Si les tarifs sont maintenus, il va apparaître clairement que les organisations existantes engendrent des gains d’efficacité considérables. Le fait que les fournisseurs en question produisent à la fois pour Airbus et pour Boeing ou d’autres constructeurs basés aux États-Unis représente un atout. Nous risquons de le perdre.

Cet effet pourrait se manifester à plus long terme, mais la réorganisation des chaînes logistiques va certainement entraîner la perte de nombreuses économies d’échelle. À terme, cela pourrait avoir des répercussions importantes sur l’emploi.

Si ces tarifs sont maintenus, j’ai l’intuition que l’effet de premier ordre, dans les six prochains mois, résidera dans un effondrement de la croissance mondiale. C’est principalement par ce canal que l’emploi sera affecté.

M. le rapporteur. Je souhaite maintenant aborder l’avenir à plus long terme. Pourriez‑vous nous livrer votre analyse de l’impact attendu sur l’emploi, dans les décennies à venir, de la transition numérique, de l’intelligence artificielle et de la transition écologique ?

M. Clément Malgouyres. Nos méthodes habituelles d’analyse statistique ne nous permettent pas d’avoir une vision précise du rythme d’adoption des technologies comme l’intelligence artificielle (IA). Certaines études suggèrent néanmoins que celle-ci se diffuse rapidement comparée à d’autres innovations technologiques. La deuxième révolution industrielle s’est faite dans la durée. Cela ne semble pas être le cas de l’IA générative.

Ses effets sur la productivité sont déjà tangibles. Des tests ont démontré son impact sur la performance relative de certains travailleurs par rapport à d’autres. Une étude particulièrement intéressante révèle que la productivité des chercheurs en sciences des matériaux est considérablement augmentée par l’utilisation de l’intelligence artificielle. Cette perspective est prometteuse car elle implique que l’augmentation de la productivité dans le domaine de l’innovation pourrait avoir des effets induits potentiellement très importants.

À moyen terme, certaines sociétés, notamment dans le secteur des services aux entreprises, qui utilisent massivement l’IA, auront besoin de moins de salariés. Ce sont principalement des emplois qualifiés. Mais, parallèlement, il y aura peut-être une expansion du secteur des services aux entreprises du fait de l’apparition de tarifs inférieurs, plus compétitifs et plus attractifs, précisément grâce au déploiement de l’IA. Il est difficile, à ce jour, d’affirmer qu’un scénario l’emportera sur l’autre.

Le déploiement des distributeurs automatiques de billets de banque aux États-Unis n’a pas conduit à des destructions d’emplois de guichetiers dans les établissements, contrairement aux craintes initiales. En réalité, le nombre d’employés a même augmenté, les clients ayant eu progressivement recours à des services diversifiés. Et le travail des employés en question a évolué vers l’accomplissement de tâches plus complexes.

On peut supposer que les salariés affectés par l’IA générative, qualifiés, sauront s’adapter au changement et exercer de nouvelles tâches en complémentarité des tâches remplies par les machines. Certaines compétences, les relations humaines par exemple, seront valorisées. D’autres passeront sous la coupe de l’IA.

Cela étant, certains secteurs, le transport routier par exemple, seront confrontés à d’importants défis à long terme, du fait du développement du transport automatisé dans le cas d’espèce, compte tenu de la faiblesse des perspectives de reconversion. L’impact de l’apparition du véhicule autonome pourrait, en effet, être significatif pour le transport routier. Cependant, ce secteur connaît actuellement des difficultés de recrutement, ce qui pourrait atténuer l’impact à long terme. Il s’agit d’une course entre l’offre et la demande, mais lorsque la demande de chauffeurs routiers sera devenue faible, le nombre de chauffeurs aura peut-être déjà considérablement diminué.

M. le rapporteur. Je me permets de compléter d’un mot rapide. Avez-vous le sentiment que la puissance publique anticipe suffisamment ces mutations dans ses travaux, dans sa prospective ?

M. Clément Malgouyres. Les travaux de prospective sont nombreux. L’IA générative est bien adoptée. Mais l’enjeu est de faire en sorte que ce soit le cas non seulement dans les entreprises qui emploient des salariés très qualifiés mais aussi dans les petites structures. Il faudrait éviter que cette nouvelle technologie devienne un facteur d’inégalité supplémentaire entre les grandes entreprises qui ont les moyens de la déployer en interne et les petites sociétés, qui n’ont pas ces moyens. Il faut que les politiques publiques facilitent l’information et la formation, notamment des cadres. En revanche, il ne faut pas que le déploiement de l’IA dans l’économie donne lieu à une transformation du marché qui verrait certains acteurs dominer.

M. le rapporteur. Je vous remercie pour cette analyse prospective. Revenons‑en maintenant à l’objet des travaux de la commission d’enquête. Nos travaux portent sur les plans de licenciements au sens large, dont nous avons le sentiment qu’ils se multiplient. J’aimerais connaître votre analyse de la situation actuelle de l’emploi et de ces plans de licenciements qui font la une des médias. Comment qualifieriez-vous cette situation ?

Plus fondamentalement, cette situation était-elle prévisible au regard des données disponibles ces derniers mois ou ces dernières années sur la production, l’activité économique mondiale, la structure de l’économie nationale ? Était-il possible, pour la puissance publique, de l’anticiper ?

En complément, je voudrais savoir si les pouvoirs publics ont joué leur rôle en matière de détection précoce des difficultés économiques et des potentielles défaillances d’entreprises.

Enfin, dans une perspective plus prospective, comment voyez-vous l’évolution des choses ?

M. Clément Malgouyres. J’ai récemment examiné les données relatives aux licenciements économiques et force est de constater qu’ils demeurent à un niveau relativement stable. En revanche, on observe une hausse des défaillances d’entreprises ainsi qu’une légère augmentation du chômage. Néanmoins, il convient de souligner que la situation actuelle, bien qu’elle puisse annoncer un éventuel retournement, n’est en rien comparable à la situation qui prévalait au moment des crises majeures de 2009 ou de 2011.

Je m’interroge sur la pertinence des statistiques relatives aux licenciements économiques. Il serait judicieux d’approfondir la question. En effet, après avoir atteint un pic en 2009, le nombre de ces licenciements a connu une baisse continue. Celle-ci s’explique naturellement par l’amélioration de la conjoncture et la baisse du chômage. Cependant, il est surprenant de constater que, même lors de retournements conjoncturels significatifs, comme en 2011‑2013, il n’y a pas eu d’augmentation notable du nombre de licenciements économiques. La crise du covid‑19 a certes entraîné une légère hausse de ce nombre, mais celle-ci est restée modérée, probablement en raison des mesures exceptionnelles mises en place.

Se pose alors une question : faut-il changer d’approche pour évaluer de façon fiable les tendances lourdes que sont la désindustrialisation, les fermetures d’établissements et les ruptures de CDI pour des raisons économiques ? Le licenciement économique conserve-t-il la même signification qu’à la fin des années 2000, époque où il était encore un indicateur clair des retournements du cycle économique ?

Depuis 2010, le nombre de licenciements économiques baisse régulièrement. On peut s’interroger sur la pertinence de cet indicateur pour appréhender la gravité de la situation économique actuelle, compte tenu notamment de la hausse considérable des défaillances d’entreprises. Je n’ai pas déjà procédé à une analyse approfondie de l’augmentation de ces défaillances. Était-elle prévisible ? Il faut avoir à l’esprit que, pendant la crise sanitaire, les procédures de faillite ont été temporairement suspendues. Il y a peut-être à l’heure actuelle un simple phénomène de rattrapage à l’œuvre : des entreprises qui auraient dû faire faillite il y a deux ans disparaissent aujourd’hui. L’arrivée à échéance de certains dispositifs de soutien, comme les prêts garantis par l’état (PGE), peut également expliquer la situation. En 2021, j’ai constaté que peu d’entreprises éprouvaient des difficultés à rembourser les PGE. Une part importante de ces prêts a été conservée sous forme de liquidités, comme une épargne de précaution.

D’une certaine manière, la hausse des défaillances pouvait être anticipée. Il est plus difficile de savoir si cette hausse est « pathologique » ou si elle est la manifestation du phénomène de rattrapage que j’ai évoqué.

L’augmentation du nombre des défaillances d’entreprises ne se traduit pas nécessairement par une hausse du nombre des PSE, car ces défaillances peuvent être le fait d’entreprises de moins de cinquante salariés, qui ne sont pas tenues de les établir. Prenons l’exemple du secteur automobile : la baisse massive du volume de production durant plusieurs années rendait inévitable la réduction des effectifs pour maintenir la productivité. La question est de savoir dans quelle mesure cette situation a été anticipée et gérée. Des initiatives comme France 2030 ont apporté un soutien au secteur, notamment pour favoriser sa « décarbonation », sans constituer nécessairement une politique de l’emploi suffisante.

Les PSE ne semblent pas être le principal facteur du retournement actuel du marché du travail. On ne peut pas dire que la multiplication de leur nombre entraîne une hausse significative du taux de chômage. Pour autant, il ne faut pas minimiser la gravité de la situation. Les fermetures d’établissements peuvent entraîner des pertes irréversibles en termes de savoir‑faire et des dommages importants pour les territoires et les filières affectés.

Les données suggèrent que les licenciements économiques ne sont plus un contributeur majeur aux dynamiques du marché du travail. Les entreprises ont-elles trouvé d’autres moyens de gérer les réductions d’effectifs pour des raisons économiques ? Il est possible qu’elles aient adapté leurs pratiques en fonction des coûts relatifs des différentes options.

M. le rapporteur. J’aimerais poser une dernière question, qui comporte deux volets, au sujet des aides publiques aux entreprises. Tout d’abord, peut-on évaluer l’impact des différentes aides sur l’emploi ? Quels enseignements peut-on tirer de cette analyse ? Ensuite, avez-vous connaissance de pays où l’octroi de certaines aides est assorti de conditions relatives au maintien de l’emploi ou à l’encadrement du versement de dividendes ?

M. Clément Malgouyres. Je souhaite, pour vous répondre, m’appuyer sur un exemple qui illustre le scepticisme des économistes en matière de conditionnalité des aides. Il s’agit de l’équivalent allemand du pacte Dutreil, qui, je le rappelle, prévoit un abattement sur les droits de mutation lorsque le repreneur d’une entreprise familiale, membre de la famille, s’engage à conserver les actions pendant cinq ans, l’objectif étant d’éviter la reprise de ladite entreprise par un fonds d’investissement ou une société étrangère.

En Allemagne, le dispositif inclut également un critère de maintien de l’emploi. Or, une étude en cours révèle que les entreprises tendent à licencier quelques salariés juste avant la transmission, alors que cela n’était pas le cas avant l’instauration de ce critère. Il s’agit d’un effet pervers provoqué par la mise en place de la conditionnalité de l’aide.

L’évaluation de l’efficacité d’un système de conditionnalité des aides, notamment en termes de maintien de l’emploi, est complexe. Une entreprise dans laquelle la décroissance des effectifs ralentit grâce à l’octroi d’une aide ne remplit pas strictement le critère de maintien de l’emploi, bien que la situation de l’emploi en son sein progresse et soit meilleure que dans le cas où l’aide n’aurait pas été accordée.

L’existence d’une conditionnalité dans l’octroi des aides peut aboutir à des situations injustes. De plus, ce type de dispositifs peut induire des effets non intentionnels, tels que la réduction préventive des effectifs, et s’avérer difficiles à gérer au plan administratif, ce qui peut être décourageant.

Il existe néanmoins des dispositifs de conditionnalité des aides efficaces, comme les subventions pour des projets de recherche et de développement spécifiques. En revanche, les objectifs généraux, le maintien de l’emploi ou la limitation du versement des dividendes notamment, sont plus difficiles à encadrer.

Un exemple de conditionnalité implicite qui donne de plutôt bons résultats, d’après les études, réside dans les programmes de dépréciation accélérée ou de type suramortissement, qui augmentent l’attractivité des nouveaux investissements.

J’ai participé à des programmes d’évaluation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Notre approche consistait à comparer les entreprises bénéficiant largement du dispositif, avec beaucoup de salariés rémunérés en dessous du seuil de 2,5 Smic, à celles en bénéficiant moins. Nos résultats, qu’il faut interpréter avec prudence, n’ont pas révélé de différences significatives en termes d’emploi ou d’exportations entre ces deux groupes d’entreprises. Nous avons cependant observé une légère augmentation des salaires, particulièrement pour les cadres, ce qui n’est pas nécessairement négatif dans un contexte de faible dynamisme des salaires nets en France.

Notre approche, fondée sur la comparaison d’entreprises à un moment donné dans un secteur spécifique, ne permet pas de capturer d’éventuels effets macroéconomiques plus larges. Le CICE pourrait avoir favorisé la survie des entreprises ou stimulé la création d’entreprises, mais ce sont des effets difficiles à mesurer avec notre méthodologie.

En conclusion, l’étude suggère une absence d’effets différenciés significatifs entre les entreprises comparées. Cependant, il faut rester prudent quant à l’interprétation de ces résultats. L’impact du CICE varie selon les modèles d’analyse utilisés, ses effets étant plus ou moins importants. Cette variabilité dépend des facteurs pris en compte, notamment l’évolution des salaires et des prix.

À titre de comparaison, avec les allègements de charges décidés dans les années 1990, qui impliquaient un plus grand nombre de salariés, les effets sur l’emploi ont été plus forts. Le CICE a été mis en place dans un contexte économique morose, ce qui pourrait expliquer la différence d’impact observée. Cela démontre que des politiques similaires peuvent avoir des effets distincts selon le moment de leur mise en œuvre.

Je rappelle que le CICE a été remplacé par une baisse des cotisations sociales patronales. Initialement perçu comme une aide aux entreprises, il a en réalité contribué à aligner le ratio des cotisations sociales patronales par rapport au salaire brut sur celui des autres pays européens. Même si les effets du CICE sont difficiles à mesurer avec certitude, cela ne signifie pas que cette politique était dénuée d’utilité.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


10.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Claude Didry, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Mélanie Guyonvarch, maîtresse de conférences à l’université Évry Paris‑Saclay, et Mme Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) (mardi 8 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Claude Didry, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Mélanie Guyonvarch, maîtresse de conférences à l’université Évry ParisSaclay, et Mme Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ([10]).

M. le président Denis Masséglia. Nous poursuivons nos auditions du jour avec des sociologues spécialistes des questions relatives au travail et à l’emploi, dont les témoignages alimenteront utilement notre réflexion. Je souhaite la bienvenue à M. Claude Didry, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Mélanie Guyonvarch, maîtresse de conférences à l’université Évry Paris-Saclay, et Mme Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au CNRS.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Claude Didry, Mme Mélanie Guyonvarch et Mme Danièle Linhart prêtent serment.)

M. Claude Didry, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Je vous remercie pour cette invitation à revenir sur des terrains de recherche malheureusement d’actualité. J’interviens en tant que sociologue des relations professionnelles et du travail, ce qui me conduit à étudier les cadres juridiques dans leur production et leur mobilisation dans la vie sociale, ainsi que le travail en tant qu’activité orientée vers la réalisation de produits.

Mon intervention s’articulera autour de trois points : l’évolution du droit du licenciement économique, une analyse du phénomène social des restructurations et un diagnostic sur la schizophrénie des politiques publiques.

Commençons par une sociohistoire du licenciement, en partant de la catégorie du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), qui marque l’aboutissement de soixante ans de politique de l’emploi. Cette notion trouve son origine dans le concept de plan social, introduit par les accords sur la sécurité de l’emploi de 1969 et 1974, qui prévoyaient des mesures d’accompagnement des suppressions d’emploi sous forme d’indemnités de licenciement et de préretraites.

La loi du 27 janvier 1993 portant diverses mesures d’ordre social a marqué un tournant décisif en prévoyant que la procédure de licenciement serait nulle si l’employeur ne présentait pas aux représentants du personnel un plan visant au reclassement des salariés, intégré au plan social. Cette évolution a permis l’émergence du concept de plan de sauvegarde de l’emploi, consacré par la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale. Désormais, la procédure de licenciement devait inclure un véritable plan de reclassement interne des salariés.

L’absence ou l’insuffisance d’un tel plan pouvait entraîner l’annulation de la procédure par le juge, voire l’annulation des licenciements eux-mêmes, à la suite des actions engagées par les comités d’entreprise. Cette législation, appliquée pendant plus d’une décennie, a contribué à stabiliser la part de l’industrie dans l’économie nationale, grâce à l’action des représentants des salariés et à la prudence accrue des employeurs.

Cependant, trois ruptures successives ont modifié ce cadre législatif.

La première rupture est intervenue avec la loi du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale, qui a introduit la négociation d’accords de méthode sur la procédure d’information-consultation du comité d’entreprise et le plan de sauvegarde de l’emploi.

La deuxième rupture est survenue avec la loi du 25 juin 2008 portant modernisation du marché du travail, qui a créé la rupture conventionnelle du contrat de travail, une troisième voie entre la démission et le licenciement. Aujourd’hui, on compte environ 500 000 ruptures conventionnelles par an.

La troisième rupture est arrivée avec la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, qui a profondément modifié la procédure de licenciement collectif. Elle a réduit les délais de consultation du comité d’entreprise et créé un bloc de compétences au profit de la juridiction administrative, opérant ainsi un double dessaisissement : celui des comités d’entreprise au profit de la négociation collective et celui du juge judiciaire au profit de l’administration et du juge administratif.

Le représentant de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), M. Olivier Guivarch, que vous avez auditionné, a justement souligné la baisse continue du nombre des plans de sauvegarde de l’emploi depuis plus de vingt ans. Il évoque les restructurations à bas bruit, qui révèlent un phénomène social progressant silencieusement.

Dans ce contexte de réformes intensives, la notion de plan de sauvegarde de l’emploi a évolué. Le dispositif s’inscrit désormais davantage dans une logique d’accompagnement des suppressions d’emplois et fait partie d’un ensemble d’instruments à la disposition des entreprises. Cela conduit à parler plus largement de plans de licenciements, comme le fait à juste titre votre commission. Cependant, ces licenciements se font souvent à bas bruit. Par ailleurs, les dispositifs mis en place, tels que les congés de conversion, conduisent fréquemment les salariés vers des formes d’emploi plus précaires.

Les plans de licenciement actuels concernent rarement des effectifs dépassant 50 salariés. Les données montrent que le nombre moyen de suppressions d’emplois dans le cadre de ces plans oscille entre 68 et 86 pour la période 2018-2021. Bien que l’on prévoie une augmentation significative du nombre de PSE pour 2025, on reste loin des records historiques de 1986 et 1993, avec 2 000 plans sociaux et 600 000 licenciements économiques.

Pour l’année 2024, la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail recense environ 25 000 licenciements économiques sur un total de 300 000 licenciements. Cette pratique des plans de licenciements, bien que moins visible, suscite aujourd’hui une attention particulière. Elle rompt avec la retenue dont les entreprises faisaient preuve en matière de suppressions d’emplois, notamment dans un contexte post covid‑19 marqué par une forte reprise économique.

La crise sanitaire a mis en lumière les faiblesses industrielles de la France, notamment dans le domaine de la santé, avec l’absence de vaccins issus de la recherche française et des pénuries de produits essentiels. Cette situation a été étendue au-delà du secteur médical et a touché l’industrie dans son ensemble, en raison de la complexité des chaînes de valeur. Une prise de conscience en faveur de la réindustrialisation du pays a alors eu lieu. Rappelons que la part de la population active dans l’industrie est passée de 39 % en 1970 à 11 % en 2021.

Malgré une légère baisse après la crise sanitaire, le nombre des plans de licenciements, particulièrement dans l’industrie et le bâtiment, a de nouveau augmenté par la suite.

Ces restructurations affectent profondément des territoires entiers, les situations dans le Cher et la Côte-d’Or en témoignent. Les salariés touchés par ces restructurations expriment un sentiment d’injustice, comme dans le cas de Forvia, à Méru, où la faiblesse des indemnités est dénoncée (40 000 euros contre 180 000 euros versés aux salariés d’une usine allemande du même groupe). Ils expriment également un sentiment d’injustice face à la délocalisation de leurs emplois.

Ce phénomène de désindustrialisation a des conséquences destructrices et souvent irréversibles en termes de savoir-faire, d’apprentissage collectif et de risques psychosociaux. Les économistes Axelle Arquié et Thomas Grjebine le soulignent dans une note du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) de 2023.

Face à cette situation, on peut s’interroger sur la cohérence de l’action de l’État. D’un côté, Bpifrance soutient l’industrie et le secteur privé, tout en refusant de prendre en charge les entreprises en difficulté et en critiquant les effets du droit du travail. De l’autre, la législation sur le licenciement, notamment depuis la loi de 2013, se concentre uniquement sur l’accompagnement des suppressions d’emplois, ce qui limite drastiquement la capacité des représentants du personnel à intervenir sur la stratégie d’investissement des entreprises. Leurs interventions sont cantonnées à la simple négociation de mesures d’accompagnement des suppressions d’emplois.

Cette situation prive les représentants du personnel de toute possibilité d’obtenir par voie judiciaire la suspension ou l’annulation des procédures de licenciement en l’absence de garanties sérieuses de reclassement et de prévention des risques psychosociaux. Cela contraste avec la jurisprudence de la Cour de cassation qui reconnaît l’existence d’un harcèlement moral institutionnel dans le cas des suicides chez France Télécom.

En conclusion, l’urgence sociale et économique créée par cette vague de plans de licenciements est manifeste.

Face à une désindustrialisation qui atteint sa phase terminale, je ne peux pas me résoudre à ce que nous devenions, pour citer mon collègue Philippe Askenazy, « tous rentiers, tirant nos produits industriels en France, d’investissements lointains et ruineux en termes sociaux et environnementaux ».

Une proposition intéressante pourrait consister à mettre en place un plan complet de sécurité sociale industrielle, financé par les aides aux entreprises, qui s’élevaient à environ 140 milliards d’euros en 2018, selon M. Darmanin, et qui s’élèvent aujourd’hui à près de 200 milliards d’euros. Ce plan pourrait s’appuyer sur une nouvelle banque paritaire d’intervention, destinée à soutenir financièrement les représentants du personnel dans l’élaboration de propositions industrielles visant à contrer les suppressions d’emplois.

Mme Mélanie Guyonvarch, maîtresse de conférences à l’université Évry ParisSaclay. Mes travaux de recherche, menés depuis le début des années 2000, portent sur le travail sous l’angle de sa perte, en particulier sur les licenciements collectifs dans le cadre de plans de sauvegarde de l’emploi. J’ai choisi d’étudier ce phénomène au sein d’entreprises économiquement et financièrement prospères, dans des secteurs de pointe, auprès de salariés qualifiés, considérés comme les « gagnants » du monde du travail actuel. Mon objectif était de comprendre la multiplication des plans de réduction d’effectifs dans des contextes a priori inattendus et les raisons qui expliquent que ces plans ne suscitent plus d’étonnement, même dans une économie florissante.

Mon hypothèse centrale, confirmée par mes études de terrain, est celle d’une banalisation du licenciement. Cette banalisation s’observe à différents niveaux.

Au niveau politico-juridique, on constate, depuis une quarantaine d’années, avec une accélération ces dix ou quinze dernières années, le développement d’une logique d’accompagnement et d’individualisation, la gestion en aval des conséquences étant privilégiée au détriment de l’analyse des causes en amont. Cette tendance s’est amorcée en 1986 avec la suppression de l’autorisation administrative de licenciement.

Au niveau économique, j’ai analysé le processus décisionnel des dirigeants d’entreprises et de grands groupes relatif aux licenciements. J’ai mis en évidence l’existence d’une rhétorique récurrente fondée sur la fatalité d’un marché prétendument instable, présentée comme un phénomène naturel, qui masque en réalité des choix stratégiques offensifs.

Enfin, au niveau gestionnaire, mes entretiens avec des directeurs des ressources humaines (DRH) et des cabinets de reclassement ont révélé une tendance à « euphémiser » les licenciements en les présentant comme des formes de mobilité. Cette approche contribue à atténuer la perception de la violence sociale inhérente aux licenciements, même pour les salariés les mieux armés pour y faire face.

Je souhaite évoquer l’emploi des termes « défaillance des pouvoirs publics » par votre commission d’enquête. En effet, les licenciements ne sont plus des accidents mais un outil de gestion de l’emploi parmi d’autres. Le droit du licenciement actuel et les modes de gestion en vigueur dans les entreprises contribuent à cette banalisation. Il s’agit donc du fonctionnement normal du système plutôt que d’un dysfonctionnement.

L’approche actuelle se concentre sur la gestion des conséquences et l’accompagnement en aval, ce qui est certes important, mais elle néglige les causes structurelles. On parle de « restructurations à bas bruit » ou de « restructurations de croisière », des euphémismes qui atténuent la violence du processus.

Dans ce contexte, on peut s’interroger sur l’efficacité du droit face à une tendance lourde. S’il est indispensable pour rééquilibrer les rapports de force entre employeurs et salariés à court terme, il ne peut pas tout et ne doit pas empêcher la tenue d’une réflexion plus large sur le cadre économique global. Ce cadre est caractérisé par une concurrence internationale intense, un capitalisme actionnarial dans lequel le travail est devenu une variable d’ajustement et dans lequel l’individu est sommé de s’adapter constamment.

La mobilisation autour des procédures juridiques est essentielle, mais elle doit s’articuler avec une délibération collective sur l’emploi lui-même. Ce que l’on gagne en droit, ne le perdons pas en conflictualité sociale, comme l’indique mon collègue Laurent Willemez.

Mes recherches montrent que, malgré la banalisation institutionnelle, il n’existe pas de banalisation sociale, d’intériorisation de cette logique par les salariés, même les plus qualifiés. Le licenciement reste une épreuve collective, en ce qu’il brise les collectifs de travail, et individuelle, en ce qu’il affecte différemment chaque individu.

Cette non-banalisation sociale, combinée à l’intensification du travail, contribue à l’augmentation des risques psychosociaux. Les salariés, confrontés à la possibilité d’être remerciés malgré la qualité de leur travail, expriment un sentiment de tiraillement. La déconnexion entre la réussite économique de l’entreprise et la destruction des emplois engendre une perte de sens et une atteinte à l’estime de soi, qui affecte non seulement les licenciés mais aussi les salariés qui demeurent dans l’entreprise.

La crainte du licenciement provoque une sur-adhésion à l’entreprise, sans pour autant créer de liens durables. Ce tiraillement contribue aux malaises au travail observés par de nombreux chercheurs.

J’affirme avec force que la violence sociale est aujourd’hui amplifiée par son invisibilisation. En effet, l’atténuation apparente de cette violence rend la situation encore plus difficile pour les salariés. Lorsque nous substituons au terme « licenciement » des expressions telles que « opportunités de carrière », « capacités à rebondir » ou « simples transitions », nous ajoutons à la violence sociale une forme de culpabilisation pour ceux qui ne parviennent pas à s’adapter au changement. Nous leur faisons porter la responsabilité de leur réussite comme de leur échec.

De nombreux chercheurs en sociologie de l’emploi et du travail montrent qu’il y a une perte d’empathie sociétale envers le chômeur. La tendance est désormais de le percevoir comme un profiteur du système plutôt que comme la victime de dynamiques structurelles et politiques. Les conséquences de ce phénomène sont considérables, tant sur la santé physique que mentale des individus concernés.

Même ceux que l’on pourrait considérer comme les « gagnants » de notre système économique ne sont pas épargnés. Cela prouve que, bien que le travail demeure central et créateur de sens pour les individus – ce que mes recherches ont confirmé –, nos réflexions politiques doivent aller au-delà.

Mes travaux, notamment à travers les témoignages de salariés exprimant un sentiment de libération à la suite de leur licenciement, me conduisent à interroger la pertinence d’un débat sur le seul travail. Défendre le travail est certes consensuel, tant dans les milieux académiques que dans le monde politique. Cependant, ce consensus risque de devenir un slogan vide de sens, chacun y associant une signification différente, voire opposée.

Dans un contexte de délocalisations massives vers la Chine, les pays émergents et l’Europe de l’Est, il est impératif d’interroger les finalités de notre production, l’utilité sociale des produits du travail et les conséquences négatives en termes de production et de gestion des déchets dans notre société d’obsolescence programmée.

Ainsi, la défense du travail soulève des questions fondamentales : quel travail défendons-nous ? Pour qui ? Dans quel but ? Où sont les espaces de délibération collective ? Qui détient aujourd’hui le pouvoir de décider des besoins qui motivent l’activité de production et de consommation ?

Dans cette réflexion approfondie sur les licenciements et le rôle des pouvoirs publics, il faut convoquer beaucoup d’éléments : les salaires, le partage de la valeur, les conditions et la qualité du travail, mais aussi, et c’est là l’apport de mes recherches, les finalités de notre production, trop souvent négligées.

L’injonction actuelle qui pèse sur les salariés et les citoyens se résume à la responsabilisation individuelle. Dans ce contexte, il est pertinent que les politiques s’interrogent sur leur propre responsabilité. Cela est d’autant plus crucial que nos modes de production, de consommation et de travail exercent une pression extrême sur les équilibres écologiques nécessaires à des conditions de vie décentes.

Mme Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Je souhaite rebondir sur les propos précédents en soulignant qu’il est important de considérer le licenciement comme un enjeu politique majeur. Des études révèlent que les personnes directement ou indirectement touchées par des fermetures importantes d’entreprises ont tendance soit à s’abstenir lors d’élections fondamentales, soit à voter pour l’extrême droite. Ce phénomène traduit un sentiment de non-reconnaissance et de rejet par la société, engendrant une forme de révolte qui se manifeste par un désintérêt pour les enjeux politiques ou un vote extrémiste.

Ces licenciements provoquent une véritable déchirure sociale et urbaine. Une enquête menée avec des collègues sur la fermeture des entreprises Chausson illustre parfaitement ce point. Malgré un plan social satisfaisant, un profond sentiment d’injustice a persisté, révélant le traumatisme ressenti lorsqu’une entreprise performante est condamnée à disparaître pour des raisons d’alliances stratégiques entre grands groupes. Ces événements marquent durablement la vie sociale et politique de nos communautés.

J’aimerais maintenant évoquer un autre point important, la performance économique de la France. Il me semble que notre pays n’atteint pas son plein potentiel, et ce malgré la qualité indéniable de nos salariés et agents. La raison principale réside dans notre modèle managérial, qui est l’un des plus délétères qui soit. De nombreuses études montrent qu’il est à l’origine d’un mal-être, de suicides et d’addictions à des substances psychoactives utilisées pour « tenir bon » au travail, ce qui crée des problèmes majeurs de santé publique et ce qui empêche les salariés d’être pleinement efficaces et productifs.

Ce constat est d’autant plus alarmant que toutes les enquêtes comparant la France aux autres pays européens révèlent que le sentiment de maltraitance au travail y est parmi les plus élevés. Nos salariés souffrent d’un manque flagrant d’autonomie, d’une incapacité à influencer la définition de leurs missions et de leur travail, d’un déficit de reconnaissance, d’un manque d’information et de soutien hiérarchique.

La France fait face à des problématiques d’organisation du travail particulièrement préoccupantes. Ces difficultés engendrent non seulement un mal-être généralisé, mais aussi une sous-utilisation flagrante des compétences et du professionnalisme des salariés. Ce modèle trouve ses racines dans notre histoire, notamment dans l’héritage des Trente Glorieuses, marquées par des luttes sociales intenses et des rapports de force prononcés.

L’approche managériale actuelle, fondée sur l’exercice d’un contrôle maximal sur les salariés, nuit à la performance globale. Elle ne valorise pas la professionnalité, les savoirs et les compétences des employés. Elle ne crée pas les conditions propices à l’innovation et à l’invention, jadis considérées comme des atouts majeurs de notre pays. Aujourd’hui, ces idées ne peuvent plus émerger, faute de l’existence d’un environnement favorable à leur expression et à leur développement.

Le modèle managérial repose sur deux piliers.

Premièrement, l’individualisation systématique détruit les collectifs de travail. Or, ces collectifs essentiels constituent des espaces d’élaboration de savoirs, de savoir-faire, d’expérience et de transmission. Ils permettent une stimulation mutuelle, qui favorise l’innovation et renforce la position de l’entreprise face à une concurrence de plus en plus féroce. Cette individualisation, mise en place en réaction aux événements de mai 1968, visait à promouvoir l’individu au travail. Cependant, elle s’avère extrêmement préjudiciable à la productivité, à la qualité du travail et à la capacité d’innovation.

Plus grave encore, la mise en concurrence des salariés entre eux sape les fondements de l’activité professionnelle. Au lieu de favoriser la solidarité et la collaboration, elle encourage des comportements déloyaux. Cette dynamique détruit la motivation intrinsèque, l’envie de bien faire, de progresser et d’être fier de son métier. Le travail, autrefois expérience socialisatrice de coopération pour satisfaire les besoins d’autrui, se transforme en une quête individuelle dominée par la précarité subjective et la crainte permanente de l’évaluation.

Deuxièmement, la politique du changement permanent pratiquée dans les entreprises françaises est problématique. Cette approche rend rapidement obsolètes les connaissances des salariés, ce qui les plonge dans un état de précarisation constante. Ils peinent à maîtriser leur environnement de travail en perpétuelle mutation, qu’il s’agisse de leurs collègues, de leur hiérarchie ou des outils mis à leur disposition. Cette instabilité chronique génère un sentiment de précarité subjective, même chez les salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) ou les fonctionnaires.

La qualité française du travail, qui existait jadis, est déstructurée. France Télécom, par exemple, a été un fleuron envié dans le monde entier. Notre capacité de progression, d’invention et donc de performance a été totalement altérée. Le modèle managérial actuel, en jouant sur la compétition entre les salariés et l’individualisation tout en maintenant un contrôle étroit sur eux inspiré du modèle taylorien, altère profondément ce qui faisait la qualité du travail à la française. L’imposition de procédures, de protocoles et de bonnes pratiques standardisées nie la professionnalité et l’engagement des salariés, ce qui rend nos entreprises moins performantes face à la concurrence mondiale. Dans la plupart des pays, cette logique n’existe pas. Les modèles managériaux se caractérisent par plus d’autonomie, plus de reconnaissance, plus de dialogue professionnel, une hiérarchie plus attentive, plus à l’écoute, et des collectifs plus efficaces sur le terrain.

Pour remédier à cette situation, il est impératif de repenser notre approche du travail. Le droit d’expression direct et collectif, introduit en 1982, visait à améliorer les choses en donnant la parole aux salariés sur l’organisation et les conditions de leur travail. Cependant, les enquêtes ont révélé une autocensure systématique due à la présence de la hiérarchie lors de ces échanges.

Enfin, le lien de subordination, particulièrement prégnant en France, constitue un frein majeur à l’épanouissement professionnel. Il impose aux salariés une obéissance systématique, qui leur interdit de fait toute critique ou contestation.

Malgré la présence des organisations syndicales, les salariés français sont enfermés dans ce lien de subordination qui repose sur l’idée que, l’employeur étant responsable de leur santé physique et mentale, il lui revient d’organiser leur travail et de définir leurs missions. Ce lien de subordination est une absurdité, pour un sociologue du travail, parce que seules les personnes qui l’exercent sur le terrain connaissent vraiment le travail. Cette situation, en contradiction avec nos principes juridiques et démocratiques, mérite une profonde remise en question. Je ne sais pas comment vous pouvez la tolérer.

Si le Gouvernement souhaite véritablement s’attaquer aux problèmes de maltraitance des salariés et améliorer la performance des entreprises françaises, il faut réexaminer la nature des liens qui unissent les salariés à leur employeur.

M. le président Denis Masséglia. Madame Guyonvarch, vous avez évoqué la banalisation des plans de licenciement. J’ai examiné attentivement les données fournies, notamment celles présentées par monsieur Didry. Il apparaît que la première cause de séparation entre l’entreprise et le salarié est actuellement la démission. Cela m’amène à vous poser une question : n’assistons-nous pas à une évolution dans la relation des Français au travail ? Autrefois, on débutait souvent dans une entreprise à seize ans pour y rester jusqu’à la retraite. Aujourd’hui, les parcours professionnels semblent plus diversifiés, avec parfois trois, quatre, voire cinq métiers différents au cours d’une carrière. Ne peut-on pas y voir aussi une volonté des salariés eux-mêmes d’évoluer et de changer d’emploi, au-delà des seules initiatives des entreprises ?

Mme Mélanie Guyonvarch. Évoquer une banalisation des licenciements s’avère extrêmement complexe d’un point de vue statistique, les chiffres étant potentiellement contradictoires. Il est particulièrement délicat de manipuler les données relatives aux démissions ou aux licenciements pour motif économique ou personnel.

Prenons l’exemple des licenciements pour motif économique et des licenciements pour motif personnel. On pourrait penser qu’il y a de moins en moins de licenciements économiques, leur nombre ayant chuté, tandis que le nombre des licenciements pour motif personnel a explosé depuis les années 1990. On pourrait y voir une évolution dans la manière dont les entreprises se séparent de leurs employés. Cependant, les frontières entre ces deux catégories sont extrêmement poreuses. Des études ont montré que de nombreux licenciements pour motif personnel sont en réalité des licenciements économiques déguisés. Certaines entreprises estiment qu’il est plus aisé de se séparer d’un employé pour des raisons personnelles qu’économiques.

Des directeurs des ressources humaines m’ont confié sans détour qu’ils procèdent systématiquement à des licenciements par groupes de neuf salariés, car c’est à partir de dix salariés que la procédure devient juridiquement plus contraignante. Il existe aujourd’hui un ensemble de pratiques de gestion de l’emploi qui visent à contourner la législation existante sur les PSE.

Je précise que mes propos sont étayés par des études chiffrées : les travaux de Florence Palpacuer de 2007, qui analysent la gestion des licenciements pour motif personnel et l’augmentation significative de leur nombre, ou ceux conduits par la Dares au début des années 2000.

Quant à l’évolution du rapport au travail que vous évoquez, j’ai mené des recherches approfondies auprès de salariés bien dotés, valorisés par leur entreprise et félicités pour leurs performances. Je m’attendais à rencontrer des individus ayant intériorisé cette logique d’adaptabilité et percevant le changement comme un défi stimulant. Cependant, j’ai plutôt constaté chez eux de la résignation et de l’accommodement.

La question centrale réside dans le fait de savoir si ces changements sont subis ou choisis. Même chez les cadres supérieurs dans les métiers du conseil, j’ai été surprise d’entendre ce type de propos : « Mon travail consiste à faire du management par projet et à supprimer des emplois. Aujourd’hui, je me sens l’arroseur arrosé. »

M. Claude Didry. Je tiens à nuancer l’hypothèse d’une évolution vers des changements fréquents de parcours professionnels. Les données de l’enquête « emploi » de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) révèlent que 74 % à 75 % des actifs sont employés en CDI et que l’ancienneté des salariés dans leur entreprise croît. Cela démontre leur attachement à l’entreprise.

C’est précisément dans ce contexte que la banalisation du licenciement prend tout son sens et que le sentiment de subordination s’enracine. La menace du licenciement, dans un environnement d’emploi relativement stable, exerce une pression considérable et altère la liberté de choix des salariés face au risque de perdre leur revenu et leur situation professionnelle.

M. le président Denis Masséglia. Il ne s’agissait pas d’une hypothèse mais d’une question. Madame Guyonvarch, vous avez abordé la question de la législation. Permettez-moi d’élargir la réflexion à la mondialisation. Bien que cela ne soit pas le cœur de notre débat, il est indéniable que la mondialisation a eu des impacts significatifs, tant négatifs que positifs.

En ce qui concerne les impacts négatifs, il est évident qu’il y a des répercussions sur l’emploi et l’environnement. Dans ma circonscription, par exemple, certaines entreprises de tannerie ont délocalisé leur production à la suite de l’introduction de la norme « RoHS » interdisant l’utilisation du chrome hexavalent. Elles ont choisi de s’installer dans des pays aux réglementations environnementales moins strictes, ce qui illustre les défis posés par la mondialisation.

Cependant, il faut reconnaître que la mondialisation a eu certains effets positifs, bien qu’il faille être prudent. Elle a notamment contribué à une baisse des prix de nombreux produits, qui a entraîné une augmentation du pouvoir d’achat dans les pays occidentaux. Des études ont d’ailleurs mis en évidence une corrélation intéressante entre la mondialisation et l’augmentation de l’espérance de vie dans certains pays.

Je ne souhaite pas m’attarder sur ce point, car ce n’est pas le sujet principal de nos travaux. Cependant, vous évoquez la nécessité de relocaliser les productions pour répondre notamment à des enjeux écologiques. Permettez-moi de vous poser deux questions essentielles. Premièrement, pensez-vous qu’il soit nécessaire d’imposer, par voie législative, que certaines productions soient effectuées sur le territoire national pour favoriser cette relocalisation ? Deuxièmement, ne craignez-vous pas l’apparition de tensions sociales importantes liées à cette démarche ? D’une part, nos concitoyens pourraient être réticents à l’idée de voir des usines ou des mines s’implanter près de chez eux. D’autre part, la relocalisation entraînerait probablement une augmentation des coûts de production, certes logique et souhaitable pour financer notre modèle social, qui aurait inévitablement une incidence négative sur le pouvoir d’achat.

Mme Mélanie Guyonvarch. Je dois admettre que je ne me sens pas compétente pour apporter des réponses précises sur les modalités de relocalisation de la production et les inquiétudes que vous soulevez. Néanmoins, je souhaite partager une observation surprenante issue de mon enquête. Parmi la centaine de salariés que j’ai interrogés, certains, bien que vivant leur licenciement comme une expérience violente et une rupture profonde, m’ont parlé d’un sentiment de libération. Ce paradoxe s’explique par le fait que la perte de leur emploi a provoqué une remise en question fondamentale. Auparavant focalisés sur leurs tâches quotidiennes, ces salariés se sont soudainement interrogés sur le sens de leur travail, la nature de leur consommation et les raisons profondes de leur engagement professionnel.

Cette prise de conscience, née d’une épreuve difficile, a engendré une réflexion bien plus large que sur la simple question de l’emploi. Les personnes concernées ont commencé à s’interroger sur la finalité de leur travail, l’origine et l’utilité des produits qu’elles consommaient et l’impact réel de leur activité professionnelle. Ce phénomène rejoint les travaux de certains chercheurs en sociologie du travail qui s’intéressent aux conflits éthiques vécus par des professionnels. Par exemple, un employé passionné par son métier dans le secteur des produits phytosanitaires peut se retrouver confronté à un dilemme moral en prenant conscience des effets néfastes de ces produits sur la santé.

Il est crucial de ne pas se limiter à la simple défense de l’emploi, mais de s’interroger sur la nature et la finalité du travail. Cette réflexion nous amène inévitablement à questionner les objectifs plus larges de notre système de production.

M. Danièle Linhart. Il est essentiel de comprendre l’interdépendance qui existe entre nos modes de consommation et de production. Grâce aux avancées de l’intelligence artificielle et des neurosciences, nous disposons aujourd’hui de moyens d’influence considérables sur le comportement des consommateurs, au service de la production. Les spécialistes des neurosciences affirment même que nous sommes capables de déclencher un achat avant même que le consommateur n’ait pris conscience de son désir d’acheter. Des stratégies sophistiquées promeuvent un certain mode de production, comme l’a justement souligné Mélanie Guyonvarch.

Cette situation nous empêche, en tant que citoyens, consommateurs et habitants de la planète, de nous interroger véritablement sur nos besoins collectifs. La question se pose : avons‑nous réellement besoin de tout ce que nous consommons ? Certes, la relocalisation de certaines productions, les médicaments notamment, peut avoir du sens. Cependant, il est impératif d’examiner en profondeur notre mode de consommation, largement façonné par les stratégies marketing des producteurs plutôt que par nos choix conscients.

Il faut repenser les finalités de notre système de production et de consommation, non seulement pour assurer le bien-être des salariés, mais aussi pour garantir la survie de l’humanité sur notre planète. Ces enjeux fondamentaux nécessitent une réflexion urgente et approfondie.

Il est intéressant de noter que les personnes ayant perdu leur emploi se posent ces questions essentielles. Cependant, d’autres catégories de la population, notamment les jeunes qui ne sont pas déjà entrés sur le marché du travail et les personnes âgées qui en sont sorties, s’interrogent également sur ces problématiques. Libérés des contraintes du modèle socio‑productif dominant, ils se préoccupent de l’avenir des générations futures, de la planète et remettent en question nos modes de production et de consommation. Il existe donc un lien étroit entre les plans de licenciement et ces interrogations très générales.

M. Claude Didry. Je souhaite apporter quelques nuances aux propos tenus, notamment sur la question des médicaments. Il y a récemment eu un plan de sauvegarde de l’emploi chez Sanofi, qui a entraîné la suppression de 300 postes dans un laboratoire de recherche. Cette décision marque potentiellement la fin de la recherche médicale en France, une situation extrêmement préoccupante résultant de choix managériaux pour le moins contestables. Ce plan a d’ailleurs été rejeté par l’administration et la justice administrative, tant il était mal conçu. Ces démarches sont critiquables tant du point de vue industriel que du point de vue de la satisfaction des besoins nationaux.

Un autre exemple frappant est celui de l’entreprise Alcatel. Du fait d’une délocalisation intensive vers des pays à moindre coût de main-d’œuvre, l’entreprise a perdu ses savoir-faire. Ironiquement, ces délocalisations ont contribué à l’émergence de concurrents puissants comme Huawei, l’un des leaders mondiaux des télécommunications. J’ai constaté le gâchis des formidables innovations développées par les laboratoires Bell, véritable pépinière de prix Nobel. Des technologies révolutionnaires, comme les petites antennes, auraient pu être industrialisées dans l’usine Alcatel du Tréport, mais la direction a refusé et préféré l’externalisation. Résultat : Alcatel a disparu et l’usine a été reprise par un groupe de l’aéronautique militaire. Si cette issue peut sembler positive pour les salariés, ses implications pour la Nation restent à évaluer.

Ces exemples illustrent, comme le soulignait ma collègue, les pertes d’innovation absolument hallucinantes auxquelles on assiste, qui sont symptomatiques de la désindustrialisation que subit le pays.

M. le président Denis Masséglia. Je tiens à préciser la nature de mon intervention. Mes questions visent à provoquer le débat et non à exposer systématiquement mes opinions personnelles. Je peux néanmoins affirmer mon opposition à la délocalisation, un combat que j’ai mené toute ma vie, fort de mon expérience dans l’industrie.

J’aimerais aborder un dernier point. Madame Linhart, vous avez évoqué les défaillances managériales en France et le retour aux pratiques des années 1970-1980, caractérisées par un management patriarcal et autoritaire. Je m’interroge sur la pertinence actuelle de cette analyse. Pourriez-vous me citer des exemples d’entreprises fonctionnant encore selon ce modèle ? Je n’en observe pas sur mon territoire, pourtant très industrialisé.

J’aimerais obtenir des précisions sur les études consacrées aux défaillances managériales en France que vous mentionnez. Quelles sont ces études ? Sont-elles récentes ? Surtout, englobent-elles l’ensemble des salariés ou se concentrent-elles sur le secteur public ? Je conçois l’existence de lacunes managériales dans le secteur public, mais moins dans le secteur privé. Les entreprises privées performantes aujourd’hui me semblent avoir adopté des pratiques managériales valorisant les compétences des salariés, indépendamment de leur niveau hiérarchique.

Ainsi, vos études sont-elles globales ou spécifiques au secteur public ? Les entreprises privées prospères ne sont-elles pas justement celles ayant mis en place un management répondant aux attentes des salariés ?

Mme Danièle Linhart. Votre question m’amuse, car mon expérience de longue date dans la conduite d’enquêtes, tant dans le secteur privé que public, ainsi que ma connaissance approfondie des recherches menées en France et à l’étranger, m’amènent à une conclusion différente. Le modèle managérial développé en France après les Trente Glorieuses et mai 1968, en réponse à la remise en question de l’ordre social dans les entreprises, ne s’est pas focalisé sur la productivité ou l’innovation. Il s’est plutôt concentré sur le contrôle des salariés, les contraignant à travailler selon des méthodes alignées sur les objectifs de rationalité économique de l’entreprise.

Cette approche néglige largement la valorisation réelle des compétences des salariés, de leur intelligence collective et de leurs capacités effectives. Le modèle privé que vous décrivez est, selon mon expérience, largement fantasmé.

Je précise que le secteur public a hérité du modèle managérial privé à partir des années 1990. Une logique de rentabilité à court terme s’est imposée, déstructurant des institutions comme les hôpitaux, l’enseignement et les collectivités territoriales. Ce phénomène a transformé les fonctionnaires, auparavant dévoués au service public, en quasi-entrepreneurs contraints de se conformer à une nouvelle culture d’entreprise.

Je peux illustrer ce point par une anecdote personnelle qui date de la fin des années 1990, lors d’une intervention chez France Télécom. Un cadre m’a confié que sa mission principale était de « produire de l’amnésie » pour préparer l’entreprise à sa transition vers un modèle commercial et privé. Cette démarche impliquait de faire table rase des valeurs existantes pour implanter une nouvelle culture d’entreprise.

Le management actuel, tant dans le privé que dans le public, repose sur plusieurs principes clés :

– l’évitement de la mobilisation des collectifs, perçue comme potentiellement dangereuse ;

– l’abandon du principe « à travail égal, salaire égal », qui favorisait un sentiment d’unité parmi les salariés ;

– une focalisation sur la gestion individuelle privilégiant les « bonnes personnes » aux « bons professionnels » ;

– une emphase sur les qualités personnelles telles que la proactivité, la résilience, voire « l’aptitude au bonheur » ;

– une gestion axée sur les affects et les émotions, conduisant à une forme de « narcissisation » de la relation au travail.

Cette approche fragilise considérablement les salariés car elle ne remet plus en question uniquement leurs compétences professionnelles. Nous sommes passés d’une gestion des compétences à une gestion des individus et de leur personnalité.

J’ai mené des enquêtes révélant des pratiques managériales alarmantes dans le monde du travail français. J’ai notamment observé des ouvriers sur chaîne soumis à des objectifs et des évaluations personnalisés, chacun étant considéré comme le client-fournisseur de l’autre. Cette intrusion d’une pensée figée sur des rôles particuliers et une manière spécifique de mobiliser les employés sont devenues des réalités préoccupantes. La France pousse cette orientation bien plus loin que d’autres pays, ce qui engendre un sentiment généralisé de burn-out et de fatigue. Les salariés sont constamment poussés à être les meilleurs, à atteindre des objectifs, à prouver leur supériorité.

Cette approche s’oppose radicalement à un modèle basé sur l’entraide, le partage des connaissances et l’inventivité collective. Au contraire, le modèle managérial actuel encourage chacun à négocier individuellement son destin au sein de l’entreprise. Cette logique, initialement propre au secteur privé, envahit désormais également le secteur public, avec des conséquences désastreuses.

Des études récentes, de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) notamment, confirment systématiquement que la France possède le modèle managérial le plus toxique. Tous les rapports officiels soulignent ce problème. Le management français maltraite les salariés et ne permet ni d’exploiter l’intelligence collective ni les savoirs individuels. Paradoxalement, les Français sont reconnus pour leurs compétences, mais ce système les met en concurrence permanente et les maintient dans un état de peur constant.

Le livre de Mélanie Guyonvarch, Performants… et licenciés, illustre parfaitement cette situation d’irrespect total de la professionnalité. On recherche toujours « la bonne personne », un concept vague et dangereux qui ne protège pas le salarié, contrairement à la notion de « bon professionnel » qui permet d’envisager des formations ou un accompagnement en cas de difficultés.

Face à cette situation, il faut repenser la notion de subordination dans le monde du travail français. Ce lien de subordination, particulièrement prégnant en France, explique les niveaux élevés de harcèlement moral et sexuel. Il engendre une peur constante chez les salariés, notamment les femmes, qui n’osent pas s’opposer aux comportements abusifs par crainte de désobéir.

Mme Mélanie Guyonvarch. Je souhaite apporter un éclairage sur le déversement du management privé dans le secteur public, phénomène connu sous le nom de New Public Management. Je me souviens particulièrement d’une enquête menée auprès des agents de Pôle emploi, peu après sa création. Ces agents, initialement dédiés au reclassement des personnes licenciées, ont vu leur mission profondément transformée par l’arrivée de nouveaux modes de management.

Ils m’ont décrit l’arrivée de directeurs d’agence issus du secteur privé, choisis précisément pour leur absence de lien avec le service public de l’emploi. Cette approche a eu pour conséquence de les empêcher d’accomplir correctement leur travail. Auparavant, ils prenaient le temps d’examiner le parcours de chaque demandeur d’emploi, d’expliquer les démarches. Le changement a été radical : on leur demandait désormais de « recaser » les personnes plutôt que de les reclasser véritablement.

Les agents ont été soumis à une logique de chiffres, comparable à celle d’une chaîne de restauration rapide, où l’on comptabilise le nombre de solutions fournies en fin de journée, sans tenir compte de la qualité de l’accompagnement. Cette situation met en lumière l’absurdité de l’application des méthodes de gestion privée à des services publics traitant de problématiques humaines, qu’il s’agisse de l’emploi, de la santé ou de l’éducation.

Ce phénomène ne se limite pas à Pôle emploi. Des enquêtes similaires ont été conduites dans d’autres services publics, les caisses d’allocations familiales (CAF) ou les préfectures, et ont révélé la souffrance des agents confrontés à des injonctions contradictoires et à une pression constante. Ces nouvelles méthodes de gestion les contraignent souvent à mal faire leur travail, en opposition totale avec leur éthique professionnelle et leur conception du service public.

Il n’existe pas de supériorité absolue du management privé. Au contraire, son application aveugle dans le secteur public conduit à une dévalorisation du soin et du lien aux personnes, qui ne peuvent être traitées comme de simples marchandises industrielles.

Mme Danièle Linhart. Pour illustrer davantage ce propos, je souhaite partager une observation issue de mon enquête à la CAF. J’ai été témoin de situations dans lesquelles des conseillères, face à des retards de paiement des aides sociales dus à des dysfonctionnements de la caisse, en venaient à ouvrir leur propre porte-monnaie pour aider les bénéficiaires en détresse. Elles m’expliquaient ne pas pouvoir laisser repartir ces personnes dont les enfants risquaient de ne pas manger.

Cette situation extrême montre à quel point les agents du service public sont mis dans l’incapacité d’accomplir correctement leur mission. Le secteur public est devenu un modèle de souffrance au travail. L’hôpital souffre de l’exode des infirmiers et des aides‑soignants depuis la crise sanitaire, période durant laquelle ils avaient paradoxalement retrouvé une certaine autonomie professionnelle.

M. Claude Didry. Le service public doit servir de modèle pour le secteur privé. Effectivement, le secteur public a considérablement souffert sous la pression des méthodes de gestion du privé. Cependant, la crise du covid‑19 a démontré la capacité remarquable de l’hôpital à accueillir les patients dans des conditions extrêmes. Mais cela s’est fait au prix d’un investissement personnel colossal, d’un altruisme et d’un sens du devoir qui témoignent de la survivance d’un esprit collectif dans le monde du travail.

Selon les enquêtes de l’Insee, environ 300 grands groupes en France contrôlent un tiers du chiffre d’affaires national et dominent les exportations, tout en se dissimulant derrière 30 000 unités. Cette structuration complexifie considérablement le management dans le secteur privé, les niveaux étant multiples : management d’établissement, de société, de groupe. Cette stratification peut potentiellement aggraver les problématiques managériales déjà évoquées, en créant un « management caché » aux effets potentiellement encore plus délétères.

M. le président Denis Masséglia. Je souhaite apporter une précision importante. Lorsque j’évoque des défaillances de management dans le secteur public, je fais référence à la souffrance des agents publics, actuellement confrontés à de grandes difficultés en termes d’accompagnement. Il ne s’agit en aucun cas de stigmatiser ces professionnels, qui subissent les conséquences du système en place.

Je constate dans ma circonscription un phénomène préoccupant. De nombreux agents du secteur public migrent vers le secteur privé. Cet exode constitue, à mon sens, un indicateur clair d’un dysfonctionnement plus marqué dans le public que dans le privé. En effet, lorsque l’on observe un tel transfert de main-d’œuvre d’un secteur à un autre, on peut légitimement supposer que les travailleurs sont à la recherche de meilleures conditions de travail.

Je rejoins votre analyse sur la spécificité du secteur public. Il serait erroné de vouloir y appliquer un management calqué sur le modèle du privé, les deux sphères ayant des vocations distinctes. Cependant, force est de constater que le management actuel dans le secteur public engendre une souffrance réelle, comme vous l’avez souligné, tant pour les agents que pour les usagers.

Aujourd’hui, le service public peine à répondre aux attentes des agents comme des usagers. Il est de notre responsabilité collective d’œuvrer à l’amélioration du système, au bénéfice de toutes les parties.

Mme Danièle Linhart. Je précise que je ne préconise pas une réduction du secteur public au profit du privé. La spécificité fondamentale du secteur public réside dans sa capacité à mobiliser des valeurs auxquelles les agents adhèrent profondément, fruit d’une socialisation collective. C’est précisément cet aspect qui a été partiellement détruit, particulièrement depuis les années 2000. Je suis convaincue que nous pouvons raviver cette dynamique en recréant les conditions adéquates. Il serait donc prématuré de renoncer au service public.

M. le président Denis Masséglia. Je me concentre exclusivement sur la question du management, sans chercher à établir une comparaison ou une opposition entre les secteurs. Mon intervention portait uniquement sur les aspects managériaux.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Compte tenu du temps imparti, je ne reviendrai pas sur le débat consacré au service public, bien que le sujet soit vaste et mérite une discussion approfondie. Vos interventions font écho à des situations que nous connaissons tous. Vous nous offrez une lecture globale qui nous sera précieuse, au-delà même du cadre de cette commission d’enquête, dans l’exercice de notre travail parlementaire.

Madame Linhart, vous avez évoqué le sentiment de maltraitance et ses répercussions. Sans reprendre l’intégralité de votre raisonnement, passionnant, sur les défaillances d’entreprises et les suppressions d’emplois qui en découlent, j’aimerais savoir si vous associez à cette maltraitance la facilitation croissante des licenciements. La simplification des procédures de licenciement affecte-t-elle la qualité du travail ? Crée-t-elle une forme de tension ou de pression, étant donné qu’il est aujourd’hui plus aisé de licencier qu’il y a dix ou quinze ans ?

Cette question rejoint votre propos, madame Guyonvarch, sur le licenciement devenu un nouvel outil de gestion de l’emploi. Pourriez-vous nous décrire succinctement les réformes et les évolutions qui ont conduit à cette situation ? Ces éléments nous seront précieux dans notre travail de préconisation. Il nous faut en effet recenser les dispositions législatives sur lesquelles il conviendrait de revenir.

Mme Mélanie Guyonvarch. Effectivement, cette maltraitance, bien qu’elle ait des causes multiples, peut en partie être attribuée à la facilitation des licenciements. On peut l’illustrer par l’image de l’épée de Damoclès : désormais, personne n’est à l’abri. Les bons résultats économiques, les années d’étude ou la bonne santé financière de l’entreprise ne constituent plus des garanties.

Cette omniprésence diffuse du risque de licenciement exacerbe l’individualisme et fragilise les solidarités. Comment le licenciement est-il devenu une norme d’emploi ? Il est difficile de l’expliquer brièvement, mais il faut effectivement examiner l’évolution législative, comme l’a fait mon collègue Claude Didry en introduction.

Depuis les années 2000, les dispositifs d’accompagnement et de reclassement se sont multipliés, ce qui a créé une sorte de filet de sécurité pour les personnes licenciées. Bien que ces mesures soient essentielles pour les individus concernés au moment de leur licenciement, elles contribuent paradoxalement à banaliser les restructurations, y compris dans des entreprises prospères.

Lors des décisions de licenciement, il est possible de jouer avec le droit et l’argumentation. On parle de difficultés économiques, qui masquent en réalité des restructurations visant à améliorer la compétitivité. La loi prévoit quatre motifs de licenciement économique, parmi lesquels la sauvegarde de la compétitivité, motif qui suscite le plus de contentieux et de mobilisations. Mais que signifie réellement ce motif ? Qui établit les chiffres ? Les salariés et les syndicats mobilisés, lorsqu’ils en ont la capacité, disposent-ils des données nécessaires pour réaliser une contre-expertise ? Il s’agit d’une bataille de chiffres menée à armes inégales.

Cette normalisation du licenciement s’accompagne non seulement de pratiques, mais aussi de discours. Les discours managériaux, ceux des DRH, et les échanges quotidiens au travail jouent un rôle fondamental dans ce processus.

Dans le monde de l’entreprise, on assiste à une évolution sémantique révélatrice. Le terme « licenciement » est désormais banni du vocabulaire des ressources humaines. On parle de « restructuration », de « potentialisation » des personnes. Cette rhétorique masque une réalité plus crue : la suppression d’emplois. Cette stratégie discursive s’inscrit dans un contexte juridique et politique plus large, dans lequel est promue une idéologie méritocratique qui met l’accent sur la responsabilité individuelle.

Cette approche, bien qu’elle prône des valeurs comme la liberté et l’autonomie, a pour conséquence de laisser l’individu seul face aux aléas économiques, dépourvu de protections collectives. Les salariés se retrouvent ainsi responsables non seulement de leurs réussites, mais aussi de leurs échecs présumés. J’ai pu observer, lors de mes entretiens, notamment dans le secteur pharmaceutique, des cas dans lesquels les employés, tout en étant conscients que leur licenciement résultait d’une stratégie de rentabilité boursière, intériorisaient un sentiment d’échec personnel.

Ce phénomène de psychologisation est particulièrement frappant. Même lorsque les salariés comprennent les motivations économiques derrière les suppressions d’emplois et se mobilisent collectivement, ils finissent souvent par remettre en question leur propre valeur professionnelle. Cette tendance à l’individualisation des responsabilités ne se limite pas au monde du travail. Dans le milieu universitaire, par exemple, on observe une injonction croissante à la professionnalisation qui tend à faire porter aux étudiants la responsabilité de leur réussite ou de leur échec, tandis que les facteurs structurels, tels que le manque de moyens ou d’enseignants, sont occultés.

Mon rôle, en tant que chercheur, consiste à mettre en lumière ces causes structurelles pour relativiser l’importance des facteurs individuels. Il est important de remettre en question le mythe de l’individu totalement autonome et responsable, car cette conception permet d’éluder des questions fondamentales sur notre système économique.

Il est nécessaire d’engager une réflexion approfondie sur les stratégies offensives des entreprises qui conduisent à ces restructurations, plutôt que de se focaliser uniquement sur les plans d’accompagnement des salariés licenciés. Une approche globale, prenant en compte à la fois les enjeux structurels et individuels, s’avère indispensable pour appréhender ces problématiques dans leur complexité.

Mme Danièle Linhart. Il convient également de souligner qu’il existe une idéologie managériale particulière, le lean management. Cette approche invite à « faire plus avec moins ». Cette philosophie managériale banalise, à mon sens, de manière idéologique, la réduction des ressources.

M. le président Denis Masséglia. J’ai mis en place le lean management dans les entreprises dans lesquelles j’ai travaillé. Je ne partage pas votre point de vue, madame, mais je respecte votre liberté d’opinion.

Mme Danièle Linhart. Il est certes possible d’appliquer certains principes du lean management sans tomber dans ses excès. Cependant, l’essence même du lean management consiste à optimiser les ressources, ce qui se traduit souvent par une réduction des effectifs et des budgets. Cette approche s’inscrit dans la continuité du taylorisme. Elle cherche à éliminer tout ce qui est perçu comme superflu dans le processus de production.

Le lean management ne privilégie pas la qualité de l’emploi en tant que facteur de production, mais plutôt la rentabilité immédiate. Cette idéologie s’accompagne souvent d’une dévalorisation des chômeurs, considérés comme inutiles, voire comme des parasites sociaux. Notre société pénalise ainsi doublement ceux qui subissent les conséquences de cette logique économique.

Pour illustrer concrètement les effets du lean management, je peux évoquer une enquête que j’ai menée dans une usine de montage. Les objectifs y étaient personnalisés et la pression constante. J’ai découvert que le directeur de l’établissement passait ses pauses déjeuner à l’église, priant pour que son site ne soit pas fermé dans le cadre d’une restructuration décidée par le siège. Cette situation mettait en péril l’emploi de nombreuses ouvrières, souvent célibataires et vulnérables économiquement. Cette anecdote illustre les conséquences humaines concrètes des décisions prises au nom de l’optimisation.

M. Claude Didry. Il est important de rappeler l’évolution législative en matière de licenciements économiques. Jusqu’à la loi de 2013, les employeurs étaient confrontés à la possibilité de voir les comités d’entreprise contester et faire annuler les procédures de licenciement devant la justice. La loi de 2013 a marqué un tournant en privilégiant la négociation syndicale, axée principalement sur les contreparties aux suppressions d’emplois, plutôt que sur la remise en question de ces suppressions elles-mêmes.

Cette loi a également instauré un système d’homologation administrative des PSE par des fonctionnaires qui ne sont pas des inspecteurs du travail, fondée sur des critères essentiellement bureaucratiques. Cette évolution a considérablement facilité les procédures de licenciement, en les orientant vers une approche indemnitaire, une tendance amorcée dès 2005 avec l’introduction de départs volontaires assortis d’indemnités attractives.

Il faut aussi rappeler que les réformes successives, à compter de 2016, ont fortement réduit le poids du comité d’entreprise, devenu comité social et économique (CSE), dans la vie et les décisions de l’entreprise.

Cette marginalisation des représentants du personnel dans les choix stratégiques de l’entreprise contribue à la perte de sens du travail et facilite les licenciements. En conséquence, de nombreux salariés n’aspirent plus qu’à obtenir une prime de départ, dans l’espoir de pouvoir accéder à une préretraite le plus tôt possible.

M. le rapporteur. J’aimerais approfondir la question de la perception du chômage et des chômeurs dans notre société, que vous avez brièvement évoquée. Pourriez-vous développer votre analyse sur l’origine de cette perception ? Pensez-vous qu’elle découle de structures anciennes ou qu’elle est plutôt le fruit d’un discours politique et médiatique récent ? Plus précisément, estimez-vous que les débats entourant nos travaux législatifs contribuent à rendre les chômeurs excessivement responsables de leur situation ? Cette tendance serait-elle également à l’origine du climat anxiogène et de la maltraitance au travail que vous décrivez ?

Mme Mélanie Guyonvarch. Effectivement, on observe une évolution significative dans la perception du chômage. On est passé d’une conception du chômage involontaire à une vision le présentant comme volontaire. Comme l’indique Emmanuel Pierru, on est passé d’une « guerre faite au chômage » à une « guerre faite aux chômeurs ». Cette transformation reflète une perte d’empathie envers les chômeurs, un phénomène analysé par des sociologues tels que Serge Paugam et Nicolas Duvoux dans leurs travaux sur la régulation des pauvres.

Avec ce nouveau paradigme, l’individu est tenu pour responsable de sa situation de chômage et l’octroi des aides est soumis à des critères spécifiques. De nombreuses études sociologiques mettent en lumière cette érosion de l’empathie envers les chômeurs.

M. Claude Didry. Il est essentiel de rappeler que de nombreux citoyens ont fait l’expérience du chômage, notamment lors de leur entrée dans le monde du travail. Cette réalité tend à atténuer le manque d’empathie envers les chômeurs, car beaucoup de nos concitoyens ont eux-mêmes connu cette situation à un moment de leur parcours professionnel.

Mme Danièle Linhart. Un climat idéologique s’est installé progressivement. Un tournant significatif a été marqué par l’émission « Vive la crise ! » avec Yves Montand, qui a introduit l’idée que la crise serait bénéfique car elle inciterait les Français à retourner au travail. Cela a favorisé l’apparition de l’idée selon laquelle les Français seraient réticents au travail, une idée largement reprise par la suite dans le discours politique.

Ainsi, Jean-Pierre Raffarin, lors d’un séjour au Québec, déclarait que la France ne devait pas être perçue comme un parc d’attractions. Cette rhétorique a été reprise par Nicolas Sarkozy, qui a fait de la réhabilitation de la valeur travail un axe majeur de sa campagne, suggérant implicitement que les Français n’accordaient pas suffisamment d’importance au travail.

L’opinion publique s’est ralliée à cette vision des choses, en partie à cause du discours sur les méfaits de la loi sur les trente-cinq heures et sur la protection offerte aux salariés par le code du travail. Ce discours a nourri des idées préjudiciables, comme celle selon laquelle les fonctionnaires ne travailleraient pas suffisamment ou celle selon laquelle les Français seraient plus enclins à profiter de la vie qu’à travailler.

Pourtant, ces perceptions sont en contradiction flagrante avec les résultats des enquêtes européennes sur le rapport au travail. Ces études démontrent que le travail occupe une place primordiale dans la vie des Français.

Pour illustrer ce décalage, je vous fais part d’une anecdote. Le directeur d’un grand hôpital régional m’avait suggéré de l’accompagner en Inde pour comprendre ce qu’était véritablement le travail.

M. Claude Didry. Je rappelle que la récente réforme de l’assurance chômage, qui a fait l’objet de vives contestations, notamment devant le Conseil d’État, a été rejetée à plusieurs reprises. Cette réforme a significativement réduit le niveau de l’indemnisation des chômeurs. En conséquence, le chômage est devenu un sujet d’appréhension plutôt qu’une opportunité de réflexion personnelle ou de reconversion professionnelle.

Mme Mélanie Guyonvarch. Il y a une injonction croissante à la responsabilisation individuelle dans le traitement du chômage. Cette évolution a profondément modifié les pratiques promues. Depuis le milieu des années 1990, on observe une tendance à l’échelle européenne, incarnée par la stratégie européenne pour l’emploi et les grandes orientations pour l’emploi, qui met l’accent sur la formation tout au long de la vie et le développement de l’employabilité.

L’individu doit veiller à son attractivité sur le marché du travail. Il doit se former et se rendre employable. Cette idéologique s’inspire des théories relatives au capital humain, qui voient dans l’individu un capital à faire fructifier.

Certes, la valorisation de la formation peut être positive. Cependant, cette approche tend à faire reposer la responsabilité principalement sur l’individu. En mettant l’accent sur les politiques de formation et l’injonction à l’employabilité, on détourne l’attention des politiques macroéconomiques et des facteurs structurels du chômage. Il y a donc un déséquilibre dans la manière d’aborder la problématique du chômage.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je tiens à vous remercier d’avoir parlé du travail, un sujet trop souvent négligé à l’Assemblée nationale. Nos débats se focalisent fréquemment sur les salaires, les charges sociales pesant sur les entreprises – que l’on devrait plutôt appeler contributions –, le chômage et les licenciements, mais rarement sur le travail en tant que tel. Or, ce sujet est essentiel.

Pendant longtemps, notre attention s’est portée sur la lutte contre le chômage de masse. Aujourd’hui, nous peinons à recentrer le débat sur la nature même du travail, son sens, sa qualité, ses conditions d’exercice et sur le management. À ce propos, je recommande vivement au président de notre commission d’enquête la lecture de l’excellent ouvrage de Thomas Philippon sur le capitalisme d’héritiers et la question du management, qui révèle que nos grandes entreprises privées elles-mêmes ne sont pas nécessairement exemplaires en la matière.

Je souhaite revenir sur deux points, la participation des salariés et le droit d’expression directe, que madame Linhart a évoqués. J’aimerais surtout aborder le second point, en particulier la représentation des élus, des syndicats et le dialogue social au sein des entreprises. Monsieur Didry a expliqué que les réformes récentes, notamment les ordonnances de 2017, avaient eu des répercussions significatives en la matière.

De nombreux représentants syndicaux signalent qu’il y a un affaiblissement du dialogue social depuis la mise en place des comités sociaux et économiques, notamment en ce qui concerne les discussions stratégiques et économiques. La question de la sécurité au travail reste également un enjeu majeur. J’aimerais savoir si vos études ont mis en évidence l’existence d’un lien entre la fusion des instances représentatives du personnel (IRP), l’affaiblissement des discussions économiques et stratégiques et une potentielle augmentation des licenciements ou un manque de vision stratégique de la part des entreprises.

Les entreprises reconnaissent parfois manquer de stratégie à long terme et se concentrer sur des logiques managériales visibles. Ne pensez-vous donc pas qu’il manque des instances de discussion qui permettraient aux entreprises de bénéficier pleinement du dialogue avec leurs salariés ? Bien que l’entreprise n’ait jamais été une instance démocratique à proprement parler, ne gagnerait-elle pas à exploiter davantage ce dialogue pour faire émerger de nouvelles idées, stratégies ou solutions qui pourraient l’aider à sortir de certaines impasses ?

M. Claude Didry. Le dialogue social est évidemment fondamental. Je parle de la négociation d’entreprise et de l’information-consultation du comité d’entreprise. Mes récentes enquêtes sur la négociation d’entreprise révèlent une problématique majeure : les filiales, bien qu’elles négocient avec leurs salariés, sont souvent contraintes par les décisions des groupes auxquels elles appartiennent. Cette situation met à mal l’effectivité du dialogue social.

Prenons l’exemple des négociations annuelles sur les salaires. Le taux d’augmentation est fréquemment imposé par le groupe, ce qui limite la marge de manœuvre des filiales. Ce phénomène s’étend également aux décisions économiques importantes telles que les fermetures de sites ou les licenciements. Ces choix émanent de groupes qui, bien que n’étant pas les employeurs directs, dictent des décisions qui ne font ensuite l’objet que d’une discussion de façade au niveau de l’entreprise.

La centralisation excessive entrave le dialogue sur le terrain, notamment sur les questions de santé et de sécurité. On observe ce phénomène à la SNCF et chez Orange, où l’on constate la présence de seulement deux ou trois CSE d’établissement pour des entreprises comptant des dizaines, voire des centaines de milliers de salariés.

Ces évolutions complexes convergent vers un blocage du dialogue et entravent la participation effective des salariés, par l’intermédiaire de leurs représentants, à la gestion de l’entreprise. Cette situation est d’autant plus préoccupante que la concentration du capital et du pouvoir économique, couplée à la dispersion des filiales et des sous-traitants, rend difficile l’appréhension même de la notion d’entreprise.

Mme Mélanie Guyonvarch. Je souhaite apporter un éclairage basé sur mes monographies d’entreprise. J’ai étudié deux cas distincts : celui d’une intersyndicale luttant contre la fermeture d’un centre de recherche et développement dans l’industrie pharmaceutique d’une part ; des actions individuelles, notamment aux prud’hommes, d’autre part.

Ces études mettent en lumière les difficultés croissantes rencontrées par les salariés pour contester la légitimité des décisions de licenciement. La législation, notamment depuis la loi de 2016, a considérablement affaibli la force de mobilisation collective. La primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche, présentée comme une valorisation de la négociation, soumet en réalité le dialogue social au rapport de force local, souvent défavorable aux salariés.

Mes observations révèlent que les stratégies d’opposition des salariés peinent à se maintenir dans la durée. Face à ces difficultés, on constate souvent un glissement vers des stratégies d’accompagnement : négociation d’enveloppes de formation plus importantes ou de primes plus élevées. Bien que ces actions améliorent concrètement la situation des salariés concernés, elles traduisent souvent un sentiment d’impuissance lié à l’impossibilité de peser réellement sur les décisions stratégiques de l’entreprise.

Cette situation est exacerbée par le manque de formation juridique des représentants du personnel et les difficultés d’accès à l’information financière et stratégique de l’entreprise. Même lorsque des contre-expertises sont demandées, leur impact reste limité. Il est arrivé qu’on me reproche mon manque d’objectivité sans pour autant me fournir les données nécessaires à une analyse impartiale.

Il apparaît clairement que l’objectif est de cantonner les salariés mobilisés et leurs représentants syndicaux à des négociations sur l’ampleur des mesures d’accompagnement, ce qui les exclue de fait des discussions sur les stratégies d’emploi et les orientations de l’entreprise. Bien que ces négociations puissent avoir un impact concret sur la vie des salariés, elles sont la manifestation d’une vision très restreinte du dialogue social.

M. Claude Didry. L’impact de la loi de 2013 dans ce domaine a été particulièrement néfaste. En confiant le contrôle des procédures de licenciement à l’administration et à la justice administrative, cette loi a privé les comités d’entreprise d’un levier important : la possibilité de demander la nullité des licenciements et des procédures associées.

Cette évolution législative est fondamentale et, à mon sens, regrettable. Si une action législative devait être entreprise, elle devrait viser à revenir sur cette loi de 2013, qui a conduit à une érosion significative des droits des salariés dans les processus de restructuration.

Il faut redonner au comité social et économique un pouvoir réel, non pas simplement dans la négociation, mais dans la consultation et la participation effective à la gestion de l’entreprise. Cela passe par le renforcement des outils juridiques mis à sa disposition, notamment la capacité de recourir à la justice pour contrebalancer le pouvoir de l’employeur. Dans un État de droit, il est crucial que les représentants des salariés puissent effectivement contester et, si nécessaire, s’opposer aux décisions unilatérales de l’employeur qui affectent profondément la vie des travailleurs.

M. Hadrien Clouet (LFI-NFP). Ma question porte sur les modalités de rupture du lien entre employeur et salarié. Le licenciement économique est progressivement remplacé par d’autres formes de mise à mal de la force de travail : période d’essai, contrat à durée déterminée (CDD), rupture conventionnelle individuelle ou collective.

Dans vos travaux les plus récents, avez-vous observé des conséquences spécifiques de ces nouvelles modalités de mise au chômage sur les parcours professionnels, le rapport au travail ou la vulnérabilité des personnes concernées ? En d’autres termes, s’agit-il simplement de licenciements économiques déguisés dans de nombreux cas, ou ces pratiques ont-elles des implications plus larges, potentiellement plus graves que le licenciement économique traditionnel, sur la trajectoire des individus touchés ?

M. Claude Didry. On recense 500 000 ruptures conventionnelles par an, mais les données de l’enquête « emploi » de l’Insee révèlent qu’il y a une stabilité, voire une augmentation moyenne de l’ancienneté des salariés dans leur entreprise. Le nombre des CDI et des emplois statutaires dans la fonction publique demeure élevé. Cette stabilité constitue un atout pour la connaissance du travail et offre un cadre d’action pour les représentants syndicaux.

Les modes de rupture du contrat de travail que vous mentionnez relèvent souvent du désespoir, l’indemnité compensant en quelque sorte la souffrance endurée. Les démissions peuvent effectivement traduire un malaise au travail. Cependant, elles peuvent aussi refléter l’existence d’une certaine prospérité économique. Des travaux de la Dares montrent que la mobilité peut être liée à la possibilité de trouver un emploi mieux rémunéré ou plus intéressant. Néanmoins, ce phénomène reste relativement limité et il convient de ne pas en exagérer l’ampleur.

Mme Mélanie Guyonvarch. De nombreux DRH expriment un profond malaise quant à leur rôle actuel dans la mesure où ils sont souvent contraints de gérer des plans sociaux à grande échelle.

J’ai rencontré des DRH très affectés par leurs responsabilités. Une directrice d’un grand groupe énergétique m’a fait part de sa difficulté à travailler quotidiennement sur des tableaux Excel contenant des informations sur des milliers de suppressions d’emplois à travers l’Europe.

Ces professionnels sont souvent contraints de gérer l’information de façon stratégique et de fragmenter les annonces par filiale pour éviter une réaction collective qui pourrait compromettre la stratégie de l’employeur. Cette culture du secret, parfois encouragée par le versement de primes, génère une atmosphère d’incertitude parmi les salariés. À l’usine Chausson, les rumeurs ont circulé pendant des années avant l’annonce officielle du plan social.

Face à cette situation, les réactions des DRH varient. Certains s’exécutent avec zèle, peut-être par sentiment d’impuissance. D’autres, plus critiques, finissent par quitter l’entreprise, en raison de l’impossibilité d’exprimer un désaccord ou d’infléchir les décisions. Cette impossibilité de prendre la parole au sein de l’entreprise pousse certains à se reconvertir.

Les outils à la disposition des DRH sont nombreux : le « volontariat » pour les départs, qui masque souvent une menace de licenciement, les ruptures conventionnelles soi-disant décidées « à l’amiable » malgré un rapport de force inégal, ou encore les préretraites, mal perçues par certains salariés, privés d’une véritable fin de carrière. Ces pratiques soulèvent des questions éthiques profondes sur le rôle des ressources humaines dans l’entreprise moderne.

M. Claude Didry. Il est impératif d’élargir notre réflexion au-delà du seul droit du travail. Il existe un besoin d’intervention étatique dans les entreprises privées. Il faut évoquer les manquements de l’État, certes, mais aussi ceux des entreprises. J’avance, avec une certaine prudence, l’idée du déploiement d’une planification industrielle, comparable à la planification écologique proposée par votre formation politique, monsieur le rapporteur. Ce besoin se fait sentir de manière pressante aujourd’hui.

Une industrie implantée en France, obéissant à des normes environnementales strictes, permettrait de réduire les transports, la pollution et la surexploitation dans les pays lointains. Cette démarche allierait ainsi les impératifs économiques et écologiques.

Je souhaite ajouter un dernier point : l’entreprise Forvia ferme ses bureaux d’études à Méru, dans l’Oise. Cette ville, déjà marquée par la fermeture de l’usine Chausson, fait partie d’un territoire désindustrialisé aujourd’hui exposé à l’extrémisme politique. Méru mérite notre attention pour sa remarquable culture industrielle, qui a su traverser les époques.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


11.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Denis Combrexelle, président de section honoraire au Conseil d’État, ancien directeur général du travail au ministère du travail (mardi 8 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Jean-Denis Combrexelle, président de section honoraire au Conseil d’État, ancien directeur général du travail au ministère du travail ([11]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent M. Jean-Denis Combrexelle, président de section honoraire au Conseil d’État et président de la société Combrexelle ASR Conseil, à qui je souhaite la bienvenue.

Je rappelle que vous avez notamment exercé les fonctions de directeur général du travail au ministère du travail, de président de la section sociale du Conseil d’État puis de président de la section du contentieux du même Conseil et, plus récemment, de directeur de cabinet du garde des Sceaux puis de la Première ministre.

Votre expérience, votre connaissance du droit du travail et des sujets qui intéressent la commission d’enquête, votre regard sur les enjeux qui entourent les licenciements collectifs seront assurément précieux pour nos travaux.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Denis Combrexelle prête serment.)

M. Jean-Denis Combrexelle, président de section honoraire au Conseil d’État, ancien directeur général du travail au ministère du travail. Avant toute chose, je précise que j’ai quitté la fonction publique en raison de mon âge. Je préside actuellement une petite société de conseil qui ne traite pas de plans de sauvegarde de l’emploi (PSE).

Je veux commencer par souligner l’importance de la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi, pas toujours suffisamment rappelée dans les débats contemporains. Cette loi s’inscrivait dans le prolongement de la loi du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social, dite « loi Larcher », qui a donné naissance à l’actuel article L. 1 du code du travail. Elle a été suivie par d’autres textes – la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi El Khomri », et les ordonnances de 2017, dites « ordonnances Macron », notamment – inspirés par une logique similaire : renforcer la place de la négociation collective dans notre pays.

Depuis une vingtaine d’années, les gouvernements successifs, indépendamment de leur couleur politique, poursuivent cet objectif pour mieux répondre à la complexité croissante du monde du travail et à la diversité des situations des entreprises. Cette approche procède d’un double constat. D’une part, la loi, sans que son rôle structurant soit contesté, notamment s’agissant de la définition de l’ordre public social, se heurte à ses propres limites dans une société marquée par la diversité croissante des situations professionnelles et des configurations d’entreprise. D’autre part, le juge, pour fondamental que soit son office, ne saurait à lui seul embrasser la complexité du champ social dans son ensemble. Il est donc apparu nécessaire d’ouvrir un nouvel espace de régulation, fondé sur le dialogue entre les partenaires sociaux.

Cette évolution s’inscrit dans un contexte européen dans lequel se pose la question du rapport entre la négociation collective et le contrat de travail individuel. La France s’est attachée à défendre la primauté de la négociation collective face à l’individualisation des relations de travail. Cette position a été particulièrement perceptible dans les débats sur la révision de la directive européenne sur le temps de travail, la France s’étant opposée à une approche favorisant la négociation individuelle des dérogations aux maxima de temps de travail.

Il ne s’agit pas de nier l’importance du contrat de travail, mais de rappeler que, sur des sujets aussi déterminants que le dépassement de la durée du travail, seule la négociation collective est véritablement légitime. Cette négociation, qui engage à la fois les représentants des entreprises et les syndicats représentatifs, constitue un cadre fondamental. Nous devons bien en saisir la portée, car la tendance est à l’individualisation croissante des relations de travail tant à l’échelle de l’Union européenne qu’à l’échelle mondiale. À terme, cette dynamique pourrait fragiliser la légitimité même du droit du travail.

Par le passé, certaines formules maladroites ont pu laisser entendre que l’accord collectif ne serait qu’une formalité, un instrument malléable aux mains du patronat. De tels propos reviennent à ruiner plusieurs décennies d’efforts en matière de négociation collective.

Si la bascule s’est opérée progressivement, le tournant décisif a sans doute résidé dans l’avènement de l’article L. 1 du code du travail. Les gouvernements ont pris conscience qu’ils ne pouvaient plus engager des réformes de manière unilatérale, sans organiser une négociation préalable avec les syndicats et les organisations professionnelles représentatifs. Bien que cette disposition ne soit pas de rang constitutionnel, elle permet de structurer un dialogue en amont, de prévenir des réformes précipitées et de garantir une forme de légitimité procédurale aux transformations envisagées.

Cette montée en puissance de la négociation collective impliquait cependant un renforcement de la légitimité des acteurs appelés à y prendre part, d’où la nécessité de revisiter les critères de représentativité, tant syndicale que patronale. Si la réforme de 2008 sur la représentativité des syndicats fut décisive, celle de 2014 sur la représentativité patronale s’est révélée plus délicate à conduire, tant par sa technicité que par ses implications structurelles.

Dans cette trajectoire d’ensemble, la loi de 2013 représente un moment charnière. Elle a en effet transformé en profondeur la procédure applicable aux PSE, en substituant à une logique de décision unilatérale de l’employeur une logique de négociation dans l’entreprise. Ce basculement a été accueilli avec scepticisme, tant par le monde académique que par les acteurs sociaux, beaucoup doutant de la possibilité d’engager les organisations syndicales dans une négociation sur des sujets aussi sensibles. Les faits ont démenti ces craintes : les accords se sont multipliés et la dynamique de négociation s’est installée durablement.

La France disposait auparavant d’un système dans lequel l’intervention du juge judiciaire introduisait une forme d’instabilité. Le juge, en effet, apportait une réponse binaire : lorsqu’un PSE lui était présenté, il décidait s’il était valable ou non. L’objectif de la loi n’était pas de supprimer tout contrôle juridictionnel mais de renforcer la place et le pouvoir de l’administration dans le processus.

L’enjeu principal se situe en amont, au moment où l’administration reçoit le projet de PSE. À ce stade, on se situe dans un processus de discussion entre l’administration et les entreprises. Il ne s’agit pas d’un schéma rigide car l’administration peut émettre des réserves et demander des modifications sur certains points. Ce contrôle administratif est effectif. Par ailleurs, cette approche a permis de réduire le nombre des recours contentieux, ce qui marque une évolution significative par rapport à la situation antérieure.

Dès lors que l’existence d’un accord majoritaire au sein de l’entreprise permet à l’ensemble du dispositif de fonctionner, cela ouvre la voie à une redéfinition du rôle central de la négociation. C’est dans ce contexte que s’inscrit le rapport dont je suis l’auteur. La « loi El Khomri » et les « ordonnances Macron » ne se contentent pas de valoriser la négociation collective. Elles recentrent sa mise en œuvre à l’échelle de l’entreprise.

Je comprends que, pour des raisons politiques, voire idéologiques, cette vision des choses puisse ne pas être partagée. Je souhaite néanmoins souligner que la loi de 2013 ne résulte pas d’un caprice gouvernemental mais s’inscrit dans un mouvement de fond, dans une dynamique amorcée avec la « loi Larcher » et qui se poursuit aujourd’hui.

Je me permets, pour conclure, de partager une mise en garde. J’ai récemment publié un ouvrage sur l’inflation normative qui menace la démocratie. De grâce, ne modifions pas les textes actuels à la légère. S’il faut, bien entendu, savoir les faire évoluer, cela doit se faire avec prudence, tant les équilibres en jeu demeurent fragiles. Aussi, si je ne nie pas l’existence de certaines difficultés, je ne suis absolument pas convaincu que la réponse passe par la modification précipitée des dispositions légales relatives aux PSE.

M. le président Denis Masséglia. Plusieurs personnes auditionnées par la commission d’enquête ont évoqué la question du déséquilibre qui existerait entre l’entreprise qui élabore un PSE et les syndicats qui n’en prennent connaissance qu’au moment de son annonce et qui ne disposent que d’un temps limité pour réagir. Ces personnes estiment qu’il y a un déséquilibre entre le travail préparatoire approfondi de l’entreprise et le délai restreint accordé aux syndicats pour mettre en place un accompagnement efficace des salariés.

Considérez-vous qu’il existe actuellement, dans le contexte de l’établissement d’un PSE, un déséquilibre significatif entre l’entreprise et les représentants des salariés qui pourrait compromettre l’équité des négociations ?

M. Jean-Denis Combrexelle. La négociation d’un PSE représente un défi plus important pour une entreprise que la mise en place d’un PSE unilatéral avec une simple consultation du comité social et économique (CSE). La négociation, par définition, implique un accord entre deux parties, ce qui n’est pas le cas lorsque l’employeur établit seul un PSE. Cette distinction fondamentale entre les deux régimes est souvent sous‑estimée, non seulement d’un point de vue théorique, mais également dans ses implications pratiques.

La négociation collective, il est essentiel de le rappeler, repose toujours sur un rapport de force. Celui-ci peut, selon les contextes, s’avérer favorable aux organisations syndicales ou à l’employeur. Je tiens à souligner que, dans les grandes entreprises, les organisations syndicales disposent, dans bien des cas, d’une réelle compétence et d’une expertise affirmée. Dans de nombreux cas, leur niveau de préparation et d’analyse n’a rien à envier à celui de la direction des ressources humaines de l’entreprise.

Je constate aussi que certains services chargés des ressources humaines adoptent parfois une posture trop juridico-contentieuse alors que les évolutions du code du travail devraient favoriser l’imagination et l’innovation.

Je récuse donc toute vision caricaturale opposant des entreprises toutes-puissantes à de faibles syndicats incapables de négocier. En tant qu’ancien directeur général du travail, je peux affirmer que la réalité est bien plus nuancée et complexe. Si je comprends que les syndicats puissent tenir un discours différent devant des parlementaires, je vous invite à examiner un PSE négocié dans une très grande entreprise pour constater que le rapport de force y est généralement équilibré.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Si je comprends bien, vous estimez que les organisations syndicales ont tendance à exagérer dans leur critique des orientations politiques et économiques retenues ces dernières années. Pouvez-vous clarifier votre position ?

M. Jean-Denis Combrexelle. En France, il existe une vision négative de la négociation collective, présentée comme systématiquement déséquilibrée. J’ai souvent constaté que les parlementaires, les juges, les professeurs de droit, pour ne citer qu’eux, se méfient de la négociation collective. Cette vision des choses, dont l’ampleur en France n’a pas d’équivalent dans les autres États membres de l’Union européenne, conduit à privilégier la loi et l’intervention du juge.

S’il peut exister des situations dans lesquelles la négociation collective est déséquilibrée, notamment en raison de différences d’expertise ou de rapport de force, il est excessif de généraliser. La réalité est bien plus nuancée et les situations sont variées.

Partir du principe que la négociation collective ne serait pas légitime car elle serait intrinsèquement déséquilibrée relève, à mon sens, du postulat idéologique.

M. le rapporteur. À titre personnel, je défends la négociation collective.

M. Jean-Denis Combrexelle. Dans mes fonctions passées de directeur général du travail ou de président de la section sociale du Conseil d’État, j’ai eu l’occasion d’observer certaines postures récurrentes. Il ne s’agit nullement de mettre en cause l’action parlementaire, mais je me souviens d’une situation dans laquelle le rapporteur d’un texte avait déclaré que les élus n’étaient pas tenus par le résultat d’une concertation entre le Gouvernement et les partenaires sociaux organisée sur le fondement de l’article L. 1 du code du travail.

M. le rapporteur. Nous avons effectivement des progrès à faire en matière de démocratie sociale. La récente réforme des retraites a mis en lumière le manque de considération pour les organisations syndicales et patronales, ainsi que pour la démocratie sociale plus généralement.

Les auditions de notre commission d’enquête font apparaître qu’il existe un déséquilibre de plus en plus marqué dans le rapport de force entre direction et salariés dans certaines entreprises. Ce déséquilibre serait imputable, d’une part, à la conduire d’une politique économique favorable aux entreprises mais dépourvue de contreparties effectives. La Cour des comptes elle‑même relève que les aides versées ne sont ni conditionnées, ni contrôlées, ni plafonnées. D’autre part, certaines réformes du droit du travail semblent avoir eu pour effet de faciliter les procédures de licenciement.

Le sentiment qui domine est le suivant : il y a un investissement public massif au bénéfice des entreprises mais son impact sur l’emploi demeure très limité. L’exemple du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) est révélateur, puisqu’il est fréquemment décrit comme ayant eu un effet quasiment nul sur l’emploi. De nombreuses organisations syndicales, ainsi que certains experts, considèrent que les mesures déployées ont essentiellement contribué à accélérer et faciliter la mise en œuvre des plans de licenciement. J’aimerais connaître votre opinion sur ce sujet.

M. Jean-Denis Combrexelle. Avant la loi de 2013, une grande entreprise désireuse de mettre en œuvre un PSE pouvait procéder de manière unilatérale. Elle consultait le comité d’entreprise, lequel rendait un avis, qui pouvait être favorable ou défavorable, sans que cela ne donne lieu à un contrôle administratif. La décision finale relevait alors exclusivement de l’autorité judiciaire.

Depuis l’adoption de la loi de 2013, et sans prétendre que le dispositif soit exempt de toute critique, la situation a considérablement évolué. Les PSE sont désormais soumis au contrôle de l’administration et, dans leur grande majorité, négociés avec les syndicats.

Il est certain que le contexte économique a changé et je comprends parfaitement que, du fait de cette évolution, le recours aux PSE se soit intensifié, ce qui peut nourrir, chez les syndicats, le sentiment d’une perte de maîtrise de la situation. Toutefois, si l’on compare, au plan juridique, les dispositifs en vigueur avant et après la loi de 2013, il apparaît clairement que les règles actuelles rendent plus difficile la mise en œuvre d’un PSE. Ainsi, du point de vue du droit applicable, les obligations qui s’imposent aux employeurs sont plus rigoureuses qu’elles ne l’étaient auparavant.

Mme Estelle Mercier (SOC). Nombre de nos précédents interlocuteurs ont souligné que l’on observe un appauvrissement et un affaiblissement des échanges entre les salariés et les directions sur la santé économique et la stratégie des entreprises. Cette évolution serait consécutive à la loi de 2013, à la « loi El Khomri » et aux « ordonnances Macron », ces dernières ayant conduit à la fusion des instances représentatives du personnel (IRP). Bien que les PSE soient désormais négociés avec les organisations syndicales, les négociations semblent se dérouler à un niveau très centralisé, parfois loin du terrain et de ses réalités. J’aimerais connaître votre opinion sur l’affaiblissement du dialogue social dans les entreprises, particulièrement sur les questions économiques.

M. Jean-Denis Combrexelle. La négociation collective et les instances représentatives du personnel ont connu des évolutions suivant des trajectoires distinctes. Ce phénomène engendre des difficultés réelles pour les acteurs de terrain, en particulier les organisations syndicales, ce qui éclaire probablement une partie des observations qu’elles formulent.

La négociation collective a connu un mouvement de décentralisation vers l’entreprise reposant sur l’idée selon laquelle le droit du travail trouve sa pleine légitimité dans son application au sein de la communauté de travail.

Dans le même temps, l’architecture des IRP a connu un mouvement de centralisation. La réforme que vous évoquez a notamment entraîné la suppression du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), instance de proximité pourtant jugée essentielle, et instauré une nouvelle structure, le comité social et économique, plus centralisée que ne l’était le comité d’entreprise.

Ces mouvements contraires compliquent la tenue de discussions sur les choix stratégiques de l’entreprise dans leurs dimensions économiques et sociales.

Le CHSCT remplissait un rôle fondamental en raison de sa proximité avec les réalités du terrain. Sa disparition ne saurait être attribuée uniquement à une volonté unilatérale. Elle résulte également des dérives observées à l’époque.

Quoi qu’il en soit, le contraste entre l’autonomisation croissante de la négociation collective et le « resserrement » des instances représentatives du personnel crée une forme d’incohérence, qui affaiblit la lisibilité et la logique d’ensemble du système.

M. le président Denis Masséglia. Auriez-vous des propositions concrètes à formuler pour améliorer la loi de 2013 ? Je suis favorable, à titre personnel, à ce que le législateur fasse davantage confiance aux acteurs de terrain.

M. Jean-Denis Combrexelle. Bien que je ne méconnaisse nullement les difficultés sociales qu’a pu susciter la mise en œuvre de la loi de 2013, il me semble prématuré d’envisager une réforme de ce texte à l’issue d’une période de recul d’à peine une décennie. Il serait sans doute plus opportun d’explorer des pistes d’ajustement à droit constant. De telles évolutions pourraient notamment passer par la diffusion de nouvelles instructions aux services déconcentrés de l’État. À titre d’exemple, des consignes explicites pourraient être émises en vue de renforcer la vigilance des services à l’égard des PSE dans certains secteurs sensibles.

Le ministre du travail dispose de marges de manœuvre réelles qui ne nécessitent pas obligatoirement de recourir à l’outil législatif. La modification d’une loi ne constitue pas toujours la réponse la plus adéquate à un problème, en particulier lorsqu’elle intervient dans un climat d’urgence. Cela étant dit, une réflexion approfondie sur les instances représentatives du personnel pourrait, à terme, s’avérer nécessaire. Il apparaît en effet que les salariés, tout comme les organisations syndicales, ont besoin d’instances de dialogue et de concertation ancrées dans la réalité du terrain et distinctes des espaces dévolus à la négociation.

Il est cependant essentiel de ne pas précipiter de tels changements. La stabilité est primordiale. Il convient de laisser aux instances représentatives du personnel le temps nécessaire pour s’adapter, se structurer et évoluer de manière cohérente.

M. le président Denis Masséglia. Il est effectivement primordial d’éviter les changements législatifs sous le coup de l’émotion, souvent contre-productifs. Le rôle du politique est de prendre le temps de la réflexion dans un monde en constante accélération.

M. le rapporteur. C’est précisément pour cette raison que le groupe Écologiste et Social a souhaité la création d’une commission d’enquête, laquelle nous permet de conduire un travail approfondi, d’auditionner les parties concernées et d’élaborer des préconisations solides. Je ne peux cependant ignorer l’alerte lancée la semaine dernière par les organisations syndicales au sujet des multiples catastrophes sociales qui se profilent et qui produisent des effets que nous constatons quotidiennement.

Bien que la confiance envers la négociation collective au plus près du terrain me semble également essentielle, le législateur ne doit ni verser dans l’impuissance, ni sous-estimer la noblesse de son rôle. Il a le devoir de veiller à l’intérêt général, de protéger et, selon moi, de préserver la hiérarchie des normes.

Cela me conduit à évoquer la « loi El Khomri ». La question de la hiérarchie des normes était au cœur des contestations, ou du moins des interrogations, à l’époque. Je souhaiterais que vous reveniez sur ses conditions d’élaboration et sur la réforme du licenciement pour motif économique.

M. Jean-Denis Combrexelle. Permettez-moi de revenir sur le contexte dans lequel a été faite cette réforme. Sous le Gouvernement de Manuel Valls, un large consensus s’était formé autour de la nécessité d’assouplir le code du travail. Deux approches principales se sont alors affrontées. La première, portée par Robert Badinter, consistait à élaborer une sorte de résumé du code du travail visant à en simplifier la lecture et l’usage. L’objectif était de répondre aux critiques récurrentes sur la complexité et la lourdeur du droit. Ce texte de synthèse aurait servi de préambule général, formulé dans un style accessible, destiné à clarifier les grands principes régissant les relations de travail.

La seconde approche, défendue par le groupe de travail que je présidais, consistait dans la critique de l’excès de précision du code du travail dans la régulation des relations professionnelles. Nous estimions nécessaire de mieux délimiter les rôles de la loi, de la négociation collective et du contrat de travail. La loi devait fixer les principes fondamentaux et les règles d’ordre public, tout en laissant davantage d’espace à la négociation collective et à l’autonomie contractuelle lorsque cela était pertinent.

Après de nombreuses hésitations, le pouvoir exécutif a retenu notre proposition. Il est vrai que l’option portée par Robert Badinter soulevait d’importantes difficultés pratiques et juridiques.

Il me semble toutefois que le Gouvernement a pu mésestimer la portée des propositions issues de notre rapport, en particulier leur incidence sur les équilibres traditionnels du droit du travail. Du reste, parce qu’il jugeait nos propositions insuffisamment ambitieuses, il a décidé d’introduire dans le projet de réforme deux éléments qui n’étaient pas issus de nos travaux : la redéfinition de la notion de licenciement pour motif économique, souhaitée par le Premier ministre, et le plafonnement des indemnités prud’homales, soutenu par le ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique.

Ces ajouts ont profondément modifié la perception politique du projet. Si nos propositions avaient initialement reçu un accueil globalement favorable de la part de plusieurs organisations syndicales, l’intégration de ces deux mesures a altéré l’équilibre général du texte. Le projet est alors apparu non plus comme une tentative de modernisation équilibrée de la législation, mais comme une réforme structurelle visant à faciliter les licenciements tout en réduisant les droits des salariés devant le conseil de prud'hommes. C’est dans ce contexte qu’a été confectionnée la pétition portée par Caroline De Haas, moment charnière dans le débat, qui s’est ensuite enflammé.

Je veux par ailleurs préciser qu’il n’y a pas eu, contrairement à certaines affirmations, de renversement de la hiérarchie des normes. Au sein du groupe de travail, nous avions établi une architecture claire autour de trois niveaux : la loi, la négociation collective et le contrat de travail. La loi a conservé son caractère impératif et détermine les règles relevant de l’ordre public social. Autrement dit, la primauté normative de la loi n’a jamais été remise en question. Ce qui a évolué touche uniquement aux rapports internes à la négociation collective. Dans plusieurs matières, l’accord d’entreprise prime désormais sur l’accord de branche, sous certaines réserves.

M. le rapporteur. Je souhaite vous poser une question quelque peu délicate, mais qui me semble pertinente au vu du contexte politique que vous avez rappelé.

La réforme a indéniablement bouleversé le paysage social. Aussi, j’aimerais savoir ce que vous pensez du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution pour faire adopter le texte. Ce « passage en force » a permis d’y intégrer des dispositions d’ampleur significative sans véritable consentement parlementaire. Estimez-vous que cette méthode était justifiée pour une réforme de cette ampleur ?

M. Jean-Denis Combrexelle. Je n’ai pas de réponse définitive à cette question et je n’ai pas été directement impliqué dans les choix politiques à l’époque, puisque j’étais président de la section sociale du Conseil d’État. Il faut toutefois reconnaître que les enjeux soulevés par la réforme justifiaient pleinement une discussion approfondie au Parlement. Le risque d’individualisation des relations de travail, que j’ai eu l’occasion d’évoquer précédemment, appelait un débat de fond avec les représentants de la Nation.

Il est regrettable que la discussion ait rapidement basculé dans un registre excessivement idéologique, ce qui a sans doute contribué à la décision de faire usage de cet article de la Constitution. À mes yeux, le débat parlementaire n’a pas été à la hauteur des enjeux. À titre d’exemple, la question de la prééminence de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche dans certains domaines, que j’ai moi-même proposée et que je continue de soutenir, aurait dû faire l’objet d’un véritable échange politique, nourri et argumenté.

Le climat s’est progressivement dégradé, en grande partie en raison de certaines prises de position particulièrement caricaturales de l’opposition. Le fait d’affirmer qu’un simple accord collectif suffirait à remettre en cause les droits fondamentaux des salariés s’apparentait à une simplification à la fois excessive et dangereuse. Or ce type de discours a trouvé un large écho dans la population. La polarisation du débat a, en définitive, empêché toute forme de délibération sereine sur les enjeux véritables de la réforme et conduit le Gouvernement à faire usage de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, dans un contexte de blocage politique.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous faire part de votre analyse de l’évolution du contentieux devant le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel depuis 2013, particulièrement en ce qui concerne les différents modes de rupture des contrats de travail, la qualité de la négociation collective et la qualité de vie au travail ?

M. Jean-Denis Combrexelle. L’objectif principal de la réforme n’était pas, contrairement à ce qui a pu être parfois dit, de transférer des compétences du juge judiciaire vers le juge administratif, mais bien de renforcer le rôle de l’administration. Le véritable enjeu résidait dans la volonté de confier à l’administration des pouvoirs accrus en matière de contrôle, au détriment du juge judiciaire. Le recours au juge administratif s’est donc imposé non comme une fin en soi, mais comme une conséquence indirecte de ce transfert de compétence vers l’administration.

En tant que membre du Conseil d’État, je peux affirmer que, malgré quelques hésitations initiales, le juge administratif a globalement exercé sa mission avec discernement. Il a su respecter l’esprit de la réforme en assurant un contrôle de fond rigoureux, tout en veillant à ne pas déséquilibrer les mécanismes issus de la négociation collective. Une circulaire établie à l’époque insistait d’ailleurs sur la nécessité de distinguer, tant pour l’administration que pour le juge, le PSE élaboré de manière unilatérale du PSE négocié.

Le Conseil constitutionnel a également joué un rôle déterminant dans la définition du périmètre de la réforme. Il a clairement indiqué que, s’il est possible d’encadrer les procédures, il demeure impératif de ne pas porter atteinte au pouvoir fondamental reconnu à l’employeur de mettre en œuvre un PSE, sans quoi la liberté d’entreprendre pourrait être compromise.

J’ai débuté ma carrière en participant à l’élaboration de la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale aux côtés d’Élisabeth Guigou, dans laquelle nous avions souhaité introduire une modification de la définition du licenciement pour motif économique. Cette initiative avait été censurée par le Conseil constitutionnel, qui y avait vu une atteinte manifeste à la liberté d’entreprendre. Cet épisode, tout comme celui qui se produisit avec l’examen de la loi Florange, illustre la subtilité des limites imposées par le droit constitutionnel. S’il est certes possible de faire évoluer les procédures applicables aux PSE, il demeure néanmoins interdit de remettre en cause le principe fondamental selon lequel un chef d’entreprise doit être en mesure de tirer les conséquences économiques de la situation de son entreprise.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Selon vous, quel a été l’impact concret de cette modification législative sur les plans sociaux depuis 2013 ? A-t-elle effectivement apporté davantage de liberté aux employeurs ou une meilleure sécurité aux salariés ? Quelles ont été les conséquences tangibles de la réforme ?

M. Jean-Denis Combrexelle. Un PSE négocié, en dépit des éventuelles faiblesses inhérentes à toute négociation, représente un défi plus important pour un employeur qu’un PSE établi de façon unilatérale.

L’augmentation du nombre de PSE n’est pas nécessairement imputable à une faiblesse de la législation applicable, mais plutôt à la conjoncture économique actuelle, notamment à l’échelle européenne. Je déplore toute forme de désindustrialisation qui s’accompagnerait de la mise en œuvre de PSE car, en tant que Lorrain, je suis particulièrement sensible à l’importance de l’industrie dans la structuration du paysage économique et social. Néanmoins, si nos entreprises industrielles rencontrent des difficultés pour diverses raisons et licencient, cela ne peut être imputé à la loi de 2013.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). La loi de 2013 ne restreint-elle pas la liberté de l’employeur qui établit un PSE, en l’incitant à reporter au maximum la constitution d’un dossier qui sera, à terme, soumis au contrôle de l’administration ? Ce report ne risque-t-il pas d’aggraver la situation économique de l’entreprise et de conduire in fine au licenciement d’un nombre plus élevé de salariés ?

M. Jean-Denis Combrexelle. Cet argument peut se révéler pertinent dans certaines situations. Néanmoins, je ne crois pas que la solution réside dans une modification de la loi ou dans une remise en question des mécanismes de négociation collective applicables aux PSE. Il me semblerait plus approprié d’agir sur un autre levier en renforçant les instructions adressées à nos services déconcentrés et en améliorant la qualité de leurs échanges avec les entreprises, de manière à ce que les procédures soient rationnalisées.

Dans le contexte actuel, il me paraît essentiel que les pouvoirs publics, en lien étroit avec les services déconcentrés de l’État, s’engagent dans une réflexion active et mettent en œuvre des actions concrètes. À cet égard, la nomination récente de Benjamin Maurice à la tête de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) est une bonne chose. Il dispose, du fait de son parcours, d’une connaissance fine de ces sujets.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Vous affirmez donc que l’État, à travers son administration déconcentrée, a failli en n’encourageant pas suffisamment les employeurs à agir promptement ?

M. Jean-Denis Combrexelle. Je n’ai nullement affirmé que l’administration avait failli dans l’accomplissement de ses missions. Les services déconcentrés du ministère du travail ont été confrontés à de nombreuses réformes successives. Au moment même où des responsabilités accrues leur étaient confiées, leur architecture était modifiée. J’ai pu mesurer toute la complexité qu’implique la fusion de compétences relevant de différents ministères au sein d’un même service déconcentré.

Mon propos ne consiste donc en aucun cas à pointer une quelconque insuffisance de la part des services déconcentrés de l’État. Bien au contraire, je veux rappeler que les exigences à leur égard sont considérables, ce qui rend d’autant plus nécessaire l’émission d’instructions claires. Il ne s’agit pas de leur imposer des directives dans une logique strictement hiérarchique, mais bien de reconnaître qu’ils se trouvent en première ligne face à des situations complexes et parfois délicates à gérer.

Il est donc impératif de les accompagner de manière adéquate. Cette responsabilité incombe à la fois à l’administration centrale et aux services eux-mêmes, dans une logique de coordination renforcée et d’appui mutuel.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Ce que vous dites, en conclusion, c’est que les difficultés que les services connaissent trouvent leur origine dans une surcharge structurelle de travail.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


12.   Audition, ouverte à la presse, de M. Florent Menegaux, président du Groupe Michelin, M. Alexander Law, directeur du développement social, et Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques (mercredi 9 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Florent Menegaux, président du Groupe Michelin, M. Alexander Law, directeur du développement social, et Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques ([12]).

M. le président Denis Masséglia. Lors de la réunion constitutive de notre commission d’enquête, nous nous étions entendus sur la nécessité de consacrer une partie de nos travaux à l’examen de quelques projets de licenciements collectifs contemporains et d’interroger, à cette occasion, les directions des entreprises à l’origine de ces projets ainsi que les organisations syndicales présentes au sein de ces mêmes entreprises.

C’est ce que nous allons faire aujourd’hui, pour la première fois, avec Michelin.

Je rappelle que la société a annoncé, il y a quelques mois, la fermeture de deux sites de production, à Cholet et Vannes, qui emploient près de 1 250 personnes, et que cela s’est traduit par l’établissement d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) qui, après plusieurs mois de négociations, a été signé par la direction et trois syndicats le 24 mars dernier.

Pour évoquer ce sujet, et toutes les questions qui l’entourent, nous recevons M. Florent Menegaux, président du Groupe Michelin, M. Alexander Law, directeur du développement social, et Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Florent Menegaux, M. Alexander Law et Mme Fabienne Goyeneche prêtent serment.)

M. Florent Menegaux, président du Groupe Michelin. Le champ d’investigation de votre commission d’enquête est particulièrement vaste. En tant que dirigeant d’un groupe international du CAC 40, j’ai déjà eu l’opportunité de m’exprimer à quatre reprises devant la représentation nationale sur les enjeux liés à la compétitivité industrielle en France.

Mon propos liminaire s’organisera autour de trois axes principaux. J’évoquerai tout d’abord les freins pesant sur la compétitivité industrielle en France et en Europe, puis la manière dont Michelin assume sa responsabilité sociale et sociétale face aux décisions douloureuses de fermeture de sites et, enfin, les recommandations majeures que nous souhaiterions formuler dans ce contexte.

Permettez-moi, tout d’abord, de vous présenter un graphique retraçant l’évolution du marché mondial du pneumatique depuis le début des années 2000. Ce document met en lumière la perte significative de parts de marché subie par Michelin ainsi que par ses concurrents occidentaux, au bénéfice de fabricants asiatiques, en particulier chinois et taïwanais. En Europe, sur une période de dix années à compter de 2013, Michelin a enregistré une baisse de ses parts de marché dans quasiment tous les segments, notamment en ce qui concerne les pneumatiques pour voitures et camionnettes. Les marques premium ont ainsi perdu onze points de parts de marché, pendant que les marques asiatiques en gagnaient un volume équivalent. Le phénomène est tout aussi marqué dans le secteur du poids lourd, dans lequel les marques premium ont cédé huit points, tandis que les marques asiatiques en ont gagné onze. Nous mettons en garde depuis plusieurs années contre ce mouvement de fond particulièrement structurant sur le marché européen, sans toutefois être véritablement entendus.

Le cœur du problème réside dans la dégradation continue de la compétitivité en France comme en Europe, qui s’est aggravée de manière notable entre 2019 et 2024, au point qu’il n’est plus envisageable pour nous d’exporter à partir du territoire européen. Ce constat est fondamental pour saisir l’évolution actuelle de notre empreinte industrielle sur le continent.

Le contexte international, caractérisé par une montée en puissance du protectionnisme dans de nombreuses régions du monde et par le soutien vigoureux apporté aux industries présentes dans ces mêmes régions, a engendré de profondes distorsions dans les échanges commerciaux mondiaux. Alors qu’aucun droit de douane ne s’applique sur les pneumatiques en provenance de l’Inde, l’Europe a longtemps été empêchée d’y exporter. Aujourd’hui encore, des quotas particulièrement contraignants limitent nos exportations.

La situation s’est également profondément dégradée en matière de coûts de fabrication. Si les coûts de production de Michelin en Asie étaient égaux à 100 en 2019, ils s’élevaient à 127 aux États-Unis et à 134 en Europe. En 2024, ces coûts atteignaient 176 aux États-Unis et 191 en Europe pour des coûts inchangés en Asie. À l’heure actuelle, produire en Europe revient donc quasiment deux fois plus cher que produire en Asie, ce qui compromet sévèrement toute possibilité d’exportation depuis l’Europe, et plus particulièrement depuis la France.

Un autre événement majeur intervenu au cours de la période 2019-2024 réside dans l’envolée des prix de l’énergie. En dépit d’une baisse récente, le coût de l’électricité en Europe demeure deux fois supérieur à celui qui prévaut en Amérique du Nord. La différence est encore plus marquée pour le gaz naturel : son coût est cinq fois plus élevé qu’Amérique du Nord. Cette situation entraîne une perte drastique de compétitivité énergétique, qui affecte particulièrement les industries de transformation de la matière.

La fiscalité, qui pèse sur les coûts de production européens, constitue un autre facteur aggravant de cette perte de compétitivité. En France, la part des impôts de production dans le produit intérieur brut (PIB) s’élevait, en 2023, à 4,5 %, soit un niveau bien supérieur à la moyenne européenne, qui se situe à 2,4 %. Quant aux prélèvements obligatoires, ils représentaient 45,6 % du PIB en France, contre 40 % en Allemagne comme dans l’ensemble de l’Union européenne.

La hausse du prix des matières premières exerce une pression inéluctable sur la masse salariale. Dès lors que la hausse des prix engendre une hausse des salaires, le changement est irréversible. La situation française présente à cet égard une difficulté particulière puisque, pour 100 euros de salaire brut, l’entreprise débourse 142 euros tandis que le salarié ne perçoit que 77,50 euros nets. Ce système tend à décourager les augmentations salariales, car l’écart entre le coût pour l’employeur et le gain effectif pour le salarié s’accentue lorsque le niveau de la rémunération s’élève. Ce phénomène contraste fortement avec les pratiques observées dans d’autres pays, l’Allemagne, le Canada ou encore la Thaïlande.

À cette problématique s’ajoute l’instabilité réglementaire croissante et l’inflation normative. Ces évolutions alourdissent considérablement nos charges, d’autant que certaines normes nationales s’avèrent incompatibles avec les réglementations européennes.

Ces multiples facteurs ont un impact direct et concret sur nos activités industrielles en France, qui se trouvent aujourd’hui en situation déficitaire. Si Michelin parvient à demeurer bénéficiaire dans l’Hexagone, c’est essentiellement grâce à d’autres pôles d’activité, tels que la recherche et le développement, dont les coûts sont en grande partie refacturés à l’étranger. 80 % de notre production en France est destinée à l’exportation, ce qui suppose de pratiquer des prix de vente élevés. L’analyse comparative de nos coûts de revient met en évidence des écarts significatifs.

Malgré cela, nous avons toujours fait preuve d’un engagement fort en faveur de la France. Nous y employons 19 000 équivalents temps plein, dont 9 000 au sein de notre appareil productif. Depuis 2014, nos investissements en France s’élèvent à 2,6 milliards d’euros, dont 1,5 milliard pour la modernisation de l’outil de production. La France concentre par ailleurs 50 % de nos dépenses mondiales de recherche et développement, bien qu’elle ne représente que 9 % de notre chiffre d’affaires global. Elle accueille également 16 % de nos effectifs mondiaux et génère 16,5 % de nos contributions fiscales à l’échelle internationale.

Entre 2014 et 2024, la manufacture française des pneumatiques Michelin (MFPM) a vu ses effectifs se réduire à hauteur de 3 400 postes. 10 000 personnes ont toutefois été recrutées au cours de cette même période et, en parallèle, notre entité Michelin développement, en charge de la revitalisation des territoires, a permis la création de 10 000 emplois supplémentaires. La part de cadres au sein de la manufacture est passée de 28 % à plus de 44 %, ce qui témoigne d’une montée en qualification progressive de nos effectifs, destinée à compenser partiellement les écarts de compétitivité. Sur la même période, l’évolution salariale moyenne au sein de la MFPM a atteint 29,75 %, soit un niveau supérieur de sept points à la moyenne de l’économie française. Le gain de pouvoir d’achat pour nos salariés s’est élevé à dix points supplémentaires, contre trois au niveau national.

Michelin conserve aujourd’hui l’empreinte industrielle la plus importante de tous les manufacturiers de pneumatiques, tant en France qu’en Europe. Nous allons prochainement passer de quinze à treize sites industriels, tout en demeurant le premier producteur de pneus neufs pour le marché automobile, à la fois en France et sur le continent européen. Nous occupons également la première place sur les marchés italien et espagnol.

La situation est particulièrement préoccupante pour le site de Cholet, qui est, pour la gamme de produits qu’il fabrique, notre site le plus coûteux au monde. Il faut rappeler que notre stratégie industrielle repose sur une logique de production locale destinée aux marchés locaux, ce qui limite structurellement les échanges intercontinentaux. Le schéma structurel de déploiement de Michelin dans le monde aura toujours été d’utiliser l’Europe comme base d’exportation et de conquête des marchés.

Le site de Cholet fait l’objet de préoccupations constantes depuis plus de vingt ans. La décision de fermeture n’est intervenue qu’en ultime recours, après l’examen approfondi de nombreuses autres solutions. Nous avons tenté d’augmenter les volumes de production, de moderniser les installations, sans parvenir à un redressement durable. Entre 2015 et 2019, le coût de revient industriel du site est passé de 100 à 104, soit une hausse de 4 % en quatre ans. Cette usine, dotée d’une capacité nominale de 5,6 millions d’enveloppes, n’était pourtant chargée qu’à hauteur de 77 % en 2015, ce qui traduit des difficultés structurelles persistantes. En 2019, le coût de revient demeurait relativement stable, ce qui permettait de maintenir un taux de charge de 77 %. Cependant, en 2024, ce coût a fortement progressé pour atteindre 163 points, soit une augmentation de 60 points par rapport à notre coût de référence. Dans le même temps, en raison d’un environnement concurrentiel tendu en France et en Europe, nos prix de vente n’ont pas suivi cette hausse. En 2015, les prix de vente et les coûts de revient étaient équilibrés. En 2019, notre marge avait augmenté. En 2024, la situation s’est inversée, les coûts devenant supérieurs aux prix.

Cette conjoncture défavorable a entraîné une sous-utilisation notable du site. Lorsque la décision a été prise en novembre 2024, notre production était tombée à deux millions d’enveloppes et nous avions perdu des parts de marché, dans un contexte où le marché lui‑même évoluait défavorablement pour le site compte tenu des produits qui y étaient fabriqués. Dans cette configuration, nous avons longuement réfléchi aux moyens susceptibles de préserver l’activité du site. Je précise que nos autres implantations européennes, bien qu’affichant une meilleure compétitivité, souffrent également d’une sous-utilisation liée à la contraction du marché et à la transformation de la demande. Le taux de charge moyen de nos usines en Europe a ainsi connu une baisse significative.

Je réaffirme que nous avons fait un très gros effort pour trouver une solution susceptible d’éviter la fermeture de l’usine. Depuis 2015, nous avons investi dans le site à hauteur de 133 millions d’euros, dont 54,5 millions d’euros depuis 2019. Si la fermeture de l’usine avait été envisagée de longue date, jamais nous n’aurions engagé de telles dépenses. Dans le cadre du plan de restructuration en cours, nous allons procéder à un amortissement exceptionnel, qui représente plusieurs dizaines de millions d’euros d’actifs qui seront comptabilisés en pertes dans nos résultats.

La situation du site de Vannes est différente. Cette usine produisait des câbles métalliques de renfort destinés aux pneumatiques pour poids lourds. Or, dans ce secteur, la perte de parts de marché en Europe s’est avérée encore plus prononcée que pour les pneumatiques des véhicules de tourisme et des utilitaires, en raison notamment des importations en provenance de Chine et de l’absence de mesures de protection à l’échelle européenne. Cette situation a entraîné une surcapacité chronique dans les pneumatiques pour poids lourds, ce qui a conduit à la fermeture de plusieurs unités de production, en Allemagne, en Pologne mais également en Chine.

Nous nous sommes retrouvés avec trois sites spécialisés dans la production de câbles de renfort pour ces pneumatiques, qui fonctionnaient à moins de 50 % de leurs capacités. Cette sous-utilisation persistante, conjuguée à l’impossibilité de redresser durablement l’activité, nous a conduits à envisager une restructuration. Le site de Vannes s’est révélé le plus vulnérable, en raison de son positionnement géographique excentré par rapport au cœur de nos marchés européens et en raison du poids représenté par les frais fixes. Cela a plaidé pour la fermeture de cette usine. Une usine similaire située en Allemagne a aussi fermé ses portes.

Je tiens à souligner que la fermeture d’un site constitue toujours une décision lourde, aux conséquences humaines et territoriales considérables. C’est pourquoi nous ne l’envisageons qu’en toute dernière instance, après avoir exploré toutes les pistes et échangé avec les partenaires sociaux. Une fois la décision arrêtée, nous nous accordons généralement une période d’une durée comprise entre un an et deux ans avant sa mise en œuvre effective, afin d’honorer deux engagements fondamentaux.

Le premier de ces engagements consiste à accompagner chaque salarié vers un avenir professionnel stable. Nous déployons des dispositifs d’accompagnement psychologique, des cellules de soutien aux projets professionnels et nous nous efforçons, chaque fois que cela est possible, de favoriser un reclassement interne au sein du Groupe Michelin.

Le second engagement consiste à revitaliser les territoires concernés moyennant la création, a minima, d’autant d’emplois stables qu’il y a d’emplois supprimés dans la zone. Cet engagement ne peut être activé qu’une fois le PSE signé, la fermeture d’un site industriel s’inscrivant dans un cadre juridique strict, régi par un calendrier précis et des procédures rigoureuses. Aujourd’hui, de nombreuses entreprises ont manifesté un intérêt concret et notre filiale Michelin développement examine avec attention les types d’emplois susceptibles d’être créés. Notre objectif ne consiste pas à créer des emplois précaires ou transitoires, mais bien à favoriser l’émergence de postes durables.

Les leviers à actionner pour améliorer la compétitivité sont bien identifiés et il importe à présent de les mettre effectivement en œuvre. La réduction des surcoûts de production s’impose comme la priorité absolue. Il est impératif de contenir les coûts énergétiques, d’alléger les charges sociales, de rationaliser la fiscalité et de limiter le poids croissant des normes. Autrement, la réindustrialisation de la France ne pourra qu’échouer.

Au-delà de ces ajustements techniques, il convient de se doter d’une ambition industrielle collective à la hauteur des enjeux. Cela implique un renforcement significatif de la formation scientifique à tous les niveaux du système éducatif, pas seulement pour former des experts de haut vol, mais pour couvrir l’ensemble des maillons de la chaîne de compétences. Il est tout aussi nécessaire d’élever le niveau de culture économique, ce qui suppose un effort pédagogique soutenu et durable. La revalorisation des métiers industriels et le rattrapage des retards en matière d’investissements constituent également des prérequis essentiels. La mise en œuvre des recommandations du rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne constitue un impératif si nous souhaitons garantir un avenir pérenne à notre tissu industriel.

Enfin, il nous faut élaborer une politique publique structurée, destinée à soutenir l’émergence des innovations. Sur ce terrain, la Chine et les États-Unis font figure de modèles car ils créent les conditions propices à l’apparition de nouvelles filières industrielles. L’introduction d’une technologie innovante sur le marché étant toujours un processus complexe, il faut que la passation des marchés publics joue un rôle facilitateur en la matière. L’exemple de l’hydrogène est à cet égard emblématique, puisque ce vecteur énergétique s’inscrit dans un projet de transformation à long terme visant à compléter, et non à concurrencer, la technologie des batteries. Or la situation actuelle à Lyon m’inspire une profonde inquiétude car plusieurs centaines de millions d’euros y ont été investis dans le développement de piles à hydrogène pour que le retrait des soutiens publics soit désormais envisagé. Cela reviendrait à couper le carburant d’un avion en plein décollage.

Il est impératif que les politiques publiques et les réglementations soient à la fois harmonisées, simplifiées et stabilisées. Pour une entreprise telle que Michelin, dont les investissements s’inscrivent dans une temporalité très longue, des règles qui changent régulièrement sont extrêmement difficiles à mettre en œuvre. De surcroît, la déclinaison nationale de directives européennes communes aboutit à une fragmentation réglementaire incompatible avec le fonctionnement opérationnel des entreprises.

En définitive, le rôle des pouvoirs publics dans la défense de la compétitivité et de l’emploi consiste à créer les conditions favorables à la prospérité durable des entreprises, à stimuler les investissements sur le territoire national et à préparer les emplois de demain.

M. le président Denis Masséglia. L’industrie constitue l’ADN de notre territoire. La ville de Cholet doit une part essentielle de son développement industriel à la présence de Michelin, implanté sur son sol depuis cinquante-cinq ans. Bien que la dette historique soit parfaitement admise, l’annonce de la fermeture du site, survenue le 5 novembre 2024, a profondément ébranlé notre territoire. Convoquer les salariés ensemble dans un bâtiment pour leur signifier la suppression de leur emploi dès le lendemain me paraît constituer une méthode discutable. Je souhaite exprimer avec clarté mon désaccord à l’égard de la démarche retenue, sans que cela n’altère la reconnaissance que je porte à Michelin.

Je m’interroge aujourd’hui sur les raisons précises ayant conduit à la décision de fermeture. Vous avez évoqué l’augmentation des coûts et la baisse de la production, le tout expliquant en partie la perte de compétitivité. Mon objectif est d’obtenir des réponses précises et chiffrées aux interrogations que je souhaite vous soumettre. Je rappelle d’ailleurs que ces questions vous ont été communiquées en amont, afin de vous permettre d’y répondre dans les meilleures conditions.

Ma première question est la suivante : à quelle date remonte la première étude interne évoquant la possibilité de fermer le site Michelin de Cholet ? Il ne s’agit pas ici de connaître la date de la décision définitive, mais bien celle de la première analyse suggérant cette hypothèse.

M. Florent Menegaux. Je vous remercie d’avoir rappelé l’importance de Michelin pour le territoire de Cholet. Vous évoquez les conditions dans lesquelles l’annonce de la fermeture du site a été formulée. Je veux rappeler qu’un député a, le dimanche précédent, divulgué des informations confidentielles à la radio, ce qui nous a contraints à reconsidérer dans l’urgence les modalités de notre communication. À ce stade, aucune décision n’avait été arrêtée. Cette fuite, totalement inacceptable selon nous, nous a malheureusement placés dans l’obligation d’agir de manière précipitée.

Nous avons dû faire preuve de la plus grande réactivité. Je précise par ailleurs que la nécessité de réunir simultanément mille salariés réduit drastiquement les possibilités logistiques. Le seul espace disponible et adapté à cet impératif était celui qui a été utilisé. Notre volonté était de garantir une information uniforme et simultanée à l’ensemble des salariés, d’autant plus que des éléments sensibles avaient déjà été divulgués dans des conditions inadmissibles.

Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques. Nous évaluons en permanence notre empreinte industrielle et faisons constamment des analyses pour mesurer les écarts de compétitivité. Quant à la décision de fermeture d’un site, elle est toujours prise en dernier recours.

M. Florent Menegaux. Je visite le site de Cholet depuis plus de vingt ans. Nous avons exploré de nombreuses options et bâti de multiples projets, sans avoir jamais eu l’intention préalable de fermer l’usine.

M. le président Denis Masséglia. Je repose ma question. Quelle est la date de la première étude ayant évoqué l’hypothèse de la fermeture du site de Cholet ?

M. Florent Menegaux. Je ne connais pas la date précise, mais nous vous la communiquerons ultérieurement.

M. le président Denis Masséglia. Je vais poser ma deuxième question bien que j’anticipe une réponse identique. Cette étude s’inscrivait-elle dans le cadre d’une réflexion globale sur la fermeture de plusieurs sites, parmi lesquels ceux de La Roche‑sur‑Yon et de Vannes ?

M. Florent Menegaux. Le site de La Roche‑sur‑Yon produisait des pneumatiques pour poids lourds, ce qui est totalement différent de ce qui est produit à Cholet. Chaque segment du marché est analysé séparément. Le marché des pneumatiques pour poids lourds n’a rien à voir avec celui des pneumatiques pour camionnettes. Les deux événements sont donc totalement déconnectés.

M. le président Denis Masséglia. Si je comprends bien, il n’y a pas eu de stratégie globale visant à transférer une partie de la production à l’étranger ?

M. Florent Menegaux. Absolument pas.

M. le président Denis Masséglia. À quelle date la décision définitive de fermeture des sites de Cholet et de Vannes a-t-elle été prise ? Avez-vous également défini votre stratégie de communication à ce moment-là ?

M. Florent Menegaux. Notre stratégie de communication a dû être accélérée en raison d’une annonce prématurée faite sur une radio nationale. La divulgation de cette information a provoqué une vague d’appels de salariés inquiets qui nous ont pris au dépourvu. Nous avons dû réagir dans l’urgence pour définir notre ligne de conduite. Cet événement a indéniablement précipité le processus.

M. le président Denis Masséglia. Je vous prie de confirmer que les pneumatiques pour véhicules 4x4, actuellement produits sur le site de Cholet, peuvent être fabriqués sur quatre autres sites, en Pologne, en Italie, en Thaïlande et au Brésil.

M. Florent Menegaux. Bien que cette production soit techniquement réalisable sur ces sites, notre stratégie industrielle ne prévoit pas d’importations depuis le Brésil ou la Thaïlande vers l’Europe dans la mesure où la production est destinée aux marchés locaux. Le Brésil, par exemple, dispose d’une capacité de production de pneus de plus grande dimension, principalement destinés aux marchés sud-américain et nord-américain, ce que Cholet ne peut pas faire. La production de Cholet connaît une forte baisse en raison de son positionnement sur des marchés en déclin. Elle sera transférée vers l’Italie et la Pologne.

M. le président Denis Masséglia. Des informations provenant de salariés de Cholet contredisent votre affirmation sur l’absence d’importation de pneumatiques brésiliens en France. Pouvez-vous confirmer catégoriquement qu’aucun pneumatique brésilien n’a été distribué en France ou acheminé vers la France, potentiellement par l’intermédiaire de l’usine de Cholet ?

M. Florent Menegaux. À ma connaissance, cela n’est pas le cas. Je ne dispose d’aucune information à ce sujet, d’autant qu’un transit par Cholet serait totalement illogique.

Il faut néanmoins rappeler que, au lendemain de la crise du covid‑19, il y a eu une forte pénurie de production. À cette période, le site de Cholet rencontrait des difficultés de recrutement et ne parvenait pas à atteindre ses objectifs de production. Il est possible que nous ayons fait appel à des capacités de production extérieures. Cependant, il ne s’agit en aucun cas d’une pratique structurelle.

M. le président Denis Masséglia. Pourriez-vous nous fournir une confirmation écrite sur ce point après vérification ?

M. Florent Menegaux. Certainement.

M. le président Denis Masséglia. Pouvez-vous nous communiquer le nombre de pneumatiques pour camionnettes et véhicules 4x4 produits en 2014, 2019 et 2024 sur les trois sites européens ?

M. Florent Menegaux. Nous vous transmettrons ces informations par écrit. Cependant, je souhaiterais que nous recentrions nos échanges sur l’objet principal de votre enquête.

M. le président Denis Masséglia. Ces questions visent à déterminer si Michelin a délibérément cherché à transférer tout ou partie de la production du site français vers la Pologne ou l’Italie.

M. Florent Menegaux. Je ne perçois toujours pas le lien direct avec l’objet de votre enquête.

M. le président Denis Masséglia. Notre commission d’enquête souhaite savoir si le PSE mis en œuvre à Cholet est véritablement lié à une baisse de la production européenne de pneumatiques ou s’il s’agit simplement d’une volonté de l’entreprise de réduire sa production à Cholet en la transférant vers la Pologne.

M. Florent Menegaux. Nous vous fournirons les éléments demandés et vous constaterez que l’ensemble des sites de production en Europe connaît une phase de déclin.

M. le président Denis Masséglia. D’après mes informations, il existerait une très légère baisse de la production en Pologne, une stabilisation en Italie mais une diminution significative à Cholet.

M. Florent Menegaux. En effet, mais ces sites ne fabriquent pas les mêmes types de pneumatiques. La production en Italie concerne majoritairement des pneumatiques qui diffèrent de ceux qui sont fabriqués à Cholet, qui ne sont pas non plus les mêmes que ceux qui sont fabriqués à Olsztyn, en Pologne. Chacun de ces sites produit pour répondre aux besoins de marchés spécifiques.

Aujourd’hui, nous faisons face à une situation dans laquelle plusieurs de nos grands sites européens souffrent d’une sous-utilisation manifeste. Dans le même temps, l’usine de Cholet connaît une obsolescence technologique qui l’empêche de produire les pneumatiques correspondant aux exigences des marchés futurs. Elle est sous-exploitée, à l’instar d’autres sites européens, qui ne peuvent plus se tourner vers l’exportation pour les raisons que nous avons précédemment exposées.

Notre stratégie s’inscrit dans une logique d’adaptation de l’outil de production pour permettre à d’autres sites de reprendre les fabrications jusqu’ici assurées par Cholet. Nous vous transmettrons, en toute transparence, les données précises relatives aux taux d’utilisation de ces usines. Je tiens toutefois à souligner avec fermeté que les éléments que vous évoquez ne présentent aucun lien direct avec les productions spécifiques du site de Cholet.

M. le président Denis Masséglia. Je comprends pleinement la nécessité pour Michelin de préserver la confidentialité de données aussi sensibles. Je mesure l’importance pour votre entreprise de protéger ces données face à la concurrence. Nous sommes prêts à établir une procédure qui nous permettrait d’accéder à une vision d’ensemble de la situation, sans pour autant vous exposer à des difficultés.

Je souhaiterais que vous puissiez nous communiquer le montant des investissements effectués au cours des dix dernières années sur les sites de Cholet, de Cuneo en Italie et de Olsztyn en Pologne. Ces données comparatives nous permettraient d’évaluer objectivement la répartition de vos efforts d’investissements et de savoir s’il existe une orientation stratégique consistant à privilégier les implantations italienne ou polonaise.

M. Florent Menegaux. Nous vous fournirons ces informations mais je tiens à souligner une nouvelle fois que les investissements effectués à Cuneo et à Olsztyn sont de nature différente de ceux effectués à Cholet.

M. le président Denis Masséglia. Pouvez-vous nous donner le détail du volume d’émissions de CO2 générées par la production d’un pneumatique à Cholet, en Pologne et en Italie, sachant que l’électricité en France est nettement moins carbonée qu’en Pologne ?

M. Florent Menegaux. Nous vous communiquerons également ces informations. Le site polonais utilisait historiquement des chaudières à charbon, héritage d’une époque où ce site assurait également le chauffage urbain. Nous avons déployé, durant de nombreuses années, des efforts soutenus afin de sortir de cette configuration obsolète. À la fin de l’année 2024, nous avons abandonné définitivement le charbon au profit d’une chaudière fonctionnant au gaz. Les données relatives aux émissions de CO2 feront donc nécessairement état de niveaux élevés pour les périodes antérieures, en raison de l’utilisation prolongée du charbon. La chaudière actuelle est désormais exclusivement consacrée aux besoins de fonctionnement de l’usine.

M. le président Denis Masséglia. Les arguments que vous avez avancés lors de l’annonce de la fermeture des sites de Vannes et de Cholet rappellent ceux que vous aviez utilisés pour la fermeture du site de La Roche-sur-Yon. Nous pouvons donc nous interroger sur les raisons pour lesquelles, au moment de l’annonce de la fermeture de l’usine de La Roche‑sur‑Yon, vous n’avez pas anticipé les difficultés à venir pour les usines de Cholet et de Vannes. Vous avez également évoqué des problèmes de charge sur l’usine de Troyes. Devons-nous nous attendre à des annonces de fermeture d’autres sites en France dans un avenir proche ?

M. Florent Menegaux. Je tiens à redire que nous ne disposons d’aucun plan préétabli au sujet de l’avenir de nos sites. Avant la fermeture de l’usine de La Roche‑sur‑Yon, j’ai indiqué en toute transparence à la présidente de la région qu’il m’était impossible de garantir la pérennité du site de Cholet. Faire la promesse inverse aurait été irresponsable au regard des incertitudes pesant sur notre environnement industriel. En décidant la fermeture de l’usine de La Roche-sur-Yon, nous nourrissions l’espoir sincère de prévenir de futures situations délicates. Malheureusement, les conditions se sont sensiblement détériorées au cours des cinq dernières années et nous avons dû reconsidérer en profondeur notre stratégie.

Tous nos sites hexagonaux fonctionnent actuellement en sous-capacité. Ainsi, à Troyes comme à Avallon, les taux d’utilisation sont inférieurs à 45 %, en grande partie à cause de la concurrence exercée par les pneumatiques neufs importés d’Asie, dont les prix se révèlent inférieurs à ceux de nos pneus rechapés. Cette sous-utilisation généralisée ne signifie pas, à ce stade, que la pérennité des sites soit compromise, mais si la situation venait à se prolonger, cela pourrait poser de sérieuses difficultés.

Nos usines du Puy-en-Velay, de Montceau-les-Mines et de Bassens, ainsi que nos sites spécialisés dans la fabrication de pneumatiques haut de gamme à Roanne et aux Gravanches, qui utilisent des procédés techniques spécifiques, connaissent eux aussi une sous-utilisation. L’ensemble de nos installations subit les conséquences des tensions qui pèsent actuellement sur le marché automobile.

Nous évaluons en permanence l’évolution des conditions du marché, afin de déterminer si les difficultés rencontrées sont conjoncturelles ou traduisent, au contraire, une transformation structurelle. Tant que nous ne serons pas pleinement convaincus du caractère irréversible de ces difficultés, et tant que subsistera la moindre possibilité d’éviter la fermeture d’un site, nous nous abstiendrons de toute décision en ce sens.

M. le président Denis Masséglia. Avez-vous bénéficié d’aides publiques pour la gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP) ?

M. Alexander Law, directeur du développement social. Nous avons bénéficié de certains dispositifs, qui ne sont toutefois pas des aides publiques au sens strict du terme. Ce sont plutôt des mécanismes d’accompagnement, notamment pour la formation. Nous pourrons vous fournir ultérieurement des informations plus détaillées à ce sujet.

M. le président Denis Masséglia. Au cours de la dernière décennie, avez-vous reçu des aides publiques ? Le cas échéant, lesquelles et pour quels montants ?

Mme Fabienne Goyeneche. Je vais vous donner un aperçu des informations que nous avons exposées de manière détaillée lors de notre audition au Sénat. Nous vous transmettrons, par écrit, des précisions complémentaires.

Michelin, comme de nombreuses entreprises, bénéficie de plusieurs formes de soutien. Il existe tout d’abord les dispositifs généraux de soutien à l’emploi, tels que l’activité partielle, les aides à l’embauche et à la formation, qui nous permettent de faire face aux variations d’activité. En 2023, nous avons perçu 10,6 millions d’euros à ce titre, pour une masse salariale, au sein de la MFPM, de 1,5 milliard d’euros.

Nous recevons également des soutiens pour le mécénat et nos actions sociétales. Sur la période 2019-2024, nous avons bénéficié de plus de 43 millions d’euros de déductions fiscales pour un total de plus de 100 millions d’euros de dépenses.

Les aides publiques à la compétitivité sont essentielles. Nous sollicitons le bénéfice ces aides uniquement lorsqu’elles s’inscrivent dans une stratégie préexistante et non pas pour orienter cette stratégie. Ces aides incluent tout d’abord des allégements de charges sociales et fiscales. En 2023, la MFPM a perçu 32,4 millions d’euros d’aides de ce type, pour une masse salariale de 1,5 milliard d’euros et 400 millions d’euros de cotisations versées. Nous avons également bénéficié de mécanismes de compensation des surcoûts énergétiques liés au conflit russo-ukrainien. Sur la période 2022-2024, nous avons perçu 4 millions d’euros d’aides pour un surcoût énergétique de 129,4 millions d’euros, qui a principalement affecté les sites de Bassens et d’Avallon.

Michelin est peu éligible aux aides des collectivités territoriales relatives à la modernisation industrielle en raison de sa taille. En 2023, nous avons perçu 1,4 million d’euros d’aides pour un montant total de 155 millions d’euros de dépenses.

La même année, Michelin a perçu 1,8 million d’euros d’aides au titre de la transition environnementale, qui constitue un enjeu majeur dans notre trajectoire vers la neutralité carbone à l’horizon 2050.

Enfin, les mécanismes de soutien à la recherche et au développement occupent une place importante. Notre centre de recherche à Clermont-Ferrand constitue un pilier de notre stratégie d’innovation, qui doit nous permettre de demeurer compétitifs dans un contexte de concurrence accrue à l’échelle mondiale. Sur la période 2020-2024, nous avons perçu 14,7 millions d’euros de subventions pour 82 millions d’euros de dépenses liées à des projets de recherche. En 2023, le crédit d’impôt recherche (CIR) nous a permis de bénéficier de 40,4 millions d’euros de déductions fiscales, pour un total de 400 millions d’euros de dépenses en recherche et développement. Ces aides publiques sont déterminantes pour accélérer notre capacité d’innovation, maintenir notre activité de recherche et développement en France, et encourager les partenariats entre acteurs publics et privés.

M. Florent Menegaux. Je tiens à préciser qu’aucun de nos sites en France n’a actuellement recours à l’activité partielle.

M. le président Denis Masséglia. Je souhaite que vous nous transmettiez par écrit les éléments demandés ainsi que des informations sur l’ensemble des impôts que vous payez en France.

L’usine de Cholet dispose d’une chaudière biomasse et d’une chaudière de trigénération, désormais démontée. Avez-vous bénéficié d’aides publiques pour financer ces installations ?

M. Florent Menegaux. Les investissements en question remontent respectivement à vingt-cinq ans et quinze ans. Nous vérifierons ces informations.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je souhaite tout d’abord réagir à votre observation relative au périmètre de la commission d’enquête. En tant qu’auteur de la résolution ayant permis sa création, je tiens à affirmer que nous nous situons précisément au cœur du sujet. Notre objectif est de comprendre comment notre législation et notre politique économique rendent possible le fait qu’une entreprise telle que Michelin procède à des suppressions d’emplois tout en poursuivant des objectifs de marge élevés, en affichant des résultats en progression et en bénéficiant, dans le même temps, de soutiens publics significatifs.

Michelin affiche une prévision de marge à hauteur de 15 % à l’horizon 2030, a distribué 1,4 milliard d’euros de dividendes à ses actionnaires en 2024 et a eu recours à plus de 100 000 heures d’activité partielle financées par l’État sur le site de Cholet, un dispositif pourtant conçu pour préserver l’emploi.

Je souhaite insister, à mon tour, sur la question du président relative à la date de la première étude évoquant la possibilité de fermer le site. Bien que des divergences nous opposent fréquemment, nous nous retrouvons sur ce point essentiel. Ces questions vous ont été transmises il y a plusieurs jours et je dois avouer ma surprise de constater que vous ne disposez pas de cette information, qui me semble pourtant cruciale. Elle est indispensable pour que nous puissions, à l’avenir, construire des solutions avec les élus locaux, la puissance publique et les organisations syndicales lorsqu’une entreprise envisage la mise en œuvre d’un plan social.

M. Florent Menegaux. Je souhaite rectifier une inexactitude dans vos propos. Le montant des dividendes ne s’élève pas à 1,4 milliard d’euros. Vous avez fait un amalgame entre les dividendes et les rachats d’actions, qui sont deux choses distinctes. Les dividendes, d’un montant de 900 millions d’euros, constituent une rémunération versée aux actionnaires. Les rachats d’actions se sont élevés à 500 millions d’euros. Il s’agit d’une décision de Michelin visant à réduire le nombre d’actions en circulation par le réinvestissement d’un excédent de trésorerie. Cette opération n’a aucun impact sur les salaires, les investissements, les primes versées aux salariés ni sur la pérennité de l’entreprise.

En ce qui concerne la date de la première étude évoquant la possibilité de fermeture du site, il est essentiel de comprendre que ce type de décision ne relève pas d’un processus mécanique. Lorsque nous évaluons la situation d’un site, nous procédons à un examen global de l’ensemble de nos cent-vingt sites de production à travers le monde. Ce processus repose sur l’analyse de nombreux paramètres et se déploie sur plusieurs années. Nous ne disposons pas d’un plan prédéfini pour les sites de Cholet ou Vannes. Je tiens à préciser que vos dernières questions nous sont parvenues vendredi soir, et que nous sommes aujourd’hui mercredi.

Nous vous transmettrons l’information précise dès que possible.

M. le rapporteur. Bien que je comprenne la complexité du processus décisionnel, il est surprenant que vous n’ayez pas cherché à obtenir cette information, étant donné la précision des questions du président. Nous serons très attentifs à la réponse que vous nous fournirez ultérieurement.

L’argent public que vous percevez en France est-il exclusivement mobilisé en France ?

M. Florent Menegaux. En principe oui, car toutes les aides que nous recevons sont fléchées vers des destinations spécifiques.

Mme Fabienne Goyeneche. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « mobilisé » ?

M. le rapporteur. Je fais référence à l’utilisation de cet argent.

Mme Fabienne Goyeneche. Les aides publiques sont soumises à des conditions d’utilisation spécifiques. Les certificats d’économie d’énergie, par exemple, sont liés à des réductions de consommation énergétique constatées dans nos usines. Les aides destinées aux installations industrielles sont versées par tranches, en fonction de l’avancement des projets. Le bénéfice du CIR suppose que soient fournies des preuves détaillées sur les heures de travail effectuées par les chercheurs. Chaque aide fait ainsi l’objet d’un encadrement strict.

M. Florent Menegaux. Il est possible qu’une partie des études réalisées grâce au CIR soit conduite en collaboration avec des laboratoires européens ou des universités européennes. Nous allons vérifier ce point avec précision. Le principe général demeure que nous respectons scrupuleusement la finalité prévue pour chaque aide perçue.

Mme Fabienne Goyeneche. Il est vrai que certaines dépenses financées par le CIR peuvent être réalisées hors du territoire français. Ces situations restent toutefois extrêmement encadrées. Nous pouvons vérifier les chiffres exacts, mais ces dépenses effectuées à l’étranger, par exemple lorsqu’il s’agit de recourir à un laboratoire spécifique situé dans un autre pays, restent marginales à l’échelle de l’ensemble de nos activités de recherche.

M. le rapporteur. Votre entreprise a bénéficié d’aides publiques au titre du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et d’allègements de cotisations pour investir, à La Roche-sur-Yon, dans des équipements qui n’ont jamais été utilisés. Ne pensez-vous pas que la puissance publique pourrait légitimement conditionner le versement de ses aides à des engagements précis en matière d’emploi et de maintien de l’activité sur les sites ?

M. Florent Menegaux. Cette question m’interpelle. Je souhaite tout d’abord préciser que les éléments évoqués lors de l’audition publique au Sénat faisaient référence à des décisions antérieures à ma prise de fonctions à la tête de l’entreprise. Bien que j’assume pleinement les responsabilités qui incombent à Michelin, il me semble nécessaire d’éviter de remonter trop loin dans le temps. En ce qui concerne le cas que vous mentionnez, il fait actuellement l’objet d’un examen approfondi. J’ai appris au cours de cette audition qu’il était question de cinq machines : deux auraient été installées tandis que les trois autres seraient restées inutilisées.

J’ai déclaré, lors de l’audition publique au Sénat, que si l’objectif fixé n’avait pas été atteint, il serait cohérent de procéder à un remboursement. Ce point fait actuellement l’objet d’une étude. Je partage entièrement votre position : lorsqu’un objectif est clairement défini en contrepartie d’une aide publique, il est parfaitement normal que cette aide fasse l’objet d’un remboursement si l’objectif en question n’est pas respecté. C’est d’ailleurs déjà ce qui est prévu dans la plupart des dispositifs d’aide que nous recevons actuellement.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous apporter un éclairage sur la fréquence et la nature de vos échanges avec l’État ? Plus précisément, lorsque vous envisagez la délocalisation de la production depuis la France vers des pays comme la Pologne ou l’Italie, une intervention de la puissance publique a-t-elle lieu ? Quels moyens sont mobilisés pour tenter de vous convaincre de maintenir cette activité sur le territoire national ?

En cas d’annonce de fermeture, à l’image de ce qui s’est produit à Vannes ou Cholet, quelle est la nature de l’intervention de la puissance publique et quelles propositions vous sont formulées à cette occasion ? Examinez-vous les solutions concurrentes des plans de licenciement ?

Enfin, quelle est la teneur de vos échanges avec la puissance publique sur la question du réarmement industriel de la France ? En tant que grand groupe industriel français, quelle expertise apportez-vous dans le cadre de cette réflexion sur des enjeux aussi fondamentaux ?

Mme Fabienne Goyeneche. Permettez-moi, tout d’abord, d’apporter une clarification au sujet du transfert d’activité vers l’Italie et la Pologne. L’activité résiduelle actuellement assurée à Cholet continuera d’être prise en charge par des usines dont ce n’est pas la vocation principale. La production de pneumatiques pour camionnettes à Olsztyn ou à Cuneo ne représente qu’une part marginale de l’activité de ces sites. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’un processus de délocalisation.

Nous attachons une importance essentielle au dialogue avec la puissance publique, à tous les étages. Au plan local, nous collaborons étroitement avec la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) pour la gestion des suites du PSE. Nous prévoyons de signer les conventions de revitalisation bien avant les échéances habituelles – en mai à Cholet et en juillet à Vannes. Michelin développement, notre équipe interne dédiée, pilotera la revitalisation des sites concernés, conformément aux dispositions de la loi Florange. Ce processus revêt, pour nous, une importance majeure. Notre démarche en matière de revitalisation des sites repose sur une logique de co‑construction. Nous cherchons à élaborer, avec les acteurs locaux, des projets qui répondent aux besoins du territoire. Au plan national, nous échangeons en permanence avec les services de l’État afin de contribuer à éclairer la décision publique.

Nous pensons, pour conclure, qu’il est essentiel de travailler à la mise en œuvre des recommandations issues du rapport de M. Draghi, qui constitue une feuille de route en matière d’amélioration de la compétitivité.

M. le rapporteur. Monsieur Menegaux, avez-vous eu, en tant que président du Groupe Michelin, des échanges directs avec le Président de la République, le Premier ministre ou les ministres successifs du travail, de l’économie et de l’industrie ? La puissance publique a-t-elle essayé de vous convaincre de ne pas fermer les sites de Cholet et Vannes ? Le cas échéant, quand et sous quelle forme ces échanges ont-ils eu lieu ?

M. Florent Menegaux. La période récente a été marquée par une certaine instabilité politique et caractérisée par des changements fréquents d’interlocuteurs. Mais nous avons tout de même pu maintenir un dialogue avec la puissance publique. En l’absence de gouvernement, les échanges ont d’abord été limités. Par la suite, j’ai rencontré le Premier ministre, M. Michel Barnier, et le ministre de l’industrie pour leur exposer la gravité de la situation que traversent certains de nos sites, en insistant sur le fait que nous étions confrontés à des choix difficiles. Bien que des discussions aient eu lieu, aucune solution concrète n’est ressortie de ces échanges.

J’ai également rencontré le ministre de l’industrie au moment où nous avons annoncé notre intention de fermer les sites de Cholet et de Vannes. Bien qu’il ait pris acte de cette décision, aucune proposition concrète n’a été formulée en vue d’éviter ces fermetures.

L’usine de Vannes fonctionne en-deçà de ses capacités de production depuis un certain temps. Nous développons sur ce site des technologies innovantes, telles que les voiles Wisamo, destinées à la décarbonation du transport maritime. Ces initiatives témoignent de notre engagement constant en faveur de solutions durables, en dépit des difficultés que rencontrent certains de nos sites industriels. Afin d’optimiser la couverture des frais fixes, nous y accueillons également d’autres petites et moyennes entreprises locales. Cette démarche d’optimisation fait partie de nos pratiques.

Nous entretenons d’excellentes relations avec les présidents et présidentes de région sur l’ensemble de ces sujets. Je partage régulièrement, en toute transparence, les difficultés rencontrées par nos sites avec les organisations syndicales. Je ne cache pas que la situation est particulièrement préoccupante, non seulement en France, mais également en Europe et à l’échelle mondiale. Mes échanges avec de nombreux syndicats dans différents pays confirment l’ampleur des difficultés actuelles.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). En tant qu’élue de Vannes, je souhaite apporter mon témoignage. La fermeture du site représente incontestablement un choc, même si l’impact en termes d’emplois reste moindre que celui observé à Cholet.

Je tiens à souligner que les pouvoirs publics, au premier rang desquels le préfet, se sont pleinement saisis de ce dossier et ont refusé de considérer qu’il relevait exclusivement de la responsabilité du Groupe Michelin. La préfecture a mis en place un comité stratégique qui réunit les services de l’État, les collectivités territoriales, la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), la chambre de métiers et de l’artisanat (CMA), le Mouvement des entreprises de France (Medef) ainsi que les parlementaires. M. Marc Ferracci suit le dossier avec une grande attention.

Nous suivons au quotidien l’évolution de la situation et ma préoccupation première concerne les salariés. Comme l’a évoqué monsieur Menegaux lors de son audition au Sénat, nous sommes dans un bassin d’emploi particulièrement dynamique, ce qui nous rend raisonnablement optimistes quant au reclassement de l’ensemble des salariés, dans le respect des choix individuels qu’ils feront. Nous nous engageons à les accompagner jusqu’au terme du processus, avec votre concours.

La réindustrialisation du site constitue également un enjeu majeur, compte tenu de la valeur significative que représente son implantation en bordure du Golfe du Morbihan. Le président de l’agglomération, M. David Robo, et le préfet y attachent une attention particulière. Nous restons néanmoins attentifs à l’usage qui pourrait être fait des financements publics dans le cadre du reclassement de ce site industriel. Il est impératif de veiller à ce que les deniers publics ne soient pas mobilisés de manière excessive, compte tenu de la valeur intrinsèque du site. Bien que nous ayons déjà reçu une quinzaine de propositions en matière d’industrialisation, il revient au Groupe Michelin d’assumer pleinement sa responsabilité dans cette affaire.

M. Florent Menegaux. Comme pour l’ensemble de ses sites, Michelin s’engage à accompagner pleinement le processus. Michelin développement ne quittera la région que lorsqu’un nombre d’emplois au moins équivalent au nombre d’emplois supprimé aura été recréé. Nous serons présents à vos côtés et, plus notre partenariat sera étroit, plus nous avancerons rapidement.

J’ai d’ores et déjà reçu de nombreuses marques d’intérêt, tout particulièrement pour le site de Vannes et, dans une moindre mesure, pour celui de Cholet. Nous tiendrons nos engagements, comme nous l’avons toujours fait.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Je souhaite recentrer le débat sur l’objet de notre enquête, à savoir les défaillances des pouvoirs publics face aux plans de licenciements. En tant que députée de l’Yonne, je m’intéresse au site Michelin d’Avallon.

Dans un monde idéal, quelles seraient les conditions pour que vous n’ayez jamais à envisager un plan de licenciement à Avallon ? Autrement dit, quelles aides ou interventions des pouvoirs publics auraient pu permettre d’éviter la fermeture des sites de Vannes et de Cholet ?

M. Florent Menegaux. Il est nécessaire de rappeler l’histoire du site d’Avallon. Ce site, spécialisé dans le rechapage des pneumatiques pour poids lourds, a longtemps constitué le fer de lance technologique de Michelin, qui y a effectué des investissements considérables. Aujourd’hui, il fonctionne à moins de 45 % de sa capacité et les perspectives d’évolution sont peu encourageantes. La cause principale réside dans le fait que les pneumatiques neufs en provenance de Chine sont commercialisés à un prix inférieur à notre coût de production, en dépit de notre compétitivité, de l’engagement de nos salariés et de la performance de nos équipements, qui sont à la pointe de la technologie.

Pour remédier à cette situation, il serait impératif que l’Europe prenne pleinement conscience de la nécessité d’encadrer l’importation de pneumatiques neufs vendus à un prix inférieur à notre coût de revient industriel pour des pneus rechapés. Nous avons besoin de règles du jeu équitables et conformes aux principes de l’Organisation mondiale du commerce.

Le site d’Avallon, malgré les nombreux atouts dont il dispose, se trouve donc dans une situation critique. Nous avons d’ores et déjà procédé à une rationalisation de notre appareil de production. Cette situation est d’autant plus regrettable qu’elle entre en contradiction flagrante avec les principes de l’écologie, puisque le rechapage n’utilise que 30 % de matière nouvelle, tandis qu’un pneumatique neuf implique un gaspillage de 70 % de matière.

Mme Fabienne Goyeneche. Nous travaillons actuellement sur des pistes pour stimuler la demande de pneumatiques rechapés en Europe. Nous cherchons à mettre en place des incitations pour favoriser l’utilisation de ces produits circulaires, qui serait également positive pour l’emploi local.

Mme Estelle Mercier (SOC). Votre groupe possède une expérience significative en matière de fermeture de site en France. Je pense notamment à la fermeture de l’usine Kleber en 2008, qui employait 800 salariés dans mon département. Compte tenu de cette expérience, pouvez-vous nous fournir une estimation du coût engendré, pour Michelin, par la fermeture des sites de Cholet et Vannes ? Nous pourrions ainsi comparer ce montant à celui des aides reçues et des bénéfices distribués, afin de mieux appréhender la situation dans son ensemble.

M. Florent Menegaux. Pour la fermeture des sites de Cholet et de Vannes, nous avons constitué une provision d’un montant légèrement supérieur à 400 millions d’euros. Cette provision, dont le montant a été rendu public, est majoritairement destinée au financement du plan d’accompagnement social. Ce montant reste provisoire puisqu’il a été établi au tout début des discussions engagées avec les organisations syndicales. Le PSE ayant été signé, un montant définitif pourra être arrêté.

M. Alexander Law. Ce plan concerne 1 254 salariés répartis sur les deux sites, lesquels bénéficieront tous des mêmes conditions de départ. En plus de l’indemnité légale, le plan prévoit une prime supra-légale d’un montant de 40 000 euros, à laquelle s’ajoute une prime complémentaire calculée en fonction de l’ancienneté ainsi qu’une prime supplémentaire tenant compte de l’âge du salarié. Nous proposons également un dispositif de maintien de salaire pendant trois années pour les personnes qui retrouveraient un emploi moins bien rémunéré. Ce dispositif s’applique aussi bien pour les mobilités externes que pour les mobilités internes.

Je peux également vous fournir des précisions sur la situation actuelle des salariés. À Cholet, où l’activité de production se poursuit, 71 personnes ont d’ores et déjà accepté, ou s’apprêtent à accepter, un poste sur un autre site de Michelin en France. Environ 100 salariés ont retrouvé un emploi à l’extérieur, tout en bénéficiant des modalités d’accompagnement prévues par le plan, et 116 personnes peuvent partir à la retraite.

Sur le site de Vannes, qui comptait 299 salariés au 5 novembre dernier, 10 personnes ont été mutées en interne, 10 autres ont trouvé un emploi à l’extérieur et 21 salariés peuvent partir à la retraite.

Ces bassins d’emploi sont attractifs, ce qui explique que de nombreux salariés souhaitent y demeurer malgré les opportunités de mobilité interne proposées par Michelin.

M. le président Denis Masséglia. Je n’ai pas abordé ce sujet car nous suivons le dossier quotidiennement et disposons de chiffres actualisés grâce aux rencontres avec Michelin organisées par le préfet du département.

Mme Estelle Mercier (SOC). Les 400 millions d’euros sont-ils exclusivement destinés à l’accompagnement des salariés ou sont-ils aussi destinés à la revitalisation du territoire et à d’autres mesures ?

M. Florent Menegaux. Ce montant couvre l’ensemble des mesures mises en œuvre dans le cadre du PSE. Il comprend notamment le recours à un cabinet spécialisé chargé d’accompagner chaque salarié dans l’élaboration de son projet de requalification professionnelle ainsi que la mise en place de cellules de soutien psychologique. Il englobe aussi les actifs qui seront directement inscrits en charge dans le compte de résultats et sortis des immobilisations.

Mme Estelle Mercier (SOC). Pouvez-vous nous indiquer précisément le montant du PSE destiné uniquement aux salariés ?

M. Florent Menegaux. Nous vous communiquerons ce chiffre ultérieurement.

M. Jocelyn Dessigny (RN). Les licenciements et les PSE constituent des sujets fondamentaux pour le pays. De nombreuses entreprises sont aujourd’hui concernées, à l’image de Mondelez à Château-Thierry ou de NTN dans ma circonscription, où 200 emplois sont sur le point de disparaître dans une commune de 15 000 habitants, ce qui risque de mettre en péril l’ensemble du tissu économique local. Une étude a en effet démontré qu’un salarié rémunéré 17 euros de l’heure fait vivre, en moyenne, quatre personnes sur un territoire donné. Dès lors, la suppression de 1 250 emplois chez Michelin pourrait potentiellement affecter près de 5 000 personnes. Je comprends néanmoins les impératifs économiques liés à la rentabilité, à la productivité et à la compétitivité, qui sous-tendent de telles décisions, notamment dans un contexte de concurrence avec des produits chinois moins onéreux.

Selon vous, quels sont les facteurs qui expliquent le déficit de compétitivité de la France et son incapacité à maintenir sur son sol ses emplois et son industrie ? Pourquoi des pays comme la Chine, l’Inde, ou même les États-Unis parviennent-ils à être nettement plus compétitifs que notre pays ?

M. Florent Menegaux. Le coût salarial supporté par l’entreprise est excessif et le prix de l’énergie n’est absolument pas compétitif, malgré des infrastructures de qualité et une production d’énergie largement décarbonée. Nous faisons également face à une complexité administrative considérable. À titre d’exemple, chaque directive européenne est non seulement transposée en droit français mais fait en outre l’objet d’une surtransposition systématique, ce qui engendre des contraintes supplémentaires. De surcroît, la fréquence des changements réglementaires est bien trop élevée, ce qui représente un véritable obstacle aux investissements industriels de long terme.

Nous avons, par ailleurs, accumulé un retard important en termes d’investissement dans la robotique et la cobotique. De manière paradoxale, la volonté excessive de rigidifier l’emploi a pour effet de restreindre la création d’emplois, puisque la vie d’une entreprise est faite de phases d’expansion et de contraction.

Je peux affirmer, à la lumière de nombreux échanges avec des dirigeants d’entreprises, que la fermeture d’un site est toujours vécue comme un drame humain et comme un échec. Il ne s’agit jamais d’une décision prise à la légère. Il m’appartient cependant, en tant que dirigeant d’un groupe qui emploie 132 000 personnes à travers le monde, de veiller au bien-être de l’ensemble.

Nous accusons donc un retard significatif en matière d’investissement dans la productivité et dans les nouvelles technologies de l’information. Bien que nous disposions d’un tissu remarquable de start-ups, nous rencontrons de grandes difficultés à les accompagner dans leur phase d’industrialisation. Le passage à l’échelle constitue le défi le plus complexe car, s’il est relativement facile d’avoir des idées, il est plus complexe de les traduire en projets et infiniment plus ardu de les déployer à grande échelle. La France méconnaît cette réalité et reste en retard sur les plans de la robotique et de la productivité, malgré la qualité de la formation de ses salariés.

Nous avons, dans une large mesure, dissuadé les jeunes de s’orienter vers les métiers de l’industrie et les fonctions de base. Chez Michelin, chaque personne recrutée fait l’objet d’une formation spécifique et est accompagnée sur l’ensemble de la carrière. Nous avons trop tardé à réagir sur la question de l’apprentissage et accusons un retard conséquent sur l’Allemagne ou l’Italie.

Le tissu des entreprises de taille intermédiaire (ETI) en France est insuffisamment développé. Nous comptons un nombre important de start-ups ainsi que quelques très grands groupes de qualité, mais nous manquons cruellement d’entreprises en phase de croissance appelées à devenir des ETI. Il devient indispensable de flexibiliser les règles car leur mise en œuvre se révèle très difficile.

Je tiens à affirmer que nous ne sommes pas des voyous et que le bien-être de nos salariés, tout comme la cohésion sociale, sont au cœur de nos préoccupations, tant chez Michelin que dans notre pays. Il s’agit d’un enjeu de société que nous n’abordons plus, aujourd’hui, avec la gravité nécessaire. Toute entreprise qui s’implante sur un territoire donné a besoin d’un environnement qui la soutienne et l’accompagne.

La bonne marche de l’industrie exige des règles du jeu stables et la garantie que la puissance publique veille à ce que les règles appliquées aux autres acteurs soient compatibles avec les règles qui s’appliquent aux entreprises établies en France. Il est inconcevable que des règles extrêmement strictes nous soient imposées alors que nos concurrents, qui ne respectent aucune de ces exigences, ont un accès libre au marché.

Nous sommes pleinement disposés à participer à l’élaboration de règles qui permettront d’atteindre ces objectifs.

M. le président Denis Masséglia. Nous vous avons adressé plusieurs questions pour lesquelles nous attendons des réponses. Si certaines informations présentent un caractère confidentiel, je vous serais reconnaissant de bien vouloir nous en informer.

Je rappelle par ailleurs que la commission d’enquête dispose de la faculté de se rendre sur vos sites pour y solliciter la remise de documents complémentaires. Elle peut aussi se rendre dans les locaux des ministères impliqués dans le dossier.

Michelin est une entreprise française d’excellence dont nous pouvons être fiers. Néanmoins, vous ne m’avez pas, à ce stade, apporté les réponses susceptibles de me convaincre que la fermeture du site de Cholet ne s’inscrit pas dans un projet de transfert de la production vers la Pologne. J’espère sincèrement que les informations que vous nous transmettrez ultérieurement me permettront d’être convaincu de la solidité de vos arguments.


13.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives de Michelin (mercredi 9 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne des représentants des organisations syndicales représentatives de Michelin ([13]).

M. le président Denis Masséglia. Nous poursuivons nos auditions avec des représentants des organisations syndicales présentes chez Michelin.

Comme je l’ai indiqué au début de l’audition précédente, la société a annoncé, il y a quelques mois, la fermeture de deux sites de production, à Cholet et à Vannes, qui emploient près de 1 250 personnes, ce qui s’est traduit par l’établissement d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) qui, après plusieurs mois de négociations, a été signé par la direction et trois syndicats le 24 mars dernier.

Pour évoquer ce sujet, et toutes les questions qui l’entourent, nous recevons :

– M. Joseph Tarantini, délégué syndical central CFE-CGC, et Mme Valérie Dossin, déléguée syndicale adjointe CFE-CGC ;

– M. Laurent Bador, délégué syndical central CFDT, et M. Ludovic Robert, délégué syndical CFDT sur le site de Cholet ;

– M. Nicolas Robert, délégué syndical central SUD.

Je précise que la CGT n’a pas été en mesure de dépêcher l’un de ses délégués devant la commission.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Joseph Tarantini, Mme Valérie Dossin, M. Laurent Bador, M. Ludovic Robert et M. Nicolas Robert prêtent serment.)

Avant de vous laisser la parole, je veux dire que les salariés de l’entreprise ont fait preuve de beaucoup de dignité dans l’épreuve qu’ils traversent. Il n’y a pas eu de débordements à la suite de l’annonce de la fermeture des sites de Cholet et Vannes. Cette attitude exemplaire mérite d’être saluée.

Mme Valérie Dossin, déléguée syndicale adjointe CFE-CGC. En tant que premier syndicat des cadres et des collaborateurs chez Michelin, nous tenons à vous remercier pour l’opportunité que vous nous donnez de partager notre vision de la situation actuelle dans l’entreprise et d’exprimer nos inquiétudes quant à l’avenir.

M. Joseph Tarantini, délégué syndical central CFE-CGC. Notre ambition est de vous transmettre plusieurs informations essentielles. Nous souhaitons exprimer nos vives inquiétudes quant à l’avenir de Michelin. Au-delà des résultats passés, il nous semble indispensable de porter l’attention sur la situation présente de l’entreprise et sur les perspectives pour la suite. Nous nous faisons ici les porte-parole de l’ensemble des salariés que nous représentons, afin de vous faire part de leurs préoccupations.

Nos attentes à votre égard sont réelles et s’organisent autour de trois axes principaux. Nous espérons tout d’abord être véritablement écoutés et entendus. Nous voulons mettre à profit cette audition pour porter notre message auprès d’un large public.

Nous comptons ensuite sur vous pour relayer ce message auprès des collectivités territoriales et de toutes les instances susceptibles de contribuer à prévenir la répétition de telles situations. Nos inquiétudes ne concernent pas uniquement les sites touchés aujourd’hui. Elles concernent d’autres implantations industrielles en France.

Nous sollicitons, enfin, votre soutien pour atténuer les conséquences sociales des décisions des entreprises. Nous appelons de nos vœux un encadrement plus strict des pratiques des multinationales, en particulier de celles qui font des bénéfices importants, de sorte qu’elles ne puissent procéder à des délocalisations ou à des réductions massives d’effectifs en invoquant la concurrence ou les conditions du marché qui affectent en réalité l’ensemble des secteurs économiques. Il s’agit bien souvent, dans les faits, de choix stratégiques de leur part.

M. Laurent Bador, délégué syndical central CFDT. En dix années d’exercice en tant que délégué syndical central, j’ai malheureusement été confronté à au moins cinq PSE. Cette fréquence est devenue insoutenable car la souffrance des personnes concernées est immense et notre capacité à leur apporter un soutien réel reste limitée. S’il est certes possible de les accompagner avec des dispositifs financiers ou des formations, l’annonce d’un licenciement demeure un moment d’une extrême violence.

Depuis mon entrée chez Michelin en 1990, j’ai assisté à la fermeture de nombreux sites dans l’ouest de la France : Orléans, Poitiers, Cholet et La Roche-sur-Yon. Cette dynamique alarmante soulève des interrogations profondes sur l’avenir de l’industrie, et plus particulièrement de l’industrie du pneumatique, sur notre territoire.

La CFDT en appelle à une rébellion positive. Nous devons nous mobiliser afin de dépasser les obstacles qui se dressent devant nous et reconstruire une industrie solide, qui permette à chacun de vivre dignement de son travail. Nous plaçons beaucoup d’espoir dans la stratégie de croissance à horizon 2030, évoquée par Michelin lors de l’annonce de la fermeture des sites de La Roche-sur-Yon et de Cholet. Notre organisation syndicale est résolue à y participer activement et à collaborer avec Michelin, les pouvoirs publics et la représentation nationale. Notre ambition est de contribuer à l’élaboration de solutions nouvelles et de repenser l’organisation du travail, cette collaboration devant impérativement s’inscrire dans le cadre d’un véritable contrat social, défini de manière explicite. Ce contrat doit à la fois formuler les efforts attendus de la part des salariés et préciser, en contrepartie, les engagements et garanties apportés par l’entreprise. Sans cette prise de conscience collective, aucun progrès durable ne sera possible.

Nous sommes disposés à formaliser ces engagements dans un contrat social concret. Certains affirmeront peut-être que cette démarche est vouée à l’échec, ou que ces discussions sont vaines, mais si nous ne faisons pas l’effort d’essayer, nous n’avancerons jamais. Pour ma part, je ne souhaite pas conclure ma carrière en continuant à gérer des PSE car cela signifierait que je n’ai pas rempli ma mission de manière satisfaisante.

M. Ludovic Robert, délégué syndical CFDT sur le site de Cholet. Les événements survenus depuis le 5 novembre 2024 dépassent largement le cadre d’un simple plan social. Nous faisons face à un séisme, qui ébranle profondément les territoires du choletais et de Vannes. Les équipes sont brisées et les salariés sont épuisés, après des années de loyauté et d’engagement au service d’une entreprise emblématique de l’industrie française.

À Cholet comme à Vannes, c’est l’ensemble du tissu social et économique qui se trouve aujourd’hui menacé. Chaque suppression de poste plonge une famille dans l’incertitude, menace son avenir et met à mal sa dignité. Ce PSE, qui ne répond à aucune urgence économique réelle, découle d’un choix stratégique pleinement assumé qui consiste à privilégier l’optimisation financière plutôt que l’emploi.

Ce plan n’a rien d’inéluctable. Selon nous, il n’est ni juste, ni acceptable. Une entreprise qui dégage des bénéfices et perçoit des aides publiques a une responsabilité morale vis-à-vis de ses salariés, qu’elle ne peut traiter comme de simples variables d’ajustement. Michelin doit assumer pleinement cette responsabilité. La CFDT, aux côtés des autres organisations syndicales, reste présente auprès des salariés dans chaque usine et sur chaque dossier. Nous portons leur voix, défendons leurs droits et veillons à préserver leur dignité.

Nous exigeons des solutions concrètes et durables pour les sites encore en activité. Mon collègue a évoqué ceux qui ont disparu mais il est également essentiel de se préoccuper de ceux qui subsistent, et que nous souhaitons voir subsister : Avallon, Troyes, Bassens, Le Puy-en-Velay, Roanne, Golbey, Bourges, Clermont-Ferrand, Paris et Montceau-les-Mines.

M. Nicolas Robert, délégué syndical central SUD. C’est un honneur, mais également une responsabilité considérable, de témoigner devant la représentation nationale sur des sujets aussi cruciaux pour les salariés que je représente. Derrière chaque plan de licenciement, chaque fermeture de site, il y a des vies bouleversées, des familles qui vacillent et des territoires qui s’appauvrissent.

En tant que délégué syndical central, je porte la voix et les préoccupations des femmes et des hommes qui, chaque jour, font vivre Michelin. Mon expérience au sein de l’entreprise, après vingt-quatre ans, me permet d’avoir une vision des choses singulière. J’ai en effet connu trois PSE, dont deux au cours des cinq dernières années, une situation sans précédent pour un syndicaliste de l’entreprise. Cette expérience me permet de témoigner avec justesse de ce que vivent actuellement les salariés.

Je tiens à affirmer avec force que les licenciements ne procèdent pas toujours d’une fatalité économique mais sont bien souvent le résultat de choix politiques, managériaux et financiers, parfois accompagnés d’un silence complice de l’État.

Prenons le cas de Michelin, entreprise centenaire, fleuron de notre industrie, longtemps symbole d’un capitalisme territorial et paternaliste. Depuis plusieurs années, le groupe a engagé une transformation brutale avec les fermetures des sites de La Roche-sur-Yon, Cholet, Vannes, des restructurations à répétition, la suppression de milliers de postes et des délocalisations, alors même qu’il enregistre des milliards d’euros de bénéfices, distribue des dividendes pour des montants records et affiche une santé financière éclatante.

Pour 2024, le groupe annonce son troisième meilleur résultat financier. Dans le même temps, les annonces de suppressions d’emplois se sont multipliées, au service d’une stratégie d’amélioration des marges. Comment est-il possible de justifier, sur le plan éthique, social ou même économique, qu’un groupe en pleine prospérité puisse licencier massivement, sans qu’aucune réponse ferme, structurée et cohérente n’émerge de la part des pouvoirs publics ?

Nous attendons de l’État qu’il régule, protège, anticipe et empêche qu’un site rentable soit sacrifié sur l’autel du rendement actionnarial. Il devrait conditionner l’octroi des aides publiques, du crédit d’impôt recherche (CIR), des exonérations sociales ou des subventions locales à des engagements fermes en matière d’emploi et de pérennité des sites, mais cela n’est pas le cas. Les fermetures de sites sont annoncées du jour au lendemain, sans consultation réelle des élus, sans contrepartie et sans contrôle.

Les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) jouent bien trop souvent un rôle de greffier et valident des plans sociaux qui, en général, ne sauvegardent pas vraiment les emplois. Les préfets sont absents ou accompagnent la casse plus qu’ils ne l’empêchent.

Cette passivité a un coût considérable, aux plans humain, territorial et démocratique car chaque fermeture de site, chaque plan de licenciement produit des séquelles durables. Dans les territoires, ce sont des bassins d’emploi sinistrés, des savoir-faire détruits, une jeunesse désorientée, des commerces qui ferment, des familles qui partent, des collectivités qui s’appauvrissent. Pour les salariés, ce sont des trajectoires brisées, des requalifications illusoires, des vies profondément affectées. Trop souvent, cela se traduit par des burn-out, des dépressions et parfois même par des drames. Derrière les mots « mobilité », « transition » ou « plan d’adaptation », il y a des êtres humains qui souffrent.

L’État peut agir en encadrant juridiquement les plans sociaux dans les entreprises bénéficiaires, en conditionnant l’octroi des aides publiques à la stabilité de l’emploi, en renforçant les prérogatives des représentants du personnel et en soutenant réellement la réindustrialisation des territoires. Mais il n’agit pas, ou alors de manière trop timide et trop tardive.

Nous souhaitons également appeler votre attention sur la dégradation de la qualité du dialogue social. Trop souvent, les décisions stratégiques majeures sont prises de manière unilatérale, sans concertation réelle avec les organisations syndicales. Les instances représentatives du personnel (IRP) sont informées après coup, dans des délais trop contraints pour permettre une analyse sérieuse ou la formulation de contre-propositions. Ce mode de gouvernance alimente un profond sentiment d’injustice et accentue la crise de confiance au sein des entreprises. Le dialogue social, qui ne peut être réduit à une formalité, doit redevenir un espace de construction collective.

Les syndicalistes de terrain ne sont ni des empêcheurs de produire, ni les gardiens d’un monde révolu. Ils sont les sentinelles de la réalité sociale. Ils alertent, négocient, proposent, souvent dans l’indifférence, parfois dans l’urgence, et sont trop rarement entendus à temps. Il est indispensable que les pouvoirs publics rétablissent un véritable équilibre entre les forces économiques et les forces sociales.

Ce que je livre aujourd’hui, ce n’est pas un discours idéologique, c’est un cri venu du terrain, le cri de milliers de salariés qui souhaitent vivre de leur travail, transmettre leur métier et croire encore en une République sociale. Ils attendent des institutions qu’elles soient à la hauteur des enjeux. Ils attendent des responsables politiques qu’ils soient capables de s’opposer à une multinationale qui décide de liquider un site rentable pour produire ailleurs à moindre coût.

Cette audition ne doit pas être une parenthèse, elle doit constituer un tournant. Nous avons besoin de lois plus justes, de contrôles plus rigoureux, d’un État stratège qui protège, anticipe et oriente. Le laisser-faire n’a que trop duré.

M. le président Denis Masséglia. Ma première question s’adresse à Nicolas Robert. Si nous mettions en place des dispositifs visant à interdire certaines fermetures de sites ou réductions d’effectifs, ne prendrions-nous pas le risque de réduire l’attractivité de la France pour les entreprises ?

Ma seconde question, qui s’adresse à l’ensemble des représentants syndicaux, porte sur la proposition, évoquée lors de précédentes auditions, consistant à accroître la représentation des salariés et des syndicats au sein des conseils d’administration. Quelle est votre position sur ce sujet ?

M. Nicolas Robert. Il est exact que de telles mesures pourraient engendrer des effets inverses de ceux recherchés. Toutefois, l’inaction garantit la poursuite des délocalisations et des suppressions d’emplois. Chez Michelin, entreprise française florissante, nous observons des délocalisations massives et, au-delà des PSE, nous sommes confrontés, depuis plusieurs années, à des plans de restructuration visant à réduire les effectifs sur le territoire national.

Engagé syndicalement depuis 2014, j’ai constaté que cette tendance à la réduction des effectifs s’est nettement intensifiée depuis 2017. Si nous restons sans réaction, ces pratiques continueront de se développer. Même si certaines mesures restrictives peuvent, dans certains cas, produire des effets négatifs, l’absence totale d’intervention mènera inévitablement à la poursuite des délocalisations et à la destruction progressive de nos emplois.

Je suis en outre favorable à l’augmentation du nombre de représentants du personnel dans les conseils d’administration des grandes entreprises.

M. Laurent Bador. Deux représentants des salariés, issus respectivement de la CFE‑CGC et de la CFDT, siègent actuellement au conseil d’administration de Michelin. Si je suis également favorable à cette proposition, je précise néanmoins que ces représentants doivent être affiliés à des organisations syndicales représentatives. Notre expérience montre en effet que les salariés non syndiqués, lorsqu’ils participent à des groupes de travail, s’expriment le plus souvent en leur nom propre, sans disposer d’une vision d’ensemble de l’entreprise. À l’inverse, les représentants syndicaux, en lien avec leurs collègues, possèdent une connaissance approfondie du terrain ainsi que de l’organisation dans sa globalité. Il est également essentiel que l’entreprise tienne pleinement compte des avis formulés au sein des instances.

À ce jour, un représentant des salariés au conseil d’administration ne peut être élu et doit renoncer à l’ensemble de ses mandats syndicaux, ce qui limite considérablement sa capacité d’action. Nous appelons de nos vœux une évolution législative permettant à ces représentants de conserver leur engagement syndical tout en siégeant au conseil d’administration. Cette forme de représentation organisée des salariés est indispensable pour instaurer un dialogue réellement constructif au plus haut niveau de l’entreprise.

M. le président Denis Masséglia. Je tiens à souligner que je ne considère pas les salariés et les patrons comme des adversaires, mais plutôt comme des partenaires devant œuvrer dans une direction commune, pour le bénéfice de tous.

Mme Valérie Dossin. Chez Michelin, depuis une dizaine d’années, nous sommes confrontés à une « stratégie de valeur », qui consiste à concentrer l’activité sur les segments les plus rentables, en particulier les pneumatiques destinés aux véhicules haut de gamme. Cette orientation stratégique, fondée sur une logique de niche, entraîne inévitablement une réduction des volumes de production. Si elle demeure rentable à court terme, elle commence néanmoins à révéler ses limites, se traduisant aujourd’hui par des fermetures d’usines.

Les organisations syndicales souhaitent être associées dès les premières discussions portant sur la stratégie de l’entreprise et sur les éventuelles fermetures de sites. Nous sommes prêts à engager un dialogue avec la direction, les collectivités territoriales et la puissance publique, afin d’alerter sur les situations critiques. Malheureusement, à ce jour, nous ne disposons pas de canaux de communication suffisamment efficaces pour le faire.

Aussi, plutôt que de mettre en place des dispositifs complexes, dont certains pourraient produire des effets indésirables, ne conviendrait-il pas, en amont, d’instaurer des voies d’échange et de communication plus directes avec les pouvoirs publics ? Le dialogue social dans l’entreprise demeure souvent difficile. En tant qu’élus du personnel, nous sommes parfois démunis face à la détresse des salariés. Nous ne savons vers qui nous tourner, ni dans l’entreprise, ni du côté des autorités publiques.

M. Joseph Tarantini. Je tiens à préciser que notre objectif n’est nullement d’interdire, mais bien d’encadrer. Nous ne sommes pas des voyous. Toutefois, en l’absence d’un cadre réglementaire suffisamment structurant, les entreprises peuvent organiser librement leurs choix stratégiques et mobiliser l’ensemble des ressources à leur disposition, au risque que ces choix conduisent à un partage inéquitable de la valeur au détriment des salariés.

Si nous ne revendiquons pas une égalité de rémunération entre les salariés du Groupe Michelin et les actionnaires, nous sommes en revanche profondément préoccupés par le déséquilibre croissant dans le partage de la valeur. On évoque fréquemment les « trois P » pour désigner le profit, la planète et les personnes. Le profit, jusqu’à l’an dernier du moins, était bien présent. En ce qui concerne la planète, Michelin s’est doté d’une feuille de route claire et d’une gouvernance structurée, mais ces engagements sont trop souvent relégués au second plan, en raison d’un retour sur investissement difficilement quantifiable. Quant aux personnes, elles tendent malheureusement à devenir la variable d’ajustement.

Le groupe met actuellement en œuvre un plan de réduction des coûts d’une ampleur significative, ce qui illustre parfaitement les inquiétudes que nous exprimons. Nous sommes très préoccupés par l’évolution actuelle et à venir de la situation, car ces réductions de coûts se traduisent déjà par des suppressions d’emplois et une diminution des moyens alloués aux salariés. Plutôt que d’interdire, nous estimons donc nécessaire d’encadrer, d’accompagner et de légiférer pour rétablir un équilibre.

Il convient de préciser que nos deux collègues siègent au conseil de surveillance du groupe. La manufacture française des pneumatiques Michelin (MFPM) ne représente pas uniquement la France ; elle constitue également le siège du groupe. Il nous est donc difficile d’accepter l’idée que la France ne serait pas rentable. La MFPM, basée à Clermont-Ferrand, supporte une charge disproportionnée, notamment en ce qui concerne les coûts liés aux restructurations. Elle emploie par ailleurs de nombreux salariés qui, bien qu’étant localisés en France, travaillent au service de l’ensemble du groupe à l’international.

Un rapprochement entre les décisions stratégiques et les réalités du terrain serait souhaitable. La stratégie industrielle de Michelin est mondiale et ne peut être définie à l’échelle locale, mais nous disposons d’arguments légitimes pour plaider en faveur d’une meilleure prise en compte de l’emploi industriel.

Il est essentiel de comprendre que, lorsqu’un PSE est mis en œuvre, ses effets ne se limitent pas à un site isolé car la fermeture d’une usine entraîne des répercussions sur l’ensemble des services centraux tels que l’ingénierie, la logistique, la qualité, le marketing ou les finances.

Nous voulons nous faire entendre. Si nous ne prétendons pas orienter la stratégie du Groupe Michelin, nous souhaitons pouvoir la connaître, l’anticiper et comprendre les modalités de sa mise en œuvre, afin qu’elle ne se déploie pas au détriment des salariés.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. La commission d’enquête a pour mission d’appréhender en profondeur l’ensemble des enjeux. Nous analysons la politique économique, les dispositifs susceptibles de faciliter les licenciements, la stratégie ou l’absence de stratégie de l’État et nous nous efforçons de comprendre dans quelle mesure les situations que vous traversez au sein de votre entreprise, et que d’autres traversent aussi, pourraient être évitées.

Notre ambition est également de formuler des recommandations concrètes et utiles pour prévenir certaines situations problématiques à l’avenir et pour répondre aux préoccupations que vous avez exprimées. La question de la démocratie sociale au sein de l’entreprise me paraît, à cet égard, tout à fait essentielle.

Vous avez par ailleurs indiqué avoir suivi une partie de l’audition de M. Menegaux. Son intervention a-t-elle soulevé des éléments sur lesquels vous souhaiteriez réagir ?

Mme Valérie Dossin. Un point, en particulier, m’a profondément interpellée dans les propos de M. Menegaux : sa manière de présenter les PSE comme une fatalité, un événement quasiment inéluctable survenant sans cause véritablement identifiable. Il invoque le coût de l’énergie comme facteur déterminant, tout en poursuivant, paradoxalement, la production en Pologne, où ce coût est plus élevé qu’en France. Il évoque également l’arrivée massive des produits asiatiques depuis 2017, alors que le volume global du marché demeure relativement stable, voire connaît une légère augmentation.

Certes, M. Menegaux a formulé de nombreuses idées louables, sur lesquelles il est difficile de ne pas s’accorder, mais cette notion de fatalité me dérange. Un PSE ne constitue pas une nécessité incontournable. Notre rôle, en tant qu’organisation syndicale, ne saurait se réduire à l’accompagnement du départ des salariés. Il consiste avant tout à prévenir ces situations, à les anticiper et à proposer des solutions différentes.

Pendant plusieurs mois, nous avons sollicité de l’entreprise des éléments de clarification, sans recevoir de réponse. C’est dans ce contexte que nous avons exercé notre droit d’alerte, au mois de mai 2024, afin d’obtenir des éclaircissements sur la situation. La seule réponse apportée par l’entreprise fut l’annonce d’un PSE.

M. Nicolas Robert. Michelin poursuit, comme cela a été dit, une « stratégie de valeur ». L’entreprise a pour objectif d’obtenir une marge de 14 % d’ici 2026, puis de 15 à 16 % à l’horizon 2030, d’après la direction. Ces niveaux sont considérables. Ils correspondent davantage aux marges pratiquées dans le secteur du luxe que dans l’industrie du pneumatique. Nous sommes manifestement en présence d’une entreprise qui cherche à maximiser ses profits.

La principale difficulté réside dans le fait que, dans le cadre de cette stratégie, Michelin a choisi de privilégier les produits à forte valeur ajoutée. Ce choix, qui implique un retrait progressif des segments de production jugés moins rentables, conduit inévitablement à une baisse des volumes. L’entreprise a par ailleurs procédé à une augmentation marquée de ses prix au cours des dernières années. Le développement attendu au-delà du secteur du pneumatique, censé stimuler la croissance du chiffre d’affaires, ne s’est pas concrétisé, en raison d’un manque de réussite dans la structuration de nouveaux relais de croissance. Cette situation a entraîné une légère diminution du chiffre d’affaires l’année dernière, mais surtout une baisse continue des volumes, qui met de plus en plus en péril l’outil industriel. Cette dynamique découle directement de la stratégie centrée sur l’optimisation de la marge.

M. Laurent Bador. Nous avons tous été surpris d’entendre que le transfert de la production vers la Pologne et l’Italie était résiduel. L’intégralité de la production de Cholet a été transférée ailleurs. Cela n’est pas résiduel. Certes, au regard du total de la production du site polonais, la quantité transférée peut sembler modeste, mais il s’agit tout de même de plus de 2,5 millions de pneumatiques, ce qui est loin d’être négligeable.

Cette annonce est d’autant plus surprenante que, pendant plusieurs mois, nous avons visiblement mal interprété les informations qui nous étaient transmises. Nous avions compris qu’un transfert de la production de Cholet vers Olsztyn et Cuneo était impossible, en raison d’un manque de capacité sur ces sites. Découvrir que cette production était considérée comme résiduelle a donc provoqué une réelle incompréhension parmi nous.

Nous avons néanmoins accueilli positivement l’annonce selon laquelle le coût du plan de sauvegarde de l’emploi s’élèverait à 400 millions d’euros, car ce montant ne nous avait jamais été communiqué jusqu’à présent. Nous aimerions connaître le montant qui sera alloué aux salariés car nous n’en disposons pas à ce jour.

M. le rapporteur. Nous avons prévu de recevoir les représentants syndicaux puis les directions des entreprises qui mettent en œuvre des PSE. L’organisation retenue aujourd’hui me semble toutefois pertinente, notamment parce qu’elle vous permet de réagir aux propos tenus précédemment.

J’ai relevé deux points importants dans l’intervention de M. Menegaux sur lesquels j’aimerais recueillir vos avis. Le premier a trait à l’incertitude qu’il a exprimée quant à la date à laquelle la fermeture du site de Cholet aurait été envisagée pour la première fois. La même interrogation peut être formulée s’agissant du site de Vannes. Ce flou vous paraît-il crédible ? J’espère que nous obtiendrons cette information dans les meilleurs délais de la part de la direction. Je souhaiterais également savoir à quel moment les organisations syndicales ont été officiellement informées de l’existence de l’hypothèse d’une fermeture du site. À quel moment avez-vous commencé à en avoir le pressentiment ? Mon objectif est d’établir une chronologie des faits aussi précise que possible.

Le second point fait écho aux propos de M. Nicolas Robert. J’ai noté plusieurs expressions fortes, « silence complice de l’État » ou « propositions non traitées » par exemple, que nous avons malheureusement entendues à d’autres moments. Nous savons que, dans de nombreux cas, les propositions élaborées par les organisations syndicales ou les collectivités territoriales ne sont pas prises en compte. Vous avez par ailleurs indiqué que les Dreets jouent un rôle de greffiers administratifs, ce qui constitue aussi une remarque forte qui doit, à mon sens, nourrir notre réflexion.

Ma seconde question porte donc sur votre perception de la présence ou, au contraire, de l’absence des pouvoirs publics à vos côtés. Quel type d’accompagnement auriez-vous estimé nécessaire ? Disposez-vous d’exemples concrets de propositions faites pour éviter les licenciements, les suppressions d’emplois ou les fermetures de sites qui auraient pu avoir un avenir si elles avaient été soutenues résolument par la puissance publique ?

M. Joseph Tarantini. Nous avons été officiellement informés de la décision prise par le groupe, comme l’ensemble des parties prenantes, au début du mois de novembre 2024. Il convient d’ailleurs de rappeler les circonstances particulières dans lesquelles cette annonce a été faite. Les salariés concernés ont appris la fermeture imminente du site de Cholet au cours d’une émission politique dominicale durant laquelle Fabien Roussel a évoqué une annonce prochaine de la part de Michelin. Cette révélation médiatique a manifestement précipité la mise en œuvre d’un plan de communication déjà élaboré, déployé dès le lundi suivant, et a profondément bouleversé l’agenda social et communicationnel initialement prévu par le groupe.

Nous alertons la direction depuis au moins deux ans, notamment dans le cadre du comité social et économique (CSE), sur la situation préoccupante de plusieurs sites, en particulier de Cholet. Nos inquiétudes se fondent sur les bilans sociaux et d’activité présentés, qui témoignent d’une baisse continue des volumes de production, des effectifs et des taux de charge. La rentabilité d’un site industriel étant étroitement liée à son taux de charge, un fonctionnement inférieur à 70 % soulève nécessairement des interrogations sur la viabilité du site à moyen terme. Or, à Cholet, certaines activités ont vu leur taux de charge chuter à 40 %, voire 35 %, depuis plusieurs mois, voire plusieurs années.

Faute de réponses satisfaisantes de la part de la direction, nous avons été contraints de faire usage de notre droit d’alerte économique afin d’obtenir des éclaircissements officiels. Si nous n’avons pas eu accès à des informations explicites en amont, nous avons néanmoins su décrypter des signaux devenus progressivement plus évidents. La mobilisation des ressources nécessaires à la mise en œuvre d’un PSE, notamment le recours à un prestataire tel que Randstad, ne peut s’improviser. Ce type de démarche suppose en effet une phase préparatoire incluant la négociation de mesures d’accompagnement substantielles, à l’image de l’engagement pris par Randstad de proposer un contrat à durée indéterminée à chaque salarié licencié.

Les organisations syndicales n’ont pas validé l’ensemble du PSE mais uniquement les mesures d’accompagnement. Nous contestons ce plan dans son principe même, notamment son fondement économique, afin de permettre aux salariés de faire valoir leurs droits devant les conseils de prud’hommes.

Si nous avons été informés en même temps que tout le monde, les signes avant‑coureurs étaient donc visibles sur le terrain. La multiplication d’activités non productives ou l’inactivité prolongée de certains salariés constituaient autant d’indicateurs préoccupants. Ces éléments viennent étayer l’hypothèse d’une stratégie délibérée de la part de l’entreprise, dont le calendrier a été bousculé par l’annonce prématurée de M. Roussel.

M. Nicolas Robert. Je souhaite apporter des précisions sur la chronologie des événements, en particulier en ce qui concerne le site de Cholet. Les difficultés que rencontre ce site remontent à l’année 2019, marquée par l’annonce de la fermeture de l’usine de La Roche‑sur-Yon. Un mois avant cette annonce, un article paru dans Le Monde avait fait référence à quatre sites en difficulté en France, parmi lesquels figuraient Cholet, La Roche‑sur‑Yon et Cataroux. Cette prédiction s’est malheureusement révélée exacte.

Malgré une amélioration temporaire des résultats, consécutive aux actions mises en place au sein de l’entreprise, l’année 2022 a été caractérisée par une baisse significative des volumes de production et des effectifs sur le site de Cholet. Face à cette situation préoccupante, les représentants du personnel ont proposé la constitution d’un groupe de travail chargé de réfléchir à une éventuelle transformation du site. Bien que six réunions aient été organisées et qu’un expert soit intervenu, le groupe de travail a fait l’amer constat que le siège avait manifestement déjà renoncé à sauver le site. Dès 2023, il était devenu évident que ce site était gravement menacé.

En 2024, la communication de l’entreprise a laissé apparaître plusieurs signes avant‑coureurs. Sous couvert d’un discours sur la notion de « salaire décent », la direction a commencé à introduire, de manière subtile, l’idée selon laquelle elle ne pouvait garantir la pérennité de ses sites industriels, préparant ainsi l’opinion à d’éventuelles fermetures. Dans un message vidéo diffusé en interne au mois de juillet, concomitamment à la publication des résultats du premier semestre, M. Menegaux faisait de la fermeture d’un site un phénomène ordinaire dans la vie d’une entreprise, tout en réaffirmant l’engagement de Michelin à accompagner les salariés concernés.

En septembre, lors d’une audition devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, la direction a présenté les difficultés du groupe en reprenant des éléments déjà exposés à plusieurs reprises. Cette séquence de communication laisse supposer que des décisions étaient en cours de préparation dès le mois d’avril, ce qui a justifié le déclenchement du droit d’alerte. Cette démarche, engagée pour la première fois chez Michelin, témoigne de la dégradation profonde du dialogue social au sein de l’entreprise. Cette situation contraste fortement avec la situation passée. À Roanne, en 2014, un pacte d’avenir avait permis de préserver l’activité. Aujourd’hui, le site de Roanne bénéficie des investissements les plus importants du groupe, ce qui démontre qu’une autre voie peut être emprunter.

Mon expérience personnelle lors de la fermeture de l’usine de La Roche‑sur‑Yon m’a conduit à adopter une démarche proactive. J’ai contacté le maire de Cholet et la présidente de région dès le mois de juin de l’année dernière, afin de les alerter sur la situation préoccupante du site. Les autorités locales n’ont toutefois pas suffisamment suivi le dossier, alors que Michelin est un employeur majeur dans le bassin d’emploi de Cholet.

M. le président Denis Masséglia. La réduction progressive des effectifs sur le site de Cholet représente, comme cela a été rappelé, une réalité bien établie depuis plusieurs années. Cette situation me préoccupe depuis de nombreux mois. J’ai pris l’initiative de solliciter l’entreprise Michelin en juillet 2024, afin d’obtenir des réponses à mes interrogations, malheureusement sans succès.

J’avais également rencontré les représentants syndicaux du site de Cholet. À l’issue de cet échange, nous étions convenus que j’adresserais un courrier à la présidente de région, à la présidente du département ainsi qu’au maire, pour unir l’effort en vue d’obtenir des réponses de la part de Michelin. Je confirme donc les propos tenus précédemment selon lesquels l’inquiétude était largement partagée, même si nous anticipions davantage une poursuite de la réduction des effectifs qu’une fermeture totale du site. La stratégie déployée par l’entreprise ne m’a toutefois pas véritablement surpris.

Sans me faire le porte-parole de mes collègues parlementaires, je vous invite à ne pas hésiter à nous solliciter dès lors que vous en ressentez le besoin. Notre rôle consiste également à accompagner les entreprises, les salariés et toute personne nécessitant notre appui.

M. Laurent Bador. Je souhaite revenir sur ce qui aurait pu être entrepris pour éviter la mise en œuvre des PSE. Un point essentiel, que vous avez abordé plus tôt avec M. Menegaux, concerne le rechapage des pneus. Cette problématique ne se limite pas au site de Pneu Laurent ; elle concerne également Clermont-Ferrand, où un PSE touchant environ 155 personnes a dû être mis en œuvre.

En ce qui concerne le rechapage, nous alertons depuis de nombreuses années sur les possibilités d’intervention. L’une des solutions envisageables consisterait à instaurer une forme de protectionnisme environnemental. Les pneus chinois qui inondent actuellement le marché présentent en effet une durée de vie réduite, ce qui implique des remplacements fréquents. Dès lors, pourquoi ne pas envisager une législation imposant une durée de vie minimale pour les pneus pour poids lourds, qu’ils soient neufs ou rechapés, commercialisés sur le territoire ? En outre, ces pneus importés de Chine ne peuvent généralement pas être rechapés, ce qui conduit à une consommation accrue de matières premières et à une pollution supplémentaire, alors même que le recyclage des pneumatiques demeure problématique.

Il devient impératif de prendre conscience de cette réalité. Si les fabricants chinois sont en mesure de produire des pneus de qualité, ils pourront tout à fait les exporter. À défaut, pourquoi ne pas instaurer une mesure de protection valable pour l’ensemble des constructeurs européens, et non uniquement pour Michelin ? Une telle disposition aurait permis d’éviter le déploiement des PSE chez Pneu Laurent ou à Clermont-Ferrand.

En dépit de nos nombreuses interpellations, nous ne sommes pas entendus. Les raisons de cette absence de réponse demeurent obscures, alors même qu’il s’agit d’une mesure de bon sens, à la fois pour la préservation de la planète et pour la défense de l’industrie européenne.

M. Joseph Tarantini. La fabrication d’un pneu exige environ deux cents matériaux différents, ce qui en fait un produit composite d’une grande complexité. Parmi ces composants figurent des éléments métalliques, notamment de l’acier, que nous importons de Chine. Cet acier importé est soumis à une taxation particulièrement lourde, ce qui constitue une première pénalité, qui s’ajoute au coût du travail et à celui de la production sur le territoire national.

Une fois ces pneus fabriqués, ils sont commercialisés sur le marché européen, où ils se trouvent directement en concurrence avec des pneus importés de Chine. Ces derniers bénéficient, et c’est là une seconde pénalité, de conditions d’importation très avantageuses, en raison des accords de réciprocité commerciale conclus entre l’Union européenne et la Chine.

Cette situation soulève une difficulté majeure. Dans un tel contexte, comment espérer qu’un industriel comme Michelin puisse préserver sa compétitivité ? Ou, pour le formuler autrement, comment ne pas comprendre que ce type de contrainte soit invoqué pour justifier l’impossibilité de maintenir une production localisée en France ? Cette problématique dépasse largement le cadre strictement national. Elle relève de la responsabilité de l’Union européenne. De nombreux États n’hésitent pas à instaurer de forts droits de douane, précisément pour se doter d’une marge de négociation accrue dans le cadre de leurs échanges commerciaux.

En tant que représentants du personnel, nous souhaiterions être en mesure de soutenir notre entreprise lorsqu’elle appelle à un rééquilibrage des conditions de concurrence, en particulier face aux industriels asiatiques. Nous subissons aujourd’hui une double peine : l’importation de matières premières lourdement taxées et la concurrence de produits finis qui pénètrent notre marché dans des conditions douanières largement favorables.

M. le président Denis Masséglia. Je partage pleinement votre analyse. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), que nous avons mis en place, constitue une initiative pertinente destinée à protéger la production européenne, moins émettrice de carbone. Toutefois, son champ d’application reste pour l’instant limité aux matières premières et n’inclut pas les produits transformés. Il serait donc opportun d’envisager une révision de ce dispositif, en réduisant la taxation sur les matières premières et en l’augmentant sur les produits finis importés.

Je rejoins tout à fait votre point de vue, d’autant que le président Menegaux a lui-même évoqué la question en lien avec le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne. Il est essentiel que nous nous emparions collectivement de ce document pour progresser vers l’instauration de conditions de concurrence véritablement équitables. Il ne s’agit pas de recourir à un protectionnisme strict, mais d’éviter que la production européenne, et plus particulièrement française, ne soit pénalisée de manière injustifiée.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Mes pensées vont naturellement aux salariés de Vannes, dont je tiens à saluer publiquement le courage exceptionnel et la dignité remarquable. Il est essentiel qu’ils sachent que nous sommes pleinement à leurs côtés. Ces salariés ont largement contribué à façonner l’identité de la ville de Vannes et nous nous engageons à les accompagner.

Ma première question concerne la justification du plan social avancée par M. Menegaux, qui nous a indiqué, à nous élus locaux, que la fermeture des sites de Cholet et de Vannes répondait à une nécessité impérieuse liée au manque de compétitivité et de productivité. Cette mesure serait destinée à éviter une détérioration plus profonde de la situation économique du groupe à moyen terme. Quelle est votre analyse de cette justification ? Estimez‑vous que la fermeture de ces deux sites puisse réellement contribuer à un redressement durable du Groupe Michelin et à une amélioration de sa situation économique ?

Ma seconde question porte sur votre évaluation, en tant que représentants syndicaux, de l’accompagnement des salariés de Cholet et de Vannes. Quelle appréciation portez-vous sur les dispositifs proposés par le groupe dans ce contexte, et sur ceux déployés par les pouvoirs publics pour soutenir les salariés concernés par cette crise ?

Mme Valérie Dossin. Les sites de Vannes et de Cholet demeuraient rentables, bien que leurs performances aient été jugées insuffisantes au regard des objectifs définis par l’entreprise, avec un seuil de rentabilité situé aux alentours de 9 % à 10 % pour un objectif affiché de 14 %. La fermeture précipitée de ces sites soulève de nombreuses interrogations et s’inscrit, comme cela a été évoqué, dans une stratégie clairement assumée par la direction. Nous ignorons toutefois à ce stade si cette fermeture permettra réellement de mettre un terme à l’hémorragie.

Nous avons tous exprimé notre vive inquiétude quant à la situation actuelle de Michelin. M. Menegaux lui-même a mentionné l’usine d’Avallon, spécialisée dans le pneumatique pour poids lourds, sans toutefois affirmer que la crise était résolue ou que l’industrie française était hors de danger. Bien au contraire, nous sommes profondément préoccupés par les signaux faibles que nous percevons. Nous avons évoqué la baisse de la production à Pneu Laurent, mais nos échanges avec nos collègues des autres sites, à l’exception de celui de Bourges, qui fabrique des pneumatiques destinés à l’aviation, révèlent une inquiétude généralisée au sujet de l’avenir.

Ces signaux faibles ne se limitent pas au périmètre industriel ; ils concernent également les activités tertiaires. Il y a actuellement des délocalisations vers Bucarest, en Roumanie, ainsi que des réorganisations d’activités. Par ailleurs, l’entreprise a annoncé un plan de réduction des coûts d’un montant de 500 millions d’euros, répartis de manière équivalente entre les années 2025 et 2026.

Je pose donc une question très directe : la fermeture des sites de Vannes et de Cholet a-t-elle véritablement mis un terme à l’hémorragie ? À la CFE-CGC, nous considérons que ce n’est pas le cas et qu’il ne s’agit, au contraire, que du début.

M. Joseph Tarantini. Les mesures d’accompagnement n’ont fait l’objet d’aucun déploiement pour le moment. Dans le même temps, une réunion particulièrement importante s’est tenue à l’usine de Troyes, spécialisée dans la production de pneus agricoles, un marché par nature cyclique. À son apogée, Michelin était en mesure de produire et de vendre à l’échelle mondiale jusqu’à 500 000 roues motrices destinées aux tracteurs. Ces dernières années, les volumes sont tombés en dessous de 100 000 unités. Lors de cette réunion d’urgence, il a été question de la conclusion d’un accord de performance collective (APC). Le responsable de la ligne de produits agricoles a utilisé la formule suivante, pour le moins malheureuse : « 100 ou 600 ». 100 correspond au nombre de salariés affectés aux équipes de fin de semaine, pour lesquels une décision doit être prise en raison de la baisse d’activité. 600 correspond au nombre total de salariés sur le site. Cette formulation s’apparente à une menace à peine voilée. Nous sommes actuellement engagés dans la négociation de cet accord et nos experts ainsi que nos avocats nous mettent en garde contre ce type de dispositifs, qu’ils considèrent comme particulièrement défavorables pour les travailleurs.

Nos inquiétudes sont nombreuses. M. Menegaux a reconnu l’existence d’un déficit d’anticipation en matière de robotisation. Sur le site du Puy-en-Velay, chacun pourra constater l’installation de robots assurant une automatisation optimale du processus de fabrication des pneus pour le génie civil. Malgré ces investissements, ce site est aujourd’hui en difficulté, confronté à une baisse sensible d’activité. Les inquiétudes concernent tous les sites français, à l’exception de celui de Bourges, et peut-être de Roanne.

Le président Menegaux, devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, aurait évoqué l’existence de huit sites non rentables en France. Nous aimerions pouvoir identifier ces sites pour pouvoir engager dès maintenant une réflexion approfondie sur les moyens de les préserver.

Lorsqu’un même type de produits est fabriqué sur plusieurs sites en Europe ou à l’international, les arbitrages relèvent de choix stratégiques et géopolitiques, fondés sur une multitude de paramètres. Notre rôle, en tant que représentants des salariés, est de défendre l’emploi en France. Notre pays ne manque pas d’atouts, notamment en termes de compétences et de savoir-faire, qui justifient pleinement notre détermination à mener ce combat.

M. Ludovic Robert. En ce qui concerne l’accompagnement des salariés sur les sites, je ne peux m’exprimer qu’au sujet de Cholet. La signature de l’accord a permis de ramener une forme de sérénité, car nous connaissons désormais l’issue de l’affaire, même si, pour un grand nombre d’entre nous, cela impliquera un départ de l’entreprise Michelin. Nous bénéficions de l’accompagnement de Randstad, ce qui constitue un élément important et globalement positif.

La CFDT considère avoir été écoutée et soutenue par les pouvoirs publics.

M. Laurent Bador. Il ne faut oublier ni les sous-traitants, ni les employés des entreprises intervenant sur nos sites. Bien que ces personnes soient parfois incluses dans le plan social, il est probable qu’elles ne bénéficient pas du même niveau d’accompagnement que les salariés de Michelin. Lorsqu’un site ferme, l’employeur devrait également prendre en compte l’ensemble des sous-traitants. L’annonce de la suppression de 1 254 postes ne reflète donc pas l’ampleur réelle de la situation car il convient d’ajouter les emplois induits, mais également les emplois directs externalisés, tels que ceux liés au gardiennage, au nettoyage, à l’entretien des espaces verts. Le nombre total de personnes affectées est très vraisemblablement supérieur de 200 à 400 au nombre officiellement communiqué, même si nous ne disposons pas, à ce jour, de données chiffrées précises.

Je ne crois pas à l’efficacité de la fermeture des sites de Vannes et de Cholet. Il est impératif que l’entreprise assume pleinement sa responsabilité sociétale. Comment pouvons‑nous demander à nos collègues de consentir à des efforts s’il n’existe en retour aucune garantie concrète ? Nous avons besoin d’un contrat social clair, qui stipule que, si les salariés acceptent de fournir des efforts, ils bénéficieront en contrepartie d’une garantie d’activité au sein de Michelin pour les années à venir, sous réserve d’un événement majeur imprévisible.

En l’absence d’un tel contrat, il est extrêmement difficile de solliciter l’engagement des salariés, sachant qu’une nouvelle annonce de fermeture pourrait survenir prochainement. Devons-nous demeurer passifs, dans l’attente du prochain PSE ?

Mme Estelle Mercier (SOC). Vos propos font écho à une situation que j’ai moi‑même vécue : la fermeture du site Kléber de Toul, qui comptait 800 salariés. Le processus s’est déroulé selon une mécanique désormais familière puisque, durant des mois, l’illusion d’un avenir préservé a été maintenue. Les salariés ont appris la fermeture du site par le biais d’un reportage diffusé sur France 3, ce qui a naturellement provoqué une série de manifestations et une colère profonde.

Dix-sept ans plus tard, j’ai le sentiment que nous sommes confrontés aux mêmes méthodes et aux mêmes pratiques. Certaines informations sont dissimulées ou livrées à la dernière minute aux représentants des salariés. Cela confère aux annonces de fermeture de sites une violence accrue car les réponses attendues ne sont pas apportées. Il paraît donc difficile de prétendre que des progrès significatifs ont été accomplis en la matière.

Ma question porte sur l’évolution du dialogue social dans l’entreprise, compte tenu des transformations majeures introduites par la fusion des instances représentatives du personnel. Certains considèrent que cette réforme, intervenue à partir de 2017, a conduit à la centralisation du dialogue social, lequel est parfois déconnecté du terrain. Comment votre participation a‑t‑elle été organisée en amont de l’annonce de la fermeture des sites de Cholet et de Vannes ? De quelle manière les organisations syndicales et les représentants du personnel peuvent-ils, selon vous, contribuer utilement aux échanges avec l’employeur, en particulier sur les sujets de stratégie et d’évolution des sites ? Il est manifeste que vous ne vous inscrivez pas uniquement dans une démarche d’opposition et que vous avez formulé de nombreuses propositions qui n’ont pas reçu de réponses.

M. Nicolas Robert. Un tournant majeur a eu lieu, s’agissant du dialogue social, à partir de 2014. Tout a commencé sur le site de Roanne, où les représentants du personnel avaient pressenti les difficultés à venir et le risque de fermeture. Face à cette menace, ils ont choisi de défier l’entreprise de manière inédite, en s’engageant dans une démarche de construction collective. Ce travail a porté ses fruits, puisque nous continuons aujourd’hui à investir sur ce site.

Cette approche a ensuite été retenue en 2016 à La Roche-sur-Yon, dans le cadre d’un pacte d’avenir baptisé à l’époque « France compétitivité industrie ». Lors de la négociation, des engagements précis avaient été pris : des investissements à hauteur de 100 millions d’euros et la création de 100 postes. Deux ans plus tard, ces engagements ont été revus à la baisse, avant que le site ne soit finalement fermé. Une démarche similaire a été adoptée à Vannes, où un délégué syndical estimait que, sans ces efforts, le site aurait probablement été fermé depuis longtemps. Si ces actions n’ont donc pas permis de garantir définitivement l’avenir des sites, elles ont au moins offert un répit significatif.

Depuis près de deux ans, le dialogue social s’est, selon moi, complètement figé. J’avais d’ailleurs, l’année dernière, rédigé un tract pour alerter sur le fait qu’un tel blocage, dans le contexte actuel, constituait une erreur grave. Rien n’est entrepris et aucune perspective n’est partagée, alors que la co-construction avait permis d’éviter un PSE à Troyes, en organisant l’extinction progressive de l’activité, ce qui avait rendu la transition moins brutale pour les salariés.

Aujourd’hui, les décisions sont prises avec une extrême rapidité et les représentants du personnel ne sont pas informés en amont. Ils sont parfois même trompés. Parce que nous avions utilisé notre droit d’alerte, l’entreprise était tenue de présenter une vision à trois et cinq ans pour les sites concernés. Il est impensable qu’en juin, lorsqu’elle a communiqué les éléments attendus, elle n’avait pas déjà prévu la fermeture annoncée en novembre. De la même manière, l’entreprise a affirmé qu’un transfert des activités vers Olsztyn et Cuneo était impossible, alors que nous avons découvert, au moment de l’annonce, que des productions avaient été déplacées pour permettre la fabrication de pneus pour camionnettes sur ces sites.

La réalité, c’est que la volonté de chercher collectivement des solutions pour éviter les fermetures d’usines a disparu. Le projet « Industrie France 2030 », présenté par Michelin le 5 novembre comme une initiative construite avec les organisations syndicales, illustre parfaitement ce manque de sincérité. Le 28 février, l’entreprise annonçait unilatéralement un APC à Troyes. Il est légitime de s’interroger sur la place réelle de la co-construction dans ce processus. Ce manque de volonté manifeste constitue un très mauvais signal pour les salariés.

M. Laurent Bador. Sous François Michelin, le dialogue social revêtait une dimension paternaliste. C’est au moment de l’instauration des « 35 heures », et sous l’impulsion d’Édouard Michelin, qu’il a connu un changement profond, la qualité des échanges entre la direction et les représentants du personnel s’améliorant significativement. Il est toutefois devenu manifeste que, depuis quelques années, cette dynamique s’est sensiblement détériorée.

Il est évident que le dialogue social fonctionne mieux dans un contexte de croissance et de développement. Dans de telles circonstances, l’octroi de nouveaux droits aux salariés s’inscrit dans une logique convergente avec les intérêts de l’entreprise. Cette synergie favorise un climat de confiance dans lequel la motivation et l’implication des salariés participent activement à la réussite collective, ce qui se traduit naturellement par des augmentations de salaire et des avantages.

En revanche, lorsque l’entreprise connaît une phase de fermeture de sites ou de réduction d’effectifs, les conditions du dialogue social se complexifient considérablement. En tant que représentants du personnel, nous nous trouvons dans une position particulièrement délicate puisqu’il nous appartient de participer à des discussions dont l’issue pourrait être la suppression de postes. Expliquer que certaines concessions peuvent s’avérer nécessaires à la pérennité de l’activité devient un exercice périlleux, souvent perçu comme une forme de renoncement, voire comme une trahison par ceux qui risquent de perdre leur emploi.

J’appelle votre attention sur le fait qu’il y a eu une professionnalisation croissante des représentants du personnel à la suite de l’entrée en vigueur des « ordonnances Macron ». Cette transformation a produit des effets préoccupants, à commencer par la suppression des délégués du personnel. À Clermont-Ferrand, par exemple, on compte seulement 70 élus, contre environ 200 délégués auparavant, pour représenter près de 10 000 salariés. Cette réduction drastique du maillage représentatif affaiblit notre capacité à capter les signaux faibles, qu’il s’agisse d’un climat social dégradé dans un service ou de dysfonctionnements émergents. Ce déficit de proximité favorise l’émergence de tensions que nous aurions pu anticiper et désamorcer.

La réduction des moyens alloués aux organisations syndicales constitue un autre obstacle majeur. Elle limite notre capacité à organiser des débats internes, à confronter nos expériences à celles d’autres entreprises ou à nourrir notre réflexion par des échanges avec d’autres responsables syndicaux. Ce repli entrave notre aptitude à proposer des solutions innovantes et adaptées à la réalité de notre entreprise.

Nous consacrons une part considérable de notre temps à des réunions institutionnelles, dans le cadre du comité social et économique central (CSEC), de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) ou de divers groupes de travail, au détriment du lien direct avec les salariés. Cet éloignement progressif suscite l’incompréhension de nombre d’entre eux, qui peinent à percevoir notre action concrète.

Mme Valérie Dossin. Le 2 avril, l’entreprise a annoncé en interne que le télétravail serait autorisé deux jours par semaine, et non plus trois, dans l’ensemble du Groupe Michelin à l’échelle mondiale. Or les discussions consacrées à l’évolution de l’accord sur le télétravail n’ont débuté que le 17 avril. Voilà l’état du dialogue social chez Michelin.

M. Jocelyn Dessigny (RN). Vos interventions ont mis en lumière un sentiment d’impuissance que les députés éprouvent parfois dans l’exercice de leur mandat. Cette impression que les décisions sont déjà prises, avant même que le dialogue n’ait pu s’installer, interroge profondément notre capacité à préserver un véritable échange social et à agir efficacement pour les salariés et les territoires concernés.

Vous avez évoqué la logique commerciale d’un groupe international comme Michelin. Vos propos font écho à la situation de l’entreprise Mondelez, propriétaire de la marque Belin. L’annonce de la fermeture de l’usine historique de Château-Thierry a été effectuée dans des conditions similaires et présentée comme une décision irrévocable émanant directement de la direction internationale. La plupart des lignes de production ont été transférées en République tchèque.

Je souhaiterais vous interroger sur votre capacité, en tant que représentants du personnel, à détecter les signaux faibles que vous avez mentionnés. J’ai le sentiment que, même lorsque ces signaux sont repérés, le temps de la réaction est déjà dépassé. Nous sommes souvent confrontés à des erreurs de positionnement stratégique ; cela a été relevé dans le cas de Château‑Thierry. La spécialisation sur certaines lignes de production, initialement présentée comme un ajustement rationnel en réponse à des coûts de main-d’œuvre élevés, a en réalité facilité la délocalisation à moyen terme.

J’ai précédemment interrogé le président de Michelin sur les obstacles structurels à la réindustrialisation et à la conservation d’un tissu productif sur notre sol. Cette question avait été posée, dans une autre commission, au directeur général de Business France. Sa réponse fut la même que celle qui nous a été faite ici : les difficultés proviennent d’abord de la transposition complexe des normes, du coût de l’énergie et du coût du travail.

Nous sommes bien conscients que les enjeux se situent largement à l’échelle européenne. Nos travaux doivent permettre de construire des solutions mais nous éprouvons un sentiment d’impuissance.

Monsieur Nicolas Robert, vous avez connu plusieurs PSE. Quelle est, selon vous, la perspective industrielle à moyen et long termes pour un groupe comme Michelin ? L’entreprise a-t-elle d’ores et déjà programmé la fermeture progressive de tous ses sites français de production au profit de sites situés dans l’Est de l’Europe ou dans d’autres régions du monde ? Existe-t-il encore des opportunités concrètes pour préserver une part significative de l’appareil productif en France ?

M. Nicolas Robert. Il est exact qu’une stratégie globale est déployée, mais je ne partage pas l’avis de certains membres de nos organisations syndicales qui considèrent que toutes les décisions sont arrêtées depuis dix ans. En effet, il était difficile d’anticiper des événements tels que la pandémie de covid‑19 ou la guerre en Ukraine, dont les répercussions géopolitiques ont parfois fait évoluer les choix préexistants.

Il demeure toutefois incontestable que, dans la situation actuelle de la France, et compte tenu de la manière dont l’entreprise conçoit le dialogue social, l’avenir des sites apparaît sérieusement compromis. J’ai récemment eu l’occasion d’échanger avec le directeur industriel du site de Troyes, qui mettait en avant la nécessité pour les salariés français de faire preuve d’adaptabilité. Il évoquait à ce titre l’exemple de Vannes. Nous avons effectivement fait preuve d’adaptabilité, comme ce fut le cas à La Roche-sur-Yon ou ailleurs, dans la mesure où des contreparties étaient prévues, notamment sous forme d’investissements destinés à garantir le maintien de l’activité, du moins temporaire, sur les sites.

La situation actuelle diffère profondément. Lorsque j’ai interrogé la direction sur la possibilité de garantir, dans le cadre de l’accord de performance collective, le maintien de l’activité pour deux ans au moins sur le site de Troyes, on m’a répondu par la négative. En tant que représentants du personnel, nous devons nous engager dans des processus sans qu’aucun engagement ne soit formulé en retour. Cette absence de réciprocité rend notre position particulièrement délicate alors même que notre rôle consiste à jouer les médiateurs. Il ne saurait être question d’un scénario dans lequel l’entreprise sortirait gagnante tandis que les salariés seraient les seuls à souffrir.

C’est la rupture dans le dialogue social qui m’inquiète le plus aujourd’hui. Le projet « Industrie France 2030 » a été présenté comme construit avec les organisations syndicales mais les premières difficultés voient le jour sur l’un des sites les plus sensibles.

Pour revenir brièvement sur l’historique du droit d’alerte, nous avions pris la décision de ne pas inclure Troyes dans la procédure, car, à nos yeux, cela ne s’imposait pas à ce moment‑là. Avec le recul, nous nous interrogeons sur la pertinence de ce choix.

M. Joseph Tarantini. Les signaux faibles sont nombreux et les représentants du personnel sont des capteurs remarquables. Cette vigilance accrue explique en partie l’évolution du dialogue social qui, malheureusement, n’a pas emprunté la bonne direction. L’information circule au sein de l’entreprise et, grâce à notre réseau, nous percevons beaucoup de choses. Certains cadres du groupe semblent eux-mêmes ne plus croire véritablement en la stratégie actuelle, tant celle-ci paraît atteindre ses limites. Sur un site industriel, nous avons connaissances des niveaux de production, des effectifs, des taux de charge et même de certains mouvements de personnel. Lorsqu’un salarié est affecté à un service particulier, nous nous interrogeons parfois sur le caractère durable ou non de l’affectation. Nous faisons alors remonter nos observations et interrogeons la direction au sein des instances idoines, mais les réponses sont souvent vagues ou inexistantes.

Par ailleurs, il me semble qu’une modification de certaines règles serait nécessaire. Prenons l’exemple de l’activité partielle. Lorsque l’activité est suspendue, ce sont les pouvoirs publics qui prennent en charge l’indemnisation du chômage technique. Il faudrait faire en sorte que l’indemnisation soit conditionnée à un certain nombre d’obligations pour les entreprises.

Nous avons le sentiment, bien que nous ne soyons pas dans le secret des délibérations stratégiques, que la situation est préoccupante. Il suffit d’écouter les déclarations de nos dirigeants, qui affirment que huit sites français ne seraient pas rentables. Nous craignons que ne subsistent que deux ou trois sites spécialisés à l’horizon 2030, concentrés sur des productions à forte technicité mais difficilement transposables, ce qui réduirait considérablement le nombre d’emplois industriels. Les conséquences pour le secteur tertiaire seraient également importantes. Clermont-Ferrand, par exemple, assure une part significative du soutien à l’activité industrielle mondiale.

Vous comprendrez ainsi l’étendue de notre inquiétude, qui ne nous empêche nullement de nous battre chaque jour. La situation devient toutefois extrêmement complexe, et nous avons le sentiment que l’entreprise se préoccupe davantage de son image que de nos alertes.

M. Pierrick Courbon (SOC). Vos témoignages, concrets et chargés d’une forte intensité émotionnelle, sont d’une grande valeur. Il est essentiel de rappeler avec clarté qu’un plan social ne se résume pas à une procédure administrative. Depuis plus de deux heures, nous avons évoqué la vie interne de l’entreprise, ses orientations stratégiques, leurs effets concrets ainsi que l’état du dialogue social. L’un des axes de réflexion de notre commission d’enquête a trait aux éventuelles défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. Monsieur Robert, vous avez évoqué ce point en expliquant que les pouvoirs publics faisaient preuve de passivité. Vous avez employé des mots forts, parlé de l’absence notable des préfets et comparé les Dreets à des greffiers administratifs. Vous avez ajouté que seule l’inspection du travail, malgré des moyens réduits, semblait être dotée d’un certain poids.

Pourriez-vous nous éclairer plus précisément sur la nature de vos relations avec les services de l’État, que ce soit en amont, pendant ou à l’issue des plans sociaux ? Sont-ils de plus en plus engagés ou, au contraire, de plus en plus absents ?

M. Ludovic Robert. Monsieur Masséglia s’est rendu plusieurs fois sur le site de Cholet mais nos échanges avec les pouvoirs publics demeurent assez limités. Les interactions sont certes plus fréquentes au moment fort de la crise mais, une fois le PSE signé, la mobilisation retombe vite. Nous avons le sentiment que notre action, en tant qu’organisation syndicale, s’interrompt brusquement. Michelin engage ensuite des discussions avec les acteurs locaux, sans que nous ayons réellement accès à leur contenu ou au contenu des décisions qui sont prises.

M. Laurent Bador. À la CFDT, ce sont souvent les unions régionales et interprofessionnelles qui assurent la continuité de l’action une fois qu’une entreprise a disparu, en particulier lorsqu’il n’y a plus de délégués syndicaux. Je pense notamment à la situation à Tours, où le processus de revitalisation s’avère extrêmement long. Dix ans après sa fermeture, le site est toujours une friche industrielle. La situation est similaire à La Roche-sur-Yon.

Il est indéniable que Michelin engage des ressources financières et contribue, sans doute, au développement de certaines entreprises locales. Néanmoins, il faut bien reconnaître que le spectacle de ces vastes zones désertées est loin d’être réjouissant. Il est probable que tous les emplois qui devaient être créés à Tours l’ai effectivement été, mais la situation du site reste préoccupante.

M. Nicolas Robert. Le site de La Roche‑sur‑Yon est, de même, quasiment laissé à l’abandon. Un projet a été lancé, mais les résultats se font attendre. Cinq ans après sa fermeture, le site ne compte qu’une trentaine d’emplois, avec à peine 10 % à 20 % des surfaces réellement exploitées.

Lorsque le ministre de l’industrie s’est rendu à Cholet, j’ai exprimé mon souhait de ne plus jamais vivre un scénario similaire à celui que nous avons vécu à La Roche-sur-Yon, où des querelles de pouvoir ont entravé le processus de réindustrialisation. Il est impératif que la réindustrialisation bénéficie d’abord aux salariés directement concernés par le plan social. À Cholet ou à Vannes, une entreprise qui créerait seulement vingt ou trente emplois pourrait permettre à autant de salariés de Michelin de rester dans le bassin, ce qui serait loin d’être négligeable.

Enfin, le site de Cholet a bénéficié, en 2023, de plus de 100 000 heures d’activité partielle, alors même que la fermeture était décidée l’année suivante, ce qui interroge sur la cohérence des politiques publiques qui sont conduites.

M. le président Denis Masséglia. Je souhaite exprimer, avec calme, mon profond mécontentement et dénoncer l’attitude de certains responsables politiques opportunistes, qui ont découvert l’existence de Cholet au moment de l’annonce de la fermeture du site. Ils sont venus pour faire monter la tension mais sont vite repartis quand ils ont constaté que vous souhaitiez trouver une solution pour les salariés. Cette manière de faire ne correspond pas à l’idée que je me fais de la mission des responsables politiques.

Nous avons besoin d’élus capables de travailler ensemble à la construction de l’avenir, malgré les divisions. C’est la première fois que je suis confronté à une telle forme de tourisme politique et je souhaite faire part de mon profond désaccord avec cette pratique. Elle est inacceptable car il y a des familles entières qui souffrent. Le rôle du politique est d’accompagner les femmes et les hommes, pas de chercher un bénéfice à court terme.

Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


14.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives de Crédit commercial de France (CCF) (jeudi 10 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne des représentants des organisations syndicales représentatives de Crédit commercial de France (CCF) ([14]).

M. le président Denis Masséglia. Nos deux auditions du jour sont consacrées à l’examen de la situation du Groupe Crédit commercial de France (CCF), qui a annoncé, il y a plusieurs mois, un projet de transformation profonde impliquant la fermeture de plusieurs dizaines d’agences et la suppression d’environ 1 350 emplois. Ce projet suppose l’établissement et la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) que la direction et les syndicats négocient en ce moment et pour quelques semaines encore.

Pour évoquer le sujet, et toutes les questions qui l’entourent, nous recevons les organisations syndicales représentatives présentes dans le groupe :

– pour FO : M. Éric Poyet, Mme Carole Cebe et M. Loïc Nicolas, délégués syndicaux nationaux ;

– pour la CFTC : M. Jean-Jacques Hery et Mme Carine Harbeumont, délégués syndicaux ;

– pour la CFDT : Mme Stéphanie Saad, déléguée syndicale et élue au comité social et économique (CSE), Mme Frédérique Dupraz, déléguée syndicale, M. Philippe Leggio, délégué syndical, Mme Sandrine Leménager, déléguée syndicale, et M. Thierry Rochefeuille, secrétaire du CSE ;

– pour le SNB/CFE-CGC : Mme Edwige Desplanche, déléguée syndicale et élue au CSE, Mme Delphine Deschênes, déléguée syndicale, Mme Cécile Jénot, déléguée syndicale, et Mme Amélie Ramet, élue au CSE.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Éric Poyet, Mme Carole Cebe, M. Loïc Nicolas, M. Jean-Jacques Hery, Mme Carine Harbeumont, Mme Stéphanie Saad, Mme Frédérique Dupraz, M. Philippe Leggio, Mme Sandrine Leménager, M. Thierry Rochefeuille, Mme Edwige Desplanche, Mme Delphine Deschênes, Mme Cécile Jénot et Mme Amélie Ramet prêtent serment.)

Mme Sandrine Leménager, déléguée syndicale CFDT. Si vous le permettez, nous allons nous prononcer au nom de l’ensemble des organisations syndicales de l’entreprise. Une première série d’interventions traitera de la situation de My Money Bank (MMB) ; une seconde série d’interventions traitera de la situation de CCF.

M. Thierry Rochefeuille, élu CFDT, secrétaire du CSE. Nous sommes réunis pour échanger sur les défaillances des pouvoirs publics face aux plans de licenciements. Parmi les différents types de plans de licenciements, on trouve notamment les plans de sauvegarde de l’emploi. Chaque PSE est différent d’une entreprise à l’autre. Tous les élus présents aujourd’hui sont confrontés à un PSE construit selon la même logique.

Les salariés du Groupe Crédit commercial de France vivent actuellement un plan de transition majeure : le PSE vise à supprimer le même ratio de postes dans les deux entités que sont la banque Crédit commercial de France et My Money Bank. Au total, chaque entité perdra un peu plus d’un tiers de ses effectifs.

En 2024, une rupture conventionnelle collective (RCC) a été mise en œuvre chez My Money Bank. En trois ans, l’entité aura perdu plus de 40 % de ses effectifs. La direction nous impose un PSE afin d’améliorer la rentabilité financière de la structure. Or nos équipes sont déjà en difficulté du fait de la charge de travail qui leur est imposée. Selon nous, le déploiement du PSE va augmenter les risques psychosociaux (RPS).

Certains PSE peuvent sans doute garantir l’avenir d’entreprises en grande difficulté. Mais lorsqu’un PSE est mis en œuvre à des seules fins de rentabilité financière, cela n’est pas acceptable. C’est là que nous pensons que les pouvoirs publics ont un rôle majeur à jouer, par l’intermédiaire d’un changement des règles du jeu.

Actuellement, le CSE n’émet qu’un avis sur le volet économique du PSE. Accompagné par des experts indépendants sur les sujets économiques, financiers et sociaux, il devrait avoir le pouvoir de contraindre l’employeur à revoir ou annuler un PSE avant même sa transmission pour validation à la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets).

Mme Edwige Desplanche, déléguée syndicale SNB/CFE-CGC. Je mène les négociations de mon deuxième plan de restructuration chez My Money Bank en l’espace d’un an et demi. Je voudrais vous dire que les mesures d’accompagnement des salariés et autres lignes d’écoute psychologique sont mises en place une fois que la crise est amorcée. En revanche, aucune réelle mesure de prévention n’est déployée.

À titre d’exemple, la formation sur les risques psychosociaux a été dispensée chez MMB après l’annonce de l’établissement du plan, ce que nous trouvons regrettable. Par ailleurs, l’accompagnement des pouvoirs publics est insuffisant. La lecture du motif économique du licenciement est souvent complexe et les informations essentielles à sa bonne compréhension sont données au compte-gouttes par la direction, et souvent tardivement.

Les recommandations et les observations faites par l’autorité administrative sont souvent trop sommaires et les points-clés sont survolés. Les organisations syndicales ne disposent d’aucun levier pour les discuter. En tant qu’élue, je me demande souvent de quels moyens nous disposons réellement pour limiter les restructurations. Avant My Money Bank, il y a eu la Sovac, Royal Saint-Georges, GE Capital Bank, BESV. MMB fait partie du Groupe CCF pour le moment, mais qu’en sera-t-il demain ?

Mme Stéphanie Saad, déléguée syndicale CFDT. Je vous remercie de nous permettre de nous exprimer sur la situation délicate que My Money Bank vit aujourd’hui du fait de la mise en œuvre du PSE. Malheureusement, force est de constater que cela est une habitude. À titre personnel, il s’agit de mon premier PSE en tant que déléguée syndicale ; en tant que collaboratrice dans l’entreprise depuis dix-huit ans, je ne les compte plus. On recense un plan tous les deux ans environ, que ce soit pour cause de fermeture, de vente d’activités, de délocalisations des équipes opérationnelles, etc.

L’usure des salariés et l’apparition des risques psychosociaux qu’elle engendre m’inquiètent. Le PSE vise à protéger en priorité les collaborateurs qui vont perdre leur emploi, mais il est primordial d’envisager également un accompagnement décent à destination des collaborateurs qui vont rester et qui se trouvent dans une grande détresse. Cela fait également partie de la protection de l’emploi à long terme.

Même s’il existe aujourd’hui un dispositif d’accompagnement – lignes téléphoniques psychologiques, présence d’un psychologue sur site, formations –, il reste clairement insuffisant. Le manque de considération pour le travail des salariés, la surcharge de travail qui pèse sur des équipes déjà fragilisées par la RCC, la mauvaise communication des managers sont autant de problèmes qui doivent être corrigés.

La corde est plus que tendue et les collaborateurs ont à peine le temps de reprendre leur souffle qu’il leur faut se réinventer. Nous sommes sans cesse dans la réaction, jamais dans l’anticipation. Des alertes ont été lancées, des constats ont été effectués, des propositions ont été faites, en vain.

Des décisions sont prises pour l’avenir alors que le présent est bancal. C’est incompréhensible. Le projet aurait pu et aurait dû être mieux préparé ; les élus auraient dû être sollicités en amont. C’est là que nous avons besoin de vous.

Notre rôle de négociateurs est très important, mais notre rôle de médiateurs l’est encore plus. Nous sommes le réceptacle des angoisses et des inquiétudes des collaborateurs et nous demeurons souvent impuissants, faute de moyens. De quelle crédibilité jouissons-nous auprès des salariés quand nous n’avons que très peu de marges de manœuvre ? Les règles du jeu doivent être changées pour le bien de tous.

Il est primordial que les pouvoirs publics se penchent sur les mesures d’accompagnement réelles mises en place dans le cadre d’un PSE et imposent le contrôle de ces mesures pour permettre aux collaborateurs de l’entreprise de demain d’exercer leur métier dans de bonnes conditions et éviter qu’ils se retrouvent au chômage ou en arrêt de travail.

Malgré l’existence d’un bon dialogue social, la direction entend, mais n’écoute pas. Peut-être écoutera-t-elle la commission ?

Mme Sandrine Leménager. Nous souhaitons rappeler certains faits de l’histoire récente du Groupe CCF. Ce groupe est une re-création ; ce n’est pas une banque centenaire. Elle s’est construite sur la revente par HSBC, groupe bancaire international, de la partie banque de réseau particulier, HSBC ayant conservé d’autres activités, dont la banque d’investissement.

En juin 2021, HSBC a présenté au CSE un projet de cession de ses activités de banque de détail en France. L’opération concernait au départ le transfert de 3 884 salariés. Il ne s’agissait pas de la cession d’une banque ou d’une entité juridique, mais bien du détourage d’une partie de l’activité de HSBC en France, ce qui n’a pas manqué d’interroger sur le caractère autonome de l’opération.

Celle-ci a pris beaucoup de temps, puisqu’elle a été réalisée le 2 janvier 2024. Elle a surpris et inquiété du fait de l’identité de l’acquéreur, le fonds d’investissement américain Cerberus. L’acquéreur était juridiquement la Banque des Caraïbes, une petite banque qui comptait moins de 200 salariés et qui avait été achetée en 2020 à la Société Générale par ce fonds d’investissement, qui a fermé les agences et licencié la plupart des salariés situés dans les départements ultramarins.

Cette acquisition ne visait pour Cerberus qu’à disposer de la licence bancaire indispensable pour pouvoir absorber les activités du réseau HSBC. La Banque des Caraïbes est une filiale de My Money Group (MMG), qui est lui-même constitué d’acquisitions récentes d’activités financières de taille réduite. MMG est une filiale de plusieurs holdings néerlandaises gérées par le fonds d’investissement Cerberus. Le montage est très compliqué.

Dès le départ, le fonds Cerberus a fait part de son intention de redresser l’activité pour revendre l’entité. La direction de HSBC a communiqué au CSE sur un projet offrant des perspectives favorables au nouvel ensemble. Cela s’est toutefois rapidement avéré être un mensonge porté par Cerberus et les dirigeants de MMB, tant auprès des élus que du ministre de l’économie. Nous tenons d’ailleurs à votre disposition un courrier de ce dernier.

M. Jean-Jacques Hery, délégué syndical CFTC. Les conditions financières de la vente sont encore plus atypiques. Cerberus a acheté les activités de HSBC pour un euro symbolique alors que l’actif cédé avait une valeur proche de 1,7 milliard d’euros. En outre, à la suite de l’évolution des conditions de vente, HSBC a conservé dans ce compte 7,1 milliards d’euros d’encours de crédits à taux faible, soit une charge pour HSBC, qui ne paye pas CCF. HSBC les a remplacés dans le bilan de CCF par des dépôts à la Banque centrale européenne (BCE). Avec la hausse des taux, ces liquidités se sont avérées beaucoup plus rémunératrices pour le CCF. À l’occasion de cette opération, le groupe a réalisé une plus-value de près de 2,5 milliards d’euros, portant son résultat net après impôts à 2,25 milliards d’euros en 2024.

Comment expliquer une telle opération ? Les activités de HSBC relevant de la banque de détail nécessitaient sans doute des réorganisations et des investissements. Cerberus a reçu l’argent pour réaliser ce plan, mais le fonds a très rapidement montré son vrai visage. Alors que la direction s’était engagée à ne procéder à aucun licenciement durant douze mois, une bien courte période, elle a annoncé réfléchir à des suppressions de postes et à des fermetures d’agences le 2 octobre 2024.

Le 4 décembre, elle a annoncé un plan prévoyant 1 400 suppressions de postes et 83 fermetures d’agences. Alors que Cerberus a réalisé une plus-value conséquente et a acquis un actif net de 1,7 milliard d’euros pour un euro symbolique, la direction essaie de faire croire qu’elle ne dispose que de très peu de moyens pour investir, réorganiser et porter un plan digne.

Il n’est plus question pour l’actionnaire d’investir massivement. Une somme d’à peine 80 millions d’euros est annoncée et le CCF doit financer lui-même sa propre réorganisation, comme le font les fonds d’investissement dans le cadre des achats à effet de levier (LBO). Le plan est soi-disant justifié par la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l’entreprise. Pourtant, il y a un an, l’acheteur savait ce qu’il faisait et nous nous demandons d’ailleurs comment les autorités de contrôle n’ont pas pu le voir. Il a perçu une somme lui permettant d’investir, mais il souhaite simplement supprimer des postes et faire payer aux salariés et à la collectivité son plan.

Mme Delphine Deschênes, déléguée syndicale SNB/CFE-CGC. Le CCF existe depuis un an. Sous l’empire de HSBC, nous avons déjà vécu un plan de sauvegarde de l’emploi et un plan de départ volontaire (PDV), qui a concerné la banque de marché. Deux RCC ont été mises en œuvre, sur le marché de l’entreprise et dans les fonctions « support ».

En ce qui concerne le plan actuel, nous avons le sentiment que rien n’a été fait pour l’éviter. Nous avons été informés qu’un PSE serait établi et qu’il entraînerait la suppression de 42 % de l’effectif transféré de HSBC, alors que ce projet devait plutôt créer de l’espoir.

Aux questions des organisations syndicales sur les orientations retenues, la direction répond de manière laconique que son budget est limité et que les mesures ne sont pas aussi intéressantes qu’elles pourraient l’être si une autre solution avait été choisie. Selon nous, ce PSE était prévu et préfinancé dès le départ par HSBC. Nous avons le sentiment que le PSE a été externalisé.

Mme Frédérique Dupraz, déléguée syndicale CFDT. L’ampleur de ce plan est considérable, puisque 42 % des salariés sont concernés et qu’un nombre conséquent d’agences sera fermé. Dans certains territoires, le CCF ne sera plus présent. Cela pose la question de son avenir.

Nous négocions le PSE depuis trois mois, mais nous n’avons obtenu que peu d’avancées. Nous venons à peine de terminer l’étude des catégories professionnelles affectées par le plan et nous ne sommes pas totalement en accord avec la direction. C’est la raison pour laquelle nous avons déjà dû proroger le délai de consultation du CSE. Le nombre de catégories professionnelles affectées est bien trop conséquent – on en compte 155. Les organisations syndicales souhaitent que les départs contraints soient limités et que les départs volontaires soient privilégiés.

Les mesures proposées sont, à ce jour, significativement moins favorables que les mesures qui avaient été déployées à l’occasion des trois derniers plans mis en œuvre chez HSBC. Le plan actuel est moins-disant sur un grand nombre de paramètres, alors même que la situation du marché de l’emploi se tend et que l’entreprise a les moyens de faire mieux grâce aux 2,5 milliards d’euros de plus-values qu’elle a enregistrés.

Le plan nous interpelle également car il contient des mesures de licenciement qui insistent beaucoup plus sur la note de performance que sur les critères de fragilité des salariés.

La direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) d’Île-de-France a adressé un courrier de douze pages à la direction du CCF pour lui demander de reprendre un grand nombre de points, ce qui nous conforte dans nos demandes. Cependant, plus de trois semaines après l’envoi de ce courrier, la direction n’a pas répondu à l’autorité administrative.

Mme Carole Cebe, déléguée syndicale nationale FO. Pour le moment, les évolutions apportées au PSE sont marginales. Nous organisons un grand nombre de réunions, au cours desquelles la direction ne nous répond pas ou peu et se contente d’expliquer pourquoi elle n’évoluera pas. Après trois mois de négociation et neuf réunions, la liste des catégories professionnelles concernées par les licenciements n’a toujours pas véritablement évolué. Chez HSBC, il existait 60 catégories professionnelles ; la direction nous a présenté un plan recensant 207 catégories professionnelles. Cela ressemble à du ciblage.

Rien que pour le CCF, le plan recense encore 145 catégories professionnelles différentes, dont 110 comptent au maximum neuf salariés. Pour 37 catégories professionnelles, il y aurait plus de deux tiers de suppression de postes. Pour beaucoup de catégories professionnelles, la moitié des postes pourrait être supprimée.

Nous nous battons pour sauver les emplois. Pour ceux qui ne pourraient pas être sauvés, nous cherchons à limiter le plus possible les licenciements contraints. En conséquence, nous cherchons à élargir le plus possible le volontariat. Malheureusement, nous sommes très peu entendus. C’est très symptomatique s’agissant des fonctions « support » et centrales. En tenant compte du télétravail et de tous les moyens modernes de communication, nous pourrions éviter des suppressions de postes ou, en tout cas, des départs contraints. Il n’y a aucune logique à supprimer les fonctions d’analyse sur l’ensemble du territoire pour les concentrer à Paris. La direction va jusqu’à supprimer des postes à certains endroits pour les recréer à d’autres.

Nous demandons aussi régulièrement la mise à jour du livre 1 du PSE, mais la direction ne l’a toujours pas fait. L’absence d’actualisation de ce livre, alors que la négociation a commencé depuis plus de trois mois, pourrait être assimilée à une stratégie consistant à refuser de prendre acte de la moindre évolution et à priver les organisations syndicales de tout repère.

Quelle confiance pouvons-nous accorder à la direction qui, si peu de temps après la reprise de la société, engage un plan entraînant plus de 1 500 suppressions de postes et 100 modifications de postes qui pourraient conduire à des suppressions supplémentaires ? 42 % du personnel va disparaître moins d’un an après la cession !

Les organisations syndicales éprouvent des difficultés à se projeter vers l’issue de la négociation. Pour le moment, nous n’avons pas abordé les mesures d’accompagnement à proprement parler.

M. Philippe Leggio, délégué syndical CFDT. Je souhaite revenir sur l’enquête triennale qui a été faite par le Syndicat national de la banque au sujet des risques psychosociaux qui touchent les salariés du secteur. Il apparaît que 44 % d’entre eux sont concernés par les RPS. Les salariés du CCF sortent d’une longue période d’incertitude, éprouvante, puisque le projet de cession a été mis sur la table en 2021.

L’ampleur des réductions d’effectifs a créé un effet de sidération très important et il existe une grande défiance vis-à-vis du repreneur et des actionnaires. Le sentiment qu’il existe une pression commerciale s’est accru au sein d’équipes qui exercent leur activité dans des conditions dégradées. Les salariés ont le sentiment que les managers ne respectent pas la procédure afférente au PSE, ce qui occasionne des situations de souffrance au travail. Les collaborateurs parlent d’un « yoyo émotionnel » intense.

Le monde de la banque est caractérisé par une forte pression du fait de l’existence d’objectifs commerciaux agressifs, d’une culture de la performance, d’une charge de travail importante, etc. Du reste, la relation avec les clients est de plus en plus exigeante et souvent de plus en plus conflictuelle, hélas.

Les risques de burn-out dans le secteur bancaire résultent de la combinaison de différents types de pression. Les entreprises doivent prendre conscience de l’existence de ces risques et mettre en place des mesures de prévention et de soutien à destination de leurs employés.

Par ailleurs, il est certain que le risque de burn-out sera très important pour les salariés non concernés par le plan, puisqu’ils seront très rapidement soumis à une forte pression, qui entraînera des répercussions sur leur santé. Le risque sera évidemment aussi important pour les salariés qui seront licenciés.

Mme Carole Cebe. Les managers ont été contraints de présenter un plan qu’ils ne connaissaient pas. Les risques concernent toutes les catégories professionnelles. J’ajoute que le cabinet Technologia, que nous avons mandaté, a pris le CCF comme cas d’école pour expliquer comment une entreprise peut cumuler des facteurs de risques graves.

M. Philippe Leggio. La communication à destination des collaborateurs entraîne un « yoyo émotionnel » permanent, qui les empêche de se projeter.

M. Loïc Nicolas, délégué syndical national FO. Le CCF et Cerberus avaient décidé avec les organisations syndicales que l’emploi des salariés serait protégé pendant douze mois, à compter du 1er janvier 2024, dans le cadre d’un accord de transition. Or le CCF et son actionnaire n’ont pas attendu le terme de cette période pour annoncer à la presse la mise en œuvre du PSE. Cela témoigne d’un certain mépris à l’égard des organisations syndicales et du CSE.

Le CCF se réfugie derrière le nombre important de réunions organisées pour tenter de faire croire que le dialogue social est constructif. En réalité, les discussions sont bloquées sur le premier thème de négociation : les catégories professionnelles concernées par les licenciements. Le CCF n’a pas hésité à mettre la pression sur les syndicats, en faisant croire qu’ils portaient la responsabilité de l’absence d’avancée sur l’élaboration du livre 1 du PSE.

La direction communique directement avec les salariés. Elle évoque avec eux le déploiement de mesures qui n’ont pas été négociées avec le CSE. La démarche retenue par le CCF n’est pas loyale. Les échanges ne sont pas toujours constructifs. La direction ne répond pas nécessairement aux questions des organisations syndicales ou du CSE ; elle ne fournit pas non plus l’ensemble des documents réclamés par ce dernier. Le directeur général n’hésite pas à expliquer publiquement que les représentants syndicaux sont responsables des pertes financières de la banque du fait de la durée des négociations. Selon lui, la banque perd 500 000 euros par jour, ce qui représente environ 10 000 à 15 000 euros en moins pour chaque salarié indemnisé dans le cadre du plan. Cela est naturellement faux.

Les syndicats ne peuvent raisonnablement se projeter sur l’issue de la négociation, laquelle est toujours bloquée pour les raisons qui ont été évoquées.

Mme Carine Harbeumont, déléguée syndicale CFTC. Nous sommes accompagnés par le cabinet TN Avocats et par les experts d’Ipso Facto sur l’analyse juridique du livre 1 et sur la stratégie liée à la négociation du livre 2. Par ailleurs, nous sommes accompagnés par le cabinet Technologia sur l’analyse du livre 4 et la question des RPS.

M. Éric Poyet, délégué syndical national FO. Une des questions que vous nous avez posées porte sur nos craintes quant à la fermeture d’agences et au risque d’une nouvelle réorganisation. Nous avons clairement des craintes en la matière, en raison du contexte actuel, des fragilités intrinsèques de CCF et de la stratégie plus que délétère de l’actionnaire.

En 1978, un rapport rédigé par Simon Nora et Alain Minc indiquait déjà que la banque serait la sidérurgie de demain. Aujourd’hui, les activités de la banque de détail sont celles qui présentent les plus grandes difficultés, du fait de la hausse des taux, qui fragilise le bilan des banques, et de la concurrence des néo-banques, qui fragilise le réseau des agences bancaires.

Nous sommes inquiets en raison des fragilités intrinsèques de CCF. En France, le modèle bancaire est celui de la banque universelle, qui repose sur la complémentarité des activités au sein d’un établissement : banque de détail, banque de gros, activités de marchés, d’assurances, etc. Dans ce modèle, la banque est à la fois vendeuse de produits, mais également productrice : elle vend des contrats d’assurance vie et des produits d’épargne. Cela permet de compenser les éventuelles pertes enregistrées par ailleurs.

Or le CCF est uniquement une banque de réseau de particuliers ; elle n’a pas d’autres activités. Elle est donc moins résiliente que ses concurrents et ne produit pas ce qu’elle vend. Le CCF est un réseau spécialisé sur un type de clients qui vend les produits des autres ; c’est une sorte de « supermarché » de la banque.

Du reste, la stratégie délétère de l’actionnaire nous inquiète. Bien qu’il connaisse le contexte actuel, il a annoncé que son objectif était de parvenir à un coefficient d’exploitation – le rapport entre les charges et les produits – égal à 60 %, soit un niveau jamais atteint en France par une banque physique. Et ce, tout en se définissant comme une banque patrimoniale apportant des conseils à ses clients, à la différence d’une banque en ligne.

Cerberus ne pense qu’à réduire les coûts, fermer des agences et supprimer des postes. En agissant de la sorte, la qualité du service va se dégrader, les clients vont changer de banque et les revenus vont diminuer. Au demeurant, il ne se passe pas un jour ou une semaine sans qu’une nouvelle fraude apparaisse. C’est un cercle vicieux, qui a peu de chance de prendre fin. En outre, aucune des modalités du projet n’a été expérimentée ; tout provient de calculs effectués sur des tableurs Excel. Il aurait fallu construire des pilotes, investir dans des outils et dans les femmes et les hommes qui travaillent dans l’entreprise. Cela n’est pas la stratégie de Cerberus, qui veut passer l’organisation à la paille de fer et vendre au meilleur prix.

Les organisations syndicales et les représentants du peuple que vous êtes ont pour mission de défendre l’emploi. L’un de vos glorieux prédécesseurs disait : « [D]e l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée. » Faisons preuve d’une audace collective pour que notre pays défende dignement ses citoyens et ses emplois. La France doit être au rendez-vous des enjeux sociaux du XXIe siècle, qui seront encore plus nombreux qu’auparavant du fait de l’apparition de l’intelligence artificielle (IA).

Mme Sandrine Leménager. Nous souhaitons revenir sur l’opération au cours de laquelle le CCF a encaissé une plus-value de 2,5 milliards d’euros. L’entreprise annonce qu’elle investira 100 millions d’euros pour assurer la pérennité de l’entité. Sur ce montant, 80 millions d’euros sont destinés au CCF, parmi lesquels 29 millions d’euros sont destinés à la remise en état des agences qui vont fermer. Il s’agit donc d’un investissement de 50 millions d’euros. Qui va payer la facture ? Ce sont les salariés, à travers la réduction de la masse salariale.

Mme Carole Cebe. Pendant toute la durée de la procédure d’information-consultation du CSE précédant l’opération de cession de HSBC, les organisations syndicales n’ont cessé de demander à connaître le projet du repreneur et ses intentions en matière sociale, sans succès. De même, nous avons demandé, à plusieurs reprises, à être reçus par les autorités de régulation et de contrôle, notamment l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). Celle-ci a refusé de nous recevoir, alors même que le vendeur et le repreneur étaient reçus pour exposer leurs projets.

Cette mise à l’écart des organisations syndicales démontre l’absence de prise en compte de l’avis, des questions, des observations ou des suggestions du CSE et de ses experts. Si l’ACPR avait écouté les syndicats, aurait-elle sollicité davantage de garanties de la part de Cerberus ? Cela aurait-il permis d’anticiper la catastrophe sociale ? La question peut être posée.

Nous ne comprenons toujours pas comment la cession des activités de la banque de détail de HSBC en France – 700 000 clients, 20 milliards d’euros de dépôts et autant de crédits – a pu être acceptée alors que l’acquéreur était la Banque des Caraïbes, une entité détenue par un fonds d’investissement néerlandais et gérée par un acteur américain, et que le projet du repreneur n’était pas finalisé.

Nous souhaitions a minima être entendus, mais cela n’a pas été le cas. Nous avons fait usage de notre droit d’alerte en raison de l’absence de réponses à nos questions de la direction, mais la démarche n’a pas abouti. Nous avons écrit au ministre, en vain. Depuis l’annonce du plan, la Drieets suit le dossier et a adressé une lettre d’observations de douze pages à la direction. Le travail est fait, maintenant que le mal est fait.

Mme Cécile Jénot, déléguée syndicale SNB/CFE-CGC. Il aurait été judicieux qu’un contrôle plus rigoureux et des garde-fous soient mis en place en amont. Pour des opérations de cette ampleur, il est indispensable que les intentions du repreneur et les conséquences sociales de son projet fassent l’objet d’une évaluation aussi exigeante qu’approfondie.

Encore une fois, le plan concerne plus de 42 % des salariés. Le CSE et les organisations syndicales doivent être systématiquement consultés et entendus par les autorités compétentes. Leur expertise et leur connaissance du terrain sont indispensables pour s’assurer que l’intérêt des salariés sera véritablement pris en considération dans le processus décisionnel.

M. le président Denis Masséglia. Je comprends de vos interventions qu’un PSE était prévu et qu’il a été mis en œuvre par une autre structure, chargée de réduire les effectifs. Est‑ce bien le cas ? Que préconisez-vous pour éviter qu’une telle situation se reproduise ?

Vous parlez de mesures de prévention destinées à éviter les PSE. À quelle mesures pensez-vous ? L’augmentation du nombre des représentants du personnel ou des syndicats au sein des conseils d’administration pourrait-elle constituer l’une de ces mesures ?

Mme Sandrine Leménager. En vendant son réseau de distribution à la Banque des Caraïbes, HSBC a externalisé la mise en œuvre du plan social. À cet effet, elle a payé 2,5 milliards d’euros. Une casse sociale de cette ampleur aurait certainement pu être évitée. Les autorités de contrôle auraient dû demander plus de garanties au repreneur. Elles n’ont reçu ni le CSE, ni les organisations syndicales, qui se posaient pourtant des questions. Nous étions interpellés par le fait qu’une structure de moins de 200 salariés reprenne un groupe de 3 500 salariés. Très clairement, il y a eu une défaillance.

M. Thierry Rochefeuille. Je siège au conseil d’administration de My Money Bank, qui se réunit une fois par trimestre, mais je ne suis invité qu’à la fin, au moment des délibérations ; je ne participe pas aux travaux en amont. Je n’ai aucun pouvoir décisionnaire. Dès lors, il ne suffit pas d’accroître le nombre d’administrateurs qui représentent les salariés ; il faut surtout qu’ils aient le pouvoir de participer et d’agir.

Pourquoi ne pas étendre les pouvoirs du CSE, qui n’émet que des avis ? La direction a réfléchi au projet de PSE à compter de la mi‑2024. Pourquoi, dès le départ, n’avons-nous pas été inclus dans cette réflexion, pour apporter des idées et trouver des solutions ? Les décisions de suppression de postes sont prises en haut lieu, mais les décisionnaires ne connaissent pas la charge de travail ou le quotidien des salariés. Le CSE existe déjà. Peut-être faut-il étendre ses prérogatives ? Les experts qui nous accompagnent ont pris conscience du fait que les économies que doit permettre le PSE ne répondent pas à un objectif clairement établi.

Mme Carole Cebe. Je siège au conseil d’administration de CCF et je vous confirme que je ne suis conviée qu’au moment des délibérations. En 2024, le PSE n’a pas été discuté à l’occasion des réunions du conseil. Une seule question a été posée au mois de novembre : « Êtes-vous d’accord pour investir 100 millions d’euros pour économiser ensuite 200 millions d’euros par an ? » Il a fallu que j’écrive pour pouvoir participer physiquement à ces réunions : nous n’étions conviés jusque-là qu’en visioconférence. Le conseil d’administration, c’est intéressant, à condition d’y participer vraiment.

Il nous est arrivé d’alerter sur les RPS, mais nos propos ne figuraient pas dans les procès-verbaux mis aux voix par la suite. Pourtant, l’alerte était sérieuse.

Il est essentiel que les autorités nous entendent, car nous avons une bonne connaissance de la situation. Je regrette que l’ACPR n’ait pas donné suite à notre demande de rencontre. Les choses doivent évoluer dans ce domaine.

Mme Delphine Deschênes. Il me semble nécessaire d’inclure un plus grand nombre de salariés au sein des conseils d’administration. Ce sont des acteurs de terrain dont la contribution est précieuse, car ils connaissent les enjeux de leur métier et de leur secteur. À ce sujet, je vous invite à consulter le rapport remis en 2018 au Gouvernement par Mme Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT, et M. Jean‑Dominique Senard, alors président de Michelin. Il s’agit d’un excellent support.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je tiens tout d’abord à vous exprimer notre soutien dans l’épreuve que vous traversez. Nos auditions nous permettent de faire la lumière sur le temps qui s’écoule entre la conception d’un PSE et son déploiement. Une mauvaise gestion de la temporalité peut susciter des angoisses fortes et dégrader les conditions de travail ; c’est le cas ici. L’organisation d’un véritable dialogue social implique un effort de l’ensemble des parties. Or il semble que le fonds Cerberus n’accorde pas d’importance au dialogue social et ne fasse pas même preuve d’un minimum d’humanité.

Vous avez souligné que HSBC avait manifesté son intention de mettre en œuvre un plan social. Si tel avait été le cas, les termes de la négociation auraient-ils été plus favorables aux salariés ?

M. Éric Poyet. C’est une très bonne question. Vraisemblablement, oui. En effet, lorsqu’un PSE est mis en œuvre, les moyens qui lui sont alloués sont établis compte tenu des moyens du groupe auquel l’entreprise appartient. Même si HSBC France criait sur tous les toits que son réseau était déficitaire, ce qui était discutable, les moyens en question auraient été alloués en tenant compte de ceux du Groupe HSBC, qui dégage 12 milliards d’euros de bénéfices chaque année.

Pour justifier l’établissement du PSE, le CCF indique que ses pertes quotidiennes s’élèvent à 500 000 euros. D’un point de vue strictement comptable, elles s’élèvent en réalité à 100 000 euros. Certes, ce montant reste conséquent, mais il convient de le mettre en perspective avec celui des gains de l’entreprise : le CCF a réalisé 2,3 milliards d’euros de bénéfices en 2024, principalement grâce à la plus-value engendrée par la cession de HSBC à Cerberus.

HSBC n’a pas fait le travail, malgré les nombreux projets de restructuration déployés en son sein. HSBC a acquis le CCF en 2000. Des restructurations ont eu lieu, qui ont notamment affecté les activités de marché et les activités informatiques. Le réseau a été systématiquement épargné. Cela n’est pas un hasard : il constituait la véritable « vache à lait » de HSBC France.

HSBC a donc délégué cette tâche ingrate à Cerberus, qui a saisi l’opportunité. Qui refuserait 2,5 milliards d’euros de bénéfices pour un euro investi ? J’ai fait une contre-offre à deux euros, qui a malheureusement été rejetée. L’opération s’est avérée extrêmement lucrative : un euro investi contre 2,5 milliards d’euros d’argent frais, sans compter les 20 milliards d’euros de dépôts transférés, les 15 milliards d’euros de crédits transmis et les 7 milliards d’euros de liquidités. Ces fonds ne sont pas placés au CCF mais au niveau de la holding Promontoria et sont investis, notamment, dans des fonds de la BCE – ils dégagent entre 300 et 400 millions d’euros de dividendes annuels.

Notre directeur des investissements a fait le pari d’éliminer la première ligne de défense en assumant un risque de 1 %. Ce pourcentage de risque représente environ 300 millions d’euros rapportés à la taille du bilan du CCF. On peut légitimement se demander si cet argent n’aurait pas pu être investi de manière plus judicieuse.

Compte tenu des résultats du groupe, le plan aurait été nettement plus favorable s’il avait été élaboré sous l’empire de HSBC. Les pouvoirs publics, et notamment la Drieets, doivent être extrêmement vigilants quant aux moyens alloués au PSE. Ces derniers ne doivent pas être calculés sur la base d’une perte affichée de 100 000 euros par jour ; ils doivent tenir compte du montant du bénéfice réel – 2,3 milliards d’euros –, du montant des actifs placés – près de 7 milliards d’euros –, qui génèrent eux-mêmes 300 à 400 millions d’euros par an. C’est un véritable trésor de guerre !

Notre revendication ne porte pas nécessairement sur l’investissement de cet argent dans le PSE, mais plutôt sur son utilisation pour assurer l’avenir de la banque. Notre objectif principal est de garantir que le CCF ne soit pas simplement une comète, mais s’inscrive au contraire durablement dans le paysage bancaire. C’est notre priorité absolue.

Mme Stéphanie Saad. Si le plan avait été élaboré par HSBC, My Money Bank n’aurait probablement pas été concernée. MMB subit les conséquences de l’intégration du CCF. Certes, MMB a également été touchée par l’augmentation du taux d’usure, mais la RCC visait précisément à améliorer les résultats. On peut légitimement se demander ce qui se serait passé sans l’intégration du CCF. En effet, My Money Bank est aujourd’hui bénéficiaire, mais a engagé de fortes sommes d’argent pour faire de cette intégration une réussite.

Mme Carole Cebe. Les deux experts que nous avons mandatés ne comprennent pas ce que souhaite faire l’entreprise ; ils ne comprennent pas non plus comment la réorganisation permettra d’en faire une entreprise solide dans la durée. Soit le CCF sera revendu à un groupe capable de reprendre toutes les fonctions supprimées, soit son avenir restera flou. Un autre PSE sera peut-être mis en œuvre. Cela doit nous faire réfléchir aux moyens de prévenir cette situation. Sans investissement pour préparer l’avenir, la viabilité de l’entreprise est compromise. Les experts sont unanimes sur ce point.

M. le rapporteur. Je comprends que le dialogue social est défaillant, pour ne pas dire inexistant. Pensez-vous que le fonds Cerberus envisage de revendre le CCF dans les prochaines années, une fois que la rentabilité espérée aura été obtenue, au détriment de l’emploi ?

Mme Frédérique Dupraz. Cela a été clairement annoncé. Avant l’arrivée de M. Niccolò Ubertalli à la tête de CCF, c’est M. Eric Shehadeh, à l’origine du plan de cession, qui dirigeait l’entreprise. Il avait clairement indiqué que l’objectif de Cerberus consistait à revendre l’entité à moyen terme, en faisant une plus-value. Cette stratégie est connue de tous autour de cette table. Il avait même ajouté qu’une introduction en bourse pourrait être envisagée si les résultats étaient exceptionnels. Nous sommes tous conscients qu’une revente est inévitable à plus ou moins long terme.

Mme Cécile Jénot. Il est très difficile de comprendre la stratégie de la direction à court terme. À long terme, la probabilité d’une revente est très forte.

Mme Carole Cebe. La revente est certaine. L’enjeu réside dans le fait de savoir si l’entreprise sera rentable avant la revente. Le plan, tel qu’il est conçu aujourd’hui, ne nous permet pas de nous projeter à sept ans, ce qui correspond à la durée de détention par Cerberus d’une entité acquise. L’inquiétude ne porte pas tant sur la revente, dont le principe paraît acquis, mais sur le calendrier et sur l’état dans lequel l’entreprise se trouvera à ce moment-là.

M. Thierry Rochefeuille. Chez MMB, les chiffres qui nous sont communiqués donnent l’impression que l’objectif consiste à améliorer temporairement la situation, mais que l’embellie ne durera pas. Les économies qui seront faites grâce au PSE sont des économies de façade.

M. le rapporteur. Nous allons interroger dans quelques instants le directeur général de CCF. Quelles sont les questions que vous aimeriez que nous lui posions ?

M. Éric Poyet. Il y a une question que nous lui posons sans cesse depuis le 4 décembre. Nous vous serions reconnaissants de nous communiquer sa réponse, si vous l’obtenez. Demandez-lui de vous présenter son projet industriel ; demandez-lui de vous présenter sa vision de l’avenir de l’entreprise ; demandez-lui de vous expliquer comment il envisage de rendre le CCF rentable. J’imagine qu’il vous répondra que Cerberus est un capitaine d’industrie, un investisseur avisé. J’imagine qu’il vous répondra que le fonds a acheté une banque en Autriche et qu’il la possède depuis sept ans. Ce cas de figure est une exception et il en fait une règle !

En tant qu’élus du CSE, en tant que délégués syndicaux porteurs de revendications, nous n’avons de cesse de lui demander de nous présenter son projet industriel. Mais nous n’obtenons en retour qu’un silence assourdissant. Le 7 janvier dernier, quand le CSE de MMB et le CSE de CCF se sont réunis pour évoquer le PSE, on nous a remis des documents comportant 1 800 pages au total. Le plan de développement tenait sur deux pages, lesquelles comportaient huit histogrammes, en couleur certes. Demandez-lui de vous donner des détails sur ce plan. Pas de discours, des éléments concrets. Comment les agences seront-elles organisées ? Comment la rentabilité pourra-t-elle être retrouvée sans investissement ? Je rappelle qu’il est envisagé d’investir 80 millions d’euros, un montant ridicule pour une banque. Pour votre information, lorsque l’hôpital d’Aix-en-Provence a revu son système informatique, il a investi 15 millions d’euros. Comment croire que cet investissement permettra à l’entreprise de repartir du bon pied ?

Par ailleurs, il est prévu d’investir 29 millions d’euros dans l’immobilier, pour le renouvellement des agences. Il y a quinze jours, nous avons appris que la quasi-totalité de cette somme servirait en réalité à rénover des agences qui seront fermées et restituées à leur ancien propriétaire. Comment peut-on parler d’investissement productif ? Aujourd’hui, dans les agences, nous en sommes réduits à poser du scotch sur les rideaux pour faire tenir le logo de CCF sur le logo de HSBC. Nous en sommes là.

On ne parle pas de la cession d’un simple fonds de commerce de proximité. On parle de l’avenir de 1 400 salariés et, au-delà, de celui d’une banque qui occupait une place centrale dans le système bancaire français du temps où elle appartenait à HSBC. La seule question à poser au directeur général de CCF est la suivante : quel est votre plan de développement ?

M. le rapporteur. Notre commission d’enquête examine l’action ou l’inaction des pouvoirs publics. Vous avez évoqué l’envoi d’un courrier à un ministre. Pouvez-vous nous communiquer le contenu et la date de ce courrier ?

Tous les éléments relatifs à vos échanges avec les pouvoirs publics, y compris les représentants du pouvoir exécutif, nous intéressent. Nous voulons connaître leur implication dans le dossier afin de les interroger sur les éléments qui leur auraient été communiqués par la direction et les démarches qu’ils auraient accompli pour préserver l’emploi et faire entendre la voix de l’intérêt général.

Mme Carole Cebe. Nous pourrons vous adresser ces éléments par écrit. Par ailleurs, nous avons rencontré plusieurs députés, sénateurs et ministres pour les alerter sur la situation actuelle. Nous avons alerté le ministère du travail sur le PSE et les RPS dans l’entreprise, mais aussi le ministère de l’économie, hier encore, sur les risques pesant sur la banque en cas d’inaction.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). J’ai été attentive aux questions posées par mes collègues et à vos réponses, qui sont extrêmement intéressantes. Vous êtes manifestement très impliqués dans votre métier. Vous avez parlé des difficultés auxquelles vous faites face. Quelles préconisations pouvez-vous faire pour garantir que les banques, et notamment les banques qui disposent d’agences partout sur le territoire, puissent survivre et être rentables ? Vous offrez un service essentiel pour la majorité de nos concitoyens. Je suis consciente que ma question peut sembler naïve, mais si nous n’essayons pas de tendre vers un idéal, aucun progrès n’est possible.

M. Éric Poyet. Votre question est très vaste et très pertinente à la fois. Les pouvoirs publics peuvent effectivement agir pour éviter la casse sociale à venir dans le milieu bancaire et la désertification bancaire dans les territoires, notamment les territoires ruraux. Il faut s’assurer que le type d’opérations dont nous avons été les victimes collatérales ne se reproduise pas ou, en tout cas, soit mieux encadré.

Nous avons sollicité l’avis de nos organismes de tutelle, mais n’avons obtenu en retour qu’un silence assourdissant. C’est là où le bât blesse. Nous vivons dans un monde régi par la loi de l’offre et de la demande. Au-delà de la sauvegarde des agences sur le territoire, il faut sauver les emplois. Pour cela, il faut permettre aux pouvoirs publics d’être plus intrusifs dans le monde de l’entreprise et donner plus de pouvoir de contrôle aux partenaires sociaux, sans adopter toutefois le modèle de cogestion en vigueur dans les pays scandinaves ou en Allemagne. En conjuguant nos efforts, nous pourrons réduire significativement l’incidence des décisions néfastes des entreprises, que supporte la collectivité.

Pourquoi la société devrait-elle supporter les risques parfois inconsidérés pris d’en haut par une poignée de décisionnaires à propos de projets qui ne tiennent pas la route ? En géométrie, plus on se dirige vers le haut d’une pyramide, moins on voit la base et, de tout en haut, on ne la voit plus du tout. Chacun doit avoir le sens des réalités. Nous devons, responsables politiques et partenaires sociaux, nous aider mutuellement, afin que les emplois soient protégés et que la prophétie d’Alain Minc et de Simon Nora ne se réalise pas.

Mme Frédérique Dupraz. Parmi les 87 agences du réseau qui vont fermer, certaines sont rentables. La direction n’a pas présenté la justification économique et financière derrière la fermeture de chaque agence. Des directeurs d’agence et des organisations syndicales sont d’ailleurs intervenus, dans certains territoires, pour que des agences qui sont rentables restent ouvertes. Il faut agir en amont pour ne pas fermer des agences rentables. Cette réflexion vaut pour les autres banques françaises qui ferment des agences économiquement rentables, dans le seul but de faire des économies d’échelle. Le problème est là.

Mme Carole Cebe. Je partage totalement ce point de vue. Certaines agences ne ferment qu’au nom de la recherche d’une rentabilité plus élevée. Les pouvoirs publics peuvent et doivent intervenir, dans la mesure où les banques exercent un rôle économique très important et perçoivent des aides. En contrepartie de l’octroi de ces aides, il faut poser des exigences. Au CCF, certains salariés s’impliquent fortement pour maintenir en vie les agences sur le territoire. Certains députés se sont aussi mobilisés et ont rencontré le directeur général de l’entreprise pour lui demander de préserver certaines agences rentables.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur Poyet, vous demandez que les partenaires sociaux disposent d’un pouvoir de contrôle plus étendu sur les décisions de l’employeur, et je partage votre point de vue. Je souhaite que nous nous rapprochions du modèle scandinave ou allemand, fondé sur la cogestion. Je crois en l’intelligence collective, en l’implication de tous les acteurs dans le développement de l’entreprise et en la juste répartition de la richesse.

Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


15.   Audition, ouverte à la presse, de M. Niccolò Ubertalli, directeur général de Crédit commercial de France (CCF), et Mme Delphine de Mailly Nesle, directrice des ressources humaines (jeudi 10 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Niccolò Ubertalli, directeur général de Crédit commercial de France (CCF), et Mme Delphine de Mailly Nesle, directrice des ressources humaines ([15]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent la direction de Crédit commercial de France (CCF), qui a annoncé, il y a plusieurs mois, un projet de transformation profonde impliquant la fermeture de plusieurs dizaines d’agences et la suppression d’environ 1 350 emplois.

Je rappelle que ce projet suppose l’établissement et la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) qui fait l’objet d’une négociation, pour quelques semaines encore, entre la direction et les syndicats.

Pour évoquer le sujet, et toutes les questions qui l’entourent, nous allons entendre M. Niccolò Ubertalli, directeur général de Crédit commercial de France, et Mme Delphine de Mailly Nesle, directrice des ressources humaines.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Niccolò Ubertalli et Mme Delphine de Mailly Nesle prêtent serment.)

M. Niccolò Ubertalli, directeur général de Crédit commercial de France (CCF). En préambule, je précise que je suis Italien et que j’ai travaillé au sein du groupe UniCredit, dans la banque de détail, pendant plus de vingt ans, dans différents pays européens. Je suis spécialisé dans le redressement des banques de détail en difficulté.

J’ai rejoint le Groupe CCF en janvier 2023. Le CCF a été créé le 1er janvier 2024. Il est issu de la fusion des activités de la banque de détail de HSBC en France et des activités de My Money Bank, une banque de financement spécialisée. Nous servons environ 800 000 clients en France. Nous avons décidé de renommer les activités de HSBC France. Il est désormais question des activités de Crédit commercial de France. Il s’agit d’une marque encore extrêmement forte, même si sa part de marché dans la banque patrimoniale est inférieure à 2 %. My Money Bank est également une institution d’excellence française, héritière de la Société de vente des automobiles Citroën (Sovac), créée par André Citroën en 1919.

Je voudrais évoquer deux points sur l’environnement dans lequel nous évoluons et qui nous conduisent à établir ce plan stratégique. D’abord, le secteur bancaire connaît aujourd’hui une très grande évolution. Cette évolution est mondiale, extrêmement rapide et impulsée par les clients eux-mêmes. L’irruption du smartphone a complètement changé le rapport entre une banque et ses clients, qui ne sont plus que 5 % à se rendre régulièrement dans une agence. À la suite de la pandémie de covid‑19, la vidéoconférence et le téléphone sont devenus les principaux moyens utilisés par nos clients pour contacter leurs conseillers. Nos clients sont maintenant habitués à avoir des réponses immédiates à leurs questions.

Ensuite, malgré son potentiel, le CCF perd plus de 100 millions d’euros par an depuis 2017, soit 500 000 euros par jour. Au total, il a perdu plus de 1 milliard d’euros et, en 2024, ses pertes se sont établies à 200 millions d’euros. Cette situation est insoutenable pour n’importe quelle entreprise ; il convient donc de la faire évoluer. En tant que directeur général, ma responsabilité consiste à agir dans deux directions. Il s’agit, d’une part, de préserver les avoirs de 800 000 Français et, d’autre part, de bâtir un groupe durable pour nos collaborateurs.

Notre plan stratégique repose sur l’idée suivante : il existe une place sur le marché français pour une banque à taille humaine dotée de conseillers, avec un réseau physique, qui s’adresse à une clientèle patrimoniale. Depuis plus d’un an, j’ai visité plus de 120 agences dans l’ensemble du pays, d’Angoulême à Toulouse, de Nîmes à Strasbourg, de Nice à Cannes. J’ai pu constater la puissance de la marque, de ses valeurs, de son enracinement, de la confiance qu’elle suscite. La marque est forte et le CCF doit revivre.

La différence doit résider dans la rapidité du service. Pour cela, il est nécessaire de redonner du pouvoir et de l’autonomie aux agences locales. Par ailleurs, nos clients demandent de plus en plus de produits de gamme supérieure, que nous devons être en mesure de leur fournir. En conséquence, nous devons former nos conseillers, par l’intermédiaire de CCF Académie, une structure mise en place il y a quelques mois.

Notre action vise à sauvegarder une entreprise dans un monde qui change rapidement, peut-être trop rapidement. Fort de mon expérience, je peux affirmer que le statu quo ante n’est pas une option lorsqu’une banque perd 500 000 euros par jour. Le plan de transformation déployé a un coût humain très élevé, dans la mesure où il pourrait impliquer 1 400 suppressions de postes. Cette décision est douloureuse mais profondément réfléchie. Il s’agit de la seule solution pour relancer la banque qui, autrement, serait condamnée à disparaître. Le projet nécessite des efforts importants et je n’aurais pas accepté ce poste si mon investisseur ne m’avait pas assuré qu’aucun dividende ne serait versé avant que le déploiement du plan ne soit achevé.

Nous sommes conscients de la situation difficile que vivent nos collaborateurs et nous nous efforçons de les accompagner de la manière la plus adéquate possible. À cet effet, nous avons mis en place des formations sur la prévention des risques professionnels. Je me rends également dans les agences pour parler avec les collaborateurs et les tenir informés de l’avancement du projet.

Je souhaite d’ailleurs vous faire part de quelques petits succès. Aujourd’hui, certaines agences expérimentent un dispositif permettant de donner un accord de principe pour un crédit immobilier en moins d’une heure. Sous le régime antérieur, il aurait fallu trois jours pour donner cet accord. Par ailleurs, nous avons déjà formé plus de 150 banquiers alors que CCF Académie a vu le jour en novembre dernier. Je suis également fier d’avoir obtenu, grâce à ce projet, la confiance de 200 investisseurs étrangers, qui nous ont permis de financer 2 000 prêts immobiliers pour des familles françaises en 2024, un record depuis 2019.

Ce plan de transformation est mis en œuvre à travers un dialogue social exigeant, qui nous oblige à accompagner nos collaborateurs avec des mesures de repositionnement interne tout en nous assurant de la pérennité de la banque.

Nous avons obtenu une prorogation du délai de deux mois pour pouvoir approfondir encore les échanges. Nous partageons avec les syndicats le même objectif : réduire le nombre de départs forcés et pérenniser l’existence de la banque. Le nombre d’agences et de postes qui pourraient être touchés a diminué depuis le début des négociations. Nous avons réussi à garantir la rentabilité d’environ 150 postes et quinze agences.

Je conclus mon intervention en répondant à quatre questions qui nous ont été posées.

Pourquoi cette activité a-t-elle été vendue ? Le modèle de la banque de détail globale est un échec, encore plus lorsqu’une banque française est gérée depuis Londres ou Hong Kong. Le modèle qui fonctionne est celui de la banque nationale, et même locale.

Pourquoi la banque HSBC a-t-elle vendu ses actifs pour un euro et nous a‑t‑elle donné 2,5 milliards d’euros ? Nous devons détenir 2,2 milliards d’euros de fonds propres en application des exigences des régulateurs, c’est-à-dire de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). J’ai travaillé dans treize pays européens et je peux vous dire que votre régulateur et votre structure bancaire figurent parmi les meilleurs que j’ai connus. La différence entre ces deux montants, à savoir 300 millions d’euros, correspond à l’addition des pertes pour les années 2024 et 2025.

Pourquoi aucune banque française n’a-t-elle repris ces activités ? Toutes les banques ont étudié le dossier et ont estimé que le chèque devait être supérieur à 2,5 milliards d’euros. De plus, même les banques françaises de détail qui sont rentables mettent en place des plans de licenciements. De notre côté, nous ne sommes pas rentables et nous ne versons pas de dividendes. En revanche, nous payons des bonus à nos employés, qui ont reçu 15,4 milliards d’euros cette année à ce titre.

Enfin, pourquoi un fonds d’investissement comme Cerberus a-t-il choisi de reprendre cette activité ? Cerberus est spécialisé dans la relance des banques de détail. Il l’a fait avec beaucoup de succès en Allemagne et en Autriche. Il a investi 400 millions d’euros sur ses fonds propres dans CCF, parce qu’il croit au projet et au système bancaire français.

Je veux souligner la qualité de nos échanges avec l’ensemble des interlocuteurs publics. Nous avons travaillé avec l’ACPR, qui a analysé le projet en profondeur, lequel a d’ailleurs été approuvé par la Banque centrale européenne (BCE). Nous avons également travaillé avec la direction générale du Trésor, qui a toujours été informée des démarches que nous voulions entreprendre, et avec la direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) d’Île-de-France, qui nous a posé de multiples questions aux fins d’améliorer le projet.

En résumé, notre projet exige des efforts importants, et j’en ai conscience. Il ne s’agit pas de maximiser les profits, mais de sauver une banque française historique menacée de disparition.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez présenté l’évolution des usages qui touche le secteur de la banque. Vous avez notamment évoqué la numérisation des démarches et son impact sur votre entreprise. Vous avez précisé que vous avez pris une décision douloureuse mais réfléchie. Pourquoi n’avez-vous pas dit que la décision était douloureuse mais réfléchie et prise avec les salariés ? Pourquoi n’avez-vous pas davantage intégré les salariés dès le début dans les travaux relatifs à la transformation du groupe ?

M. Niccolò Ubertalli. Nous avons beaucoup réfléchi à ce projet. J’ai visité 120 agences en un an avant de le lancer, ce que les directeurs généraux n’avaient jamais fait au cours des dix dernières années. Je peux vous garantir qu’il n’existe pas de recette magique. Tout dépend du pays, des employés, des produits, des clients, de la marque. Il faut d’abord comprendre tout cela. Ce plan n’a pas été établi à partir d’un fichier Excel ; il est né après un an de discussions avec la base. Les collaborateurs, dans les agences, reconnaissent d’ailleurs qu’aucun autre directeur général n’était allé les voir de manière aussi régulière.

Mme Delphine de Mailly Nesle, directrice des ressources humaines de CCF. Ce plan n’a pas été construit par le seul comité de direction. Chacun d’entre nous s’est entouré de collaborateurs pour y réfléchir, de manière à y intégrer le plus possible les remontées du terrain.

M. Niccolò Ubertalli. Le document présenté après un an de discussions est un projet, pas un plan. Nous y avons intégré des éléments rapportés du terrain. Nous avons par exemple réduit de plus de 20 % le nombre d’agences affectées. Nous parviendrons peut-être à sauver encore 150 postes. Pour le moment, il ne s’agit que d’un projet. Le plan sera ficelé le 7 juillet, lorsque les négociations seront achevées. Je ne négocie pas pour gagner du temps mais parce que je crois au dialogue avec les syndicats et les collaborateurs.

Mme Delphine de Mailly Nesle. Dans certaines entreprises, le plan est finalisé avant le début des négociations. Ce n’est pas comme cela que notre projet a été conçu. M. Ubertalli a toujours indiqué que le projet était indispensable mais qu’il serait ajusté pour tenir compte des remontées du terrain et des apports des collaborateurs. Cette approche est spécifique au CCF : le projet est défini dans ses grandes lignes, mais il n’est pas arrêté.

M. le président Denis Masséglia. Je ne suis pas là pour juger la qualité du plan ou faire des commentaires sur le nombre de vos déplacements. Si je comprends bien, ce plan est appelé à évoluer pour tenir compte des échanges avec les salariés de l’entreprise. En conséquence, je reformule ma question. Pourquoi n’avez-vous pas associé les syndicats dès le début pour construire le plan ? Pourquoi n’avez-vous pas travaillé plus tôt avec les représentants des salariés ?

M. Niccolò Ubertalli. En tant que directeur général, je m’efforce de représenter tout le monde. J’ai échangé avec les syndicats, avant même que la banque ne devienne CCF. Le dialogue a été permanent, dans le respect des exigences légales. Pour moi, il est important de parler avec tout le monde, non seulement avec les représentants des salariés, mais aussi avec les collaborateurs. Encore une fois, le projet n’a pas été établi avec le comité exécutif. Il tient compte des échanges que j’ai pu avoir sur le terrain, où j’ai recueilli de très bonnes idées exprimées par des personnes qui travaillent dans la banque depuis parfois trente ans. Aurions-nous pu discuter davantage avec les représentants des salariés ? Peut-être.

M. le président Denis Masséglia. Je précise qu’il s’agissait d’une question, et pas d’un point de vue, même si j’ai une opinion sur la question.

Mme Delphine de Mailly Nesle. Nous avons commencé à échanger avec les partenaires sociaux sur ce projet dès le mois de juillet 2024, en procédant volontairement par étapes. Au mois d’octobre, nous avons présenté un projet d’orientation stratégique aux syndicats, qui ont pu mandater un expert. Ils ont donc été associés en amont. Nous avons pu modifier certains éléments.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez indiqué que le respect de la loi a eu une incidence sur les échanges avec les syndicats. Pensez-vous que la législation a constitué un frein à la discussion avec ces derniers ? Si tel est le cas, quelles modifications pourraient être apportées à la législation pour améliorer le dialogue social au sein des entreprises à l’occasion de la mise en œuvre d’un PSE ?

M. Niccolò Ubertalli. J’ai suffisamment vécu à l’étranger pour savoir qu’il serait très prétentieux pour un Italien vivant en France depuis deux ans de prodiguer un conseil à des parlementaires français. Dans certains pays, le dialogue social est moins présent qu’en France. Cela étant dit, au début, j’aurais voulu pouvoir être plus libre de mener une discussion ouverte et franche, moins corsetée, sans courir le risque de voir mes propos mal interprétés.

M. le président Denis Masséglia. Rassurez-vous, nous essayons de comprendre et de trouver des solutions. Je retiens de vos propos que vous avez été accompagné par des experts pour déterminer le cadre légal des échanges avec les syndicats et agir dans le respect de la législation. Je vous suggère de nous adresser par écrit vos propositions d’amélioration du cadre juridique, qui seront utiles pour notre réflexion.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Monsieur Ubertalli, je vous avoue être quelque peu troublé par votre propos. En effet, j’ai le sentiment qu’il ne rejoint pas du tout celui des organisations syndicales avec lesquelles nous avons échangé. À vous écouter, le dialogue social serait fluide et le projet aurait été construit avec les représentants du personnel. Or, pendant plus d’une heure et demie, les représentants syndicaux ont parlé de la souffrance des salariés, qui existait pour partie avant votre arrivée, depuis le projet de cession de HSBC. Selon eux, le dialogue social est insatisfaisant. Il existe donc un écart d’appréciation sur la nature de ce dialogue et sur vos choix stratégiques. Comment percevez-vous cette souffrance, cette angoisse et cette appréciation de la mauvaise qualité du dialogue social ? Aujourd’hui, les représentants des salariés nous font part d’un sentiment de colère et d’angoisse très présent au sein de l’entreprise.

Mme Delphine de Mailly Nesle. Chaque semaine, depuis le 7 janvier, nous passons trois jours sur cinq à échanger avec les partenaires sociaux, Le dialogue social est intense, mais il est exact que ce PSE est important et fait peser une très lourde responsabilité sur leurs épaules, mais également sur les nôtres.

Nous avons répondu à plus de 650 questions posées par les représentants des salariés et leurs experts. Nous y consacrons beaucoup de temps. Le dialogue social est exigeant mais il est de qualité et nous sommes parvenus à avancer sur un certain nombre de sujets. Par exemple, nous avons rapproché un certain nombre de catégories professionnelles pour répondre à leurs demandes et réduire le nombre de départs forcés. Nous avons d’ailleurs parfois dû faire machine arrière sur ces rapprochements dans la mesure où ils ne convenaient pas à tous les collaborateurs.

Naturellement, nous ne pouvons pas accéder à toutes leurs demandes car il nous appartient de garantir la pérennité de l’entreprise. Cependant, nous avons accepté une partie d’entre elles, afin de faire évoluer le projet dans la bonne direction.

M. Niccolò Ubertalli. Lorsque je suis arrivé, je n’avais pas été informé que l’entreprise perdait plus de 150 millions d’euros par an alors qu’elle faisait partie d’un très grand groupe, HSBC, très profitable. Un PSE de cette ampleur est difficile à mettre en œuvre compte tenu de ses conséquences au plan humain. Je comprends le désarroi de nos interlocuteurs mais notre travail consiste notamment à leur faire comprendre que les autres solutions, que nous avons étudiées et discutées, ne sont pas envisageables.

Si nous n’agissons pas, la situation empirera. Je dois expliquer les choses, écouter tout le monde et, à la fin, prendre mes responsabilités. Il n’empêche que je comprends que les bouleversements induits par le PSE sont difficiles à vivre pour les personnes concernées.

M. le rapporteur. Les représentants syndicaux estiment que HSBC a, en réalité, choisi d’externaliser son plan social. Quelle est votre opinion à ce sujet ? De plus, ils considèrent que les termes du plan social auraient été plus favorables s’il avait été mis en œuvre par HSBC, ce qui contribue à accroître leurs souffrances.

M. Niccolò Ubertalli. Je respecte les opinions de chacun. Je sais que HSBC voulait sortir de la banque de détail en Europe, car elle perdait de l’argent. De fait, elle en est sortie, partout. Il ne m’appartient pas de juger la stratégie de HSBC.

M. le rapporteur. Mon intention n’est pas de vous demander de commenter la stratégie de vos prédécesseurs. Parmi les agences que vous allez fermer, certaines sont-elles rentables ? Pouvez-vous nous éclairer sur les critères qui vous ont conduit à choisir certaines agences plutôt que d’autres ?

M. Niccolò Ubertalli. Je rappelle que la banque perd 500 000 euros par jour. Pensez‑vous que je vais fermer les agences qui gagnent de l’argent ? Si tel était le cas, je mettrais en danger la pérennité de la banque, laquelle perdrait 400 millions d’euros l’année prochaine.

M. le rapporteur. Vous assurez donc à notre commission d’enquête que, parmi les agences que vous fermez, aucune n’est rentable, n’est-ce pas ? Je souhaiterais que vous répondiez également à ma question sur les critères ayant présidé au choix des agences à fermer.

M. Niccolò Ubertalli. Nous avons retenu différents critères. Tout d’abord, pour des raisons pratiques, il n’est pas raisonnable que les agences comptent moins de trois personnes. Quand deux d’entre elles partent en vacances ou doivent s’absenter temporairement, l’agence doit fermer. Près de la Gare de l’Est, j’ai constaté qu’une jeune femme était obligée de gérer l’agence toute seule.

Ensuite, certaines agences sont tellement proches les unes des autres que leurs salariés respectifs peuvent se voir ! Les agences de Nation et de Colonnes du Trône sont distantes de quelques centaines de mètres seulement. Il ne sert à rien de dépenser inutilement 500 000 euros de loyer, soit l’équivalent du salaire de dix personnes. Je préfère fermer une agence et sauver dix emplois. Du reste, 72 % des agences qui ferment sont situées à Paris ou dans de grandes villes. Seulement 10 % des fermetures interviennent dans des villes plus petites. À Montbéliard, il y a treize banques différentes. Les habitants ont-ils vraiment besoin d’en avoir une quatorzième ? À Besançon, nous avons 297 clients, mais la ville compte dix-sept banques.

Le CCF représente 2 % de parts de marché. Nous disposons de 200 agences sur les 30 000 que compte la France. Le CCF est surtout une banque urbaine. Cela étant dit, quinze agences ont été sauvées dans les petites villes parce que des chefs d’agences ont su me convaincre qu’ils pourraient relever le défi. Je pense par exemple à celui de l’agence d’Aubigny-sur-Nère, qui m’a écrit en décembre pour me présenter un plan. C’est la raison pour laquelle je mets l’accent sur l’autonomie des agences.

Mme Delphine de Mailly Nesle. J’ajoute qu’une fermeture d’agence n’implique pas nécessairement une suppression des postes. Les collaborateurs sont invités à rejoindre des agences à proximité. Nous préservons toutes les forces commerciales.

M. le rapporteur. Quelles informations pouvez-vous nous transmettre au sujet des velléités d’investissements du fonds Cerberus ? Quelle est la stratégie de revente, une fois que le CCF sera redevenu rentable, après la mise en œuvre du PSE ?

M. Niccolò Ubertalli. Le fonds Cerberus reçoit de l’argent de la part de fonds souverains, de fonds de pension, qu’il est chargé de gérer. Ce fonds détient ses investissements pour une période de sept à dix ans, voire plus. Cerberus possède quatre banques en Europe depuis sept ans et en a vendu une après onze ans. En Autriche, le fonds Cerberus possède une banque depuis sept ans. La banque était en faillite. Elle a été redressée et il s’agit aujourd’hui de la banque la plus profitable du pays. Ses employés sont les mieux payés. Ils ne l’ont pas vendue, mais introduite en bourse.

J’ai visité les agences pendant une année, avant de considérer qu’une restructuration importante était nécessaire pour pouvoir relancer la banque. J’ai indiqué que je n’accepterais ce poste qu’à la condition que Cerberus ne touche pas de dividendes pendant la durée de déploiement du plan. Le fonds a dépensé 400 millions d’euros dans le projet et a perdu 200 millions d’euros cette année, tout en payant les employés. A contrario, en France, d’autres banques gagnent de l’argent mais mettent en œuvre des plans sociaux et versent des dividendes à leurs actionnaires. Cerberus a aussi accepté que 20 % des gains supérieurs aux objectifs, une fois la banque redevenue profitable, soient distribués aux employés.

M. le président Denis Masséglia. Pourrez-vous nous indiquer le montant de l’intéressement et de la participation pour cette année ?

Mme Delphine de Mailly Nesle. Il s’agit d’un intéressement versé dans le cadre d’un accord exceptionnel. Son montant sera de 1 000 euros par personne. Les collaborateurs ont également reçu une prime de partage de la valeur, ont bénéficié d’une augmentation générale et certains d’entre eux ont même obtenu une augmentation individuelle.

M. Niccolò Ubertalli. L’investisseur a perdu 200 millions d’euros cette année mais a tout de même accepté de verser aux salariés une prime de partage de la valeur. Beaucoup d’investisseurs auraient refusé de le faire.

M. le rapporteur. Je suis stupéfait par le décalage qui existe entre les angoisses décrites par les représentants des salariés et votre présentation de la situation. Mais nous ne sommes pas là pour organiser le dialogue social dans votre banque.

Les représentants des salariés jugent par ailleurs que vos investissements dans la banque sont trop faibles. Pouvez-vous nous décrire vos objectifs en la matière ? Ils nous ont également suggéré de vous demander de nous présenter votre projet, votre vision stratégique pour l’entreprise dans le futur.

M. Niccolò Ubertalli. Je me suis efforcé de vous présenter objectivement les décisions de l’investisseur, mais je ne peux pas empêcher certaines personnes de penser que Cerberus revendra dans deux ans.

M. le rapporteur. Votre présentation a été convaincante, mais quelle est la démarche de Cerberus ?

M. Niccolò Ubertalli. Je vous le dis en conscience : vous ne vous rendez pas suffisamment compte de la valeur de la marque CCF. Je suis convaincu que le CCF retrouvera sa splendeur passée une fois cette période difficile derrière nous. Il ne s’agit pas d’être la plus grande banque de France, la plus internationale, mais une banque à taille humaine, dans laquelle les conseillers connaissent les clients parce qu’ils y travaillent depuis longtemps. Les agences seront autonomes et pourront répondre aux demandes des clients dans les plus brefs délais, sans attendre la réponse du siège à Paris.

Notre investisseur souhaite clairement obtenir un retour sur investissement, ce qui est normal. Mais il n’a aucune velléité de départ d’ici deux ans. Il n’a vendu qu’une seule banque, après l’avoir détenue onze ans.

D’ici 2027, nous allons commencer à faire des investissements structurels, notamment dans le domaine de l’informatique, à hauteur de 100 millions d’euros. Je connais bien ces sujets. J’ai notamment été le responsable de l’Europe de l’Est pour une grande banque italienne. Dans ces grandes structures, il est nécessaire de présenter des grands projets au conseil d’administration, pour capter son attention.

Les besoins du CCF sont toutefois différents. Il n’est pas nécessaire de mettre en place une plateforme qui coûterait plusieurs dizaines de milliards d’euros. 100 millions d’euros, cela représente une somme importante, qui doit être mise en perspective avec la taille de notre groupe et de nos effectifs. Les clients du CCF ont besoin de réponses rapides, simplifiées, autonomes. Les partenaires sociaux peuvent exprimer leurs doutes, mais notre équipe possède une solide expérience et a des réalisations concrètes à son actif.

Le dispositif expérimental qui permet de donner un accord de principe pour un crédit immobilier en moins d’une heure fonctionne bien. Nous voulons le mettre en place dans toutes nos agences, en dépit des réticences qui peuvent exister ici ou là. C’est la raison pour laquelle je discute avec la base. Toutes les agences veulent mettre en place cette procédure. Je dois démontrer, avec le temps, que mes paroles ne sont pas vaines. Ce dispositif est peu coûteux – quelques dizaines de milliers d’euros – mais il est très efficace.

Je suis convaincu que les banques demandent trop de choses à leurs clients. Par exemple, une de mes banques m’a demandé le montant de mon salaire alors même qu’il est crédité chaque mois sur mon compte.

Mme Delphine de Mailly Nesle. Nous avons installé une école de formation, CCF Académie. Son budget s’élève à 5 millions d’euros par an. La formation porte à la fois sur les expertises techniques et le savoir-être. L’objectif consiste à travailler sur l’employabilité des collaborateurs, délaissée ces dernières années, afin de leur donner une expertise comparable à celle des meilleurs collaborateurs sur le marché.

Nous investissons dans l’humain. Lorsque j’ai rejoint l’entreprise il y a un an, j’ai été frappée par l’engagement des collaborateurs. Les primes de partage de la valeur ou l’intéressement exceptionnel traduisent la volonté du CCF de reconnaître cet engagement dans un contexte de transformation importante. Il est normal que cette transformation paraisse compliquée, inquiétante. Cela est humain.

C’est pourquoi nous avons mis en place un accompagnement à la transformation, afin que les collaborateurs puissent mieux appréhender les changements en cours et à venir. Les ateliers de travail déployés ont pour objectif de leur faire sentir de manière plus concrète ce que sera l’agence de demain et les rôles des différents acteurs.

M. Niccolò Ubertalli. Sur les 400 millions d’euros investis par Cerberus, 300 millions d’euros sont orientés vers l’humain, l’accompagnement et 100 millions d’euros vers le digital. Je pèse mes mots. Le CCF est une banque à taille humaine : 75 % des investissements sont dirigés vers l’humain alors que les banques prennent toutes le chemin de la digitalisation. C’est pourquoi les clients se sentent de moins en moins attachés à leurs banques. Dans une banque patrimoniale comme le CCF, la relation humaine est fondamentale, y compris en 2024.

M. le rapporteur. Il convient de faire attention aux mots employés, surtout quand le discours sur « l’humain » s’accompagne de centaines de postes supprimés. J’ai pris note de la création de la CCF Académie mais je ne peux m’empêcher de penser que ces 5 millions d’euros auraient peut-être pu permettre de sauvegarder quelques emplois.

Notre commission d’enquête s’intéresse notamment au rôle des pouvoirs publics dans l’accompagnement des entreprises en difficulté. Nous avons besoin de comprendre la situation dans laquelle vous vous trouvez et je vous remercie d’avoir répondu aux questions précédentes. Dans votre propos introductif, vous avez salué la qualité des échanges avec les interlocuteurs institutionnels. Pouvez-vous donner le détail du contenu de ces échanges ?

Au demeurant, avez-vous eu des discussions avec des représentants gouvernementaux ? Si tel est le cas, dans quelles conditions et à quelle fréquence ? Ont-ils cherché à vous convaincre de procéder autrement et de maintenir le plus grand nombre d’emplois ? Ont-ils formulé des propositions d’accompagnement et de soutien à votre attention ?

M. Niccolò Ubertalli. Vous avez raison de souligner que le plan implique malheureusement la suppression potentielle de 1 400 postes. Mais je tiens à rappeler quelques chiffres : les pertes s’élevaient à 125 millions d’euros en 2017, 194 millions d’euros en 2018, 168 millions d’euros en 2019, 236 millions d’euros en 2020 et 199 millions d’euros en 2024. Au total, les pertes s’élèvent à plus d’un milliard d’euros. Pendant dix ans, la banque a perdu de l’argent.

Je vous assure que la décision de se séparer potentiellement de 1 400 personnes est très lourde. J’en assume la pleine responsabilité. Je pense aussi tous les jours aux 2 600 personnes dont l’emploi est préservé.

Peut-être ai-je eu tort de n’établir qu’un seul plan social. Cela n’est pas toujours le cas en France. Le choc initial est fort, cela est vrai. Mais, dans un an, je pourrai regarder les collaborateurs dans les yeux sans avoir à leur annoncer la mise en œuvre d’un nouveau plan. Je continuerai à me rendre dans les agences, cette année et l’année prochaine, et personne ne me jettera de tomates à la figure.

M. le rapporteur. Vous indiquez que, dans le secteur bancaire, les structures mettent parfois en œuvre plusieurs plans sociaux successivement, lesquels aboutissent à la suppression de beaucoup d’emplois, et même de plus d’emplois qu’au CCF. Ai-je bien compris ? Si tel est le cas, cela pourrait nous conduire à convoquer d’autres banques devant la commission d’enquête.

M. Niccolò Ubertalli. La situation est différente, parce que les plans en question incluent des départs volontaires. J’ai essayé de faire la même chose lorsque je suis arrivé. Mais si je n’avais procédé que de cette manière, la pérennité de la banque n’aurait pas été assurée et j’aurais dû déployer un autre plan. Par ailleurs, certaines banques peuvent se permettre de déployer des plans de départ volontaire parce qu’elles gagnent beaucoup d’argent. Tel n’est pas notre cas. Quoi qu’il en soit, il ne me revient pas de porter un jugement sur le mode de fonctionnement des autres banques.

Nous avons échangé avec l’ACPR car nous avions besoin de son accord pour acheter HSBC France. J’ai connu treize régulateurs bancaires différents et je peux dire que l’ACPR dispose d’un niveau d’expertise très élevé. Ses membres connaissent extrêmement bien le secteur bancaire. Leurs questions étaient particulièrement exigeantes. L’Autorité a validé le rachat de HSBC France, au même titre que la BCE.

Nous avons également échangé avec le directeur du Trésor, que nous avons informé avant et après avoir acheté la banque mais aussi avant d’établir le plan. Les discussions ont surtout porté sur les aspects techniques et économiques, les prêts immobiliers notamment.

Enfin, nous avons beaucoup échangé avec la Drieets d’Île-de-France.

Mme Delphine de Mailly Nesle. Nous échangeons en effet très régulièrement avec les services déconcentrés de l’État. Un premier échange, qui a duré sept heures, a permis de passer en revue l’intégralité des livres du PSE. Nous avons reçu un document de douze pages formulant des demandes de compléments, comme vous l’ont indiqué les partenaires sociaux. Nous sommes en train de répondre à ces demandes, qui nous ont permis d’améliorer le projet.

J’ajoute que nous avons des échanges téléphoniques réguliers avec les services. Nous obtenons de bons conseils de leur part, en particulier au sujet de la prévention des risques psychosociaux (RPS), qui constitue un point d’attention majeur. Ainsi, nous avons mis en place un dispositif de grande ampleur pour prévenir ces risques, avant même l’annonce du plan, qui a d’ailleurs été salué par l’autorité administrative.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Je vous remercie pour vos explications, qui sont très éclairantes. Si j’ai bien compris, vous estimez disposer d’un délai de sept ans pour réduire progressivement les pertes annuelles, rééquilibrer les comptes, verser des dividendes à l’investisseur et, éventuellement, verser de la participation aux collaborateurs, en fonction de l’atteinte des objectifs.

Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. Pour qu’une entreprise évite de licencier, elle doit pouvoir faire des bénéfices. Ma question est donc la suivante : comment les pouvoirs publics peuvent-ils vous aider à dégager des bénéfices avant que le délai de sept ans ne soit échu, de manière à ce que prennent fin les licenciements ?

M. Niccolò Ubertalli. Je ne me suis peut-être pas exprimé avec suffisamment de clarté. Compte tenu des atouts dont dispose la banque en matière de capital, de personnels et de clients, j’espère pouvoir dégager des bénéfices en 2027, soit trois ans après la reprise. Ce temps est nécessaire pour bien faire les choses.

Votre question est très intéressante, mais il est difficile d’y répondre. Encore une fois, je suis en France depuis deux ans et je ne veux surtout pas paraître prétentieux. J’ai relancé neuf banques, à travers neuf plans différents, et je peux vous garantir qu’aucune banque n’est identique à une autre. Si j’avais été soumis à une loi spécifique, je pense qu’elle aurait plutôt constitué un élément de blocage.

Nous prenons des décisions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, de bonne foi. Comme je l’ai indiqué précédemment, certaines banques françaises très solides et puissantes établissent des plans de départ volontaire tout en versant des dividendes. Mais ces plans ne sont possibles que parce que ces banques gagnent beaucoup d’argent. Notre cas est bien différent : nous sommes une petite banque, qui perd de l’argent et qui ne verse pas de dividendes. Une loi ne permettrait donc pas de répondre à tous les cas de figure.

Je suis honoré que vous m’ayez posé la question mais, très humblement, je n’ai jamais rédigé une loi. Il m’est donc difficile de prodiguer des conseils au législateur français.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). D’une certaine manière, votre réponse est très claire. Trop de lois, c’est ennuyeux pour vous.

M. Niccolò Ubertalli. Les lois sont nécessaires. Si elles sont trop souples, si la dérégulation est trop importante, les dépôts bancaires s’évaporent, les gens ne pensent plus qu’à gagner de l’argent, toujours plus d’argent. Je crois qu’il y a une limite à tout dans la vie. Je préfère le système européen au système américain. Si vous aviez une baguette magique pour trouver le bon équilibre, j’en serais ravi. Je ne peux pas répondre à votre question de manière pleinement satisfaisante.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


16.   Audition, ouverte à la presse, de M. Benjamin Maurice, délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), M. Olivier Juvin, chef de la mission de l’anticipation et de l’accompagnement des plans de sauvegarde de l’emploi, Mme Julia Colbeaux, adjointe au chef de la mission de l’anticipation et de l’accompagnement des plans de sauvegarde de l’emploi, M. Mathieu Guibard, adjoint à la sous-directrice des mutations économiques et de la sécurisation de l’emploi, M. François Desimon, adjoint à la cheffe de la mission du fonds national de l’emploi, et Mme Camille Tafani, chargée de mission au sein de la mission du fonds national de l’emploi (mardi 29 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Benjamin Maurice, délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), M. Olivier Juvin, chef de la mission de l’anticipation et de l’accompagnement des plans de sauvegarde de l’emploi, Mme Julia Colbeaux, adjointe au chef de la mission de l’anticipation et de l’accompagnement des plans de sauvegarde de l’emploi, M. Mathieu Guibard, adjoint à la sous-directrice des mutations économiques et de la sécurisation de l’emploi, M. François Desimon, adjoint à la cheffe de la mission du fonds national de l’emploi, et Mme Camille Tafani, chargée de mission au sein de la mission du fonds national de l’emploi ([16]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons, pour débuter notre programme d’auditions de la journée, M. Benjamin Maurice, délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), dont le témoignage, indispensable au regard de nos interrogations, sera précieux pour nos travaux.

Je vous souhaite la bienvenue, ainsi qu’aux personnes qui vous accompagnent :

– M. Olivier Juvin, chef de la mission de l’anticipation et de l’accompagnement des plans de sauvegarde de l’emploi, et Mme Julia Colbeaux, adjointe au chef de ladite mission ;

– M. Mathieu Guibard, adjoint à la sous-directrice des mutations économiques et de la sécurisation de l’emploi ;

– M. François Desimon, adjoint à la cheffe de la mission du fonds national de l’emploi, et Mme Camille Tafani, chargée de mission au sein de ladite mission.

La DGEFP, qui relève du ministère du travail, conçoit, met en œuvre et contrôle les politiques publiques dans les domaines de l’insertion professionnelle, de l’accompagnement des transitions professionnelles, de la formation continue ou encore des mutations économiques et sociales.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Benjamin Maurice, M. Olivier Juvin, Mme Julia Colbeaux, M. Mathieu Guibard, M. François Desimon et Mme Camille Tafani prêtent serment.)

M. Benjamin Maurice, délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP). Je vais m’efforcer de répondre à l’ensemble de vos questions. Toutefois, j’ai pris mes fonctions il y a trois semaines à peine. Je découvre donc progressivement les dossiers mais mes collègues de la DGEFP et moi-même avons à cœur d’apporter des réponses précises à vos interrogations, que ce soit aujourd’hui ou plus tard, par écrit.

La DGEFP est une direction d’administration centrale qui couvre un champ très vaste, incluant notamment les mutations économiques, et qui joue un rôle actif dans le traitement des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE), régis par des dispositions issues, notamment, de la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, elle-même fruit d’un accord national interprofessionnel (ANI) conclu en janvier 2013.

Ce texte a profondément modifié le droit applicable. Avant l’adoption de cette loi, en effet, les PSE étaient très majoritairement mis en œuvre unilatéralement. L’administration n’avait alors qu’un rôle limité et ne disposait pas d’un pouvoir contraignant. Les observations formulées avaient donc une portée réduite. Quant au juge judiciaire, il remplissait son office dans des délais longs et générateurs d’une forte insécurité juridique.

La loi de 2013 a d’abord consacré la primauté de la négociation collective, ce qui constitue une évolution majeure. Ainsi, le dispositif actuel doit permettre la conclusion d’accords pour accompagner les PSE et les restructurations d’entreprises.

L’administration intervient à travers la validation ou l’homologation des PSE ou des ruptures conventionnelles collectives (RCC). Cette compétence relève des directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets). Cette évolution est significative en ce qu’elle place l’administration dans une position véritablement centrale, à la fois dans la prise de décision et en amont, dans le cadre de l’accompagnement des entreprises. Les rencontres entre les Dreets, la DGEFP, les représentants des salariés et les employeurs sont à la fois fréquentes et multiples. Les conseils et recommandations émanant des services déconcentrés de l’État ou de la DGEFP revêtent un certain poids car ils s’inscrivent dans une logique de soutien actif au dialogue social. Pour autant, l’administration n’est pas toute‑puissante puisqu’elle agit sous le contrôle du juge administratif.

La loi de 2013 a également introduit dans le droit les délais dits « préfix », qui oscillent entre deux et quatre mois, selon les cas. L’objectif est à la fois de permettre la tenue de la négociation et de limiter les risques d’insécurité juridique précédemment évoqués.

Les services déconcentrés de l’État veillent à la bonne exécution des procédures et entretiennent des échanges réguliers avec les partenaires sociaux, qu’il s’agisse des représentants des salariés ou des employeurs.

Le juge administratif joue, pour sa part, un rôle tout à fait particulier. Il statue sur les décisions de l’administration, mais les recours sont peu nombreux. En effet, seuls 8 % à 10 % des décisions sont contestées et le taux d’annulation est encore plus faible, puisqu’il est à peu près égal à 1 %. Cela démontre que la procédure est juridiquement sécurisée. J’y vois un hommage au travail de l’administration.

Le juge judiciaire peut encore intervenir, mais sur d’autres aspects.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Pour débuter, pourriez-vous nous indiquer comment le nombre des PSE a évolué depuis 2013 ? Disposez-vous de données chiffrées susceptibles d’éclairer notre réflexion, en particulier selon les secteurs d’activité, les régions concernées et le nombre de salariés affectés ? Afin de mieux appréhender les dynamiques récentes, seriez-vous en mesure de nous fournir des données propres à l’année 2024 ? Disposez‑vous d’ores et déjà des chiffres pour le premier trimestre 2025 ? Pourriez-vous, enfin, nous donner des prévisions pour le reste de l’année 2025 ?

M. Benjamin Maurice. Entre 2014 et 2022, le nombre de PSE initiés est passé de 780 à 325, soit une diminution de plus de 50 %. La crise sanitaire a toutefois provoqué une rupture dans cette trajectoire, 861 procédures ayant été recensées en 2020. Les années 2023 et 2024 marquent une nouvelle inflexion, puisque l’on observe une recrudescence du nombre de PSE, avec respectivement 512 et 664 procédures initiées. Plusieurs éléments expliquent cette évolution récente. D’une part, la fin progressive des aides publiques mises en place dans le cadre du « quoi qu’il en coûte », à partir de 2022, a incontestablement fragilisé certaines entreprises. D’autre part, l’inflation persistante ainsi que la crise énergétique ont accru les tensions économiques.

Du point de vue sectoriel, l’industrie manufacturière se distingue très nettement comme le secteur le plus touché. Elle représente, en moyenne sur la période 2014-2023, plus de 30 % des ruptures de contrat liées à des PSE, alors même qu’elle ne concentre qu’environ 11 % de l’emploi salarié total. Le secteur du commerce occupe la deuxième position.

Sur le plan géographique, les régions les plus fortement touchées sont l’Île‑de‑France, Auvergne-Rhône-Alpes et les Hauts-de-France.

L’année 2024 enregistre le niveau de PSE le plus élevé depuis 2017, avec une augmentation proche de 30 %. Ce chiffre, bien qu’alarmant, doit être relativisé au regard des 2 245 procédures enregistrées lors de la crise de 2008-2009, même si les conditions légales applicables à l’époque différaient de celles qui sont en vigueur aujourd’hui.

Près de 35 % des entreprises initiant une procédure de PSE se trouvent en redressement ou en liquidation judiciaire, ce taux étant relativement stable au cours des dernières années. Les entreprises in bonis, quant à elles, présentent des profils très variés : certaines connaissent une situation financière solide alors que d’autres se trouvent en phase de fragilité avancée.

La majorité des PSE touche des structures de moins de 250 salariés, qui comptent pour 60 % à 64 % des cas sur les trois dernières années. Les entreprises qui emploient entre 250 et 999 salariés concentrent environ 28 % des procédures tandis que celles qui emploient plus de 1 000 salariés ne comptent que pour 10 % des cas environ.

M. le président Denis Masséglia. Vous indiquez que les entreprises de moins de 250 salariés sont principalement concernées par les PSE. Avez-vous pu analyser l’évolution de l’actionnariat en amont de l’établissement des PSE ? En effet, les transitions de propriété dans ce type d’entreprises sont souvent des moments critiques. Disposez-vous d’indicateurs permettant d’établir un lien entre les changements d’actionnariat et l’initiation des PSE ?

M. Benjamin Maurice. Votre observation est tout à fait pertinente. Nous ne disposons malheureusement pas de données précises sur l’état du capital ou sur l’évolution de la composition de l’actionnariat des entreprises qui initient des PSE. Il est exact que nous observons, de manière récurrente, une certaine instabilité au sein de ces structures, liée notamment à des opérations fréquentes de cession ou de rachat. Nous manquons toutefois d’éléments objectivables permettant de mesurer rigoureusement l’ampleur du phénomène.

M. le rapporteur. J’aimerais connaître l’évolution, depuis 2013, du nombre des licenciements, des départs volontaires et des reclassements. Disposez-vous également d’informations chiffrées sur les budgets alloués à l’accompagnement des salariés ?

M. Benjamin Maurice. Les données à notre disposition pour la période 2018-2021 mettent en évidence les tendances suivantes : en moyenne, 63 % des salariés concernés sont licenciés, 27 % choisissent de quitter volontairement l’entreprise et 9 % bénéficient d’un reclassement interne, soit au sein de la même entité, soit dans une autre entité du groupe.

Les salariés les plus âgés sont particulièrement exposés. En effet, les personnes âgées de 57 ans et plus représentent 15 % des licenciements économiques et 42 % des départs volontaires, alors même qu’elles comptent pour 11 % seulement de l’ensemble de la population salariée.

Je dois avouer que nous rencontrons des difficultés importantes dans la collecte des données relatives aux budgets d’accompagnement des salariés. Les entreprises n’indiquent pas systématiquement les montants alloués aux mesures d’accompagnement, que ce soit en amont ou en aval des procédures. Cette absence de déclaration régulière affecte fortement la fiabilité et la représentativité des données disponibles, qui ne peuvent, en l’état, être considérées comme statistiquement significatives.

M. le rapporteur. Quelle est la principale difficulté expliquant, du côté des entreprises, la mise en œuvre des PSE, sachant que 65 % d’entre elles ne sont pas en redressement ou en liquidation judiciaire ? Par ailleurs, pouvez-vous nous éclairer sur l’impact des évolutions économiques, technologiques et écologiques sur les licenciements ?

M. Benjamin Maurice. Nos échanges avec les représentants des salariés et des employeurs font apparaître que plusieurs causes majeures sont invoquées pour justifier le recours aux procédures de restructuration.

Nous constatons une hausse marquée des coûts de production dans un contexte de concurrence exacerbée, en particulier dans les secteurs de l’industrie manufacturière et du commerce. Cette pression est accentuée par l’augmentation du coût de l’énergie, directement liée au contexte géopolitique, qui pèse de manière significative sur la viabilité économique de nombreuses entreprises.

Les effets de la crise du covid‑19 continuent par ailleurs de se faire sentir, tant en termes de contraction durable de la consommation que de perturbations persistantes dans les chaînes logistiques. À cela s’ajoute l’expiration progressive des dispositifs de soutien mis en place pendant la crise, les entreprises étant tenues de rembourser les prêts garantis par l’État (PGE), qui constitue une source de tension supplémentaire pour un grand nombre de structures.

Les acteurs économiques expriment également une forme de lassitude face à un cadre réglementaire qu’ils jugent souvent contraignant. Les mutations d’ordre technique et technologique, telles que l’automatisation, la numérisation des processus ou encore l’émergence de l’intelligence artificielle, ont inévitablement des effets sur l’emploi. La transition énergétique, quant à elle, impose des ajustements structurels profonds qui, bien qu’ils présentent des aspects positifs sur le long terme, impliquent des réorganisations substantielles à court terme, voire des suppressions d’emploi.

Enfin, il convient de souligner que, parmi les motifs énumérés à l’article L. 1233-3 du code du travail, c’est celui de la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise qui est le plus fréquemment mis en avant pour justifier le déclenchement des procédures de licenciement.

M. le rapporteur. J’ai été informé que seulement 40 % des bilans des PSE sont correctement effectués. Pouvez-vous confirmer l’exactitude de cette donnée ? Quelles mesures pourraient, selon vous, être prises pour améliorer la situation ? Serait-il envisageable de faciliter l’accès des chercheurs aux données relatives aux PSE ?

M. Benjamin Maurice. Cette donnée est exacte. Comme je l’indiquais précédemment, nous regrettons l’insuffisance des informations disponibles. Elle s’explique par l’absence d’obligation légale stricte et par l’inefficacité des mécanismes de sanction en cas de déclarations incomplètes. Pour remédier à cette situation, nous pourrions soit intervenir au plan législatif afin de poser des règles plus contraignantes, soit renforcer les actions de sensibilisation, bien que cette seconde stratégie, malgré les efforts que nous déployons, ne produise pas toujours les résultats escomptés.

Par ailleurs, nous avons eu l’occasion de collaborer avec des chercheurs par le passé, en veillant à préserver la confidentialité des données, notamment celles qui sont couvertes par le secret industriel. L’accès aux informations s’effectue dans le cadre d’un protocole défini avec précision. Nous sommes tout à fait ouverts à l’idée de reconduire ce type de coopération, dès lors que les demandes sont circonstanciées. Ce champ d’étude se révèle en effet particulièrement riche, comme l’illustrent les travaux menés par la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail ainsi que les analyses faites par la DGEFP. Il existe, de toute évidence, une réelle opportunité d’en tirer des enseignements utiles.

M. le rapporteur. Quelle est la proportion de PSE qui sont accompagnés de la conclusion d’une convention de revitalisation ? Disposez-vous de données sur l’évolution de cette proportion par secteur ou par région ?

M. Benjamin Maurice. Les conventions de revitalisation constituent un dispositif particulièrement utile. Les préfets de département sont chargés d’évaluer l’impact territorial des restructurations et peuvent, dans un délai de deux mois suivant la notification de la décision administrative de validation ou d’homologation du plan de sauvegarde de l’emploi ou de la rupture conventionnelle collective, décider d’assujettir l’entreprise concernée à ce dispositif. Celle-ci peut alors conclure une convention avec l’État ou négocier un accord collectif.

Lorsqu’il s’agit d’une convention locale de revitalisation, celle-ci est signée par l’entreprise et le préfet de département ou, par délégation, par le directeur départemental de l’emploi, du travail et des solidarités (Ddets) du bassin d’emploi concerné. En revanche, lorsque les suppressions d’emploi présentent un caractère diffus à l’échelle nationale et concernent plus de trois départements, c’est au ministère du travail qu’il revient de conclure avec l’entreprise une convention-cadre nationale de revitalisation.

Les données disponibles sur ces conventions ne sont pas totalement exhaustives, en raison notamment de difficultés techniques survenues dans le système de remontée d’informations avant l’année 2022. Cela dit, nous disposons de données fiables pour la période récente.

La part des PSE ayant donné lieu à la conclusion d’une convention-cadre nationale de revitalisation était de 2,27 % en 2019 et de 0,6 % en 2024. La tendance est donc globalement à la baisse même si, à partir de 2023, de nombreuses négociations ont été engagées, sans que leur aboutissement ne soit immédiat. Dans ce contexte, la DGEFP propose d’orienter une partie du montant de la contribution financière vers des actions structurantes à l’échelle nationale, notamment dans les domaines liés aux grandes transitions.

La hausse récente du nombre de PSE élaborés par les entreprises devrait mécaniquement entraîner une augmentation du volume de conventions-cadres nationales de revitalisation signées en 2025 et 2026. Plusieurs négociations sont en cours.

Les secteurs d’activité les plus concernés par ces conventions sont l’industrie, en particulier les filières aéronautique, spatiale, métallurgique, énergétique et automobile, mais également la grande distribution, les télécommunications, la restauration et la santé.

Pour ce qui est des conventions locales de revitalisation, nous disposons de données plus précises pour la période allant de 2022 à 2024. En 2022, 22 % des PSE étaient accompagnés de la conclusion d’une convention de revitalisation. Cette proportion est passée à 9,1 % en 2024. Ce recul s’explique par plusieurs facteurs, mais il faut rappeler que la proportion relativement élevée observée en 2022 tenait notamment à l’importance des enjeux territoriaux et à l’engagement actif des préfets de département. Les régions les plus concernées sont les Hauts‑de‑France, Auvergne-Rhône-Alpes et l’Île-de-France. Les secteurs d’activité principalement touchés sont l’industrie manufacturière ainsi que le commerce de gros et de détail.

Une nouvelle période d’observation s’ouvrira à partir de 2025-2026, à la suite de la signature de nouvelles conventions. Cette séquence à venir nous offrira l’opportunité de tirer des enseignements plus approfondis sur les effets de ces dispositifs dans les années futures.

M. le rapporteur. Quel bilan faites-vous du dispositif imposant la recherche d’un repreneur en cas de fermeture d’un établissement ?

M. Benjamin Maurice. Vous faites référence au dispositif issu de la loi Florange de 2014, qui impose aux entreprises comptant au moins 1 000 salariés qui envisagent la fermeture d’un établissement de rechercher un repreneur. Il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat.

Au cours de la période récente, le nombre d’entreprises assujetties à ce dispositif a évolué de la façon suivante : 52 en 2021, 32 en 2022, 56 en 2023, 46 en 2024 et neuf depuis le début de l’année 2025. Force est néanmoins de constater que ce dispositif n’a pas, pour le moment, atteint les objectifs qui lui étaient assignés car très peu de procédures aboutissent à une reprise effective.

En 2023, on comptait 56 dossiers. Dans sept d’entre eux, des offres de reprise ont été formulées et dans trois d’entre eux, il y a eu une reprise. En 2024, sur les 664 PSE initiés, 46 relevaient des dispositions de la loi Florange. Six entreprises ont suscité des marques d’intérêt et une seule entreprise a été reprise in fine. Cette faible efficacité s’explique en grande partie par la situation des repreneurs potentiels qui, parce qu’ils appartiennent souvent au même secteur d’activité que l’entreprise cédante, se trouvent eux-mêmes confrontés à des difficultés économiques.

M. le rapporteur. Comment les recours contre les décisions de validation ou d’homologation des PSE ont-ils évolué ?

M. Benjamin Maurice. L’activité contentieuse est demeurée relativement stable en 2022 et 2023, en cohérence avec l’évolution du nombre de plans de sauvegarde de l’emploi engagés au cours de ces deux années. Nous constatons toutefois une hausse sensible de cette activité depuis le premier semestre 2024, ce qui, compte tenu de l’augmentation du nombre de procédures initiées, n’est pas surprenant. Le taux de recours formés contre les décisions administratives demeure compris entre 8 % et 10 % tandis que le taux d’annulation reste extrêmement faible – autour de 1 %. Cette stabilité, observée sur plusieurs années, atteste de la solidité juridique des décisions rendues.

J’insiste sur l’importance de notre rôle en amont des procédures, tant en matière d’accompagnement que de conseil. L’administration intervient de manière active, en formulant des observations et en sollicitant des ajustements de la part des employeurs. À titre d’exemple, en 2024, la direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) d’Île-de-France a sollicité d’un employeur des précisions sur les informations économiques transmises au comité social et économique (CSE), un affinement des catégories professionnelles affectées par le projet de licenciement, un renforcement des mesures de prévention, ainsi qu’une amélioration du dispositif de reclassement. À la suite de cette intervention, l’employeur a procédé à des modifications substantielles, en renforçant son dispositif d’accompagnement psychosocial, en révisant les critères d’ordre des licenciements et en améliorant les mesures de reclassement proposées.

Un autre cas illustre cette posture proactive adoptée par l’administration. La même Drieets a émis, auprès d’un employeur, des observations relatives à la forme des documents, aux pièces à fournir, à la structuration des catégories professionnelles concernées par le projet de licenciement et aux mesures de reclassement envisagées. En réponse, l’entreprise a ajusté ses critères de licenciement, mis à jour les documents constitutifs du plan et rehaussé le niveau des aides proposées.

Ce travail de conseil effectué en amont contribue à sécuriser l’ensemble du dispositif, qu’il s’agisse du contenu du PSE, des accords conclus ou des décisions administratives qui en découlent.

M. le rapporteur. Que pensez-vous de l’idée consistant à confier à l’administration le soin de contrôler le motif économique servant de fondement à un licenciement ?

M. Benjamin Maurice. Cette proposition rappelle le régime d’autorisation préalable des licenciements économiques par l’administration, supprimé en 1986. La réintroduction d’un tel dispositif ferait peser sur l’administration une responsabilité particulièrement lourde. À ce jour, l’appréciation du motif économique relève du pouvoir de direction de l’employeur, sous le contrôle, en dernier ressort, du juge. L’employeur demeure en effet le mieux placé pour évaluer l’état de sa compétitivité ainsi que l’impact des mutations technologiques sur son activité. Transférer cette responsabilité à l’administration poserait des difficultés majeures car elle ne dispose pas des outils permettant de faire un travail aussi complexe. Du reste, une telle mesure, craignent certains, pourrait affecter négativement l’attractivité du territoire national et les dynamiques de l’emploi.

Sur le plan constitutionnel, une telle disposition pourrait entrer en contradiction avec le principe de la liberté d’entreprendre, auquel le Conseil constitutionnel attache une importance toute particulière.

Enfin, la charge de travail qui pèse sur les services de l’État est déjà considérable. L’ajout de cette mission viendrait alourdir significativement ladite charge, tout en soulevant de nombreuses difficultés, tant méthodologiques que conceptuelles.

M. le rapporteur. J’entends votre appel implicite à un soutien de la représentation nationale à votre administration, notamment en termes de moyens.

M. Benjamin Maurice. Vous avez bien compris mon propos.

M. le rapporteur. Pensez-vous qu’il existe une voie intermédiaire entre le contrôle administratif complet du motif économique du licenciement et l’absence totale de regard sur celui-ci ?

M. Benjamin Maurice. Un tel dispositif existe déjà au bénéfice des salariés protégés, pour lesquels l’inspection du travail intervient aux fins d’autoriser le licenciement économique. Dans ce contexte, le motif économique fait effectivement l’objet d’un examen approfondi. La question se pose donc moins en termes de principe que d’échelle ou de pertinence.

Sans qu’il s’agisse ici de critiquer une proposition qui, à ce stade, n’a pas été formellement formulée, il me semble néanmoins essentiel de souligner que la mesure serait complexe à mettre en œuvre, en particulier dans le cadre de procédures très contraintes dans le temps. Plus d’un tiers des entreprises concernées par ces plans se trouvent en situation de redressement ou de liquidation judiciaire. Ces structures opèrent dans un contexte de grande fragilité et les décisions doivent être prises rapidement. L’administration ne pourrait pas faire une analyse approfondie et sereine de la situation compte tenu de l’urgence.

M. le président Denis Masséglia. Le contrôle du motif économique du licenciement que nous évoquons interviendrait une fois la procédure de PSE engagée, à un moment où les salariés se trouvent dans une situation déjà précaire. Certains d’entre eux prennent même l’initiative de quitter prématurément l’entreprise afin de trouver un nouvel emploi, un phénomène qu’il conviendrait d’ailleurs de limiter.

Aussi, plutôt que de concentrer l’action publique sur le contrôle a posteriori du motif économique, ne serait-il pas plus judicieux de renforcer la présence des salariés au sein des conseils d’administration ou des instances décisionnaires des entreprises ? Une telle implication des salariés pourrait permettre la tenue d’un dialogue approfondi avec les employeurs, lequel faciliterait la recherche de solutions de compromis avant que la situation ne se dégrade.

M. Benjamin Maurice. La question de la transformation de la gouvernance des entreprises excède le champ de mes fonctions actuelles.

Cela étant dit, je peux vous assurer, fort de mon expérience, que le dialogue social, indépendamment de l’issue des négociations, est déjà d’une grande richesse. Depuis 2013, en effet, les procédures font une large place à la négociation collective. Les représentants du personnel, et les experts qui les accompagnent, exercent pleinement leur rôle en contestant de manière argumentée les propositions formulées par les employeurs. Cette confrontation constructive est absolument essentielle.

L’administration intervient également à un moment clé pour garantir que, dès lors que la décision de procéder à une réorganisation est prise, les échanges entre les parties portent de manière approfondie sur la situation économique de l’entreprise et sur les mesures d’accompagnement mises en place.

M. le président Denis Masséglia. Revenons sur un point que vous avez évoqué plus tôt, à savoir les difficultés rencontrées par certaines entreprises, notamment en raison des tarifs de l’énergie. J’aimerais savoir si, à travers vos analyses, vous avez pu mesurer l’impact des normes sur les PSE. Selon vous, certaines normes ont-elles une incidence sur les plans de licenciement ?

M. Benjamin Maurice. L’argument selon lequel les normes, au même titre que d’autres paramètres que j’ai évoqués, expliqueraient la mise en œuvre des licenciements est effectivement avancé. Je ne suis toutefois pas en mesure de donner davantage d’informations. On nous rapporte également que certaines décisions portant sur les cotisations sociales pourraient avoir un effet sur la compétitivité des entreprises.

Quoi qu’il en soit, il demeure particulièrement complexe de mesurer l’incidence des normes, du coût de l’énergie, de la conjoncture internationale ou de l’inflation sur la mise en œuvre des projets de licenciements. Souvent, ils procèdent de plusieurs facteurs.

M. le rapporteur. Quelle analyse faites-vous de l’utilisation des ruptures conventionnelles collectives (RCC) et des accords de performance collective (APC) depuis 2017 ?

M. Benjamin Maurice. Le recours aux ruptures conventionnelles collectives, après une phase de progression, connaît une forme de stabilisation. On enregistre aujourd’hui entre 100 et 110 dossiers par an. Il peut y avoir des pics certaines années, comme en 2022. Le nombre de ruptures de contrat de travail dans ce cadre demeure globalement stable – entre 8 000 et 9 000 par an.

Le dispositif a été créé – en 2017 – pour permettre aux entreprises de procéder à des restructurations impliquant des départs volontaires négociés par accord collectif et leur éviter ainsi de faire un mauvais usage des PSE. Il est désormais inscrit de manière pérenne dans l’architecture globale des outils de restructuration à la disposition des entreprises. Il y est recouru dans 15 % des cas environ.

Au 1er mai 2024, on recensait un peu plus de 1 300 accords de performance collective. 133 avaient été conclus en 2023. Ces accords, signés avec les organisations syndicales représentatives, offrent certaines garanties, en particulier parce qu’ils limitent les risques de contournement des stipulations conventionnelles. Bien qu’ils puissent avoir des incidences directes sur la durée du travail ou sur la rémunération, ils ne peuvent en effet être considérés comme un outil permettant de déroger systématiquement à ces stipulations.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Je rappelle que l’objectif de la commission d’enquête est de faire la lumière sur les éventuelles défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans sociaux. Vous avez, à juste titre, souligné que l’administration ne saurait se substituer au chef d’entreprise ou se prononcer à sa place sur l’avenir de l’activité ou les modalités de son organisation.

La fusion des instances représentatives du personnel (IRP) a-t-elle, selon vous, conduit à une amélioration tangible de la performance des entreprises ? Le CSE vous semble-t-il être un outil efficace pour dialoguer avec l’employeur dans la perspective du maintien de l’activité économique et, par voie de conséquence, des emplois ?

M. Benjamin Maurice. Il est complexe d’établir des corrélations en la matière. Néanmoins, je peux vous dire que les représentants des salariés sont étroitement associés aux projets de restructuration, notamment à travers la procédure d’information-consultation du CSE. Cette association intervient, il est vrai, une fois la procédure engagée. Mais les échanges sont riches et constructifs dans la mesure où les représentants du personnel disposent d’une connaissance fine de leur entreprise et de sa situation économique. Ils peuvent également s’appuyer sur l’expertise d’intervenants hautement qualifiés qui les assistent dans l’analyse des enjeux.

Par ailleurs, aucune étude n’a, à ce jour, démontré que la représentation du personnel pouvait être un obstacle à la croissance économique de l’entreprise. Bien au contraire, des travaux comparatifs récents, notamment un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), tendent à montrer que l’implication des représentants du personnel est, dans la plupart des cas, perçue comme un facteur favorable au développement de la société.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Ma question portait sur la synergie entre direction et salariés indispensable au bon fonctionnement de l’entreprise. Celle-ci ne peut prospérer que si toutes ses composantes évoluent en harmonie. Les dirigeants ou les collaborateurs, seuls, ne peuvent conduire l’entreprise vers la réussite. Ces éléments rappelés, peut-on dire que la création du CSE a amélioré les choses ?

M. Benjamin Maurice. Le CSE, tel qu’il est conçu, est en mesure de reprendre l’ensemble des prérogatives anciennement exercées par les différentes instances qui ont fusionné. Il peut notamment instituer en son sein une commission spécialisée pour traiter des questions de santé, de sécurité et de conditions de travail ou organiser une représentation de proximité, en fonction des besoins et de la structuration de l’entreprise. Ainsi, les salariés et leurs représentants disposent d’un ensemble d’outils particulièrement étoffé. Certains regrettent la disparition des comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) en tant qu’entités autonomes, mais leurs compétences peuvent toujours être exercées par les CSE.

Lorsqu’une entreprise lance une procédure de restructuration assortie d’un PSE, la dimension humaine, incluant notamment la santé, la sécurité et les conditions de travail, est un enjeu central. Les services de l’État y accordent une attention particulière et formulent, le cas échéant, des observations visant à renforcer les dispositifs d’accompagnement des salariés.

Les CSE disposent de toute la latitude nécessaire pour intégrer ces questions dans leurs avis, qui sont, en règle générale, argumentés et étayés. Il est essentiel que la direction réponde avec rigueur et transparence aux demandes d’information émanant des experts mandatés par le CSE.

En définitive, au-delà des évolutions organisationnelles intéressant les instances, l’enjeu principal réside dans l’exercice effectif de leurs compétences. Il importe que les CSE s’approprient pleinement leurs prérogatives, en particulier celles relatives à la santé, à la sécurité et aux conditions de travail, afin que ces questions soient bien prises en compte dans les procédures de restructuration.

M. le rapporteur. J’aimerais aborder la question du barème des indemnités prud’homales dues en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Pouvez‑vous, à partir de données empiriques, indiquer à la commission d’enquête si ce dispositif a effectivement modifié les pratiques en matière de licenciement ? Avez-vous à disposition des éléments tangibles permettant de nuancer, voire de réfuter, l’affirmation selon laquelle ledit dispositif aurait facilité, voire encouragé, les licenciements ?

M. Benjamin Maurice. L’instauration de ce barème avait plusieurs objectifs : renforcer l’équité entre les salariés, en réduisant les disparités parfois importantes qui existaient en l’absence de référence encadrée ; accroître la prévisibilité des coûts liés au licenciement pour les employeurs, dans un souci de sécurisation juridique ; favoriser les embauches en contrat à durée indéterminée (CDI), en offrant aux entreprises une meilleure visibilité sur les risques contentieux potentiels.

Des travaux de recherche récents, notamment ceux conduits en 2024 par Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo, confirment que la réforme a permis de renforcer la prévisibilité des conséquences d’une action en justice. On observe en particulier un resserrement des montants d’indemnisation accordés aux salariés, notamment à ceux dont l’ancienneté est inférieure à cinq années. D’une manière générale, l’harmonisation de ces montants contribue à réduire les inégalités de traitement entre salariés placés dans des situations comparables.

Ces mêmes chercheurs soulignent qu’il peut y avoir un effet de substitution entre les différents types de contentieux, et notamment une augmentation des recours fondés sur la nullité du licenciement, qui permet d’échapper au cadre contraint du barème. L’évaluation de ce phénomène demeure cependant délicate, en raison d’un recul encore limité, y compris sur le plan statistique.

Du reste, les analyses actuellement disponibles ne permettent pas d’observer de tendances nettes en ce qui concerne l’impact de la réforme sur les dynamiques d’embauche ou de licenciement.

M. le rapporteur. Pouvez-vous nous éclairer sur l’évolution du recours aux ruptures conventionnelles individuelles (RCI) depuis 2009 ? Est-il possible d’établir un lien entre cette évolution et la diminution observée des procédures de licenciement économique ?

M. Benjamin Maurice. Le nombre de ruptures conventionnelles individuelles augmente régulièrement depuis 2009. La mise en place de ce dispositif, issu d’un ANI conclu en 2008, a d’ailleurs significativement fait diminuer le contentieux relatif aux ruptures du contrat de travail.

Un point mérite d’être souligné : les ruptures conventionnelles individuelles sont intégrées à la somme des ruptures de contrat de travail susceptibles de déclencher l’obligation de mettre en œuvre un projet de licenciement collectif assorti ou non d’un PSE. Ce principe vise à éviter que le dispositif ne soit utilisé comme un levier pour contourner les dispositions relatives aux procédures collectives. Il appartient à l’administration d’être vigilante en la matière.

En définitive, les licenciements pour motif économique sont bien moins nombreux que les licenciements pour motif personnel. Le rapport est d’environ un pour dix.

M. le rapporteur. Que pensez-vous du phénomène de « restructurations à bas bruit », qui passent par la mobilisation de certains dispositifs tels que les ruptures conventionnelles collectives, les accords de performance collective et les contrats courts ? Disposez-vous de données sur les entrées au chômage consécutives à la mobilisation de ces dispositifs ?

M. Benjamin Maurice. Il existe en effet une pluralité de dispositifs, que les entreprises mobilisent en fonction de leur situation.

Lorsqu’elles évoluent dans un contexte stable, elles ont recours à la gestion prévisionnelle des emplois et des parcours professionnels (GEPP), qui permet de favoriser les départs volontaires. En situation intermédiaire, elles peuvent mettre en œuvre, par accord, des ruptures conventionnelles collectives, ce qui n’implique pas l’invocation d’un motif économique. En cas de difficultés économiques avérées, elles mettent en œuvre des PSE.

L’administration fait preuve d’une vigilance constante pour prévenir toute instrumentalisation des différents dispositifs. À titre d’illustration, l’usage des accords de performance collective est strictement encadré. Ils ne sauraient ainsi être mobilisés à l’occasion d’une fermeture définitive d’établissement entraînant le déplacement de l’ensemble des postes, en particulier lorsque les conditions de reclassement laissent présager un refus massif de la part des salariés. Par ailleurs, l’administration s’assure, lorsqu’elle homologue une RCI, de la réalité du consentement des parties et du respect des montants d’indemnisation minimaux prévus par la loi.

Des abus peuvent toujours être constatés. Mais l’administration et l’autorité judiciaire sont extrêmement attentives à ce que ces dispositifs soient utilisés conformément à leur finalité.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


17.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Éric Barbier, chef du service des gestions publiques locales, des activités bancaires et économiques de la direction générale des finances publiques (DGFiP), M. Benjamin Delozier, chef du service des politiques écologiques et sectorielles de la direction générale du Trésor (DG Trésor), M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, M. Marin Guédo Guilloteau, adjoint à la cheffe du bureau institutions et évaluations des politiques sociales et de l’emploi de la DG Trésor, et Mme Constance Maréchal‑Dereu, cheffe du service de l’industrie de la direction générale des entreprises (DGE) (mardi 29 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Éric Barbier, chef du service des gestions publiques locales, des activités bancaires et économiques de la direction générale des finances publiques (DGFiP), M. Benjamin Delozier, chef du service des politiques écologiques et sectorielles de la direction générale du Trésor (DG Trésor), M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, M. Marin Guédo Guilloteau, adjoint à la cheffe du bureau institutions et évaluations des politiques sociales et de l’emploi de la DG Trésor, et Mme Constance MaréchalDereu, cheffe du service de l’industrie de la direction générale des entreprises (DGE) ([17]).

M. le président Denis Masséglia. Nous poursuivons les auditions des administrations centrales intéressées par les travaux de notre commission d’enquête avec :

– M. Éric Barbier, chef du service des gestions publiques locales, des activités bancaires et économiques de la direction générale des finances publiques (DGFiP) ;

– M. Benjamin Delozier, chef du service des politiques écologiques et sectorielles de la direction générale du Trésor (DGT), accompagné de M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, et M. Marin Guédo Guilloteau, adjoint à la cheffe du bureau « institutions et évaluations des politiques sociales et de l’emploi » ;

– Mme Constance Maréchal-Dereu, cheffe du service de l’industrie de la direction générale des entreprises (DGE).

Je rappelle très brièvement que :

– la DGFiP assure, outre des missions bien connues en matière fiscale et de gestion publique, un soutien aux entreprises. Elle intervient ainsi dans les dispositifs d’attribution d’aides aux structures en création et en développement ;

– la DGT accompagne les entreprises de plusieurs façons, notamment par l’intermédiaire du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), qui a pour mission d’aider les sociétés en difficulté à élaborer et mettre en œuvre des solutions qui permettent d’assurer leur pérennité et leur développement ;

– la DGE conçoit, met en œuvre et mesure l’impact des politiques publiques destinées aux entreprises.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Éric Barbier, M. Benjamin Delozier, M. Guillaume Primot, Mme Dorine Bérard, M. Marin Guédo Guilloteau et Mme Constance Maréchal-Dereu prêtent serment.)

M. Éric Barbier, chef du service des gestions publiques locales, des activités bancaires et économiques de la direction générale des finances publiques (DGFiP). Je souhaite saisir l’occasion qui m’est donnée de m’exprimer pour rappeler le rôle essentiel joué par la DGFiP dans la détection et l’accompagnement des entreprises en difficulté.

Cette mission, historiquement héritée de l’ancienne direction générale de la comptabilité publique, est inscrite dans les textes. Elle s’exerce principalement par l’intermédiaire des commissions des chefs de services financiers (CCSF) et des comités départementaux d’examen des problèmes de financement des entreprises (Codefi).

La crise sanitaire a profondément transformé le périmètre d’action de la DGFiP dans ce domaine. Pas moins de onze dispositifs d’aide ont en effet été déployés pour soutenir les entreprises et cette période a également permis de structurer des dispositifs de sortie de crise, notamment à travers une circulaire de 2024 qui visait à mieux organiser l’intervention des acteurs à la fois localement et nationalement. L’année 2024 a par ailleurs été marquée par un niveau inédit de défaillances d’entreprises, avec une augmentation de près de 18 % par rapport à 2023 et de 27 % par rapport à 2019.

Pour faire face à ces défis, la DGFiP s’appuie sur trois principaux leviers dans la prévention et l’accompagnement des entreprises en difficulté.

Le premier levier d’action repose sur les Codefi, instances présidées par les préfets et dont la DGFiP assure le secrétariat permanent. Ces comités réunissent plusieurs partenaires, parmi lesquels la direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités (Ddets), la Banque de France et les unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (Urssaf). Ils interviennent auprès des entreprises de moins de 400 salariés rencontrant des difficultés financières, en complémentarité avec le secrétariat général du Ciri. Leur rôle est à la fois préventif et curatif. Ils s’appuient notamment sur des outils de détection précoce des difficultés, tels que l’outil « Signaux faibles », développé en partenariat avec la DGE.

Le deuxième levier d’action repose sur les CCSF. Dans ce cadre, la DGFiP intervient en tant que créancier public, aux côtés notamment des Urssaf, pour proposer des plans d’apurement de dettes fiscales et sociales aux entreprises. L’action des CCSF permet d’aider les entreprises à passer des périodes difficiles et garantit aux organismes sociaux la préservation de leurs intérêts financiers. Elles ont connu une activité soutenue récemment : 5 561 saisines enregistrées en 2024 contre 4 730 en 2023 ; 3 357 plans accordés en 2024 contre 3 013 en 2023.

Le troisième levier d’action repose sur les conseillers départementaux aux entreprises en difficulté (CDED), un dispositif créé dans le sillage de la crise sanitaire. Ils constituent un point de contact universel au plan territorial pour les entreprises fragilisées, lesquelles sont orientées vers les interlocuteurs compétents en fonction de la nature des difficultés : Banque de France, médiateurs des entreprises, Urssaf, etc. Ces conseillers jouent un rôle central dans cet accompagnement puisque près de 17 000 entreprises ont bénéficié de leur appui en 2024, parmi lesquelles 68 % comptaient moins de dix salariés. Leur action, de plus en plus reconnue localement, s’adapte aux aléas conjoncturels. À titre d’exemple, à l’occasion de la crise qui a frappé l’agriculture en 2023, leur mobilisation auprès des exploitants agricoles a significativement progressé.

L’efficacité de l’action de la DGFiP repose non seulement sur celle de ces relais territoriaux mais aussi sur une coordination étroite avec l’ensemble des acteurs impliqués, tant au niveau local que national. Parmi ceux-ci, on compte le secrétariat général du Ciri, la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire) et les commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP), qui interviennent auprès des entreprises de 50 à 400 salariés dans certains territoires.

Cette coordination a été notablement renforcée, tant au regard des recommandations de la Cour des comptes que des enseignements tirés de la crise sanitaire, afin de fluidifier le partage d’informations et de renforcer la synergie entre les différents intervenants. Au niveau national, cette logique s’est traduite par la création du comité national d’accompagnement et de soutien aux entreprises en difficulté (Cnased), qui se réunit deux fois par an. Un équivalent existe au niveau départemental. Ces réunions permettent aux acteurs de partager leur lecture de la situation économique nationale ou locale, d’échanger sur les problématiques rencontrées et de mieux valoriser leurs actions respectives. À titre d’exemple, la dernière réunion du Cnased a permis de présenter les principales recommandations issues du tour de France des médiateurs.

En outre, des échanges quotidiens et informels ont lieu entre l’administration centrale de la DGFiP, la direction de la sécurité sociale (DSS) et les interlocuteurs impliqués dans le financement de la sécurité sociale.

Enfin, la DGFiP a renforcé ses coopérations au bénéfice des entreprises en difficulté, en particulier avec les tribunaux de commerce, qui jouent un rôle déterminant dans la détection précoce et la prise en charge de ces difficultés. Elle collabore également avec le secteur associatif, notamment à travers le dispositif Apesa (aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance aigüe).

En conclusion, l’action de la DGFiP en matière de prévention et d’accompagnement des entreprises en difficulté s’inscrit dans le cadre d’une stratégie globale, articulée et coordonnée. Cette stratégie intègre également des dispositifs d’aide réactifs, mis en œuvre en partenariat avec la DGE, qui permettent de répondre à des chocs conjoncturels ou climatiques. Récemment, les entreprises de Mayotte en ont bénéficié après le passage du cyclone Chido ; les entreprises du secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) également.

M. le président Denis Masséglia. Je tiens à souligner combien le soutien apporté par les services de l’État aux entreprises revêt une importance fondamentale. Je le constate régulièrement dans ma circonscription. Il me paraît essentiel que l’ensemble de vos dispositifs soient mieux connus, en particulier des très petites entreprises (TPE), qui, notamment dans des secteurs tels que la restauration, méconnaissent encore trop fréquemment les aides auxquelles elles peuvent prétendre et tardent, de ce fait, à solliciter votre appui.

En tant que député, je m’efforce de relayer ces informations auprès des entrepreneurs que je rencontre et, lorsqu’ils sont mis en relation avec vos services, les retours sont, dans la grande majorité des cas, extrêmement positifs. Force est toutefois de constater que cette information demeure encore trop peu accessible. Un effort accru de communication, ciblé sur ces entreprises, pourrait produire des effets.

M. Benjamin Delozier, chef du service des politiques écologiques et sectorielles de la direction générale du Trésor (DGT). La création d’emplois constitue un objectif central de notre politique économique. La direction générale du Trésor y contribue par divers moyens.

Nous assurons un suivi attentif de la conjoncture économique, tant française qu’internationale, en élaborant des prévisions de croissance et d’emploi. Notre direction suit notamment l’évolution du marché du travail, en produisant des projections en matière d’emploi et de chômage, dans le cadre du projet de loi de finances notamment. Parallèlement, nous sommes chargés de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique de régulation du secteur financier, dont l’objectif est d’assurer un financement diversifié et compétitif de l’économie française.

Au sein de la direction générale du Trésor, le service que je dirige est responsable des politiques sectorielles et écologiques. À ce titre, nous veillons également à la dynamique démographique des entreprises, afin de garantir à notre pays un tissu économique résilient, innovant et porteur de croissance.

Dans mon intervention liminaire, je souhaite aborder trois sujets : la conjoncture de l’emploi en France, l’évolution des défaillances d’entreprises et la question de la conditionnalité des aides publiques.

Après un rebond marqué à la suite de la crise sanitaire, le marché du travail français a amorcé une phase de ralentissement, malgré la résilience globale de l’activité dans un contexte d’incertitude croissante. Au quatrième trimestre de l’année 2024, environ 90 000 emplois salariés ont été détruits. Ce ralentissement traduit notamment un phénomène de redressement de la productivité du travail, laquelle avait chuté de manière significative après la crise sanitaire, l’emploi progressant alors plus vite que l’activité à partir de 2020. Cette baisse de la productivité s’expliquait par plusieurs facteurs, dont certains pouvaient être interprétés positivement : la baisse du taux de chômage, le développement de l’alternance ou encore l’effet de l’activité partielle et des pratiques de rétention de main-d’œuvre.

Nous constatons à présent une dynamique plus cohérente entre ces deux variables, qui traduit un rattrapage partiel des pertes de productivité accumulées depuis la crise. Certains facteurs qui pesaient sur la productivité en sortie de crise, la rétention de main-d’œuvre par exemple, tendent à se résorber. De même, la contribution de l’alternance à la progression de l’emploi est plus modérée.

Sur le temps long, le marché du travail se maintient à un niveau globalement favorable. L’emploi salarié reste supérieur de plus de 1,3 million, soit environ 5 %, à son niveau d’avant la crise sanitaire, lequel était déjà historiquement élevé. De même, le taux de chômage, en fin d’année 2024, demeurait proche de son plus bas niveau observé depuis quarante ans, tandis que le taux d’emploi poursuit sa progression.

Il faut avoir à l’esprit que les défaillances d’entreprises ne se traduisent pas mécaniquement par des destructions nettes d’emplois. Selon les données du conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (CNAJMJ), environ 70 % des emplois menacés sont finalement maintenus. Par ailleurs, les créations d’emplois issues d’autres segments de l’économie, notamment à travers la création d’entreprises, peuvent, à court ou moyen terme, compenser les pertes induites par ces défaillances.

Les défaillances d’entreprises atteignent actuellement un niveau historiquement élevé. Après une nette diminution en 2020 et 2021, liée aux aides massives versées pour faire face à la crise sanitaire, elles ont connu une forte remontée depuis 2022 et ont dépassé dès 2023 leur niveau d’avant crise. Cette tendance semble toutefois ralentir sur les trimestres les plus récents. Fin février 2025, le nombre de défaillances cumulé sur douze mois s’élevait à 66 107, un record historique.

Cette augmentation a touché de manière plus marquée les grandes entreprises, entraînant une progression significative du volume d’emplois concernés : 234 000 en 2024 contre 151 000 en 2019. Toutefois, seuls 30 % des emplois en moyenne sont effectivement détruits, ce taux étant généralement plus faible dans les grandes entreprises.

Par ailleurs, si chaque défaillance crée une situation difficile qui doit être accompagnée par les pouvoirs publics, un niveau élevé de défaillances n’est pas nécessairement préjudiciable à l’emploi à moyen terme d’un point de vue macroéconomique, à condition que la création d’emplois et d’entreprises soit suffisamment dynamique. Ce processus, la « destruction créatrice », favorise en effet une meilleure allocation des facteurs de production vers des usages plus productifs.

Du reste, le nombre de défaillances d’entreprises constitue un indicateur imparfait pour apprécier la dynamique de l’emploi. À titre d’exemple, les créations d’entreprises se maintiennent à un niveau élevé, puisqu’elles ont progressé de 6 % en 2024 par rapport à 2023 et de 3 % si l’on ne compte pas les micro-entrepreneurs, des niveaux largement supérieurs au volume mensuel des défaillances. Ce constat peut tempérer les inquiétudes liées à la hausse des défaillances d’entreprises. Cela étant dit, le ralentissement actuel de l’activité économique pourrait entraver le mécanisme de réallocation des facteurs de production. Le ralentissement du rythme des créations d’entreprises et des créations d’emplois, la baisse du taux d’investissement des entreprises et la légère dégradation du climat des affaires doivent ainsi nous inciter à une grande vigilance.

Enfin, il est important de rappeler que la plupart des dispositifs d’aides publiques comportent déjà une forme de conditionnement. Le crédit d’impôt recherche (CIR), par exemple, est subordonné à la réalisation effective de dépenses de recherche et développement. Les aides versées au titre du plan d’investissement France 2030 impliquent, quant à elles, le dépôt d’un projet dans le cadre d’un appel à projets. D’autres aides, telles que celles en faveur de l’apprentissage, sont directement conditionnées à l’embauche effective d’apprentis.

L’introduction de nouvelles conditionnalités doit être abordée avec prudence. Cela pourrait en effet engendrer des coûts supplémentaires pour les entreprises, susciter des effets contre-productifs, tels que des licenciements préventifs, ou encore compromettre l’efficacité de certains dispositifs, en limitant leur impact sur la productivité. L’application stricte de conditions préétablies pourrait également se heurter à des considérations économiques ou politiques, notamment dans le cas d’entreprises aidées qui, malgré tout, seraient contraintes de réduire leurs effectifs. Il faut avoir à l’esprit qu’une entreprise contrainte de procéder à des licenciements malgré le versement d’une aide aurait peut-être connu une situation encore plus critique sans l’aide en question. L’exemple des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires est, à ce titre, éclairant, la prévisibilité et la lisibilité étant des conditions essentielles à leur bon fonctionnement. Ajouter des conditions supplémentaires, liées par exemple au maintien de l’emploi, risquerait ainsi d’altérer leur effet incitatif tout en compliquant leur mise en œuvre. Les organismes de recouvrement eux-mêmes rencontreraient probablement des difficultés pour en vérifier l’application effective.

La multiplication des conditions imposées aux entreprises alourdit considérablement les procédures, tant au stade de l’instruction que du contrôle, et va à l’encontre de l’effort de simplification engagé depuis plusieurs années. La pertinence d’un conditionnement au maintien de l’emploi dépend donc étroitement de la nature de l’aide et de ses modalités d’attribution.

Mme Constance Maréchal-Dereu, cheffe du service de l’industrie de la direction générale des entreprises (DGE). Je souhaite vous présenter les principales missions de la DGE ainsi que la place qu’occupe le traitement des entreprises en difficulté au sein de notre organisation.

Je reviendrai sur quelques chiffres relatifs aux défaillances d’entreprises, objet d’une étude que nous avons publiée en février 2025, avant de me concentrer sur les actions conduites par la DGE pour prévenir les situations de défaillance, en particulier dans le secteur industriel.

La DGE exerce cinq grandes missions. La première consiste à renforcer la souveraineté et l’autonomie stratégique de notre économie, en particulier par la réindustrialisation et le soutien au développement des industries du futur. La deuxième vise à améliorer la compétitivité des entreprises, en accompagnant notamment la réindustrialisation et la décarbonation de l’appareil productif. La troisième porte sur l’accélération de la transition technologique et numérique à travers la diffusion des outils numériques auprès des entreprises. La quatrième consiste à promouvoir l’économie de proximité et les filières du tourisme et du sport. Enfin, la cinquième mission concerne la simplification des démarches administratives.

L’action de la DGE repose essentiellement sur une approche sectorielle, orientée vers la microéconomie, à la différence de l’action de la direction générale du Trésor, qui travaille dans une perspective plus macroéconomique. Au sein de notre direction, nous disposons d’une équipe dédiée aux restructurations et à l’accompagnement des entreprises en difficulté, répartie entre l’administration centrale et les territoires. À l’échelon central, cette mission est portée par la mission de restructuration des entreprises (MRE), qui assure le pilotage, l’animation et la diffusion des bonnes pratiques. Elle anime également la communauté de recrutement et conçoit des outils à destination de notre réseau territorial. Ce réseau est composé des commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises, présents dans les services déconcentrés de l’État au niveau régional, dont l’action se concentre principalement sur les entreprises industrielles de taille intermédiaire, qui comptent entre 50 et 400 salariés. Les entreprises de plus grande taille font l’objet d’un suivi national, en particulier dans les secteurs industriels exposés à un risque élevé de délocalisation.

Le réseau des CRP intervient sur des situations individuelles, sous la coordination de la déléguée interministérielle aux restructurations d’entreprises, tandis que la MRE fournit des « outils métier ». C’est à ce titre que la DGE a conçu l’outil « Signaux faibles », initialement développé en interne, puis enrichi grâce à une collaboration étroite avec d’autres acteurs, tels que la DGFiP. Cet outil permet aux agents en région d’accéder à un corpus de données complet pour chaque entreprise, facilitant ainsi une détection précoce des difficultés et une analyse approfondie de la situation. En raison de la nature sensible des données traitées, l’accès à cet outil est strictement restreint.

En 2024, nous avons enregistré 66 000 procédures relatives à des défaillances d’entreprises, un nombre record, ce qui peut s’expliquer par un effet de rattrapage consécutif à la fin progressive des aides publiques accordées pendant la crise sanitaire. Les années 2020 à 2022 avaient en effet été marquées par un nombre de défaillances bien inférieur à la moyenne historique. Les données montrent qu’avant la crise, entre 25 000 et 30 000 défaillances étaient enregistrées chaque année. Pendant la crise, ce nombre était tombé à 15 000 puis à 10 000. L’augmentation observée en 2024 peut donc être interprétée comme un retour à la normale, bien que les entreprises aujourd’hui concernées présentent un écart de productivité plus marqué que celles qui avaient fait faillite avant la crise.

La répartition sectorielle reste relativement stable. Nous observons des difficultés croissantes dans plusieurs filières industrielles, en particulier dans l’automobile, la chimie et la métallurgie, confrontées à une concurrence internationale exacerbée et à une hausse soutenue des prix de l’énergie.

Plusieurs tendances méritent en outre d’être soulignées. D’une part, la taille moyenne des entreprises en défaillance est en nette augmentation. Davantage d’entreprises moyennes et intermédiaires sont concernées en comparaison de la situation qui prévalait durant la période 2017‑2019. D’autre part, les entreprises touchées sont en moyenne plus anciennes – plus de trois années d’existence. Enfin, on observe un ralentissement de la hausse des défaillances depuis la fin de l’année 2024 et le début de l’année 2025, bien que cette tendance ne se vérifie pas déjà dans le secteur industriel, qui fait l’objet de notre attention particulière.

La DGE concentre ses efforts sur des actions préventives globales visant à renforcer la compétitivité et à accompagner le développement des entreprises françaises. Notre stratégie repose sur trois axes principaux.

Le premier touche à l’amélioration de la compétitivité relative des entreprises industrielles déjà établies par rapport à leurs homologues européennes mais aussi internationales, en particulier américaines et chinoises. Nous avons instauré des mesures structurantes telles que la compensation carbone pour les industries électro-intensives. Nous mettons également en place des critères d’empreinte industrielle, notamment dans le domaine de la tarification des médicaments, afin d’encourager la relocalisation et la production nationale. Ces mesures visent à restaurer une souveraineté industrielle durable.

Le deuxième axe touche à l’accompagnement de la décarbonation de l’industrie, un enjeu central pour la compétitivité des secteurs fortement dépendants des énergies fossiles. Des aides spécifiques sont mobilisées pour faciliter la transition écologique.

Le troisième axe touche à la modernisation de l’appareil industriel, notamment par le soutien à la numérisation des entreprises existantes, et au développement des industries du futur. À cet effet, des dispositifs tels que le crédit d’impôt au titre des investissements dans l’industrie verte ou les subventions dédiées aux premières usines sont déployés, afin de réduire le risque inhérent aux investissements initiaux.

Pour certaines filières confrontées à des mutations complexes et structurelles, l’automobile, la chimie et l’acier notamment, nous élaborons des plans d’accompagnement spécifiques. Sur ces sujets, le Gouvernement intervient activement à l’échelle européenne, où se situent une part importante des leviers d’action.

Je souhaite enfin réaffirmer l’importance que nous accordons à l’usage rigoureux des aides publiques. Elles ne sont octroyées que lorsqu’elles s’avèrent véritablement nécessaires, que ce soit pour déclencher un investissement, préserver l’emploi ou accompagner l’amélioration de la compétitivité dans un contexte de crise ou de transition structurelle.

Nous avons mis en place un dispositif de versement des aides par étape pour les projets de grande envergure. Les aides ne sont versées que si les objectifs fixés sont atteints. Leur octroi peut être conditionné à la création effective de postes.

Selon nous, le cadre juridique est adapté aux besoins et un durcissement des règles risquerait d’être contre‑productif car il pourrait dissuader les porteurs de projets ou fragiliser des investissements en cours de maturation.

M. le président Denis Masséglia. Lors de récents échanges dans ma circonscription avec des dirigeants d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) familiales, j’ai appris que la transmission de la société aux enfants représentait un moment critique. Disposez-vous de données chiffrées permettant de savoir si cette transmission, particulièrement pour les ETI et les petites et moyennes entreprises (PME), engendre un risque accru de mise en œuvre de plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) ? Pensez-vous qu’il serait nécessaire d’apporter des modifications pour faciliter la transmission ?

M. Benjamin Delozier. Je ne dispose pas de données chiffrées précises sur ce point. Il me semble néanmoins utile de rappeler que les transmissions familiales font l’objet d’un dispositif spécifique : le pacte Dutreil. La Cour des comptes conduit actuellement une évaluation approfondie de ce dispositif, dont les résultats sont attendus au cours de l’année. Elle apportera, je l’espère, un éclairage précieux sur l’utilisation qui en est faite.

M. le président Denis Masséglia. Nous recevrons, dans les prochaines semaines, la direction d’ArcelorMittal France. Pourriez-vous nous donner la liste des mesures de soutien qui ont été accordées à l’entreprise pour assurer la pérennité de sa production sur le territoire national ? Ces informations nous seront précieuses pour préparer l’audition.

Mme Constance Maréchal-Dereu. Plusieurs dispositifs sont actuellement déployés. Comme vous le savez, il a été décidé, au début de l’année dernière, d’accorder à l’entreprise une aide importante en faveur de la décarbonation de ses activités, notamment sur le site de Dunkerque. Cette aide, d’un montant de 850 millions d’euros, a été formellement attribuée mais n’a, à ce jour, donné lieu à aucun décaissement, son versement étant strictement conditionné à la réalisation effective de l’investissement. Or à ce stade, ArcelorMittal n’a pas procédé à la commande des équipements nécessaires à la décarbonation de ses installations. Le dialogue avec l’entreprise demeure étroit. Nous voulons la soutenir dans cette transition et restons persuadés de la nécessité d’investir dans la décarbonation de ses sites sidérurgiques afin d’en assurer la compétitivité à long terme. L’État demeure pleinement mobilisé à ses côtés.

Les raisons pour lesquelles ArcelorMittal n’a pas déjà engagé cet investissement tiennent à la conjoncture. Le secteur sidérurgique connaît une situation difficile en France et en Europe. Les difficultés touchent ArcelorMittal et ses principaux concurrents qui, bien qu’implantés hors de France, ont également annoncé des ajustements importants.

Par ailleurs, la France joue un rôle moteur au niveau européen pour soutenir la sidérurgie. Elle est à l’initiative d’un plan d’action européen en faveur de la filière. Le ministre a organisé, en mars dernier, un sommet européen sur l’acier, à l’issue duquel des contributions et des demandes communes ont été formulées à destination de la Commission européenne. En réponse à cette initiative, la Commission a engagé un dialogue stratégique sur la sidérurgie, structuré autour de plusieurs axes, parmi lesquels la définition de mesures de défense commerciale. La demande mondiale d’acier, particulièrement la demande européenne, fortement tirée par des secteurs comme l’automobile, est en diminution, alors que la production mondiale continue d’augmenter, en raison notamment des surcapacités en Asie. Il est donc nécessaire de protéger le marché européen face à ces déséquilibres. La France a formulé une demande en ce sens et la Commission européenne a commencé à y répondre. En lien avec la direction générale du Trésor, nous poursuivons nos échanges avec elle pour améliorer le mécanisme de sauvegarde, qui repose sur un système de quotas d’importation : des droits de douane plus élevés s’appliquent au-delà du franchissement d’un certain seuil. Nous plaidons pour une révision à la baisse de ce seuil afin de renforcer la protection du marché européen.

Nous travaillons également à garantir une concurrence équitable entre les productions européennes et les importations en provenance de pays tiers, à travers le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), qui vise à faire en sorte que les produits importés à forte intensité carbone soient soumis à un coût équivalent à celui supporté par les producteurs européens dans le cadre du marché du carbone. Le mécanisme, tel qu’il est conçu aujourd’hui, doit encore être amélioré. Nous collaborons avec la Commission européenne pour en faire un outil véritablement efficace et protecteur.

M. le président Denis Masséglia. Nous avons eu l’occasion d’aborder la question du MACF et certaines de ses fragilités nous ont été présentées. À ce jour, ce dispositif ne concerne que les matières premières, ce qui pose une difficulté en termes de compétitivité pour les produits transformés fabriqués en Europe, lorsque ces derniers reposent sur un approvisionnement en matières premières en provenance de pays extérieurs à l’Union européenne. Il me semble qu’il existe là un véritable axe de travail. Nos produits transformés ne doivent pas être pénalisés dans un contexte concurrentiel particulièrement rude, notamment du fait des décisions prises par le Président des États-Unis.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je souhaite commencer par poser une question très concrète, puisque le président a évoqué le cas d’ArcelorMittal. Disposez-vous de données chiffrées précises sur les montants perçus par l’entreprise au titre du crédit d’impôt recherche, du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), des autres aides publiques, directes ou indirectes, ainsi que des exonérations diverses, sociales ou fiscales ?

Plus généralement, lorsqu’il s’agit d’entreprises de cette taille et de situations aussi structurantes pour des territoires entiers, existe-t-il des estimations consolidées du montant global des aides publiques distribuées ? Autrement dit, la somme des aides publiques versées aux grandes entreprises est-elle clairement connue ?

J’aimerais également savoir si des aides publiques continuent d’être versées à ArcelorMittal et si d’autres aides doivent encore lui être attribuées.

Mme Constance Maréchal-Dereu. Dans la mesure où certaines données relèvent du secret des affaires, je ne peux vous transmettre ici que des éléments d’ordre général, qui pourront ensuite être complétés par écrit.

L’aide la plus significative accordée à ce jour à ArcelorMittal est celle qui concerne la décarbonation du site de Dunkerque, pour un montant de 850 millions d’euros.

Si vous souhaitez obtenir des informations plus détaillées sur les aides attribuées à des entreprises en particulier, je vous invite à nous transmettre la liste de ces entreprises par écrit. Nous pourrons alors vous faire parvenir les données correspondantes, à titre confidentiel.

M. le rapporteur. Je veux être sûr de bien comprendre la situation à propos des données relatives aux aides publiques accordées aux entreprises. Pourriez-vous préciser la doctrine en vigueur en la matière ? Disposez-vous d’une synthèse du montant des aides reçues par chaque entreprise ou cette synthèse n’est-elle effectuée que sur demande ?

Vous avez par ailleurs indiqué que certaines données n’étaient pas publiques. Pourriez‑vous nous en expliquer les raisons ?

M. Benjamin Delozier. Il est essentiel de rappeler qu’il n’existe pas, au sein de l’administration de l’État, une définition unique et stabilisée de l’aide publique aux entreprises. La définition la plus communément retenue est celle qui figure à l’article 107, §1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) : les aides d’État sont « les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou productions ».

La grande diversité des aides, qui sont octroyées par de nombreuses entités, rend particulièrement complexe le suivi détaillé des dispositifs. Cela étant, le rapport établi par la mission dédiée aux revues de dépenses sur les aides aux entreprises, conduite par l’Inspection générale des finances (IGF), propose une ventilation précise et détaillée de ces dispositifs. Nous prévoyons de vous transmettre ces données, qui concernent environ soixante milliards d’euros d’aides budgétaires et fiscales de l’État répartis par ministère.

Du reste, la DGE travaille actuellement à la création d’une plateforme centralisée qui aurait pour fonction de regrouper les informations relatives aux aides accordées aux entreprises, qu’elles émanent de l’État ou des collectivités territoriales.

Mme Constance Maréchal-Dereu. Ce projet est effectivement en développement, sa mise en service étant prévue pour le début de l’année 2026. Notre ambition est que la plateforme serve à compiler l’ensemble des aides existantes, en tenant compte de leurs finalités. Elle intégrera l’ensemble des aides applicables à un projet donné.

M. le rapporteur. Il est important de rappeler que les aides publiques aux entreprises constituent un levier précieux d’intervention économique. Il a d’ailleurs été démontré pendant la crise sanitaire, de manière incontestable, que le soutien de la puissance publique est indispensable à la préservation du tissu économique et industriel.

Cela étant, les travaux de la commission d’enquête ont débuté avec l’audition de la Cour des comptes, dont les observations doivent être prises en compte avec attention. Ainsi, elle souligne que les aides publiques aux entreprises font l’objet d’une vigilance moindre que celle qui s’exerce pour d’autres catégories de dépenses, comme les aides sociales. Elle indique notamment que les premières sont insuffisamment conditionnées, peu contrôlées et rarement plafonnées, ce qui pose la question de l’efficacité de l’utilisation des deniers publics.

Y a-t-il un suivi des aides versées et, le cas échéant, quelle en est la nature ? Quels sont les outils mobilisés pour assurer ce suivi ? Est-il effectué à la fois sur un plan administratif et sur un plan politique ? Les ministres demandent‑ils régulièrement à être informés de l’état des aides accordées, notamment lorsqu’un plan de licenciement est envisagé ou qu’une entreprise prévoit de quitter un territoire ? Sont-ils destinataires d’éléments permettant d’évaluer l’usage concret qui est fait de ces aides et sont‑ils alertés lorsqu’une entreprise ayant reçu un soutien financier significatif engage, peu de temps après, des suppressions d’emplois ou rencontre des difficultés majeures ?

Mme Constance Maréchal-Dereu. Nous sommes systématiquement sollicités par les ministres pour établir, lorsqu’il s’agit de cas sensibles, une liste exhaustive des aides reçues. Contrairement à ce qu’a pu expliquer la Cour des comptes, les aides publiques sont, dans leur très grande majorité, assorties de conditions précises. Nous vérifions avec rigueur que celles-ci ont bien été respectées, que les projets ont été effectivement réalisés et que les engagements, notamment en matière d’emploi, ont été tenus.

Les aides versées par la DGE sont liées à des projets définis et font l’objet d’une instruction approfondie de la part des services compétents. Chaque versement est conditionné à la vérification du respect des critères fixés. Les entreprises doivent apporter la preuve de la réalisation effective des actions prévues. Pour certains dispositifs, notamment dans le cadre du plan d’investissement France 2030, nous procédons même à des visites sur site afin de contrôler la véracité des éléments transmis. Le niveau de suivi est ajusté en fonction du montant de l’aide octroyée. Ce travail de contrôle s’exerce de manière continue et pas exclusivement en cas de difficulté. Cela étant dit, lorsqu’une fermeture de site est annoncée, une demande de vérification de la conformité des actions menées avec les engagements initialement pris est immédiatement formulée par l’autorité politique.

M. Benjamin Delozier. Je souhaiterais revenir sur la question de l’évaluation transversale des aides publiques. L’administration s’appuie sur un ensemble de structures pour mener à bien ce travail. Si cette organisation peut paraître dispersée, elle repose en réalité sur un socle institutionnel solide composé, entre autres, d’organismes relevant des ministères économiques, tels que l’IGF, le Conseil général de l’économie (CGE), les directions de ces ministères, etc. D’autres structures, telles que l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (Igedd) et l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), placées sous la tutelle de ministères distincts, contribuent également à l’effort d’évaluation. Plusieurs entités rattachées directement au Premier ministre participent en outre à cet effort, parmi lesquelles le Haut‑commissariat au Plan, France Stratégie, la Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation (Cnepi), le Conseil d’orientation pour l’emploi (COE), le Conseil d’analyse économique (CAE), le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI), le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) ou encore l’Institut des politiques publiques (IPP).

Le suivi et l’évaluation des aides publiques aux entreprises se sont progressivement renforcés avec le temps. Depuis la révision constitutionnelle de juillet 2008, tout projet de loi doit être accompagné d’une étude d’impact. Cette exigence a permis de structurer davantage l’analyse des politiques publiques. Elle a été complétée, à partir de 2017, par l’intégration d’un suivi rigoureux du déploiement des aides au sein des grands plans gouvernementaux en direction des entreprises, notamment France Relance et France 2030.

Parmi l’ensemble des dispositifs, les allègements généraux de cotisations sociales représentent l’aide la plus significative en volume. Leur efficacité a fait l’objet de nombreuses études. Les travaux conduits en 2001 par Bruno Crépon et Rozenn Desplatz ont mis en évidence que les mesures d’allègement du coût du travail déployées dans les années 1990 avaient permis la création ou la préservation de 460 000 emplois entre 1994 et 1997, pour un coût estimé à six milliards d’euros. Le CICE, quant à lui, a permis la création d’environ 100 000 emplois entre 2014 et 2016, pour un coût annuel de l’ordre de 18 milliards d’euros.

Des travaux plus récents indiquent que la suppression complète des allègements généraux de cotisations patronales entraînerait une destruction massive d’emplois : entre 1,5 million et 2,2 millions selon le Groupe d’experts sur le Smic, autour d’un million selon les économistes Antoine Bozio et Étienne Wasmer. Ces données illustrent avec force l’ampleur de l’impact de ce dispositif sur l’emploi dans notre pays.

M. Éric Barbier. Je souhaite apporter des précisions au sujet du contrôle exercé sur les aides versées, en particulier pendant la crise sanitaire. Contrairement à une idée parfois répandue, ces aides n’ont pas été attribuées de manière automatique.

Près de 19 % des demandes formulées auprès du fonds de solidarité ont été rejetées. Pour les demandes d’aides liées aux coûts fixes, le taux de rejet a été encore plus significatif : 48 % pour les demandes globales, 43 % pour les aides versées au titre de la reprise, 52 % pour la composante relative aux loyers et 62 % pour la composante relative aux fermetures.

Le taux de rejet attaché aux demandes d’aides formulées par les entreprises du secteur des travaux publics s’est élevé à 17 %. Pour le dispositif d’aide « gaz-électricité » mis en place en 2023, 35 % des demandes ont été rejetées. Ce taux a atteint 85 % pour l’aide « électricité » en 2024. Enfin, 50 % des demandes d’aide exceptionnelle formulées à la suite des inondations survenues dans le Nord–Pas-de-Calais ont été rejetées. Cela témoigne de manière incontestable de l’existence d’un contrôle rigoureux dans l’attribution des aides publiques, y compris dans des contextes d’urgence et de crise.

Mme Constance Maréchal-Dereu. Des contrôles approfondis sont systématiquement effectués en amont afin de vérifier l’éligibilité aux aides demandées. Dans le cadre de projets financés au titre du plan d’investissement France 2030, y compris ceux liés à la compensation carbone, des organismes comme l’Agence de services et de paiement (ASP) ou Bpifrance sont chargés d’examiner rigoureusement le respect par le projet des critères définis. Si les conditions ne sont pas réunies, l’aide n’est pas attribuée.

S’agissant des aides ponctuelles fondées sur des situations passées, le respect des critères d’éligibilité conditionne généralement le versement. En revanche, pour les projets de plus grande ampleur, nous avons mis en place un système de suivi beaucoup plus élaboré qui permet, le cas échéant, de réviser les contrats, d’appliquer des sanctions ou d’ajuster les conditions en fonction de l’évolution concrète du projet. Nous avons notamment instauré une clause de récupération pour les aides dont le montant dépasse 50 millions d’euros. Lorsqu’un projet s’avère plus rentable que prévu, l’entreprise est tenue de reverser une part de l’aide perçue afin de rétablir l’équilibre initial.

Notre vigilance s’exerce à chaque étape du processus. Elle se déploie dès la phase préalable à l’attribution de l’aide et s’intensifie en fin de parcours. La dernière phase est déterminante : c’est à ce moment-là que la réalisation effective du projet est vérifiée et que la pertinence du calibrage de l’aide est évaluée. En cas de divergence significative entre les prévisions et les résultats, un remboursement peut être exigé.

M. le rapporteur. Je souhaiterais évoquer le CICE. Le dispositif est suffisamment ancien pour que puisse être établi un bilan de son efficacité. À travers vos réponses, j’ai cru percevoir une forme de nuance vis-à-vis des conclusions formulées par la Cour des comptes.

Le versement du CICE n’était pas conditionné. Les différentes évaluations du dispositif, en fonction des méthodologies retenues, font apparaître que le coût d’un emploi créé aurait été compris entre 180 000 et 860 000 euros. Même en retenant l’estimation la plus basse – un coût compris entre 180 000 et 200 000 euros par emploi créé –, la question de l’efficience de la mesure se pose légitimement, en particulier dans un contexte où les ressources budgétaires sont à la fois limitées et précieuses.

La Cour des comptes a soulevé un autre point essentiel en interrogeant la pertinence du ciblage actuel des aides publiques. Serait-il envisageable de mieux cibler les exonérations fiscales ou les allègements de cotisations sociales et, si tel était le cas, quels leviers pourrait‑on actionner pour y parvenir ? L’objectif poursuivi serait d’optimiser l’utilisation des fonds publics, voire de réduire le volume global des aides accordées, tout en renforçant leur efficacité, notamment en matière de création d’emplois.

M. Benjamin Delozier. Selon les évaluations disponibles, les allègements généraux de cotisations sociales, dans lesquels le CICE a été fondu, auraient permis la création de 1,5 à 2,2 millions d’emplois selon le Groupe d’experts sur le Smic et d’un million d’emplois selon les économistes Antoine Bozio et Étienne Wasmer. Le rapport de ces derniers explore d’ailleurs la possibilité d’optimiser le ciblage des allègements de cotisations sociales et des ajustements ont été opérés par le Gouvernement à l’occasion du précédent projet de loi de finances, dans le but de renforcer l’efficacité du dispositif.

L’efficacité en matière de création d’emplois est évidemment un objectif central. Nous cherchons à maximiser le nombre d’emplois créés pour chaque euro engagé. La littérature économique, du moins jusqu’à la publication du rapport précité, tendait à montrer que les allègements ont un effet plus significatif lorsqu’ils sont concentrés sur les bas salaires. Il est néanmoins indispensable de veiller à ce que les allègements ne constituent pas un frein à l’augmentation des rémunérations, ce qui s’apparenterait à un effet contre-productif.

La réflexion sur l’optimisation de ces dispositifs reste donc ouverte et doit s’appuyer sur les enseignements les plus récents de la recherche.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous éclairer sur l’impact sur l’emploi des aides exceptionnelles liées au covid‑19 et à la crise énergétique ? Par ailleurs, estimez-vous qu’il existe un risque élevé de non-remboursement des prêts garantis par l’État (PGE) ?

Mme Constance Maréchal-Dereu. D’une manière générale, la plupart des dispositifs d’aide d’urgence, lors de crises ponctuelles, sont pilotés au plan juridique par la DGE et mis en œuvre opérationnellement par la DGFiP.

Environ 15 milliards d’euros ont été mobilisés dans le cadre de ces mesures exceptionnelles, dont plus de 4,5 milliards d’euros au titre du bouclier tarifaire énergétique et plus de 2 milliards d’euros au titre des PGE. L’octroi de ces aides repose sur une justification économique claire, puisqu’il vise à pallier une défaillance de marché. C’est précisément ce qu’il s’est produit lors de la crise sanitaire : une intervention ponctuelle s’est avérée nécessaire pour permettre aux entreprises de surmonter une période d’instabilité particulièrement aiguë. Il était admis que ces aides devaient conserver un caractère temporaire, dans la mesure où l’économie était appelée à retrouver progressivement un fonctionnement normal. Ces mesures ont joué un rôle incitatif essentiel pour préserver la viabilité des entreprises, notamment face à la flambée des prix de l’énergie.

M. Benjamin Delozier. Le remboursement des PGE se poursuit globalement sans difficulté majeure. À la fin du mois de décembre 2024, le montant restant à rembourser s’élevait à 37 milliards d’euros, soit 26 % du montant total des prêts octroyés. La sinistralité brute constatée à ce jour atteint 5 milliards d’euros, ce qui représente environ 3,5 % du volume total. Sur l’ensemble de la durée de vie du dispositif, la DGT évalue la sinistralité brute à environ 4,5 %. La sinistralité nette, obtenue en déduisant de la sinistralité brute le montant des primes versées à l’État en contrepartie de sa garantie, se situe autour de 2,7 %. Ces projections, relativement stables depuis les premières estimations formulées en 2020, sont cohérentes avec celles publiées par d’autres organismes, tels que Bpifrance ou le CAE.

L’efficacité des dispositifs d’aide exceptionnels déployés pendant la crise sanitaire – le financement de l’activité partielle, l’octroi de PGE, le soutien du fonds de solidarité… – semble confirmée par la résilience du marché du travail. Comme cela a été mentionné, l’emploi a connu un recul bien moins marqué que l’activité, ce qui laisse penser que nous sommes parvenus à limiter les défaillances d’entreprises et à préserver un nombre important d’emplois.

Il est toutefois complexe d’évaluer l’efficacité de chaque dispositif pris isolément. Les études permettant de mesurer l’effet de l’activité partielle sur la préservation de l’emploi durant le premier confinement sont rares. L’identification d’un contrefactuel robuste, nécessaire à toute analyse d’impact rigoureuse, s’est avérée particulièrement délicate dans le contexte macroéconomique extrêmement instable de l’année 2020. Les comparaisons internationales tendent à démontrer que les programmes d’activité partielle permettent de maintenir le lien contractuel entre employeur et salarié, ce qui limite les coûts liés à la réembauche et préserve le capital humain. Ces dispositifs s’avèrent particulièrement adaptés à la gestion de chocs économiques temporaires, comme celui provoqué par la crise sanitaire, tandis que l’assurance chômage répond mieux aux chocs structurels ou persistants.

S’il demeure difficile de dissocier les effets de l’activité partielle de ceux du fonds de solidarité, l’analyse agrégée des données relatives aux défaillances d’entreprises et à l’emploi met en évidence l’efficacité globale de ces dispositifs pour amortir les effets de la crise sur le tissu économique.

M. le rapporteur. Certaines entreprises dont l’État est actionnaire annoncent la mise en œuvre de PSE ou d’autres dispositifs de réduction des effectifs. De quels leviers l’État actionnaire dispose-t-il pour faire face à ces difficultés et aux risques pesant sur l’emploi ?

M. Benjamin Delozier. Cette question relève de la compétence de l’Agence des participations de l’État (APE).

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Certains points de vos interventions m’ont paru obscurs. Monsieur Delozier, vous avez indiqué que les aides aux entreprises, notamment les allègements de cotisations sociales, vous paraissaient efficaces. Vous avez notamment cité en exemple le CICE. J’en déduis que, moins une entreprise est soumise à des charges sociales, plus elle est en mesure de recruter. Il me semble ainsi logique de penser que l’allégement du coût du travail constitue un levier direct pour favoriser l’emploi.

Madame Maréchal-Dereu, vos propos sur la décarbonation ont également retenu mon attention. Vous avez notamment affirmé que cette transition était essentielle pour améliorer la compétitivité des entreprises. Je dois reconnaître que j’éprouve des difficultés à comprendre comment une dépense supplémentaire, souvent lourde, pourrait contribuer à renforcer la compétitivité d’une entreprise. Cette incompréhension se renforce encore lorsque vous indiquez que notre compétitivité dépendrait de notre capacité à faire payer les entreprises qui s’installent sur notre territoire.

Je m’interroge sur les raisons pour lesquelles ArcelorMittal ne procède pas à l’investissement de 850 millions d’euros prévu pour la décarbonation de son activité. Si, comme cela a été affirmé, cet investissement devait renforcer sa compétitivité, pourquoi ne le met-il pas en œuvre ?

Je ne parviens pas à comprendre comment ces dispositifs permettent concrètement de soutenir l’emploi ou de prévenir les défaillances d’entreprises, lesquelles se traduisent inévitablement par des suppressions d’emplois.

J’ai toutefois retenu que seuls 30 % des emplois menacés dans le cadre des défaillances d’entreprises disparaissent effectivement, ce qui peut s’expliquer par le fait que bon nombre d’entreprises défaillantes sont en réalité des fonds de commerce ou des activités déjà existants, dont la reprise est rendue possible une fois les charges les plus lourdes levées.

M. Benjamin Delozier. Lorsqu’une entreprise est placée en liquidation judiciaire, la disparition des emplois est, dans la très grande majorité des cas, inévitable. En revanche, dans 70 % environ des procédures de sauvegarde ou de redressement judiciaire, il est possible de préserver tout ou partie des emplois menacés. Cette issue favorable est rendue possible par l’intervention d’actionnaires, de repreneurs potentiels et par l’action conjointe de la DGFiP, du Ciri et de la médiation du crédit.

Par ailleurs, les dispositifs actuels d’allègements de charges sociales, particulièrement concentrés autour du salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic), ont montré leur efficacité en matière de création d’emplois. Les évaluations économiques réalisées sur ce sujet confirment que, sans ces dispositifs, le niveau de l’emploi dans notre pays serait sensiblement inférieur. L’effet est d’autant plus significatif que le salaire se situe à proximité du Smic. À rémunération constante, une baisse ciblée du coût du travail à ce niveau génère davantage d’emplois que la même baisse appliquée à des salaires plus élevés.

Le débat reste toutefois ouvert quant au paramétrage optimal de ces dispositifs. C’est précisément l’objet des travaux conduits, notamment, par les économistes Antoine Bozio et Étienne Wasmer. Si les résultats varient selon les modèles retenus, un consensus se dessine néanmoins au sein de la communauté économique. Les allègements de cotisations sociales, en particulier sur les salaires situés autour du salaire minimum, exercent un effet positif avéré sur l’emploi. En réduisant la charge que représente, pour un employeur, l’embauche d’un salarié rémunéré au Smic, ces mesures favorisent non seulement l’emploi direct mais aussi la dynamique entrepreneuriale, en facilitant la création d’activités nouvelles.

Mme Constance Maréchal-Dereu. Pour bien appréhender les enjeux liés à la décarbonation, il est essentiel de comprendre le mécanisme sur lequel repose cette stratégie. L’instauration progressive de « coûts carbone » signifie que les entreprises émettrices devront assumer financièrement leurs émissions. Si elles ne font pas d’efforts en faveur de la décarbonation, leurs dépenses augmenteront et leur compétitivité en sera affectée. Les investissements de décarbonation visent donc à réduire, voire à éliminer, ces coûts à terme.

Le dimensionnement des aides repose sur l’analyse du besoin de financement. Nous évaluons le coût total de l’investissement, en considérant qu’il ne génère pas directement une hausse de la production ou du chiffre d’affaires. Même si certains consommateurs acceptent de payer plus cher pour des produits verts, cela a un impact limité sur les revenus. Nous calculons ensuite les économies liées aux « coûts carbone » évités. L’aide est calibrée pour couvrir l’écart entre le coût de l’investissement et le montant de ces économies. Cette approche permet de préserver la compétitivité des entreprises face à l’augmentation des coûts du carbone, alors que leurs concurrents engagés dans la décarbonation n’auront pas à les supporter.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Qui fixe le coût du carbone ? Je comprends vos explications mais je ne saisis pas en quoi cela contribue au maintien de l’emploi.

Mme Constance Maréchal-Dereu. Le coût du carbone est déterminé par le marché européen du carbone, dans le cadre du Pacte vert. Actuellement, les entreprises bénéficient de quotas gratuits d’émissions, qui diminuent progressivement. Par conséquent, si leurs émissions restent constantes, le coût de ces émissions augmentera au fil du temps. Ces règles, établies au niveau européen, ont été transposées dans la législation nationale.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Il est donc clair que ces coûts sont purement réglementaires et ne sont pas intrinsèquement liés à la production ou à la productivité de l’entreprise. Je m’interroge sur la manière dont ce surcoût artificiel peut réellement contribuer au maintien de l’emploi.

M. le président Denis Masséglia. Je tiens à rappeler que l’ensemble de ces dispositifs, bien qu’ils soient perfectibles, jouent un rôle essentiel dans la préservation de l’emploi en Europe. Il est dans l’intérêt de l’Europe de poursuivre sa transition écologique. Nos productions seront toujours plus coûteuses que les productions chinoises, en raison de charges sociales, fiscales et environnementales plus élevées. Notre priorité doit donc être de protéger à la fois la planète et notre industrie, même si je conçois que des désaccords puissent exister sur l’ordre de ces priorités.

Par ailleurs, je souhaiterais compléter la demande formulée par le rapporteur au sujet du montant des aides versées aux entreprises. Serait-il possible d’obtenir, en parallèle, le montant total des impôts et cotisations sociales acquittés par ces mêmes entreprises ? Je suis convaincu que les entreprises contribuent davantage en impôts et cotisations sociales qu’elles ne perçoivent d’aides de la part de l’État. Je souhaiterais donc disposer de ces éléments, soit immédiatement si vous en avez connaissance, soit par écrit.

M. Benjamin Delozier. Nous pourrons vous fournir les données sur les prélèvements obligatoires, qui englobent à la fois les impôts et les cotisations sociales, supportés par les entreprises, telles qu’elles figurent dans nos documents de prévision gouvernementale pour l’année en cours. Nous mettrons ces montants en regard du montant des aides publiques.

M. le rapporteur. Il est étonnant qu’une collègue persiste à opposer emploi et climat. Cette manière de penser me semble particulièrement dépassée en 2025, car une planète carbonisée ne permettra plus de préserver le moindre emploi. Il faut faire preuve d’une grande cécité pour ne pas voir l’impact considérable que peut avoir un investissement massif dans la transition écologique sur la création d’emplois et de richesse. Je suis convaincu que nos concitoyens perçoivent avec clarté votre position sur les enjeux climatiques et écologiques.

Mes questions suivantes portent sur les rachats d’entreprises par des fonds d’investissement. Constatez-vous une progression de ces opérations de rachat ? Quelle est votre analyse des critiques adressées au fonds Mutares ? Existe-t-il des évaluations sur les effets de l’action de ces fonds sur l’emploi et l’activité économique ?

M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri). Je vous propose de revenir sur cette question après vous avoir présenté l’action du Ciri et les modalités d’intervention des différents acteurs.

M. le rapporteur. Très bien. Ma dernière question portera donc sur les dividendes, les salaires et les investissements. Nous disposons d’éléments sur l’évolution du montant des dividendes, des rachats d’actions et des investissements ainsi que de la masse salariale depuis 2013 dans les entreprises relevant du SBF 120, particulièrement dans les grandes entreprises. Nous vous avons sollicité par écrit pour obtenir des données sur les entreprises du CAC 40 depuis 2020. Si vous avez des éléments à nous présenter à ce sujet, je vous prie de nous en faire part.

M. Benjamin Delozier. En France, au cours des trente dernières années, la part des dépenses liées au travail dans la valeur ajoutée des sociétés non financières est restée globalement stable, autour des deux tiers. Par ailleurs, entre 1990 et 2023, il y a eu une hausse du montant des dividendes nets versés, tandis que le montant des intérêts nets a diminué. Il est vrai que, sur la période 2017-2023, la part de la rémunération du travail a légèrement reculé. C’est cet aspect qu’il conviendrait d’analyser si nous souhaitions nous interroger sur l’évolution de cette rémunération. Il s’agit donc bien d’une question de répartition de la valeur ajoutée, laquelle demeure relativement stable sur le long terme.

Pour les entreprises du SBF 120, la part des dividendes versés rapportée au chiffre d’affaires est passée, en moyenne, de 3,2 % avant la crise sanitaire à 3,8 % après ladite crise. La part des rachats d’actions effectués rapportée au chiffre d’affaires est passée de 0,9 % à 1,8 %. Nous pourrons vous transmettre des précisions par écrit, notamment en ce qui concerne les entreprises du CAC 40. Dans ces entreprises, la part des dividendes versés rapportée au chiffre d’affaires oscille entre 4 % et 5 %. Les niveaux atteints en 2023 et 2024 sont comparables à ceux qui avaient été enregistrés en 2017 et 2018.

La DGT a par ailleurs conduit une étude approfondie sur les effets de la transition écologique sur le marché du travail, publiée dans le rapport consacré aux enjeux économiques de la transition vers la neutralité carbone. Nous anticipons la création d’emplois verts ainsi qu’une reconversion progressive des emplois bruns affectés par cette transformation. Notre approche, pour définir ces deux notions, comprend deux dimensions : d’une part, l’activité de l’entreprise, classée « verte », « neutre » ou « brune » ; d’autre part, la nature de la profession exercée, classée « verte », « neutre » ou « brune ». Les emplois strictement verts, c’est-à-dire ceux qui associent une activité verte à une profession elle-même verte, représentent actuellement environ 2,3 % de l’emploi salarié. Nous avons élargi cette définition pour inclure les professions vertes ou verdissantes dans des activités neutres, ainsi que les professions neutres dans des activités vertes. En regroupant ces trois catégories, nous estimons qu’environ 12 % des emplois peuvent aujourd’hui être considérés comme verts, ce qui constitue une part déjà significative de notre économie. Cela correspond à la création d’environ 300 000 emplois verts sur une période récente.

En ce qui concerne les emplois bruns, nous nous concentrons sur ceux qui relèvent à la fois d’une activité brune et d’une profession directement liée à cette activité. Ainsi, un ouvrier spécialisé dans l’extraction pétrolière sera plus directement concerné qu’un secrétaire général exerçant dans la même entreprise. Nous estimons que les emplois bruns les plus exposés représentent environ 3 % de l’emploi salarié. Cette analyse permet d’anticiper les évolutions du marché du travail et de préparer les transitions nécessaires pour atteindre l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050, tout en préservant et en développant l’emploi au sein de notre économie.

La transition écologique exige un accompagnement public ciblé pour les emplois susceptibles d’être supprimés ou transformés. Il est donc essentiel de bien distinguer les emplois verts des emplois bruns.

Les activités vertes sont majoritairement exercées par des hommes, à hauteur de 81 %. Elles sont exercées dans le cadre de contrats de longue durée. Ces emplois, même si leurs titulaires sont majoritairement peu diplômés, requièrent des compétences spécifiques et sont relativement bien rémunérés. Les personnes âgées de plus de soixante ans sont peu nombreuses à les exercer.

Les emplois bruns, directement affectés par la transition écologique, sont eux aussi principalement occupés par des hommes, à hauteur de 80 %, et sont, dans 84 % des cas, peu ou non qualifiés. Ils sont exercés, pour 79 % d’entre eux, dans le cadre de contrats de longue durée et garantissent des salaires souvent supérieurs à ceux offerts pour d’autres emplois à compétences équivalentes. Il y aurait donc une forme de « prime brune ». Les personnes âgées de moins de trente ans et les seniors sont surreprésentés dans cette catégorie.

L’effet net de la transition écologique sur l’emploi est difficile à évaluer et peut s’avérer moins pertinent que l’analyse des flux d’emplois créés et détruits. Le principal enjeu réside dans l’accompagnement de cette transition afin que soient évités des chocs trop brutaux sur le marché du travail. Les emplois verts sont répartis de manière diffuse sur le territoire, tandis que les emplois bruns sont concentrés dans certains bassins industriels.

Nos travaux sont, à ce stade, moins approfondis en ce qui concerne la transition numérique. Nous constatons toutefois qu’elle touche d’autres types d’emplois, davantage urbains et féminins. Elle peut entraîner des gains de productivité. Son impact varie selon l’âge et l’expérience des personnes, les jeunes et les salariés les moins performants ayant tendance à en bénéficier davantage.

En somme, les transitions écologique et numérique représentent deux chocs distincts pour le marché du travail. Elles affectent des segments d’emploi différents et appellent des stratégies d’accompagnement adaptées à leurs spécificités.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


18.   Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), M. Julien Bracq, secrétaire général adjoint du Ciri, Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, Mme Hélène Lebedeff, déléguée interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire), et M. Philippe Lagrange, adjoint à la déléguée interministérielle (mardi 29 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), M. Julien Bracq, secrétaire général adjoint du Ciri, Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, Mme Hélène Lebedeff, déléguée interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire), et M. Philippe Lagrange, adjoint à la déléguée interministérielle ([18]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), accompagné de M. Julien Bracq, secrétaire général adjoint, et Mme Dorine Bérard, rapporteure au Ciri, ainsi que Mme Hélène Lebedeff, déléguée interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire), accompagnée de M. Philippe Lagrange, délégué adjoint, pour évoquer les questions qui entourent les restructurations d’entreprises en général et l’intervention des pouvoirs publics dans le processus en particulier. Ces questions sont évidemment au cœur des préoccupations de la commission d’enquête.

Je rappelle que le Ciri a pour mission d’aider les entreprises en difficulté à élaborer et mettre en œuvre des solutions qui permettent d’assurer leur pérennité et leur développement et je précise qu’il est compétent pour aider les structures de plus de 400 salariés qui en font la demande.

La Dire, de son côté, a pour mission d’accompagner et de soutenir les entreprises industrielles en difficulté. Elle coordonne les services compétents de l’État et mobilise les acteurs privés afin de préserver l’activité industrielle et ses emplois dans les situations les plus complexes.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Guillaume Primot, M. Julien Bracq, Mme Dorine Bérard, Mme Hélène Lebedeff et M. Philippe Lagrange prêtent serment.)

M. Guillaume Primot, secrétaire général du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri). Je précise que j’occupe les fonctions de secrétaire général du Ciri depuis seulement une semaine. Mais je suis accompagné de collègues plus expérimentés, qui pourront apporter des précisions complémentaires si nécessaire.

Les objectifs ayant présidé à la création du Ciri demeurent pleinement d’actualité. Il a été institué en 1974 à la suite du premier choc pétrolier, initialement pour accompagner les entreprises industrielles, avant d’être pérennisé dans sa forme actuelle en 1982. Depuis plus de quarante ans, le comité intervient à la demande des entreprises en difficulté employant plus de 400 salariés sur le territoire national. Notre objectif principal est d’assurer la continuité de l’activité économique et de préserver les emplois, à condition que le modèle économique soit viable.

Le champ d’intervention du Ciri s’est étendu avec le temps. En 2024, environ la moitié des dossiers traités concerne des entreprises industrielles. L’autre moitié concerne des entreprises relevant d’autres secteurs économiques. Nous intervenons désormais dans tous les secteurs d’activité, à l’exception du secteur financier qui englobe les banques, les compagnies d’assurance et les chambres de compensation, qui obéissent à des règles spécifiques.

Notre action complète celle de la Dire et des comités départementaux d’examen des problèmes de financement des entreprises (Codefi), compétents pour aider les structures de moins de 400 salariés. Le Ciri, organe interministériel, représente les administrations impliquées dans l’accompagnement des entreprises et assure la coordination de l’action de l’État. Il constitue un point d’entrée unique pour les entreprises accompagnées.

Depuis l’origine, le secrétariat général du Ciri est rattaché à la direction générale du Trésor (DGT), ce qui lui confère un rôle pivot parmi les acteurs du financement de l’économie que sont les banques, les fonds d’investissement, les investisseurs institutionnels, les sociétés d’assurance‑crédit ou les affactureurs. Il se situe également au carrefour entre les financeurs et les entreprises accompagnées, avec lesquelles il doit créer une relation de confiance basée sur la confidentialité des négociations, une impartialité stricte et une expertise transversale sur l’ensemble des enjeux des dossiers. La confidentialité étant un impératif, je m’en tiendrai ici à des considérations générales.

Concrètement, le Ciri intervient aux côtés des dirigeants d’entreprises afin d’élaborer et de négocier un plan de restructuration, en précisant les modalités de son financement avec les différents acteurs intéressés, les actionnaires et les créanciers notamment. Ce travail mobilise une pluralité d’acteurs : les organes de gouvernance des entreprises, les administrateurs judiciaires, les créanciers publics et privés, les représentants du personnel et les différents services de l’État. Ces processus, souvent complexes, suivent plusieurs étapes que sont le diagnostic, la négociation, le financement puis le suivi du redéploiement industriel. Ils s’inscrivent dans le cadre de procédures amiables ou collectives relevant des tribunaux de commerce.

Le Ciri intervient principalement en phase amiable, dans le cadre des dispositifs de prévention prévus au livre VI du code de commerce. Les mandats ad hoc ou les conciliations constituent des outils particulièrement adaptés au traitement des difficultés des entreprises, bien plus que les procédures collectives. Dans la mesure où une intervention précoce accroît considérablement les chances de réussite, le droit français privilégie les solutions amiables et les restructurations préventives, qui permettent de mieux préserver les emplois.

Une trentaine de dossiers ont été traités en 2021 et 2022, soit la moyenne observée sur la période 2010-2020, ce qui a marqué un retour à la normale. En 2023, 68 nouveaux dossiers ont été traités. Le volume devrait être le même pour l’année 2024. Les 60 entreprises accompagnées représentent 80 000 emplois. En 2023, quelques très grands groupes avaient été accompagnés et 170 000 emplois étaient concernés.

L’intensification actuelle des sollicitations s’inscrit dans un contexte de hausse des défaillances d’entreprises. Près de 66 000 procédures sont attendues en 2024. Cette hausse est imputable à la disparition progressive des dispositifs mis en place durant la crise sanitaire, à l’incertitude inflationniste, à l’instabilité géopolitique et à la hausse du coût des matières premières. Elle traduit également une meilleure identification du Ciri par les acteurs de la restructuration.

Sur les 165 dossiers traités en 2023 et 2024, une cinquantaine chaque année a abouti positivement et une soixantaine environ étaient encore en cours de traitement en fin d’année. Les échecs s’expliquent principalement par l’absence de repreneur lorsque l’actionnaire se retire, une configuration fréquente dans le secteur de la distribution textile. Dans ce cas de figure, l’intervention du Ciri permet d’organiser une fermeture de site de manière plus ordonnée, progressive et moins dommageable pour les salariés.

Mme Hélène Lebedeff, déléguée interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire). Créée par un décret de 2017, la Dire a vu le jour pour répondre à la complexité croissante de certains dossiers de restructuration. Elle intervient dans tous les secteurs d’activité, à l’exception du secteur financier, mais n’est pas compétente pour traiter des restructurations intéressant les entreprises de plus de 400 salariés, qui relèvent de la compétence du Ciri.

La spécificité de la Dire réside dans sa vocation interministérielle. Placée sous l’autorité conjointe du ministre chargé de l’emploi et du ministre chargé de l’industrie, elle s’appuie sur une équipe pluridisciplinaire. Mon adjoint, Philippe Lagrange, vient du ministère du travail. Trois rapporteurs sont chargés d’instruire les dossiers, aux côtés d’une négociatrice spécialisée sur les enjeux énergétiques, dont l’expertise s’est révélée décisive pendant la crise récente liée aux prix de l’énergie.

La Dire assure la coordination des services de l’État compétents en matière de restructuration d’entreprises, notamment dans le champ industriel. Contrairement au Ciri, elle n’est pas saisie directement par les entreprises, mais intervient à la demande des cabinets ministériels ou de sa propre initiative, en s’appuyant sur les signalements effectués par les commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP), avec lesquels elle collabore étroitement.

Pour exercer ses missions, la Dire travaille en lien étroit avec la direction générale des entreprises (DGE), la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), la direction générale du Trésor (DGT), ainsi qu’avec les services déconcentrés de l’État. Elle s’appuie tout particulièrement sur le réseau des CRP, composé de vingt-quatre commissaires et de dix adjoints répartis dans les treize régions métropolitaines. Ce réseau constitue son principal relais de terrain. Selon les besoins, elle mobilise également les services déconcentrés de l’État, notamment les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets).

Notre champ d’intervention ne se limite pas aux restructurations amiables ou collectives. Comme le Ciri, la Dire peut intervenir dans des dossiers intéressant des entreprises de moins de 400 salariés afin d’assurer le pilotage ou l’instruction de la recherche de repreneurs. Une autre spécificité de notre action tient à notre capacité à traiter des dossiers d’entreprises in bonis. Nous sommes en effet sollicités dans le cadre de restructurations sociales particulièrement sensibles ou de fermetures de sites, pour lesquelles nous intervenons en appui des entreprises ou des territoires concernés.

L’animation du réseau des CRP est assurée par la DGE, sous la supervision de la déléguée interministérielle, par l’intermédiaire de la mission de restructuration des entreprises (MRE). Ce réseau et les outils associés permettent d’anticiper les restructurations. Il existe donc un rôle de prévention très affirmé, qui repose sur les moyens déployés par la DGE et le pilotage de la Dire. Nous assurons par ailleurs un rôle d’intermédiation entre les différents acteurs, notamment en lien avec les professionnels de la restructuration, non seulement dans le cadre des dossiers en cours mais également de manière régulière, pour partager les bonnes pratiques, anticiper les tendances ou échanger sur les dossiers sensibles susceptibles d’émerger.

Nous avons, de notre côté également, observé une hausse des défaillances d’entreprises en 2024. En effet, l’activité de la Dire a été marquée, ces deux dernières années, par une forte mobilisation des équipes. Ce sont plus de 80 dossiers qui ont été suivis en 2024, ce qui représente environ 20 000 emplois, contre 65 en 2023. Les difficultés rencontrées proviennent principalement de la contraction de certains marchés, comme celui de l’automobile, de la perte de compétitivité liée à la hausse des coûts, de la concurrence accrue des pays à faible coût de main-d’œuvre, en particulier dans la chimie, ou encore de la transition technologique, très marquée dans l’automobile.

Dans ce contexte, l’action de la Dire a permis d’aboutir à des résultats positifs, avec plusieurs reprises d’entreprises placées en redressement judiciaire. Ces reprises ont pu se faire grâce à la mobilisation de l’État. La Dire a été très impliquée dans plusieurs dossiers de fermeture de sites ou de recherche de repreneurs, pour lesquels sa vigilance est particulièrement forte. Elle demande aux entreprises un effort plus poussé que ce qu’exige strictement la loi Florange. Lorsqu’elles s’investissent sérieusement, les résultats sont au rendez-vous.

La Dire intervient également dans les projets de mise en œuvre de plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) les plus complexes.

La mission de la négociatrice spécialisée dans les questions énergétiques s’est poursuivie en 2024, alors même qu’une diminution de l’activité était anticipée. Plus de 150 dossiers transmis à la Dire par les CRP ou d’autres acteurs ont été instruits.

L’activité reste soutenue en ce début d’année 2025, puisque nous suivons actuellement 70 dossiers, qui concernent plus de 20 000 salariés dans les secteurs de l’automobile, de l’industrie lourde, de la chimie, de l’agroalimentaire et de la métallurgie.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué les secteurs d’activité dans lesquels la Dire et le Ciri interviennent principalement. Pourriez-vous nous donner des informations sur la taille moyenne des entreprises que vous accompagnez ? À vous écouter, on peut imaginer qu’il s’agit d’entreprises employant environ 250 salariés. Pouvez-vous confirmer cette estimation et nous donner quelques précisions complémentaires ?

Le Ciri peut-il nous communiquer des informations sur les caractéristiques des entreprises accompagnées ? S’agit-il de grandes entreprises du CAC 40 ou d’entreprises de taille intermédiaire ? Pourrions-nous également avoir des précisions sur la nature de leur capital ?

La Dire accompagne-t-elle principalement des entreprises rattachées à des groupes plus importants ou des petites et moyennes entreprises (PME) implantées localement ?

M. Guillaume Primot. Il est important de préciser que la répartition des domaines d’intervention de la Dire et du Ciri ne repose pas uniquement sur le nombre de salariés présents dans les structures, mais plutôt sur la nature financière ou sociale des dossiers. Le périmètre d’intervention du Ciri englobe les entreprises de plus de 400 salariés dès lors qu’il existe une dimension financière dans la restructuration.

Nous pourrons vous transmettre ultérieurement une estimation du nombre moyen de salariés dans les entreprises accompagnées. Par ailleurs, l’accompagnement du Ciri concerne historiquement plutôt des PME ou des entreprises de taille intermédiaire (ETI) à dominante industrielle. Il peut arriver ponctuellement que de très grandes entreprises soient concernées, mais ce cas de figure est minoritaire.

Mme Hélène Lebedeff. En effet, la ligne de partage de l’action de la Dire et du Ciri découle volontiers de la nature des problématiques que revêtent les dossiers. La Dire peut intervenir dans des dossiers qui concernent des entreprises de plus de 400 salariés, notamment lorsqu’ils présentent une forte dimension sociale. Il peut également arriver que la Dire travaille avec le Ciri et apporte un appui sur les aspects sociaux des dossiers, les aspects financiers demeurant de la compétence de celui-ci.

Les entreprises accompagnées comptent effectivement environ 250 salariés, même les réalités sont très diverses.

M. le président Denis Masséglia. Quel est le profil de l’actionnariat ?

Mme Hélène Lebedeff. Il est très varié. Les fermetures de sites touchent fréquemment les grands groupes, les procédures collectives impliquent des actionnaires privés, qui ne sont pas nécessairement des actionnaires familiaux. Il n’existe pas de profil type.

M. Guillaume Primot. La typologie de l’actionnariat est très diverse. On trouve aussi bien des actionnaires familiaux que des actionnaires industriels, de plus ou moins grande taille, ainsi que des actionnaires financiers.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Comment le nombre et les caractéristiques des entreprises en restructuration ou en défaillance ont-ils évolué au cours des quinze dernières années ?

M. Guillaume Primot. Entre 2010 et 2015, les effets de la crise financière se traduisent par un niveau élevé de défaillances – on compte environ 60 000 procédures collectives par an – touchant les entreprises directement affectées. De 2015 à 2019, l’amélioration de la situation économique et l’accès facilité au crédit entraînent une baisse progressive du nombre de défaillances. En 2020 et 2021, les dispositifs d’aide liés à la crise sanitaire provoquent un effondrement statistique du nombre de défaillances, malgré des situations parfois fragiles. La période 2022-2024 marque un retour à un niveau plus élevé de défaillances – environ 60 000 par an. Les secteurs les plus exposés à la hausse des prix de l’énergie et à la remontée des taux d’intérêt sont les plus touchés.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous éclairer sur les tendances récentes que vous observez dans les dossiers que vous traitez, notamment en ce qui concerne les secteurs touchés, les causes des difficultés des entreprises et les emplois concernés ? Notre commission d’enquête s’intéresse aux évolutions des dernières années mais cherche également à apporter des réponses à la situation actuelle.

Mme Hélène Lebedeff. Les défaillances d’entreprises sont actuellement en hausse. Cette tendance est confirmée par les remontées des CRP sur l’ensemble du territoire, dans un contexte marqué par la sortie de crise et la dégradation de plusieurs indicateurs économiques.

Cette hausse doit cependant être nuancée. D’une part, le nombre de créations d’entreprises reste élevé. D’autre part, il y a un effet de rattrapage pour certaines structures, fragilisées dès avant la crise sanitaire, qui connaissant d’importantes difficultés aujourd’hui qui n’avaient été que temporairement différées.

Le secteur automobile est particulièrement affecté par les restructurations hors procédure collective. Le marché s’est contracté de 40 % pendant la crise sanitaire et reste à un niveau inférieur de 20 % par rapport à son niveau antérieur à la crise. Cette conjoncture est aggravée par les transitions technologiques, qui pénalisent les sous-traitants insuffisamment préparés. Ce secteur fait l’objet d’un suivi spécifique, avec une personne dédiée au sein de l’équipe.

Par ailleurs, si les fermetures de sites concernaient surtout des groupes étrangers à la fin de l’année 2023 et au début de l’année 2024, ce sont désormais davantage des entreprises françaises qui ferment des sites.

M. Guillaume Primot. Pendant la crise sanitaire, les secteurs du tourisme et de l’événementiel ont été particulièrement touchés. Lors de la crise énergétique, les industries électro-intensives ont logiquement été les plus exposées aux hausses des prix de l’énergie. Actuellement, les difficultés persistent dans la sous-traitance automobile, en raison du contexte structurel du secteur, ainsi que dans l’industrie textile.

De façon plus prospective, une vigilance particulière est portée aux entreprises exportatrices et aux acteurs susceptibles d’être affectés par les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine. Ces entreprises font l’objet d’un suivi spécifique au regard du contexte géopolitique actuel.

M. le rapporteur. Disposez-vous d’éléments de prévision pour l’année 2025 qui pourraient éclairer nos travaux ?

Mme Hélène Lebedeff. Les données consolidées par les instituts spécialisés font état d’une stabilisation du nombre de défaillances d’entreprises. Selon les chiffres publiés par le conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (CNAJMJ), la hausse entre le premier trimestre 2024 et le premier trimestre 2025 est limitée à 2 %. Cela confirme que la hausse précédente traduisait essentiellement un effet de rattrapage.

Le volume des défaillances demeure toutefois élevé. Les secteurs les plus touchés restent globalement les mêmes, bien que de nouvelles difficultés apparaissent. Certaines start‑up rencontrent en effet des obstacles pour obtenir des financements tandis que le secteur aéronautique montre des signes de fragilité.

M. Guillaume Primot. L’analyse des chiffres confirme la stabilisation du nombre de défaillances à un niveau élevé. Les entreprises font actuellement preuve de prudence et d’attentisme, les décisions étant souvent différées dans l’attente d’une meilleure visibilité économique. Cela se traduit par la remise à plus tard des investissements, de la prudence dans la gestion des stocks et des prévisions mesurées en termes d’exportations du fait de l’entrée en vigueur attendue de nouveaux droits de douane dans certaines zones.

À ce jour, les effets des décisions américaines et des négociations entre l’Europe, les États‑Unis et la Chine ne sont pas visibles dans les chiffres. La vigilance demeure néanmoins forte pour les secteurs qui exportent vers ces deux derniers pays.

M. le rapporteur. Lors de nos précédentes auditions, plusieurs intervenants ont évoqué le développement des restructurations « à bas bruit », qui mobilisent d’autres modalités de rupture des contrats de travail que les licenciements économiques classiques, avec ou sans PSE. Je pense aux ruptures conventionnelles, aux accords de performance collective ou encore aux licenciements pour motif personnel. Ces pratiques concerneraient notamment des entreprises qui ne connaissent aucune difficulté apparente. Disposez-vous d’éléments d’analyse sur ce phénomène ?

Mme Hélène Lebedeff. Nous intervenons essentiellement en cas de restructurations avérées ou de signaux manifestes de difficulté, si bien que nous n’avons pas été directement confrontés aux situations que vous évoquez, lesquelles ne nous ont été signalées qu’occasionnellement, lors de rencontres avec des organisations syndicales. Lorsque de telles situations sont portées à notre connaissance, nous en informons immédiatement la DGEFP, compétente en la matière. Nous n’avons cependant pas le sentiment qu’il y a là une tendance massive, en tout cas pas dans le cadre de nos activités.

M. Guillaume Primot. Nous intervenons principalement dans le cadre de procédures amiables qui ont pour objet la renégociation de l’endettement des entreprises et l’accompagnement de ces dernières dans la recherche de financements. L’objectif est de favoriser leur redressement en réduisant autant que possible le nombre de ruptures de contrat de travail. Notre attention se concentre ainsi prioritairement sur les conditionnalités associées aux plans de restructuration ainsi que sur les modalités de mise en œuvre des PSE et des licenciements économiques qui peuvent en résulter. Nous n’avons pas davantage d’éléments sur les restructurations « à bas bruit » que vous évoquez.

M. le rapporteur. Pouvez-vous établir un panorama des principales évolutions juridiques intéressant les entreprises en difficulté survenues ces dernières années ? Ces évolutions se révèlent-elles suffisantes ? Si tel n’est pas le cas, comment pourraient-elles être utilement complétées ?

M. Guillaume Primot. Les évolutions juridiques les plus récentes et significatives proviennent d’une ordonnance du 15 septembre 2021 prise sur le fondement de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, qui assurait la transposition d’une directive européenne de 2019. Cette réforme revêtait une importance majeure puisqu’elle poursuivait un double objectif : favoriser la poursuite de l’activité économique et la préservation de l’emploi d’une part, moderniser le traitement des difficultés rencontrées par les entreprises d’autre part.

Cette réforme reposait sur trois axes principaux : l’amélioration des dispositifs de détection et de prévention des difficultés, le rééquilibrage des pouvoirs entre les différentes parties prenantes lors des procédures de traitement des difficultés des entreprises, notamment dans les sauvegardes, et le renforcement de la protection des entrepreneurs ayant apporté leur caution personnelle à leur entreprise.

La principale innovation juridique apportée par cette réforme consistait dans l’introduction d’un nouveau mécanisme d’élaboration et d’adoption des plans de sauvegarde pour les entreprises d’une certaine taille, baptisé « mécanisme de classe de parties affectées et d’application forcée interclasse ». Il permet, en pratique, de contourner l’opposition déraisonnable de certains créanciers ou actionnaires qui, auparavant, avaient la faculté de bloquer intégralement la restructuration financière, usant parfois de stratégies assimilables à un chantage préjudiciable à l’entreprise. Cette réforme a ainsi facilité, pour les investisseurs, la possibilité de proposer un plan de redressement assorti d’apports financiers, dès lors que la solution proposée garantit effectivement la préservation de l’activité et de l’emploi, y compris face au refus d’un créancier ou d’un actionnaire n’ayant pas lui-même d’intérêt économique particulier à sauver l’entreprise. Des garde-fous ont toutefois été introduits afin d’éviter que ce nouveau dispositif ne soit détourné par des investisseurs ne nourrissant pas d’intention réelle quant au redressement de l’entreprise.

Globalement, le volet amiable et préventif du droit des entreprises en difficulté a donc été renforcé par la réforme. À ce stade, le bilan est positif. Les accords de restructuration sont plus équilibrés, plus respectueux des intérêts des parties prenantes. On peut penser que la réforme a aussi contribué à renforcer l’attractivité du territoire français, les investisseurs étrangers étant davantage incités à s’intéresser à nos entreprises en difficulté.

Par ailleurs, une proposition de directive en cours de négociation prévoit de nouvelles évolutions dans le domaine du droit de l’insolvabilité.

M. le rapporteur. La Cour des comptes a, dans une production récente, regretté l’empilement des structures d’accompagnement, tout en s’interrogeant sur l’efficacité des dispositifs les plus récents en matière de prévention des difficultés des entreprises. Que pensez‑vous de ce jugement ? Quelle évaluation faites-vous des dispositifs en question ?

Mme Hélène Lebedeff. Il est vrai que ces dernières années ont été marquées par l’augmentation du nombre des acteurs présents sur le territoire pour accompagner les entreprises en difficulté, en particulier à la faveur des crises récentes. Certains de ces acteurs ont été pérennisés, ce qui a permis de densifier considérablement le maillage territorial destiné à répondre aux difficultés des entreprises. À mon sens, cet enrichissement de l’écosystème constitue une avancée positive, puisque les difficultés auxquelles sont confrontées les entreprises peuvent revêtir des formes très diverses et requièrent par conséquent des approches à la fois fines et idoines.

Il est exact que plusieurs réseaux coexistent. Mais l’enjeu majeur réside, selon moi, dans l’harmonisation des pratiques des intervenants et dans la coordination de leur action. Des travaux ont d’ailleurs été engagés en ce sens. Il importe toutefois de ne pas négliger la nature profondément multidimensionnelle des processus de restructuration, qui supposent la mobilisation d’expertises techniques variées, qu’elles soient financières, commerciales, technologiques, sociales ou juridiques.

Ces réseaux, encore jeunes, sont très complémentaires. Je pense aux CRP, qui constituent nos principaux points d’entrée en région, et aux conseillers départementaux aux entreprises en difficulté (CDED), qui se concentrent davantage sur les structures de plus petite taille et qui, de ce fait, sont en mesure de traiter un volume plus important de dossiers.

Les dispositifs sont évidemment perfectibles mais ils ont le mérite d’exister. La complémentarité des intervenants ne peut qu’enrichir l’accompagnement proposé aux entreprises qui en ont besoin.

M. Guillaume Primot. Il me semble que les observations formulées par la Cour des comptes concernaient les PME.

M. le rapporteur. Je souhaite à présent recueillir votre analyse de la montée en puissance des rachats d’entreprises en difficulté par les fonds d’investissement.

Quelle évaluation faites-vous de l’approche développée par le fonds Mutares et quel regard portez-vous sur les critiques formulées à son encontre ?

Pouvez-vous nous indiquer les règles qui encadrent les opérations de rachat par ces fonds et préciser en quoi elles peuvent différer de celles qui s’appliquent à d’autres catégories de repreneurs ?

Enfin, disposez-vous d’une évaluation de l’impact concret de l’action de ces fonds d’investissement sur la relance des entreprises et sur l’emploi ?

M. Guillaume Primot. Il est fréquent que les entreprises en difficulté suivies par le Ciri soient dans l’obligation d’initier une recherche de fonds propres, en particulier lorsque leurs actionnaires ne sont plus en mesure d’injecter de l’argent, les plaçant ainsi dans l’incapacité de couvrir leurs besoins de liquidité. Cette recherche est généralement confiée à un expert indépendant chargé d’une prospection large, incluant tant les acteurs industriels que les fonds d’investissement, dont certains sont spécialisés dans la reprise d’entreprises en difficulté.

L’adossement à un acteur industriel est en principe privilégié, tant par les conseils que par le Ciri, dans la mesure où ce type de solution permet a priori de générer des synergies industrielles, commerciales ou opérationnelles et contribue à crédibiliser les plans d’affaires tout en renforçant leur viabilité à moyen ou long terme. Cela étant dit, il serait inexact de considérer que les fonds d’investissement seraient, par nature, des investisseurs moins légitimes que les autres. Ils jouent, dans de nombreux dossiers, un rôle structurant et parfois décisif. Leur familiarité avec les situations d’urgence et les restructurations opérationnelles, de même que leur appétence pour le risque, souvent plus marquée que chez les autres acteurs, leur permettent d’intervenir dans des contextes où ils sont parfois les seuls à pouvoir le faire.

Si certaines pratiques peuvent, certes, s’avérer problématiques, cela n’est pas toujours la règle. L’intervention de fonds a permis le redressement de sociétés, y compris dans des situations qui paraissaient compromises. En tout état de cause, indépendamment de la nature des investisseurs, le Ciri veille, en lien étroit avec les administrateurs judiciaires, à ce que les plans d’affaires présentés soient équilibrés et respectueux de l’intérêt social de l’entreprise, critère fondamental dans notre évaluation. Nous nous efforçons de garantir que l’offre retenue soit celle qui présente les meilleures chances de réussite pour le retournement de l’entreprise.

S’agissant du cadre applicable aux rachats, il n’existe pas de règle différenciée selon le type d’investisseur. Nous faisons preuve d’une vigilance « transversale », en particulier en ce qui concerne les flux de trésorerie susceptibles d’être remontés vers l’actionnaire dans le cadre d’une restructuration, notamment lorsque des efforts significatifs sont demandés aux autres parties prenantes, aux créanciers ou à l’État lui-même lorsqu’il est exposé. Cette vigilance vise autant à protéger l’intérêt financier de l’État qu’à garantir la soutenabilité du plan d’affaires et à s’assurer que l’actionnaire agit en cohérence avec les objectifs de redressement.

Nous sommes, par ailleurs, particulièrement attentifs aux engagements sociaux pris dans le cadre d’un processus de reprise d’activité, indépendamment de la nature du repreneur.

Enfin, l’évaluation de l’impact de l’action des fonds d’investissement sur la relance des entreprises et sur l’emploi est délicate car nous ne disposons pas de données consolidées permettant de tirer des conclusions définitives. Si nous sommes en mesure de fournir des éléments plus précis par écrit, nous le ferons. Toutefois, au regard des dossiers que j’ai pu examiner, il ne me semble pas possible de dégager des tendances claires.

Mme Hélène Lebedeff. Les fonds d’investissement disposent parfois d’une véritable expertise en matière de retournement d’entreprises, qui peut s’avérer précieuse. Le scénario idéal est celui dans lequel ces fonds interviennent en partenariat avec des acteurs industriels. Nous encourageons, chaque fois que cela est possible, ce type d’approche.

Il peut arriver que, dans des dossiers particulièrement compliqués, seuls des fonds se manifestent. Dans de telles situations, tout en demeurant extrêmement vigilants sur l’ensemble des volets du processus, nous nous félicitons de pouvoir compter sur des fonds de retournement de qualité, dont l’action aboutit à des réussites.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


19.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. François-Charles Desprat, président du Conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (CNAJMJ), M. Sébastien Velez, directeur général du CNAJMJ, M. Michel Peslier, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, M. Xavier Bailly, président de l’Association pour le retournement des entreprises (ARE), Mme Céline Domenget Morin, vice-présidente de l’ARE, et Mme Hélène Bourbouloux, administratrice judiciaire (mardi 29 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. François-Charles Desprat, président du Conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (CNAJMJ), M. Sébastien Velez, directeur général du CNAJMJ, M. Michel Peslier, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, M. Xavier Bailly, président de l’Association pour le retournement des entreprises (ARE), Mme Céline Domenget Morin, vice-présidente de l’ARE, et Mme Hélène Bourbouloux, administratrice judiciaire ([19]).

M. le président Denis Masséglia. Nous terminons notre programme de travail de la journée par une table ronde consacrée aux restructurations d’entreprises. Il s’agit d’un thème que nous avons abordé à l’occasion de plusieurs auditions, et notamment, il y a quelques instants, avec les services de l’État qui interviennent dans ce domaine, le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) et la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire).

Il est à présent utile que nous examinions le sujet sous un angle différent, en convoquant le point de vue de professionnels dotés d’une expertise issue du terrain.

Je souhaite ainsi la bienvenue à :

– M. François-Charles Desprat, président du Conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (CNAJMJ), accompagné de M. Sébastien Velez, directeur général du CNAJMJ ;

– M. Michel Peslier, président de la Conférence générale des juges consulaires de France ;

– M. Xavier Bailly, président de l’Association pour le retournement des entreprises (ARE), et Mme Céline Domenget Morin, vice-présidente de l’ARE ;

– Mme Hélène Bourbouloux, administratrice judiciaire.

(M. François-Charles Desprat, M. Sébastien Velez, M. Michel Peslier, M. Xavier Bailly, Mme Céline Domenget Morin et Mme Hélène Bourbouloux prêtent serment.)

M. François-Charles Desprat, président du Conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (CNAJMJ). Les administrateurs judiciaires et les mandataires judiciaires exercent deux professions juridiques réglementées, en libéral, sans charge ministérielle. Nous intervenons auprès des entreprises en difficulté en qualité de tiers de confiance, généralement sur mandat de justice et de manière exclusive. Les 330 mandataires judiciaires représentent l’intérêt collectif des créanciers dans les procédures de sauvegarde et de redressement judiciaire tout en assurant le rôle de représentants légaux des entreprises en liquidation judiciaire. Les 170 administrateurs judiciaires assistent les dirigeants dans la gestion de leur entreprise afin de relancer l’activité ou, si cela s’avère nécessaire, d’en organiser la cession totale ou partielle. Nos 270 études regroupent environ 3 000 salariés.

Le conseil national, établissement d’utilité publique institué par une loi de 1990, a pour mission de représenter les professionnels auprès des pouvoirs publics, notamment les ministères de la justice et de l’économie, et d’organiser ainsi que de réguler la vie des deux professions. Il est composé de seize membres élus pour un mandat de quatre ans et sa présidence est assurée alternativement, pour deux ans, par un mandataire judiciaire ou un administrateur judiciaire.

En tant qu’acteur institutionnel du monde de la restructuration, le conseil national entretient des relations étroites avec de nombreux partenaires nationaux et internationaux. Il collabore notamment avec la Conférence générale des juges consulaires de France, l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS), les syndicats professionnels, l’Association pour le retournement des entreprises, diverses associations d’aide aux entrepreneurs en difficulté, Apesa ou Second Souffle, ainsi qu’avec des organisations internationales telles que le VID allemand et INSOL Europe.

Depuis vingt ans, le conseil national dispose d’un observatoire des données économiques qui publie des informations mensuelles, trimestrielles et annuelles à destination des pouvoirs publics, y compris du Parlement. Les données publiées, fiables et exhaustives, concernent à la fois les procédures collectives rendues publiques et les procédures amiables qui demeurent confidentielles.

Quelques précisions sémantiques et juridiques essentielles s’imposent à ce stade. Les procédures collectives, dont le fait générateur est l’état de cessation des paiements de l’entreprise, se déclinent en trois catégories : la sauvegarde, le redressement judiciaire et la liquidation judiciaire. Elles sont ouvertes par décision de justice et relèvent du tribunal de commerce pour les commerçants, artisans et sociétés commerciales ou du tribunal judiciaire pour les autres structures. Depuis le 1er janvier 2025, douze tribunaux des activités économiques en phase expérimentale regroupent les compétences des tribunaux de commerce et des tribunaux judiciaires, y compris pour le traitement des difficultés rencontrées par les agriculteurs.

Il existe par ailleurs deux dispositifs dits amiables ou de prévention : le mandat ad hoc et la conciliation. Ces derniers sont engagés à l’initiative du chef d’entreprise, généralement en amont de l’état de cessation des paiements. La procédure relève alors de l’autorité du président du tribunal, qui l’ouvre et désigne les intervenants. Dans le cadre des procédures collectives, les administrateurs et mandataires judiciaires sont désignés par le tribunal et perçoivent une rémunération fixée par un tarif réglementé tandis que, dans le cadre les procédures amiables, ils interviennent sur la base d’une convention d’honoraires.

Chaque année, nous traitons en moyenne entre 50 000 et 55 000 procédures collectives, bien que les cinq dernières années aient été marquées par des évolutions notables. En 2020 et 2021, le nombre de procédures a diminué à un niveau inédit, à hauteur de 28 000 par an environ, conséquence directe des mesures gouvernementales mises en place pendant la crise sanitaire, qui ont permis de différer la défaillance d’un grand nombre d’entreprises fragilisées.

Ce creux a été suivi d’une nette augmentation du nombre de défaillances, un sommet ayant été atteint en 2024. Cette année-là, le nombre de procédures collectives a dépassé 65 000, soit près de 18 % de plus qu’en 2023 : plus de 44 000 liquidations judiciaires directes, près de 20 000 redressements judiciaires et un peu plus de 1 500 sauvegardes. En 2024, 94 % des entreprises concernées emploient moins de dix salariés et génèrent un chiffre d’affaires inférieur à cinq millions d’euros, une proportion stable dans le temps. Sur les 6 % restants, on recense 408 entreprises comptant entre 50 et 250 salariés, ce qui représente une hausse de 18 % par rapport à 2023, 33 entreprises comptant entre 250 et 500 salariés, un nombre stable, et 12 entreprises de plus de 500 salariés, contre 20 en 2023. L’âge moyen des entreprises en défaillance s’établit à un peu moins de dix ans.

Certains secteurs sont plus touchés que d’autres : dans le secteur de l’immobilier, par exemple, il y a eu, entre 2023 et 2024, une progression du nombre des procédures collectives quasiment deux fois supérieure à la moyenne.

Notre bilan annuel, profondément remanié, s’accompagne pour la première fois d’une analyse universitaire issue d’un partenariat entre le conseil national et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Cette collaboration a donné naissance au Centre d’analyse des données de défaillances d’entreprises (Cadde). L’étude qui en résulte attribue la hausse générale du nombre de procédures collectives à un ensemble de facteurs : l’effet de rattrapage provoqué par la disparition des mesures déployées pour faire face à la crise sanitaire, l’inflation, la montée des taux d’intérêt et les arbitrages contraints opérés par les ménages et les entreprises selon les secteurs d’activité.

Nous avons également publié, pour la première fois, un taux de défaillance rapportant le nombre de procédures collectives au nombre d’unités légales Sirene – hors micro-entreprises. Ce taux s’est élevé à 0,71 % en 2024, un niveau stable par rapport à 2019 et même inférieur à celui de 2018. Cette donnée permet donc de relativiser la portée du pic constaté en matière de procédures collectives.

L’observatoire recueille également des données permettant d’estimer le nombre d’emplois théoriquement menacés par une procédure collective. Un emploi menacé n’équivaut pas à un emploi supprimé. La préservation de l’emploi constitue d’ailleurs un objectif fondamental dans les procédures collectives et un enjeu central pour les professionnels du secteur. En 2024, plus de 193 000 emplois ont été concernés, la majorité d’entre eux relevant des plus petites structures.

Une étude comparative menée il y a cinq ans sur les dispositifs de traitement des difficultés d’entreprises dans plusieurs pays voisins a démontré que, grâce aux efforts de l’ensemble des intervenants, 68 % des emplois étaient préservés dans les procédures collectives françaises.

Il est prématuré de se prononcer sur les perspectives pour l’année 2025. Nous observons néanmoins une légère hausse du nombre des procédures collectives : à la fin du premier trimestre 2025, ce nombre était supérieur de 2,3 % par rapport à la fin du premier trimestre 2024.

Depuis plusieurs années, nous œuvrons également au développement des procédures de prévention, qui permettent d’anticiper les difficultés et de mieux préserver les entreprises et leurs emplois. En 2024, près de 9 000 procédures de prévention ont été enregistrées, ce qui représente une augmentation de près de 54 % par rapport à 2018. Ces procédures affichent un taux de réussite élevé, estimé entre 70 % et 75 %, ce qui démontre que l’anticipation favorise grandement la capacité à surmonter les difficultés.

Dans le questionnaire que vous nous avez transmis, vous évoquez un amendement du Gouvernement au projet de loi de simplification de la vie économique, actuellement examiné par votre Assemblée. Cet amendement, qui visait à habiliter le Gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance pour simplifier le code de commerce, notamment son livre VI, résultait des travaux d’un groupe coordonné par le Conseil d’État, auquel le conseil national a participé. L’objectif poursuivi était de proposer, à droit constant, une réorganisation de la structure et de la présentation d’un code devenu difficilement lisible. Cet amendement a été déclaré irrecevable dès son dépôt et ne sera donc pas examiné.

Si le chantier de la simplification des procédures collectives devait être prochainement lancé, le conseil national y contribuerait activement, car cet objectif apparaît à la fois louable et nécessaire. Il en va de même de la clarification du paysage institutionnel, dont la Cour des comptes a souligné la complexité dans un rapport récent. Le conseil national a été auditionné dans le cadre de la préparation de ce rapport. Il semble difficile de ne pas souscrire au constat établi par la Cour, bien qu’il faille reconnaître que la multiplication des intervenants, qui s’est faite au fil du temps, procédait initialement d’une intention positive.

M. Michel Peslier, président de la Conférence générale des juges consulaires de France. Notre effectif est conséquent, puisque nous comptons 134 juridictions réparties sur l’ensemble du territoire national et environ 3 400 juges. Le statut des juges consulaires est défini par le code de commerce. Les juges sont élus par leurs pairs, la première année pour un mandat de deux ans, puis pour un mandat de quatre ans. Ils suivent une formation dispensée conjointement par la conférence générale et l’École nationale de la magistrature (ENM).

Le juge consulaire incarne une spécificité française, souvent enviée à l’étranger. Sa singularité réside dans sa compréhension directe et intuitive du monde des affaires, ce qui lui confère une compétence naturelle pour appréhender les difficultés qui lui sont soumises.

L’activité des juridictions consulaires ne se limite pas aux procédures collectives, qui ne représentent qu’environ 50 % de celle-ci. Le juge consulaire connaît également des différends intervenant dans les relations d’affaires, qu’il s’agisse de recouvrement de créances, d’actions en responsabilité, de garanties, de sûretés ou encore de contentieux liés au droit du transport.

Cette diversité de compétences revêt une importance majeure dans le champ du droit des procédures collectives, puisqu’elle permet d’identifier les signaux précoces d’une défaillance potentielle. Le contentieux général vient ainsi nourrir le regard du juge consulaire qui dispose, grâce à celui-là, d’une capacité de détection en amont des difficultés. Cette aptitude se révèle d’autant plus précieuse que la compétence des tribunaux a récemment été étendue, aux questions agricoles notamment, dans le cadre d’une expérimentation. Toutefois, le tribunal judiciaire demeure seul compétent pour traiter du contentieux général relevant du livre VI du code de commerce.

Les juridictions commerciales ont fait la démonstration de leur efficacité. Les juges consulaires, grâce à leur connaissance approfondie des réalités économiques et à leur indépendance, sont en mesure de statuer avec discernement. Les administrateurs judiciaires, investis d’un mandat de justice, trouvent en la personne du juge consulaire un interlocuteur à la fois expérimenté et réactif, ce qui garantit l’efficacité des procédures.

Je souhaite également insister sur l’importance que revêtent les procédures de prévention, à l’image du mandat ad hoc et de la conciliation. Bien qu’elles soient encore insuffisamment sollicitées, ces procédures, confidentielles par nature, s’avèrent particulièrement efficaces dès lors qu’elles sont mises en œuvre. Le chef d’entreprise, souvent plongé dans une forme de déni face à ses difficultés, peut compter sur un climat de confiance instauré par le président du tribunal. Cela favorise l’échange entre le débiteur et le créditeur.

M. Xavier Bailly, président de l’Association pour le retournement des entreprises (ARE). L’ARE a été fondée en 2002 à l’initiative de professionnels animés par la volonté de promouvoir la prévention des difficultés des entreprises, bien avant la promulgation de la loi du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises. Notre mission consiste à encourager la détection précoce des signaux de fragilité, à améliorer la diffusion et la compréhension des dispositifs de prévention et de traitement, ainsi qu’à renforcer l’efficacité opérationnelle des restructurations, afin de favoriser des retournements d’entreprises durables et réussis.

Initialement composée d’une vingtaine de membres, l’ARE rassemble aujourd’hui 320 professionnels spécialisés dans le retournement d’entreprises. Notre fonctionnement repose sur une approche strictement associative. Chaque membre est un professionnel aguerri qui s’engage à contribuer activement aux travaux, en particulier en matière de formation. Nous avons pour ambition de maintenir les standards les plus élevés dans la pratique du droit des entreprises en difficulté, tout en intégrant les disciplines connexes telles que le droit des contrats, le droit social, le droit fiscal ou le droit des sûretés.

Nous avons développé des partenariats universitaires visant à sensibiliser le grand public ainsi que les dirigeants de très petites entreprises (TPE) et de petites et moyennes entreprises (PME) aux outils de prévention. Ces collaborations, menées avec des écoles de commerce et des universités implantées à Paris, Lyon et Marseille, ont pour objectif de former les étudiants à ces enjeux afin de favoriser une prise de conscience ancrée dans la durée. L’animation de cours dans le cadre de ces partenariats mobilise environ la moitié de nos 320 membres.

Parmi nos actions structurantes, figure l’organisation de deux colloques annuels : le premier, organisé en partenariat avec le Centre de droit des affaires et de gestion (Cedag), repose sur une approche académique approfondie du droit des entreprises en difficulté ; le second, qui a lieu en région, est destiné à renforcer notre ancrage territorial. Nous disposons par ailleurs d’un comité des lois et des pratiques, mobilisé pour formuler des réponses argumentées aux consultations relatives aux réformes législatives.

Créé en 2009, le prix Ulysse vient récompenser chaque année un retournement d’entreprise exemplaire, en mettant en lumière la mobilisation de l’arsenal juridique au service de la pérennisation de l’activité et de la préservation de l’emploi.

Notre association fédère des professionnels issus d’horizons divers : avocats, administrateurs judiciaires, investisseurs, managers, conseillers financiers ou encore spécialistes du droit social.

Enfin, nous entretenons des relations suivies avec les pouvoirs publics, notamment en assurant bénévolement la formation des commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP) et en siégeant au comité national de sortie de crise.

Mme Hélène Bourbouloux, administratrice judiciaire. J’interviens ici en tant que cofondatrice de la société FHBX. Cette structure est implantée sur l’ensemble du territoire national. Elle regroupe douze associés, pour la plupart d’anciens collaborateurs ayant passé l’examen d’administrateur judiciaire. Elle dispose de dix‑huit bureaux en France, ce qui lui permet d’intervenir auprès d’une grande diversité d’entreprises, de la TPE aux grands groupes, et devant un nombre croissant de juridictions.

Celles-ci se sont progressivement affranchies de la stricte logique de territorialité, longtemps critiquée. Ce mouvement, s’il a pu entraîner une certaine perte de proximité, a en retour favorisé une émulation et une meilleure capacité de comparaison entre territoires. Notre profession s’est largement structurée, notamment à travers la création de sociétés comptant de nombreux associés, comme la nôtre, présentes sur tout le territoire.

En 2023, nous avons traité environ 700 nouvelles procédures collectives. 147 ont abouti à un plan de redressement ou de sauvegarde. En parallèle, nous avons été saisis de 650 dossiers relevant de procédures amiables. Notre activité se répartit donc assez équitablement entre ces deux champs d’intervention. À cela s’ajoutent, plus ponctuellement, des missions de gestion de situations complexes concernant, par exemple, des administrateurs provisoires de copropriétés ou des successions vacantes. Ces interventions relèvent de notre cœur de métier, à savoir la gestion des biens d’autrui dans des contextes exceptionnels.

Je pratique ce métier depuis vingt-cinq ans, en région parisienne comme en province. L’objet de cette commission d’enquête revêt une signification particulière puisque les administrateurs judiciaires interviennent dans un moment de crise, souvent lorsque l’entreprise est déjà au bord du gouffre. Il ne s’agit plus d’anticipation mais bien de sauvetage, avec les outils que le législateur met à notre disposition.

Le droit des entreprises en difficulté constitue un droit d’exception. Il atténue, voire suspend, certaines règles de droit commun, notamment en matière contractuelle ou sociale. Le juge peut, par exemple, résilier un contrat, suspendre le paiement des dettes antérieures et mettre en place une période d’observation pendant laquelle l’entreprise ne paie que ses dettes postérieures à l’ouverture de la procédure. Cette période vise à offrir un espace de sérénité pour se réorganiser, retrouver de la profitabilité ou préparer une reprise.

La reprise est un point majeur de notre réflexion, en particulier en ce qui concerne ses conséquences sociales. Les pouvoirs publics jouent un rôle essentiel. L’État, les collectivités territoriales et les élus locaux interviennent à plusieurs titres : ils sont des relais d’information, soutiennent l’activité économique locale, mettent en place des dispositifs d’aide financière ou jouent le rôle de créanciers. Depuis la réforme d’octobre 2021, les créanciers publics disposent d’un poids accru dans l’adoption des plans. Ils peuvent les imposer aux créanciers de rang inférieur, ce qui était impossible auparavant.

Les pouvoirs publics facilitent également la reprise, notamment par l’intermédiaire des commandes publiques. Ils sont aussi des régulateurs, puisque ce sont eux, en particulier ceux qui font les lois, qui ont la capacité d’améliorer les dispositifs en vigueur.

Le droit des entreprises en difficulté est sans doute l’un des droits les plus consensuels. Bien qu’il puisse être complexe à appréhender, il est en effet traité avec beaucoup de pragmatisme et de réalisme. Le texte fondateur de la discipline, porté par Robert Badinter en 1985, a placé l’entreprise au cœur du dispositif. Peut-être était-ce à l’époque au détriment des créanciers, dans un contexte d’opposition marquée entre ces deux mondes ? Cette opposition s’est aujourd’hui largement estompée. Lorsque nous évoquons l’emploi, il ne s’agit pas uniquement de celui des salariés de l’entreprise en difficulté, mais également de celui des salariés des entreprises sous-traitantes ou du créancier impayé. La question de l’emploi dépasse donc largement le seul périmètre de l’entreprise défaillante.

Avec la réforme la plus récente, on est passé, en matière de reprise d’entreprise, d’une logique centrée sur le plan de cession à une logique bien différente. Reprendre une entreprise suppose désormais de disposer de la capacité de mobiliser un besoin en fonds de roulement. Le repreneur concurrent est souvent bien placé car il connaît les rouages de l’entreprise, ce qui lui permet de composer avec un niveau d’information plus limité.

Historiquement, les plans de cession permettaient de reprendre le fonds de commerce, les contrats de travail ainsi que les stocks et de verser un prix tout en étant exonéré du paiement du passif. Ces dispositifs vont probablement disparaître au profit des plans de redressement, dans lesquels l’entreprise subsiste juridiquement, parfois moyennant un changement d’actionnaire. Si les créanciers privilégiés votent le plan, il importe peu que les créanciers chirographaires s’y opposent, dès lors qu’ils ne sont pas fondés à en attendre un retour. L’évaluation de l’entreprise devient alors centrale et le pouvoir de décision passe des mains du juge à celles des créanciers.

Ce point me semble fondamental pour introduire la question sociale, susceptible d’évoluer positivement à l’avenir. Les plans de redressement, en effet, impliquent souvent une plus grande prudence dans la mise en œuvre des réductions d’effectifs, car il faut en assumer le coût. La nécessaire continuité de l’activité tend également à limiter l’ampleur de ces restructurations.

L’expérience montre que les salariés des entreprises en difficulté anticipent généralement les annonces de réduction d’effectifs et souhaitent entamer un dialogue à ce sujet. Ils nous sollicitent parfois pour envisager la négociation de ruptures conventionnelles, entre autres. Nous devons être particulièrement vigilants à ce que les règles relatives au licenciement collectif ne soient pas contournées.

La question sociale dans les procédures collectives fait donc l’objet d’un large consensus et s’inscrit pleinement dans la volonté du législateur de maintenir un dialogue social fort. Comme cela a déjà été souligné, la voix des comités sociaux et économiques (CSE) est essentielle. Nous avons accompagné environ soixante plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) en cinq ans, dont certains étaient de grande ampleur. Ces plans sont techniquement complexes à mettre en œuvre, en raison notamment des délais imposés par l’AGS. Trente jours sont laissés pour organiser lesdits plans. L’un des enjeux majeurs est d’assurer l’accompagnement des salariés et leur reconversion, malgré des moyens financiers limités. Le dialogue avec les syndicats est constant, dans un climat empreint de réalisme.

Les entreprises en difficulté ne sont pas toujours des entreprises qui emploient des salariés. Beaucoup d’auto-entrepreneurs font défaillance. Ainsi, près de 40 000 entrepreneurs ou dirigeants de sociétés sont touchés par une liquidation judiciaire.

Sur les 60 000 procédures annuelles, environ 20 000 relèvent du champ du sauvetage, mais un grand nombre aboutit à une liquidation. Ce chiffre doit être analysé avec prudence car une liquidation judiciaire peut concerner une structure d’un salarié ou une entité de 15 000 personnes. C’est pourquoi l’on observe un taux de sauvegarde de l’emploi de 68 %. Cela s’explique par la taille des entreprises.

Je souhaite insister sur la situation des entrepreneurs individuels et des TPE qui sont, à ce jour, les grands oubliés du système. Nous avons participé à plusieurs travaux sur la notion de « rebond » et l’accompagnement au retour à l’emploi fait partie des mesures prévues dans les PSE. Les salariés expriment une attente forte quant au financement de projets de création d’entreprise ou de mobilité dans le cadre des dispositifs de reclassement. Cela aboutit à la constitution d’une population nouvelle d’entrepreneurs, parfois sans couverture sociale. Lorsque la liquidation judiciaire survient, la situation peut donc s’avérer critique.

Cela étant dit, la liquidation judiciaire ne constitue pas nécessairement un drame et permet, dans bien des cas, l’effacement des dettes. Elle peut s’apparenter à une forme de clôture, qui n’est pas punitive, mais bien salvatrice. Nous devons simplement veiller à ce que l’ensemble des personnes concernées soient réellement accompagnées.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Ma première question porte sur les procédures de prévention et de traitement des difficultés des entreprises en vigueur. Pourriez‑vous revenir sur les enjeux de préservation de l’emploi, qui sont au cœur de nos préoccupations, compte tenu de l’actualité ?

M. François-Charles Desprat. Les procédures de prévention s’adressent principalement à des entreprises d’une certaine taille, en raison notamment de la structuration plus élaborée de ces entités et de la présence de conseils les accompagnant dans l’identification précoce de leurs difficultés. Par construction, ces entreprises regroupent un volume significatif d’emplois. Les difficultés que rencontrent les entreprises de grande dimension font généralement l’objet d’un traitement prioritaire dans un cadre préventif et donnent lieu de manière plus marginale à l’ouverture de procédures collectives.

Mme Hélène Bourbouloux. Les procédures collectives se révèlent particulièrement adaptées lorsqu’il s’agit de traiter des problématiques liées à l’exploitation et au compte de résultat, tandis que les dispositifs amiables apparaissent plus appropriés pour répondre aux enjeux relevant du bilan. Nous constatons d’ailleurs une porosité croissante entre ces deux catégories : il est désormais fréquent de passer d’une procédure amiable à une procédure collective ou d’articuler les deux.

Les procédures du mandat ad hoc et de la conciliation se caractérisent avant tout par la confidentialité qui, paradoxalement, est la garante de la transparence. Cette discrétion est essentielle pour stabiliser une situation de crise car elle permet d’alerter les partenaires de l’entreprise selon un schéma par cercles successifs. Le premier cercle, celui de l’urgence, implique en général les établissements bancaires : il leur est demandé de ne pas dénoncer leurs concours ou, si cela est déjà fait, de suspendre l’effet des préavis. L’objectif est de stabiliser la situation et de gagner du temps. Dans ce cadre, toute intervention suit invariablement quatre grandes phases.

La première est celle du diagnostic. Il s’agit de comprendre où se situe l’entreprise, pourquoi elle se trouve dans cette situation et comment elle peut en sortir. Ce travail d’analyse repose, d’une part, sur un regard rétrospectif porté sur les comptes, afin d’identifier les causes des difficultés, et, d’autre part, sur une projection stratégique à travers l’élaboration d’un plan de développement. L’adhésion de l’ensemble des parties concernées au diagnostic conditionne la possibilité d’avancer vers l’étape suivante. Tant qu’un consensus ne se dégage pas sur ce point, aucune solution n’est véritablement envisageable.

La seconde phase consiste à recenser les besoins de l’entreprise. A-t-elle besoin de temps ? Dans ce cas, il conviendra de réaménager les concours bancaires. A-t-elle besoin de liquidités ? D’un changement de gouvernance ? D’une opération de croissance externe ? Faut‑il envisager une cession d’actifs, la fermeture d’un site, ou toute autre mesure stratégique ? C’est à partir du diagnostic que se dégage un véritable cahier des charges et l’expression d’un besoin opérationnel clair.

Lorsque ce besoin est identifié, la phase de négociation peut débuter. Elle peut être portée par l’entreprise elle-même, par un investisseur ou par les créanciers, selon différents scénarios qui dépendent des difficultés rencontrées. Ce processus, bien que complexe, permet souvent de parvenir assez rapidement à un accord sur les grands équilibres. Les échanges permettent de trancher un certain nombre de points. Qui remettra des fonds ? Dans quelle proportion ? Quelle dette pourra être supportée par l’entreprise ? Quelle sera la durée du redressement ? Il convient de souligner que la temporalité n’est pas la même pour une entreprise industrielle et pour une entreprise de services.

La quatrième et dernière phase est celle de la mise en œuvre. Celle-ci peut, dans certains cas, nécessiter le recours à une procédure collective. Il s’agit d’éviter toute panique ou désorganisation chez les parties prenantes. D’où l’importance de la confidentialité que j’ai évoquée, car il ne faut pas annoncer trop tôt aux clients, aux fournisseurs ou aux collaborateurs que l’entreprise traverse une crise majeure, au risque d’aggraver la situation.

Ce temps de travail entre parties initiées permet de poser les bases de la restructuration. Une fois la situation stabilisée, il devient possible d’élargir le cercle des personnes informées, en intégrant progressivement les collaborateurs, surtout lorsque la phase de révélation des difficultés ou l’ouverture d’une procédure collective devient inévitable. Il est également possible de rechercher des repreneurs dans un cadre confidentiel, en amont de toute communication publique. Toutefois, dès lors qu’une insuffisance d’actifs est constatée et qu’il devient clair que l’ensemble des créanciers ne pourra pas être payé, la transparence devient impérative.

C’est dans cette perspective que les procédures collectives ont la vertu d’être publiques. Cette visibilité garantit une forme de protection, par la vigilance collective qu’elle suscite, y compris de la part de l’opinion et des pouvoirs publics.

M. Michel Peslier. Les apparentes contradictions évoquées précédemment ne sont en réalité qu’illusoires. Le commerce repose fondamentalement sur la confiance. Dans ce cadre, la confidentialité revêt une importance capitale. Si elle venait à être rompue, nous assisterions inévitablement à un effondrement de la confiance, avec des conséquences particulièrement délétères pour les entreprises concernées. Il convient en effet de rappeler que le crédit fournisseur constitue l’une des principales sources de financement des entreprises. Toute altération de la relation de confiance entraînerait mécaniquement une contraction de ce crédit, exposant l’entreprise à un risque accru. Celle-ci se trouverait alors dans une position plus précaire encore, compromise dans sa capacité à financer son besoin en fonds de roulement, lequel demeure un levier indispensable à la poursuite de son activité.

M. Xavier Bailly. Ni le mandat ad hoc, ni la conciliation ne comporte de dispositions dérogatoires au droit social. Ces procédures ne permettent en aucune manière de faciliter les licenciements collectifs ou les ruptures conventionnelles.

Je fais miens, sur ce point, les propos de madame Bourbouloux au sujet des « restructurations silencieuses ». Les professionnels, en particulier les mandataires ad hoc et les conciliateurs, font preuve d’une vigilance constante devant ce risque.

Il y a une dizaine d’années, certains ont pu envisager une simplification des restructurations à travers les procédures du mandat ad hoc ou de la conciliation. L’ensemble de la profession s’est alors prononcé d’une seule voix pour réaffirmer que ces dispositifs devaient rester des instruments de prévention et de préservation des entreprises, et non pas devenir des vecteurs de restructuration facilitée.

Il est impératif de maintenir cette ligne de conduite. Certes, certaines démarches, telles que la récupération de crédits d’impôt, sont rendues plus fluides dans le cadre d’une conciliation mais, en matière sociale, aucune entorse au droit commun n’est prévue.

M. le rapporteur. Je souhaiterais revenir sur les questions du dialogue social et du rôle des CSE. Au cours de nos auditions, un constat est souvent revenu. De nombreux salariés expriment un sentiment de déséquilibre dans la relation sociale, qui se trouve accentué en période de difficultés. Les témoignages convergent pour souligner que l’information parvient souvent de manière tardive aux représentants du personnel et que leur implication dans les processus décisionnels reste limitée, en particulier dans les premiers moments de la réflexion stratégique.

Quel regard portez-vous sur ce déséquilibre ressenti par de nombreux salariés ? À vos yeux, quelles dispositions concrètes permettraient d’établir un meilleur équilibre entre l’employeur et les salariés et d’améliorer la qualité du dialogue social dans le contexte d’une restructuration ?

Mme Hélène Bourbouloux. Il importe de faire une distinction nette entre, d’une part, le champ des procédures amiables, qui concernent des entreprises in bonis, et, d’autre part, le champ des procédures collectives. Dans le cadre des procédures collectives, l’information est rendue publique, ce qui facilite l’implication constante des salariés, des organisations syndicales et des CSE dans les discussions. Le sentiment d’être mis à l’écart et d’être mis devant le fait accompli est plus fréquent à l’occasion des procédures amiables, qui échappent bien souvent au périmètre d’intervention des administrateurs judiciaires.

En matière de procédures collectives, notamment lorsqu’elles incluent un PSE, le cadre juridique est structuré et encourage le dialogue social. La véritable interrogation porte davantage sur les phases antérieures, en amont de la défaillance. Il convient de se demander s’il serait souhaitable d’intensifier le niveau d’informations transmises aux représentants du personnel. Cette perspective comporte toutefois un risque non négligeable, celui de la divulgation prématurée d’informations à un moment où aucune solution stabilisée n’est définie.

Le législateur a expressément prévu que la procédure de conciliation conserverait son caractère confidentiel jusqu’à un certain point. Lorsque les contours d’un protocole commencent à se dessiner, le CSE doit en être informé et être associé à l’audience d’homologation. À ce moment-là, on se situe encore en amont de la constatation formelle de la défaillance. Une fois celle-ci avérée, le cadre juridique de l’information devient bien plus strict. Les offres de reprise, par exemple, sont immédiatement transmises au CSE.

C’est donc dans l’univers des procédures amiables qu’il reste nécessaire de trouver un point d’équilibre entre la diffusion d’une information suffisante et la préservation de la confidentialité, afin de ne pas compromettre la situation de l’entreprise. Une diffusion prématurée d’informations pourrait en effet inciter certains clients ou fournisseurs à retirer leurs crédits ou à suspendre leurs commandes, aggravant ainsi la fragilité de l’entreprise.

M. François-Charles Desprat. En complément, je souhaite insister sur un point essentiel à propos du redressement judiciaire, en particulier lorsque celui-ci implique une éventuelle cession de l’entreprise. Le représentant des salariés, dont la fonction a été instaurée par la loi encadrant les procédures collectives, assiste aux audiences et intervient pour défendre les intérêts du personnel. L’avis qu’il émet revêt une réelle importance.

Aujourd’hui, les salariés sont systématiquement invités à exprimer leur préférence parmi les différents candidats. Il est relativement rare que le tribunal ne suive pas l’avis formulé par les représentants du personnel ou que l’absence de consensus empêche l’émergence d’une solution claire. Le tribunal accorde une attention particulière à la position exprimée par les salariés. Aussi, même si ces derniers ne participent pas directement à la prise de décision, leur voix est entendue et prise en compte de manière substantielle.

M. Michel Peslier. Il est important de rappeler que l’article 3 de la loi portée par Robert Badinter affirme avec force la priorité accordée à la pérennité de l’entreprise et à la préservation de l’emploi. Même si le législateur n’a pas établi expressément un ordre hiérarchique entre les objectifs, l’examen des travaux parlementaires permet de comprendre que le paiement des créanciers occupe une place secondaire.

Il est exact que les salariés, dont la représentation est prévue par la loi, sont entendus lors des audiences. Toutefois, il importe d’aller au-delà de cette simple reconnaissance formelle pour souligner que la valeur d’un salarié excède de loin son statut juridique. Il incarne, au sein de l’entreprise, le porteur du capital immatériel que constitue le savoir-faire attaché à sa fonction. Ce savoir-faire, qui ne figure pas à l’actif du bilan comptable, constitue pourtant une ressource stratégique dont la préservation est aussi essentielle que celle des actifs matériels.

Mme Céline Domenget Morin, vice-présidente de l’ARE. Je souhaite insister sur l’importance des mesures de prévention, en particulier dans le cadre des procédures du mandat ad hoc et de la conciliation. Ces dispositifs préventifs constituent une part significative de notre activité.

La confidentialité, pierre angulaire de ces procédures, est un atout majeur que nous envient nos homologues européens. Depuis la mise en œuvre de la directive européenne, certains États commencent d’ailleurs à développer des instruments de prévention destinés à faciliter les restructurations bilancielles. En France, cette exigence de discrétion revêt une importance particulière, car le crédit fournisseur joue un rôle déterminant dans le financement des entreprises.

La confidentialité implique qu’un cercle très restreint de personnes soient informées, y compris dans l’entreprise. Dans la majorité des cas, les échanges ont principalement lieu avec les partenaires bancaires et, même dans ce cadre, seule une fraction très limitée des collaborateurs des établissements est impliquée. Ces interlocuteurs, spécialisés et aguerris, sont familiers de certaines pratiques, telles que la suspension temporaire des effets d’une exigibilité, déployées le temps d’établir un diagnostic précis.

Cette discrétion est indispensable pour préserver la confiance des fournisseurs. Une rupture de confiance, accompagnée d’un retrait brutal du crédit, peut produire des effets dramatiques. Nous avons observé, dans certains dossiers d’envergure, que la moindre fuite dans la presse pouvait générer un doublement immédiat des besoins de financement. Une telle détérioration de la situation peut précipiter l’entreprise dans une procédure de redressement judiciaire, voire dans un plan de cession immédiat, en raison de l’impossibilité de maintenir l’activité faute de trésorerie suffisante.

La confidentialité constitue également un rempart essentiel pour préserver la clientèle. Si la clientèle composée de particuliers se montre généralement plus stable, il en va tout autrement dans les relations avec les clients professionnels. Leurs réactions peuvent être beaucoup plus rapides et produire un effet immédiat sur la situation de l’entreprise.

Il est vrai que l’exigence de discrétion peut susciter certaines frustrations. Toutefois, les procédures en question n’emportent pas de mesures sociales spécifiques et se concentrent exclusivement sur la restructuration bilancielle. C’est précisément la raison pour laquelle le maintien de la confidentialité demeure une condition essentielle à l’efficacité de ces dispositifs.

M. le rapporteur. J’aimerais aborder deux points supplémentaires au sujet de l’emploi. Premièrement, dans quelle mesure les engagements en matière de maintien de l’emploi constituent-ils un critère déterminant dans le choix du repreneur ? Deuxièmement, que pensez-vous du rachat d’entreprises en difficulté par des fonds d’investissement ?

Mme Hélène Bourbouloux. Il me paraît essentiel de revenir sur la question des engagements en matière de maintien de l’emploi. Bien que ces engagements ne soient pas expressément prévus par la loi, une pratique solidement établie s’est développée à l’échelle nationale. Dès l’élaboration du cahier des charges destiné aux candidats à la reprise, nous demandons systématiquement que ces derniers s’engagent à ne procéder à aucun licenciement pour motif économique pendant une période minimale de vingt-quatre mois. Toute dérogation à cet engagement requiert une autorisation préalable du tribunal, accompagnée d’une justification circonstanciée.

Il convient toutefois de souligner que nous ne disposons d’aucune base légale permettant d’imposer de telles obligations à la nouvelle entité. Une fois la cession réalisée et le prix versé, l’entreprise reprise est en effet considérée comme juridiquement autonome, ce qui limite considérablement notre pouvoir d’intervention. Néanmoins, cet engagement initial représente pour les salariés une forme de garantie puisqu’il leur ouvre la possibilité, en cas de manquement du repreneur, de faire valoir individuellement leurs droits et d’obtenir réparation du préjudice subi. Cette pratique concerne exclusivement les plans de cession.

Dans le cadre des plans de redressement, à l’occasion desquels l’entreprise conserve son autonomie juridique et opérationnelle, la dynamique est différente. L’État peut, en contrepartie d’un soutien financier ou d’avantages spécifiques, négocier directement des engagements de maintien de l’emploi. La difficulté réside cependant dans la détermination des sanctions applicables en cas de non-respect des engagements pris.

De manière quelque peu paradoxale, cette problématique s’avère moins prégnante dans les entreprises en difficulté que dans les autres. Cette différence s’explique par le haut degré de transparence qu’imposent les procédures collectives. Les audiences du tribunal se tiennent en présence du ministère public, des représentants du personnel, des repreneurs potentiels, de l’entreprise et des créanciers. Une telle visibilité rend pratiquement impossible toute manœuvre « à bas bruit », en particulier sur les questions sensibles telles que l’emploi.

Les représentants du personnel, pour leur part, se montrent particulièrement attentifs à ces enjeux. Notre expérience confirme que, lorsqu’un candidat à la reprise propose de préserver 70 % des effectifs, tout en apportant les garanties financières nécessaires et en présentant un projet crédible, il sera en général préféré à un concurrent promettant de maintenir l’intégralité des emplois sans disposer des moyens requis. La crédibilité du plan et sa viabilité à long terme constituent donc les véritables fondements du maintien durable de l’emploi.

À l’avenir, l’implication croissante de l’État en tant que créancier dans les décisions liées aux plans de redressement pourrait favoriser l’introduction de clauses de retour à meilleure fortune, qui pourraient être articulées autour des engagements en matière d’emploi.

On distingue trois grandes catégories de repreneurs.

Le repreneur industriel constitue, à nos yeux, le candidat idéal. Lorsqu’il s’agit d’un concurrent direct, son avantage réside dans sa capacité à s’accommoder d’un niveau d’information limité. Comme je l’ai évoqué précédemment, c’est celui qui connaît déjà l’environnement de l’entreprise, ses produits, son positionnement sur le marché et qui peut, dès lors, prendre une décision rapidement, avec peu d’éléments formels. De nombreuses annonces de cession sont publiées, le délai de dépôt des offres étant fixé à quinze jours ou trois semaines. Cette brièveté suscite souvent la suspicion, beaucoup s’imaginant qu’un repreneur a déjà été identifié. En réalité, ces délais sont strictement encadrés et contraints. Dès le lendemain de la décision d’ouverture de la procédure, nous devons fixer un calendrier qui tienne compte d’une multitude de paramètres tels que les délais de convocation des cocontractants, les délais laissés pour l’amélioration des offres ou les délais nécessaires à la décision du tribunal. Lorsqu’une entreprise ne dispose que de deux mois de trésorerie, il devient indispensable de fixer une date limite de dépôt des offres à très court terme, pour permettre les consultations obligatoires du CSE ainsi que, le cas échéant, l’établissement d’un PSE. La temporalité est donc extrêmement resserrée et la qualité de l’information disponible est souvent faible. Les comptes ne sont pas systématiquement à jour, les documents ne sont pas consolidés et, dans le cas des plus petites structures, les éléments comptables sont parfois lacunaires.

La deuxième catégorie regroupe les fonds d’investissement volontaires. Il est intéressant de noter, bien que cela puisse paraître contre-intuitif, que les reprises effectuées par des fonds d’investissement s’avèrent généralement plus favorables à la préservation de l’emploi que celles effectuées par des concurrents industriels. En effet, ces derniers disposent déjà de leurs propres structures administratives, comptables et managériales, ce qui les conduit à rationaliser immédiatement leur organisation. À court terme, cette stratégie, bien qu’efficace, s’effectue au détriment du nombre d’emplois repris. Cela ne signifie pas, bien entendu, que les recrutements ne reprendront pas ensuite, parfois de manière significative. Pour apprécier correctement l’impact réel d’une reprise sur l’emploi, il conviendrait d’observer les effets à un horizon de deux ans.

À l’inverse, les fonds d’investissement ne sont pas dotés, pour la plupart, de structures centralisées ou de services mutualisés et ne cherchent donc pas à créer immédiatement des synergies d’organisation. Ils maintiennent en général un plus grand nombre d’emplois lors de la reprise initiale. Par ailleurs, ils disposent souvent de ressources mobilisables rapidement. Il n’est pas rare que ces fonds s’associent aux créanciers dans une logique de restructuration capitalistique.

La troisième catégorie est composée des « repreneurs malgré eux ». Dans les grands dossiers, les créanciers, lorsqu’ils constatent l’impossibilité d’être remboursés dans les conditions prévues initialement, acceptent de convertir leur créance en titres de capital. Il s’agit, en réalité, d’une forme de détention économique. Ces créanciers ne souhaitent pas nécessairement devenir propriétaires mais se résolvent à accepter une transformation de leur créance en participation.

Lorsque l’entreprise est cotée, cette transformation offre une liquidité immédiate. Lorsqu’elle ne l’est pas, les créanciers conservent une position de contrôle en attendant une amélioration de la situation. Il n’est pas rare qu’ils consentent à abandonner une part substantielle de leur créance pour entrer au capital.

Le dossier Vallourec en est une illustration emblématique. Le fonds Apollo a pris le contrôle de l’entreprise en rachetant de la dette. Celle-ci a été convertie et le fonds a obtenu la majorité du capital. Par la suite, il a restructuré l’entreprise, redressé sa trajectoire puis procédé à une revente. Je ne me prononcerai pas sur les choix stratégiques ultérieurs, mais le mécanisme d’acquisition, fondé sur la détention de dette convertie, reflète bien l’évolution en cours. Le poids des créanciers dans les dispositifs actuels est croissant, y compris dans le choix du repreneur final.

Ainsi, il est probable que la capacité des salariés à influer sur le choix du repreneur s’amenuise dans le futur. En effet, les créanciers, désormais appelés à se prononcer sur le traitement de leur créance dans le cadre des plans, exerceront une influence déterminante sur la solution retenue. Leurs intérêts sont néanmoins fréquemment alignés sur ceux des salariés. Tous ont la volonté de garantir la pérennité de l’entreprise, mais il y a tout de même là un point de vigilance.

M. Xavier Bailly. La qualité du projet présenté et de son financement est essentielle, au-delà de la qualité du repreneur.

J’ai mentionné le prix Ulysse, qui s’est révélé être un événement particulièrement marquant. J’ai identifié, sans prétendre à l’exhaustivité, cinq lauréats qui ont soit fait l’objet d’une reprise par un investisseur professionnel, soit bénéficié d’un nouvel apport en capital de la part d’un actionnaire déjà impliqué dans l’entreprise.

Parmi les exemples les plus significatifs figurent Jardiland, qui avait déjà été repris par un fonds d’investissement, mais également Vertbaudet, Carbone Savoie ou Arcole. Je peux également citer Pierre et Vacances, un dossier de grande envergure qui figurait parmi les finalistes de cette année.

Je perçois dans vos propos une interrogation sur le rôle des fonds d’investissement qui interviennent en qualité de repreneurs, notamment dans le cadre d’opérations à prix négatif. Il est indispensable, dans ce type de situation, de faire preuve de vigilance quant à la solidité du projet présenté. Je recommande vivement le recours aux procédures de conciliation, car elles offrent un cadre permettant à des professionnels tels que les conciliateurs et les tribunaux de commerce d’évaluer en amont la qualité du plan de reprise et de son financement. Cette approche vise à éviter les écueils qui surviennent parfois dans certains dossiers, lorsque des repreneurs n’ont pas respecté les engagements qu’ils avaient pris.

Toutefois, nous évoluons dans un environnement dans lequel les professionnels du traitement des entreprises en difficulté sont fréquemment tenus à l’écart. Certaines transactions s’effectuent entièrement de gré à gré, en dehors de tout cadre structuré.

M. le rapporteur. J’ai évoqué la question des fonds d’investissement à partir d’un cas qui m’a été signalé par d’anciens salariés de l’entreprise Lapeyre. Lors de certaines auditions, nous avons discuté du fonds allemand Mutares, dont les méthodes suscitent de vives inquiétudes depuis de nombreuses années. Ce fonds est régulièrement critiqué pour ses pratiques destructrices d’emplois, menées sous couvert de restructuration. Ces agissements, à en croire les analyses relayées par la presse, semblent obéir à une logique de profit immédiat, au détriment de toute stratégie de redressement à long terme.

Le recours systématique à des prestations de conseil internes est l’un des reproches les plus fréquemment adressés au fonds. Selon les représentants syndicaux de Lapeyre, l’entreprise disposait pourtant d’un potentiel de relance réel, à condition de bénéficier des investissements nécessaires à sa restructuration. Au lieu de cela, Mutares aurait privilégié une politique de réduction des coûts, accompagnée d’une suppression de 10 % des effectifs, ce qui a pu compromettre durablement les perspectives de redressement de la société.

Existait-il d’autres solutions viables de reprise de Lapeyre ? Comment est-il possible que des fonds d’investissement dont la réputation est loin d’être bonne parviennent à s’imposer face à d’autres repreneurs potentiels, au demeurant plus vertueux ?

Il me semble qu’il serait utile d’envisager la mise en place de garde-fous destinés à éviter que de telles situations ne se reproduisent, en particulier lorsque les enjeux sociaux et industriels sont aussi considérables.

Mme Hélène Bourbouloux. Le caractère public de cette audition m’oblige à taire certaines informations, même si je souhaiterais vous en faire part.

Dans le cadre d’une procédure de conciliation en mandat ad hoc, nous intervenons dans un environnement in bonis. Le conciliateur mandaté n’exerce que les pouvoirs que lui confère le président du tribunal. La décision de céder l’entreprise appartient exclusivement à l’actionnaire. Nous pouvons produire un rapport sur une situation donnée, dans lequel nous exprimons un avis, mais, en définitive, le tribunal intervient uniquement pour homologuer l’accord dès lors que trois conditions sont remplies. Il lui revient de s’assurer que l’accord contribue à garantir la pérennité de l’entreprise, que celle-ci n’est pas en état de cessation des paiements au moment de la conclusion de l’accord et que le contenu de ce dernier ne porte pas atteinte aux droits de tiers non-signataires. Lorsque ces trois conditions sont remplies, l’homologation s’impose au tribunal.

Ce cadre diffère fondamentalement de celui des procédures collectives. Lorsqu’il s’agit de statuer sur plusieurs offres de reprise, le tribunal exerce un pouvoir de sélection, après avoir recueilli l’avis de diverses parties, notamment celui du CSE.

Dans le cadre d’une conciliation, en revanche, le tribunal ne se prononce que sur une seule solution. Si elle satisfait aux conditions prévues, il lui appartient de l’homologuer.

En amont, le conciliateur est associé à la stratégie de cession. Le diagnostic, dans ce type de contexte, est souvent assez simple : l’actionnaire finance tant qu’il le souhaite et cesse de le faire lorsqu’il ne souhaite plus assumer ce rôle. Nous disposons d’exemples de réussite sur lesquels je veux m’attarder un peu. Le dossier La Redoute est emblématique à cet égard. À l’époque, les actionnaires nourrissaient certaines craintes sur la manière dont serait perçue l’idée consistant à confier l’entreprise à ses managers. Dans ce dossier, c’est le cédant qui a apporté 500 millions d’euros. Il souhaitait que cette somme soit affectée à la mise en œuvre du plan de développement et ne vienne pas enrichir un repreneur qui pourrait se désengager rapidement en cas d’échec. La difficulté résidait dans le fait que l’actionnaire ne financerait plus la société. Il devenait donc urgent de trouver un nouvel actionnaire, dans les conditions les plus favorables à l’ensemble des parties prenantes : salariés, clients, fournisseurs, créanciers et actionnaire. Or plus les difficultés s’aggravent, plus les intérêts tendent à diverger, mais l’intérêt des salariés demeure toujours prioritaire.

Mon intervention dans ce dossier a été très précoce. Elle a porté notamment sur le choix de la banque d’affaires et sur l’analyse du contenu de la base de données. L’actionnaire m’a, de sa propre initiative, donné accès aux différentes offres. Nous avons alors constaté que les offres disponibles n’étaient pas satisfaisantes et que les acteurs les plus investis étaient les managers. Tout ceci s’inscrivait dans un climat social tendu, marqué par la présence de plusieurs groupes de salariés aux positions divergentes. Malgré cette complexité, la situation a pu évoluer favorablement et l’accord a finalement été homologué par le tribunal.

En tant que conciliateurs, nous sommes parfois confrontés à des désaccords profonds entre les parties prenantes. Il nous revient alors d’en faire rapport au président du tribunal. Tant qu’aucun échec formel n’est constaté, ce rapport demeure strictement confidentiel. Notre mission consiste à favoriser la qualité de la négociation, même dans des contextes difficiles. Si nous jugeons que les conditions ne sont plus réunies pour poursuivre notre mission, nous avons la possibilité d’y mettre un terme, une décision également soumise à la confidentialité.

Il est important de rappeler que, dans une procédure de conciliation, le choix du candidat à la reprise appartient à l’actionnaire. Cette réalité peut engendrer une forme de frustration, que nous nous efforçons d’expliquer aux salariés. Bien que la solution retenue ne soit pas toujours la plus favorable en matière d’emploi ou de structuration industrielle, elle est la solution la plus opérationnelle.

Le cadre est très différent dans le cas d’un plan de cession. Nous disposons d’une marge de manœuvre plus importante pour rechercher la meilleure solution, tant pour les salariés que pour l’entreprise elle-même. Si une entreprise dépourvue de dette présente certains avantages objectifs, cela ne signifie pas qu’il n’y a aucun enjeu. Il ne faut pas oublier que les créanciers sont, eux aussi, des acteurs économiques et, pour certains, des employeurs. Notre défi, dans de telles circonstances, consiste à trouver un équilibre entre le sauvetage immédiat de l’emploi au sein de l’entreprise en difficulté et la préservation de l’ensemble de la chaîne économique. Cette attention portée aux effets en cascade a toujours été au cœur de nos préoccupations.

M. le rapporteur. Durant la crise sanitaire, certains fonds, pas toujours recommandables, ont pu acquérir des entreprises employant des centaines, voire des milliers de salariés. Certaines de ces entreprises font aujourd’hui faillite. Estimez-vous que les pouvoirs publics ont failli en se montrant trop complaisants avec les repreneurs, compte tenu de l’urgence et des difficultés du moment ?

Mme Hélène Bourbouloux. Avez-vous des exemples précis en tête ?

M. le rapporteur. Je vous propose de vous transmettre ces éléments par écrit. Je pose tout de même la question en des termes généraux : avez-vous perçu une forme de laisser‑aller de la part des pouvoirs publics durant la crise ou estimez-vous, au contraire, que les règles appliquées étaient assez proches de celles qui étaient en vigueur avant la crise et de celles qui sont en vigueur aujourd’hui ?

M. Xavier Bailly. Cette période fut exceptionnelle. Il y a eu une raréfaction sans précédent du nombre de dossiers. Le contexte était globalement figé.

Les pouvoirs publics se sont fortement mobilisés. Certains dispositifs ont été créés, d’autres ont été renforcés. Les mesures déployées, comme le gel des cotisations sociales, visaient prioritairement à préserver la trésorerie des entreprises. La taxe sur la valeur ajoutée (TVA), quant à elle, demeurait théoriquement exigible. Des aides complémentaires ont été versées tout au long des années 2020 et 2021.

Cette dynamique a eu pour effet d’accentuer la charge de travail de l’ARE. Nous avons été obligés de réapprendre notre métier puisque les schémas classiques étaient rendus obsolètes par l’ampleur et la nouveauté des mesures adoptées.

À mon sens, ces dispositifs se sont révélés efficaces à un double titre. D’une part, ils ont permis de contenir l’afflux de défaillances que nous redoutions dans les premiers jours de la crise. D’autre part, la pertinence des mesures, enrichies par les retours du terrain, a été remarquable. Nous étions consultés chaque semaine par des représentants de la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises, du comité interministériel de restructuration industrielle et même de Bpifrance. Cette dernière avait d’ailleurs mis en place une ligne dédiée pour répondre aux interrogations des entreprises, certaines de ces questions nous étant relayées pour que nous puissions centraliser l’information.

Il me semble difficile, en toute objectivité, de dire que les pouvoirs publics ont fait preuve de légèreté dans le traitement de la crise. Au contraire, leur implication pour soutenir les entreprises a été exemplaire à bien des égards.

M. le rapporteur. Ma question était motivée par une étude de la direction générale des entreprises (DGE) de février 2025, qui explique que la hausse des défaillances d’entreprises en 2024 serait une conséquence différée de la baisse des défaillances pendant la crise sanitaire. La première serait donc le contrecoup de la politique dite du « quoi qu’il en coûte ».

Mme Céline Domenget Morin. En réalité, un amortisseur de grande ampleur a été mis en place pendant la crise sanitaire. Les procédures collectives déclenchées de manière brutale durant cette période ont été relativement peu nombreuses. Les cas les plus notables concernaient le plus souvent des entreprises déjà fragilisées de longue date, connues pour avoir traversé plusieurs crises et pour lesquelles l’accès à un prêt garanti par l’État (PGE) n’était plus envisageable en raison de difficultés structurelles avérées.

Depuis lors, nous avons été confrontés à une succession de crises majeures, la guerre en Ukraine étant venue bouleverser les équilibres existants et provoquer une poussée inflationniste significative. Les taux d’intérêt ont connu une augmentation brutale.

Cette accumulation d’obstacles a conduit certaines entreprises à entrer dans la « zone rouge ». L’endettement est devenu plus lourd à supporter et chaque modification des conditions relatives aux PGE a entraîné une révision des taux d’intérêt applicables. Dans un contexte économique particulièrement contraint, marqué par une instabilité persistante, il devient naturellement difficile pour nombre d’entreprises d’honorer leur dette.

Il faut souligner que la politique du « quoi qu’il en coûte », si elle avait été déployée dans un environnement plus stable, sans la crise ukrainienne ni l’explosion des taux d’intérêt, aurait sans doute produit des effets sensiblement différents. Ce que nous observons aujourd’hui est le résultat d’un enchaînement de chocs successifs qui, dans un contexte économique et géopolitique toujours incertain, provoque un phénomène de rattrapage des défaillances.

M. Xavier Bailly. L’année 2020 a été marquée par la mise en place de mesures d’accompagnement centrées principalement sur les PGE, auxquels sont venues s’ajouter, en 2021, des aides relatives aux coûts fixes. Les prêts garantis par l’État constituent une dette à part entière. Le remboursement devait être effectué sur quatre ans, après une puis deux années de franchise. Le montant des prêts pouvait atteindre 25 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. Une telle structuration implique, toutes choses égales par ailleurs, qu’une entreprise ayant souscrit au plafond maximal dégage une marge supplémentaire équivalente à 5 % de son chiffre d’affaires pour être en mesure de faire face à ses obligations de remboursement.

L’année 2021 a continué de porter les stigmates de la crise sanitaire. La consommation est restée faible et les restrictions ont été prolongées jusqu’à la fin de l’année. Le premier semestre de l’année 2022 a connu une reprise significative de la consommation, avant l’apparition des premières tensions inflationnistes. Cette période a engendré une dynamique favorable, perçue comme une bulle de performance, qui a suscité un regain d’optimisme et repoussé dans le temps certaines défaillances. De nombreuses entreprises de biens et de services ont profité de l’amélioration de leurs résultats opérationnels, soutenue également par la réouverture progressive des échanges internationaux. Jusqu’en 2021, la situation était en effet caractérisée par la faiblesse de la demande et de l’offre, cette dernière étant fortement contrainte par la désorganisation des chaînes logistiques mondiales.

Ce n’est qu’à la fin de l’année 2022, puis au début de l’année 2023, que les échanges internationaux ont véritablement repris, au moment de l’apparition d’une inflation d’une ampleur inédite depuis plus de quinze ans. Cette hausse généralisée des coûts a mécaniquement contracté les marges des entreprises, réduisant leur capacité à dégager les 5 % de rentabilité supplémentaires requis pour rembourser les PGE.

Des ajustements ont été apportés afin d’allonger la durée des remboursements, mais cette période a également coïncidé avec une hausse marquée des taux d’intérêt. Ainsi, un prêt initialement consenti à un taux inférieur à 1 % doit être remboursé à un taux compris entre 3,5 % et 4 % après renégociation, ce qui alourdit considérablement la charge financière des entreprises.

La crise ukrainienne, amorcée en février 2023, a renforcé les tensions existantes dans les secteurs industriels et énergétiques, contribuant à l’accumulation des contraintes sur la demande, en raison de l’inflation persistante, ainsi que sur l’offre et la rentabilité des structures.

À titre d’exemple, une étude effectuée dans la distribution textile a mis en évidence que, pour préserver la rentabilité nette face à l’augmentation des coûts de production, de main‑d’œuvre, de transport et de loyer, il devenait nécessaire d’augmenter les prix de vente de 13 %, sans même tenir compte de la charge représentée par les PGE. Si ces hausses tarifaires ont pu être absorbées, dans une certaine mesure, à la fin de l’année 2022 et au début de l’année 2023, elles sont devenues bien plus difficiles à maintenir à partir de l’été 2023.

Il n’est pas facile de savoir si l’augmentation actuelle du nombre de défaillances doit être interprétée comme un effet différé de la politique conduite pendant la crise sanitaire. Bien que la pandémie ait indéniablement agi comme le déclencheur d’une série d’événements graves pour les entreprises, il serait réducteur d’établir un lien de causalité direct entre les 20 000 défaillances enregistrées en 2020 et 2021 et les 66 000 défaillances actuelles. La réalité s’avère, en vérité, bien plus nuancée.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Je souhaite avant tout exprimer ma profonde gratitude pour l’engagement dont vous faites preuve au quotidien. Avant d’être députée, j’exerçais en tant qu’avocate et je peux témoigner de l’importance que revêt votre action pour la survie des entreprises.

Monsieur le président Desprat, vous avez indiqué que les données issues des procédures de redressement et de liquidation judiciaires sont collectées par votre observatoire tous les huit jours. Vous avez également précisé que le nombre moyen de procédures collectives s’établit autour de 50 000 par an, même si ce nombre atteint actuellement 65 000.

Pouvez-vous nous indiquer les raisons pour lesquelles certaines entreprises s’orientent aujourd’hui vers les procédures collectives plutôt que vers les procédures de conciliation ? Existe‑t‑il, selon vous, des indicateurs particulièrement significatifs qui démontreraient qu’il y a une rupture par rapport aux périodes antérieures ?

J’aimerais également revenir sur vos propos selon lesquels le contentieux général vous permettrait de détecter des signes avant-coureurs de difficultés. Je souhaiterais que vous puissiez nous éclairer davantage sur ce point, car j’avoue que je ne saisis pas bien le lien.

Plus globalement, votre observatoire, qui centralise les données relatives à l’ensemble des entreprises en difficulté, est-il en mesure de produire des statistiques détaillées sur les causes premières de ces difficultés ? Avez-vous déjà entrepris une telle analyse ? Cette démarche me paraît particulièrement importante, car chacun d’entre nous sait qu’une entreprise en situation critique est une menace pour les personnes qu’elle emploie. Bien que la gestion de l’emploi ne relève pas directement de votre compétence, il me semble que vous êtes en mesure de nous apporter un éclairage précieux sur les facteurs qui, aujourd’hui, fragilisent les entreprises.

M. François-Charles Desprat. Notre observatoire constitue un outil d’analyse statistique et les statistiques s’expriment, par définition, à travers des chiffres. Ces chiffres peuvent naturellement donner lieu à des interprétations diverses, mais ils permettent néanmoins de discerner certaines tendances. C’est précisément l’objectif que poursuivent les universitaires associés à nos travaux. Ils se sont attachés à identifier les raisons de l’augmentation significative des défaillances constatée depuis la fin de l’année 2022. Cette période marque un tournant, puisque c’est à ce moment-là que la courbe, après avoir connu une baisse prolongée, a commencé à remonter.

Pour répondre de manière plus détaillée à votre question, il serait sans doute nécessaire de conduire des études plus approfondies, centrées sur des cas particuliers. Quelques analyses ont déjà été effectuées. Nous nous accordons à dire que les déterminants macroéconomiques tels que l’inflation et la hausse des taux d’intérêt ont été largement identifiés. Au-delà de ces facteurs exogènes, d’autres éléments relèvent des dynamiques propres à chaque entreprise. Il peut s’agir d’erreurs d’investissement, de mauvais choix stratégiques, de difficultés internes ou de failles dans la gouvernance et la gestion. Chaque situation étant singulière, toute tentative de généralisation s’avère délicate.

En tant que professionnels intervenant directement auprès des entreprises en difficulté, nous savons d’expérience que chaque dossier appelle un traitement individualisé.

M. Michel Peslier. Vous avez compris que la première cause de défaillance des entreprises réside dans la défaillance du compte client. C’est précisément ce constat qui éclaire la remarque que j’ai formulée précédemment, à propos du contentieux général envisagé comme un indicateur précoce des difficultés rencontrées par les entreprises. Il y a des indices très concrets : assignations, injonctions de payer, inscriptions de privilèges au bénéfice du Trésor, nantissements éventuellement pris sur les fonds de commerce, etc. À cela s’ajoutent d’autres signaux tout aussi révélateurs, qui résultent de décisions prises par le président du tribunal. Je pense ici aux mesures conservatoires, qu’il s’agisse de saisies conservatoires ou d’hypothèques judiciaires provisoires. Ces indices sont autant de signes irréfutables d’une fragilité imminente.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


20.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives d’Arkema et de Vencorex (mercredi 30 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne des représentants des organisations syndicales représentatives d’Arkema et de Vencorex ([20]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons, pour débuter notre programme d’auditions du jour, des représentants des organisations syndicales présentes chez Arkema d’une part, chez Vencorex d’autre part.

Permettez-moi d’exposer la situation en quelques mots.

Depuis l’automne dernier, la société Vencorex, fournisseur de sel dans le bassin grenoblois, est engagée dans une procédure de redressement judiciaire. Il y a quelques jours, toutefois, le tribunal de commerce de Lyon a autorisé la reprise de l’activité de l’usine du Pont‑de-Claix par l’entreprise chinoise Wanhua.

La reprise de l’activité, très partielle, devrait se traduire par la suppression de 400 emplois environ.

Je précise qu’un projet de reprise de l’activité par une société coopérative d’intérêt collectif (Scic) avait été présenté par des salariés mais n’a pas été retenu par le tribunal.

Au début de l’année 2025, la société Arkema, quant à elle, a annoncé la réorganisation des activités sur le site de Jarrie à la suite de l’arrêt de son approvisionnement en sel par Vencorex. Concrètement, l’arrêt des activités de production de chlore, de soude, de chlorure de méthyle et de fluides techniques devrait conduire à la suppression de 150 postes.

Pour évoquer ces sujets, et toutes les questions qui les entourent, nous recevons :

– pour la CGT Vencorex : M. Denis Carré, responsable du site chimique de Pont‑de‑Claix ;

– pour la CFE-CGC Vencorex : M. Carlos Martins, délégué syndical ;

– pour la CGT Arkema : M. Emmanuel Grandjean, coordinateur, et M. Régis Aymes, délégué syndical central, accompagnés de M. Serge Allègre, secrétaire général de la Fédération nationale des industries chimiques ;

– pour la CFDT Arkema : M. Thierry Thévenard, coordinateur, et M. François Garoui, délégué syndical central.

Est également présent M. Benjamin Oudet, délégué syndical CFE-CGC sur le site de Jarrie de la société Framatome, au sein de laquelle devrait être reclassée une partie des salariés d’Arkema.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Carlos Martins, M. Denis Carré, M. Thierry Thévenard, M. François Garoui, M. Emmanuel Grandjean, M. Régis Aymes, M. Serge Allègre et M. Benjamin Oudet prêtent serment.)

Avant de vous laisser la parole, je tiens, au nom de l’ensemble des députés présents aujourd’hui, à apporter tout le soutien de la représentation nationale à l’ensemble des salariés qui se trouvent aujourd’hui dans une situation compliquée, ainsi qu’à leurs proches et à leurs familles.

M. Denis Carré, responsable CGT du site chimique de PontdeClaix (Vencorex). Je vous remercie pour votre invitation et vos mots de soutien.

La plateforme de Pont-de-Claix a été créée en 1916 afin de défendre la France lors de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, malheureusement, l’État français l’a laissée tomber. Différentes entreprises se sont succédé sur cette plateforme. Rhône-Poulenc, l’un des plus grands industriels chimiques français et mondial à une époque, a cédé la totalité de l’usine, en plusieurs morceaux, à différentes sociétés bien connues : Rhodia, Solvay, Air Liquide, Seqens, Novacid et Feracid. Certaines de ces sociétés sont très riches et cotées au CAC 40.

La société Vencorex a été rachetée en 2008 par le suédois Perstorp, qui a créé, en 2014, une coentreprise avec PTT Global Chemical (PTTGC), une structure thaïlandaise. En 2023, Perstorp a cédé l’ensemble de ses parts à la société PTTGC, devenue l’unique propriétaire. Celle-ci a effectué un certain nombre d’analyses sur différents sites, à Pont-de-Claix, Saint‑Fons, Hauterives, sur le site de la holding et de la direction administrative.

En décembre 2023, PTTGC a commencé à mettre en œuvre l’activité partielle, puisque la production était insuffisante. Ensuite, le directeur général et le directeur financier ont été limogés et remplacés, notamment par un ancien dirigeant d’Arkema. Une médiation a été organisée sous l’égide de la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire). Vencorex, ses partenaires, des fournisseurs et des clients y ont participé. L’objectif consistait à améliorer la rentabilité de la société. La médiation n’a pas fonctionné. Seule la société Invista, qui fournit des matières premières, a accepté de baisser ses prix.

Après l’arrêt des discussions à l’été 2024, lors d’une réunion extraordinaire du comité social et économique (CSE), organisée le 5 septembre, la direction a indiqué qu’elle souhaitait placer la société en cessation des paiements. Le redressement judiciaire a été prononcé le 10 septembre par le tribunal de commerce. Le 21 octobre, une seule société s’est positionnée et a proposé de reprendre seulement 20 salariés sur les 464 salariés de l’entreprise. Lorsque j’ai démarré mon activité chez Vencorex, il y avait 1 700 salariés dans l’usine.

En 2015 et 2016, un plan de départs volontaires (PDV) était déjà intervenu, qui avait contraint 130 salariés à démissionner afin que puisse être fermé un atelier de 60 postes. Finalement, la direction était parvenue à trouver 180 candidats au départ. Les salariés demeurant dans l’entreprise avaient donc dû absorber une charge de travail supplémentaire.

Après le 21 octobre, les élus ont interpellé l’État pour essayer d’obtenir une nationalisation temporaire, le temps de trouver des solutions pour le redémarrage de l’activité. Malheureusement, l’État n’a pas voulu jouer le jeu. Nous avons poursuivi nos efforts et avons essayé de monter une Scic. Nous y avons travaillé jour et nuit avec des experts très compétents. Nous avons réussi à réunir des industriels, des petites sociétés, des collectivités territoriales, mais nous n’avons pas eu le temps d’achever notre travail.

Le 10 mars, le tribunal a retenu l’offre présentée par la société chinoise Wanhua. BorsodChem, sa filiale hongroise, n’a repris qu’un seul atelier avec 30 personnes, plus 84 au titre du volontariat. À l’heure actuelle, seules 14 personnes se sont présentées. En outre, BorsodChem a repris l’ensemble de la documentation de Vencorex et les brevets français de la société, y compris la documentation relative aux ateliers qui ont été fermés.

Telle est la situation actuelle. La dépollution du site n’a pas été envisagée, la mise en sécurité a été effectuée a minima. Les ateliers ont été détruits par la société sortante.

M. Carlos Martins, délégué syndical CFE-CGC (Vencorex). Mes propos compléteront les propos précédents. En 2016, lorsqu’il a fallu mettre en conformité le site en application du plan de prévention des risques technologiques (PPRT), l’entreprise en a profité pour revoir sa stratégie industrielle. Un plan de départs volontaires a conduit à la suppression de 150 emplois et à la fermeture de certains ateliers de production de diisocyanate de toluène (TDI) pour produire, en remplacement, du diisocyanate d’hexaméthylène (HDI).

L’entreprise, qui fabriquait deux produits différents pour des marchés distincts, s’est retrouvée à fabriquer un seul produit pour des marchés essentiellement dédiés à l’automobile et au bâtiment. Après la crise sanitaire, l’activité est repartie : en 2022, l’entreprise était excédentaire. Mais, dès le début de l’année 2023, nous avons commencé à afficher des résultats négatifs, qui se sont dégradés au fil de l’année. On nous disait que le phénomène était temporaire et que la reprise serait au rendez-vous sur le marché asiatique. Cela ne s’est pas produit. À la fin de l’année, l’entreprise affichait des pertes à hauteur de 80 millions d’euros.

Lors d’une réunion du CSE en novembre 2023, nous avons exercé notre droit d’alerte économique pour faire part de notre inquiétude face à l’absence de décisions stratégiques. Les premières actions ne sont apparues qu’en février 2024. Une médiation a été organisée avec les principaux sous-traitants de Vencorex et des fournisseurs de matières premières. Nous n’avons été informés qu’au deuxième trimestre de l’existence des discussions, qui se sont interrompues à l’été 2024. Comme vous le savez, l’annonce de la cessation des paiements a été faite en septembre de la même année.

Vencorex avait perdu 80 millions d’euros en 2023 et prévoyait de perdre 100 millions d’euros en 2024, ce qui a conduit à son placement en redressement judiciaire. Il ne s’agit pas du premier plan social auquel j’assiste dans le secteur de la chimie. En 2006, la société italienne Eni avait décidé de stopper son activité, qu’elle jugeait peu rentable. Aujourd’hui, un industriel qui connaît quelques difficultés économiques n’hésite pas à cesser une activité et supprimer des emplois, à plus forte raison s’il s’agit d’une multinationale qui peut relocaliser son activité ailleurs.

M. Denis Carré. Je précise que la perte de 100 millions d’euros était souhaitée par l’entreprise. Celle-ci n’a pas cherché à investir dans l’outil ou à le vendre. Depuis plus de trente ans, la CGT a multiplié les expertises pour démontrer à la direction qu’il était urgent de faire des investissements importants, stratégiques, destinés à moderniser la plateforme, un très grand nombre d’ateliers étant anciens. La vétusté pèse sur les coûts de l’énergie. Or il apparaît que la remise à niveau d’une structure pour quelques millions d’euros est moins onéreuse que les coûts d’approvisionnement énergétiques. Si 50 millions d’euros avaient été investis dans la modernisation de la compression du chlore, cette activité aurait consommé 80 % d’énergie en moins et aurait pu redevenir rentable.

Les mauvais résultats financiers sont liés en grande partie à la concurrence asiatique. Naturellement, il ne s’agit pas de critiquer les travailleurs asiatiques. Mais il est regrettable que les expertises que nous avons produites n’aient pas été prises en considération par les dirigeants, ou qu’elles l’aient été trop tardivement. Nos recommandations faites en 2003 ont été mises en œuvre en 2015. Nos recommandations faites en 2010 n’ont été suivies d’effets qu’en 2019.

Je le redis : la société a provoqué la situation actuelle. Selon moi, la perte de 100 millions d’euros était programmée.

Au moment de son départ, Rhône-Poulenc a divisé l’usine en de nombreuses entités et a offert des contrats « en or » à chaque patron qui prenait une partie de la société : Novacid pour les acides, Chloralp pour le sel, le chlore et la soude, Air Liquide pour le gaz hydrogène.

Ces contrats ont tué l’usine. Aujourd’hui, quand nous ne produisons pas pendant un mois et demi, nous devons payer à Air Liquide une somme avoisinant 8 millions d’euros – on parle de clause take-or-pay. Un tel système n’a pas de sens. Le contrat conclu avec Suez stipule que nous devons payer à l’entreprise un prix de vapeur en fonction du prix du gaz naturel, alors même qu’elle n’utilise pas de gaz naturel pour produire sa vapeur. Lorsque la guerre en Ukraine a débuté, le prix du gaz a flambé. En conséquence, nous avons dû payer plus de 19 millions d’euros de pénalités.

En résumé, quand Rhône-Poulenc a quitté la plateforme, l’entreprise a créé des niches « en or » pour certains industriels. Cela a contribué à tuer le site progressivement.

M. Emmanuel Grandjean, coordinateur CGT (Arkema). Arkema est le premier groupe de chimie français. Il réalise un chiffre d’affaires annuel de l’ordre de 10 milliards d’euros et un bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement de 1,2 milliard d’euros. Arkema est donc le poids lourd de la chimie en France. La société aurait pu sauver Vencorex, qui produit un sel purifié haut de gamme, ce qui explique que certains souhaitent piller l’outil de production.

L’usine de Jarrie est l’une des treize usines d’Arkema en France. Elle se compose de deux parties, la partie nord et la partie sud. Cette usine est stratégique pour la chimie nationale, dans la mesure où elle intervient dans de nombreux domaines clefs. Je pense en particulier au perchlorate, qui est essentiel pour les armées françaises et le contrat avec ArianeGroup. Le perchlorate d’ammonium est le carburant du missile M51, un missile stratégique dont l’ogive peut contenir plusieurs têtes nucléaires. Nous avons interpellé les dirigeants pour connaître le changement de recette qui pouvait être mis en œuvre sur un tel outil et il est apparu que le coût d’un tel changement était mirobolant.

En effet, il faudrait effectuer quatre tirs de missile validés, sachant que chaque tir représente un coût de 500 millions d’euros. En résumé, le simple changement de recette pourrait coûter aux armées 2 milliards d’euros, ne serait-ce que pour procéder à quatre essais réussis. Or il faudrait peut-être en effectuer plus que quatre avant de parvenir à un résultat concluant. Je précise que le contrat avec ArianeGroup est un contrat « vitrine » pour Arkema, mais il n’est pas extrêmement rémunérateur. Son montant est important – environ 10 milliards d’euros – mais pas excessivement élevé.

La fermeture de Vencorex, fournisseur de sel, a offert à la direction d’Arkema l’opportunité de se débarrasser de la partie sud du site de Jarrie. Il s’agit donc bien d’un choix stratégique. Pourtant, comme je l’ai dit, l’usine présente un intérêt stratégique pour la souveraineté nationale.

Nous y fabriquons le Jarylec, un diélectrique utilisé dans les transformateurs, qui a remplacé le pyralène. Quelle solution de remplacement sera retenue ? Nous l’ignorons. J’imagine que nous nous fournirons en Chine ou aux États-Unis.

Dans le domaine du nucléaire civil, nous fabriquons à Jarrie les éponges qui sont utilisées par Framatome. Or, la disparition complète de cette activité était prévue à l’origine. Quelques avancées ont été enregistrées puisque l’activité va être reprise par Framatome.

J’ai travaillé pour la société Atochem, filiale du Groupe Elf, qui était initialement située en Moselle. L’usine de sel a été fermée en 2008, ce qui a occasionné un désastre pour l’emploi et l’industrie mais aussi un désastre au plan politique. En fermant des usines, nous créons le terreau qui permettra au Rassemblement National de fleurir un peu plus. Nous perdons des emplois, nous perdons notre industrie, nous perdons notre souveraineté nationale. Nous en paierons peut-être le prix au moment de la prochaine élection présidentielle. Certains responsables politiques font preuve d’irresponsabilité et ne veulent pas voir le danger.

Arkema aurait pu reprendre l’activité de Vencorex. Je rappelle que le coût d’une tonne de sel était de 50 euros. Arkema doit désormais payer 155 euros la tonne en Allemagne, pour du sel en provenance de Pologne. Nous ne comprenons pas.

M. Régis Aymes, délégué syndical central CGT (Arkema). Le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) mis en œuvre sur le site de Jarrie implique 154 suppressions de poste. Or il faut multiplier ce nombre par six ou sept pour obtenir le nombre total d’emplois qui seront affectés par cette décision. En effet, pour que les usines fonctionnent, il est nécessaire de faire appel à des prestataires extérieurs, des sous-traitants.

Vous auditionnerez plus tard la direction d’Arkema, qui vous dira que l’entreprise a subi la situation. Cela est faux. Depuis 2023, Arkema sait que la société Vencorex connaît de graves difficultés. Mais elle n’a rien fait. Elle n’a pas participé à la tentative de sauvetage de Vencorex avant son placement en redressement judiciaire.

Arkema va désormais se fournir en sel auprès de l’entreprise Qemetica. Le contrat est établi pour seulement cinq ans, ce qui signifie que sa renégociation débutera très rapidement. Lorsque nous interrogeons la direction pour savoir ce qui sera fait entre-temps, celle-ci se contente de dire qu’elle réfléchit. Cela prouve bien qu’Arkema n’a pas retenu la leçon du désastre de l’« épisode Vencorex ». Aujourd’hui, nous sommes dépendants de ce contrat : même s’il s’agit d’un contrat take-or-pay, Qemetica peut y mettre un terme à tout moment. Qu’arrivera-t-il à ce moment-là ? Je vous invite à interroger la direction sur les solutions de repli imaginées. Est-il raisonnable de disposer d’un seul fournisseur de sel au risque de mettre en péril la pérennité du site de Jarrie ? Nous sommes très inquiets, d’autant plus que nous n’avons reçu aucune réponse concrète de la part d’Arkema. Hier encore, nous avons posé la question, mais n’avons pas obtenu de réponse.

M. le président Denis Masséglia. Je sais que vous souhaitez tous prendre la parole, mais je vous informe que plusieurs députés souhaitent poser des questions. Je vous demanderai donc d’intervenir très rapidement.

M. Serge Allègre, secrétaire général de la Fédération nationale des industries chimiques CGT. En tant que secrétaire général de la Fédération nationale des industries chimiques CGT, je tiens à vous faire part de mon amertume lorsque j’entends les propos de mes camarades d’Arkema et de Vencorex. En effet, de nombreuses décisions sont difficiles à comprendre.

Il y a eu une défaillance de l’État dans ces dossiers. Je salue toutefois l’action de certains députés et certains élus locaux, qui ont participé à la constitution du projet viable de reprise de Vencorex sous la forme d’une Scic, ce qui aurait permis de sauver la totalité des emplois. Mais le tribunal de commerce de Lyon a retenu une solution qui ne permet de sauver que 44 salariés. Notre plan reposait sur la participation d’un industriel indien, qui a répondu deux jours après l’audience. Nous avons informé le procureur que cet industriel était prêt à investir 44 millions d’euros pour s’installer en France, dans le but de se développer en Europe. Notre plan aurait permis la sauvegarde de 6 000 emplois au total.

J’ai participé à un grand nombre de réunions. Nous nous sommes investis dans ce projet jour et nuit. Nous avons sollicité les ministres de l’industrie et de l’économie en leur demandant d’intervenir. Nous leur avons présenté le projet, qui était soutenu par plusieurs députés et plusieurs élus locaux appartenant à différentes familles politiques, mais pas au Rassemblement National. Ce projet a été jeté aux oubliettes par la décision du tribunal.

Lorsque j’ai évoqué la possibilité d’une nationalisation de Vencorex avec le ministre de l’industrie, il a répondu qu’il avait des comptes à rendre aux contribuables. Mais de quels comptes s’agit-il ? 178 milliards d’euros d’aides publiques sont versés aux entreprises – dont un grand nombre fait partie du CAC 40 –, qui font des milliards d’euros de bénéfices, distribuent des centaines de milliards d’euros de dividendes, effectuent des rachats d’actions pour des centaines de millions d’euros. En 2024, le montant des aides publiques s’élèvera à 200 milliards d’euros. Depuis 1992, 940 milliards d’euros d’aides publiques ont été distribués aux entreprises. En 1992, il y avait 3,5 millions de chômeurs. On en compte 6,5 millions à ce jour. À quoi servent ces aides publiques ?

Le ministre de l’industrie avait validé une enveloppe à hauteur de 400 millions d’euros. Nous avons présenté notre projet de Scic, pour lequel il était nécessaire d’obtenir 20 millions d’euros de la part de l’État. Nous avons trouvé un industriel indien qui était prêt à investir ces 20 millions d’euros. Nous avons trouvé une offre de sel à 110 euros la tonne. Mais Arkema a repoussé l’offre. L’État n’a pas été capable d’investir le montant qu’il fallait. Nous avons été lâchés par le Gouvernement qui, pourtant, ne cesse de parler de souveraineté nationale.

Et je ne parle pas de l’impact sur le réchauffement climatique des décisions qui sont prises. Pourquoi aller chercher des produits à 10 000 kilomètres alors que les besoins et les savoir-faire sont disponibles ici ? L’industrie française est en train de disparaître, bien que le Gouvernement évoque sans cesse la réindustrialisation du pays. Avant de parler de réindustrialisation, il faudrait conserver nos industries.

Je suis salarié de Michelin depuis trente-huit ans. Depuis trente-huit ans, je vois cette entreprise décliner, alors qu’elle est présentée comme un modèle en termes de dialogue social. En 1983, l’entreprise comptait 50 000 salariés. Elle n’en compte plus que 13 000. L’entreprise, qui dégage 2 milliards d’euros de bénéfices, perçoit plus de 120 millions d’euros d’aides publiques. Ces 120 millions d’euros auraient pu servir à aider Vencorex, à financer le projet de Scic pour sauver des emplois. Dans ma fédération, nous avons connu 74 plans sociaux. Pourtant, aucune des entreprises concernées n’était déficitaire. La plupart d’entre elles touchent des aides publiques.

Le ministre de l’industrie a essayé de nous faire la leçon. Mais, lorsque nous demandons, à l’occasion des réunions du CSE ou du CSE central, le montant des aides publiques reçues par l’entreprise, nous n’obtenons pas de réponse. Lorsque nous interrogeons les ministres sur l’utilisation qui est faite des aides publiques, nous n’obtenons pas non plus de réponse. M. Michel Barnier s’indignait devant la représentation nationale que Michelin licencie 1 254 salariés mais ne répondait pas davantage à nos questions. Je n’accepte pas que mon employeur ferme deux usines et licencie 1 254 personnes – sachant que 6 000 emplois au total seront touchés dans les bassins d’emploi concernés – tout en se servant de mes impôts pour distribuer des dividendes.

La stratégie d’Arkema est difficile à lire. Et j’en appelle au Gouvernement pour obtenir des informations. Je ne comprends toujours pas que l’entreprise, pourtant située à trois kilomètres de l’usine de Vencorex, ait refusé d’aider celle-ci et ait fait le choix d’acheter son sel plus cher en Allemagne.

M. le président Denis Masséglia. Essayez de veiller à faire des interventions brèves, de sorte que les députés puissent vous poser des questions.

M. Thierry Thévenard, coordinateur CFDT (Arkema). Arkema a décidé d’établir un PSE à la suite de l’arrêt de son approvisionnement en sel par la société Vencorex. J’ai eu l’opportunité de discuter avec un investisseur américain, qui souhaitait racheter cette dernière. Il a cherché à connaître le prix du sel mais n’a pas obtenu de réponse. Dans ces conditions, il lui était impossible d’établir son plan de développement et d’investir dans Vencorex. Il a donc rebroussé chemin. Je regrette que cette piste n’ait pas été creusée, dans la mesure où il s’agissait d’un professionnel qui connaissait bien le secteur. Aujourd’hui, 400 salariés de Vencorex risquent de se retrouver sans emploi.

La situation est encore plus ubuesque quand on sait que l’entreprise chinoise Wanhua, qui a mis Vencorex en difficulté, a fini par la racheter, par l’intermédiaire de sa filiale hongroise BorsodChem. Celle-ci fabrique les mêmes produits que Vencorex. En conséquence, je ne vois pas pourquoi l’entreprise chinoise resterait longtemps sur la plateforme. Elle risque en effet de rapatrier toute sa production en Hongrie, où l’impôt sur les sociétés est faible.

Je regrette la situation actuelle. Air Liquide a quitté la plateforme et il n’y a plus d’hydrogène. Par ailleurs, la vapeur et l’électricité coûteront de plus en plus cher, car de moins en moins de personnes travaillent sur la plateforme. Arkema conservera la partie nord du site de Jarrie tant que les carburants pour ArianeGroup et le missile M51 nécessiteront du perchlorate. Je suis inquiet au sujet de la viabilité à long terme de la plus ancienne plateforme chimique de France. Si elle ferme, 5 000 personnes seront concernées.

Sans la production de Vencorex et d’Arkema, 36 000 tonnes de chlore manqueront en France. Les matières premières sont essentielles, mais peu rémunératrices. La production de chlore ne permet pas de dégager un bénéfice élevé. Cela étant dit, si les entreprises décident de mettre un terme aux activités qui ne permettent pas de dégager de fortes marges, la France ne fournira plus un seul gramme de matières premières. Nous serons obligés de nous approvisionner en Chine, en Russie ou aux États-Unis. Cela pose un grave problème.

Il faut que l’État réfléchisse sérieusement à la stratégie qu’il compte déployer. J’ai travaillé en Italie pour les sociétés Montedison et Unichem notamment. J’ai vu la chimie italienne se disperser avant de se reconstruire. En France, le tissu industriel est moins dense et il sera difficile d’agir de la sorte. Il n’y a plus de petites sociétés chimiques. Elles ont toutes été rachetées. J’ai travaillé pour une petite société chimique strasbourgeoise, qui a fini par être rachetée par Dow Chemical.

Les matières premières sont indispensables pour la poursuite de la production chimique en France. N’oubliez pas que le chlore et le brome sont essentiels dans toutes les formules pharmaceutiques.

M. Benjamin Oudet, délégué syndical CFE-CGC (Framatome). Délégué syndical CFE-CGC sur le site de Jarrie depuis vingt-cinq ans, je suis ingénieur du génie chimique. Depuis dix ans, je suis représentant du personnel et il se trouve que j’ai connu presque toutes les usines liées à la société Vencorex, qui ferme à son tour aujourd’hui. Un grand nombre de sociétés vivaient grâce à l’avantage compétitif et financier que leur offrait Vencorex. Mais, depuis dix ans, l’avenir des plateformes de la chlorochimie du Dauphiné est incertain.

À la suite de la catastrophe survenue dans l’usine AZF de Toulouse, le droit de l’environnement a été marqué par l’adoption d’une loi visant à prévenir les risques technologiques et naturels. De 2010 à 2014, les plateformes chimiques du Pont-de-Claix et de Jarrie ont mis en place des plans de prévention des risques technologiques. Il s’agissait d’une opportunité pour les collectivités territoriales et pour l’urbanisme local. En revanche, pour les industriels, cela a conduit à la réduction des volumes de production. Les frais fixes ont davantage pesé. Les entreprises françaises ont donc pratiqué des prix de vente supérieurs à ceux de leurs concurrents.

Le refus de la nationalisation temporaire de Vencorex demeure incompréhensible. En effet, nous savons bien que la pureté du sel est importante pour nos productions, pour l’énergie d’origine nucléaire et pour la propulsion de missiles. Le nouveau fournisseur de sel, Qemetica, produit des pastilles pour les lave-vaisselle et il n’est pas certain qu’il soit capable de produire du sel de qualité suffisante pour l’armement.

J’ai tenu un rôle d’intermédiaire entre les organisations syndicales d’Arkema et la direction de la société Framatome, en vue de la reprise par celle-ci des activités de dépotage de chlore. Pour faciliter les échanges, nous avons organisé une réunion avec le directeur général de Framatome, le 14 décembre dernier. Tous les syndicalistes présents ici ont pu échanger avec la direction de la société Framatome, qui croit en l’avenir de la chimie en France. Le défi majeur a consisté à établir une confiance mutuelle entre cette direction et les représentants du personnel d’Arkema exerçant sur le site de Jarrie. Plusieurs engagements ont été pris par la première : Framatome devrait embaucher 50 salariés d’Arkema et environ 15 salariés de Vencorex.

L’objectif consiste à reconstruire et consolider une compétence autour de la chimie du chlore. En tant que représentants du personnel, il nous appartient de faire en sorte que les emplois soient conservés. De leur côté, les entreprises doivent s’intéresser aux compétences, qui sont essentielles dans ce secteur. Si des licenciements adviennent, les compétences se perdent très rapidement.

Un autre risque réside dans la présence de polluants dans le sol, sur un site exploité depuis de longues années. Aujourd’hui, ce risque pèse à la fois sur les salariés, les clients finaux et les citoyens.

Le maintien de la paix en Europe passe par la dissuasion, nucléaire ou conventionnelle. Heureusement, le caractère stratégique de la chlorochimie n’échappe pas à certains. Je pense à ArianeGroup, Framatome ou, dans un registre différent, à la direction générale de l’armement (DGA) et aux élus, locaux ou nationaux. Qu’ils en soient remerciés.

Les pouvoirs publics doivent investir, par l’intermédiaire de la commande publique notamment, dans les industries stratégiques pour la préservation de notre souveraineté. La doctrine de l’État doit pouvoir évoluer : des nationalisations doivent ainsi pouvoir être envisagées dès lors que les intérêts vitaux du pays sont en jeu.

M. le président Denis Masséglia. Je vous remercie pour vos interventions, très riches. Vous avez évoqué les aides publiques aux entreprises. J’ai demandé qu’on me transmette un document présentant l’ensemble de ces aides mais aussi, en parallèle, l’ensemble des impôts payés par les entreprises. Il me semble que ces informations sont importantes pour les travaux de la commission d’enquête.

M. Allègre, vous avez indiqué que 6 000 emplois seraient détruits en raison de la fermeture de l’usine Michelin en Vendée. Je ne dispose pas de cette information.

M. Serge Allègre. Je faisais référence aux emplois menacés par la fermeture des usines de Cholet et de Vannes.

M. le président Denis Masséglia. Quoi qu’il en soit, je ne dispose pas de ces chiffres. Pourriez-vous me les transmettre par écrit ?

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Mon intervention sera brève car une partie de mes questions appellent des réponses par l’affirmative ou la négative.

La situation que vous décrivez est scandaleuse à plusieurs titres. Vous avez indiqué que 6 000 emplois – directs et indirects – seraient potentiellement détruits. C’est une catastrophe pour le territoire sur lequel vous travaillez, pour le secteur que vous représentez.

Par ailleurs, c’est un scandale et une menace pour notre souveraineté, puisqu’il est question de notre dissuasion nucléaire, un sujet essentiel aux yeux des Français.

Enfin, nous sommes fondés à émettre des doutes sur le processus de dépollution du site mis en œuvre. Il existe un risque d’activité « fictive », laquelle pourrait conduire à l’absence d’action en faveur de la dépollution compte tenu, notamment, de son coût. Le scandale est également environnemental parce que la société Arkema se fournit désormais en sel en Allemagne, le sel en question étant transformé en Pologne. Le bilan carbone de ces opérations est désastreux.

Sur ces points, il n’y a pas, à mon sens, de divergence d’opinion parmi nous. On peut cependant s’interroger sur l’existence, en outre, d’un scandale démocratique et politique, dans un contexte où les tensions ne cessent de croître dans notre société. Je pose donc une question simple : le ministre de l’industrie s’est-il rendu sur place pour vous rencontrer ?

M. Denis Carré. Le ministre ne l’a jamais proposé. Nous lui avons demandé de venir, en vain. Cela étant dit, nous ne voulons plus le rencontrer.

M. le rapporteur. J’en prends note. Entre septembre 2023 et mai 2024, le ministre de l’industrie ne vous a donc jamais rendu visite. Néanmoins, à ma connaissance, vous avez eu des échanges avec des représentants du Gouvernement. Quel a été votre sentiment à l’issue de ces échanges ? Avez-vous été écoutés, entendus ?

Vous avez présenté trois scénarios différents pour la reprise du site, en lien avec les élus du territoire : la nationalisation, la Scic et la prise d’actifs stratégiques par l’État. Quelle réponse avez-vous reçu ? Quels ont été les arguments avancés ? De quelle manière vos propositions ont-elles été rejetées ?

M. Thierry Thévenard. Nous avons rencontré un conseiller ministériel, qui a évoqué de nombreux sujets. Nous lui avons livré toutes les informations dont nous disposions, mais il n’avait pas grand-chose à répondre. Il a indiqué que le polyuréthane ne permettait pas de gagner de l’argent, ce qui est faux. J’ai exercé pendant trente ans dans la production de polyuréthane, laquelle croît de 5 % par an. Je pense qu’il ne disposait pas des bonnes informations.

M. Denis Carré. J’ai rencontré le ministre à deux reprises. Je regrette qu’il ait fait preuve d’un tel manque de respect vis-à-vis des salariés qui s’étaient déplacés pour le rencontrer. Qui est-il pour affirmer que les dirigeants ont fait tout ce qu’ils pouvaient faire pour sauver la société Vencorex ?

Nous, les salariés, avons essayé de défendre la société corps et âme. Nous avons été en grève durant soixante-trois jours pour défendre nos emplois. Nous avons réussi à trouver des industriels capables de sauver l’usine. J’ai rencontré la Dire une dizaine de fois avec les camarades. En réalité, elle ne nous a pas aidés.

Les réponses du ministre et de la Dire ne correspondaient pas aux questions que nous leur posions. Aucune étude n’a été effectuée, quoi qu’en dise la Dire. Les salariés ont élaboré un projet solide impliquant la constitution d’une Scic mais il leur a été indiqué que le projet était mal ficelé.

Il faut que l’État cesse de mentir. L’État ment aux citoyens français et leur vole leur argent. Vencorex a reçu 40 millions d’euros de la part des pouvoirs publics, certes, mais cet argent va sans doute aller à l’étranger. Quand l’entreprise sera liquidée, demain, qui viendra récupérer les unités achetées avec l’argent des pouvoirs publics ? Des Chinois, des Indiens, des Américains ou des Allemands.

Le sel était extrait localement des mines et était acheminé par les tuyaux. Demain, il sera transporté par camion, ce qui émettra plus de CO2. Je rappelle également que le chlore viendra d’Italie alors qu’il était fabriqué à Pont-de-Claix. Or il s’agit d’un produit particulièrement dangereux.

M. Serge Allègre. Non seulement le ministre de l’industrie ne nous a pas écoutés, mais il a fait preuve d’une grande méconnaissance du dossier. Lorsque nous avons évoqué le Jarylec, nous avons vu qu’il ne nous suivait pas. Il s’agit pourtant d’un produit unique, qui n’est fabriqué qu’en France.

Plus grave encore, le fait que le projet de Scic ait été initié par la CGT a pu être mal perçu. Je rappelle que la Fédération nationale des industries chimiques CGT a supporté, à elle seule, les frais afférents à la mise en place dudit projet, soit plus de 110 000 euros. Le Gouvernement est resté sourd. Il n’a pas compris ce que nous étions en train d’accomplir.

J’ai honte quand je pense que le ministre de l’industrie ne maîtrisait pas le dossier. Tous les élus qui l’ont rencontré avec nous ont plaidé en faveur de la nationalisation ou de l’engagement d’une action de la part de l’État. Nous avons fait face à un homme sourd et aveugle, qui ne s’est même pas déplacé pour rencontrer les salariés.

À présent, le site va devenir une friche industrielle.

M. Benjamin Oudet. Vous nous demandez si l’État en a fait assez. Manifestement, nous partageons tous le même constat. Si le Gouvernement n’a pas agi, il faut admettre que certains acteurs se sont mobilisés. Framatome et ArianeGroup ont mis en œuvre des plans pour diversifier leurs approvisionnements. La DGA a également communiqué à deux reprises pour faire part de la nécessité de sécuriser les approvisionnements. Certains élus ont essayé de nous aider.

M. le président Denis Masséglia. Je passe la parole aux députées qui souhaitent poser des questions.

Mme Cyrielle Chatelain (EcoS). Nous allons intervenir brièvement et vous poser des questions courtes. Je vous remercie pour votre présence et pour votre présentation des événements qui ont conduit à la destruction des emplois dans le sud grenoblois. L’objet des travaux de cette commission d’enquête consiste à faire la lumière sur les défaillances des pouvoirs publics face aux plans sociaux. Aussi, j’aimerais revenir sur certains points précis.

Vous avez évoqué la Scic et les engagements oraux pris par le Gouvernement à propos d’un investissement financier. Il semble que ces engagements n’aient pas été confirmés par écrit. Cela aurait-il pu faire une différence dans le traitement du dossier par le tribunal ? De la même manière, nous savons qu’Arkema a étudié l’hypothèse d’une reprise de la mine de sel et de la filière chlore. Avez-vous été associés à ce travail ? Les dirigeants d’Arkema nous ont également dit qu’ils ont formulé des demandes d’ordre financier auprès de l’État. Avez-vous été associés, d’une manière ou d’une autre, à la réflexion ayant conduit à la formulation de ces demandes ?

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Je partage naturellement les remerciements de ma collègue. J’ai plusieurs questions. Quel serait le coût d’un redémarrage de l’activité après la mise en sécurité du site ? Monsieur Carré, pouvez-vous nous en dire plus sur cette mise en sécurité, dont vous avez pointé les faiblesses ? Comment voyez-vous l’avenir de la mine de sel ? J’imagine que l’exploitation d’une telle mine ne peut pas être interrompue du jour au lendemain.

Monsieur le président de la commission d’enquête, vous avez bien compris que la société Vencorex gère l’ensemble de la plateforme. Les services communs, la sécurité et les accès, en particulier, sont gérés par elle.

M. le président Denis Masséglia. Ne vous inquiétez pas, je suis autant industriel que député.

M. Denis Carré. L’État s’est engagé oralement à contribuer sur la base suivante : pour un euro versé par un industriel repreneur, il aurait versé un euro. En revanche, nous n’avons jamais obtenu de document écrit à ce sujet. Quoi qu’il en soit, je ne croyais pas à cet engagement. Les responsables gouvernementaux ne pensaient sans doute pas que notre projet de reprise serait mené à bien. Nous y sommes parvenus mais nous n’avons pas été en mesure de finir dans les temps.

La société Vencorex n’a pas été impliquée dans les discussions sur la mine de sel. Je sais, en revanche, que les sociétés Arkema et Framatome se sont entendues pour racheter des unités de vaporisation de chlore, qui permettent de transformer le chlore liquide en chlore gazeux. Toutefois, le chlore ne sera plus fabriqué sur place. Il devra provenir de l’étranger.

La mise en sécurité du site a été effectuée. Mais, pour un industriel, la mise en sécurité ne peut équivaloir à la destruction de l’outil de production. Il faut pouvoir envisager un possible redémarrage de l’activité. Or la société Vencorex a détruit toutes les unités, à l’exception de celles qui ont été vendues aux Chinois. La Scic avait prévu un investissement de plusieurs dizaines de millions d’euros pour remettre en état les unités détruites, en plus des investissements de modernisation que j’ai évoqués lors de ma première prise de parole. Nous, les salariés, sommes de vrais industriels. Nous aimons notre métier.

Au nom de tous les salariés, je remercie les élus locaux, les députés et les sénateurs qui nous ont accompagnés et ont accompli des démarches en notre faveur.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


21.   Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Parmentier, directeur général d’Arkema France, et Mme Virginie Guérin, directrice des relations institutionnelles du Groupe Arkema (mercredi 30 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Thierry Parmentier, directeur général d’Arkema France, et Mme Virginie Guérin, directrice des relations institutionnelles du Groupe Arkema ([21]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent M. Thierry Parmentier, directeur général d’Arkema France, et Mme Virginie Guérin, directrice des relations institutionnelles du Groupe Arkema.

Comme je l’ai fait au début de l’audition précédente, je souhaite exposer la situation en quelques mots.

Depuis l’automne dernier, la société Vencorex, fournisseur de sel dans le bassin grenoblois, est engagée dans une procédure de redressement judiciaire. Il y a quelques jours, toutefois, le tribunal de commerce de Lyon a autorisé la reprise de l’activité de l’usine du Pont‑de‑Claix par l’entreprise chinoise Wanhua.

La reprise de l’activité, très partielle, devrait se traduire par la suppression de 400 emplois environ.

Au début de l’année 2025, la société Arkema, quant à elle, a annoncé la réorganisation des activités sur le site de Jarrie en raison de l’arrêt de son approvisionnement en sel par Vencorex. Concrètement, l’arrêt des activités de production de chlore, de soude, de chlorure de méthyle et de fluides techniques devrait conduire à la suppression de 150 postes.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Thierry Parmentier et Mme Virginie Guérin prêtent serment.)

M. Thierry Parmentier, directeur général d’Arkema France. Je vous remercie pour cette invitation. Je précise que nous avons déjà eu l’occasion de nous exprimer devant la représentation nationale, il y a quelques semaines, sur le projet de plan de sauvegarde de l’emploi (PSE).

Née il y a vingt ans, la société Arkema est l’un des leaders mondiaux de la chimie de spécialité. Elle compte plus de 21 000 collaborateurs dans le monde, plus de 150 usines et est présente dans 55 pays. Notre stratégie a permis de conserver une empreinte industrielle et sociale forte en France, grâce à un recentrage sur trois grandes compétences, à plus forte valeur ajoutée, autour de la science des matériaux, qui représente 92 % de notre chiffre d’affaires.

Par ailleurs, nous ne sommes pas dépendants d’un seul marché et avons diversifié nos activités : construction, énergie traditionnelle et renouvelable, automobile, y compris le véhicule électrique, électronique, sport, emballage, médical. Notre diversification géographique nous protège. Nous sommes présents dans les trois grandes zones du monde : les Amériques, l’Europe et l’Asie. Nous produisons généralement localement pour les différents marchés. Du reste, l’innovation constitue notre ADN : nous y consacrons 3 % de notre chiffre d’affaires, disposons de 16 centres de recherche et développement (R&D) dans le monde et employons 1 800 chercheurs. Nous avons déposé 245 brevets en 2024, dont 90 % liés au développement durable. Nous investissons beaucoup, par exemple, dans les matériaux biosourcés. Nous sommes les seuls au monde à produire le polyamide 11, à base d’huile de ricin.

Arkema est un groupe solide, qui arrive à tirer son épingle du jeu malgré une conjoncture globalement difficile pour la chimie et un environnement international turbulent. Nous avons toujours soutenu, dans la mesure de nos possibilités, nos implantations françaises et préservé nos effectifs, en légère hausse au cours des dix dernières années. Le groupe ne réalise que 7 % de son chiffre d’affaires en France mais il y compte encore 35 % de ses effectifs, soit 7 100 salariés, et l’essentiel des organes de direction. La France compte pour 55 % de ses dépenses de R&D. 26 usines y sont implantées, qui concentrent 35 % de ses investissements industriels mondiaux, ce qui représente 3 milliards d’euros sur les quinze dernières années. Tout ceci fait d’Arkema un pilier industriel national et un fort contributeur à la balance commerciale française, puisque 75 % de la production est exportée.

Le projet de PSE sur le site de Jarrie n’était pas planifié, même si la situation financière dudit site est fragile depuis plusieurs années. Il s’est imposé à nous du fait de l’arrêt brutal de l’approvisionnement en sel par Vencorex, ce qui a mis fin à une collaboration de près de soixante ans. Notre usine n’est pas située sur la plateforme de Pont-de-Claix et représente seulement 3 % du chiffre d’affaires de Vencorex. Elle en était, en revanche, dépendante pour le sel. Le contrat courait jusqu’en 2027.

Sans sel, le site de Jarrie ne pouvait plus produire et devait fermer. Nous n’avions plus de sel depuis le 23 octobre 2024 et disposions d’un peu plus d’un mois de stock. L’arrêt de l’approvisionnement a été brutal et l’actionnaire de Vencorex, le groupe thaïlandais PTT Global Chemical (PTTGC), a refusé de nous accorder une période de transition pour repenser le schéma industriel du site. Nous regrettons cette situation, avant tout pour les salariés et leurs familles.

Les équipes ont travaillé avec acharnement et dans un délai très court pour trouver une solution technique d’approvisionnement en sel pérenne. Nous faisions face à une contrainte de taille : le sel de Vencorex est particulier et présente une qualité qui doit répondre au cahier des charges de certaines applications stratégiques. L’enjeu de souveraineté n’était pas entre les mains de Vencorex, mais entre celles d’Arkema, qui alimente ArianeGroup en perchlorate et Framatome en chlore. Nous avons réussi à établir un schéma industriel moyennant l’utilisation immédiate d’un autre sel, mais celui-ci n’était pas compatible avec l’ensemble de nos activités. Cela a conduit à l’établissement du PSE.

Nous avons annoncé que 154 postes seraient supprimés mais ce nombre devrait être réduit du fait de la reprise potentielle de 50 personnes par la société Framatome et du déploiement d’un ensemble d’actions en faveur de la réinternalisation d’activités. Nous ferons ce qu’il faut pour accompagner les salariés par le biais de mesures de reclassement interne sur d’autres sites du groupe, en France, mais également de reclassement externe. La solution était tout sauf évidente. Les équipes sont mobilisées sur le dossier depuis le 3 mai 2024, date de la première réunion au ministère de l’économie et des finances. Depuis, près d’une cinquantaine de réunions ont été organisées par les services de l’État, que ce soit par la direction générale des entreprises (DGE), la direction générale de l’armement (DGA) ou la préfecture de l’Isère, pour travailler sur différents scénarios. Nous avons répondu aux sollicitations de nos interlocuteurs et avons expliqué les schémas industriels et les interactions entre les différents acteurs. Vous comprenez que la situation sur le site de Jarrie est particulière, car elle a été provoquée par la défaillance d’un fournisseur. Le schéma en cours de finalisation permettra de donner un avenir à la majorité des activités du site, ce qui n’était pas acquis.

Je souhaite terminer mon propos en évoquant la situation de l’industrie chimique. Selon France Chimie, 47 sites industriels sont menacés en France, ce qui représente 15 000 à 20 000 emplois. Par ailleurs, 200 à 350 sites industriels sont menacés en Europe, ce qui représente 150 000 à 200 000 emplois. Or la chimie et la mère de toutes les industries : sans elle, la transition énergétique est impossible. L’industrie est prise en étau entre une demande particulièrement faible en Europe, un déficit de compétitivité du côté des usines et une concurrence chinoise croissante.

L’industrie française alerte depuis des années sur l’importance des efforts à faire en faveur de l’amélioration de la compétitivité. En France, un site chimique classé Seveso niveau haut, ce qui est le cas de l’essentiel de nos usines et en particulier de celle de Jarrie, est soumis à une très lourde réglementation. En vingt ans, le coût de mise en œuvre de la réglementation en Europe est passé de 4 % à 12 % de la valeur ajoutée. La France va souvent plus loin que ses voisins dans la transposition des textes européens. Ainsi, 75 % des investissements sur les sites chimiques en France sont consacrés à des opérations de mise en conformité réglementaire et de maintenance.

Simultanément, la Chine, qui considère, comme de nombreux pays, que l’industrie chimique est absolument stratégique, investit massivement dans le secteur en octroyant d’importantes subventions : 100 milliards d’euros par an sur les cinq dernières années, contre 25 milliards d’euros par an aux États-Unis et en Europe. Cela représente 300 millions de tonnes de capacités supplémentaires contre 40 millions de tonnes pour les États-Unis et seulement 5 millions de tonnes pour l’Europe.

Un grand nombre d’usines françaises ne peut pas rivaliser compte tenu du prix de l’énergie et du niveau des charges sociales. Le gaz, qui constitue deux tiers de notre consommation énergétique, est quatre fois moins cher aux États-Unis. Le prix de l’électricité augmentera avec la fin de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), en 2026. La pression fiscale est anormalement élevée : le poids des cotisations patronales et des impôts de production nets des subventions d’exploitation atteint 18 % de la valeur ajoutée, contre 11 % en moyenne en Europe. En conséquence, l’amont de la chaîne de valeur de la chimie souffre, ce qui entraîne un certain nombre de fermetures d’usines. Pour un chimiste de spécialité comme Arkema, il est important d’avoir une chimie de base forte. Si Arkema est un groupe très solide au niveau mondial, plusieurs de ses sites français sont fragiles.

Nous vivons un moment d’urgence. Il faut que l’énergie soit accessible. Les discussions entamées depuis deux ans avec l’État et EDF n’avancent pas ou avancent trop peu. Il faut aussi maintenir la compensation indirecte carbone, sous peine de précipiter la fermeture des sites les plus énergivores. Au demeurant, la recherche doit rester compétitive. Je rappelle que 55 % des dépenses de R&D d’Arkema sont effectuées en France. Or les modifications apportées par la dernière loi de finances sont regrettables car elles risquent de conduire au départ de chercheurs à l’étranger. Les brevets seront les premiers touchés, alors qu’ils sont indispensables à notre effort d’innovation.

Par ailleurs, la France et l’Europe doivent pouvoir jouer à armes égales avec leurs principaux concurrents au plan réglementaire. La Commission européenne promet une pause réglementaire. Mais je suis sceptique quand je pense au « paquet omnibus », à la directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou à la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. De même, la simplification annoncée du règlement sur l’enregistrement, l’évaluation, l’autorisation et la restriction des substances chimiques (REACH) produit pour le moment des effets inverses.

Enfin, l’État et la Commission européenne doivent mieux protéger la production en accélérant les procédures antidumping en Europe. Leur mise en place prend aujourd’hui quinze à dix-huit mois, contre seulement quatre mois aux États-Unis.

Pour l’ensemble de ces raisons, nous préconisons l’établissement d’un plan d’urgence pour la chimie, avant l’été.

M. le président Denis Masséglia. Je vous remercie pour ces propos liminaires. Vous avez évoqué les difficultés auxquelles la filière est confrontée. Vous avez notamment mentionné le poids des impôts de production, mais il me semble que ce poids diminue depuis quelques années. Par ailleurs, vous n’avez pas fait état des efforts déployés par les gouvernements successifs depuis 2017 pour essayer d’accompagner l’industrie et de protéger sa compétitivité.

Mes questions s’inscriront dans le prolongement de nos échanges avec les syndicats. À quel prix achetiez-vous la tonne de sel produite par Vencorex ?

Mme Virginie Guérin, directrice des relations institutionnelles du Groupe Arkema. Nous l’achetions au prix de 50 euros la tonne.

M. le président Denis Masséglia. Il nous a été indiqué que le prix d’achat serait désormais de 150 euros à 160 euros la tonne pour un produit en provenance de Pologne. Le confirmez-vous ?

Mme Virginie Guérin. Oui, nous le confirmons. Le sel est fabriqué en Allemagne par une entreprise polonaise. Le prix de départ est de 50 euros la tonne mais il faut y ajouter les frais de logistique qui, in fine, font tripler le prix.

M. le président Denis Masséglia. La société Arkema n’aurait-elle pas pu accompagner la reprise de Vencorex pour assurer une production locale et à moindre coût ? Pourquoi n’avez-vous pas déployé une stratégie industrielle consistant dans la maîtrise de vos approvisionnements ?

M. Thierry Parmentier. Comme je l’ai indiqué précédemment, nous travaillons depuis soixante ans avec Vencorex. En 2024, nous avons conduit des négociations en vue de pérenniser, après 2027, le contrat qui nous liait. Je rappelle que nous ne représentons que 3 % du chiffre d’affaires de Vencorex.

M. le président Denis Masséglia. Quelle part de la production de sel de Vencorex achetez-vous ?

Mme Virginie Guérin. Dans le contrat, il est spécifié que nous devons acheter environ 45 % de la production de sel de Vencorex.

M. le président Denis Masséglia. Pourquoi n’avez-vous pas repris uniquement l’entité de production des matières premières dont vous avez besoin, pour pérenniser l’emploi sur le site de Jarrie ?

M. Thierry Parmentier. Économiquement, cela n’avait pas de sens de racheter l’ensemble de la plateforme. Il est impossible de procéder au compartimentage que vous évoquez.

Il faut bien comprendre le déroulement des événements. Depuis le 23 octobre dernier, nous n’avons plus de sel, ce qui nous empêche de fabriquer du chlore pour nos clients. Il nous a fallu trouver une solution rapidement, qui ne pouvait pas résider dans la reprise d’une partie de l’activité de Vencorex. Il nous fallait trouver du sel, faute de quoi l’activité de l’usine se serait complètement arrêtée. Nos équipes ont travaillé dans des délais extrêmement resserrés pour « requalifier » le sel. Vencorex nous fournissait 140 kilotonnes de sel par an. Nous avons trouvé 40 kilotonnes, ce qui permet notamment de satisfaire ArianeGroup. Mais ce sel n’est pas compatible avec les procédés utilisés sur la partie sud du site. Nous avons réussi à sauver la moitié de notre usine. En octobre, nous n’avions plus qu’un mois de stock.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez dû trouver une solution en l’absence de stocks suffisants. Je le comprends. Cependant, lorsque l’on travaille dans l’aéronautique ou la défense, il est nécessaire de disposer de solutions de rechange, en cas de problème d’approvisionnement.

Vous expliquez que vous ne pouvez pas reprendre uniquement l’activité de Vencorex qui intéresse Arkema. Avez-vous toutefois étudié cette possibilité d’un point de vue technique ? Si tel est le cas, pouvez-vous nous faire parvenir les documents ?

M. Thierry Parmentier. Je le peux. Toutes les solutions ont été examinées par les équipes en fonction des paramètres économiques, qui ne sont peut-être pas pris en compte de la même façon par les partenaires sociaux. Dans le délai imparti, la seule solution consistait à « qualifier » un sel pour une seule partie de l’usine et à redémarrer la production le plus vite possible. Les clients ne pouvaient pas attendre. Ceux qui achetaient du chlore sont tous partis. Et nous avons également perdu des clients dont les approvisionnements dépendaient de l’activité de la partie nord du site.

Il a fallu trouver des solutions rapidement. Nous avons continué à payer nos salariés alors que l’usine ne produisait plus. Nous n’avons rien demandé à l’État et avons tout pris en charge. Nous avons accompli notre travail correctement. Laissez-nous rester maîtres de nos choix technologiques. Nous n’avons pas pu agir autrement.

M. le président Denis Masséglia. Pouvez-vous nous transmettre ces documents à titre confidentiel ? Je rappelle à mes collègues qu’ils ne pourront pas les diffuser.

M. Thierry Parmentier. Bien sûr. Nous reviendrons vers vous la semaine prochaine.

Mme Virginie Guérin. Nous avons été appelés un peu plus tardivement que les autres acteurs à la table des négociations, à Bercy, le 3 mai. Nous avons commencé les négociations avant le placement de Vencorex en redressement judiciaire. Il nous a été demandé de faire un effort sur le prix du sel, ce que nous avons fait. Mais cela a eu peu d’impact sur la situation financière de Vencorex, puisque nous ne représentons que 3 % de son chiffre d’affaires.

Après le placement en redressement judiciaire, nous avons étudié plusieurs scénarios, parmi lesquels celui de la reprise des activités de Vencorex, notamment de la mine de sel de Chloralp. Nos équipes techniques ont découvert que de nombreux investissements étaient nécessaires sur le saumoduc qui relie la mine à l’usine. Surtout, l’actif purification‑cristallisation de Vencorex est dimensionné pour l’activité actuelle de l’entreprise. Une division des volumes de production rendrait celle-ci encore moins rentable qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Au regard du montant astronomique des investissements à consentir, ce scénario a été abandonné. Nous avons alors étudié d’autres pistes, évoquées avec les organisations syndicales, parmi lesquelles celle d’une reprise de la mine et, potentiellement, de la réalisation d’un investissement en purification, qui aurait pris trois ans. La société PTTGC n’a pas consenti à nous laisser ce temps de transition. Que pouvions-nous donc faire ? Nous n’avions plus de sel pour alimenter l’usine. Il nous a fallu trouver une solution n’impliquant pas la purification du sel. Nous l’avons trouvée avec le sel de la société Qemetica, produit en Allemagne, qui nous a permis de sauver une bonne partie de l’usine.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Nous connaissons le discours sur la pression fiscale dans notre pays et les difficultés auxquelles les entreprises sont confrontées. Mais la société Arkema est tout de même installée sur un territoire au sein duquel les habitants consentent à vivre à côté d’activités qui présentent des risques. Elle est installée sur un territoire dans lequel les collectivités publiques ont investi de l’argent, notamment pour permettre l’achat d’électrolyseurs. Quelle somme avez-vous reçu pour cet achat ? Que vont devenir ces appareils ?

Par ailleurs, les aides publiques pèsent très lourd dans les dépenses de la Nation, à tel point que la Cour des comptes en ignore le montant précis. Quel est le montant des aides que vous avez reçues ces dernières années, de manière directe ou indirecte ? Quelle somme avez‑vous perçu, notamment, au titre du crédit d’impôt recherche (CIR) ?

La société Arkema n’est-elle pas liée à la puissance publique par une sorte de contrat moral ? Vous évoquez le poids de la fiscalité, mais vous profitez des infrastructures qu’elle permet de financer.

M. Thierry Parmentier. Je me suis permis d’évoquer ces questions compte tenu de l’objet de vos travaux : la recherche d’éventuelles défaillances des pouvoirs publics face aux plans sociaux.

La chimie vit une situation critique. Mais il ne faut pas imaginer que l’industriel ne cherche qu’à obtenir des subventions. Nous investissons avant tout parce que nous croyons dans un projet et nous réinvestissons une partie de la valeur ajoutée pour l’avenir. Nous sommes conduits, dans certains cas, à récupérer de l’argent parce qu’il est question de conserver des activités en France.

En 2024, nous avons reçu 19 millions d’euros de subventions et 32 millions d’euros au titre du CIR. Entre 2021 et 2024, l’entreprise a touché 58 millions d’euros de subventions et 124 millions d’euros au titre du CIR. L’aide consacrée aux équipements que vous avez évoquée, en partie destinée à la mise aux normes antipollution, s’est établie à 35 millions d’euros sur la période 2010-2015. Nous avons respecté nos obligations, en investissant également sur fonds propres.

Nous faisons tout pour rester en France. Pendant la crise sanitaire, nous pouvions bénéficier de subventions mais nous n’avons pas fait de demande en ce sens. Nous ne cherchons pas le profit à tout prix. En revanche, nous nous devons de faire preuve de cohérence dans notre stratégie. Conserver l’innovation en France est un enjeu majeur. N’abandonnons pas l’innovation dans la chimie ou dans les autres industries. Cela serait une catastrophe, qui nous coûterait cher à terme.

M. le rapporteur. Pouvez-vous garantir que les électrolyseurs qui ont bénéficié de subventions ne seront pas déménagés ou vendus ? Cet outil va-t-il bien demeurer au service de l’innovation et de l’emploi en France ?

M. Thierry Parmentier. Oui. Les équipements de chimie se prêtent peu à la mobilité.

Mme Cyrielle Chatelain (EcoS). Monsieur Parmentier, je connais mal l’organigramme de la société Arkema. Pouvez-vous préciser vos fonctions exactes ?

M. Thierry Parmentier. Je suis directeur général d’Arkema France et directeur général des ressources humaines et de la communication du groupe. Je suis membre du comité exécutif. J’interviens aujourd’hui en ma qualité de directeur général d’Arkema France.

Mme Cyrielle Chatelain (EcoS). Pouvez-vous confirmer que vous avez fait le choix de licencier 154 personnes ? Pouvez-vous confirmer également que le groupe verse des dividendes pour un montant qui augmente avec le temps, l’augmentation ayant atteint 10,9 % entre 2022 et 2025, le tout dans une stratégie de long terme ? Aujourd’hui, 44 % des bénéfices sont reversés en dividendes aux actionnaires. Cela offre une perspective globale sur le modèle économique choisi.

En tant qu’élue du territoire, je ne doute pas que différents scénarios ont été étudiés. Je pense que les salariés de Vencorex et d’Arkema méritent d’être informés dans le détail sur les travaux qui ont été conduits. Quel aurait été le coût du sel si vous aviez repris la filière « sel purificateur » ? Quelle aurait été la durée d’amortissement des investissements nécessaires à cette reprise ? Quel aurait été le coût de sortie du sel ? Aurait-il été inférieur à 150 euros la tonne ? Était-il envisagé de demander des aides financières à l’État, ce qui aurait semblé justifié pour conserver l’activité ?

Par ailleurs, il nous a été indiqué que le groupe aurait la volonté de réorienter son activité vers la chimie de spécialité, ce qui conduirait à la fermeture de certains ateliers de chimie de base.

Enfin, vous avez évoqué les contraintes dont vous souffrez, mais avez-vous évalué le coût sanitaire de la pollution liée aux substances per- ou polyfluoroalkylées (PFAS) pour la métropole de Lyon ? En effet, la société Arkema est responsable d’une pollution massive. Abordez-vous les questions de pollution autrement qu’en termes de contraintes d’investissement stricto sensu ?

M. le président Denis Masséglia. Monsieur Parmentier, vous n’aurez sans doute pas le temps de répondre à toutes les questions. Pouvez-vous répondre par écrit aux questions qui vous sont posées à l’oral aujourd’hui ?

M. Thierry Parmentier. Bien sûr. Nous avons d’ailleurs préparé les réponses aux treize questions que vous nous avez transmises. Elles vous parviendront dans les meilleurs délais, tout de suite après cette réunion.

Madame Chatelain, il est effectivement question de 154 suppressions de postes mais cela ne signifie pas que 154 personnes seront licenciées. Comme je l’ai indiqué plus tôt, la société Framatome devrait embaucher une cinquantaine de personnes et certaines activités vont être réinternalisées.

Je confirme par ailleurs que le groupe déploie une stratégie de croissance des dividendes. Notre industrie ne se prête pas aux investissements de court terme et nous avons la chance de pouvoir compter sur un certain nombre d’actionnaires qui nous suivent depuis la création de l’entreprise. Je précise que 9 % du capital est détenu par les salariés, qui sont les premiers actionnaires de l’entreprise et qui touchent également des dividendes. Parmi les autres actionnaires de référence figurent Bpifrance et un groupement d’assureurs. Ce sont des actionnaires fidèles. Nous rémunérons nos salariés et nos actionnaires, car nous voulons qu’ils restent à nos côtés.

Nous vous fournirons dans les jours à venir une synthèse des scénarios envisagés en réaction aux difficultés rencontrées par Vencorex. Les réunions avec l’État ont été nombreuses. À ma connaissance, il n’y a pas eu de demande d’aide financière.

Mme Virginie Guérin. Nous avons étudié avec l’État l’hypothèse d’une aide à l’investissement et non pas d’une aide au capital. Les aides d’État sont très réglementées aujourd’hui, notamment à l’échelle européenne. Elles sont fournies, notamment, pour des projets d’investissement en lien avec la décarbonation, ce qui n’est pas forcément le cas dans cet exercice.

M. Thierry Parmentier. La stratégie du groupe est effectivement orientée vers la chimie de spécialité depuis une vingtaine d’années. Aujourd’hui, cela représente 92 % de nos activités.

Par ailleurs, Mme Guérin se tient à votre disposition pour vous donner notre point de vue sur les PFAS. En revanche, je ne pense pas que cette question entre dans le champ des travaux de la commission d’enquête.

Mme Virginie Guérin. À l’heure actuelle, nous ne pouvons pas fournir un montant pour la dépollution du site. Notre premier objectif consiste à garantir la pérennité de l’activité sur la partie nord du site de Jarrie. Le sujet de la dépollution sera traité par la suite.

M. Thierry Parmentier. Malgré la réorganisation de notre portefeuille d’activités, nos effectifs sont en légère croissance. Nous employons un peu plus de 7 000 salariés.

Mme Virginie Guérin. J’ajoute que l’entreprise a créé 480 emplois en France, en dix ans.

M. Thierry Parmentier. Nous sommes parfois obligés d’adapter nos effectifs à la réalité de l’activité mais nous établissons très peu de PSE. Un plan de réorganisation est déployé sur le site de Feuchy mais il n’entraînera aucun licenciement. Nous avons le souhait de maintenir l’innovation, la production et les savoir-faire en France. Je le redis avec force.

M. le président Denis Masséglia. Nous vous adresserons un second questionnaire écrit en complément du premier questionnaire que vous avez déjà reçu.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Confirmez-vous que 74 % de la production du site de Jarrie est exportée vers des usines d’Arkema ?

Vous avez évoqué l’arrêt brutal de l’activité à la suite de la fermeture de l’usine Vencorex, mais les difficultés étaient connues depuis 2023. Vous ne les avez donc pas anticipées.

Pouvez-vous prouver qu’ArianeGroup accepte de reprendre le produit fabriqué en Allemagne ? D’après nos informations, l’entreprise serait très inquiète au sujet de la qualité du sel que vous êtes en capacité de fournir.

Par ailleurs, avez-vous mis en œuvre des investissements pour diminuer la consommation d’énergie et faire des économies ?

Enfin, vous indiquez que les électrolyseurs seront laissés sur place. Faut-il comprendre qu’ils pourriront sur place ?

Mme Estelle Mercier (SOC). Quel montant allez-vous consacrer au PSE mis en œuvre sur le site de Jarrie ?

Mme Virginie Guérin. 70 % de la production du site de Jarrie sud – pas du site de Jarrie dans son ensemble – est exportée, pour le chlore, vers des usines d’Arkema.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Votre manière de présenter les choses diffère de la mienne. Votre dépendance à l’égard de Vencorex est plus importante que ce que vous prétendez. Je rappelle, en outre, que la plateforme est gérée par Vencorex.

M. Thierry Parmentier. Nous discutions régulièrement avec la société Vencorex et, dès 2023, il y avait des négociations en vue de revaloriser le prix du sel. À partir du mois de mai, le prix d’achat de la tonne de sel a significativement augmenté. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où nous ne représentions que 3 % du chiffre d’affaires de Vencorex, nous ne pouvions pas jouer un rôle déterminant.

Nos spécialistes ont procédé à un travail de qualification pour le produit destiné à ArianeGroup, que le client a validé. Vous imaginez bien que nous ne prendrions pas le risque de propager de fausses informations en la matière.

Par ailleurs, les dépenses qui seront engagées dans le cadre de la mise en œuvre du PSE font encore l’objet de discussions. Des réunions sont prévues avec les organisations syndicales lors des deux prochaines semaines. Je ne peux donc pas vous donner un montant car il appartient aux parties qui négocient de le définir.

Enfin, nous répondrons en détail à la question sur les électrolyseurs. Tous nos collègues opérationnels mènent un combat permanent, partout dans le monde, pour faire baisser les coûts de l’énergie, notre industrie étant extrêmement énergivore. Nous faisons également des efforts pour développer l’énergie solaire et, plus généralement, les énergies renouvelables. Nous vous transmettrons le montant des investissements effectués dans ce domaine.

M. le président Denis Masséglia. Je propose à mes collègues de transmettre au rapporteur les questions complémentaires qu’ils souhaiteraient vous poser afin qu’elles vous soient transmises. Je vous remercie.


22.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Bruno Drolez, directeur régional de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités des Hauts-de-France, Mme Véronique Descacq, directrice régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités de Bretagne, M. Marc Rohfritsch, directeur régional et interdépartemental par intérim de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités d’Île-de-France, M. Jean‑Philippe Devoucoux, responsable du département accompagnement des entreprises de l’unité départementale de Paris, Mme Valérie Guern, responsable du pôle entreprises, emploi et solidarités de l’unité départementale des Hauts-de-Seine, et M. Alexandre Marx, adjoint à la cheffe du service restructurations (mercredi 30 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Bruno Drolez, directeur régional de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités des Hauts-de-France, Mme Véronique Descacq, directrice régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités de Bretagne, M. Marc Rohfritsch, directeur régional et interdépartemental par intérim de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités d’Île-de-France, M. JeanPhilippe Devoucoux, responsable du département accompagnement des entreprises de l’unité départementale de Paris, Mme Valérie Guern, responsable du pôle entreprises, emploi et solidarités de l’unité départementale des Hauts-de-Seine, et M. Alexandre Marx, adjoint à la cheffe du service restructurations ([22]).

M. le président Denis Masséglia. Nous poursuivons notre programme de travail de la journée avec une table ronde consacrée au rôle des directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) dans l’accompagnement des entreprises qui mettent en œuvre des projets de licenciements collectifs.

Je rappelle que les Dreets sont les interlocutrices des entreprises qui établissent des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) et les entités administratives chargées de valider les accords ou d’homologuer les documents élaborés par les employeurs qui servent de supports aux mesures négociées ou décidées dans ce contexte.

Je souhaite la bienvenue à :

– M. Bruno Drolez, directeur régional de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités des Hauts-de-France ;

– Mme Véronique Descacq, directrice régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités de Bretagne ;

– M. Marc Rohfritsch, directeur régional et interdépartemental par intérim de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités d’Île-de-France, accompagné de M. Jean‑Philippe Devoucoux, responsable du département « accompagnement des entreprises » de l’unité départementale de Paris, Mme Valérie Guern, responsable du pôle « entreprises, emploi et solidarités » de l’unité départementale des Hauts-de-Seine, et M. Alexandre Marx, adjoint à la cheffe du service « restructurations ».

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bruno Drolez, Mme Véronique Descacq, M. Marc Rohfritsch, M. JeanPhilippe Devoucoux, Mme Valérie Guern et M. Alexandre Marx prêtent serment.)

M. Bruno Drolez, directeur régional de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités des Hauts-de-France. La région Hauts-de-France est la troisième région en termes de PSE initiés en 2024, en partie parce qu’elle abrite de nombreux sièges d’entreprises, notamment de la « galaxie Mulliez ». Nous avons connu en 2024 une augmentation assez importante du nombre de PSE, mais également des défaillances de petites entreprises.

Elle se caractérise par quatre principaux secteurs économiques, comme l’agro‑alimentaire, où de nombreux projets d’installation doivent être accompagnés, notamment dans la transformation de la pomme de terre, trois entreprises s’étant récemment installées dans la région. Des restructurations interviennent dans ce secteur, à l’instar de celle de la société Buitoni, en 2022, à la suite d’un scandale sanitaire. D’autres secteurs historiques sont en difficulté, comme celui du commerce de détail, qui a connu neuf PSE en 2024, celui d’Auchan venant de s’achever. Certains secteurs sont fragilisés par les transitions écologiques et énergétiques, la sidérurgie – Mittal – mais également l’automobile, et notamment tous les sous‑traitants confrontés aujourd’hui à la disparition programmée du moteur thermique et à la mise en place de la voiture électrique. La « vallée de la batterie » est un pôle industriel en cours de constitution, spécialisé dans la fabrication et le recyclage des batteries électriques.

5 % des effectifs des Dreets et des directions départementales de l'emploi, du travail et des solidarités (Ddets) s’occupent de l’accompagnement des entreprises défaillantes ou en difficulté. Ils sont essentiellement concentrés dans les services « mutations économiques », mais nous aurons sûrement l’occasion de parler également des commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP), des délégués à l’accompagnement des entreprises et des parcours professionnels (Darp) et des services économiques de l’État en région (SEER). Si ces effectifs sont assez peu nombreux, ils font preuve d’une expertise remarquable.

Mme Véronique Descacq, directrice régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités de Bretagne. La région Bretagne présente des problématiques extrêmement différentes de celles des Hauts-de-France. Il s’agit d’une région plus petite, plus cohérente et qui n’a pas été fusionnée avec une autre. Les coopérations et les relations y sont plus faciles entre le niveau régional et le niveau départemental que dans d’autres territoires.

La région est marquée par un grand nombre de petites et moyennes entreprises (PME) et même de très petites entreprises (TPE). Ainsi, sur les 218 000 entreprises bretonnes, 207 000 ont moins de dix salariés, soit un peu plus de 95 %. En y ajoutant les entreprises de moins de 50 salariés, ce chiffre s’élève même à 216 000 entreprises.

En termes de secteurs, la Bretagne est la première région agricole française, où sont également implantées de nombreuses industries agroalimentaires ; il convient également de mentionner le tourisme et les services à la personne. Le nécessaire ajustement au niveau et à la saisonnalité de l’activité explique un recours plus important aux emplois précaires – intérim, contrats à durée déterminée (CDD) – qu’aux PSE. Pour le dire autrement, la demande d’emploi ou le chômage sont plutôt liés à la fin des CDD et à l’évolution de l’intérim qu’aux difficultés économiques des entreprises.

Les CDD représentent presque 9 % de l’emploi total en Bretagne, contre 7,7 % au niveau national – 6,9 % pour les hommes, 11 % pour les femmes – et l’intérim y constitue 3,2 % de l’emploi, contre 2,6 % au niveau national. En 2024, la baisse de l’intérim a ainsi concerné plus de 2 200 équivalents temps plein (ETP), à comparer avec les 2 470 suppressions d’emplois issues des PSE. Entre 2013 et 2024, il y a eu, en Bretagne, 214 PSE et 13 négociations de rupture conventionnelle collective (RCC), concernant à peu près 1 300 personnes par an.

L’action de la Dreets dans l’accompagnement des entreprises en nécessité de se transformer, de se restructurer ou des entreprises en difficulté s’effectue au premier chef par le SEER. Mais, en amont, dans nos directions, le service « études-statistiques-évaluation » (Sese) nous fournit son expertise pour comprendre ce qu’il se passe sur le territoire et connaître en détail la situation conjoncturelle de l’économie et de l’emploi. Le Sese fait également le lien avec les autres directions de l’État en région sur ces sujets, comme la Banque de France, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) ou la direction régionale des finances publiques (DRFiP).

Nous partageons cette connaissance de la situation macroéconomique du territoire avec les acteurs économiques et sociaux, notamment les organisations syndicales et professionnelles, mais aussi avec les représentants des chambres consulaires, les présidents des tribunaux de commerce, les représentants des banques locales. En Bretagne, la conférence sociale se réunit plusieurs fois par an. Les observatoires du dialogue social, structures destinées aux TPE et qui existent depuis 2017, se réunissent aussi régulièrement dans les départements, mais également de manière plus épisodique au niveau régional.

Sur le plan microéconomique, nous avons constitué un réseau rassemblant les SEER, les CRP et les Darp. Ce réseau nous permet de disposer d’un maillage du territoire et de rendre visite aux entreprises, afin de pouvoir anticiper le plus tôt possible leurs difficultés et besoins de transformation. Les services « mutations économiques », qui sont très compétents, accompagnent la discussion des PSE, pendant tout le processus. Ils mènent également avec les branches professionnelles un important travail d’anticipation des difficultés, notamment des transformations au travers des contrats d’objectifs de branches.

De nombreux dispositifs peuvent être mobilisés à ce stade, comme le fonds national de l’emploi (FNE)-formation, les engagements de développement de l’emploi et des compétences (Edec) ou les prestations de conseil en ressources humaines (PCRH). Ce dernier dispositif est particulièrement important et mobilisé à travers les contrats avec les branches en Bretagne, puisqu’il a vocation à accompagner les TPE.

Je tiens également à souligner le rôle des inspections du travail, notamment en Bretagne, territoire marqué par la présence de nombreuses TPE et les phénomènes de précarité associés. Elles conduisent ainsi des campagnes de lutte contre la précarité et vérifient l’utilisation par les entreprises des contrats courts et de l’intérim, en associant phase d’explication puis phase de contrôle, si nécessaire. De telles actions peuvent permettre de répondre aux besoins des entreprises. En 2024, les inspections du travail ont été saisies 10 031 fois sur des ruptures de CDI et 1 024 fois sur des licenciements économiques.

Par ailleurs, nous avons organisé avec le service de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (CCRF), la Banque de France et la DRFiP une conférence de presse sur les délais de paiement, à laquelle nous avons invité tous les acteurs économiques. Nous avons pu ainsi exposer les sanctions associées, mais également les aides que nous pouvons fournir, afin d’éviter aux entreprises de mettre en difficulté leurs fournisseurs.

En conclusion, les PSE ont connu un pic en 2024, à la fois par le nombre d’entreprises concernées et par celui des personnes touchées – 2 500, contre 1 000 en année « normale ». L’administration est présente tout au long du processus. Dès que nous avons connaissance d’un PSE, nos équipes prennent contact avec l’entreprise et les partenaires sociaux. Elles les conseillent, veillent au cadrage juridique et accompagnent le dialogue social. Ainsi, plus de la moitié des PSE en Bretagne sont issus d’un accord. Nous accompagnons notamment les partenaires sociaux, y compris en intervenant pour leur permettre d’obtenir les documents dont ils ont besoin, par exemple la base de données économiques, sociales et environnementales, ou de recourir à un expert, au besoin en prononçant des injonctions.

M. Marc Rohfritsch, directeur régional et interdépartemental par intérim de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités d’Île-de-France. L’Île-de-France est la première région de France en matière de production de richesses, puisqu’elle réalise 30 % du produit intérieur brut (PIB) français et emploie 25 % des salariés de notre pays. Il s’agit également de la région dans laquelle les procédures sont les plus nombreuses : 261 PSE et 54 RCC en 2024. Cela s’explique à la fois par la densité du tissu économique et par l’implantation de nombreux sièges en région parisienne.

Les départements de Paris et des Hauts-de-Seine, qui sont particulièrement touchés par l’« effet siège », instruisent chacun autant de dossiers chaque année que les principales autres régions de métropole. La part des PSE instruits en 2024 en Île-de-France a cependant légèrement diminué par rapport aux années précédentes : ils représentaient 30 % à 40 % de l’ensemble des PSE, contre 50 % entre 2020 et 2023. Ce phénomène peut s’expliquer par la hausse marquée des procédures dans l’industrie manufacturière, qui est relativement moins présente en Île-de-France.

Par ailleurs, un PSE n’a généralement pas le même impact à Paris et en petite couronne que dans d’autres territoires en grande couronne ou dans les autres régions. Les suppressions d’emplois sont souvent moins compliquées à traiter a posteriori et le reclassement est plus simple à Paris et en petite couronne. Ensuite, en Île-de-France, 30 % des PSE interviennent dans le cadre d’une procédure collective, soit un niveau plus faible qu’à l’échelle nationale.

Les spécificités du territoire induisent également des spécificités dans l’organisation de la direction régionale et interdépartementale. Nous ne sommes pas une Dreets mais une Drieets, c’est-à-dire une direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités, car les départements de petite couronne sont « embarqués » dans la direction, contrairement à ce qui se produit dans les autres régions de France. Il n’en demeure pas moins qu’en termes d’organisation interne, nous choisissons de confier l’instruction en priorité aux unités départementales et aux Ddets. L’unité régionale de la Drieets traite un petit nombre de PSE, comme celui du comité d’organisation des jeux Olympiques et Paralympiques (Cojo) de Paris 2024, ceux de Valeo et de Nexity, ou d’autres PSE qualifiés de sensibles. L’unité régionale gère également les contentieux. Les effectifs s’élèvent à 25 équivalents temps plein travaillé (ETPT) en Île-de-France.

En amont, nous accompagnons également un grand nombre d’entreprises qui ne sont pas en difficulté avec les différents dispositifs que mes collègues ont déjà pu évoquer. Je tiens également à souligner notre participation au soutien du plan France 2030. Nous apportons des aides aux entreprises pour les encourager à se positionner sur des marchés porteurs, sur des technologies d’avenir.

L’action des CRP et de nos équipes pluridisciplinaires est particulièrement importante pour prévenir les difficultés liées à des problèmes d’endettement, ou de sous-activité, des délais de paiement trop longs, des prix de l’énergie et des matières premières trop élevés et difficiles à répercuter sur les prix de vente. Nous disposons ainsi d’outils variés et complémentaires pour répondre à ces difficultés, notamment la médiation du crédit, l’étalement de dette, les restructurations, l’activité partielle, la recherche de repreneurs. En 2024, en Île-de-France, nous avons accompagné 400 entreprises grâce aux équipes du CRP et de la protection du tissu économique, pour éviter qu’elles soient contraintes de licencier ou tout simplement de fermer.

En aval, lorsque des difficultés apparaissent et qu’il faut licencier et réduire la masse salariale, nous remplissons un rôle de contrôle et de sécurisation juridique de la procédure du PSE. Nous jouons également un rôle important de médiation et de tiers de confiance, afin que le dialogue social se déroule de la meilleure manière possible dans les entreprises qui doivent mettre en œuvre des plans de ce type. C’est au directeur de la Drieets qu’il appartient de valider – ou d’homologuer – ou non un PSE.

Enfin, 12 % des PSE en Île-de-France ont été accompagnés de conventions de revitalisation sur la période 2020-2023, soit un engagement moyen de l’ordre de 10 à 20 millions d’euros pour participer à la redynamisation des territoires et des bassins d’emplois affectés par les suppressions d’emplois.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Vous nous apportez des éclairages sur les spécificités des territoires sur lesquels vous opérez. En premier lieu, pouvez-vous m’indiquer combien de PSE ont été refusés dans vos régions respectives en 2024 et pour quels motifs ?

M. Marc Rohfritsch. En Île-de-France, nous avons refusé 2 PSE en 2024, sachant que ce nombre était de 22 en 2013, avant de diminuer progressivement : 10 en 2016 et en 2017. Depuis cinq ans, nous enregistrons moins de cinq refus chaque année. Au total, le taux de refus est de l’ordre de moins de 5 %.

Mme Véronique Descacq. En Bretagne, sur les 240 PSE intervenus entre 2013 et 2024, seuls 7 ont été refusés, dont un seul définitivement puisque les 6 autres ont été modifiés, redéposés et finalement acceptés.

M. le rapporteur. Quels ont été les motifs de refus ?

M. Bruno Drolez. Dans les Hauts-de-France, on compte16 refus entre 2019 et 2024, soit 0 % à 4 % des PSE traités chaque année. Les principaux motifs de refus sont d’abord liés à l’insuffisance des moyens consacrés par l’entreprise au PSE (50 %), puis au caractère non conforme de la procédure (25 %).

Mme Véronique Descacq. En Bretagne, les motifs concernent essentiellement l’insuffisance des moyens et l’ordre des licenciements.

M. Marc Rohfritsch. En Île-de-France, ils concernent la plupart du temps des irrégularités de procédure et l’ordre des licenciements ou les catégories socio-professionnelles affectées par les licenciements ; puis vient l’insuffisance des moyens, pour une part résiduelle.

M. Bruno Drolez. Les refus ont véritablement décru au cours des dernières années, en raison d’une meilleure appropriation de la loi par les acteurs sociaux, mais aussi de la jurisprudence qui s’est développée autour de ces questions.

M. le rapporteur. J’imagine que ces motifs représentent vos principaux points de vigilance dans le processus de validation ou d’homologation des PSE. Il apparaît que seulement 40 % des bilans sur les PSE transmis par les entreprises sont correctement renseignés. Comment expliquez-vous ce phénomène et quelles seraient les pistes éventuelles pour y remédier ?

Mme Véronique Descacq. Les départements m’indiquent qu’ils disposent bien des informations, mais que le portail Rupco n’est pas toujours rempli consciencieusement par les entreprises.

M. Marc Rohfritsch. Il n’existe pas de sanctions associées à la non-complétude des bilans sur le portail Rupco. Cet aspect pourrait éventuellement faire l’objet d’évolutions à l’avenir. De notre côté, nous relançons les entreprises lorsque nous ne recevons pas les bilans, mais nous n’avons pas de moyens de contrainte. Je confirme la statistique évoquée par M. le rapporteur, en particulier en Île‑de‑France. Compte tenu du grand nombre de PSE dans cette région, les participations aux commissions de suivi sont donc sans doute un peu moins systématiques que dans d’autres régions.

M. Bruno Drolez. Au même titre que la Bretagne, nous disposons des bilans, puisque nous assistons aux commissions de suivi des PSE. Il s’agit simplement d’un problème de saisie de la part des entreprises dans le système. Le fait de ne pas déposer ne se traduit pas par des pénalités.

Mme Valérie Guern, responsable du pôle « entreprises, emploi et solidarités » de l’unité départementale des Hauts-de-Seine. Depuis 2013, 20 % à 30 % environ des PSE sont conduits dans le cadre de procédures collectives. Les administrateurs et les mandataires judiciaires viennent se substituer à l’employeur et à l’entreprise. Ce sont eux qui conduisent la procédure d’information-consultation du comité social et économique (CSE), mais ils sont aussi tenus par les obligations de transmettre les bilans. Or il apparaît qu’ils les transmettent très rarement.

Par ailleurs, il est vrai qu’en Île-de-France, il est parfois compliqué de suivre l’ensemble des commissions de suivi des plans de sauvegarde de l’emploi. En revanche, quand nos services sont saisis de difficultés par le représentant d’une organisation syndicale lors d’une commission de suivi, ils s’y rendent pour essayer de les résoudre.

M. le rapporteur. Pouvez-vous expliciter votre rôle dans le suivi des conventions de revitalisation ?

Mme Valérie Guern. Le processus commence par le recueil des observations de la Ddets ou de l’unité départementale, au nom du préfet de département. Nous recueillons ainsi les observations de l’entreprise avant de soumettre une décision d’assujettissement au préfet de département, que nous adressons ensuite à l’entreprise. Nous rencontrons l’entreprise à la fin de l’exécution du plan de sauvegarde de l’emploi, qui peut prendre quelques mois, voire quelques années lorsqu’il s’agit de PSE importants. Nous évaluons le nombre de suppressions d’emplois réelles, c’est-à-dire le nombre de licenciements qui sont effectivement intervenus.

Dans sa décision, le préfet indique en général le taux d’assujettissement auquel il va procéder. La négociation d’une convention de revitalisation s’engage ensuite, sauf si l’entreprise a déjà signé un accord avec ses organisations syndicales, ce qui est assez rare. Dans cette convention, nous nous accordons avec l’entreprise sur le montant de la contribution due par elle, qui est calculé en fonction du nombre de suppressions d’emplois constatées, auquel s’ajoute un coefficient multiplicateur, établi à partir du salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic) brut mensuel.

Nous négocions aussi avec l’entreprise pour décider des actions qui seront conduites pour favoriser la création d’emplois ou d’activités sur le territoire et qui viendront compenser les suppressions engendrées par le PSE. En général, la convention se déroule sur une période de trois ans, en Île-de-France, dans la mesure où les volumes de suppression d’emplois sont généralement assez importants. Ces conventions sont ensuite suivies dans le cadre de comités d’engagement, qui réunissent nos services et l’entreprise concernée, mais parfois aussi d’autres partenaires. Il s’agit de suivre la mise en œuvre de ces actions et d’en évaluer les effets en termes de création d’emplois. Si certaines connaissent des difficultés, les comités de pilotage peuvent être conduits à réaffecter les fonds vers d’autres actions, par la conclusion d’avenants.

M. Bruno Drolez. Il est très rare de ne pas assujettir une entreprise qui remplit les conditions pour l’être. Dans les Hauts-de-France, en 2024, sur les 97 PSE établis, 52 concernaient des entreprises in bonis et 33 % des entreprises ont été assujetties à l’obligation de conclure une convention de revitalisation. Ce qui est important, c’est l’impact de la convention sur le bassin d’emplois. Par exemple, dans le département du Nord, nous ne raisonnons pas de la même manière selon qu’il s’agit de la Métropole européenne de Lille, du Cambrésis ou de l’Avesnois. Le dispositif s’adapte à la réalité du bassin d’emploi qui est affecté par la fermeture, la restructuration de l’entreprise, la suppression des postes.

Mme Véronique Descacq. Il est désormais possible de demander à nos services statistiques et à l’Insee d’examiner les impacts induits par un PSE sur l’emploi dans l’ensemble du territoire. Cela nous permet de mieux cibler les actions à rechercher dans les conventions de revitalisation. Enfin, dans l’un des départements bretons, il existe un fonds mutualisé de revitalisation, qui permet précisément d’améliorer ce ciblage.

M. Bruno Drolez. Dans notre région, nous distinguons deux types de comité : d’une part, le comité de pilotage de la convention, présidé par le préfet et qui associe les services de l’État et les collectivités territoriales concernées par la restructuration ; d’autre part, le comité d’engagement, qui propose, action par action, de financer telle ou telle entreprise.

M. Marc Rohfritsch. Il existe également deux types de convention de revitalisation : les conventions locales – 12 % des PSE en Île‑de‑France – et les conventions-cadres nationales. Selon l’impact des plans de licenciements sur les territoires, le dispositif est traité au niveau local ou au niveau national.

Mme Véronique Descacq. Je le confirme. À titre d’exemple, en Bretagne, 5 conventions de revitalisation sont déployées et 17 vont l’être, mais le territoire breton peut bénéficier de conventions qui ont été négociées au niveau national.

M. le rapporteur. Comment expliquez-vous la hausse des défaillances d’entreprises en 2024 ? Quelles sont les prévisions pour 2025 ?

Mme Véronique Descacq. Il est difficile d’évaluer à ce stade les conséquences de la situation internationale, et notamment des modifications relatives aux droits de douane, sur les entreprises bretonnes. En revanche, les mois récents et leur lot d’incertitudes tant sur le plan national qu’international ont pesé sur la capacité des chefs d’entreprise à se lancer dans des investissements et à recruter. En Bretagne, les défaillances d’entreprises augmentent.

Même si les chefs d’entreprise ont conscience que la baisse du coût de l’énergie les aide un peu, leur moral n’est pas au beau fixe. Ils s’inquiètent des mesures qui pourraient être prises au niveau national, par exemple sur la taxe mobilité. L’activité de l’industrie agroalimentaire n’a pas forcément diminué, mais les marges ont baissé. Les entreprises estiment évoluer dans un environnement trop mouvant pour pouvoir prendre des décisions sécures.

M. Marc Rohfritsch. La hausse du nombre de défaillances d’entreprises est bien documentée : nous avons atteint en 2024 un record depuis dix ou quinze ans. Les études de conjoncture économique, notamment de la Banque de France, évoquent ainsi un effet de rattrapage, après les mesures prises durant la crise sanitaire et alors que les prêts garantis par l’État (PGE) arrivent à échéance. En Île-de-France, les secteurs de la santé, du commerce et de l’automobile sont aujourd’hui particulièrement touchés par les défaillances d’entreprises.

En 2025, nous constatons une contraction de l’investissement et une réduction du nombre de création d’entreprises. La détérioration générale du climat des affaires aura sans doute une incidence sur le nombre des défaillances d’entreprises.

M. Bruno Drolez. Au-delà des facteurs communs comme le coût de l’énergie et le remboursement des PGE, l’analyse s’effectue secteur par secteur. Dans les Hauts-de-France, la papeterie connaît des phénomènes de digitalisation, tandis que la métallurgie souffre d’une forte baisse de la demande en lien avec le secteur automobile et le bâtiment, mais aussi en raison de l’existence de stocks élevés en Chine. Pour 2025, notre visibilité sur les grands phénomènes macroéconomiques est faible.

M. le rapporteur. Ne pourrions-nous pas vous confier le contrôle du motif économique des licenciements ? Quelle serait votre position à ce sujet ? En tant que législateurs, nous sommes aussi sensibles aux moyens mis à votre disposition pour accomplir vos missions particulièrement importantes, dans un moment de difficulté économique comme celui que nous connaissons.

Mme Véronique Descacq. Je souhaite vous faire part des rôles respectifs des partenaires sociaux et de l’administration dans la négociation des PSE. Nous avons voulu renforcer l’autonomie des partenaires sociaux et leur capacité d’intervention dans les discussions sur l’avenir des entreprises. Il nous semblait en effet qu’ils étaient légitimes pour conduire ces discussions, notamment à la suite de la réforme de la représentativité des organisations syndicales intervenue en 2008. Ensuite, les PSE font aujourd’hui l’objet d’un accord majoritaire. Avant 2008, un employeur pouvait instrumentaliser une organisation syndicale très minoritaire aux fins qu’elle signe un accord. Cela n’est plus possible.

En 2013, nous avons souhaité donner les moyens aux représentants du personnel de comprendre ce qui se passe dans l’entreprise, de peser dans la négociation et de décider en tout état de cause s’il existe ou non un motif légitime pour la mise en œuvre d’un PSE. Nous avons complété les outils à leur disposition avec la fameuse base de données économiques, sociales et environnementales, plus étoffée. Ils doivent pouvoir disposer d’informations sur l’investissement social, les investissements matériels et immatériels de l’entreprise, ses fonds propres, son endettement, l’ensemble des éléments de la rémunération des salariés et des dirigeants, la rémunération des financeurs. Ils doivent également pouvoir connaître les flux financiers entrants et sortants de l’entreprise.

L’administration peut aussi intervenir à tout moment lors des discussions entre les partenaires sociaux, afin que ces outils soient mis à leur disposition et que le recours à l’expertise soit possible. Elle peut produire des lettres d’observation, formuler des injonctions et un délit d’entrave peut même être opposé à un employeur qui refuserait de transmettre des informations ou d’ouvrir un droit au recours à l’expertise.

En résumé, les partenaires sociaux peuvent légitimement connaître la situation de l’entreprise grâce aux outils mis à leur disposition. L’administration n’est pas pour autant absente ; elle intervient en appui. À ce stade, je trouve que l’articulation actuelle est plutôt pertinente.

M. Bruno Drolez. Mes premiers directeurs me disaient qu’à l’époque des autorisations administratives de licenciement, qui ont été supprimées en 1986, toutes étaient accordées. Pour ma part, j’ai géré des PSE sous l’empire des constats de carence préalables. Aujourd’hui, la place de l’administration et des partenaires sociaux dans la gestion du PSE est absolument incomparable. Je suis entièrement d’accord avec tous les arguments développés par Véronique Descacq. Par ailleurs, si nous devions apprécier le motif économique des licenciements, nos échanges avec les représentants du personnel seraient inévitablement concentrés sur cette question. Si nous devions couvrir les deux champs, nous éprouverions plus de difficultés à jouer notre rôle ; j’en suis intimement convaincu.

M. Marc Rohfritsch. Je souscris aux propos qui ont été tenus. Je vois plus d’inconvénients que d’avantages à imaginer un contrôle par l’administration du motif économique des licenciements. Aujourd’hui, le système n’est pas si inefficace ; l’administration n’est pas sans moyens. Il nous est arrivé, par des lettres d’observation et par voie d’injonction, à la demande des organisations syndicales, de demander un éclairage supplémentaire sur le motif économique ou des explications complémentaires qui n’apparaissaient pas dans la première version des documents soumis à l’information-consultation du CSE. De plus, les représentants des salariés sont eux‑mêmes accompagnés par des experts souvent bien plus compétents que ceux de l’administration pour analyser ce genre de sujet.

En revanche, nous ne disposons pas aujourd’hui des moyens nécessaires ; il faudrait renforcer nos effectifs, mais également disposer de profils différents, sans doute moins juridiques et plus économiques.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). La question des effectifs est essentielle. Vous êtes un service public et nous savons que les services publics ont été soumis à un régime d’austérité fort difficile.

Je souhaite vous interroger sur un cas d’école. Je sais que vos services ont accompagné, dans l’Isère, les salariés de Vencorex, usine située sur une plateforme chimique à enjeu national. Les salariés ont cherché à présenter un projet de reprise de l’usine moyennant la constitution d’une société coopérative d’intérêt collectif (Scic).

Comment appréciez-vous votre capacité à accompagner de tels projets ? Comment cela se passe-t-il en pratique ? Vous sentez-vous à l’aise sur ces sujets ? Souffrez-vous d’un certain manque d’éléments pour être au plus près des salariés ? Quelles sont les difficultés auxquelles vous vous heurtez ? Dans le cas de Vencorex, le projet de Scic semblait très bien construit, y compris grâce à l’accompagnement des services de l’État, mais le tribunal de commerce ne l’a pas retenu et a privilégié une autre offre. L’exemple de Vencorex constitue‑t‑il un cas d’école ?

Mme Véronique Descacq. Je ne connais pas le cas que vous mentionnez. Si je comprends bien, vous nous demandez quelle serait notre capacité à accompagner les représentants du personnel dans la préparation d’un projet alternatif à un PSE. Je ne vois pas trop quel pourrait être notre rôle. Ce rôle est plutôt dévolu à l’expert du CSE, qui accompagne les élus dans la construction d’un éventuel projet concurrent. Parfois, les personnels sont aussi aidés par les organisations syndicales, les branches, les confédérations.

Quant au CRP, il suit la procédure, met éventuellement en relation les acteurs ou cherche des financeurs. En revanche, il ne participe pas à la co-construction d’un projet concurrent. Je n’ai pas d’exemple en tête en Bretagne.

M. Bruno Drolez. Je partage les propos de Véronique Descacq : il en va de même dans les Hauts-de-France. In fine, la décision est prise par le président du tribunal de commerce. En revanche, plus en amont, lorsque l’entreprise commence à connaître des difficultés, nous l’accompagnons pour chercher des solutions permettant de maintenir l’activité. Tel est le rôle des CRP et des Darp, avant que la procédure judiciaire intervienne. Lorsqu’elle est lancée, il est trop tard.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Je suis assez surprise, mais je dois souffrir d’un manque d’information. Quoi qu’il en soit, je sais que les salariés de Vencorex avaient beaucoup apprécié l’intervention de vos services. Peut-être devons-nous revenir vers eux, afin qu’ils nous en disent davantage.

Mme Véronique Descacq. Nous pourrons demander à nos collègues de la région Auvergne-Rhône-Alpes de produire un document complémentaire sur ce sujet.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


23.   Audition, ouverte à la presse, de M. André Calisti, président de Mutares France, et M. Henri-Pierre Garnier, directeur des investissements (mercredi 30 avril 2025)

La commission d’enquête auditionne M. André Calisti, président de Mutares France, et M. Henri-Pierre Garnier, directeur des investissements ([23]).

M. le président Denis Masséglia. Nous terminons nos auditions de ce jour avec M. André Calisti, président de Mutares France, et M. Henri-Pierre Garnier, directeur des investissements.

La société Mutares, d’origine allemande et présente aujourd’hui dans plusieurs pays, est spécialisée dans l’acquisition de branches d’activités de grands groupes ainsi que d’entreprises en situation de transition ou de difficulté. Selon les informations publiées sur son site internet, la société intervient avec l’objectif de valoriser le potentiel de développement des entreprises « cibles » et de les placer sur une trajectoire de croissance durable moyennant la mise en œuvre d’un processus structuré de redressement.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. André Calisti et M. Henri-Pierre Garnier prêtent serment.)

M. André Calisti, président de Mutares France. Je collabore avec Mutares depuis 2012 et j’ai pris la présidence de Mutares France depuis février 2025. Je passe globalement 70 % de mon temps en France, 20 % en Italie et 10 % au Royaume-Uni. J’ai également occupé les fonctions de président dans plusieurs participations de Mutares, comme Cenpa, STS Group, Clecim ou Walor. Dernièrement, j’avais en charge la direction des ressources humaines, des affaires sociales et publiques du Groupe Lapeyre.

M. Henri-Pierre Garnier, directeur des investissements. Pour ma part, j’exerce les fonctions de directeur des investissements depuis près de dix ans. J’ai la chance de pouvoir étudier de nombreux dossiers d’investissement, qui concernent principalement des sociétés en difficulté. À ce titre, j’ai l’occasion d’échanger chaque année avec plusieurs dizaines, voire centaines de dirigeants d’entreprise, de pouvoir analyser leurs problématiques et de voir comment Mutares peut y répondre.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Notre commission d’enquête s’intéresse à la manière dont les pouvoirs publics agissent face aux plans sociaux et interviennent dans des situations économiques complexes. Pour commencer, je souhaite vous interroger sur la relation de Mutares avec le pouvoir exécutif, la fréquence de vos rencontres et de vos rendez‑vous avec ses représentants. J’ai notamment en tête une lettre de félicitations que le Président de la République avait adressée à Mutares, ce qui n’est pas fréquent. Quel est l’état de vos relations avec les pouvoirs publics ? Rencontrez-vous fréquemment les ministres en charge des sujets économiques et industriels, des membres de leurs cabinets ou de l’administration ?

M. André Calisti. Si je devais résumer notre travail en quelques mots, je dirais que lorsque Mutares s’intéresse à un dossier d’entreprise, elle agit d’abord comme un médecin auprès d’un patient. Pendant cent jours, nous essayons de comprendre les difficultés, les obstacles, les contraintes rencontrés par l’entreprise. Dans le cadre de cette méthode, le chapitre des relations avec l’État est très important. Dès lors que nous arrivons dans l’entreprise, nous essayons de rencontrer l’ensemble des interlocuteurs, les députés, les sénateurs, la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets), afin de présenter notre méthode de travail. Nous jouons la carte de la transparence vis-à-vis des décideurs politiques et administratifs.

De manière plus spécifique, nous organisons des rencontres avec la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire) et le service économique de l’État en région (Seer), de manière périodique. Nous répondons également aux sollicitations des députés et des sénateurs qui nous contactent pour évoquer les difficultés de sociétés implantées dans les territoires au sein desquels ils sont élus. Il est important pour nous d’expliquer la manière dont nous travaillons. C’est la raison pour laquelle nous convions les représentants des pouvoirs publics, mais aussi nos détracteurs, à venir découvrir la méthode que nous mettons en œuvre. En résumé, ces rencontres avec les pouvoirs publics sont régulières et systématiques.

M. le rapporteur. À quand remontent les derniers rendez-vous avec les ministres ou les membres de leurs cabinets ? Quelle en est la fréquence ?

M. André Calisti. Laissez-moi vous donner un exemple. Nous avons rencontré des difficultés sur deux sites ardennais appartenant à l’entreprise Walor. Avec l’État et la Dire, nous avons travaillé en vue de la cession de ces deux sites. Notre travail consiste à trouver un repreneur capable de donner un destin plus favorable aux sites en question. Nous avons ainsi organisé une dizaine de rendez-vous avec la Dire. Le repreneur n’a pas gardé la totalité des salariés, mais à tous les instants du processus, l’État a été informé et a compris notre intervention. Dès lors, il peut bien mieux apporter sa contribution.

M. Henri-Pierre Garnier. Au-delà de l’aspect ponctuel de ces discussions sur un dossier précis, je dirais que nos échanges avec la Dire, notre principal interlocuteur, ont lieu selon une fréquence mensuelle. Aujourd’hui, Mutares opère à peu près dans vingt‑cinq sites de production en France, comptant près de 4 000 employés et faisant 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Comme vous le savez, nous reprenons des sociétés qui connaissent des situations difficiles. Nos échanges ont pour objet de donner les informations pertinentes aux pouvoirs publics sur les actions menées dans les sociétés reprises, mais aussi de réfléchir à des solutions à propos d’autres dossiers.

M. le rapporteur. Ma question portait également sur les décideurs politiques, puisque vous avez évoqué les députés et les sénateurs qui vous sollicitent. Pourriez-vous donner des exemples et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, donner le détail de vos rendez-vous avec les décideurs politiques ? Nous souhaiterions connaître la fréquence et la nature de ces rencontres.

M. André Calisti. Dans le cas du dossier relatif aux deux sites précédemment mentionnés, nous avons organisé une réunion hebdomadaire avec les maires intéressés, les députés des Ardennes, la Dreets et un certain nombre d’autres acteurs publics. Nous pourrons vous transmettre le nom des personnes présentes et le contenu de leurs interventions, puisque nous avons produit des comptes rendus. Chaque semaine, nous faisions un point sur les actions entreprises et celles à venir.

Avant que le processus ne s’achève, nous avons organisé entre quatre et cinq réunions avec l’ensemble des collaborateurs touchés par les difficultés décrites précédemment et nous avons invité les députés à venir s’exprimer et comprendre de manière technique et opérationnelle les situations que nous vivions. Ces échanges ont fortement contribué à construire la solution. C’est la raison pour laquelle il est fondamental pour nous d’impliquer les décideurs administratifs et politiques dès les premiers jours.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous indiquer également la fréquence des rencontres avec les membres du Gouvernement ou avec d’autres membres de l’exécutif ?

M. André Calisti. Oui. Je peux vous faire part d’une anecdote à ce titre. Un soir, j’ai reçu un appel de la part d’un numéro masqué. Lorsque j’ai décroché, je me suis aperçu que mon interlocutrice était la ministre de l’emploi, qui souhaitait que je la tienne informée de l’évolution des deux dossiers ardennais. Elle en avait déjà une certaine connaissance, mais elle voulait disposer d’un exposé plus clair de la situation. Pendant deux mois, nous avons échangé par messages écrits, puis les contacts ont cessé lorsque le processus s’est achevé. Par ailleurs, nous avons rencontré une fois le directeur de cabinet adjoint du ministre de l’industrie, M. Marc Ferracci, en octobre 2024. Il s’agissait de faire le tour complet des participations que nous avions acquises. Nous avons continué à échanger régulièrement, mais depuis le début de l’année 2025, nous n’avons plus de contact.

M. le rapporteur. Les décideurs publics ont-ils cherché à obtenir de votre part des engagements sur le maintien de l’emploi ou la pérennisation d’un site ? J’imagine qu’un membre du Gouvernement ne vous appelle pas uniquement pour accéder à des informations, mais également pour formuler des demandes ou, à tout le moins, des recommandations.

M. André Calisti. Je souhaite vous répondre en deux temps. D’abord, les informations reçues par les décideurs publics et l’État sont parfois orientées ou lacunaires. Ensuite, il nous est systématiquement demandé d’offrir des garanties en termes d’emploi. Malheureusement, nous ne pouvons pas toujours accéder à ces demandes.

M. Henri-Pierre Garnier. Nous recevons effectivement des demandes de garanties sur le niveau de l’emploi ou les mesures d’accompagnement. La réalité économique des sociétés ne nous permet pas toujours de répondre positivement à ces demandes. Dans certains cas précis, nous avons cependant pris auprès des cédants des entreprises des engagements forts sur le niveau d’emploi ou sur le non-recours à des procédures de licenciement collectif.

M. le rapporteur. Je dois vous faire part de ma surprise lorsque je vous entends vous comparer à des médecins. Tout d’abord, trois mois de diagnostic, cela me semble long, voire très long, surtout pour des entreprises en difficulté. Ce délai ne contribue-t-il pas à laisser la situation se déliter un peu plus ? Ensuite, pour le dire trivialement, j’aurais du mal à me rendre chez un médecin si je savais que plus d’un patient sur deux ne survivait pas. La presse indique que plus de la moitié des entreprises industrielles reprises par Mutares en France depuis 2012 ont fini devant le tribunal de commerce ou en liquidation judiciaire.

Comment expliquez-vous avoir distribué 47,4 millions d’euros de dividendes en 2024 alors que vos entreprises françaises accumulent les déficits, réduisent les emplois et que certaines d’entre elles, comme Lapeyre, ne tiennent que par la revente de leurs murs ? Pourquoi avez-vous facturé jusqu’à 20 millions d’euros à la seule entreprise Lapeyre, une grande partie de cette somme ayant bénéficié à vos propres consultants, sans que cela ne produise les effets escomptés ?

M. Henri-Pierre Garnier. D’abord, il n’est pas possible de rendre Mutares responsable des défaillances des sociétés cédées qui ont par la suite connu une procédure collective, dix-huit à trente-six mois après la cession.

Trois mois, c’est le temps qu’il faut pour prendre la mesure de dossiers industriels complexes, pour comprendre les processus internes aux sociétés, pour identifier leur potentiel, les risques, etc. Au bout de trois mois, nous discutons d’un plan avec la direction et les différents organes de l’entreprise. Nous voulons trouver une solution avec toutes les forces vives de la structure. Durant ces trois mois, nous essayons d’engranger de petites victoires, grâce au travail préalable effectué, parfois pendant six mois, voire deux ans. Mais il faut être réaliste et pragmatique : tant que l’on n’est pas dans la société, il n’est pas possible de savoir ce que l’on en fera. En résumé, ces trois mois servent à confronter les hypothèses de travail à la réalité.

M. André Calisti. Nous ne rencontrons pas toujours le succès, mais cela arrive tout de même. À ce titre, la lettre du Président de la République que vous mentionniez plus tôt nous est parvenue après le sauvetage de la société Clecim.

M. Henri-Pierre Garnier. Le bureau de Mutares en France a été ouvert en 2015, même si la société avait déjà effectué des acquisitions dans le pays entre 2010 et 2015. Depuis 2010, Mutares a procédé à vingt-sept acquisitions de sociétés en France, dont vingt‑deux après 2015. Sur ces vingt-deux acquisitions, neuf concernent des entreprises dans lesquelles nous continuons d’opérer.

Dix sociétés ont été cédées ; c’est l’aboutissement du processus de retournement. Dans la plupart des cas, les cessions sont profitables. Sur les vingt-deux acquisitions que j’ai évoquées, trois dossiers ont été marqués par des difficultés ; nous avons dû accompagner les sociétés, parfois jusqu’à la liquidation. Ces trois dossiers sont connus : il s’agit des sociétés Pixmania, Artmadis et Logiplast-TeamTex. Sur ces trois dossiers, une seule acquisition est intervenue après la création du bureau de Mutares en France. Cela signifie que le succès est plus facile lorsque l’approche est locale. À l’inverse, il est plus difficile à obtenir lorsque l’on ne maîtrise pas les enjeux locaux. Quoi qu’il en soit, il n’est pas vrai que la moitié des entreprises que nous avons reprises se sont retrouvées au tapis.

M. André Calisti. La transparence évoquée plus tôt doit être fondée sur l’arithmétique. Si l’on cherche à tordre les chiffres, on se retrouve embarqués dans des discussions stériles. Nous vous adresserons les chiffres que M. Garnier vient de mentionner, afin que vous puissiez vérifier si nos propos corroborent nos résultats sur le terrain.

Je souhaite revenir sur le dossier de la société Lapeyre. Je rappelle que Saint‑Gobain a investi 800 millions d’euros pour sauver ladite société. Son acquisition par Mutares a été homologuée par le tribunal ; le cadre juridique était parfaitement clair. Je rappelle également que le chiffre d’affaires de Lapeyre était passé en dix ans de 1,1 milliard d’euros à 600 millions d’euros et qu’il semblait donc pertinent d’y dépêcher un certain nombre de consultants. Ces consultants sont légitimement payés. On peut comparer leur rythme de travail à celui d’un député, qui travaille sept jours sur sept, à la fois dans sa circonscription et à l’Assemblée nationale. De la même manière, le consultant est dédié vingt-quatre heures sur vingt-quatre à l’entreprise qu’il accompagne, samedi et dimanche compris.

Nous sommes ouverts à une discussion sur les résultats de ce travail. Je précise que lorsque nous reprenons une entreprise, il arrive que celle-ci ne dispose plus de management, car le directeur général, le directeur financier, le directeur des ressources humaines ou le responsable de la logistique sont partis. Pendant la période de trois mois que nous avons évoquée, les consultants sont déployés pour pallier ces absences, dans l’urgence.

Je vous invite à venir voir le travail que nous effectuons sur le terrain et à observer la complexité de nos missions. Le dossier de la société Lapeyre en est un bon exemple.

M. le rapporteur. Je viendrai avec plaisir pour observer le travail que vous faites, mais également pour consulter un certain nombre de documents.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Je souhaite vous interroger sur trois sujets différents : le dossier Lapeyre, le dossier Logiplast-TeamTex et votre modèle général d’organisation.

337 millions d’euros ont été investis dans Lapeyre, sans résultat. Aujourd’hui, vous êtes contraints de vendre les murs de la société, ce qui signifie que sa dernière richesse réside dans son patrimoine immobilier. En conséquence, la société sera structurellement encore plus appauvrie.

Le travail des consultants a été facturé 3 050 euros par jour, pour un montant total de 20 millions d’euros. Vous êtes auditionnés par une commission d’enquête. Nous vous demanderons donc de nous transmettre un certain nombre de documents. Quel était l’état des ressources humaines de la société au moment où votre intervention a débuté ? À quoi correspondent exactement ces 20 millions d’euros, qui représentent une somme considérable ?

Par ailleurs, vous avez dû recruter un directeur financier, par l’intermédiaire d’une société de consultants. Il semble que ce directeur financier n’était pas à la hauteur de la tâche. Je peux l’entendre. Néanmoins, vous avez une relation contractuelle avec cette société. Si les personnes ne font pas l’affaire, vous pouvez vous en séparer. Ne voyez pas là une critique du droit du travail, auquel je suis évidemment fort attachée. En tout état de cause, facturer 20 millions d’euros de frais de consultants à une entreprise en difficulté me paraît tout à fait excessif. Que pouvez-vous nous dire sur tout cela, sur les 337 millions d’euros investis sans résultat, sur l’appauvrissement de la société, etc. ?

M. André Calisti. Vous posez plusieurs questions, que je souhaite évoquer les unes après les autres, en vérifiant que les chiffres mentionnés sont les bons.

M. le président Denis Masséglia. Je me permets de préciser qu’il ne nous reste plus que quelques minutes et que d’autres questions doivent vous être posées. Je vous demande donc de répondre de manière synthétique.

M. André Calisti. Avant de parler des 20 millions d’euros de frais de consultants, il faut parler des sommes injectées dans Lapeyre par Mutares : 15 millions d’euros versés immédiatement, puis 5 millions d’euros versés ultérieurement.

Lorsque nous avons acquis la société en 2021, un article de presse a immédiatement été publié pour indiquer que nous fermerions quatre usines et que cela entraînerait le licenciement de milliers de salariés. L’entreprise comptait 3 136 salariés au 1er janvier 2022. Aujourd’hui, elle en compte 2 427. Que cela plaise ou non, cela signifie que 80 % des salariés ont été conservés, grâce au travail de Mutares.

Nous avons conduit quatre plans sociaux, qui ont concerné 6,5 % des effectifs, soit 157 salariés.

Je rappelle que les frais de personnel de Lapeyre représentent chaque année 150 millions d’euros. Cela signifie que Mutares a versé 450 millions d’euros depuis la reprise de la société.

Il est important d’évoquer tous les chiffres.

M. Henri-Pierre Garnier. Il me semble en effet nécessaire de revenir sur les chiffres.

Les 337 millions d’euros se décomposent de la façon suivante : 243 millions d’euros ont été injectés dans la trésorerie et 94 millions d’euros proviennent d’opérations portant sur la vente des murs. Tout ceci a été validé par le tribunal de commerce, qui a considéré que les ressources de la société pouvaient aider en grande partie à financer son retournement.

Vous avez mentionné les 20 millions d’euros de frais de conseil facturés à l’entreprise. Je rappelle que Lapeyre perdait environ 100 millions d’euros par an avant la reprise. Ces 20 millions d’euros n’ont pas bénéficié uniquement à Mutares : quand nous avons débuté le programme de transformation du groupe, quarante-deux ou quarante-trois intervenants étaient sur place, dont une dizaine appartenant à Mutares. Mutares n’est pas la structure qui a le plus bénéficié de cette somme. À titre d’exemple, le simple détourage informatique du Groupe Lapeyre vis-à-vis de son actionnaire précédent a coûté entre 15 et 20 millions d’euros. Ces montants ne correspondent pas seulement à des frais de conseil ; ils intègrent des achats de serveurs et d’autres frais.

Lapeyre est une société extrêmement complexe, dotée de 130 magasins, de dix sites de production, de deux sièges. Le détourage de ce type d’entité représente un travail titanesque. Par ailleurs, d’autres cabinets de conseil sont intervenus, car Mutares ne pouvait pas intervenir isolément. Nous avons fait appel à des consultants pour les métiers qui nous étaient moins familiers, afin de répondre aux besoins de Lapeyre et d’atteindre les objectifs fixés.

Vous dites que ces frais n’ont produit aucun résultat. Je ne partage pas du tout ce point de vue. Les réductions de coûts et les opérations d’optimisation effectuées se chiffrent en dizaines, voire en centaines de millions d’euros. Vous n’ignorez pas que la situation de Lapeyre est également liée à la situation du marché de la rénovation ; cette dernière explique la diminution progressive du chiffre d’affaires de la société en 2023 et 2024. Cela a pesé sur ses marges. En résumé, il est faux de dire que nos interventions n’ont produit aucun résultat. En revanche, il est vrai que ces résultats ont pu être contrecarrés par des éléments exogènes.

M. André Calisti. La question rhétorique est souvent la même : « Où est passé l’argent ? » Nous avons engagé quatre plans sociaux, qui ont concerné 157 salariés et qui ont coûté 10 millions d’euros. Je vous ai par ailleurs démontré, chiffres à l’appui – lesquels sont bien évidemment vérifiables –, que 80 % des emplois ont été maintenus. Il ne s’agit donc pas d’un échec. Nous avons payé ces 10 millions d’euros car nous nous étions engagés à ce que le traitement social des salariés appelés à quitter l’entreprise soit décent.

J’ajoute que chacun de ces quatre plans sociaux a fait l’objet d’un accord majoritaire. L’État a validé les plans : les mesures prévues, la formation et l’accompagnement des salariés mis en place ont convaincu nos interlocuteurs. Nous aimerions que ces éléments soient entendus par les membres de la commission d’enquête, à qui nous répondons avec la plus grande sincérité.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Vous confirmez donc que vous avez engagé 10 millions d’euros pour quatre PSE qui ont concerné 157 personnes.

Je souhaite maintenant évoquer le cas de Logiplast-TeamTex. Nous avons absolument besoin de disposer du contrat que vous avez conclu avec Nania. Nous souhaitons connaître en détail la manière dont vous avez contractualisé avec les anciens propriétaires. Nous souhaitons aussi avoir des informations sur l’état dans lequel vous avez trouvé les carnets de commandes de la société, fleuron européen de la fabrication de sièges automobiles pour enfants. Quel regard portiez-vous sur la structure et sur ses salariés ? Que sont devenus les machines et les brevets ?

M. Henri-Pierre Garnier. La société enregistrait des pertes financières depuis de nombreuses années. Il n’est donc pas évident qu’elle était un « fleuron » de la fabrication de sièges automobiles pour enfants, pour reprendre votre expression. Nous ne nous intéressons d’ailleurs pas aux fleurons, mais plutôt aux sociétés qui disposent d’un potentiel d’amélioration opérationnelle et d’un potentiel de redressement financier.

Que s’est-il passé dans ce dossier ? Dès le premier jour, nous avons constaté que l’état de la structure était bien plus dégradé que ce que nos analyses avaient fait ressortir. Notre phase de diagnostic a révélé des manquements graves dans la gestion de la société : conflits d’intérêts, informations cachées aux repreneurs et aux salariés. La reprise s’est soldée par un échec, en dépit des 5 millions d’euros que Mutares a investis pour assainir le bilan de la société et du temps consacré par ses experts opérationnels à la mise en place d’un plan de transformation et de relance.

En conséquence, l’affaire a clairement coûté à Mutares. Vous pouvez le reconnaître. Pour autant, nous n’avons pas laissé tomber la société, que nous avons accompagnée dans sa procédure de restructuration. Nous avons beaucoup communiqué avec les élus locaux, la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) et les tribunaux de commerce. Nous avons suivi toutes les procédures, qui sont très encadrées. Nous avons cherché un repreneur mais cela n’a rien donné ; nous avons ensuite organisé avec les mandataires judiciaires la liquidation de la société. Nous n’avons récupéré ni machines ni brevets. Vous pourrez interroger sur ce point le mandataire judiciaire en charge du dossier.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Ma dernière question porte sur le modèle général d’organisation de Mutares. Nous souhaiterions pouvoir disposer des contrats que vous avez conclus avec les sociétés de consultants extérieurs. Vous avez notamment indiqué que de nombreux consultants étaient intervenus dans le dossier Lapeyre. Si nous examinions de très près les liens entre les consultants de Mutares et les consultants appartenant à d’autres structures, découvririons-nous des conflits d’intérêts ? Je vous rappelle que vous avez prêté serment de dire la vérité.

M. le président Denis Masséglia. Un certain nombre de documents demandés à Mutares pourraient revêtir un caractère confidentiel. Ils ne pourraient donc pas être rendus publics. Tout député qui diffuserait ce type de documents encourrait des sanctions pénales.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). J’en suis parfaitement consciente. Simplement, je dois être pleinement informée, compte tenu de l’ensemble des questions que je me pose.

Lorsque Mutares intervient, on peut avoir le sentiment que tout est fait, dans un premier temps, pour éviter la mise en œuvre de plans sociaux, mais que, dans un second temps, c’est la solidarité nationale qui est mise à contribution lorsque la reprise échoue et que cela aboutit à une liquidation judiciaire.

M. André Calisti. Vous nous avez demandé de transmettre un certain nombre de documents. Nous avons besoin que ces demandes soient formulées par écrit. Madame la députée, vous avez évoqué les 20 millions d’euros de frais de conseil, mais vous n’avez pas évoqué les 20 millions d’euros injectés par Mutares. Nous avons en effet prêté serment de dire la vérité et nous voulons mieux faire comprendre notre métier. Nous attendons la liste de vos questions.

Je serais ravi de vous recevoir chez Mutares, afin que nous puissions travailler ensemble sur ces documents. L’approche ne peut pas être unilatérale, car cela pourrait conduire à des conclusions orientées. Nous sommes favorables à la transparence mais nous devons conserver la possibilité de répondre à vos remarques. Il faut retenir une approche contradictoire. Autrement, il ne pourra s’agir que d’une instruction à charge.

M. le président Denis Masséglia. Je cède la parole au rapporteur pour une dernière question.

M. le rapporteur. Je regrette que vous n’ayez pas apporté de réponse à ma question sur les 47 millions d’euros de dividendes versés aux actionnaires, alors même que vous investissez dans des entreprises en grande difficulté. Nous reposerons cette question par écrit.

Je note par ailleurs que vous avez produit un rapport de onze pages, facturé 2,4 millions d’euros, et que le travail de vos consultants dépêchés chez Lapeyre a été facturé 3 050 euros par jour. Les députés sont très bien rémunérés, certes, mais vous conviendrez que la comparaison entre les consultants de Mutares et les parlementaires, qui sont effectivement sollicités sept jours sur sept, n’est pas très appropriée. Les sommes facturées sont choquantes aux yeux de beaucoup. Mais je conçois que nous n’arriverons pas à vous convaincre dans ce domaine.

Ma question est la suivante : quelle est la rémunération moyenne d’un dirigeant d’une entreprise reprise par Mutares ? Quelle a été la rémunération la plus élevée sur une période de deux à trois ans ?

M. André Calisti. Je commencerai par répondre à votre dernière question. Je rappelle d’abord que le directeur général ou le directeur financier d’une société reprise par Mutares n’est pas un employé de Mutares. Il s’agit souvent d’un dirigeant local. Sa rémunération dépend du secteur d’activité dans lequel il évolue. Vous savez par exemple que le secteur de l’automobile souffre actuellement de grandes difficultés.

M. le rapporteur. L’un de ces dirigeants a-t-il gagné plus de 500 000 euros par an ?

M. André Calisti. Nous sommes effectivement sous serment, mais nous pouvons décider de ne pas répondre à certaines questions. Cela étant dit, la réponse à votre question est négative.

Je regrette que l’article de Mediapart ait insisté sur ce rapport de onze pages sans prendre la peine de faire état des centaines, voire des milliers de pages écrites par ailleurs. Encore une fois, je vous invite à venir nous rendre visite ; nous pourrons vous montrer les rapports qui ont été rédigés par les cabinets de consultants, les rapports que nous avons produits nous-mêmes. J’ai notamment en tête un rapport de 246 diapositives au sujet de la société Lapeyre, que nous avons présenté six à sept mois après sa reprise. Parfois, nous avons le sentiment que les réponses que nous apportons ne sont pas celles que vous attendez.

M. le rapporteur. Pouvez-vous répondre à la question sur la rémunération des dirigeants ?

M. André Calisti. Aujourd’hui, le dirigeant d’une entreprise de 300 personnes dans le secteur automobile gagne environ 200 000 à 250 000 euros par an. Cela correspond grosso modo à un salaire fixe de 150 000 euros et à une rémunération variable de 50 000 euros, si celle-ci est perçue en intégralité. La rémunération d’un dirigeant ne s’élève donc pas à 500 000 euros.

M. Henri-Pierre Garnier. Vous avez évoqué les 47 millions d’euros de dividendes versés aux actionnaires de Mutares. Je rappelle que l’entreprise est présente dans une quinzaine de pays et qu’elle compte une quarantaine de sociétés. Certaines opérations ont rapporté des centaines de millions d’euros de plus-values. Les dividendes correspondent à la rémunération des investisseurs, comme dans n’importe quelle autre entreprise. Cette rémunération est liée aux résultats du groupe dans son ensemble ; il n’existe pas de lien direct entre la performance d’une société reprise par Mutares en particulier et la rémunération des actionnaires. Il s’agit là d’une simplification un peu grossière.

M. André Calisti. Si vous le permettez, je souhaite vous donner lecture de la courte conclusion que nous avons préparée.

M. le président Denis Masséglia. Je vous en prie.

M. André Calisti. J’aimerais, avec M. Garnier, dire à cette commission un certain nombre de choses. J’associe à mon propos les équipes d’investissement, les équipes opérationnelles qui travaillent souvent sept jours sur sept, mais aussi le comité de direction en Allemagne. Notre rôle consiste à aider nos interlocuteurs à préférer l’analyse à la caricature, lorsqu’il est question de fonds de retournement.

Malheureusement, depuis 2015, nous faisons les frais d’une stigmatisation qui complique notre mission. Nous ne sommes pas un « mal nécessaire ». Nous ne faisons pas nécessairement de mal aux entreprises que nous acquérons ; notre intervention est nécessaire dans le contexte industriel actuel – on compte environ 66 000 défaillances d’entreprises par an. Cela me rappelle cette phrase rapportée par un délégué syndical : « Mutares est un des intervenants sur le marché qui s’intéressent aux entreprises qui n’intéressent plus personne ».

Cette phrase est importante. En effet, cet intérêt pour les entreprises qui n’intéressent plus personne doit devenir un intérêt collectif. Les parties prenantes doivent nous aider, qu’il s’agisse de l’État, de l’administration, des élus, des syndicalistes, à faire en sorte que cet intérêt se transforme en victoire pour le tissu industriel, pour les entreprises et les salariés – nous avons malheureusement peu parlé d’eux aujourd’hui.

Permettez-moi de citer Paul Valéry pour conclure, qui écrivit dans La Crise de l’esprit : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». De notre côté, nous avons compris que les entreprises industrielles étaient mortelles. La vocation de Mutares consiste à leur permettre de ne pas mourir, de se relever et de ressusciter parfois. C’est l’action qui nous anime au quotidien.

M. le président Denis Masséglia. Madame Martin, j’ai cru comprendre que vous vouliez transmettre un certain nombre de questions. Je n’y suis pas opposé, mais je vous rappelle néanmoins que vous n’êtes pas membre de la commission d’enquête. J’ai accepté que vous puissiez prendre la parole aujourd’hui, car cela me semblait important. Cependant, si vous souhaitez envoyer des questions, il faudra que vous apparteniez à la commission ou que vous les transmettiez au rapporteur.

Messieurs, je vous remercie.


24.   Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Lhotte, président d’AGCO France, vice‑président et directeur général de Massey Ferguson pour l’Europe et le Moyen-Orient, M. Éric Odièvre, directeur des ressources humaines d’AGCO France et de Massey Ferguson pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, et M. Xavier Arruego, responsable de la communication d’entreprise, des relations publiques et de l’engagement des collaborateurs d’AGCO France (lundi 5 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Thierry Lhotte, président d’AGCO France, viceprésident et directeur général de Massey Ferguson pour l’Europe et le Moyen-Orient, M. Éric Odièvre, directeur des ressources humaines d’AGCO France et de Massey Ferguson pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, et M. Xavier Arruego, responsable de la communication d’entreprise, des relations publiques et de l’engagement des collaborateurs d’AGCO France ([24]).

M. le président Denis Masséglia. Nous allons consacrer notre première audition de la journée à l’examen de la situation de l’entreprise AGCO, spécialisée dans la fabrication de machines agricoles, qui a annoncé, à la fin de l’année 2024, la suppression d’une centaine d’emplois sur le site de Beauvais, ce qui a conduit à l’établissement d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE).

Pour évoquer le sujet, et toutes les questions qui l’entourent, nous recevons M. Thierry Lhotte, président d’AGCO France, vice‑président et directeur général de Massey Ferguson pour l’Europe et le Moyen‑Orient, M. Éric Odièvre, directeur des ressources humaines d’AGCO France et de Massey Ferguson pour l’Europe, le Moyen‑Orient et l’Afrique, et M. Xavier Arruego, responsable de la communication d’entreprise, des relations publiques et de l’engagement des collaborateurs d’AGCO France.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Thierry Lhotte, M. Éric Odièvre et M. Xavier Arruego prêtent serment.)

M. Thierry Lhotte, président d’AGCO France, viceprésident et directeur général de Massey Ferguson pour l’Europe et le MoyenOrient. AGCO n’est pas une société française, mais la filiale d’un groupe multinational américain. Cette distinction est importante car elle offre une perspective différente de celle d’un groupe français contraint de mettre en place un plan de sauvegarde de l’emploi.

Fondée en 1990 et basée en Géorgie, l’entreprise AGCO opère dans trente-trois pays. Nous sommes présents en France sur trois sites : Beauvais, dans l’Oise, au cœur de notre discussion d’aujourd’hui, Ennery, en Moselle, et Bondoufle, en région parisienne. Ces implantations font partie des soixante-neuf sites que nous possédons à travers le monde, offrant au groupe une vision globale de l’économie mondiale et des conditions d’accueil dans différents pays. Cette perspective internationale influence nos décisions d’investissements stratégiques.

AGCO est l’un des leaders mondiaux du machinisme agricole. Nous détenons des marques renommées telles que Massey Ferguson, Fendt, Valtra et PTx. En 2024, notre chiffre d’affaires s’est élevé à 11,7 milliards de dollars, en nette baisse par rapport aux 14,5 milliards de dollars de l’année précédente. La même année, 500 millions de dollars ont été investis en recherche et développement Fin avril 2025, le groupe employait 23 699 personnes dans le monde.

Le marché français a représenté environ 12 % du chiffre d’affaires d’AGCO l’année dernière, soit 1,4 milliard de dollars. La France concentre 8 % des effectifs du groupe.

Bien que nos marques aient une portée mondiale, nous restons profondément ancrés dans nos territoires d’implantation, l’industrie étant avant tout une affaire locale. Le site de Beauvais, qui célébrera son soixante-cinquième anniversaire fin 2025, est le siège des opérations de la marque Massey Ferguson pour l’Europe et le Moyen-Orient, ainsi que celui des opérations commerciales pour l’ensemble des marques du groupe sur le marché français. L’usine de Beauvais exporte 85 % de sa production dans le monde entier, le reste étant destiné au marché français. Notre centre logistique pour les pièces détachées, implanté à Ennery depuis 1996, dessert également le monde entier. Nous avons décidé d’investir dans sa modernisation en construisant de nouveaux bâtiments qui seront achevés fin 2026. Enfin, notre site de Bondoufle est spécialisé dans la rédaction des catalogues de pièces détachées pour nos concessionnaires et les agriculteurs en ligne.

AGCO investit régulièrement dans ses sites français. Pour Beauvais, nous avons investi 110 millions d’euros entre 2018 et 2024, principalement dans la réhabilitation d’une friche industrielle. Cet investissement visait à créer un outil de production plus compact, plus compétitif et plus productif. Nous sommes ainsi passés du statut d’assembleur de composants à celui de fabricant, et avons gagné en autonomie. Nous avons également développé un centre de logistique et de préparation de kits sur le site de Beauvais pour approvisionner les lignes de production en temps réel. Ces projets ont créé 330 nouveaux emplois en France, dont 256 à Beauvais.

Le groupe investit en France en raison des nombreux atouts du pays et d’AGCO France. Parmi ces atouts, citons l’engagement élevé de nos collaborateurs et notre politique de formation intensive, 78 % des employés ayant reçu au moins une formation l’année dernière. Cette approche vise à développer l’agilité de l’entreprise et l’épanouissement professionnel des collaborateurs.

Depuis 2017, année au cours de laquelle je suis devenu président d’AGCO France, nous avons élaboré et partagé avec l’ensemble des salariés une vision stratégique claire, donnant du sens au travail quotidien des uns et des autres. La qualité du dialogue social nous permet de trouver des solutions même dans les situations les plus délicates. Nous bénéficions également du soutien et de l’accompagnement exigeant des autorités locales, qu’il s’agisse de la mairie, de la région, du département ou des services de l’État. Le dernier exemple en date concerne la modification de l’infrastructure routière, bénéfique tant pour les Beauvaisiens que pour le développement d’AGCO et la création de nouveaux emplois.

Je veux souligner que le recours à un plan social intervient uniquement après que toutes les autres options ont été examinées, car il représente un échec pour l’ensemble des parties prenantes. La décision prise en juin 2024 s’explique par l’histoire de l’entreprise AGCO. En effet, celle-ci a racheté plusieurs marques et sociétés sans prendre le temps de les restructurer lors de leur intégration. Cela a engendré de nombreuses duplications dans diverses fonctions, notamment les ressources humaines, la comptabilité, l’informatique et l’ingénierie, conduisant à des redondances opérationnelles.

Nous avons traversé une période stable jusqu’en octobre 2023, date à laquelle le marché mondial des machines agricoles s’est effondré, provoquant la crise la plus importante des quatre dernières décennies. Cette situation nous a contraints à prendre des décisions rapides pour consolider notre groupe et améliorer notre compétitivité. La mise en place de cette nouvelle organisation a entraîné des réductions d’effectifs.

Notre performance économique est inférieure à celle de nos concurrents, notamment en raison du poids de nos frais généraux. Cet écart, qui s’élevait à 2,3 points à la clôture de l’exercice 2023, représente environ 300 millions d’euros pour une entreprise comme la nôtre, qui a fait un chiffre d’affaires de 14,5 milliards d’euros cette année-là. Or ces fonds sont essentiels pour poursuivre le développement de nouveaux produits, l’innovation et la modernisation de nos usines.

Dans ce contexte, nous avons pris la décision de nous recentrer sur nos métiers de base. Nous avons choisi d’externaliser certaines activités, comme l’informatique, vers des sociétés spécialisées. Pour maintenir notre capacité de développement, nous avons également décidé de délocaliser certaines ressources vers d’autres sociétés AGCO implantées dans des pays reconnus pour leurs coûts salariaux compétitifs et leurs compétences. Parmi ces pays, je citerai la Hongrie – il y a un bureau à Budapest –, l’Inde – les sites de Pune et Bangalore sont principalement consacrés à l’informatique et l’ingénierie –, ainsi que la Chine – l’entreprise a investi, depuis 2016, dans deux usines modernes de tracteurs et de moissonneuses-batteuses.

Face à ces décisions difficiles, notre priorité a été d’accompagner les salariés dans la compréhension du plan et de la stratégie de l’entreprise, mais aussi de les soutenir dans leur retour à l’emploi. Nous avons organisé vingt-trois réunions de négociation avec les partenaires sociaux, qui ont abouti à la signature unanime d’un accord.

Notre réussite dépend de notre capacité à jouer collectivement en France, en créant les conditions propices au succès de l’emploi et au développement de nos entreprises, tout en assurant leur stabilité. Je tiens à souligner que nous avons pu compter sur le soutien indéfectible des autorités locales dans nos projets. Néanmoins, il faut reconnaître qu’il demeure globalement difficile d’entreprendre en France. Il semble y avoir une incompréhension persistante entre le monde de l’entreprise et la sphère politique. Nous avons besoin de travailler main dans la main de manière plus efficace.

La concurrence mondiale, avec la montée en puissance de pays comme l’Inde et la Chine, est une réalité incontournable. Ces pays ont un niveau d’éducation très élevé, un coût du travail extrêmement faible et produisent des biens dont la qualité rivalise avec celle de nos produits. La France n’est plus protégée par des barrières, comme on pourrait parfois le penser. Il est donc impératif d’examiner notre situation avec lucidité, en prenant en compte la fiscalité, le coût du travail, le coût de l’énergie, ainsi que la complexité administrative caractéristique de notre pays. Permettez-moi d’illustrer ces points par quelques exemples concrets.

Selon les données Eurostat, les impôts de production représentaient 4,5 % du produit intérieur brut (PIB) en France, contre seulement 0,9 % en Allemagne, en 2023. Quant aux prélèvements obligatoires, ils représentaient, en 2022, 48 % du PIB en France, contre 41,1 % en Allemagne, soit un écart de 7 points, d’après l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Le coût du travail, en France, figure parmi les plus élevés d’Europe. Un salaire brut de 100 euros coûte 142 euros à l’entreprise, tandis que le salarié perçoit 77,5 euros. En comparaison, en Hongrie, pour le même salaire brut, le coût pour l’entreprise est de 115 euros, alors que le salarié reçoit 85 euros. En Inde, ces chiffres sont respectivement de 112 euros et 90 euros. Ces écarts sont d’autant plus significatifs que les salaires moyens dans ces pays sont généralement inférieurs à ceux qui existent en France.

L’instabilité réglementaire et l’accumulation des normes, deux autres défis, sont particulièrement problématiques pour une entreprise exportatrice comme la nôtre. Par exemple, dans le domaine des attelages pour remorques, nous sommes confrontés à des définitions différentes dans presque chaque pays européen. Cette situation engendre une complexité considérable alors qu’une standardisation serait tout à fait envisageable.

Mon avis est nuancé en ce qui concerne la lenteur administrative. L’accompagnement des agences de l’État sur les projets à moyen et long terme est de bonne qualité. Cependant, ces agences ne sont pas structurées pour réagir promptement lorsqu’il est question de projets nécessitant des décisions rapides, ce qui a parfois conduit à l’abandon de certains projets faute de réponse en temps voulu.

Le niveau scolaire, particulièrement en mathématiques, pose des problèmes lors des recrutements. Les mathématiques sont essentielles car elles imposent un raisonnement logique et factuel. La baisse du niveau scolaire, couplée à la mauvaise influence des réseaux sociaux, est préoccupante. Cette tendance qui voit chacun s’estimer rapidement expert en tout déstabilise considérablement les relations au sein de l’entreprise et dans la société en général. Le niveau scolaire et la maîtrise des langues étrangères constituent des enjeux cruciaux sur lesquels il faut se pencher. La pratique de l’anglais est indispensable dans une entreprise multinationale comme la nôtre. Malgré des progrès, nous accusons encore un retard significatif par rapport à nos homologues des pays nordiques.

Un renforcement de l’apprentissage, même modeste, engendrerait deux bénéfices majeurs : d’abord, il faciliterait l’intégration progressive et précoce des jeunes dans l’entreprise, les immergeant rapidement dans la culture professionnelle ; ensuite, ces jeunes, issus de divers milieux, pourraient véhiculer une image positive de l’entreprise, ce qui contribuerait à réconcilier la société française et le monde de l’entreprise. Cette réconciliation est, à mon sens, primordiale.

Le crédit d’impôt recherche (CIR) est également un atout considérable, puisqu’il couvre environ 5 % de nos frais annuels de recherche et développement. Les velléités de démantèlement de ce dispositif me paraissent dangereuses, car il a significativement renforcé la compétitivité de nos équipes d’ingénierie. Nous ne sommes toutefois pas seuls sur l’échiquier mondial. L’année dernière, au Brésil, nous avons bénéficié d’une subvention étatique couvrant 25 % de nos frais d’ingénierie globaux. L’ampleur de cette aide est colossale.

Nous sommes convaincus que la France recèle des talents et des entreprises intrinsèquement compétitifs. Il incombe à l’État et aux responsables politiques de nous aider à libérer pleinement ce potentiel. Nos recommandations, bien que modestes et maintes fois répétées par de nombreux chefs d’entreprise, sont les suivantes :

– réduire drastiquement les coûts de production, ce qui englobe l’énergie, le coût du travail et la fiscalité ;

– mettre en œuvre une politique soutenant l’innovation et l’investissement, avec une vision stratégique à long terme. Le « plan Messmer » de 1974 relatif au nucléaire civil, quoi qu’on en pense, a fourni une orientation claire en la matière ;

– définir une vision de formation scientifique et économique supérieure ;

– harmoniser, simplifier et stabiliser la réglementation et la fiscalité. Les entreprises abhorrent l’incertitude et les changements radicaux. Nos investissements s’inscrivent dans le temps long. Notre usine de Beauvais, par exemple, a besoin de temps pour opérer des virages stratégiques. Les changements ne peuvent s’effectuer en un an ou deux.

Enfin, je tiens à rappeler que ce sont les entreprises, petites ou grandes, qui innovent et créent de l’emploi. Le monde politique doit donc comprendre que nous avons besoin de son soutien, dans les périodes fastes comme dans les moments difficiles, pour préserver notre compétitivité et maintenir l’attrait de la France pour les investissements.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez, à plusieurs reprises, établi une distinction entre le monde politique et celui de l’entreprise. Il me semble que nous gagnerions tous à réduire ce fossé. Il n’est pas rare que des personnalités politiques soient issues du monde de l’entreprise, et inversement. Cette porosité est peut-être plus importante qu’on ne le pense.

Vous avez abordé de manière très précise la question des prélèvements obligatoires. Ces derniers, je le rappelle, incluent les cotisations qui financent notre modèle social. Serait-il possible que vous nous communiquiez un état détaillé des aides publiques dont vous avez bénéficié ces dernières années ? Parallèlement, pourriez-vous nous fournir un récapitulatif des impôts et cotisations dont vous vous êtes acquittés ?

Cette demande s’inscrit dans le prolongement de nos échanges avec les représentants des organisations patronales. Ils nous ont fait remarquer – je cite approximativement – que lorsque l’État verse 10 euros, il exige des justifications sur l’utilisation de ces 10 euros, oubliant que l’entreprise lui a préalablement versé 100 euros. Ces éléments nous permettraient d’évaluer précisément si les aides de l’État sont prépondérantes dans votre cas ou si, au contraire, c’est l’entreprise qui finance majoritairement l’État.

M. Thierry Lhotte. Je peux vous apporter un premier élément de réponse, mais nous vous fournirons une réponse écrite plus structurée. Sur la période 2018-2024, durant laquelle nous avons bénéficié d’aides publiques pour la réhabilitation de la friche industrielle située en face de nos locaux, le montant total des aides s’est élevé à 2,7 millions d’euros. Cette somme a été répartie sur deux années.

Nous avons investi 110 millions d’euros sur la même période. Notre contribution fiscale annuelle s’élève à 13 millions d’euros. À cela s’ajoutent nos charges patronales, qui atteignent environ 41 millions d’euros. En résumé, nous avons reçu 2,7 millions d’euros d’aides et dépensé les montants que je viens d’indiquer. Nous vous transmettrons un tableau détaillé.

M. le président Denis Masséglia. Ne serait-il pas plus avantageux que le montant des impôts soit réduit et que les aides publiques soient parallèlement supprimées ? Cela allégerait votre charge fiscale et simplifierait les procédures administratives liées au suivi des dossiers.

M. Thierry Lhotte. Cette proposition mérite réflexion. Elle pourrait constituer une approche pertinente pour commencer à rationaliser le système. Il faut se souvenir que les aides de l’État sont ponctuelles, et non pas récurrentes. Les 2,7 millions d’euros que nous avons touchés ont été répartis sur les années 2020 et 2021. Depuis 2022, et pour 2023 et 2024, nous n’avons reçu aucune aide.

Une baisse de nos impôts de production ou de nos charges patronales nous permettrait indéniablement de poursuivre nos investissements. Nous serions en mesure de démontrer au groupe que la France est devenue plus compétitive que par le passé. Lors des décisions stratégiques d’investissement, nous pourrions présenter la France sous un jour plus favorable.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez créé environ 330 nouveaux emplois tout en étant contraints de réduire vos effectifs d’une centaine de salariés. Pourriez-vous nous communiquer le chiffre de vos effectifs en France ? Vous avez dit qu’ils représentaient 8 % des effectifs globaux, me semble-t-il. Quelle est la situation sur le site de Beauvais ? Enfin, quelles sont les catégories d’emplois affectées par les suppressions de postes ?

M. Thierry Lhotte. Nous employons actuellement 1 900 personnes en France. Nous comptions 1 500 employés en 2017. Le plan a principalement affecté le bureau d’études, déjà présent en Inde et au Brésil, comme je l’ai expliqué précédemment, ainsi que le département informatique, les ressources humaines, le service financier et l’équipe marketing. Il n’a pas concerné le personnel de production.

M. le président Denis Masséglia. Pourriez-vous nous donner le détail des emplois que vous avez transférés à Bangalore, en Inde ? Vous avez mentionné le bureau d’études, mais la France est généralement reconnue pour la qualité de ses ingénieurs. Quelles sont les compétences que vous avez délocalisées en Inde et quelles sont celles que vous conservez ici ?

M. Thierry Lhotte. Nous avons transféré en Inde des postes de techniciens et d’ingénieurs, car nous disposons de niveaux de formation équivalents là-bas. Nous y avons développé une part importante de notre ingénierie électronique, tout en conservant une antenne stratégique à Beauvais. Nous avons également délocalisé en Inde une partie significative de l’activité de design et de création de composants moins stratégiques pour les tracteurs.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué l’impact des normes, en particulier des normes européennes, sur votre activité. Avez-vous évalué l’impact potentiel, en termes de chiffre d’affaires ou de résultats d’une part, en termes d’emploi d’autre part, d’une uniformisation des normes à l’échelle européenne ?

M. Thierry Lhotte. Votre question est pertinente, mais il est très difficile d’y répondre. La réduction de la complexité du fait d’une évolution de la réglementation est difficile à quantifier précisément. Même dans l’industrie automobile, il n’existe pas de chiffre exact sur les économies faites lorsqu’une pièce est supprimée. Ce que je peux dire, c’est que nous employons du personnel pour gérer cette complexité, notamment dans le domaine des homologations, et que cela a un impact sur la rotation de nos stocks. Cependant, je ne suis pas en mesure de vous donner une estimation chiffrée de l’impact des normes sur notre rentabilité.

M. le président Denis Masséglia. Existe-t-il actuellement des normes européennes qui entravent votre capacité de production à l’échelle du continent ? Dans le secteur du textile, certaines réglementations, issues du règlement concernant l'enregistrement, l'évaluation et l'autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (Reach), ou de la directive dite « LdSD », sont si complexes à mettre en œuvre qu’elles ont conduit à une délocalisation massive, car il était trop difficile de produire – à un coût acceptable – dans le respect de leurs dispositions.

M. Thierry Lhotte. Les normes ne constituent pas un obstacle majeur pour nous. Nous sommes en mesure de nous adapter aux règles et de commercialiser nos produits dans l’ensemble des pays européens.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Un rapport du cabinet d’expertise Secafi, mandaté par les organisations syndicales, indique que les difficultés rencontrées par le Groupe AGCO sont cycliques dans le secteur des engins agricoles. Il constate qu’il y a déjà une reprise des commandes et une augmentation prévisionnelle du chiffre d’affaires de l’ordre de 3 % pour 2025. Quel regard portez-vous sur ce rapport ?

M. Thierry Lhotte. L’analyse effectuée par le cabinet Secafi ou par ceux qui ont interprété son rapport ne reflète pas la réalité de la situation. En effet, le marché mondial des machines agricoles a continué de baisser de 15 % à la fin du premier trimestre de l’année 2025. Il est vrai que le cabinet s’est appuyé sur une étude du Comité européen des groupements de constructeurs du machinisme agricole (Cema), qui évalue les intentions et le moral des entrepreneurs du secteur. Produite en fin d’année, elle faisait état d’une amélioration du moral des acteurs, laquelle pouvait permettre d’anticiper une reprise de l’activité. Cependant, la réalité est différente. En Europe et au Moyen-Orient, nous constatons une baisse de 21 % du marché à la fin du mois de mars 2025 par rapport à la situation qui prévalait un an plus tôt ; à l’échelle mondiale, la baisse est de 15 %. Le chiffre d’affaires du groupe, qui s’élevait à 14,5 milliards de dollars en 2023, était de 11,7 milliards de dollars en 2024. En 2025, comme cela a été annoncé à la communauté financière le 2 mai dernier, le chiffre d’affaires devrait atteindre 9,6 milliards de dollars. Un groupe qui perd 30 % de son chiffre d’affaires, soit 5 milliards de dollars, doit nécessairement prendre des décisions.

M. le rapporteur. Vous avez indiqué que les suppressions de postes ne concernaient pas les équipes de production. Qu’en est-il des travailleurs intérimaires ?

M. Thierry Lhotte. Ils ont été concernés par le plan social. J’ai eu l’occasion de m’en expliquer lors du conseil d’agglomération de Beauvais, le 7 novembre dernier. La stratégie de l’entreprise, depuis quinze à vingt ans environ, repose sur l’emploi de salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) capables de produire une cinquantaine de tracteurs par jour. Étant donné la nature cyclique de notre industrie, nous recourons au travail intérimaire lors des pics d’activité ; à l’inverse, nous réduisons la voilure lorsque l’activité se contracte. Effectivement, le nombre de travailleurs intérimaires a été considérablement réduit ; cela nous évite de mettre en œuvre un plan social tous les trois ans.

M. le rapporteur. Il est donc inexact d’affirmer qu’il n’y a pas eu de suppressions d’emplois dans le domaine de la production.

M. Thierry Lhotte. Vous avez raison. Cependant, lorsque nous réembaucherons des travailleurs, cela ne fera pas les gros titres des journaux. Nous créons des emplois, nous en supprimons, nous en recréons, nous en supprimons à nouveau. La fluctuation du marché est telle que personne n’a trouvé d’autre méthode de gestion.

M. le rapporteur. Rassurez-vous : avec le président, nous serons ravis d’annoncer de bonnes nouvelles le jour où elles se présenteront.

Les aides directes ou indirectes provenant de l’État ou des collectivités territoriales ont-elles été, à un moment ou à un autre, conditionnées à des engagements en matière d’emploi ou d’ancrage territorial ?

M. Thierry Lhotte. Oui. Permettez-moi de rappeler le contexte historique. Une entreprise phare dans le domaine de l’agro-alimentaire passe, entre 1970 et 2018-2019, de 3 000 à 310 salariés et finit par fermer ses portes, laissant un site de 25 hectares potentiellement à l’abandon. Nous avons été approchés pour reprendre les bâtiments et revitaliser cet espace. Initialement, nous n’avions pas de projet industriel spécifique dans le cadre de cette revitalisation, mais nous en avons rapidement élaboré un, car nous avons perçu l’opportunité de créer de la valeur ajoutée en passant d’assembleur à assembleur et producteur de composants pour l’ensemble des usines du groupe.

Une fois le projet mieux défini, nous avons proposé à l’agglomération, à l’État et à tous les représentants locaux de créer 195 emplois supplémentaires en échange d’une aide pour la fluidification de la circulation entre les deux sites. J’ai confirmé par écrit que nous anticiperions les embauches dès que nous aurions l’assurance qu’une solution serait trouvée, laquelle améliorerait par la même occasion la circulation à Beauvais. Nous avons donc procédé à des embauches massives en 2023 ; lorsque le site a été unifié, nous avions déjà créé les 330 emplois en France.

M. le rapporteur. Vous avez dit que l’emploi suivait une courbe sinusoïdale, laissant entendre que de nouvelles suppressions de postes pourraient intervenir. À ce stade, excluez‑vous formellement de procéder à de nouvelles destructions d’emplois, tant chez AGCO que chez GIMA ?

M. Thierry Lhotte. Les entreprises doivent constamment réfléchir à l’optimisation de leur organisation pour rester compétitives. Cependant, à l’heure actuelle, aucun nouveau plan de réduction d’effectifs n’est envisagé chez AGCO ou chez GIMA, notre joint‑venture avec l’entreprise CLAAS.

M. le rapporteur. Revenons sur la construction du pont, que vous avez évoquée. Les chiffres dont je dispose font état d’un investissement public total de 13 millions d’euros, répartis comme suit : 4 millions d’euros en provenance de la communauté d’agglomération du Beauvaisis, 6 millions d’euros en provenance de l’État, 1,5 million d’euros en provenance du département de l’Oise et 1,5 million d’euros en provenance de la région Hauts-de-France. Considérez-vous cet investissement comme un modèle exemplaire ? Estimez-vous que son impact est positif pour le territoire sur lequel votre société est implantée ?

M. Thierry Lhotte. Je ne saurais affirmer qu’il s’agit d’un modèle exemplaire, car ce sont des termes forts. Néanmoins, je constate quotidiennement son impact positif pour le territoire. La circulation est devenue fluide, alors qu’elle était auparavant insupportable pour les Beauvaisiens et tous ceux qui venaient travailler à Beauvais depuis le nord. Aujourd’hui, je peux affirmer que cet investissement a bénéficié de manière très significative à la collectivité.

M. le rapporteur. La construction du pont faisait-elle partie des conditions posées par la société AGCO pour maintenir ou développer ses activités sur le site ?

M. Thierry Lhotte. Nous avions besoin d’un passage entre les deux sites ; sa forme – un pont, une navette, un souterrain – importait peu. Il a été décidé de construire un pont, ce qui répondait à nos objectifs. Cette infrastructure nous a permis, je le rappelle, d’investir 110 millions d’euros et de créer 330 emplois.

M. le rapporteur. C’était donc bien une condition que vous posiez pour développer économiquement le site ?

M. Thierry Lhotte. J’ai déjà répondu à cette question à plusieurs reprises – pas ici –, et vous connaissez la réponse. Nous n’allions pas investir 110 millions d’euros sans que les deux sites puissent communiquer. En termes de productivité, cela n’aurait pas été viable.

M. le rapporteur. Avez-vous contribué financièrement au projet ? Si oui, à quelle hauteur ? Sinon, pourquoi n’avez-vous pas été mis à contribution ? L’État ou les collectivités territoriales vous ont-ils demandé de participer ? Si oui, quand et comment ?

M. Thierry Lhotte. Ni l’État ni les collectivités territoriales n’ont réclamé une contribution financière directe de notre part. Je m’étais engagé à créer des emplois et à investir sur place. Par ailleurs, si nous avions financé le pont, nous aurions pu envisager d’instaurer un péage, ce qui aurait obligé tous les Beauvaisiens et les personnes se rendant à Beauvais à payer pour l’utiliser. Je pense que cette solution n’aurait pas été optimale.

M. le rapporteur. En 2019, à Abbeville, une infrastructure routière similaire a été financée par l’entreprise bénéficiaire, sans que cela nécessite pour autant l’instauration d’un péage. Je comprends de votre réponse que personne n’a sollicité de votre part une contribution financière pour la construction du pont. Est-ce exact ?

M. Thierry Lhotte. Effectivement, nous n’avons pas contribué directement au financement du pont. Toutefois, pendant les travaux, nous avons largement participé à la mise en œuvre du dispositif tendant à rendre gratuits les péages de l’autoroute empruntée par les personnes qui travaillent à Beauvais. C’est un élément important à prendre en compte, car cela a représenté une contribution financière non négligeable.

M. le rapporteur. Notre commission d’enquête s’intéresse au rôle que jouent les pouvoirs publics dans la préservation de l’emploi. Nous interrogeons tous nos interlocuteurs sur ce point afin de mieux comprendre les interactions entre les entreprises et les autorités publiques. Je reconnais que je ne sais pas exactement à quoi ressemblent les discussions entre un chef d’entreprise et un ministre, un membre de son cabinet ou le président d’un exécutif local. Pourriez-vous nous éclairer sur le déroulement des discussions relatives à la construction du pont avec les différentes collectivités publiques ? Avez-vous formulé une demande ou est‑ce la collectivité qui a fait le premier pas et proposé de répondre à votre besoin ? Comment les discussions ont-elles été formalisées ? Bien que l’on ne vous ait pas demandé de contribuer financièrement, j’imagine que l’on vous a interrogé sur vos intentions et que l’on a attendu de vous des engagements en termes de création d’emplois et de développement de l’activité.

M. Thierry Lhotte. Effectivement, c’est pour cette raison que je m’étais engagé à créer ces 195 emplois supplémentaires. Nous n’avons jamais demandé la création d’un pont ; nous avons demandé l’établissement d’un passage entre les deux sites, peu importe sa forme. Les discussions avec les services de l’État ont débuté de manière très naturelle, notamment en raison de l’important problème que représentait pour le Beauvaisis la fermeture de l’entreprise située en face de la nôtre. Il fallait trouver rapidement une solution, et je dois dire que les projets que nous avons mis en place démontrent que nous avons eu raison de nous lancer dans cette aventure. Je n’ai aucun regret, bien au contraire.

Pour répondre précisément à votre question sur la chronologie des événements, les échanges formels ont débuté le 15 avril 2019 lors d’une réunion à la préfecture avec toutes les parties prenantes. Nous avons alors exprimé le besoin qu’un passage soit établi. Le préfet a ensuite discuté avec les autorités locales et présenté une solution le 7 octobre 2020. J’ai répondu le 15 décembre 2020 en annonçant que nous anticipions les embauches. L’annonce du plan social et des licenciements est intervenue environ six mois après l’inauguration du pont.

M. le rapporteur. Comment vos interlocuteurs, représentants de l’État et des collectivités territoriales, qui pouvaient légitimement se sentir un peu bernés dans cette affaire, ont-ils réagi ? Il s’agit d’un investissement conséquent, en particulier pour des collectivités de cette taille ; c’est aussi un investissement non négligeable pour l’État. De plus, d’après ce que je comprends, vos attentes initiales ont été dépassées par le projet, puisque vous ne demandiez pas nécessairement la construction d’un pont de cette envergure. Vos interlocuteurs ont-ils exprimé, sinon de la colère, du moins des interrogations ?

M. Thierry Lhotte. La construction d’un pont est apparue comme la meilleure solution compte tenu de l’emplacement des deux sites. Les collectivités territoriales et la préfecture n’ont pas accueilli le projet de plan social avec enthousiasme, ce qui est tout à fait compréhensible. Les discussions ont été difficiles, car notre annonce a surpris tout le monde. Après plusieurs années de forte croissance et d’embauches, la décision a paru brutale. Le dernier plan social, si je ne me trompe pas, remontait à 2009‑2010 ; cela veut dire qu’il n’y a pas eu d’incident majeur pendant près de quatorze ans. Nous avons géré toutes les crises du mieux que nous pouvions.

M. le rapporteur. Nous cherchons à savoir si le Gouvernement est intervenu dans le processus. A-t-on cherché à vous dissuader de supprimer des emplois ? Vous a-t-on présenté des solutions différentes de la solution envisagée ? Jusqu’où les discussions sont-elles allées ?

M. Thierry Lhotte. Toutes les parties que nous avons rencontrées ont respecté notre décision, tout en essayant de nous dissuader de la prendre. Il s’agissait aussi d’un choix organisationnel, accéléré par la crise, et il n’était pas possible de revenir sur notre décision. Chacun a joué son rôle en présentant des arguments recevables pour tenter de nous faire renoncer. Cependant, nous étions engagés dans une démarche visant à devenir un véritable groupe, ce qui rendait nécessaire l’avènement d’une nouvelle organisation.

M. le rapporteur. N’avez-vous jamais été interpellés sur le montant des aides publiques, directes ou indirectes, que vous avez reçues ? Je ne fais pas uniquement référence au pont.

M. Thierry Lhotte. Je tiens à clarifier une chose : la construction du pont ne saurait être assimilée à une aide publique. Nous n’avons évidemment pas touché d’argent dans le cadre de ce projet. Nous avons reçu 2,7 millions d’euros d’aides publiques, comme je l’ai indiqué précédemment. Évidemment, cela a été un argument politique dans le Beauvaisis. Comme vous avez pu le constater dans la presse, il y a eu une polémique sur la réduction des effectifs alors que l’entreprise avait bénéficié d’aides ; il y a d’ailleurs eu une confusion sur les montants – certains ont dit que l’entreprise avait touché 13 millions d’euros. Nous nous sommes trouvés, malgré nous, au cœur d’un débat politique entre la municipalité en place et ses opposants. Factuellement, nous avons reçu 2,7 millions d’euros, embauché 195 personnes, investi 110 millions d’euros et même 500 millions d’euros depuis 2014. AGCO est une entreprise responsable qui honore ses engagements.

M. le rapporteur. Seriez-vous prêt, à l’instar du président de Michelin – il l’a déclaré lors d’une audition devant une commission d’enquête sénatoriale –, à envisager le remboursement des aides publiques reçues ? Au regard de l’engagement moral que vous aviez pris vis-à-vis des territoires pour développer l’emploi, seriez-vous disposé à discuter de la question si l’État ou les collectivités territoriales ayant financé le projet appelaient de leurs vœux le remboursement de tout ou partie des aides ?

M. Thierry Lhotte. Je considère sincèrement que la question n’est pas pertinente. J’ai scrupuleusement respecté les engagements que j’avais pris par écrit. En tant que président de la société, je peux affirmer en toute conscience que j’ai agi exactement comme je l’avais annoncé et que la collectivité était pleinement informée de mes intentions et de mes promesses. Du reste, nous avons créé 500 emplois à Beauvais depuis 2017. Quelle autre entreprise peut se targuer d’un tel bilan dans cette ville de taille modeste ? Nous nous acquittons également de toutes nos contributions, comme je l’ai mentionné précédemment.

M. le rapporteur. Je souhaite rebondir sur vos propos au sujet de l’organisation économique et de la stabilité. Nous ressentons tous, je pense, ce besoin de stabilité, y compris sur le plan social. Vous avez indiqué ne pas pouvoir anticiper de futures embauches ou de futures suppressions de postes en raison de l’incertitude de la conjoncture économique. Cependant, avez-vous une vision prospective pour l’avenir de la recherche et du développement sur ce site ? Vos éloges de l’Inde et de la Hongrie suscitent une certaine inquiétude.

M. Thierry Lhotte. J’ai simplement dit que les travailleurs étaient bien formés dans ces pays. Mon rôle de chef d’entreprise est de connaître les réalités du marché et d’en informer les équipes. Le modèle que nous avons adopté tardivement existe depuis longtemps dans l’industrie automobile. Notre nouvelle organisation nous a permis de concentrer l’activité à Beauvais sur les plateformes de forte puissance et de haut de gamme. L’avenir de la recherche et du développement est précisément là. Ces tracteurs sont stratégiques et génèrent nos meilleures marges. Nous avons réparti nos plateformes entre différents sites : la Finlande héberge une plateforme de moindre puissance, tandis que le Brésil dispose de petites plateformes.

M. le rapporteur. Pour conclure sur une note positive, quels sont les éléments qui vous permettent de croire en la pérennité de vos trois sites en France ?

M. Thierry Lhotte. Notre industrie est cyclique. Ces deux dernières années, nous avons significativement accru nos parts de marché, et la tendance se poursuit. Nous avons récemment pris la décision, en concertation avec les représentants syndicaux, d’augmenter les cadences de production à Beauvais. Concrètement, nous allons produire soixante tracteurs par jour, contre quarante-huit à l’heure actuelle, ce qui représente une augmentation considérable. Cette information n’est pas confidentielle ; c’est pourquoi je peux en parler ouvertement. Le changement sera effectif dès le mois de juin.

Par ailleurs, nous investissons 17 millions d’euros en Moselle pour la création d’un nouveau centre consacré aux pièces détachées. Cette infrastructure sera non seulement plus moderne, mais elle offrira également un environnement de travail nettement plus agréable à nos collaborateurs locaux. En effet, nos installations actuelles sont dispersées, ce qui complique le travail quotidien. Tout ceci est positif pour notre entreprise.

M. le rapporteur. Certains salariés expriment des inquiétudes quant à la possibilité que le site connaisse un sort similaire à celui de l’usine de Coventry, au Royaume-Uni. Cette dernière a été fermée car le Groupe AGCO a souhaité privilégier les sites jugés plus rentables. Un tel scénario est-il exclu pour les trois sites français ?

M. Thierry Lhotte. La situation de l’usine de Coventry était fondamentalement différente de la situation que nous connaissons en France. Elle produisait un modèle datant des années 1950, amélioré au fil du temps, certes, mais devenu obsolète ; il n’était pas possible de le faire évoluer davantage. Ce produit ressemblait partiellement aux produits fabriqués à Beauvais. Il a donc été décidé de rationnaliser l’organisation de l’activité. Parce que ce modèle est désormais principalement vendu en Afrique et en Amérique du Sud, il est apparu plus logique qu’il soit fabriqué en Amérique du Sud. Le reste de la production a été transféré à Beauvais.

Nous avons ensuite développé une nouvelle plateforme couvrant la gamme de puissance allant de 70 à 110 chevaux, conçue entièrement à partir de zéro et mise en production en Chine en 2016. Le site de Beauvais est positionné sur un segment totalement différent. Comme je l’ai souligné, nous y concevons et y produisons des tracteurs de haute technologie et de forte puissance, qui répondent aux exigences de l’agriculture moderne. Seule l’usine de Beauvais est capable de fabriquer ces produits. Elle occupe donc une position unique et essentielle au sein du groupe.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous indiquer, soit maintenant, soit dans les prochains jours, auprès de qui les engagements écrits que vous avez évoqués ont été pris ? Pourriez-vous nous dire à quelle date ils l’ont été ? En outre, pourriez-vous nous donner le détail des dates auxquelles vous avez échangé avec les représentants de l’État et des collectivités territoriales sur le plan social ? Ces informations nous permettraient d’établir une chronologie précise des événements, qui sera utile pour nos travaux.

M. Thierry Lhotte. Avant d’annoncer le plan social aux salariés, j’ai naturellement informé la préfecture et la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets). Toutes les parties prenantes ont été avisées avant le début des négociations. Les discussions consacrées à la construction du pont – je l’ai dit – ont débuté le 15 avril 2019, à la préfecture. Mon engagement était clairement formulé dans une lettre du 15 décembre 2020 adressée à la communauté d’agglomération. J’ai fait preuve d’une transparence totale dans ce dossier.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Notre objectif est d’identifier les éventuelles défaillances des pouvoirs publics à l’occasion de la mise en œuvre des projets de licenciements collectifs. J’ai étudié la situation de votre entreprise et j’ai écouté attentivement vos explications. Permettez-moi de résumer la situation. En 2019, vous entamez des négociations en exprimant le besoin qu’existe un passage entre vos deux sites. On vous propose alors la construction d’un pont. Peu après, fin 2019, vous prenez l’engagement écrit de créer de nouveaux emplois en contrepartie de la mise en place de cette infrastructure. Le pont est inauguré en décembre 2023, si je ne me trompe pas. Cependant, d’après mes informations, vous annoncez en décembre 2024 un plan social impliquant des licenciements. Cette chronologie est-elle exacte ?

M. Thierry Lhotte. Il y a peut-être une erreur dans les dates.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Pouvez-vous préciser la date à laquelle vous avez annoncé la suppression de 105 ou 115 postes ?

M. Thierry Lhotte. La chronologie de l’établissement du plan social est assez simple : en juin 2024, le président du Groupe AGCO a annoncé à l’ensemble des salariés une réorganisation impliquant une réduction de 6 % des effectifs. Nous avons ensuite bâti le plan et entamé les discussions avec nos représentants syndicaux ; la première réunion a eu lieu le 3 octobre, la seconde s’est tenue le 10 octobre. Nous avons suivi scrupuleusement le processus légal français, qui est très complexe et long. Cette longueur est surtout éprouvante pour les salariés, car il est extrêmement difficile d’expliquer que l’on ne peut pas déterminer précisément qui sera affecté par le projet, les décisions faisant l’objet de négociations avec les délégués syndicaux centraux. Le processus a duré trois mois. Les négociations ont pris fin en janvier 2025 ; l’accord sur les mesures proposées a été signé par l’ensemble des partenaires sociaux.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Je vous prie d’excuser mon erreur à propos des dates. Je souhaiterais cependant bien comprendre les raisons qui ont conduit votre entreprise à procéder à plus d’une centaine de licenciements. Comment expliquez-vous qu’une procédure de licenciements collectifs ait été engagée moins d’un an, voire moins de six mois après l’inauguration du pont, alors que vous vous étiez engagés à créer des emplois ? Je cherche à comprendre ce qu’il s’est passé entre le moment où vous avez pris l’engagement écrit de créer des emplois et le moment où le projet de plan social a été lancé.

En tant qu’avocate ayant accompagné des petites et moyennes entreprises (PME) du secteur métallurgique, je suis particulièrement intéressée par les raisons économiques qui ont poussé votre société à licencier plus de cent personnes en France sur un site que vous décrivez comme essentiel pour la production de tracteurs de très haute technologie et de très forte puissance. Pourriez-vous nous en dire plus ?

M. Thierry Lhotte. Notre groupe est le produit de l’acquisition de multiples entreprises depuis 1990. Cependant, ces entreprises n’ont jamais véritablement été restructurées. Cette situation a engendré des disparités organisationnelles significatives entre les différents pays et les différentes marques. La chute brutale du marché, amorcée en octobre 2023, a précipité la nécessité d’une réorganisation. Notre président a alors décidé qu’il était impératif que le groupe soit structuré différemment et que les procédures soient homogènes dans tous les pays et pour toutes les marques. Cette décision a inévitablement eu des répercussions sur l’emploi.

Je veux souligner qu’il n’existe pas de lien direct entre le projet de construction du pont et le plan de sauvegarde de l’emploi. Je rappelle que nous avons tenu nos engagements en termes de création d’emplois ; nous avons même fait mieux, puisque 330 postes ont été créés en France. Néanmoins, la crise actuelle du marché, la plus sévère depuis quarante ans, nous oblige à mettre en œuvre ce plan ; il s’agit de répondre aux exigences organisationnelles du groupe et de pallier ses défaillances.

J’insiste sur le fait que nos frais généraux sont supérieurs de 2,3 points à ceux de nos principaux concurrents. Cela représente environ 300 millions d’euros qui ne peuvent pas être investis dans la recherche et le développement ou dans la modernisation de nos infrastructures de production. Cela affecte notre compétitivité. Voilà donc les raisons qui ont motivé la restructuration.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Je peine encore à saisir la logique de votre démarche. Vous avez procédé à la restructuration du site de Beauvais. Il m’est difficile de comprendre pourquoi ce site, dont vous avez augmenté la surface de production et auquel vous avez apporté de nombreuses améliorations, a été le théatre d’un PSE.

M. Thierry Lhotte. Nous n’avons pas restructuré le site du point de vue de l’organisation. Nous avons créé de nouveaux métiers. Concrètement, nous avons acquis 27 hectares pour y développer de nouvelles activités, comme la fabrication de réservoirs à gasoil. La création des emplois dont il est question ici n’a pas de lien direct avec la volonté du groupe de se réorganiser. La réorganisation concerne principalement les services « support », pas la production. Dans ce domaine, comme je l’ai précisé, seul le nombre de travailleurs intérimaires a diminué, du fait de l’évolution du marché.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Pardonnez-moi, mais je peine toujours à comprendre votre démarche.

M. Thierry Lhotte. Depuis mon arrivée, en 2017, le nombre de nos employés est passé de 1 500 à 1 903. Nous avons donc créé des emplois et de la valeur. Si le plan social n’avait pas été mis en œuvre, l’entreprise compterait probablement 2 000 employés.

M. Éric Odièvre, directeur des ressources humaines d’AGCO France et de Massey Ferguson pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique. Nous disposons d’un site industriel exceptionnel, qui regroupe l’ensemble des fonctions de production, d’ingénierie et de support. Cette configuration est relativement rare en France. Il y a quinze ans, le site de Beauvais rassemblait 1 200 personnes.

Permettez-moi d’apporter des éléments de clarification. Comme Thierry Lhotte l’a souligné, nous n’avons pas fait évoluer les unités de production. Pourquoi ? Parce que nous sommes compétitifs et que nous avons tiré les leçons de la crise des subprimes de 2009. À l’époque, nous avions dû mettre en place un plan social en raison d’une baisse d’activité significative, avec plus de soixante jours de chômage partiel et des pertes économiques considérables. Le nombre d’intérimaires était passé de trois cents à zéro en trois semaines.

Pour éviter de revivre une telle situation, nous avons cherché à améliorer la compétitivité de notre production en introduisant plus de flexibilité. Nous avons mis en place deux dispositifs principaux. Premièrement, nos opérateurs travaillent 39 heures mais sont payés sur la base de 35 heures, ce qui permet de faire des ajustements en période de baisse d’activité – le machinisme agricole connaît des cycles de hausse et de baisse d’activité qui durent généralement deux ans (dans un sens comme dans l’autre). Deuxièmement, nous avons recours au travail intérimaire, ce qui nous offre une grande flexibilité. Le nombre d’intérimaires peut ainsi passer de trois cents à cinquante ou cent en fonction des besoins. Actuellement, nous prévoyons d’augmenter la production à hauteur de douze tracteurs par jour, ce qui nécessitera l’intégration de cent intérimaires supplémentaires.

Le pont que nous évoquons nous a permis de devenir fabricant de pièces pour l’ensemble des sites du groupe, sans modifier notre mode de fonctionnement. Nous avons recruté plus de 330 personnes. Je rappelle que la réorganisation du groupe, qui a touché plus de soixante sites dans le monde, a concerné l’ensemble des services « support », mais pas les unités de production.

Selon nous, la qualité du dialogue social et le recours à l’intérim nous permettent de nous adapter aux fluctuations de l’activité. Certes, la réduction du volume d’intérimaires lorsque l’activité se contracte n’est pas idéale, mais elle nous évite d’avoir à mettre en œuvre des plans sociaux de manière récurrente. Il n’y avait pas eu de plan social depuis 2010.

Le plan social actuel s’inscrit dans un projet de restructuration mondial. Nous avons reçu l’information trois semaines avant sa communication générale, le 28 juin. La gestion de la situation est naturellement très différente en France et aux États-Unis, où les licenciements peuvent être effectifs en deux heures. Dans notre pays, le processus demande une préparation approfondie, ce qui provoque souvent un sentiment paradoxal chez les salariés : les trois mois de négociation semblent à la fois trop longs et trop courts.

Nous avons initialement annoncé 126 suppressions de postes en France. À l’issue des consultations, ce nombre a été réduit à 113 – dont 95 sur le site de Beauvais. Sur les 113 suppressions de postes, il y a eu 40 licenciements secs, 56 départs volontaires – avec des créations d’entreprise, des formations et des reconversions – et 17 reclassements internes. À Beauvais, 50 salariés ont opté pour un départ volontaire – une vingtaine pour créer leur entreprise. L’accompagnement de ces projets s’étendra sur un an au moins.

Notre objectif est d’accompagner l’ensemble des salariés concernés vers un nouvel emploi, malgré les difficultés inhérentes à ce type de situation.

M. le rapporteur. Il me semble percevoir une possible contradiction entre les propos de M. Odièvre et ceux de M. Lhotte sur le caractère cyclique des difficultés rencontrées par l’entreprise. M. Odièvre vient d’évoquer la cyclicité, tandis que M. Lhotte a indiqué que le rapport d’expertise que j’ai mentionné faisait une analyse erronée de la situation.

Par ailleurs, j’aimerais obtenir des précisions sur les données relatives aux emplois. Vous avez évoqué la création de 330 emplois. Pourriez-vous nous dire à quel moment ces emplois ont été créés ? Combien d’emplois ont été créés depuis l’annonce de la construction du pont ? Je trouve sur le site internet de votre entreprise des chiffres qui laissent penser que 125 emplois ont été créés entre 2022 et 2024.

De plus, pourriez-vous nous éclairer sur la situation de GIMA, et notamment sur les raisons qui ont conduit à la suppression de l’équipe de nuit, puis à sa recréation ? Il semblerait que la mise en place des mesures relatives au chômage technique soit intervenue seulement quinze jours après l’inauguration du pont.

Il serait appréciable que la chronologie de ces événements soit clarifiée de façon à ce que nous comprenions bien la situation.

M. Thierry Lhotte. Nos propos sur la cyclicité du marché ne sont pas contradictoires. M. Odièvre a présenté notre stratégie d’adaptation à cette cyclicité, que l’on observe effectivement : des cycles de deux à trois ans de hausse sont suivis de cycles de deux à trois ans de baisse. Notre chiffre d’affaires était très élevé en 2023 ; il a baissé en 2024 et devrait baisser en 2025 – cela correspondra sans doute au point bas du cycle. Nous préparons déjà la reprise de l’activité, qui se traduira, pour notre entreprise, par la production de douze tracteurs supplémentaires par jour.

Les 330 emplois ont été créés entre l’acquisition du reste du site de Froneri, dont nous sommes devenus propriétaires début 2019, et le 31 décembre 2023, au moment de l’inauguration du pont.

M. Éric Odièvre. Nous vous transmettrons le détail de l’évolution des effectifs sur les dix dernières années, comme vous l’avez demandé.

Nous sommes actionnaires de GIMA à parts égales avec l’entreprise CLAAS. La situation de GIMA, fabricant de transmissions et de pompes, ne peut être comparée à celle d’un groupe international comme AGCO.

La suppression de 30 postes dans les équipes de week-end s’explique par une baisse significative des commandes. Dans ce contexte, la réduction des effectifs suit un processus logique : diminution du nombre des intérimaires, puis suppression des équipes intervenant le week-end. Dans l’industrie de l’usinage, où des investissements conséquents sont effectués pour des machines fonctionnant idéalement en continu, la baisse de l’activité impose des ajustements de cet ordre.

La direction de GIMA a proposé aux 30 salariés concernés, sur un effectif total de plus de 700, un alignement de leurs conditions de travail sur celles de leurs collègues, reposant sur une flexibilisation de l’activité – travail en journée, en « 2x8 », « 3x8 » ou le week-end, selon les besoins. Malgré des négociations approfondies avec les partenaires sociaux et des propositions pour atténuer les pertes salariales sur douze mois, les 30 employés ont refusé la modification de leurs contrats de travail.

Conformément au droit français, ce refus a contraint la direction de GIMA à lancer un plan social. Cette décision, bien que regrettable, était inévitable pour maintenir l’efficacité opérationnelle de l’entreprise. Ces licenciements n’ont pas de causes structurelles ; ils résultent du choix fait par les employés.

Cette situation est d’autant plus déplorable qu’elle concerne des opérateurs qualifiés. Il y a une décennie, environ 150 salariés étaient titulaires de contrats organisant le travail le week-end. Toutefois, l’évolution du machinisme agricole a rendu insoutenable le maintien d’une organisation spécifique pour 30 salariés, alors que la majorité des collaborateurs travaille suivant des horaires variables, adaptés aux besoins de l’entreprise.

M. le rapporteur. La modification des contrats impliquait-elle des réductions de salaire ?

M. Éric Odièvre. La modification contractuelle ne portait pas sur une baisse de salaire, mais sur un changement de rythme de travail. Il s’agissait de permettre aux salariés travaillant exclusivement le week-end – depuis dix ou quinze ans – de travailler selon des rythmes variables, en fonction des besoins de l’entreprise, comme les autres salariés. Cette flexibilité est devenue indispensable pour une gestion efficace de l’activité. Des négociations ont été conduites pour atténuer les pertes – sur près d’une année – engendrées par la disparition des primes de week-end.

L’activité de GIMA redémarre actuellement, et cela va potentiellement rendre nécessaire la reprise du travail le week-end.

M. le rapporteur. Comment la mise en œuvre d’un plan social est-elle justifiée dans ce cas de figure ? Quel est le motif économique retenu ? Cela mérite une analyse approfondie.

Pour l’activité durant le week-end, recourez-vous à des intérimaires ? Si oui, quel est le différentiel de coût entre l’emploi de travailleurs intérimaires et l’emploi de travailleurs en CDI ?

M. Thierry Lhotte. Le motif économique est à rechercher dans la baisse de la production à hauteur de 47 %. Une telle chute de l’activité, qui équivaut à la perte de la moitié de la production du jour au lendemain, impose des ajustements rapides et conséquents.

M. Éric Odièvre. Maintenir une organisation spécifique pour 30 salariés sur 700, avec un recours au chômage partiel, cela n’est pas viable pour une entreprise responsable qui cherche à optimiser ses ressources.

Nous reconnaissons pleinement les défis personnels et familiaux liés au changement de rythme de travail pour ces employés habitués à travailler le week-end. La difficulté majeure résidait dans l’impossibilité de garantir que l’activité serait rétablie le week-end à court ou moyen terme.

Encore une fois, face au refus des salariés d’accepter une modification de leurs contrats de travail, la direction de GIMA a été contrainte de procéder à des licenciements. Cette situation est regrettable, car elle concerne des employés qualifiés. Il y a un sentiment de gâchis.

M. le président Denis Masséglia. Si je comprends bien, la baisse de la production a entraîné la cessation de l’activité durant le week-end, ce qui a rendu nécessaire la réaffectation des salariés concernés sur des postes impliquant de travailler durant la semaine.

M. Éric Odièvre. C’est exactement cela. La logique industrielle est claire. Face à une hausse de l’activité, nous avons recours à des travailleurs intérimaires pour de courtes périodes. Il est préférable de faire fonctionner les machines d’usinage en continu pour optimiser l’amortissement des coûts. En cas de baisse de l’activité, nous commençons par réduire le nombre de travailleurs intérimaires, puis nous mettons un terme au travail le week-end. Les équipes sont invitées à prendre la place des travailleurs intérimaires.

Nous ne disposons malheureusement pas de plans de commande sur dix ans, sachant que notre activité fluctue tous les deux ans. Pour éviter la mise en œuvre de plans sociaux de manière récurrente, nous n’avons pas d’autre choix que de faire preuve de flexibilité.

Une anomalie historique persistait pour 30 salariés de l’entreprise GIMA. S’ils avaient accepté les modifications contractuelles, aucun licenciement n’aurait été nécessaire. C’est une certitude.

M. le président Denis Masséglia. Vos précisions confirment ma compréhension initiale du sujet et clarifient l’information pour tout le monde.

Vous avez évoqué la distance que l’on constate parfois entre le monde politique et le monde de l’entreprise. Je me permets de suggérer à mes collègues de vous rendre visite – sachant que l’Yonne n’est qu’à environ trois heures de route de Beauvais.

Je présume que vos lignes de production sont hautement automatisées, notamment pour le travail des aciers durs, voire très durs. Il s’agit de processus de fabrication assez spécifiques. J’encourage donc vivement mes collègues à se rendre à Beauvais pour observer le fonctionnement de votre usine. Je ne pourrai malheureusement pas me joindre à eux, car j’accompagne déjà l’un de vos concurrents dans ma circonscription. Cette entreprise, bien que de taille plus modeste, a une stratégie similaire à la vôtre. On m’indiquait d’ailleurs récemment que le marché français restait stable, tandis que le marché international semblait plus fragile.

Je vous remercie et vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis.


25.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha, Mme Estelle Sauvat, directrice générale, et M. Olivier Guillou, directeur associé ; M. Jean-Marie Michelucci, directeur de Cidecos, M. Lilian Brissaud, directeur des missions économiques, et M. Erwan Jaffrès, responsable des études santé, sécurité et conditions de travail ; M. Matthieu Bidaine, directeur de Syndex, et M. Paul Motte, responsable des activités licenciement et restructuration  (lundi 5 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha, Mme Estelle Sauvat, directrice générale, et M. Olivier Guillou, directeur associé ; M. JeanMarie Michelucci, directeur de Cidecos, M. Lilian Brissaud, directeur des missions économiques, et M. Erwan Jaffrès, responsable des études santé, sécurité et conditions de travail ; M. Matthieu Bidaine, directeur de Syndex, et M. Paul Motte, responsable des activités licenciement et restructuration ([25]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent les représentants de plusieurs cabinets d’expertise et de conseil qui interviennent auprès des employeurs ou des salariés et de leurs représentants.

Je souhaite la bienvenue à :

– M. Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha, Mme Estelle Sauvat, directrice générale, et M. Olivier Guillou, directeur associé ;

– M. Jean-Marie Michelucci, directeur de Cidecos, M. Lilian Brissaud, directeur des missions économiques, et M. Erwan Jaffrès, responsable des études « santé, sécurité et conditions de travail » ;

– M. Matthieu Bidaine, directeur de Syndex, et M. Paul Motte, responsable des activités « licenciement et restructuration ».

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Pierre Ferracci, Mme Estelle Sauvat, M. Olivier Guillou, M. Jean-Marie Michelucci, M. Lilian Brissaud, M. Erwan Jaffrès, M. Matthieu Bidaine et M. Paul Motte prêtent serment.)

M. Olivier Guillou, directeur associé du Groupe Alpha. Les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ont une forte résonance médiatique, notamment lorsqu’ils concernent de grandes entreprises. Fin 2024, ce fut le cas de ceux annoncés chez Auchan et Michelin. Cependant, malgré une augmentation de leur nombre, nous restons bien en deçà des niveaux atteints lors de la crise financière de 2008. On dépassait alors les deux mille plans annuels, contre six à sept cents actuellement.

Les défaillances d’entreprises explosent ces dernières années, avec un effet post-covid marqué. La réduction des mesures gouvernementales de soutien révèle de nombreuses fragilités, avec 65 000 à 67 000 défaillances annuelles, contre une moyenne historique de 50 000 à 55 000. Cette situation contribue significativement à la hausse du nombre de plans de sauvegarde de l’emploi observée aujourd’hui.

Nous constatons aussi que l’État intervient principalement en temps de crise, mais peu en tant que stratège. Bien qu’il mobilise des moyens conséquents, comme l’activité partielle de longue durée, les prêts garantis par l’État (PGE) ou le fonds de développement économique et social (FDES), son influence sur les grands groupes engageant des restructurations semble limitée. La situation politique actuelle ne paraît pas renforcer ce pouvoir d’influence.

L’absence de mesure du coût réel d’un emploi perdu est également à noter, tant par les entreprises que par la puissance publique. Une évaluation comparative entre les coûts de suppression et de maintien des emplois pourrait encourager des actions volontaristes de la part des autorités publiques pour les préserver davantage.

Enfin, contrairement à l’idée reçue, nous estimons que les entreprises anticipent bel et bien les évolutions de marché et les opportunités d’investissement ou de désinvestissement. Cependant, ces anticipations ne sont pas partagées avec les représentants du personnel, ce qui a pour conséquence des annonces brutales, un manque de concertation et une absence de temps pour élaborer des alternatives crédibles.

Face à ces constats, nous formulons plusieurs recommandations concrètes. En ce qui concerne l’anticipation, nous suggérons d’enrichir les consultations sur les orientations stratégiques en y incluant la présentation de scénarios concrets, y compris les éventuelles restructurations. Nous préconisons également l’obligation de présenter l’ensemble des projets de transformation prévus pour l’année à venir, avec l’impossibilité de mettre en œuvre un plan de sauvegarde de l’emploi s’il n’a pas été préalablement débattu.

Quant à la loi n° 2014‑384 du 29 mars 2014 visant à reconquérir l’économie réelle, dite loi Florange, nous estimons que son efficacité pourrait être améliorée en engageant la recherche de repreneurs avant même l’ouverture d’une consultation sur un plan de sauvegarde de l’emploi. Nous proposons que cette recherche débute au moins six mois avant toute consultation sur un plan, augmentant ainsi significativement les chances de solutions alternatives.

M. Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha. Depuis l’instauration de la rupture conventionnelle individuelle en janvier 2008, soit près de vingt ans, les comités d’entreprise (CE) et désormais les comités sociaux et économiques (CSE) ont perdu leur rôle d’anticipation face aux mutations et restructurations aboutissant à des licenciements. Désormais, le comité social et économique ne fait que constater les conséquences et donner son avis une fois les dés jetés. Il est impératif de rééquilibrer les pouvoirs au sein de l’entreprise.

Actuellement, près de la moitié des pays européens intègrent un tiers d’administrateurs représentant les salariés dans leurs instances de gouvernance, comme les conseils d’administration et de surveillance. La France pourrait devenir le quatorzième État à adopter cette pratique, créant une majorité absolue au sein de l’Union européenne. C’est dans ces instances que se prennent les décisions majeures concernant la gestion, les mutations et les restructurations, alors que les comités sociaux et économiques sont aujourd’hui réduits à des organes consultatifs sur les conséquences de ces décisions. Bien que la loi n° 2019‑486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, ait apporté des avancées non négligeables, nous sommes encore loin des pratiques en vigueur dans les pays scandinaves et en Allemagne, mais aussi dans certains pays d’Europe centrale qui nous surpassent en matière de représentation des salariés. Cette situation est d’autant plus regrettable que les directions anticipent effectivement ces restructurations et mutations. Le dialogue social et l’échange entre parties prenantes font défaut ; ils ne sont pas suffisamment développés au niveau de la direction et de l’orientation stratégique.

Nous ne vivons pas dans un monde idéal et la gouvernance n’évoluera probablement pas aussi rapidement que souhaité. Cependant, il est crucial de donner aux salariés et à leurs représentants les moyens d’être proactifs face aux restructurations et aux mutations qui les affectent. Les transitions environnementale et numérique engendrent déjà de profonds changements dans les entreprises. Il est impératif de renforcer considérablement la gestion des compétences, élément moteur tant pour la compétitivité économique que pour la sécurisation des parcours professionnels des salariés. Cependant, le dialogue social autour du plan de développement des compétences reste insuffisant, et les négociations encore plus rares. Nous portons ce débat depuis longtemps avec Estelle Sauvat, ancienne commissaire à la transformation des compétences : convaincre de la nécessité de négocier les enjeux de compétences au sein des entreprises, du moins celles d’une certaine taille.

Cette négociation est essentielle pour que le compte personnel de formation (CPF), qui s’est révélé être un bon outil, puisse efficacement contribuer à la gestion de ces mutations. Il faut envisager un dialogue approfondi avec les représentants des salariés et les organisations syndicales pour déterminer les priorités en matière d’abondement. Cette approche permettrait de rendre les salariés plus réactifs, les impliquant davantage dans les décisions relatives aux restructurations. Certains outils existants pourraient être rénovés ou mieux pris en compte.

Mme Estelle Sauvat, directrice générale du Groupe Alpha. Les conséquences directes du manque d’alternatives économiques se reflètent dans la succession de mécanismes d’accompagnement mis en place depuis une vingtaine d’années. Ils se sont parfois paralysés, complétés ou superposés. Ayant dirigé une des activités d’accompagnement et de reclassement au niveau national au sein du Groupe Alpha lors de la crise de 2008, j’ai observé l’émergence de dispositifs tels que le contrat de sécurisation professionnelle (CSP), qui a constitué un filet de sécurité pour les Français en situation économique difficile, le compte personnel de formation ou le plan d’investissement dans les compétences (PIC).

Il faut aujourd’hui réexaminer ces dispositifs. Par exemple, le contrat de sécurisation professionnelle s’est vu progressivement remplacé par d’autres mécanismes comme la rupture conventionnelle individuelle ou les ruptures conventionnelles collectives (RCC), qui offrent des modèles de prise en charge individuelle moins sécurisés en termes de contenu. Nous voyons émerger des dispositifs parallèles proposant seulement une ou deux heures de prise en charge pour des salariés de plus de trente ans d’expérience professionnelle ayant perdu leur emploi. Ces pratiques, observées dans de grandes entreprises françaises, sont préoccupantes. Elles relèvent de l’invisible et elles sont difficiles à appréhender.

Le contrat de sécurisation professionnelle, datant de 2011 et de la première crise des subprimes, mérite d’être réexaminé, notamment dans un contexte où les finances publiques sont problématiques. Les partenaires sociaux devront bientôt se pencher sur ce dispositif. Nous estimons qu’il faudrait internaliser son contenu pédagogique dans les entreprises et que celles‑ci assument une part du cofinancement, ce qui n’est plus le cas pour les entreprises de moins de mille salariés.

Dans un contexte de reprise des faillites, il serait pertinent de s’interroger sur l’uniformisation du congé de reclassement pour les entreprises en bonne santé ou de trois cents salariés et plus. Au-delà de mille salariés, il conviendrait de mobiliser les partenaires sociaux et l’État sur ce sujet, tout comme sur la possibilité d’une évaluation, au-delà de six à dix‑huit mois, de l’impact des restructurations, quel que soit le motif économique ou les statuts de l’entreprise.

Toute négociation impliquant le départ d’un nombre significatif de collaborateurs devrait être examinée avec la même rigueur, ce qui n’est actuellement pas le cas. Bien que des commissions existent au-delà de mille salariés, la majorité des départs se produisent dans les entreprises de taille plus modeste.

Cette réflexion nous amène à envisager un cofinancement des acteurs concernés, notamment à travers le plan de développement des compétences évoqué par Pierre Ferracci. Aujourd’hui, on recense sept fois moins d’accords pour sécuriser en amont et très tôt les départs en entreprise que sur l’égalité femmes-hommes. Cette disparité souligne la nécessité d’une approche proactive et équilibrée dans la gestion des compétences et des restructurations.

La transformation majeure à laquelle nous sommes confrontés exige une réflexion sur les priorités nationales. Au sein du Groupe Alpha, et particulièrement de Secafi, nous estimons crucial de distinguer les enjeux principaux des questions secondaires. Nous considérons que le plan de développement des compétences constitue la pierre angulaire de notre stratégie, car il permettrait d’insuffler la motivation nécessaire et d’optimiser les dispositifs existants.

Il convient de rappeler l’échec cuisant du dispositif Transitions collectives (Transco) mis en place durant la crise sanitaire. Malgré ses intentions louables de sécurisation des parcours professionnels en amont, il n’a pas atteint ses objectifs. Pour aller au-delà de Transco, nous disposons déjà d’outils pertinents. J’appelle votre attention sur la mobilité volontaire sécurisée, issue de la loi n° 2013‑504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi. Ce mécanisme nécessite simplement d’être renforcé dans un sens proactif, garantissant au minimum une formation adéquate. Dans l’éventualité où des salariés devraient quitter l’entreprise, il est préférable que ce soit après une formation interne, au lieu de solliciter des solutions externes moins efficaces.

Les grandes lois de sécurisation et de flexibilisation promulguées depuis une décennie ont produit des effets tangibles, sur lesquels nous reviendrons certainement.

M. Jean-Marie Michelucci, directeur de Cidecos. En tant que cabinet d’expertise spécialisé dans l’éducation et la sécurité au travail, nous intervenons régulièrement auprès des instances représentatives du personnel, conformément aux missions prévues par la loi. Nous déployons des équipes pluridisciplinaires capables d’aborder l’ensemble des problématiques, notamment dans le cadre des plans de sauvegarde de l’emploi.

Nos interventions se concentrent principalement sur le secteur industriel, en particulier dans les domaines du pétrole, de la chimie, du caoutchouc et du nucléaire. Ces secteurs sont caractérisés par la présence de grandes entreprises, souvent dotées de comités sociaux et économiques centraux (CSEC). Notre expertise se focalise sur les restructurations faisant l’objet d’un plan de sauvegarde de l’emploi, sans négliger pour autant les transformations plus discrètes, basées sur des gains continus de productivité ou des réorganisations sans plan opérées au moyen de mesures internes comme la gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP). Ces dernières, bien que moins visibles, s’avèrent souvent plus complexes à appréhender pour les organisations syndicales.

En ce qui concerne les plans de sauvegarde de l’emploi, la procédure vise clairement à accompagner et à encadrer la démarche de licenciement, tout en impliquant les différents acteurs. Elle est généralement mal maîtrisée par nos mandants, les représentants du personnel, qui ont parfois besoin d’un accompagnement approfondi. La stratégie adoptée dépend largement de celle des syndicats composant l’instance. Il n’est pas rare d’observer des divergences d’objectifs entre organisations syndicales face au plan proposé par l’employeur. Certaines privilégient la sécurisation rapide des mesures sociales, d’autres se concentrent sur l’élaboration d’alternatives au plan. Notre expérience montre que les représentants du personnel se focalisent souvent rapidement sur les mesures sociales du plan, en veillant au principe de proportionnalité des mesures par rapport aux moyens du groupe auquel appartient l’entreprise.

L’administration se montre généralement bienveillante dans l’examen des arguments avancés. Cependant, en l’absence d’un dossier critique solide, l’analyse approfondie de la situation de l’entreprise et des enjeux sociétaux plus larges est rarement effectuée. Pourtant, nous avons observé à plusieurs reprises que l’intérêt général ou national n’était pas toujours en adéquation avec les intérêts privés du groupe dirigeant l’entreprise. L’administration semble principalement préoccupée par le respect de la procédure et la facilitation de la négociation. Elle privilégie l’obtention d’un accord plutôt que le dépôt de documents unilatéraux par la direction. Nous estimons que le contrôle a posteriori de la justification économique du plan de sauvegarde de l’emploi constitue une aberration juridique et pratique. Ce contrôle n’est même pas systématique, il est conditionné à la saisine des parties. Cette situation crée des situations paradoxales où le comité social et économique doit émettre un avis et les organisations syndicales négocier sur un plan potentiellement illégal, avec des cas de plans homologués dont le motif économique est ensuite rejeté par l’inspection du travail lors de l’examen des licenciements de salariés protégés.

Nous préconisons que le contrôle de la justification économique ne se limite pas à la forme, qu’il porte également sur le fond. Il devrait être effectué en amont de la procédure, sur une période suffisamment longue pour permettre une analyse approfondie. La pression actuelle de la procédure sur les délais n’est pas propice à un examen rigoureux de la justification économique et des alternatives possibles. Il est crucial de consacrer un temps suffisant à l’analyse des possibilités de maintien de l’emploi avant la négociation des mesures sociales. Cependant, cela dépend également des objectifs que se fixent les organisations syndicales, elles‑mêmes soumises à la pression des salariés, notamment sur les indemnités de départ.

Dans ce contexte, les discussions se concentrent naturellement sur les mesures sociales pour les salariés partants, au détriment des conditions de travail et de la sécurité de ceux qui restent. Ces questions sont pourtant fondamentales, en particulier si l’on considère les effets à moyen terme de ces réorganisations sur la charge de travail, qui se manifestent souvent quelques mois après la mise en œuvre du plan à travers des accidents de travail, des incidents industriels ou l’émergence de risques psychosociaux. Notre mission consiste donc à intégrer les critères de conditions de travail et de sécurité dans la proposition d’organisations cibles plus robustes, ce qui peut conduire à une révision des effectifs cibles, constituant une forme de sauvegarde de l’emploi.

Dans cet exercice, nous rencontrons plusieurs obstacles qui mériteraient l’attention du législateur. Le manque de temps opérationnel pour l’appropriation et l’analyse du projet, tant pour les représentants du personnel que pour les experts, est un frein majeur. Le délai préfix de deux mois pour les procédures apparaît nettement insuffisant et devrait être réévalué pour permettre une analyse approfondie.

L’absence de consensus sur le modèle d’analyse de la charge de travail entre les différents acteurs (employeurs, administrations, experts) constitue également un défi. L’obligation d’évaluer l’évolution des risques professionnels et de la charge de travail, pourtant cruciale, est souvent contournée. Nous observons une standardisation croissante des réponses juridiques, souvent éloignées du travail réel et des enjeux concrets de prévention.

Enfin, nous recommandons que les autorités administratives exercent un contrôle approfondi de l’obligation d’évaluer les risques professionnels et la charge de travail, en se concentrant sur le fond plutôt que sur la forme. Cela permettrait une meilleure prise en compte des réalités du terrain et une prévention plus efficace des risques liés aux restructurations.

Je souhaite aussi soulever les points cruciaux de la traçabilité des risques chimiques et des enjeux environnementaux lors de fermetures d’ateliers ou d’usines. Il est impératif de renforcer l’information et la consultation des comités sociaux et économiques sur ces sujets. Ces moments constituent la dernière opportunité pour les travailleurs et leurs représentants d’apporter leur expertise du terrain à l’enrichissement des connaissances à ce propos.

Il est nécessaire de contraindre plus fermement les directions à communiquer systématiquement aux comités sociaux et économiques ainsi qu’aux experts les informations consolidées sur les expositions aux substances chimiques dangereuses, notamment cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques. Nous recensons des décisions administratives contradictoires sur ce sujet dans différentes régions, ce qui souligne un besoin d’harmonisation. Je préconise de renforcer les obligations de communication des expositions individuelles et collectives pour les ateliers chimiques avant toute fermeture. Il faudrait également instaurer une obligation d’archivage contrôlé, avec un accès libre pour les travailleurs et les organismes sanitaires intéressés.

En ce qui concerne les aspects environnementaux, nous observons un manque flagrant d’informations sur la caractérisation des pollutions des sols lors des projets de fermeture. Cette lacune entrave considérablement l’analyse des risques à long terme. Les plans de réhabilitation manquent souvent de précision, notamment sur les mesures concrètes de traitement des sols contaminés. Je propose d’inscrire explicitement dans les procédures de fermeture d’établissements l’application de la loi n° 2021‑1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, en renforçant les obligations d’information et de consultation des comités sociaux et économiques sur les aspects environnementaux.

Pour conclure, il semble primordial d’approfondir le pouvoir de contrôle des comités sociaux et économiques sur ces questions. Nous devrions envisager l’instauration d’un droit de veto suspensif dans la procédure d’information-consultation, permettant une saisine accélérée du juge judiciaire en cas d’irrégularités constatées.

M. Matthieu Bidaine, directeur de Syndex. Notre cabinet occupe une position particulière : nous sommes à la fois acteurs et observateurs du dialogue social. Cette dualité permet une vision globale des échanges et des positions adoptées par les différentes parties prenantes. Nous accomplissons des missions d’expertise pour les comités sociaux et économiques dans les domaines économiques, financiers et sociaux, ainsi que sur les questions de santé au travail, en qualité d’experts agréés. Notre champ d’action couvre toutes les entreprises de plus de cinquante salariés dotées d’un comité social et économique, bien que nos interventions soient plus fréquentes dans les structures de taille importante. Au service des représentants du personnel et des salariés, nous nous efforçons de contribuer à un dialogue social équilibré et exigeant. Cet objectif prend une importance accrue dans le contexte économique actuel, marqué par des difficultés qui engendreront de nombreuses restructurations.

Bien que notre discussion se concentre aujourd’hui sur les plans de licenciement et les restructurations, il est crucial de souligner que les difficultés économiques pourraient souvent être prévenues grâce à un dialogue social approfondi. Cette anticipation permettrait d’explorer des solutions alternatives aux suppressions massives d’emplois.

Les causes des restructurations, structurelles ou conjoncturelles, sont rarement soudaines. Nous constatons que les plans sont généralement élaborés très en amont, mais ne sont présentés aux partenaires sociaux qu’au terme du processus, dans des délais contraints qui varient selon l’ampleur de l’opération. Cette pratique s’applique également aux ruptures conventionnelles collectives et aux accords de performance collective (APC), limitant considérablement l’analyse et la réflexion. Ce manque de temps entrave la compréhension approfondie des enjeux, l’élaboration de solutions alternatives et l’accompagnement adéquat des salariés face aux mutations. Pourtant, des dispositifs légaux existent pour favoriser l’anticipation, mais ils semblent insuffisamment exploités. Je citerai par exemple la consultation annuelle sur les orientations stratégiques ou la négociation triennale sur la gestion des emplois et des parcours professionnels. Une consultation loyale et une négociation équilibrée sur ces sujets permettraient de préparer les évolutions à venir ; elles donneraient aux représentants du personnel l’opportunité de formuler des propositions constructives.

Malheureusement, nous constatons que les conditions d’une consultation et d’une négociation loyales ne sont pas toujours réunies. Les obstacles sont multiples : maîtrise insuffisante des enjeux économiques et sociaux, manque de temps pour analyser les problématiques et proposer des alternatives, absence des interlocuteurs décisionnaires lors des discussions. L’expertise joue un rôle crucial en apportant dans un cadre légal des informations essentielles, soumises à un devoir de confidentialité, contribuant à un dialogue social équilibré. Il est surprenant que le financement des expertises sur les orientations stratégiques, qui permettent cette anticipation, ne soit pas intégralement pris en charge par les entreprises, ce qui constitue un frein à ce dispositif pourtant bénéfique.

S’agissant des restructurations, nous observons fréquemment une déconnexion entre les lieux de prise de décision et d’application de ces décisions, particulièrement dans les grands groupes. L’expertise permet de resituer le contexte et d’aborder ces enjeux qui dépassent le cadre local de la discussion. Par ailleurs, nous estimons qu’un contrôle accru des pouvoirs publics serait nécessaire en amont de tout plan de licenciement. Ce contrôle devrait porter sur la loyauté de la consultation relative aux orientations stratégiques et sur l’effectivité de la négociation portant sur la gestion des emplois et des parcours professionnels, qui devraient être des prérequis à toute réorganisation contrôlée par la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets).

M. Paul Motte, responsable des activités « licenciement et restructuration » chez Syndex. Depuis 2017, les employeurs disposent de plusieurs modalités pour restructurer et supprimer des emplois. Le plan de sauvegarde de l’emploi demeure la modalité historique, mais des options négociées ne nécessitant pas de motif économique ont émergé. Parmi celles‑ci figurent la rupture conventionnelle collective et l’accord de performance collective. Bien que ce dernier vise principalement à modifier les conditions d’emploi et de travail, il peut également entraîner des suppressions de postes. Les accords de gestion des emplois et des parcours professionnels offrent également des possibilités de suppression de postes grâce au congé de mobilité.

Ces dernières années, le plan de sauvegarde de l’emploi est resté, de loin, la principale modalité collective de restructuration et de suppression d’emplois : on dénombre environ quatre fois moins de ruptures conventionnelles collectives et trois fois moins d’accords de performance collective. Il convient cependant de ne pas négliger les modalités individuelles de rupture du contrat de travail ; ces restructurations masquées sont plus difficiles à tracer.

En ce qui concerne le plan de sauvegarde de l’emploi, Syndex dresse un double constat. Le modèle actuel présente des aspects favorables tant pour l’emploi que pour les conditions de travail. Pour l’emploi, la procédure issue de la loi relative à la sécurisation de l’emploi a légèrement amélioré la négociation des mesures d’accompagnement. Néanmoins, elle n’a favorisé ni une dynamique d’échanges autour des propositions alternatives portées par les représentants du personnel, ni une réduction du nombre de suppressions d’emplois. Cette loi a introduit une prime à la signature pour les employeurs. Un accord avec les organisations syndicales induit un processus de validation allégé par l’administration, avec seulement 4 % de refus environ. En l’absence d’accord, le risque de non-homologation d’un plan de sauvegarde de l’emploi unilatéral est plus élevé, atteignant environ 15 %. Les employeurs cherchent donc à obtenir un accord, qui constitue une forme d’immunité. Il est crucial de comprendre qu’un accord partiel, portant uniquement sur les mesures d’accompagnement des salariés licenciés, suffit à déclencher ce contrôle allégé pour l’ensemble du plan. Par conséquent, les employeurs concentrent leurs efforts de négociation sur les mesures d’accompagnement, sans chercher à négocier l’ampleur du plan ou leur organisation cible.

Les délais contraints introduits par cette loi ne permettent pas au comité social et économique d’élaborer et de discuter des alternatives solides avec l’employeur. Cette limite est particulièrement problématique dans le cas de fermetures de sites, puisque les délais pour la recherche de repreneurs sont alignés sur la procédure du plan de sauvegarde de l’emploi.

De plus, les représentants du personnel rencontrent des difficultés pour échanger avec les salariés en période de restructuration. La construction et la défense d’alternatives nécessitent leur implication et leur soutien. Or, la perte de proximité entre représentants et salariés, induite par les ordonnances de 2017, ainsi que l’absence de moyens de communication efficaces pour les représentants du personnel, créent une asymétrie avec les employeurs dans la communication sur la situation de l’entreprise.

Enfin, l’administration est peu impliquée dans les questions de l’emploi et du motif économique, qui ne font pas partie des points de contrôle lors du processus de validation ou d’homologation.

Les conditions de travail sont, quant à elles, souvent reléguées au second plan dans le processus. Les suppressions de postes sont déterminées sur des bases purement économiques, loin des réalités du travail. Le livre 4 du PSE, qui traite des conditions de travail et de leur évolution, est élaboré après la détermination du nombre de suppressions de postes, alors qu’il devrait en partie influencer cette décision. Ce document, souvent construit par les conseils des employeurs, ne reflète pas le travail réel de l’entreprise et se contente d’une évaluation des risques basée sur des standards macroscopiques, éloignés de la réalité du terrain. Cette approche formelle aboutit fréquemment à des organisations cibles pathogènes, comme nous le constatons lors de nos interventions sur les plans de sauvegarde de l’emploi ou par la suite.

L’administration ne dispose pas des moyens d’analyse en profondeur de la qualité de l’évaluation des risques professionnels. Elle se limite à un contrôle formel. L’expertise externe joue alors un rôle décisif. Dans 50 % des cas où nous intervenons sur le volet des conditions de travail, notre analyse conduit à réduire le nombre de suppressions de postes, en démontrant que l’organisation cible initialement prévue ne permettrait pas un travail soutenable.

Nos préconisations concernant les plans de sauvegarde de l’emploi visent à lier la procédure de validation, c’est-à-dire le contrôle administratif, à un accord total incluant la question de l’emploi et de l’ampleur du plan. En cas d’accord partiel, nous proposons le maintien de la procédure d’homologation avec un contrôle renforcé de l’administration. L’objectif est d’inciter l’employeur à négocier sur l’emploi.

Nous préconisons l’introduction de délais allongés pour éviter de précipiter l’instruction de scénarios alternatifs par l’expert du personnel. Il convient de modifier les délais concernant, après sa sollicitation, les décisions de la Dreets. La loi devrait également prévoir des moyens de communication pour les élus vers les salariés – courriel, affichage ou visioconférence sur le temps de travail. Il est crucial de doter la Dreets d’outils supplémentaires pour approfondir l’analyse de la validité du livre 4 relatif aux conditions de travail, en s’assurant que l’organisation cible a été élaborée en tenant compte des contraintes du travail. Nous recommandons de systématiser le refus de validation et d’homologation lorsque des éléments objectifs démontrent que le plan de sauvegarde de l’emploi présente des risques pour l’emploi. En outre, il faut renforcer l’obligation de l’employeur en matière de santé, de sécurité et de conditions de travail lors des restructurations, notamment par une obligation d’étude d’impact lors de l’élaboration du plan.

En ce qui concerne les ruptures conventionnelles collectives et les accords de performance collective, nous observons des négociations déséquilibrées, souvent déloyales, caractérisées par une asymétrie dans la maîtrise des enjeux économiques et du cadre légal. Elles se déroulent fréquemment sous contrainte, sous la menace brandie par les employeurs d’un plan de sauvegarde de l’emploi en cas d’échec des pourparlers. Par la suite, nous constatons des effets délétères à long terme sur les conditions d’emploi et de travail.

Pour améliorer les ruptures conventionnelles collectives, nous proposons de rendre obligatoire, dans l’accord, un volet sur l’organisation cible et ses impacts en termes de santé et de sécurité. Nous préconisons également de rendre obligatoire le congé de mobilité dans les ruptures conventionnelles collectives afin que les salariés concernés bénéficient d’un accompagnement systématique. Quant aux accords de performance collective, nous suggérons qu’ils ne puissent être conclus à durée indéterminée ou que soit rendue obligatoire une clause de retour à meilleure fortune. Pour ces deux dispositifs, nous estimons crucial d’améliorer l’accompagnement des organisations syndicales dans la négociation, par exemple au moyen de missions d’expertise et d’assistance à la négociation intégralement financées par l’employeur.

M. le président Denis Masséglia. Vos interventions soulignent la nécessité d’améliorer le dialogue et la collaboration entre les représentants du personnel, les salariés et leurs employeurs. Cependant, ne serait-il pas plus pertinent d’instaurer un dialogue continu au sein de l’entreprise, plutôt que d’attendre l’apparition de difficultés ? Pour les grandes entreprises, ne pourrait-on pas envisager une représentation accrue du personnel au sein des conseils d’administration ou d’autres structures décisionnelles ? Cela permettrait un débat constructif entre les salariés et les autres parties prenantes. Il est dans l’intérêt de tous qu’une entreprise se porte bien.

M. Pierre Ferracci. Le dialogue social à la française souffre d’une lacune majeure depuis janvier 2008 et l’introduction de la rupture conventionnelle. Je me souviens d’un débat au sein de la « commission Attali » où l’on avait soulevé l’absence de mention de l’origine économique des ruptures conventionnelles, fait délibérément occulté. Cette omission s’est révélée être une erreur tragique. Au fil des années, nous avons constaté l’affaiblissement du débat économique et l’absence d’anticipation que vous venez d’évoquer.

Les syndicats ont parfois l’impression, malheureusement justifiée, que les débats sur les alternatives économiques n’intéressent pas les dirigeants d’entreprise. On attend des organisations syndicales et des représentants du personnel qu’ils se prononcent uniquement sur les conséquences de décisions prises en amont. Cette situation doit être corrigée. Au début de la mandature actuelle, on a évoqué le modèle de flexisécurité scandinave, notamment danois, en négligeant un aspect déterminant : dans ces pays, la sécurité commence par l’association des représentants du personnel aux choix stratégiques au sein des organes de gouvernance. Il faut rectifier cette situation, non pas en réduisant les prérogatives du comité social et économique, mais en s’assurant que ce débat ait lieu au moment opportun, lorsque la décision stratégique d’une restructuration est envisagée. Il faut que les représentants du personnel puissent s’exprimer et proposer des alternatives à ces restructurations.

Nous regrettons que la loi Pacte ait été très timide dans l’amélioration de la représentativité du personnel. Nous aurions pu nous aligner sur les pays qui accordent aux salariés une représentation significative dans les conseils d’administration. Sans aller jusqu’au modèle allemand qui prévoit 50 % de représentants du personnel dans les entreprises de plus de 2 000 salariés, un tiers des administrateurs constituerait déjà une minorité influente, capable de faire entendre sa voix lors de la prise de décision, et non simplement lors de l’analyse des conséquences de ces choix.

M. Lilian Brissaud. Bien que les conseils d’administration et les organes de gouvernance soient des lieux importants de décision, il est également capital de renforcer les prérogatives des instances représentatives. La disparition des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans les débats sur l’emploi et la qualité du travail constitue une véritable régression. Cette perte est particulièrement préjudiciable dans les secteurs à risques, comme les industries de transformation ou celles exposées aux risques chimiques.

Si la consultation sur les orientations stratégiques était menée de manière loyale, avec des éléments concrets, comme l’a proposé le cabinet Secafi, cela permettrait un véritable débat. Malheureusement, dans la majorité des cas où nous intervenons sur les orientations stratégiques, les informations fournies sont lapidaires, sans projections ni scénarios.

Il est donc essentiel non seulement de repenser la représentation au niveau des conseils d’administration, mais aussi d’optimiser les dispositifs existants. Il convient également de revenir sur les aspects qui permettaient une meilleure prise en compte du travail.

M. Matthieu Bidaine. Comme nous l’avons souligné dans notre introduction, les phases d’intégration et de restructuration atteignent un stade de maturité qui aurait dû susciter des débats antérieurs. De nombreuses transformations d’entreprises nécessitent une discussion approfondie. Nous identifions trois niveaux d’action.

Tout d’abord, les dispositifs de consultation actuels permettent des échanges structurés et réguliers avec les représentants des salariés. L’enjeu réside dans la loyauté de ces consultations, l’utilisation judicieuse de l’expertise et l’allocation de moyens adéquats pour préparer et construire cette expertise de manière efficace.

Ensuite, la question de la proximité est décisive. Les « ordonnances Macron » ont centralisé les instances représentatives du personnel au sein des comités sociaux et économiques, entraînant une perte de proximité dans les entreprises. Cette situation engendre de réelles difficultés, particulièrement dans les grandes structures, pour mener des discussions approfondies, notamment sur les questions liées au travail auparavant traitées de manière locale.

Enfin, nous sommes profondément attachés à la représentation des salariés dans les conseils d’administration. La loi Pacte a certes renforcé la présence des administrateurs salariés dans les grandes entreprises, mais des propositions plus ambitieuses existent. L’Institut Montaigne, par exemple, a suggéré cette représentation dès cinquante salariés. Cette approche est pertinente car elle favorise la participation des salariés et crée des espaces de discussion autour des décisions stratégiques. Cependant, il est impératif d’accompagner cette évolution par des formations adéquates. Si nous défendons souvent le recours à l’expertise, il est tout aussi nécessaire que les salariés participant aux discussions et aux prises de décision disposent des compétences requises.

M. le président Denis Masséglia. La loi Florange impose la recherche d’un repreneur dans le même domaine d’activité. Cependant, lorsqu’une entreprise se sépare d’une activité, c’est généralement parce que celle-ci n’est pas performante. Ne serait-il pas judicieux d’élargir cette possibilité à d’autres secteurs d’activité ? Par exemple, lorsqu’une société de climatisation ferme, il est souvent difficile de trouver un repreneur dans le même domaine. Ne pourrait-on pas ouvrir cette opportunité à d’autres activités industrielles plus dynamiques ?

M. Olivier Guillou. Dans l’application de la loi Florange au sein des entreprises industrielles, nous constatons fréquemment que l’offre faite à un éventuel repreneur comporte peu ou pas de fonds de commerce. Concrètement, cela signifie une absence ou une faible présence de produits et, par conséquent, un chiffre d’affaires limité voire inexistant. Cette situation place l’entreprise dans une position extrêmement délicate pour attirer un repreneur.

Ceci soulève effectivement la question de l’élargissement de la recherche de repreneurs à d’autres secteurs d’activité. Bien que cette possibilité existe déjà, elle implique une capacité à reconvertir l’entreprise vers de nouvelles activités. Cela nécessite des processus d’accompagnement conséquents pour soutenir cette transition, donc un investissement significatif pour l’entreprise en reconversion.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué la nécessité d’allonger les délais pour permettre des négociations approfondies lors des plans de sauvegarde de l’emploi. Cependant, je n’ai pas systématiquement perçu cette attente du côté des salariés. En effet, lors de l’annonce d’un plan, de nombreux employés souhaitent obtenir rapidement des informations concrètes pour se projeter et prendre des décisions sur leur avenir professionnel. Il ne semble pas exister de position unanime et clairement définie sur cette question.

Mme Estelle Sauvat. Nous observons principalement un climat de défiance. Lorsque les salariés sont confrontés à un avenir incertain et à une décision rapide, ils sont généralement déjà bien informés de la situation de l’entreprise. Ils perçoivent et ressentent les difficultés si elle est en mauvaise santé. Le problème majeur réside dans le fait que les décisions importantes ne sont pas abordées suffisamment tôt en conseil d’administration. Par conséquent, lorsque l’information parvient au comité social et économique, le temps de négociation est souvent limité, parfois réduit à un, deux ou trois mois. Les accords de méthode préalables, qui permettraient de préparer le terrain et d’instaurer une pédagogie, sont rares.

Les directions sont généralement bien préparées et accompagnées pour ces situations, contrairement aux comités sociaux et économiques qui doivent organiser les négociations avec les organisations syndicales dans des délais extrêmement courts. Cette disparité engendre un sentiment de fatalisme. Il est essentiel d’accorder suffisamment de temps pour organiser les conditions parallèles, notamment le traitement des salariés, afin de garantir une information continue et leur permettre de se projeter, qu’ils choisissent de rester ou non. La recherche d’alternatives vise avant tout à pérenniser l’activité économique, même si cela ne concerne qu’une partie des effectifs.

La question de la confiance, actuellement fragilisée entre les organisations syndicales, les entreprises et les comités sociaux et économiques, est fondamentalement liée au sentiment que les décisions sont prises d’avance. Dans la majorité des cas, même lorsqu’il s’agit de gestion des emplois et des parcours professionnels ou de modèles de redéploiement, les salariés ont l’impression que les jeux sont faits avant même le début des discussions. C’est cet aspect qu’il faut modifier pour rétablir un dialogue constructif.

M. Paul Motte. Il est vrai qu’un certain nombre de salariés souhaitent une procédure rapide, notamment pour obtenir des informations sur les mesures d’accompagnement à la sortie. Cependant, ce sont généralement ceux qui ne se projettent plus dans l’entreprise. D’autres, à l’inverse, dont le poste est maintenu, préfèrent disposer de plus de temps pour que l’organisation cible soit élaborée afin de travailler efficacement à l’avenir. Entre ces deux extrêmes, nous trouvons également des salariés qui apprécieraient que les représentants du personnel aient le temps de discuter d’alternatives, car ils souhaitent rester dans l’entreprise. Nous sommes donc confrontés à des groupes aux attentes et aux rapports au temps différents, ce qui constitue une réelle difficulté.

Pour nous, l’une des solutions consiste à faire en sorte que le plan de sauvegarde de l’emploi ne soit plus systématiquement perçu comme un dispositif dans lequel la procédure d’information-consultation du CSE est fermée et dans lequel tout est décidé à l’avance. Si les salariés comprennent qu’il peut être porteur d’alternatives proposées par leurs représentants, le rapport au temps sera différent. C’est un élément clef.

De plus, le temps paraît souvent long pour les salariés en raison du manque d’information ou de la faible communication entre les représentants du personnel et les employés. Ce brouillard est parfois imposé par les directions, mais résulte aussi du manque de moyens des représentants pour communiquer efficacement. La perception du temps serait différente si les salariés étaient véritablement impliqués dans une dynamique de discussion autour de l’emploi. Cela nous ramène à la recommandation consistant à faciliter les échanges entre les représentants du personnel et les salariés pendant cette période déterminante du plan.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Permettez-moi de revenir sur la proposition du droit de veto suspensif du comité social et économique que j’ai formulée récemment. Nous avions laissé la discussion ouverte sur la nature de ce droit. J’aimerais connaître vos réflexions à ce sujet. Comment envisagez-vous sa mise en œuvre ? Quelles limites temporelles fixer ? Comment être le plus efficace possible ? Quelles pistes suggéreriez‑vous pour approfondir cette réflexion ?

M. Jean-Marie Michelucci. Dès le début d’un plan, une réunion tripartite – employeur, administration, représentants des salariés – est organisée. Nous constatons que les salariés et leurs représentants se trouvent confrontés à un afflux d’informations à appréhender dans des délais contraints. Un mécanisme permettant de suspendre la procédure s’impose, afin que les représentants du personnel disposent d’un point de situation approfondi. L’administration pourrait jouer un rôle central dans la mise en œuvre de ce droit, en tant que garante du bon déroulement de la procédure. Elle serait à même d’évaluer le niveau d’information des salariés, y compris leur compréhension de la situation économique de l’entreprise.

Cela soulève les questions de la présence des salariés aux conseils d’administration et des moyens qui leur sont accordés. Mon expérience de représentant du personnel au conseil d’administration d’un grand groupe chimique m’a montré les limites de cette présence. Les procédures sont souvent expéditives, ne laissant pas suffisamment de place à une participation effective des représentants du personnel. Il est donc essentiel de repenser cette présence dans les instances décisionnelles.

L’intervention de l’administration semble indispensable. En tant que garante de l’ordre public social, elle devrait avoir la capacité de ralentir le processus lorsqu’elle estime que les salariés sont submergés par les informations, les empêchant de comprendre pleinement la situation ou d’élaborer des propositions alternatives.

La durée de cette suspension ne devrait pas être fixée de manière arbitraire, mais adaptée à l’importance et à la complexité du dossier, laissées à l’appréciation de l’administration. L’objectif est de donner aux salariés le temps nécessaire pour appréhender leur situation et, potentiellement, proposer des solutions alternatives préservant davantage d’emplois.

Le rôle des pouvoirs publics ne devrait pas se limiter à la simple vérification de l’existence d’un accord. Leur implication devrait être substantielle, en encadrant le processus de manière active, contrairement à la situation actuelle où ils sont souvent relégués au rôle de simples spectateurs.

M. Erwan Jaffrès, responsable des études « santé, sécurité et conditions de travail » chez Cidecos. Notre proposition sur le droit de veto suspensif cherchait à redonner un pouvoir d’action aux représentants du personnel pour contester les irrégularités du plan avant sa mise en œuvre effective. Actuellement, les contestations sur le motif économique ou l’insuffisance des évaluations des risques professionnels ne peuvent intervenir qu’une fois le plan exécuté, à travers des actions individuelles devant les prud’hommes.

Notre proposition autorise la saisine du juge judiciaire dans une procédure accélérée, dès lors que des irrégularités sont constatées, afin que ces questions soient débattues avant la finalisation du plan. Alternativement, nous suggérons d’étendre les pouvoirs de l’administration en l’autorisant à suspendre un plan tant que certaines conditions ne sont pas remplies, notamment la justification du motif économique ou l’évaluation détaillée des conditions de travail.

M. Matthieu Bidaine. Cette proposition n’est pas initialement la nôtre. Replaçons‑la dans le contexte de l’évolution normative depuis la loi relative à la sécurisation de l’emploi. Auparavant, des mécanismes permettaient effectivement de bloquer les restructurations si le comité social et économique ne disposait pas d’informations suffisantes, ce qui garantissait un accès loyal à l’information. Depuis, la législation a évolué vers une sécurisation des délais, ce qui pose problème lors des restructurations. En effet, lorsqu’on cherche à éviter ou à limiter les licenciements, il est nécessaire de construire des scénarios alternatifs, ce qui est difficile dans un délai de deux mois, surtout lorsque la restructuration est préparée de bien plus longue date.

Prenons l’exemple de la loi Florange : son application dès le premier jour d’une restructuration est peu réaliste. Chez Syndex, nous avons développé des accompagnements sur la reconversion de sites industriels en anticipant les évolutions futures de l’activité. Ce travail de prospective et de transformation nécessite du temps ainsi qu’une collaboration étroite avec les salariés et leurs représentants, qui connaissent parfaitement le métier.

Ainsi, des mécanismes permettant de suspendre les procédures pour construire des scénarios alternatifs semblent s’imposer. Il est crucial de disposer du temps nécessaire pour élaborer des propositions constructives face aux restructurations.

M. Pierre Ferracci. L’idée d’un droit de veto dans des situations extrêmes peut être envisagée. Mais je suis plus convaincu par l’approche évoquée par mon collègue de Syndex. Lorsque nous intervenons tardivement dans le processus de restructuration, l’efficacité d’un veto risque d’être limitée. Je suggère plutôt de renforcer le rôle des Dreets en leur donnant la capacité d’examiner les motifs économiques des restructurations. Actuellement, leur contrôle se concentre sur la forme et sur les modalités de mise en œuvre du plan de sauvegarde de l’emploi.

Il est important de noter que les plans de sauvegarde de l’emploi ne sont plus l’unique moyen de supprimer des emplois. Nous observons des évolutions subtiles, notamment à travers les ruptures conventionnelles individuelles, qui peuvent avoir des conséquences tout aussi importantes sans nécessiter de motif économique explicite.

Je propose donc une approche double : d’une part, envisager un droit de veto pour les situations les plus critiques, où les représentants des salariés sont confrontés à des pratiques inacceptables ; d’autre part, et c’est l’essentiel, modifier les modalités d’anticipation des restructurations en intégrant mieux les représentants du personnel dans ces choix stratégiques. Ce n’est pas un hasard si les principales organisations syndicales demandent aujourd’hui une amélioration de la représentation des salariés dans les conseils d’administration et de surveillance. C’est en renforçant leur présence en amont que nous pourrons obtenir les évolutions les plus significatives dans la gestion des restructurations.

L’enjeu majeur se situe à ce niveau, sans pour autant négliger les efforts déployés pour améliorer l’efficacité des comités sociaux et économiques, mise à mal récemment. Ces instances ont été considérablement affaiblies par les réformes successives, notamment les ordonnances de 2017. La fusion des instances, qui aurait pu être mieux gérée avec des moyens accrus, s’est avérée catastrophique avec des ressources réduites. Elle a démantelé le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, pourtant essentiel lors des restructurations. Ces changements ont des répercussions non seulement sur les départs, mais aussi sur les employés qui restent, entraînant une intensification du travail et une productivité mal maîtrisée. Une révision s’impose. L’équilibre entre les instances de gouvernance et de gestion de l’entreprise, toutes deux essentielles, doit être repensé différemment de ce qui a été fait ces quatre dernières décennies.

M. le rapporteur. Notre commission vise à établir un diagnostic de la situation, ce à quoi vous avez grandement contribué, mais aussi à formuler des recommandations. Considéreriez-vous pertinent, pour cette commission d’enquête, de préconiser le retour des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail ? Si oui, sous quelle forme ? Devraient-ils être rétablis tels qu’ils existaient ou envisagez-vous des améliorations possibles ?

M. Jean-Marie Michelucci. Il est impératif de rétablir les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail en comblant leurs lacunes antérieures. Auparavant, ils ne disposaient d’aucun budget propre pour fonctionner ou pour décider de leurs missions d’enquête. Lors des réorganisations, leur consultation intervenait avant celle du comité d’entreprise, plaçant les questions de santé au travail au premier plan. Cette approche offrait des leviers d’action contre la brutalité de certains plans, souvent excessifs. L’expérience montre que parfois, des emplois ont été réintégrés quelques années plus tard, révélant les limites de la course à la productivité.

Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, particulièrement dans le secteur pétrolier où nous intervenons, joue un rôle clef dans la transformation des situations de travail. L’actualité souligne l’importance de comprendre les événements passés sur les sites où se trouvaient des substances perfluoroalkylées, polyfluoroalkylées ou autres. Les comités étaient dépositaires de cette mémoire ouvrière des expositions aux risques. Il est essentiel de réintroduire cet outil de représentation fondamental.

M. Paul Motte. Chez Syndex, nous estimons crucial de recréer les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, notamment avec une personnalité juridique. Cette mesure remettrait les conditions de travail et l’activité réelle au cœur des instances et du dialogue social. Actuellement, la question des conditions de travail en est la grande absente. De plus, cela rétablirait une proximité entre les représentants du personnel et les salariés, le lien s’étant distendu avec la fusion des instances. Dans les grands groupes, où les établissements ont été réunis, on peut avoir des comités sociaux et économiques couvrant jusqu’à quatre mille salariés, ce qui rend les échanges directs pratiquement impossibles. L’instauration de comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail sur les sites d’au moins cinquante salariés restaurerait cette proximité et faciliterait les échanges sur le travail réel. Cela aiderait considérablement les représentants du personnel à exercer leur mission, qui ne se limite pas à éviter le travail mais à le comprendre et l’améliorer.

Mme Estelle Sauvat. Nous sommes, à l’instar de nos confrères, absolument favorables à la réintroduction d’un mécanisme, quel qu’il soit, qui remette en place des sentinelles dans toutes les organisations de notre pays. Leur disparition, avec les « ordonnances Macron », a conduit à des bilans alarmants. Chaque année, nous constatons une augmentation record du taux d’absentéisme – + 4,5 % pour l’année 2024 et + 7 % pour les arrêts maladie de longue durée. Ces chiffres révèlent une transformation profonde du rapport au travail, un enjeu déterminant pour l’avenir des entreprises.

À l’heure des grandes mutations induites par l’intelligence artificielle, qui sera à la fois un moteur de progrès et un perturbateur des organisations, il est fondamental de comprendre comment les équipes et les salariés absorbent ces changements au quotidien. La disparition des sentinelles a entraîné une incapacité à remonter l’information. Les dirigeants et leurs relais ne peuvent agir que s’ils disposent d’une structure organisée pour capter ces signaux.

La réintroduction de responsables de proximité, installés au minimum par accord succinct, stimulerait la possibilité d’un système organisé. Les ordonnances de 2017 ont eu des conséquences majeures, notamment sur la compréhension des questions relatives à la santé au travail. Les comités sociaux et économiques ont perdu les experts élus capables d’appréhender ces sujets, privant ainsi les organisations de leurs yeux et de leurs oreilles sur le terrain.

De plus, la perte du droit d’alerte, outil historique permettant de signaler des situations graves et imminentes, a amplifié cette cécité. La réduction des moyens des comités sociaux et économiques a rendu son exercice financièrement dissuasif pour ces instances.

Il est impératif de repenser ces mécanismes pour restaurer une vigilance effective au sein des organisations, essentielle tant pour les salariés que pour les dirigeants, face aux défis actuels et futurs du monde du travail.

Depuis la crise du covid‑19, il est urgent de réinjecter des moyens, même limités, pour prévenir les difficultés auprès des salariés. Cette charge ne peut être supportée par le seul comité social et économique. Il est impératif de répondre à toutes les questions de proximité, mineures ou majeures, le plus rapidement possible, non pas au sein du comité, mais dans une commission dédiée et réglementée. À mon sens, les ordonnances susmentionnées ne nécessitent pas de modifications majeures. Il ne s’agit pas de les remettre en question dans leur ensemble, mais plutôt d’utiliser les moyens juridiques existants pour atteindre nos objectifs. Nous avons élaboré plusieurs propositions en ce sens, notamment en collaboration avec l’ordre des experts‑comptables et les professions réglementées. Nous pouvons proposer des solutions techniques pour éviter une remise en cause des ordonnances, tout en garantissant un traitement efficace des problématiques de proximité.

M. le rapporteur. Pensez-vous que les pouvoirs publics disposent des moyens nécessaires pour vérifier la sincérité du motif économique du licenciement invoqué par les employeurs ? Pensez-vous qu’il serait pertinent que l’administration apprécie ce motif ? Si oui, selon quelles modalités ? Il n’est pas nécessairement question de revenir à une autorisation administrative du licenciement.

M. Olivier Guillou. Actuellement, les Dreets ont dans leur champ de compétences l’examen des moyens de l’entreprise et des groupes. Or on pourrait légitimement s’interroger sur la capacité de l’administration du travail à évaluer ces moyens. Cependant, elles s’appuient sur les éléments fournis par les experts intervenant dans ces situations, qui apportent une analyse permettant d’apprécier les ressources dont disposent l’entreprise et les groupes. Il serait envisageable d’habiliter les Dreets à analyser le motif économique des licenciements, en s’appuyant sur les travaux des experts qui examinent ce sujet. Cette approche renforcerait l’action des Dreets.

M. Paul Motte. La législation actuelle relative à la définition du motif économique présente des lacunes significatives. Nous sommes confrontés à plusieurs motifs, dont la notion de sauvegarde de la compétitivité qui fait l’objet d’une jurisprudence instable. Personne ne parvient à définir ce concept. Certaines décisions judiciaires suggèrent même qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la situation concurrentielle, ce qui est difficilement compréhensible puisque la compétitivité est intrinsèquement liée à la performance sur un marché.

Par ailleurs, la définition des difficultés économiques repose sur des indicateurs pour le moins discutables, notamment en ce qui concerne la baisse de trésorerie. Prenons l’exemple d’une entreprise qui décide de verser des dividendes importants : elle n’est pas nécessairement confrontée à des difficultés économiques. L’évaluation du motif économique se heurte donc à une législation mal conçue qui mériterait d’être révisée.

De plus, la question du périmètre pose problème. La loi ordonne de considérer l’ensemble des entreprises en France d’une même activité. Ce périmètre, plutôt étrange, n’est pas celui utilisé par les groupes internationaux, qui suivent généralement leurs unités économiques transfrontalières ou leurs entités juridiques. La loi impose donc un périmètre qui n’est pris en compte par personne, pas même par les groupes concernés.

Dans ce contexte, il serait peut-être plus pertinent de se concentrer sur la loyauté de l’information économique. Si la loi n’est pas modifiée, l’autorité administrative devrait plutôt vérifier si les informations communiquées par l’employeur sont loyales et permettent d’évaluer les difficultés économiques. Néanmoins, je pense qu’une modification de la loi est nécessaire pour que l’administration puisse examiner correctement ces aspects.

M. Lilian Brissaud. Pour illustrer brièvement le caractère aberrant de la loi actuelle, je peux citer le cas d’un dossier que nous avons traité. Le motif invoqué était les difficultés économiques. Or, l’année où les salariés ont été licenciés, ils ont perçu la prime d’intéressement la plus élevée dans l’histoire de l’entreprise. Cette situation met en lumière une véritable absurdité. Il s’agissait de la fermeture d’un site produisant un bien classé stratégique au niveau européen. Nous sommes évidemment intervenus auprès de la Dreets, ce qui a suscité de nombreux débats. Cependant, l’employeur a finalement atteint son objectif : le site a été fermé et les salariés licenciés ont touché non seulement une prime d’intéressement record dépassant le plafond de 20 % de la masse salariale, mais aussi une prime complémentaire.

Face à une telle situation, on ne peut que constater un problème majeur. Cela a d’ailleurs conduit l’administration à invalider le licenciement et le motif économique pour les salariés protégés. Il y a manifestement quelque chose qui ne fonctionne pas.

La question du périmètre, évoquée par mon collègue, est également problématique. Il est parfois risible de voir les directions, au sein d’un groupe, établir un périmètre qui ne correspond pas aux méthodes habituelles de consolidation des résultats. Elles définissent un périmètre national sur un segment d’activité dont l’origine est obscure et produisent des chiffres qui ne sont pas toujours pertinents.

Cette approche inadéquate de la justification économique crée immédiatement un climat délétère. Les salariés et leurs représentants, habitués à prendre connaissance des résultats de l’entreprise, se trouvent soudainement confrontés à un périmètre national dont ils n’avaient jamais entendu parler, mais qui prétend démontrer l’existence de difficultés économiques. De plus, comme dans l’exemple cité précédemment, ils perçoivent une prime d’intéressement record. Cette situation est incompréhensible pour eux. Elle nuit gravement au dialogue social.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


26.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Béal, président de Vencorex, et M. Julien Parmentier, directeur des ressources humaines (lundi 5 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Jean-Luc Béal, président de Vencorex, et M. Julien Parmentier, directeur des ressources humaines ([26]).

M. le président Denis Masséglia. La semaine dernière, la commission d’enquête a auditionné les organisations syndicales présentes chez Arkema et Vencorex, puis le directeur général d’Arkema France, afin de faire la lumière sur la situation des deux sociétés, leurs difficultés respectives et les décisions prises pour y remédier, ainsi que sur les perspectives pour les salariés des deux structures.

Pour prolonger les échanges, la commission reçoit aujourd’hui M. Jean-Luc Béal, président de Vencorex, accompagné de M. Julien Parmentier, directeur des ressources humaines.

Permettez-moi de redonner quelques éléments de contexte.

La société Vencorex, fournisseur de sel dans le bassin grenoblois, est engagée dans une procédure de redressement judiciaire depuis l’automne dernier. Toutefois, le tribunal de commerce de Lyon a récemment autorisé la reprise de l’activité de l’usine du Pont-de-Claix par l’entreprise chinoise Wanhua. D’après les informations disponibles, la mise en place de ce projet de reprise impliquerait la suppression de 400 emplois environ.

Je précise qu’un projet de reprise de l’activité par une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) avait été présenté par des salariés mais n’a pas été retenu par le tribunal.

J’ajoute que la société Arkema a annoncé, de son côté, la réorganisation des activités sur le site de Jarrie en raison de l’arrêt de son approvisionnement en sel. Concrètement, l’arrêt des activités de production de chlore, de soude, de chlorure de méthyle et de fluides techniques devrait conduire à la suppression de 150 postes.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Luc Béal et M. Julien Parmentier prêtent serment.)

M. Jean-Luc Béal, président de Vencorex. Vencorex est une société de taille intermédiaire dans le secteur de la chimie industrielle, principalement implantée sur la plateforme du Pont-de-Claix, mais pas exclusivement. Notre production est totalement intégrée : elle comprend l’extraction de saumure par notre filiale Chloralp, la fabrication de sel par Vencorex sur le site du Pont-de-Claix, la transformation du sel en chlore et en soude, la fabrication de monomères isocyanates aliphatiques et la transformation de ces monomères en dérivés isocyanates. Ces derniers constituent le cœur de l’activité de Vencorex.

Notre groupe compte neuf sociétés, dont quatre en France. Nous disposons également de deux sites de production à l’étranger, l’un aux États-Unis et l’autre en Thaïlande. En France, Vencorex employait 471 salariés en 2024, répartis principalement entre Vencorex France – 464 salariés – et Chloralp – 7 salariés. Seule Vencorex France est concernée par la procédure de redressement judiciaire.

En plus du site principal, Vencorex France comprend un site administratif situé à Saint‑Priest, qui abrite le siège social et la majorité des fonctions commerciales, ainsi qu’un site de recherche situé à Saint-Fons. Ce dernier concentre 98 % de nos activités de recherche, principalement dédiées aux dérivés.

Je précise, car cela est important, que Vencorex n’est pas propriétaire de l’ensemble de la plateforme du Pont-de-Claix, où d’autres sociétés sont présentes.

L’évolution dramatique des résultats de Vencorex ces dernières années, particulièrement depuis 2023, est due à deux principaux facteurs : un déséquilibre, à l’échelle mondiale, entre l’offre et la demande d’isocyanates, nos produits phares, qui s’est accentué à la fin de l’année 2022 et en 2023 ; une demande en baisse après un pic au lendemain de la crise sanitaire. Simultanément, de nouvelles capacités de production de monomères isocyanates et de dérivés ont été mises en service, principalement en Asie.

Deux acteurs majeurs du secteur, un chinois et un européen récemment passé sous capitaux étrangers, se sont lancés dans une guerre de parts de marché. Nous nous sommes alors retrouvés dans l’incapacité de nous aligner sur les prix pratiqués sans voir nos marges devenir négatives.

La conjoncture nous a contraints à réduire nos ventes. Nos capacités de production en amont, notamment pour la soude et le sel, sont devenues surdimensionnées, ce qui a entraîné des coûts disproportionnés. La conjoncture a également eu un impact sur nos partenaires présents sur la plateforme, qui ont continué de facturer conformément aux contrats en vigueur.

Face à ces défis, Vencorex a lancé des plans d’économies et de réduction des coûts dès la fin de l’année 2022. Les premiers projets ont été mis en œuvre sur le terrain en mai 2023. Nous sommes prêts à fournir plus de détails en réponse à vos questions. Toutefois, ces plans se sont révélés largement insuffisants six mois après leur lancement. Nous avons alors fait appel à un cabinet extérieur pour élaborer un plan visant à faire 80 millions d’euros d’économies – le chiffre d’affaires de l’entreprise s’élevait à 300 millions d’euros.

Ce plan drastique n’a cependant jamais pu être mené à son terme. Malgré nos efforts, nous n’avons pas réussi à faire 80 millions d’euros d’économies. Cette situation a conduit l’actionnaire à reconsidérer sa position, à l’été 2024. Après avoir investi des sommes considérables pour tenter de redresser une entreprise qui perdait 10 millions d’euros par mois, et en l’absence de perspective d’amélioration à moyen terme, il a décidé de se désengager. En conséquence, nous avons été contraints de déposer une déclaration de cessation des paiements auprès du tribunal début septembre. Le 17 septembre, celui-ci a placé la société en redressement judiciaire.

M. Julien Parmentier, directeur des ressources humaines de Vencorex. Dès l’annonce du placement de la société en redressement judiciaire, en septembre 2024, de nombreuses réunions ont été organisées avec les syndicats. Le comité social et économique (CSE) a ainsi tenu vingt-quatre réunions ; une quinzaine de réunions ont par ailleurs été organisées avec les délégués syndicaux. Les négociations ont abouti au transfert de 44 salariés dans d’autres pays. Une dizaine de personnes ont été reprises par les prestataires de gestion de la plateforme. Nous avons également mis en œuvre deux plans de sauvegarde de l’emploi (PSE). Le premier, en mars 2025, s’est traduit par le licenciement de 124 personnes. Le second, actuellement en cours de déploiement, concerne 250 personnes qui seront licenciées dans les semaines à venir.

M. le président Denis Masséglia. Je tiens à exprimer mon soutien à l’ensemble des salariés qui se trouvent dans une situation particulièrement difficile. Cette remarque vous est également adressée, car je sais que vous faites face à des défis considérables.

Vous avez indiqué que le secteur d’activité prépondérant de l’entreprise n’était pas le sel. Cependant, force est de constater que ce sujet occupe une place centrale dans le débat politique. À ce propos, je voudrais citer un tweet du député européen Jordan Bardella : « En Corrèze, un sous-traitant essentiel pour notre dissuasion nucléaire va passer sous contrôle chinois. Le Gouvernement assure qu’il n’y a aucun problème et offre sur un plateau nos usines à la Chine, qui connaît la valeur de l’industrie française dans le contexte mondial actuel. Une telle facilité est insensée. La nationalisation temporaire n’est pas un gros mot, c’est une solution qui, au vu du caractère stratégique de l’entreprise, doit être très sérieusement et rapidement étudiée. »

En réponse à ce tweet, certains lecteurs ont souligné que l’entreprise n’était plus française depuis 2008 et que le repreneur chinois ne reprendrait pas l’activité de production de sel. Pouvez-vous confirmer devant la commission d’enquête que la production de sel ne sera pas reprise par la société chinoise ?

M. Jean-Luc Béal. La société Vencorex, ou plutôt celle qui l’a précédée, est passée sous capitaux suédois en 2008. À partir de 2012, un groupe thaïlandais est entré au capital ; il est devenu l’actionnaire unique en 2022. Ainsi, depuis 2008 et la sortie du Groupe Rhône‑Poulenc, devenu Solvay, la société n’est plus à capitaux français.

Le projet de reprise, le seul sur la table, ne concerne que 44 salariés environ ; une dizaine de salariés devraient être repris par d’autres sociétés. Ce chiffre est très décevant pour une plateforme qui compte plus de 460 salariés. Le projet ne vise en effet à reprendre qu’une des cinq activités de la plateforme : l’activité relative aux dérivés isocyanates, la plus en aval, qui concentre toute la recherche et le développement, ainsi que la valeur ajoutée. Cette activité intéresse l’un des grands fabricants mondiaux de monomères isocyanates aliphatiques, la société chinoise Wanhua.

Cette dernière reprend cet actif et a demandé au tribunal la reprise d’autres actifs, mais pas de l’« actif sel », de l’« actif électrolyse » ou de l’« actif isocyanates ». Il n’existe pas de brevet sur le sel. Deux brevets sur les monomères isocyanates ont été repris par la société chinoise. Aucun brevet sur l’électrolyse n’a été repris. Le savoir-faire non breveté est repris dans sa totalité par la filiale hongroise de la société chinoise. Celle-ci, à la suite de la décision du tribunal du 10 avril, a accepté de céder gratuitement ce savoir-faire à tout repreneur qui souhaiterait utiliser les actifs et les reprendre auprès du liquidateur.

Pour résumer, les activités d’électrolyse, de purification et de cristallisation sont à présent libres et le seront lorsque la société sera liquidée. La société chinoise n’a pas repris ces actifs. Elle a repris les savoir-faire, mais elle a clairement indiqué qu’elle ne s’intéressait pas au sel ou à l’électrolyse. La mine de sel appartient à une autre société, Chloralp, qui n’est pas concernée par la procédure de redressement judiciaire. Cette mine est actuellement à la recherche de repreneurs potentiels.

M. le président Denis Masséglia. Je vous remercie d’avoir confirmé que le président du Rassemblement National a soit commis une erreur, soit diffusé des informations inexactes.

J’ai cru comprendre, lors d’une précédente audition, que le sel est en partie utilisé dans le domaine militaire, mais que cette utilisation représente moins de 1 % de la production totale. J’ai également entendu dire que l’administration française – les services de l’armée, pour être précis – avait passé des commandes importantes. Pourriez-vous nous dire si l’administration a pris ses dispositions pour éviter que certaines activités stratégiques pour notre défense soient confrontées à des difficultés ?

M. Jean-Luc Béal. En ce qui concerne le sel, notre rôle se limite à la vente. Nous n’avons pas connaissance des procédés ultérieurs ni des applications stratégiques qui en découlent. Notre unique client pour le sel est la société Arkema. Nous lui en avons fourni selon nos capacités et sa demande, malgré une interruption de deux mois due à une grève. Actuellement, plusieurs milliers de tonnes de sel sont stockées sur la plateforme du Pont‑de‑Claix, en attente de clients. Ce stock sera probablement vendu lors de la liquidation de l’entreprise, mais il n’en reste pas moins disponible en attendant.

La part de notre production destinée à l’activité militaire représente moins de 0,1 % de notre chiffre d’affaires et environ 1 % en volume.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Est-il exact que la fermeture partielle ou totale du site permettrait de contourner l’obligation de dépollution ? Le maintien d’une activité résiduelle servirait-il principalement à éviter plusieurs milliards d’euros de dépenses ? Avez‑vous évalué le coût de la dépollution du site ? Si oui, quel est ce coût et quels sont vos projets en la matière ?

M. Jean-Luc Béal. Nous ne sommes pas propriétaires de la plateforme. Par conséquent, nous n’avons aucune obligation légale de dépollution. Les responsabilités sont partagées entre les acteurs historiques et actuels du site.

Le site du Pont-de-Claix est un site Seveso. Une fois la société placée en redressement judiciaire, nous avons dû définir des priorités : nous avons cherché des repreneurs, avec un succès limité hélas, et nous nous sommes concentrés sur la mise en sécurité des installations, étant donné la proximité entre le site – où sont utilisés des produits dangereux – et l’agglomération de Grenoble.

Nous avons scrupuleusement suivi nos obligations réglementaires et travaillé en étroite collaboration avec la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) pour élaborer et mettre en œuvre un plan d’action. La mise en sécurité du site est quasiment achevée ; il reste seulement quelques déchets à évacuer. Notre actionnaire a choisi d’aller au-delà des exigences réglementaires en finançant ces travaux ainsi que le plan social pour les employés non repris.

La réglementation n’impose pas de faire davantage, en particulier pour une société en redressement judiciaire. Vencorex a respecté tous ses engagements au plan juridique.

M. le rapporteur. Vous avez mentionné l’existence d’importants stocks de sel. Pourriez-vous indiquer la quantité disponible et préciser ce qu’elle représente par rapport à votre production habituelle ? Par ailleurs, savez-vous pourquoi Arkema n’achète pas le sel disponible ?

M. Jean-Luc Béal. Les stocks de sel sont impressionnants – ils s’élèvent à plus de 10 000 tonnes. Ils sont environ quatre fois plus élevés qu’en temps normal. Cela représente plus d’un mois et demi de production à pleine capacité, sachant que ces dernières années, nous ne produisions qu’à 50 % de nos capacités.

Cette quantité est considérable au regard des besoins des applications stratégiques : cela représente potentiellement plusieurs années de consommation pour ce secteur spécifique.

Arkema n’achète pas ce sel pour une raison simple : sa capacité de stockage ne le permet pas.

M. le rapporteur. Les enjeux sont réels pour notre souveraineté. À ma connaissance, seul le sel purifié produit par Vencorex est homologué par la direction générale de l’armement (DGA) pour la fabrication du missile M51.

Compte tenu de cette information, les pouvoirs publics – représentants du Gouvernement ou autres – ont-ils tenté d’engager un dialogue pour préserver la capacité de production sur le territoire national ? Cela revêt une importance particulière dans le contexte géopolitique actuel, la fabrication de missiles demeurant un enjeu stratégique majeur pour notre souveraineté.

M. Jean-Luc Béal. Dès le premier semestre de l’année 2024, nous avons engagé des discussions avec différents services de l’État, principalement la direction générale des entreprises (DGE), pour élaborer le contenu du plan de retournement. Notre objectif était d’identifier des investissements potentiellement éligibles à des subventions, notamment dans le domaine de l’efficacité énergétique, l’énergie représentant l’un des défis majeurs pour Vencorex sur la plateforme.

Parallèlement, nous avons collaboré étroitement, dès le mois de février, avec la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire). Mon arrivée dans l’entreprise, en mars 2024, a coïncidé avec une intensification de la coopération avec l’ensemble des acteurs concernés dans le but de trouver des solutions en amont de la procédure de redressement judiciaire. Notre priorité initiale était de maintenir l’activité de Vencorex. Dans cette optique, nous avons multiplié les échanges avec les services de l’État. Nous avons également eu l’occasion de rencontrer le ministre de l’industrie de l’époque pour tenter d’éviter le placement de la société en redressement judiciaire.

Malheureusement, malgré nos efforts, nous avons échoué. Nous avons alors entamé des discussions avec les principaux acteurs européens ainsi qu’avec les utilisateurs du sel pour explorer la possibilité d’une reprise de la mine de sel. Arkema a été notre premier interlocuteur dans cette démarche, dès le mois de mai.

La Dire a joué un rôle important tout au long du processus, jusqu’à la fin de la phase de recherche de repreneurs – cela mérite d’être souligné. Elle a contacté toutes les sociétés que nous avions identifiées, afin de trouver des solutions économiques viables pour pérenniser l’activité de Vencorex, en particulier l’activité de production de sel.

À l’heure actuelle, nous cherchons toujours un repreneur pour la société Chloralp. Nous travaillons sur un projet en étroite collaboration avec la Dire et multiplions les réunions et les discussions pour trouver des solutions. La Dire s’efforce d’identifier des industriels susceptibles d’intégrer le pôle. Toutes les solutions envisagées ont été portées à la connaissance de l’État. Ses services ont systématiquement pris contact avec les industriels identifiés, avec lesquels nous avons également poursuivi les discussions. Une seule solution a été trouvée.

Les services de l’État ont indéniablement mis tout en œuvre pour tenter de trouver une solution pour que soient reprises les activités de notre société, en particulier les activités considérées comme stratégiques.

M. le rapporteur. Vous avez évoqué une rencontre avec le ministre de l’industrie. De qui s’agissait-il ? Quand la rencontre a-t-elle eu lieu ? Vous a‑t‑il paru conscient des conséquences de la situation actuelle ? 6 000 emplois indirects sont affectés ; les plateformes chimiques sont déstabilisées ; le pays est passé du statut d’exportateur à celui d’importateur de chlore.

M. Jean-Luc Béal. Nous avons rencontré deux ministres de l’industrie depuis le début de l’année 2024. Nous avons eu des entretiens individuels avec M. Roland Lescure et avons participé à une réunion élargie avec des élus locaux et des organisations syndicales. Nous avons également eu plusieurs entrevues avec M. Marc Ferracci, en parallèle de nos échanges avec le cabinet du Premier ministre.

À chaque fois, nous avons constaté qu’il y avait une réelle volonté d’explorer toutes les pistes envisageables. Nous avons notamment essayé de trouver des modes de financement viables. Mais, comme l’a souligné le ministre de l’industrie, le plan d’affaires de l’activité de production de sel n’était pas viable économiquement.

Je serai très direct sur ce point : faire fonctionner une unité de production de sel pour seulement 1 % de son volume, en maintenant une usine en activité, cela n’a aucun sens économique et cela engendre des coûts exorbitants. C’est probablement la raison pour laquelle aucun acteur du sel, client ou fabricant, n’a souhaité reprendre l’activité. Le prix d’une tonne de sel produit dans ces conditions aurait été largement supérieur au prix que nous avons évoqué.

Nous avons toujours bénéficié d’une écoute attentive de la part des services de l’État, des cabinets ministériels et des deux ministres que nous avons rencontrés. Nous avons cherché des solutions en faisant preuve de réalisme, en tenant compte des contraintes de Vencorex et des autres acteurs du secteur. Il faut se souvenir que la plateforme n’a pas été conçue pour la seule production de sel destiné à des applications stratégiques.

Il est difficile pour le chimiste que je suis de considérer que le sel est irremplaçable. Certes, son remplacement par autre chose nécessiterait des ajustements et une revalidation du produit, mais je ne crois pas que cela soit impossible. Idéalement, il aurait fallu pouvoir le produire dans des conditions économiquement viables. Or le simple fait que la saumure parcoure 80 kilomètres et franchisse 400 mètres de dénivelé pour arriver à l’usine engendrait des coûts excessifs, supérieurs à ceux supportés par d’autres fabricants.

Je ne peux pas préjuger du résultat final ou affirmer qu’un autre dénouement était possible. Ce que je peux dire, c’est que nous n’avons pas trouvé de solution économiquement viable dans le temps imparti.

M. le rapporteur. Des solutions ont été proposées par les élus locaux et les organisations syndicales. À ma connaissance, trois options ont été avancées : la reprise d’actifs stratégiques par l’État, la nationalisation temporaire et la reprise sous forme de société coopérative. Ces options ont-elles été sérieusement envisagées à l’occasion de vos échanges avec les membres du Gouvernement ? Ont-elles même été évoquées ? Par ailleurs, avez-vous eu accès à des éléments d’analyse, des notes ou des calculs qui auraient permis d’approfondir les discussions au sujet de ces trois options ?

M. Jean-Luc Béal. Nous avons fait un travail approfondi et avons fourni l’intégralité des informations nécessaires à l’élaboration de tous les projets par les différents acteurs. Toutes les analyses, fondées sur nos données, ont abouti à la même conclusion : le niveau d’investissement requis pour maintenir une activité sur l’ensemble du site – quelle que soit la solution retenue – s’élevait à environ 300 millions d’euros – et même à 370 millions d’euros, selon notre analyse ; et aucun retour à l’équilibre financier n’était possible.

Cela signifie que l’injection de cet argent dans la société n’aurait pas suffi à résoudre pour de bon ses difficultés. La raison est simple : la plateforme du Pont-de-Claix, dans sa configuration actuelle, n’est plus viable au plan économique. Elle n’est plus adaptée aux conditions de marché actuelles. Et le coût d’une refonte – très élevé – ne serait pas compensé par les recettes découlant de la production. Aujourd’hui, le sel, le chlore et la soude sont des produits de base. On peut même considérer que les monomères sont des produits de base, compte tenu de la concurrence féroce sur le marché.

Encore une fois, nous avons analysé la situation en profondeur. Nous avons discuté des différentes possibilités avec les services de l’État, en participant activement à la réflexion. Malheureusement, il n’existait pas de plan pour surmonter les difficultés actuelles qui soit viable sur le long terme.

M. le rapporteur. Vous affirmez avoir fourni des données à l’État, qui a ensuite conduit sa propre analyse. À votre connaissance, l’État a-t-il produit une analyse indépendante – en s’appuyant sur les données dont il disposait de son côté – de la faisabilité des solutions envisageables ? Existe-t-il un document de travail qui aurait servi de base pour les discussions relatives à ces solutions ? Les trois options ont-elles été étudiées de la même manière ? Aviez‑vous une préférence pour l’une d’entre elles ? Une option a-t-elle été écartée d’emblée, sans analyse approfondie ni discussion ?

M. Jean-Luc Béal. Notre rôle a consisté à fournir des informations détaillées et à faciliter la compréhension de nos interlocuteurs à propos de la complexité du site. Nous n’avons pas eu entre les mains un document qui aurait récapitulé les différentes options ou formulé des conclusions définitives. Quoi qu’il en soit, nous avons beaucoup échangé, comme je l’ai dit, et nos conclusions ont rejoint celles de nos interlocuteurs : le besoin de financement était considérable et la perspective d’un retour à l’équilibre inexistante.

M. le rapporteur. En résumé, il s’agit de conclusions co-construites ?

M. Jean-Luc Béal. Nous sommes les seuls à détenir des données non publiques sur Vencorex. Nous avons fourni l’essentiel des informations sur la structure de la société, le marché et les projections d’évolution de l’activité.

M. le rapporteur. Il est surprenant qu’aucun document récapitulatif n’ait été produit ; c’est pourtant généralement le cas dans ce type de situation. Puisque nous ne pouvons pas nous appuyer sur un document formel, pouvez-vous nous dire si, lors de vos échanges avec les ministres successifs, vous avez perçu un intérêt pour l’examen des solutions proposées par les élus locaux et les organisations syndicales ? Avez-vous senti qu’il y avait une volonté politique, ou même une volonté « humaine », de faire avancer les choses ?

M. Jean-Luc Béal. Il m’est très difficile de répondre à cette question. Les pouvoirs publics ont déployé beaucoup d’énergie pour trouver des solutions ; ils ont fait montre d’un certain intérêt pour le sujet et d’une écoute attentive. En témoignent les nombreux échanges et rencontres entre la direction de la société et les ministres, les services de l’État, la préfecture de l’Isère… Les ministres ont sincèrement cherché à comprendre la situation et ont réfléchi aux pistes susceptibles d’être empruntées.

Cela étant dit, je ne pense pas que nos interlocuteurs aient imaginé, à un moment ou à un autre, que le dossier connaîtrait un dénouement positif. Il n’était pas possible de parvenir aux conclusions que certains espéraient. Le plan d’affaires ne permettait pas de garantir la survie des emplois et des actifs, même dans l’hypothèse d’une nationalisation temporaire.

M. le rapporteur. La question du coût est fondamentale lorsque plusieurs solutions sont sur la table. Avez-vous évoqué avec le ministre le coût d’une éventuelle nationalisation temporaire ? Disposez-vous d’une estimation de ce coût ?

M. Jean-Luc Béal. Ce coût correspond au besoin de trésorerie sur une période de dix ans. Nous l’avons évalué à 370 millions d’euros – le flux de trésorerie resterait négatif au‑delà de cette période. Ce montant doublerait sur une période de vingt ans. Mais il ne s’agit pas d’un chiffre définitif. En effet, il n’est pas possible d’identifier un point d’équilibre à partir duquel la situation s’inverserait, à partir duquel la société s’autofinancerait. Comme je l’ai dit, il n’y a pas de perspective de retour à l’équilibre. En d’autres termes, le besoin de financement se prolongerait indéfiniment.

M. le rapporteur. Vous conviendrez néanmoins avec moi que ce coût est nettement inférieur à celui de la dépollution du site.

M. Jean-Luc Béal. La réglementation française n’impose pas la dépollution d’une plateforme chimique en activité. La plateforme du Pont-de-Claix, qui est centenaire, n’a d’ailleurs jamais été dépolluée. Si la dépollution systématique des sites industriels était imposée, cela conduirait inévitablement à une désindustrialisation massive.

Actuellement, le site est sous surveillance constante. Nous disposons de 170 points de prélèvement d’eau régulièrement contrôlés, en collaboration étroite avec la Dreal. Cette vigilance perdurera indépendamment de l’identité du repreneur. J’ajoute que la présence d’un repreneur garantit la sécurisation continue de la zone.

Nous ne pouvons pas évaluer précisément le coût de la dépollution du site, bien que la société Vencorex y soit installée depuis douze ans. En effet, nous ne connaissons pas l’étendue exacte de la pollution accumulée. Néanmoins, nos sondages récents n’ont révélé aucune évolution de la pollution sur notre période d’activité.

L’enjeu principal réside dans la revitalisation de la plateforme par l’intermédiaire de l’arrivée d’activités industrielles qui ont besoin de ce type de périmètre protégé – leur nombre diminue dans notre pays.

La préservation de la zone est essentielle pour attirer des industries du même type, comme le rappelle régulièrement la métropole de Grenoble. La création de nouveaux sites Seveso, avec les plans de prévention des risques technologiques (PPRT) actuels, s’avère extrêmement complexe.

Notre priorité est donc de préserver la plateforme. La pollution est maîtrisée ; les pollutions actuelles sont nettement inférieures aux pollutions passées.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous indiquer le montant des aides publiques, directes ou indirectes, que la société a perçues ces dernières années ? Ces aides ont-elles été assorties de conditions fixées par l’État ou les collectivités territoriales, notamment en matière de préservation de l’emploi ?

M. Jean-Luc Béal. Au cours de la période 2012-2024, sous l’empire de l’actionnaire actuel, la société a bénéficié de 80 millions d’euros d’aides publiques. Ce montant se décompose de la façon suivante : 43 millions d’euros ont été accordés pour la mise en place du nouveau PPRT, en 2015 ; 37 millions d’euros ont été versés principalement au titre du crédit d’impôt recherche (CIR) et au titre de subventions liées aux quotas de CO2.

Les 43 millions d’euros que j’ai mentionnés ont été intégralement investis dans un nouvel électrolyseur sur le site du Pont-de-Claix. L’octroi de l’aide était conditionné, à la demande de la région Auvergne‑Rhône‑Alpes, au maintien de l’emploi pendant cinq ans. Nous avons respecté cet engagement.

Par ailleurs, au cours de la même période, Vencorex a enregistré un résultat opérationnel négatif de plusieurs dizaines de millions d’euros. Malgré cela, nous avons fait des investissements à hauteur de 260 millions d’euros, que l’actionnaire a financés en grande partie. Parallèlement, nous avons payé 40 millions d’euros d’impôts, principalement au titre de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et de divers impôts fonciers.

M. le rapporteur. Les aides locales, les aides liées à l’apprentissage et les aides accordées par la région sont-elles incluses dans les 80 millions d’euros ?

M. Jean-Luc Béal. Oui, ce montant englobe la totalité des subventions et des aides que notre société a reçues. Nous pourrons vous donner plus de détails, si vous le souhaitez.

M. le rapporteur. Considérez-vous qu’il serait légitime de rembourser une partie de ces aides ? Si les autorités publiques invoquaient les difficultés nées de la situation pour le territoire, l’impact indirect significatif du placement de la société en redressement judiciaire, ou encore la question de la souveraineté militaire, envisageriez-vous le remboursement ? Même lorsque l’octroi des aides n’est pas explicitement conditionné au maintien de l’emploi, ne pensez-vous pas qu’une société qui bénéficie de fonds publics est liée par une sorte de contrat moral avec la puissance publique ?

M. Jean-Luc Béal. Je ne vais pas répondre à votre question. Mais je tiens à souligner que nous avons pleinement tenu nos engagements, aussi bien contractuels que moraux. Nous avons maintenu l’emploi pendant cinq ans, comme cela avait été demandé. Nous avons considérablement amélioré la prévention des risques pour les populations voisines, en investissant 103 millions d’euros dans la modernisation de notre outil industriel. Les règles étaient clairement établies dès le départ ; elles ont été respectées. Dans ces conditions, je ne comprendrais pas qu’on nous demande de rembourser les aides.

M. le rapporteur. Notre commission d’enquête s’intéresse aux relations entre les autorités publiques et les entreprises qui connaissent des difficultés. Elle a besoin de connaître la nature des échanges dans le contexte de la mise en œuvre d’un projet de restructuration. Les ministres que vous avez rencontrés ont-ils exercé sur vous une forme de pression pour tenter de vous faire changer d’avis afin que l’activité et les emplois soient maintenus ? Ou s’agissait-il de simples échanges d’informations destinés à anticiper les conséquences de votre décision ?

M. Jean-Luc Béal. Le processus a connu plusieurs phases : certaines ont été, plus que d’autres, marquées par des tensions. Je veux vous communiquer un chiffre que je n’ai pas mentionné jusqu’à maintenant. En dix ans, notre actionnaire a injecté 400 millions d’euros dans Vencorex, dont 140 millions d’euros depuis le début de l’année 2024. Vous le savez, il a décidé de mettre un terme à ses investissements. La société n’ayant pas de ressources propres, il n’y avait pas d’autre choix que de la placer en redressement judiciaire. Le facteur « temps » a joué un rôle déterminant dans la décision du tribunal de commerce de Lyon. Au vu de l’urgence de la situation, celui-ci a dû statuer le 10 avril – l’audience avait eu lieu le 3 avril – sans pouvoir accorder plus de temps pour la préparation d’autres projets. Je reconnais que la situation a été tendue.

M. le rapporteur. Vous parlez de tension. Comment cela s’est-il manifesté concrètement ?

M. Jean-Luc Béal. Les discussions ont parfois été tendues. Nous étions tenus par nos obligations légales et nous connaissions parfaitement les limites de notre champ d’action. À un certain moment, nous avons subi des pressions pour faire plus que ce que nous pouvions faire. Mais nous avons maintenu une position ferme en expliquant que nous ne pouvions pas engager de dépenses au-delà d’un certain montant. Ces tensions se sont manifestées, notamment, lors d’une réunion importante, alors qu’il était devenu évident que la seule issue possible était le placement de la société en redressement judiciaire.

Il y a eu des discussions tendues, cela est vrai, mais elles n’ont pas duré, car l’enjeu a rapidement résidé dans la recherche de repreneurs potentiels. Ces tensions sont, somme toute, assez classiques dans les relations d’affaires entre client et fournisseur. Mais, encore une fois, nous avons privilégié la recherche de solutions constructives, puisque la voie de l’affrontement était vouée à l’échec.

M. le rapporteur. En résumé, l’État a froncé les sourcils, puis il a cédé.

M. Jean-Luc Béal. Je vous laisse la responsabilité de cette interprétation. Je ne peux pas en dire davantage.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur le rapporteur, il est étonnant que nous ayons une compréhension si différente des choses. Pour ma part, je comprends que l’État a fait son possible avant de constater que la situation économique de la société Vencorex ne permettait pas de trouver une solution viable. Nous avons sans doute parfois une lecture différente de l’économie, et cela explique que nous n’appartenions pas au même parti politique. Vous pensez, et je respecte votre point de vue, que l’État peut tout faire. Ce n’est pas mon cas. L’État n’a pas de baguette magique.

Messieurs, je vous remercie. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis.

Enfin, je vous souhaite bon courage, ainsi qu’à l’ensemble des salariés de l’entreprise.


27.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l’État (mardi 6 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l’État ([27]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons aujourd’hui M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l’État, accompagné de M. Antonin Valls, adjoint à la cheffe de cabinet, cheffe de la communication.

L’Agence des participations de l’État (APE), placée sous l’autorité du ministre de l’économie et des finances, gère le portefeuille de participations de l’État, investisseur en fonds propres dans des entreprises jugées stratégiques, pour stabiliser leur capital et les accompagner dans leur développement ou leur transformation.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Alexis Zajdenweber prête serment.)

M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l’État. L’Agence des participations de l’État est un service à compétence nationale, rattaché au ministère de l’économie. Je dirige ce service, qui a fêté ses vingt ans en 2024, depuis septembre 2022.

Avant la création de l’APE, il existait naturellement, au sein de la direction du Trésor, un suivi des participations publiques dans les entreprises, mais cette création a traduit la volonté de mieux identifier la fonction de l’État en tant qu’actionnaire – au préalable, on parlait peu « d’État actionnaire » –, mais aussi de mieux la distinguer des autres fonctions à travers lesquelles il peut intervenir auprès des entreprises. La naissance de l’APE a également fourni l’occasion de concentrer en un lieu une compétence d’actionnaire accumulée au fil du temps. Il s’agissait en outre de faire en sorte que le cadre juridique et le cadre de suivi en gouvernance se rapprochent du cadre juridique de droit commun.

En 2025, nous suivons 86 sociétés, dont 72 sociétés non cotées, dix sociétés cotées et quelques structures de défaisance, des entités mises en extinction héritées de quelques dossiers passés. Au 30 juin 2024, la valeur du portefeuille s’établissait à environ 480 milliards d’euros, dont une cinquantaine dans les lignes des sociétés cotées. Les vingt plus grandes sociétés dont l’État est actionnaire emploient un peu plus de 1,6 million de collaborateurs à travers le monde.

Notre doctrine d’intervention, redéfinie en 2017, est articulée autour de trois axes prioritaires. Ainsi, l’État intervient auprès de trois catégories d’entreprises : les entreprises stratégiques qui contribuent à l’indépendance de la France, c’est-à-dire celles qui jouent un rôle particulier dans notre souveraineté ; les entreprises qui participent à des missions de service public ou d’intérêt général, aussi bien nationales que locales, dès lors que l’État considère que la seule régulation ne suffit pas à préserver les intérêts publics ; les entreprises en difficulté, beaucoup moins nombreuses, dont la disparition pourrait entraîner un risque systémique ou menacer notre indépendance.

Cette doctrine n’a pas évolué, dans la mesure où elle a plutôt démontré sa robustesse et sa flexibilité. En effet, nous avons investi dans des entreprises dont l’activité touche à notre souveraineté – je pense notamment au secteur de la défense. Nous avons également investi, à la fin de l’année dernière, dans de nouveaux secteurs : celui des infrastructures numériques par exemple – je fais référence à la prise de contrôle d’Alcatel Submarine Networks. Cette entreprise, unique en Europe, est l’un des leaders mondiaux dans son secteur ; elle est capable à la fois de fabriquer, de poser et de maintenir des câbles de télécommunication transocéaniques.

Notre mission consiste à défendre et préserver les intérêts patrimoniaux de l’État. Nous veillons à ce que l’argent investi dans les entreprises dont l’État est actionnaire prospère et soit utilisé à bon escient. À ce titre, nous nous préoccupons de la performance – financière, extra‑financière ou opérationnelle – de ces entreprises. Nous veillons par ailleurs à ce qu’elles soient en mesure de s’adapter aux évolutions, de faire face aux chocs ou aux crises immédiates et spontanées, comme la crise sanitaire provoquée par l’épidémie de covid‑19. Nous nous assurons aussi qu’elles tiennent compte de la nécessité de s’adapter au changement climatique. Nous sommes attentifs à ce que les entreprises soient responsables et exemplaires dans un certain nombre de domaines : l’emploi, la parité, la diversité, l’environnement.

Concrètement, notre travail au quotidien consiste à représenter l’État dans les entreprises dont il est actionnaire. Cela implique de participer à la prise de décisions – aux grandes orientations –, notamment celles portant sur la nomination des dirigeants. L’État peut être le seul actionnaire, actionnaire majoritaire ou minoritaire ; quoi qu’il en soit, il est toujours un actionnaire de référence. Au-delà, notre travail au quotidien consiste à dialoguer de manière plus ou moins formelle avec les équipes dirigeantes des entreprises – cet aspect relève davantage d’un travail de l’ombre.

L’État n’a pas vocation à être présent dans tous les secteurs de l’économie ; ainsi, il est actionnaire d’une toute petite minorité d’entreprises – 86 sur plus de trois millions en France. Au demeurant, l’intervention au capital d’une entreprise peut être coûteuse, directement ou indirectement, et les finances publiques sont dégradées. Une sélection pertinente est, par conséquent, indispensable.

L’État n’intervient que si cela a du sens et si les autres outils à sa disposition ne peuvent pas être mobilisés. Le fait qu’une entreprise puisse être considérée comme stratégique ne suffit pas à déclencher automatiquement l’entrée de l’État à son capital. Ce dernier dispose d’autres leviers d’action : l’octroi d’aides sous différentes formes ou la régulation. Il existe également un dispositif de contrôle des investissements étrangers en France, qui a été renforcé à de nombreuses reprises ces dernières années et qui a montré son efficacité. Dans certains cas, nous engageons des actions destinées à protéger des intérêts très spécifiques, en général liés à la défense nationale.

L’État actionnaire n’a pas pour mission d’intervenir dans la gestion quotidienne des entreprises. La vie interne de la société, de même que le dialogue social, sont des sujets qui relèvent de la direction. Il ne faut pas confondre les rôles. L’État doit s’assurer du bien-fondé des décisions structurantes de l’entreprise, de la cohérence de sa stratégie avec les perspectives et objectifs de long terme – le maintien d’un ancrage territorial, la réindustrialisation du pays, le développement d’un secteur, etc.

En résumé, l’État laisse aux entreprises une véritable liberté de gestion. En outre, il doit tenir compte du fait qu’il n’est pas toujours le seul actionnaire et que les autres parties ont leur propre vision des choses et leurs propres objectifs.

La solidité et la profitabilité des entreprises dont l’État est actionnaire favorisent leur capacité à investir, à embaucher et à maintenir l’emploi sur le temps long. Cela étant dit, lorsqu’une restructuration ou une réduction d’effectifs est à l’ordre du jour, nous faisons preuve de vigilance afin de nous assurer que les entreprises examinent toutes les options envisageables, notamment le reclassement interne ou externe des salariés, dans une logique et un esprit de responsabilité sociale.

M. le président Denis Masséglia. Je vous remercie pour ces informations. Vous avez évoqué la doctrine d’intervention de l’APE auprès d’entreprises dont la disparition pourrait entraîner un risque systémique. Quelle est la procédure qui vous permet de prendre connaissance des dossiers dans lesquels l’intervention de la puissance publique pourrait s’avérer nécessaire ? Comment choisissez-vous les entreprises dans lesquelles vous investissez ?

M. Alexis Zajdenweber. Comme je l’ai dit, l’intervention de l’État reste très exceptionnelle. Les sollicitations ne sont d’ailleurs pas si fréquentes. Les investissements de l’État dans des entreprises ont été extrêmement rares lors des dix dernières années, même si l’année dernière a été assez particulière. En effet, l’État est entré au capital de l’entreprise John Cockerill Defense, à l’occasion de son rachat par l’entreprise française Arquus, qui intervient dans le secteur de l’armement terrestre. Et, en fin d’année, l’État a pris le contrôle de l’entreprise Alcatel Submarine Networks.

À la différence de Bpifrance, grand investisseur, nous n’avons pas vocation à étudier un très grand nombre de dossiers ou à réaliser un grand nombre d’opérations chaque année. Cela étant dit, le spectre des entreprises stratégiques s’est étendu à la faveur des crises récentes : épidémie de covid‑19, guerre en Ukraine, crise énergétique.

Les conséquences de ces crises sur les chaînes de valeur font naître le sentiment que de très nombreux secteurs sont stratégiques. D’une certaine manière, cela conforte notre rôle, comme j’ai l’occasion de le dire régulièrement à mes équipes. Mais cela ne modifie pas notre doctrine d’action, qui repose sur la sélectivité et la subsidiarité. Celle-ci implique de s’interroger sur l’existence d’un autre actionnaire mieux à même d’aider une entreprise donnée, de sorte que ne soit pas mobilisé l’argent public – qui est rare.

Il existe de nombreuses situations singulières, qui sont traitées au cas par cas. Il est exact que les entreprises dans lesquelles nous avons très récemment investi revêtent une dimension stratégique, compte tenu de leur nature même ou de leurs infrastructures numériques – dont on peut penser qu’elles sont ou seront vulnérables. Elles jouent un rôle important dans le raccordement du pays au réseau internet et, partant, dans le bon fonctionnement de notre économie.

En application du principe de subsidiarité, nous intervenons dans l’hypothèse d’une défaillance de marché, lorsqu’il n’existe pas véritablement d’autres entreprises disposées à investir, ou dans l’hypothèse où nous ne souhaitons pas que certains acteurs deviennent actionnaires d’une société en particulier. L’analyse est faite au cas par cas. Parfois, il est pertinent que nous n’investissions pas directement mais que nous laissions des entreprises dont l’État est actionnaire le faire.

Récemment, les sociétés Velan et Segault, qui fabriquent de la robinetterie de pointe dans le domaine du nucléaire, ont fait l’objet d’une offre de rachat par un investisseur américain. La procédure de contrôle des investissements étrangers en France a conduit à refuser cette acquisition, ce qui est assez rare. Et, il y a quelques semaines, deux structures dont l’État est actionnaire, Framatome et TechnicAtome, ont finalisé le rachat de ces deux sociétés.

Le poids de l’histoire est également un facteur qui influence nos décisions. L’État est présent dans un certain nombre de secteurs parce qu’il y investit depuis longtemps. Par conséquent, il connaît certains secteurs mieux que d’autres. Mais il peut investir dans des secteurs qu’il connaît moins : la prise de contrôle d’Alcatel Submarine Networks en est la preuve. Les choix de l’État traduisent l’évolution de l’économie, qui est devenue de plus en plus numérique. Dans ce dernier cas, il existait un fait générateur, puisque l’actionnaire, Nokia, souhaitait vendre et en avait informé les pouvoirs publics. Parce qu’il n’existait aucune autre solution, l’État est intervenu.

Je précise que l’APE ne s’intéresse pas aux sociétés qui ne sont pas à vendre.

M. le président Denis Masséglia. Qui arrête la liste des dossiers que vous traitez ? Vous saisissez-vous des dossiers de manière discrétionnaire ? La demande émane‑t‑elle de l’autorité politique, de ministères ? Si tel est le cas, de quels ministères ?

M. Alexis Zajdenweber. Une fois encore, il faut raisonner au cas par cas. L’APE est un service du ministère de l’économie et des finances. Les demandes peuvent donc provenir de ce ministère, mais aussi d’autres ministères.

En France, le choix a été fait de confier le suivi des participations de l’État dans les entreprises à un seul acteur. Dans d’autres pays, dans lesquels la culture de l’État actionnaire est moins prégnante, la situation est différente : chaque ministère s’occupe des entreprises qui relèvent de son champ d’action. Cette organisation est moins efficace, car le fait de concentrer l’expertise dans un lieu unique permet de faire des économies d’échelle.

Nous dialoguons régulièrement avec les ministères : le ministère des armées tout d’abord, mais également les ministères chargés de l’énergie ou du transport, puisque l’État est actionnaire d’entreprises relevant de ces secteurs. Dans les conseils d’administration, il y a parfois un commissaire du Gouvernement qui représente le ministère de tutelle, en plus du représentant de l’APE.

Nous sommes attentifs à l’actualité. Je vous donne un exemple. Récemment, Airbus a fait part de son intérêt pour les activités de supercalculateurs d’Atos. Après avoir examiné le dossier pendant un moment, Airbus a finalement choisi, pour des raisons parfaitement légitimes, de ne pas faire d’offre. L’État, qui avait suivi l’affaire, a décidé de prendre le relai.

Le temps des équipes de l’APE est d’abord consacré au suivi des entreprises dont l’État est actionnaire – c’est le cœur de leur métier. Le temps consacré au passage en revue des entreprises dans lesquelles il pourrait investir fait partie du travail de l’agence, mais occupe beaucoup moins les équipes.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Pour commencer, je veux vous poser une question théorique, presque philosophique. Diriez-vous que l’État est un actionnaire comme les autres ?

M. Alexis Zajdenweber. Il s’agit effectivement d’une question philosophique. L’État n’est pas un actionnaire comme un autre, mais il investit dans des entreprises dont la gestion et le mode de fonctionnement doivent, dans la mesure du possible, être ceux d’une entreprise classique. Nos préoccupations relatives aux critères de performance, de rentabilité, d’efficacité et de résilience sont semblables à celles des actionnaires classiques.

L’État n’est pas un actionnaire comme un autre car il offre des garanties que de nombreux actionnaires ne sont pas en mesure d’offrir. Ainsi, l’État est un actionnaire de long terme, voire de très long terme dans certains secteurs – particulièrement importants – de l’économie. Peu d’investisseurs sont en mesure de rivaliser.

Pour autant, l’État s’efforce d’entretenir une relation « normale » avec les entreprises dont il est actionnaire : il siège dans les organes de gouvernance et y joue le rôle d’un administrateur « lambda ». Nos relations avec les dirigeants ressemblent aux relations qu’entretiendrait avec ces derniers un investisseur traditionnel. Je rappelle d’ailleurs que les modalités de l’actionnariat sont variées – actionnariat purement financier et inactif, actionnariat minoritaire et actif, actionnariat de contrôle, actionnariat majoritaire.

Quand l’État est actionnaire minoritaire, il est considéré comme un actionnaire de référence. Dans ce cas de figure, il dispose des mêmes droits qu’un actionnaire de contrôle.

Peu importe la forme sociale de l’entreprise, l’État actionnaire essaye de promouvoir un comportement responsable, comme cela est attendu de l’ensemble des sociétés à l’heure actuelle.

M. le rapporteur. Je déduis de vos propos que l’État n’est pas un actionnaire totalement comme un autre. Lorsque l’État est actionnaire d’une entreprise, n’est-il pas soucieux de l’intérêt général en matière environnementale, sociale ? N’est-il pas soucieux des conditions de travail des salariés et des rémunérations ? N’est-il pas soucieux de la préservation de la souveraineté nationale, de la défense ?

M. Alexis Zajdenweber. Vous avez raison. L’intervention de l’État s’apparente à un jeu d’équilibriste : il doit rester dans son rôle d’actionnaire tout en pesant sur l’action des entreprises pour obtenir des résultats dans les registres que vous évoquez.

Je vais vous donner quelques exemples. Nous avons installé des groupes de travail, qui permettent à l’ensemble des entreprises de notre portefeuille de travailler en commun sur des sujets ; certaines entreprises sont très avancées dans certains domaines, quand d’autres sont plus en retard. Les secondes peuvent ainsi s’inspirer des bonnes pratiques développées par les premières.

Nos entreprises sont très réceptives aux initiatives que nous avons développées autour des thématiques environnementales – notamment autour de la décarbonation. Des entreprises – telles que la SNCF, qui conduit une politique très active en matière de décarbonation de ses achats – viennent faire part de leur expérience, expliquer leurs choix et présenter les difficultés qu’elles ont rencontrées dans leur mise en œuvre.

Nous faisons un travail identique sur les sujets touchant aux ressources humaines : la parité, la diversité, l’inclusion sont des thématiques qui font l’objet de discussions afin que les entreprises modifient leur politique de recrutement et se tournent vers des publics plus éloignés de l’emploi.

Un autre groupe de travail est consacré aux politiques d’achat. Nos entreprises dépensent plusieurs centaines de milliards d’euros par an. Elles peuvent, à travers leurs achats, modifier les relations qu’elles entretiennent avec leurs fournisseurs, leurs sous-traitants. Nous nous efforçons donc de promouvoir auprès d’elles le principe d’achats responsables. Nous les sensibilisons à l’importance de procéder à des achats de produits français ou européens et de veiller à la résilience des chaînes de valeur. À cet effet, j’ai écrit, il y a dix-huit mois, à l’ensemble des dirigeants des entreprises dont l’État est actionnaire pour leur demander de veiller à ce que notre préoccupation soit prise en compte par les organes de gouvernance et à ce que le conseil d’administration en débatte une fois par an.

Le travail que nous faisons suppose de faire preuve d’agilité : il faut faire en sorte que les grandes entreprises aient envie de travailler ensemble sur ces sujets, de créer des liens entre elles et de trouver des solutions.

Nos préoccupations portent aussi sur l’environnement en général et la réduction des émissions de gaz à effet de serre en particulier ; ce second élément peut être pris en compte pour la détermination de la rémunération variable des dirigeants.

Voilà quelques exemples de l’action que nous menons, au même titre que d’autres actionnaires. Nous essayons de sensibiliser les entreprises sur ces enjeux pour les inciter à engager des transformations profondes. Mais il faut reconnaître qu’elles se mobilisent déjà fortement par elles-mêmes.

M. le rapporteur. Je comprends de vos propos que l’actionnariat de l’État confère à celui-ci un certain pouvoir sur les entreprises. Comment qualifieriez-vous ce pouvoir ? Est-il très faible, faible, moyen, fort ou très fort ? J’imagine que cela dépend des situations. Quoi qu’il en soit, pourriez-vous faire part de votre appréciation quant à la capacité de l’État à influer sur l’orientation d’une entreprise dont il est actionnaire ?

M. Alexis Zajdenweber. Nous nous efforçons de peser sur les grandes décisions stratégiques de l’entreprise, grâce à notre présence au sein des instances de gouvernance. En revanche, nous ne cherchons pas à intervenir dans la gestion quotidienne de l’entreprise ; cela serait une mauvaise chose pour elle comme pour l’État. Celui-ci est un actionnaire de référence, c’est-à-dire un actionnaire qui a du poids, qui veut être entendu et qui discute en ce sens avec les équipes dirigeantes.

Comme vous l’avez dit, les configurations sont très variées. Mais il y a des paramètres qui ne varient pas : nous souhaitons être présents dans les instances de gouvernance – et cela est toujours le cas, à quelques exceptions près ; nous souhaitons aussi évidemment entretenir une relation avec les dirigeants et dialoguer avec eux. Lorsque l’État est actionnaire minoritaire d’une entreprise, y compris lorsqu’il est le premier actionnaire minoritaire, il est certain que son influence – qui n’est pas faible – doit s’exercer différemment.

L’État veille à ce que la gouvernance des entreprises dont il est actionnaire fonctionne bien, conformément aux règles en vigueur ; il veille à ce que les intérêts des actionnaires minoritaires d’une part, l’intérêt social des entreprises d’autre part, soient respectés.

Il se doit d’être exemplaire et de respecter les règles qui régissent le fonctionnement de la gouvernance. Dans toutes les entreprises dans lesquelles il est actionnaire – cela est particulièrement vrai quand il est actionnaire minoritaire –, l’État agit dans le cadre du conseil d’administration – un cadre collectif. Encore une fois, son rôle consiste à participer aux grandes décisions stratégiques des entreprises et à s’assurer qu’elles sont en adéquation avec ses objectifs.

M. le rapporteur. Je souhaite aborder un autre point. J’ai peut‑être mal interprété vos propos, mais il me semble avoir compris que vous n’intervenez pas dans les décisions de réductions d’effectifs en tant que telles mais plutôt dans le choix des modalités de mise en œuvre de ces réductions. Est-ce bien cela ?

M. Alexis Zajdenweber. Je réitère mes propos : nous n’intervenons pas dans la gestion des entreprises. Nous sommes soucieux du fait que ces entreprises soient bien gérées, prospèrent, se développent, soient rentables et puissent financer leurs investissements. Lorsque ces conditions sont réunies, elles sont en mesure d’embaucher, de créer de l’emploi.

Malheureusement, des restructurations, des ajustements ou des évolutions sont nécessaires dans certains cas. Lorsque ces situations se présentent, notre préoccupation est effectivement que la politique des entreprises ait le moins d’impact possible sur l’emploi et que soient trouvées des solutions de reclassement. Nous veillons à ce que les comportements ou les choix des entreprises soient respectueux des intérêts des salariés.

M. le rapporteur. Notre commission d’enquête s’interroge sur la capacité de la puissance publique à empêcher les licenciements. Je déduis de vos propos que l’État actionnaire ne porte pas de regard sur le motif économique d’un plan de licenciement.

M. Alexis Zajdenweber. Certains éléments relèvent du droit du travail. L’APE n’est pas un organe de contrôle, ni d’inspection ; elle n’a pas vocation à sanctionner les atteintes au droit du travail. En tant qu’actionnaire, l’État peut être conduit à apprécier, avec le conseil d’administration, le bien-fondé d’un certain nombre de mesures. C’est le rôle de tout actionnaire. L’État donne naturellement son avis sur la pertinence d’une restructuration d’ampleur mise en œuvre par un grand groupe.

Néanmoins, encore une fois, il est de la responsabilité des dirigeants d’organiser le dialogue social dans l’entreprise et de prendre les décisions. Notre responsabilité, en tant qu’actionnaire, consiste à veiller à ce que l’entreprise soit bien gérée, que le dialogue social fonctionne bien et que les décisions soient en adéquation avec les préoccupations des pouvoirs publics, lesquelles sont bien connues : maintenir l’emploi, reclasser et former les salariés. Il ne nous appartient pas de nous muer en juges des licenciements économiques.

M. le rapporteur. Vous n’émettez donc pas d’avis, de protestation, vous ne formulez donc pas d’interrogation lorsqu’une entreprise dont l’État est actionnaire, qui perçoit des aides publiques, distribue des dividendes et supprime parallèlement des emplois, avec les conséquences que l’on sait pour les personnes concernées, les territoires, voire la souveraineté industrielle ?

Je ne vous mets pas en cause – votre mission est spécifique – mais comprenez que l’on s’interroge légitimement sur l’efficacité de l’action de la puissance publique. Le fait que l’État siège au conseil d’administration d’une entreprise – cela n’est pas rien – et n’essaye pas d’infléchir ses décisions tendant à supprimer des emplois, ou ne proteste pas, ne peut qu’interpeler nos concitoyens.

M. Alexis Zajdenweber. J’ignore si le terme « protestation » est le plus approprié. Nous formulons un avis, une opinion – pas nécessairement de manière publique – sur une décision donnée que l’entreprise a annoncée ou qu’elle s’apprête à prendre. Cela est normal. Nous disons les choses, parfois avec beaucoup de franchise.

Permettez-moi de revenir sur vos propos. Vous avez parlé des dividendes. De mon point de vue d’actionnaire public, il ne me semble pas que les dividendes soient une mauvaise chose en soi. Quand une entreprise dont l’État est actionnaire verse des dividendes, c’est a priori le signe d’une bonne santé et d’une bonne gestion. Dans ce domaine, nous déployons une politique raisonnable, prudente ; nous n’exigeons pas le versement de dividendes à des niveaux déraisonnables. Nous pouvons d’ailleurs arbitrer entre plusieurs solutions et considérer que la situation financière d’une entreprise impose qu’elle verse peu de dividendes pour être en mesure de faire des investissements importants ou d’améliorer sa notation financière. Par le passé, nous l’avons démontré.

Par ailleurs, l’APE investit en tant qu’actionnaire mais ne verse pas d’aides – je crois que vous avez auditionné certains de nos collègues qui sont plus directement impliqués. Je précise qu’il n’est pas incompatible, pour une entreprise, de recevoir une aide pour investir dans une capacité de production et de verser simultanément des dividendes.

J’indique, pour terminer, que l’État est actionnaire de très grandes entreprises, de très grands groupes dont certaines des activités sont extrêmement prospères et donnent de très bons résultats, lesquels permettent le versement de dividendes. Il peut arriver que d’autres activités, au sein des mêmes entreprises ou des mêmes groupes, aient besoin d’être soutenues aux fins de se développer. Et il peut arriver que d’autres activités encore, dans les mêmes structures, rencontrent des difficultés, qui peuvent justifier que des mesures particulières soient prises ou que des restructurations soient décidées.

Nous restons vigilants, nous conservons notre liberté de ton et nous exposons notre point de vue dans le cadre du dialogue avec les dirigeants.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


28.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives d’Auchan Retail (mercredi 7 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne des représentants des organisations syndicales représentatives d’Auchan Retail ([28]).

M. le président Denis Masséglia. Nos deux auditions du jour sont consacrées à l’examen de la situation de l’entreprise Auchan Retail, qui a annoncé, à la fin de l’année 2024, une réorganisation de ses activités, à travers la mutualisation de certaines fonctions « support », la fermeture de plusieurs magasins ou encore le déploiement d’un nouveau schéma logistique pour la livraison à domicile, impliquant la suppression de près de 2 400 postes.

Un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) a, en conséquence, été présenté par la direction et signé par les syndicats majoritaires après plusieurs mois de négociation.

Pour évoquer le sujet, et toutes les questions qui l’entourent, nous recevons les représentants des organisations syndicales présentes chez Auchan Retail :

– M. Gilles Martin, délégué syndical CFDT ;

– M. Bruno Delaye, délégué syndical CFTC ;

– MM. Franck Martinaud et Pierre Fostier, délégués syndicaux FO.

Participe également à la réunion M. Sylvain Macé, secrétaire national de la CFDT en charge, notamment, du commerce alimentaire et de la grande distribution.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Gilles Martin, M. Bruno Delaye, M. Franck Martinaud, M. Pierre Fostier et M. Sylvain Macé prêtent serment.)

M. Gilles Martin, délégué syndical CFDT. Vous nous auditionnez aujourd’hui sur les défaillances des pouvoirs publics face aux plans de licenciements, notamment chez Auchan, mais plus largement dans la grande distribution. Nous souhaitons appeler votre attention sur une problématique majeure, qui affecte non seulement les salariés mais également l’ensemble de notre société, qui est celle de la conduite des restructurations et de l’absence d’anticipation de ces situations dramatiques. Dans un contexte économique instable, les entreprises ajustent régulièrement leurs effectifs. Si ces adaptations peuvent se justifier, c’est leur mise en œuvre qui nous interpelle, la brutalité des annonces, les erreurs stratégiques et l’absence de conditionnalité des aides publiques.

Il est impératif d’examiner les défaillances structurelles de notre modèle économique. Depuis des années, nous assistons à une implantation quasi anarchique de structures commerciales de proximité, avec en moyenne une ouverture par jour en 2024. Cela crée un déséquilibre concurrentiel incontestable. Les discounters, par exemple, contournent certaines taxes comme la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) en ouvrant des surfaces réduites. Cette taxe représente à elle seule 20 millions d’euros pour un modèle intégré comme Auchan. Pire encore, en restant sous le seuil des cinquante salariés, ces enseignes de discount échappent aux obligations sociales, notamment la mise en place d’un comité social et économique (CSE). Les règles ne sont donc pas les mêmes pour tous.

La concurrence majeure d’Amazon et des enseignes similaires sur les secteurs non alimentaires affecte aussi durement l’emploi. Le PSE d’Auchan concerne d’ailleurs des salariés victimes de cette concurrence.

Ces déséquilibres sont aggravés par une instabilité chronique dans la gouvernance d’Auchan, avec dix‑sept dirigeants différents en vingt ans. Il en résulte des décisions prises dans l’urgence, sans vision à long terme, conduisant à des suppressions de postes massives et brutales.

Il est également urgent de revoir notre approche de la mobilité professionnelle. Plutôt que d’attendre la crise, nous devons développer des outils d’accompagnement, de reconversion et de mobilité interne ou externe réellement opérationnels et adaptés aux réalités du terrain.

Si l’Association familiale Mulliez (AFM) n’est juridiquement pas un groupe, elle gère en réalité un ensemble cohérent d’entreprises avec un seul actionnaire commun. Ce statut lui permet d’échapper à sa responsabilité sociale et au partage de la valeur, puisqu’elle n’est pas tenue de proposer à un salarié licencié dans une entité un reclassement dans une autre, ni de maintenir ses droits liés à l’ancienneté.

Enfin, la prévention est un sujet central. Trop souvent, l’État intervient une fois les décisions prises et les licenciements décidés. Or une politique proactive fondée sur le dialogue social, la formation continue, l’anticipation et le soutien à la reconversion permettrait d’éviter bien des drames humains. Cela suppose aussi des moyens. Le manque criant de personnel à l’inspection du travail est un problème majeur. Il devient urgent de renforcer ces services par des embauches pour pouvoir accompagner, contrôler et prévenir.

M. Sylvain Macé, secrétaire national de la CFDT. En complément, je souhaite apporter quelques éclairages sur le secteur de la grande distribution, toujours en lien avec Auchan. Il est important de rappeler que les salariés concernés par ces restructurations sont ceux‑là mêmes qui ont été jugés essentiels, notamment durant la période du covid. S’ils ont été félicités par tous et bien que leur travail ait permis de maintenir la continuité de la distribution alimentaire en France, force est de constater qu’ils n’ont pas vraiment été reconnus par la suite.

Nous sommes très préoccupés par plusieurs sujets, notamment la recomposition de la grande distribution dans son ensemble. Casino a fait faillite, Auchan a racheté des magasins Casino tout en mettant en place un PSE, Carrefour achète Cora et Match tout en cédant des magasins en location-gérance et Intermarché annonce la fermeture d’une partie des magasins rachetés. Au total, 582 magasins ont changé d’enseigne en deux ans. C’est un changement considérable, notamment pour les salariés. Cette recomposition inédite est à souligner, car la situation de la grande distribution et l’impact sur les salariés et leurs familles ne sont que très peu évoqués.

Nous sommes également préoccupés par l’avenir des salariés d’Auchan, dont le modèle est principalement basé sur l’hypermarché, un format en difficulté structurelle. Le plan de franchisation annoncé en 2023 nous inquiète également. Le passage en franchise des établissements d’Auchan a été évoqué dans le PSE ; il concernerait plusieurs centaines d’établissements. Si ce plan est toujours d’actualité, les conséquences pour les salariés concernés seraient extrêmement importantes. À ce sujet, nous déplorons le dévoiement de l’article L. 1224‑1 du code du travail, qui permet le transfert des salariés dans le cadre de cessions d’établissement. Selon nous, cet article est utilisé par de nombreuses entreprises de la grande distribution comme un moyen de contourner les mesures d’accompagnement qui devraient suivre les restructurations.

Nous tenons également à rappeler que la grande distribution en France joue un rôle stratégique qu’il est indispensable de préserver. La période de la crise sanitaire a démontré que sans magasins et établissements capables de nourrir les Français, la situation aurait été bien plus complexe. Il est donc crucial de préserver l’intégrité de ces entreprises, tant pour des raisons économiques que pour garantir la sécurité alimentaire, au-delà des simples enjeux de distribution.

Nous sommes très attachés au paritarisme mais nous nous interrogeons sur la position de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) sur les défaillances d’entreprises relevant de son périmètre, particulièrement nombreuses. Cela soulève un certain nombre d’interrogations en matière d’anticipation. De manière générale, dans l’ensemble des plans récemment déployés dans le secteur de la grande distribution, un réel déficit de transparence persiste puisque les plans sont dévoilés très tardivement et les organisations syndicales mises devant le fait accompli.

Il existe également une inquiétude quant à l’entretien des actifs, notamment des magasins, l’outil de travail semblant parfois mis en péril.

Je terminerai sur le sujet de la digitalisation et des outils d’intelligence artificielle. Dans la grande distribution, les investissements se font souvent à coûts constants, empiétant ainsi sur d’autres postes budgétaires, ce qui suscite de nombreuses questions, notamment du point de vue des salariés.

M. Bruno Delaye, délégué syndical CFTC. En tant que représentant de la CFTC, première organisation syndicale chez Auchan, mon objectif est d’apporter un éclairage complémentaire sur le PSE d’Auchan et l’accord que nous avons négocié.

L’annonce de ce PSE à l’automne dernier a eu un retentissement considérable en raison de l’ampleur des suppressions d’emplois envisagées, qui concernent 2 389 postes. Cette annonce brutale s’inscrit dans un contexte historique qu’il convient de rappeler. Mon parcours chez Auchan, débuté en 1994, m’a permis d’observer l’évolution de l’entreprise. À l’époque, Auchan misait exclusivement sur le modèle du grand hypermarché, répondant aux besoins des consommateurs français en offrant tout sous un même toit. Cette stratégie générait des profits importants, permettant une politique sociale généreuse fondée sur le partage du savoir, du pouvoir et de l’avoir. Ce modèle, créé par notre fondateur Gérard Mulliez, incluait des primes de participation, d’intéressement et l’actionnariat salarié, une innovation sociale majeure à l’époque.

Les années suivantes ont été marquées par de grandes manœuvres dans le secteur de la distribution, avec des rachats et fusions significatifs : Carrefour acquérant Promodès, Auchan reprenant Docks de France et la fusion des groupes Rallye et Casino. Auchan a alors concentré ses efforts sur les hypermarchés, délaissant les formats de proximité. Cette stratégie visait une expansion internationale, d’abord en Europe de l’Ouest puis de l’Est, ainsi qu’en Asie, avec quelques tentatives infructueuses aux États-Unis et en Amérique latine.

Pendant ce temps, les distributeurs indépendants ont développé un maillage dense de magasins de proximité sur le territoire national, gagnant progressivement des parts de marché. Les hard-discounters allemands ont également pénétré le marché français, connaissant une croissance accélérée ces dernières années, favorisée par les préoccupations liées au pouvoir d’achat.

Auchan a par ailleurs manqué le virage du e‑commerce, une erreur stratégique dont les conséquences ont été amplifiées par la crise du covid, qui a accéléré l’adoption des plateformes de vente en ligne par les consommateurs.

Diverses interventions législatives ont également touché le secteur : taxes sur les surfaces commerciales, restrictions au développement, loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, créant parfois des distorsions concurrentielles.

Dans ce contexte, les partenaires sociaux d’Auchan ont toujours œuvré pour améliorer les conditions de travail, la reconnaissance professionnelle et le statut social des employés. Travailler chez Auchan était synonyme de perspectives de carrière, d’évolution professionnelle, de rémunération attractive et de constitution d’un patrimoine grâce à l’actionnariat d’entreprise.

Le PSE récemment négocié est complexe car il concerne cinq entités juridiques distinctes, chacune étant confrontée à des problématiques spécifiques. Grâce à l’intervention des pouvoirs publics, à la pression médiatique et à une volonté de dialogue social, un accord de méthode a permis la négociation d’un PSE unique. Ce plan concerne notamment Auchan Retail International et l’organisation internationale des achats, structures de support dont le dimensionnement n’est plus adapté à la suite du désengagement international d’Auchan. En effet, l’entreprise a réduit sa présence à l’étranger, confrontée à des défis géopolitiques majeurs : cession des activités en Chine, à Taïwan, en Italie et difficultés en Ukraine et en Russie. Ces structures de support apparaissent désormais surdimensionnées et coûteuses, alors qu’Auchan France représente maintenant la moitié de l’activité du groupe.

Le projet de restructuration annoncé vise à fusionner ces deux entités avec Auchan France Support et sa centrale d’achats pour créer une seule entité juridique, dotée de directions communes au service de tous les pays. Cette réorganisation entraîne la suppression de 784 postes dans ces trois entités, en raison d’activités identiques.

S’agissant de l’activité de e‑commerce alimentaire, fortement déficitaire, l’entreprise décide de fermer ses trois entrepôts de préparation de commandes et de se réorganiser autour des magasins et des drives. Cette décision affecte directement 224 emplois.

S’agissant de l’activité des magasins, trois hypermarchés, un supermarché et six magasins de proximité parisiens durablement en difficulté économique sont voués à la fermeture. Au sein du parc des hypermarchés, qui compte actuellement 120 magasins, un projet de réorganisation de la vente d’équipements et de la structure managériale affecte fortement les équipes. Nous dénombrons ainsi 676 suppressions de postes de conseillers de vente d’équipements, pour un total de 1 380 postes supprimés dans les magasins.

Nous anticipions une restructuration des services d’appui, consécutive à l’arrivée de notre nouveau directeur général et de son adjoint, recruté spécifiquement à cet effet. Nous espérions pouvoir gérer cette situation par un plan de départs volontaires (PDV), comme en 2020, plutôt que par des départs contraints plus brutaux. Pour les activités commerciales, un accord de gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP), dont nous sommes signataires, nous laissait espérer un accompagnement des salariés dont les métiers deviennent sensibles ou en tension, en raison de l’évolution ou de la disparition de certaines fonctions, des changements de consommation ou de l’introduction de nouvelles technologies.

Cependant, la dégradation des résultats ces dernières années ne semble plus permettre de prendre le temps nécessaire pour l’accompagnement et la transformation. La direction, et surtout l’actionnaire, exigent désormais d’agir rapidement. Le modèle du grand hypermarché est à bout de souffle et n’a pas su se réinventer suffisamment vite. Chez Auchan, les choix stratégiques, qui relèvent de la responsabilité de nos nombreux dirigeants successifs, n’ont pas été les bons ou ont été mal mis en œuvre. Les organisations syndicales ne peuvent être tenues pour responsables, ayant régulièrement alerté sur cette longue agonie. La direction souhaite maintenant agir rapidement dans un contexte concurrentiel difficile, nos concurrents ne nous ayant pas attendus pour s’adapter au commerce actuel.

Un dernier point concerne le paradoxe du rachat par Auchan de magasins de l’enseigne Casino au moment où nous devons gérer un PSE et procéder à la fermeture d’activités et de magasins. Nous pourrions croire que l’entreprise se porte mieux économiquement, ce qui n’est pas le cas. Si nous ne trouvons pas la clef d’un commerce à nouveau rentable, nous risquons d’alourdir encore le fardeau économique et d’engendrer de nouvelles restructurations. Il nous est d’ailleurs déjà annoncé le passage en franchise de magasins de proximité et de supermarchés, ainsi que le projet de cession d’hypermarchés, ce qui constitue une réelle menace pour de nombreux salariés travaillant quotidiennement dans des magasins sans avenir.

Je souhaite conclure en remerciant les élus des instances nationales des cinq entités concernées et des CSE locaux qui ont été à l’écoute des attentes de leurs collègues, les ont accompagnés dans leurs inquiétudes et ont travaillé sur leurs dossiers avec les cabinets d’expertise mandatés. Je tiens également à remercier la délégation CFTC de négociation du PSE, dont je suis aujourd’hui le porte-parole, pour avoir signé un accord qui devrait permettre à un plus grand nombre de salariés de rebondir. J’adresse une pensée amicale à nos collègues qui nous quittent, sans oublier ceux qui restent, car dans une restructuration complexe et une entreprise qui n’est pas sortie d’affaire, rien n’est gagné d’avance.

M. Franck Martinaud, délégué syndical FO. En tant que coordinateur syndical dans le cadre de la négociation du PSE et délégué syndical FO d’Auchan Retail France, j’ai pu observer de près les impacts profonds et souvent douloureux de ces restructurations successives sur les salariés, l’organisation du travail et, plus largement, sur le tissu économique et social des territoires où Auchan est implanté.

Les multiples PSE au sein d’Auchan ne peuvent être considérés comme des événements isolés. Ils s’inscrivent dans une stratégie globale due à l’absence d’anticipation des évolutions sociétales et à de nombreuses erreurs stratégiques initiées par des dirigeants de passage à la tête de l’entreprise. À titre d’exemple, nous pouvons citer le déploiement massif de caisses en libre‑service dont les clients ne veulent pas, ou encore le choix prioritaire de l’international au détriment des magasins français qui nécessitaient des investissements importants.

Parmi les conséquences que j’ai pu identifier, je tiens à souligner pour les salariés une période d’incertitude et d’anxiété permanente, la perte d’emploi pour un nombre significatif de personnes avec les difficultés de réinsertion professionnelle que cela engendre, une surcharge de travail et une intensification des rythmes pour ceux qui restent, souvent accompagnées d’une perte de sens et d’une démotivation croissante, ainsi que des départs volontaires de collaborateurs qualifiés, lassés de cette instabilité.

En ce qui concerne l’organisation du travail, nous constatons une perte d’expertise et de mémoire collective, des difficultés croissantes à maintenir la qualité du service et l’attractivité des magasins, une complexification de l’organisation avec des équipes réduites devant assumer des tâches plus nombreuses et variées et un sentiment d’éloignement entre la direction et les équipes sur le terrain.

Pour les territoires, nous observons la fragilisation du tissu économique local avec la disparition d’emplois et la diminution du pouvoir d’achat, un impact sur les commerces et les services indirectement liés à l’activité d’Auchan et une interrogation sur la responsabilité sociale d’une entreprise de cette envergure vis-à-vis de ses bassins d’emploi au regard des aides publiques perçues depuis de nombreuses années. Pour rappel, Auchan Retail France comptait, en 2014, 74 986 salariés. En 2023, il n’en reste plus que 55 694, soit une diminution de près de 20 000 salariés. Nous soulignons également l’impact éventuel sur les finances publiques avec la prise en charge des allocations chômage par France Travail.

Les incohérences du dernier PSE, notamment la suppression en totalité des postes de conseillers commerciaux, soulèvent également des interrogations. Alors que le projet « vente d’équipements » présenté lors du CSE central du 26 février prévoyait un besoin compris entre 317 et 574 équivalents temps plein (ETP), nombre fixé à environ 400 dans le rapport d’expertise, la présence de la totalité des conseillers commerciaux dans le PSE ainsi que l’absence de mise en place de critères d’ordre afin de limiter le nombre de licenciements interrogent.

Dans le futur projet « vente d’équipements », la fiche de poste des nouveaux métiers d’équipiers commerces est très proche, voire identique, de celle des conseillers commerciaux, reflétant la réalité des tâches effectuées par ces salariés à ce jour et interrogeant sur l’absence de propositions de reclassement sur ces nouveaux postes.

Nous constatons également la fermeture définitive de plusieurs magasins et entrepôts, alors que ceux-ci n’ont pas bénéficié d’investissements afin de leur offrir un rafraîchissement commercial et de leur permettre une continuité d’activité. La création de catégories professionnelles non conformes aux fiches de poste aurait en outre dû permettre de limiter le nombre de postes supprimés.

Enfin, l’accompagnement des salariés par le cabinet LHH est insuffisant, avec notamment des délais extrêmement longs pour les demandes de rendez-vous, une connaissance imprécise de la situation des salariés et l’absence de possibilités de rendez-vous en physique pour certains salariés.

S’agissant des risques psychosociaux (RPS), les mises à jour du document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp) demeurent excessivement générales, sans prise en compte des spécificités locales ni consultation de la majorité des CSE locaux. Les programmes annuels de prévention des risques professionnels et d’amélioration des conditions de travail (Papripact), quant à eux, sont soit inexistants soit inadaptés à la gestion de ce PSE. En somme, ce dernier donne l’impression d’avoir été précipité et insuffisamment préparé, analyse corroborée par les experts des CSE centraux d’Auchan Retail.

Il est essentiel que cette commission d’enquête examine minutieusement la justification économique réelle de ces multiples PSE, ainsi que les solutions qui auraient pu être envisagées. Nous devons également nous pencher sur les modalités de l’accompagnement des salariés licenciés et son efficacité à long terme, sans oublier l’impact de ces restructurations sur la qualité de vie au travail des employés qui restent. La stratégie globale d’Auchan en matière d’emploi et son engagement envers ses responsabilités sociales et territoriales méritent également une attention particulière.

Je suis convaincu que vos travaux permettront de mettre en lumière les conséquences de ces multiples PSE et de formuler des recommandations pertinentes. L’objectif est d’éviter que de telles situations ne se reproduisent avec une telle fréquence et un impact humain et social aussi considérable.

M. le président Denis Masséglia. Tous les députés présents au sein de cette commission d’enquête se joignent à moi pour vous exprimer, ainsi qu’à tous les salariés et leurs familles, leur soutien le plus sincère dans cette période particulièrement éprouvante. Je conçois aisément que l’inquiétude soit omniprésente parmi l’ensemble des salariés. L’Assemblée nationale apporte son soutien à tous les salariés affectés, directement ou indirectement, car même ceux qui conservent leur poste traversent une période délicate.

Monsieur Martin, vous avez évoqué la conditionnalité des aides qui, selon vous, pourrait constituer un outil efficace pour tenter de réduire, autant que possible, les PSE. Monsieur Martinaud, vous avez, quant à vous, mentionné le montant des aides publiques perçues. Pourriez-vous nous fournir davantage de détails sur les aides publiques reçues ces dernières années ? De plus, lorsque vous évoquez la conditionnalité, pourriez-vous nous préciser quels types de conditions vous envisageriez ?

M. Franck Martinaud. Bien que nous ne disposions pas d’informations précises sur les montants perçus, nous savons que l’entreprise a bénéficié de nombreuses exonérations, que ce soit au titre du crédit d’impôt recherche (CIR), du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) ou des allégements de cotisations sociales sur les bas salaires.

Une des premières conditions serait le maintien de l’emploi car, en l’espace de quelques années, Auchan Retail a perdu près de 20 000 salariés. Cette condition de maintien de l’emploi nous apparaît comme la plus fondamentale et la plus urgente à mettre en place parmi les mesures envisageables.

M. Gilles Martin. La question de la conditionnalité des aides publiques versées aux entreprises est essentielle. Comment les salariés peuvent-ils comprendre et accepter que l’État octroie des sommes considérables sans y associer de conditions ? Il est difficile de concevoir que de grandes entreprises, gérées par des familles fortunées, reçoivent des centaines de millions d’euros d’argent public sans contrepartie significative.

En ce qui concerne les formes de conditionnalités qui pourraient être mises en place, il serait simple de se contenter d’exiger la restitution des aides en cas de licenciements, mais il ne s’agit pas nécessairement de la solution la plus pertinente. Je ne remets pas en cause le principe même de l’attribution d’aides publiques aux entreprises, qui traversent bien souvent des difficultés commerciales. Le soutien public peut alors se justifier pour permettre à ces entreprises de surmonter ces obstacles et de maintenir leurs effectifs au plus haut niveau. Cependant, une réflexion approfondie s’impose. Comment la société civile et les parlementaires peuvent-ils établir des bases de conditionnalité pour ces aides publiques ? Cette question revêt une importance capitale, tant sur le plan de l’intérêt public que sur celui du sens social pour les salariés, car ces derniers peinent à comprendre que des entreprises perçoivent des centaines de millions d’euros d’argent public, pour annoncer quelques années plus tard des suppressions d’emplois massives. Rappelons que l’objectif même du CICE était bien de préserver l’emploi, sans pour autant fixer de conditions précises sur la durée de cet engagement.

Il est donc impératif d’établir, dans les années à venir, un cadre de conditionnalité clair et efficace. Cela permettrait aux salariés de mieux comprendre les raisons pour lesquelles l’État accorde ces aides et pourquoi, malgré cela, certaines entreprises procèdent si facilement à des licenciements. Il y a là un enjeu de cohérence et de justice sociale qu’il nous faut absolument relever.

M. le président Denis Masséglia. Le débat sur la conditionnalité des aides publiques est récurrent dans notre commission d’enquête depuis le début des auditions. Certains interlocuteurs ont affirmé que la conditionnalité existe déjà pour le CIR, puisque son attribution est directement liée à une dépense effective en recherche et développement.

S’agissant des exonérations de charges sociales, d’autres personnes auditionnées soutiennent qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’une aide, mais plutôt d’une réduction de la pression fiscale, jugée trop importante en France. Quelle est votre position sur ces arguments qui nous ont été présentés ? Les partagez-vous ou les contestez-vous ? Seriez-vous favorables à une éventuelle suppression de certains dispositifs d’accompagnement, compensée par une réduction des impôts ou des charges ?

M. Sylvain Macé. La question des aides aux entreprises est en effet extrêmement complexe. Dans le secteur de la grande distribution, nous constatons systématiquement une grande difficulté pour les représentants du personnel à obtenir des informations précises sur le montant des aides perçues et, surtout, sur le rapport entre leur versement et leur utilisation.

Cette opacité est particulièrement frappante et constitue un obstacle majeur à un dialogue constructif. Si nous parvenions déjà à améliorer la transparence sur ce sujet, cela permettrait d’ouvrir de nouvelles perspectives de discussion, notamment lors des périodes de difficultés et de restructurations. Il est évident que les entreprises sont réticentes à communiquer ouvertement avec leurs représentants sur ces questions. La première étape serait donc d’améliorer la transparence. Les représentants du personnel posent régulièrement des questions sur ces sujets, mais se heurtent souvent à des réponses évasives ou sans cesse reportées.

Au-delà de la visibilité, se pose également la question du suivi de ces aides et des moyens de s’assurer qu’elles correspondent à leurs objectifs initiaux et qu’elles produisent des résultats tangibles. Nous avons collaboré avec l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) sur ces questions complexes, mais il est impératif d’approfondir la réflexion sur les moyens de mesurer l’efficacité de ces aides au sein des entreprises, en impliquant activement les représentants du personnel. Cette approche pourrait constituer une première piste d’amélioration significative sur ce sujet central.

M. Bruno Delaye. Je souhaite apporter quelques précisions sur les montants des aides fiscales ou des exonérations. La lecture des comptes d’exploitation en commission économique, avec l’aide de nos experts, révèle que les données ne sont pas toujours transparentes ni consolidées au niveau de l’entreprise. Il est probable que les centaines de millions d’euros mentionnés résultent d’un cumul d’aides perçues par différentes entités juridiques de l’entreprise.

La plupart des entreprises bénéficient d’exonérations de cotisations sociales et de crédits d’impôts. L’impact sur l’emploi de ces mesures ne peut être évalué qu’au niveau macroéconomique et non pas pour chaque entreprise. Ces exonérations ne sont effectivement pas conditionnées, ce qui s’explique par leur nature. En effet, les mesures générales, bénéficiant à toutes les entreprises, ne peuvent, par définition, être soumises à des conditions.

Il faut distinguer les aides générales des mesures ponctuelles destinées à sauver une entreprise spécifique ou à accompagner son implantation, qui peuvent comporter des engagements sur l’emploi, assortis de clauses de remboursement en cas de non-respect. Notre rôle, comme le vôtre, pourrait être d’examiner plus en détail ces dispositifs.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur Macé, vous avez évoqué la transmission tardive des informations aux syndicats. Ne pensez-vous pas qu’une solution pour réduire les PSE serait d’anticiper les transformations de l’entreprise ? Il s’agit d’accompagner les entreprises dans la prévision des changements à venir et de trouver des solutions pour minimiser leurs conséquences négatives, car ces situations sont évidemment difficiles pour les salariés et pour l’ensemble des acteurs de l’entreprise.

Dans cette optique, le législateur pourrait-il envisager d’imposer une présence accrue des représentants du personnel ou des salariés au sein des conseils d’administration et de la direction des groupes afin de permettre un échange plus approfondi et un meilleur accompagnement de l’entreprise dans sa transformation ?

M. Sylvain Macé. L’anticipation est effectivement la clef. Nous sommes consternés par la situation dans la grande distribution. Dès 2000, des articles annonçaient « la fin de l’hypermarché ». Cela fait donc vingt-cinq ans que le modèle de l’hypermarché est considéré comme étant en difficulté. Aujourd’hui, nous faisons face à des plans sociaux, des réductions de surface de vente, des passages en location-gérance, et ces problématiques étaient pourtant clairement identifiables depuis longtemps.

Prenons l’exemple de Casino, pour lequel tous les signaux d’alerte étaient allumés depuis longtemps. Nous sommes toujours surpris lorsqu’on nous annonce la mise en place d’un PSE ou d’autres dispositifs au dernier moment, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a plus aucune possibilité d’éviter la restructuration, alors que le dialogue devrait se situer en amont. Nous savons que certains modèles rencontrent des difficultés structurelles, comme les magasins trop grands. La question est de savoir à quel moment cette problématique est évoquée, et cela ne doit certainement pas être au moment des plans sociaux, car il est alors trop tard. Nous sommes conscients de la guerre des prix qui sévit dans la grande distribution, entraînant des dommages collatéraux, notamment sur le coût du travail. Mais à quel moment aborde-t-on ces sujets avant d’en arriver à céder des magasins en franchise ou en location-gérance ?

Notre constat sur le dialogue social en entreprise est que les projets qui nous sont présentés sont déjà finalisés, ne laissant aucune marge de manœuvre. La solution réside donc dans l’anticipation et nous y sommes prêts ; nous tirons la sonnette d’alarme depuis longtemps. La problématique de la recomposition de la grande distribution, que j’ai évoquée précédemment, doit être traitée maintenant, pas dans deux ans quand il sera trop tard.

Nous devons mener un véritable travail dans le cadre du paritarisme. Les fédérations patronales ne devraient pas se concentrer uniquement sur des textes de loi mais se préoccuper aussi de l’anticipation en matière de destruction d’emplois, dans leur propre intérêt également.

La représentation des salariés dans les conseils d’administration est effectivement une bonne chose. Cette pratique existe déjà, mais nous pourrions envisager d’augmenter leur nombre. La loi actuelle impose toutefois des contraintes importantes en matière de confidentialité et de communication, de nature à neutraliser parfois les alertes qui pourraient être formulées.

Dans le cas de la société Auchan, qui n’est pas cotée en Bourse, nous pourrions également envisager ce type de représentation. La question est de savoir comment lever certains freins en matière de communication dans toutes les directions, à la fois vers les salariés, les représentants du personnel, l’administration et l’État. Actuellement, les possibilités offertes aux membres du conseil d’administration sont assez limitées.

M. le président Denis Masséglia. Il est en effet toujours délicat de trouver le juste équilibre entre la transmission d’informations à l’ensemble des salariés et la protection de l’entreprise contre des fuites potentiellement préjudiciables à sa situation économique. Il serait pertinent de travailler sur ce sujet, tout en veillant à maintenir cet équilibre.

M. Pierre Fostier, délégué syndical FO. Des dispositifs existent déjà pour anticiper les difficultés. Mes collègues de la CFTC ont évoqué les anciens accords de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), remplacés par les nouveaux accords de GEPP. Malheureusement, ces accords n’ont jamais été utilisés efficacement pour anticiper et éviter les PSE.

Par ailleurs, nous disposons déjà des CSE et des CSE centraux, où nous sommes informés et consultés sur les nouvelles stratégies et les changements mis en place. À de nombreuses reprises, toutes les organisations syndicales ont averti la direction qu’elle faisait fausse route sur plusieurs orientations stratégiques. Le dernier exemple en date concerne les caisses en libre-service, qui font en réalité travailler le client, qui remplace un employé. Nous avions prévenu que non seulement cela ne fonctionnerait pas, mais que cela engendrerait également de nombreuses pertes financières. La direction l’a finalement admis mais, si nous avions été véritablement écoutés au lieu de simplement être entendus, ces pertes auraient pu être évitées.

C’est précisément ce genre de décisions qui peuvent ensuite conduire à des PSE, car les dirigeants mettent en place des stratégies sans tenir compte de nos avertissements. Malheureusement, les instances sont devenues de simples chambres d’enregistrement où nos propos et nos propositions ne sont pas réellement pris en considération. Nous ne sommes pas systématiquement opposés, mais nous expliquons la réalité du terrain, sachant ce qui peut ou ne peut pas fonctionner.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Vos interventions ont éclairci certains points, notamment s’agissant de l’importance d’une meilleure représentation des salariés dans la gouvernance de l’entreprise, des salaires et de la transparence, qui facilite grandement la compréhension des enjeux.

Monsieur Martinaud, vous avez évoqué précédemment une succession de plans sociaux. Pourriez-vous nous donner une estimation, voire un chiffre précis, de leur nombre ces dernières années ? Si vous en avez connaissance, quelle est la durée moyenne entre chaque plan social ? Ces informations nous permettraient d’avoir une vision plus concrète de la situation.

M. Franck Martinaud. Nous avons connu quatre plans en l’espace de dix ans : en 2014, 2019, 2020 et 2024. Cette fréquence est particulièrement alarmante car, à peine un plan terminé, un autre est déjà en préparation. Le plus inquiétant est que l’expertise menée au niveau des CSE centraux a démontré que le plan en cours n’apportera pas d’amélioration significative à la situation de l’entreprise et ne fera que mettre 2 000 personnes en difficulté. Nous anticipons déjà de futurs projets destructeurs d’emplois, que ce soit par la réduction de la superficie de certains magasins ou par le développement de la franchise. Ces projets, qui se profilent pour les mois et années à venir, auront inévitablement des répercussions négatives. Les PSE sont systématiquement présentés comme des solutions pour redresser l’entreprise, mais force est de constater qu’après chaque plan, les résultats de l’entreprise continuent de se dégrader. Ils n’ont donc pour seul effet, finalement, que de précariser un grand nombre de personnes.

M. le rapporteur. Quelles sont, selon vous, les raisons de cette succession de PSE ? S’agit-il d’un manque de planification ou d’anticipation ? Pensez‑vous que les directions successives subissent cette situation, découvrant après chaque PSE la nécessité d’en mettre un autre en place ou bien s’agit-il d’une stratégie délibérée et assumée ?

M. Franck Martinaud. Le problème majeur réside dans le manque de stabilité. Auchan, entreprise fondée dans les années 1960-1970 avec une vision de commerçant, a progressivement basculé vers une approche purement économique, perdant de vue son essence commerciale. Prenons l’exemple récent des petits magasins de centre-ville, baptisés « Auchan Piéton ». Nous en avons ouvert jusqu’à cent avant de réaliser que tous étaient déficitaires. Il est regrettable d’avoir dû en ouvrir autant avant de constater l’échec du modèle économique. Cette situation s’explique en partie par les changements incessants de direction, remplacée tous les dix-huit à vingt-quatre mois. Chaque nouvelle équipe arrive, dresse un état des lieux, élabore un projet, mais n’a pas le temps de le déployer avant d’être remplacée. Cette instabilité, couplée à une structure d’entreprise qui a longtemps privilégié la distribution de dividendes au détriment des investissements, a fragilisé l’entreprise. Nous nous sommes retrouvés dans une impasse, avec des résultats économiques insuffisants et des choix stratégiques discutables. Nous avons par exemple privilégié l’international alors que nos magasins français nécessitaient une modernisation. Certains magasins ont besoin d’être rénovés pour rester attractifs, mais cette priorité n’est ni celle de l’actionnaire ni celle des dirigeants. Aujourd’hui, ce sont malheureusement les salariés qui en paient le prix.

M. Gilles Martin. La multiplicité des erreurs stratégiques est effectivement liée aux nombreux changements de gouvernance qu’a connus l’entreprise. Chaque nouvelle direction met en place sa propre stratégie, abandonnant souvent les projets en cours, ce qui déstabilise considérablement les équipes et les salariés sur le terrain. Ces changements fréquents de gouvernance entraînent des modifications de stratégie et d’organisation du travail dont les conséquences à long terme sur l’organisation générale de l’entreprise ont été particulièrement néfastes.

Un autre point concerne le vaste programme d’installation de caisses automatiques dans lequel s’est lancé Auchan et pour lequel les clients ont joué le rôle d’arbitre principal. Aujourd’hui, l’entreprise commence à revenir sur cette décision en réinstallant progressivement des caisses traditionnelles. Bien que cette évolution soit positive, car elle redonne de la valeur sociale à l’entreprise tout en ayant un sens économique, les pertes financières liées à l’installation des caisses automatiques ont été considérables. Il était donc impératif que l’entreprise réagisse, ce qu’elle commence à faire, et cette démarche a un réel impact.

M. Bruno Delaye. Les mauvaises décisions et les erreurs stratégiques ont aujourd’hui un impact bien plus lourd que par le passé. L’entreprise – et cela rejoint la question de l’anticipation – fait face à une accélération sans précédent du paysage économique de la grande distribution avec une émergence croissante de nouveaux acteurs, notamment dans l’e‑commerce. Hier encore, le patron de l’enseigne U évoquait l’impact croissant du Groupe Shein, particulièrement populaire auprès des jeunes générations. L’ampleur de ces changements est sans commune mesure avec ce que nous avons connu par le passé. La question qui se pose est donc celle de la capacité de nos entreprises à s’adapter à cette accélération. Même avec une anticipation optimale, nous nous trouvons souvent en position de subir les événements, notre marge de manœuvre dans cet environnement économique étant extrêmement réduite. Nous sommes donc davantage dans une logique de rattrapage, aux fins de limiter les dégâts.

M. le rapporteur. Nous avons évoqué les plans sociaux successifs, notamment celui dont les négociations ont débuté fin 2024. Pourriez-vous nous présenter le contenu de ce plan ? Quels ont été les principaux points d’attention lors des négociations ? Quelles évolutions significatives ont été obtenues depuis la présentation du projet initial ? Enfin, sur quels aspects estimez-vous qu’il aurait été possible d’aller plus loin ou de faire mieux ?

M. Gilles Martin. L’annonce des suppressions de postes, qui précède généralement un PSE, relève d’une décision unilatérale de l’employeur. Le PSE, pour sa part, est mis en place par ce dernier dans l’objectif d’offrir un accompagnement aux salariés dont les postes sont supprimés. Il vise à favoriser leur reclassement au sein de l’entreprise ou, à défaut, à leur proposer un appui à la mobilité externe. Ces aides, négociées avec les partenaires sociaux, se révèlent généralement plus avantageuses que ce qui serait proposé sans négociation. Le PSE apporte donc une véritable valeur ajoutée, permettant un réel accompagnement des salariés concernés. Il convient également de rappeler que la signature d’un PSE ne signifie pas nécessairement l’adhésion aux suppressions de postes elles‑mêmes.

Dans le cadre de cet accord, plusieurs dispositifs ont été instaurés. Nous avons notamment prévu des mesures d’accompagnement à la mobilité interne, assorties de primes incitatives. Pour la mobilité externe, des aides à la création d’entreprise ont été mises en place, pouvant atteindre 14 000 euros, ainsi que des dispositifs d’accompagnement à l’embauche. Des programmes de formation ont également été élaborés, avec des moyens dédiés.

Bien que l’ensemble des dispositifs envisageables ait été mobilisé, nous savons que la négociation pourrait encore être approfondie. L’idéal serait une mobilisation d’ampleur de tous les salariés pour renforcer notre poids dans les discussions mais certaines réalités freinent cette dynamique. Il est souvent plus simple de fédérer les salariés lorsqu’un site entier est menacé de fermeture mais, lorsqu’il s’agit d’un PSE avec des suppressions de postes réparties sur plusieurs sites, et parfois quelques personnes concernées sur chacun d’eux, il devient nettement plus difficile pour les organisations syndicales de mobiliser à l’échelle nationale. Cette dispersion limite notre capacité à peser davantage dans la négociation.

M. Bruno Delaye. La négociation a été complexe. La composition de notre délégation, avec des représentants de chaque entité juridique, nous a permis d’harmoniser nos revendications. La complexité de ce PSE résidait dans la diversité des attentes, car certains salariés seniors aspiraient à des congés de fin de carrière, d’autres catégories professionnelles étaient éligibles à des départs volontaires, tandis qu’une majorité faisait face à des départs contraints.

Au cours des négociations, nous avons donc veillé à obtenir des mesures favorisant la mobilité interne, incluant des garanties de maintien de salaire et des primes incitatives. La formation professionnelle, tant en interne qu’en externe, a constitué un autre axe majeur de notre stratégie. Il est d’ailleurs regrettable de constater que le compte personnel de formation (CPF) reste aujourd’hui sous-utilisé par les salariés. Ce point mériterait une attention particulière car, contrairement à certaines idées véhiculées par les médias, le CPF n’est pas principalement utilisé pour passer le permis de conduire. Dans le cadre de notre négociation, nous avons obtenu des enveloppes et des durées de formation significatives, allant bien au‑delà des minima légaux prévus pour les PSE. Nous avons ainsi pu étendre les périodes de formation jusqu’à dix-huit mois, voire vingt-quatre mois pour les seniors ou dans des cas particuliers.

Ces éléments constituent des avancées structurantes et favorables dans le cadre de la négociation. Il est toujours possible de demander davantage, mais il faut savoir trouver un compromis. Le bon accord est souvent celui qui ne satisfait pleinement aucune des parties.

M. Franck Martinaud. S’agissant des mesures d’accompagnement, nous avons rencontré un obstacle majeur qui nous a empêchés d’être signataires de l’accord. L’entreprise a franchi une ligne rouge en ne garantissant pas le maintien du salaire et de l’ancienneté en cas de reclassement interne. Cette décision, infligeant une double peine aux salariés, nous est apparue comme inacceptable et incompréhensible. Non seulement ils perdaient leur emploi initial, mais il leur était également demandé de consentir à une baisse de salaire pour un reclassement au sein du même magasin. Dans un secteur où les rémunérations sont déjà modestes, une perte de 100 à 150 euros par mois est tout simplement insoutenable pour les employés.

Un autre point de désaccord concernait l’absence de possibilités de reclassement au sein des autres enseignes de l’AFM. Bien que ces entreprises ne forment pas officiellement un groupe, elles sont étroitement liées et il est fréquent de trouver sur le même site commercial un hypermarché Auchan, un Décathlon, un Leroy Merlin ou un Boulanger. Comment justifier auprès d’un vendeur d’équipements chez Auchan qu’il soit licencié et qu’un reclassement dans un magasin Boulanger voisin, vendant des produits similaires, ne lui soit pas proposé ? Ces employés ayant souvent plusieurs dizaines d’années d’expérience dans la vente, leurs compétences sont directement transférables. D’un point de vue social, l’entreprise aurait dû faciliter ces reclassements inter-enseignes. Elle en a la capacité économique, comme le prouve le partage des données clients entre les différentes marques. Il est paradoxal de mutualiser les ressources à des fins économiques mais de refuser cette approche quand il s’agit de préserver l’emploi. Nous estimons que c’était de la responsabilité de l’actionnaire et de l’entreprise d’offrir cette option aux salariés, particulièrement compte tenu de leur ancienneté et de leur contribution au développement de l’entreprise au fil des années.

M. Gilles Martin. La question du groupe est un sujet que nous portons depuis longtemps. Dès l’annonce des suppressions de postes, notamment à Dunkerque et Villeneuve‑d’Ascq, nous avons interpellé les parlementaires sur ce point central. Cette association, bien qu’elle ne se présente pas comme telle, fonctionne de fait comme un groupe, puisqu’elle procède à des achats groupés et partage ses données. Sur le plan économique, cette réalité est indéniable, alors que l’aspect social est malheureusement négligé.

Cette situation est particulièrement incompréhensible et inacceptable pour les salariés. Il est inconcevable qu’une famille aussi fortunée, à la tête d’un empire commercial considérable, ne soit pas en mesure d’offrir des passerelles sociales aux employés touchés par des suppressions de postes au sein de l’une de ses entreprises. Je mets au défi les dirigeants, qui reconnaissent l’esprit d’entreprise de leurs salariés, de pousser leur raisonnement jusqu’au bout en mettant en place ces passerelles sociales et économiques pour permettre aux employés de circuler entre les différentes entités du groupe.

M. Sylvain Macé. Un important mouvement de protestation a eu lieu chez Décathlon consécutivement à l’annonce simultanée du PSE et de la distribution d’un milliard d’euros de dividendes, car cette situation est totalement incompréhensible pour les salariés. Le refus de se reconnaître en tant que groupe traduit une volonté manifeste de contourner les dispositifs sociaux existants et cette pratique est malheureusement courante dans de nombreux groupes de la grande distribution.

L’absence de reconnaissance de l’AFM en tant que groupe a des conséquences directes sur les moyens d’accompagnement social offerts aux salariés, car l’aide et le soutien apportés diffèrent considérablement selon que le périmètre considéré inclut une seule entreprise ou l’ensemble des centaines de sociétés de la famille Mulliez. Cette situation soulève également des questions sur le partage de la valeur, qui serait nécessairement différent si les résultats de l’ensemble du groupe étaient pris en compte.

L’absence de réponse à propos des reclassements est donc incompréhensible pour tous.

M. Pierre Fostier. Parallèlement au PSE, l’entreprise lance un projet de réduction des surfaces de vente, du nombre d’articles et de produits, entraînant de fait une diminution des besoins en personnel. Cette stratégie rend les reclassements internes quasiment impossibles. Dans de nombreuses zones, les salariés touchés par le PSE sont informés de l’impossibilité de les reclasser en raison de cette réduction d’activité.

Nous sommes ainsi confrontés à un double effet pervers. D’une part, le PSE immédiat et, d’autre part, un projet de réduction des surfaces qui s’étendra jusqu’en 2027. Selon les calculs des experts fondés sur les chiffres fournis, ce projet entraînera à terme la suppression d’un nombre de postes supérieur à celui du PSE actuel, mais de manière progressive et moins médiatisée. L’entreprise compte utiliser le nouvel accord de GEPP pour mettre en œuvre ces changements.

Certains sites ont déjà commencé à supprimer des postes, notamment dans les services d’emballage, considérés comme non essentiels. Ces suppressions ne sont pas incluses dans le PSE et seront progressivement mises en œuvre dans 66 magasins sur une période de deux à trois ans. Même si un accord de reclassement interne existe, il est moins avantageux que celui du PSE de 2021 et les opportunités de reclassement seront de toute façon limitées en raison de la réduction globale des effectifs.

M. le rapporteur. Vous avez évoqué une situation qui, vue de l’extérieur, paraît scandaleuse. L’AFM n’étant pas reconnue juridiquement comme un groupe, elle échappe à l’obligation de reclassement, avec les conséquences dramatiques que vous avez décrites.

Tout d’abord, avez-vous interpellé les pouvoirs publics sur cette situation ? Une intervention législative pourrait être un moyen de résoudre ce problème. Lors du plan social chez Alinéa, en 2020, un engagement moral de reclassement dans d’autres entreprises du « groupe » aurait été pris. Avez-vous des informations sur le respect de cet engagement ? A‑t‑il été tenu partiellement ou totalement ?

Par ailleurs, confirmez-vous que, dans le cadre du plan actuel, aucun engagement moral de cette nature n’a été pris ou discuté ? Une telle initiative aurait pu être envisagée par la direction avec laquelle vous négociez, compte tenu des proximités géographiques, des similitudes de métiers et de l’identité de groupe qui existe de fait.

M. Bruno Delaye. Nous ne disposons d’aucun élément concret à propos de l’engagement moral pris lors du plan social chez Alinéa. Bien que nous ayons quelques contacts avec nos homologues syndicaux dans ces entreprises et des échanges par le biais de nos fédérations, nous n’avons eu aucun retour. J’espère qu’une commission de suivi a été mise en place avec les représentants du personnel dans cette entreprise pour évaluer la situation.

Ce que nous savons, c’est que l’AFM vient de mettre en place un outil nommé Tipik, qui est une bourse à l’emploi conçue pour les collaborateurs des enseignes de l’AFM, visant à leur permettre d’être acteurs de leur développement professionnel. Nous avons obtenu un engagement des ressources humaines selon lequel un salarié postulant dans une entreprise de l’AFM par le biais de Tipik bénéficierait d’une recommandation sur son curriculum vitæ. Nous resterons attentifs aux résultats concrets de cette initiative.

M. Franck Martinaud. La parole, qui a effectivement été donnée, n’a aucune valeur contraignante. Dans le cas des reclassements, nous préconiserions une obligation légale plutôt qu’un simple engagement moral car, même si celui-ci est pris de bonne foi par une personne bien intentionnée, celle-ci pourrait ne plus être en poste dans six mois, limitant ainsi considérablement la portée de sa promesse. Une obligation formelle garantirait une meilleure protection des salariés sur le long terme.

M. Gilles Martin. Je tiens à souligner la complexité inhérente aux propositions de passerelles entre Auchan et les autres entités, malgré la bonne foi apparente des déclarations. Ces intentions, bien que louables, ne se traduisent pas par des engagements écrits.

En ce qui concerne Alinéa, nous n’avons aucune garantie concrète quant au reclassement effectif d’une partie du personnel, comme cela avait été annoncé. J’insiste sur l’importance d’une rédaction précise et exhaustive des perspectives et des engagements dans le PSE, essentielle pour créer une obligation contraignante et assurer un suivi rigoureux des actions promises.

M. Sylvain Macé. Nous avons interpellé les pouvoirs publics sur cette question, mais n’avons malheureusement reçu aucune réponse à ce jour. Il est cependant nécessaire de souligner qu’une initiative législative sur ce sujet pourrait être envisageable. De nombreux travaux ont déjà été réalisés dans ce domaine, offrant une base solide pour faire avancer la réflexion. Le législateur devrait désormais se saisir de cette opportunité et engager un travail sur cette question.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je souhaite revenir sur les évolutions majeures qui ont structuré le Groupe Auchan, particulièrement en ce qui concerne le dialogue social et les questions économiques. Vous avez évoqué précédemment les erreurs stratégiques, les projets fermés, les changements de gouvernance et l’évolution qui, depuis 2014, semble avoir été particulièrement chaotique.

Ma première interrogation porte sur l’impact de la fusion des instances représentatives du personnel (IRP) sur la qualité du dialogue avec la direction d’Auchan. Avez-vous constaté une évolution significative ? Cette restructuration a-t-elle pu influencer les décisions prises aujourd’hui ou contribuer aux erreurs stratégiques et aux difficultés de gouvernance ?

Ma deuxième question concerne le sentiment d’impuissance des organisations syndicales dans ce dossier. Vous avez évoqué votre volonté de faire évoluer la situation, en vain. Pourriez-vous nous éclairer sur la structure du dialogue social chez Auchan ? J’ai cru comprendre qu’il existait des CSE très décentralisés et que plusieurs CSE semblaient être concernés par la question des suppressions d’effectifs. Cette dispersion et cette décentralisation ne risquent-elles pas d’affaiblir le rapport de force et l’impact des actions syndicales ?

Enfin, en ce qui concerne la formation, dans le contexte des transformations majeures que connaît le secteur de la distribution, notamment liées au développement des achats en ligne depuis plus d’une décennie, comment évaluez-vous l’anticipation et l’accompagnement de ces évolutions ? La loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, avec la création des opérateurs de compétences (Opco) et les modifications introduites quant à l’accompagnement de l’évolution des métiers, a-t-elle eu un impact positif sur l’accompagnement des évolutions des métiers et des éventuels reclassements ?

M. Bruno Delaye. Je dirais que le dialogue social dans notre entreprise est plutôt satisfaisant, bien qu’il puisse se dégrader dans les périodes de turbulences. Nous disposons d’instances locales et nationales, notamment de comités centraux, et, bien que nous puissions toujours souhaiter être davantage entendus, ce dialogue existe bel et bien.

Je tiens à souligner une évolution significative liée à la mise en place des CSE. Nous constatons une perte d’attractivité des rôles autrefois dévolus aux élus du comité d’entreprise (CE) ou d’établissement et aux délégués du personnel. En particulier, l’instance dédiée aux conditions de travail, anciennement comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), est désormais réduite à une simple commission, ce qui engendre une lourdeur de gestion accrue et une diminution du pouvoir décisionnel en matière de conditions de travail. Ce point soulève des interrogations au sein de l’ensemble des organisations syndicales, tous secteurs confondus, quant à l’efficacité de ces nouvelles structures.

S’agissant de la formation, j’ai mentionné précédemment l’accord de GEPP, qui inclut notamment la création d’un observatoire des métiers. Cet outil, que nous devons développer davantage, n’a pas fonctionné de manière optimale les années précédentes alors qu’il représente pourtant une opportunité intéressante. En combinant cet observatoire avec les travaux prospectifs menés au niveau de la branche, nous devrions être en mesure d’anticiper l’évolution, voire la disparition potentielle de certains métiers.

Pour illustrer mon propos, prenons l’exemple du métier de décorateur en magasin. Autrefois centré sur la création manuelle d’affiches, ce rôle évolue aujourd’hui vers une gestion de la communication à travers des supports électroniques. Nous pouvons envisager qu’à l’avenir, ce processus soit entièrement automatisé et centralisé au niveau national. Il est donc essentiel d’aborder ces évolutions avec tact et maturité auprès des salariés concernés, en soulignant que l’identification d’un métier sensible ou en tension ne signifie pas nécessairement sa disparition immédiate, mais plutôt une transformation à anticiper et à accompagner.

Je suis convaincu que l’ensemble de ces travaux, menés en collaboration avec les Opco et notre observatoire interne des métiers, ainsi qu’au niveau de la branche, nous permettront d’accompagner efficacement l’évolution des métiers dans le secteur de la grande distribution.

M. Gilles Martin. En ce qui concerne les évolutions de gouvernance et les rapports avec les organisations syndicales, nous nous trouvons, en effet, systématiquement mis devant le fait accompli. Or ces modifications engendrent de réelles problématiques au sein de nos organisations syndicales, nous obligeant à nous adapter constamment à de nouveaux interlocuteurs porteurs de nouvelles orientations stratégiques.

Il est indéniable que le dialogue social existe chez Auchan, comme en témoigne notre accord dédié qui prévoit la présence de délégués syndicaux retail, de délégués syndicaux centraux pour l’exploitation, la logistique et les services d’appui, ainsi qu’une déclinaison de délégués régionaux. Cet accord offre un cadre propice à une véritable communication sociale au sein de l’entreprise, avec des moyens conséquents.

Nous disposons de CSE locaux et d’un CSE central et, bien que toutes ces instances fonctionnent et reçoivent les informations nécessaires, nous sommes trop souvent mis devant le fait accompli. Notre modèle est loin de la cogestion pratiquée en Allemagne. Les informations nous sont communiquées, mais notre marge de manœuvre pour influencer les décisions stratégiques reste limitée.

En ce qui concerne la formation, il est important de souligner que le PSE prévoit la suppression de postes, notamment de vendeurs, et qu’il s’agit clairement d’un choix stratégique de l’entreprise. Nos experts, lors de l’analyse du PSE, ont souligné que la décision d’Auchan de réduire les surfaces de vente et de supprimer les postes de vendeurs ne correspondait pas nécessairement aux pratiques observées dans les autres enseignes du secteur. Cette divergence soulève des interrogations légitimes sur la pertinence de la stratégie.

Auchan aurait pu mettre en avant la performance de nos équipes et de nos vendeurs, en s’inspirant du modèle relativement efficace de Darty, qui repose sur une vente assistée avec des vendeurs motivés et un service après-vente performant. La notion de performance doit s’appliquer à l’ensemble de la chaîne.

En ce qui concerne les CHSCT, leur importance était capitale et leur disparition est regrettable. En tant qu’ancien secrétaire, je peux affirmer que nous étions en mesure de faire évoluer les choses positivement, en collaboration avec les agents de la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), les médecins du travail et les inspecteurs du travail. Cette instance, qui permettait concrètement de faire bouger les lignes, manque aujourd’hui à toutes les organisations syndicales.

Enfin, au sujet de la politique de réduction des surfaces, il est légitime de s’interroger sur la volonté clairement affichée d’Auchan de basculer des supermarchés en franchise. Nous faisons actuellement partie d’un service intégré, ce qui nous permet d’accompagner les salariés. Demain, ces salariés seront indéniablement plus vulnérables, n’étant plus rattachés au domaine intégré et se retrouvant face à un employeur unique. Il est regrettable que ces salariés perdent potentiellement la vision, l’aide et l’appui des organisations syndicales intégrées et j’estime que le législateur a un véritable droit de regard sur cette question.

M. Franck Martinaud. S’agissant du dialogue social, l’accord qui existe chez Auchan n’a obtenu l’adhésion d’aucune organisation syndicale. Auchan l’a d’ailleurs récemment dénoncé.

Un autre changement significatif concerne la transition entre CE et CSE. Si chaque hypermarché disposait auparavant de son propre CE, le fonctionnement s’articule désormais autour de ce qu’Auchan nomme des « zones de vie », avec trois ou quatre hypermarchés et des supermarchés au sein d’un même CSE. Le périmètre d’action est de plus en plus vaste pour les délégués locaux, rendant ardue la tâche de représentant du personnel. Les contraintes géographiques, temporelles et les limitations deviennent considérables.

Pour un représentant du personnel pour trois hypermarchés, sans détachement à temps plein et avec un nombre d’heures de délégation inchangé, la situation se complexifie. Un hypermarché fonctionne en continu, avec des salariés qui travaillent de nuit comme de jour, ce qui rend notre mission particulièrement délicate. Nous sommes inquiets pour l’avenir car la nouvelle organisation semble devoir encore compliquer davantage notre quotidien.

M. Pierrick Courbon (SOC). Le secteur de la grande distribution est extrêmement fragilisé et les plans sociaux s’y multiplient. Contrairement aux plans dans le secteur industriel, où la suppression de centaines d’emplois sur un même site appelle l’attention médiatique et politique, les suppressions d’emplois dans la grande distribution, bien que totalisant des milliers de postes, sont mises en œuvre de manière plus discrète. Ce phénomène tend à passer sous les radars médiatiques. Or c’est précisément le rôle de notre commission d’enquête que de donner de la visibilité à ces situations, parfois moins médiatisées mais qui affectent paradoxalement un plus grand nombre d’emplois.

S’agissant du dernier PSE, qui concerne 1 380 postes, je souhaiterais savoir quel a été ou quel est l’engagement des services de l’État au niveau local dans chacun des territoires touchés. Les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) s’emparent-elles véritablement des situations ou considèrent-elles que la suppression de trente emplois dans deux magasins ne justifie pas d’action particulière ? Existe‑t‑il des disparités territoriales dans l’engagement et la proactivité des services de l’État ?

Plus largement, lorsque plusieurs sites sont concernés, comme c’est souvent le cas, pensez-vous qu’il serait opportun de désigner un chef de file pour garantir une égalité de traitement de tous les salariés et un engagement uniforme des services publics dans l’ensemble des territoires ?

M. Gilles Martin. Bien que nous entretenions des relations avec certains directeurs régionaux de l’administration du travail, ce qui peut faciliter et accélérer les processus, la désignation d’un chef de file administratif pour nous assister et servir d’appui technique et administratif aurait indéniablement du sens. Cela permettrait aux organisations syndicales de débloquer plus rapidement certaines situations.

Il serait même pertinent d’envisager l’intervention des services de l’État lors de la négociation d’un PSE, car la présence de personnels compétents en matière de conditions de travail et de négociations pourrait s’avérer bénéfique pour l’intérêt général.

M. Sylvain Macé. À notre connaissance, le dispositif Transitions collectives (Transco) n’a pas été utilisé. Ce mécanisme, créé en janvier 2021 en concertation avec les partenaires sociaux, permet pourtant aux employeurs d’anticiper les mutations économiques dans leur secteur et d’accompagner les salariés dans une reconversion sereine, préparée et assumée vers un métier dans leur bassin de vie. La complexité administrative du dispositif est susceptible de freiner sa mise en œuvre. Nous n’avons aucun retour sur son application et je doute qu’Auchan s’en soit véritablement emparé.

M. Bruno Delaye. Ce PSE national est piloté par la Dreets des Hauts‑de‑France. Notre sentiment général est celui d’un manque de proactivité de la part des Dreets. Leurs représentants pourraient, par exemple, prendre l’initiative de contacter les représentants du personnel et d’assister aux réunions, d’autant qu’ils reçoivent les convocations. Dans la réalité, nous nous retrouvons livrés à nous‑mêmes alors qu’une présence active aurait pu être bénéfique.

La direction a certes rempli son rôle en informant régulièrement la Dreets, mais celle‑ci ne disposait que d’un seul point de vue. C’est nous qui avons dû prendre l’initiative d’aller à sa rencontre pour exprimer nos interrogations sur la construction des catégories professionnelles.

M. Pierrick Courbon (SOC). Confirmez‑vous donc que toutes les suppressions d’emplois sont examinées par la Dreets des Hauts‑de‑France, sans aucune gestion de proximité ?

M. le président Denis Masséglia. La législation actuelle prévoit que le PSE est géré par la Dreets territorialement compétente au regard du lieu d’implantation du siège de l’entreprise ou du groupe. C’est également le cas pour Michelin : le PSE mis en œuvre à Cholet est géré par la Dreets d’Auvergne-Rhône-Alpes car c’est à Clermont-Ferrand que le groupe a son siège.

M. Pierrick Courbon (SOC). Bien que j’entende vos explications, notre rôle consiste à envisager des évolutions législatives pour répondre aux situations que nous décrivent aujourd’hui certains représentants des salariés. Il s’agit de mettre en lumière la situation actuelle et de constater qu’elle ne constitue pas nécessairement la meilleure approche pour accompagner les salariés au plus près du terrain. Nous devrions donc réfléchir à des préconisations pour faire évoluer la législation dans ce sens.

M. Franck Martinaud. Nous sommes en accord avec cette proposition.

Ce PSE concerne notamment un magasin à Clermont-Ferrand, dont la fermeture implique 200 suppressions d’emplois ; pourtant, il est géré par la Dreets des Hauts‑de‑France.

Nous nous interrogeons par ailleurs sur la procédure d’homologation ou de validation du PSE par la Dreets et sur le niveau d’analyse qui diffère aujourd’hui selon qu’il existe ou non un accord majoritaire. Nous doutons fortement qu’une homologation systématique soit réellement bénéfique pour les salariés, par opposition à une simple validation. Dans tous les cas, nous estimons que le pouvoir de la Dreets devrait être total, et non partiel, quel que soit l’accord en place.

M. Pierre Fostier. L’existence de signatures majoritaires sur un PSE se justifie par les mesures d’accompagnement proposées. Sans signature, ces mesures ne sont pas accordées. Malheureusement, en cas de signature majoritaire, la Dreets se contente d’une simple validation, sans examiner en détail les catégories professionnelles et d’autres aspects essentiels du plan.

Dans le cas de ce PSE, les experts ont relevé qu’au moins deux catégories professionnelles n’auraient pas dû être soumises au système contraint. Il s’agit des conseillers commerciaux et des vendeurs en équipement de la maison, pour lesquels un plan de départs volontaires ou l’utilisation de l’accord de GEPP aurait été plus approprié. 676 suppressions de postes sont prévues, alors même qu’environ 400 personnes continueront d’effectuer le même travail pour une rémunération inférieure. Cette situation est particulièrement problématique.

S’agissant des chefs de secteur, une distinction a été faite entre l’alimentaire et le non‑alimentaire, alors qu’il s’agit du même poste et qu’un plan de départs volontaires aurait dû être mis en place, comme pour les services centraux : en effet, lorsque les postes ne sont pas tous supprimés, le départ devrait être volontaire plutôt que contraint. Malheureusement, la Dreets ne peut pas intervenir du fait de la signature majoritaire qui empêche un examen détaillé de ces aspects.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


29.   Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Darrasse, directeur général d’Auchan Retail, M. Guillaume Gardillou, directeur des affaires publiques, et M. Barthélemy Guislain, président du conseil de gérance de l’Association familiale Mulliez (AFM) (mercredi 7 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Guillaume Darrasse, directeur général d’Auchan Retail, M. Guillaume Gardillou, directeur des affaires publiques, et M. Barthélemy Guislain, président du conseil de gérance de l’Association familiale Mulliez (AFM) ([29]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent M. Guillaume Darrasse, directeur général d’Auchan Retail, accompagné de M. Guillaume Gardillou, directeur des affaires publiques, ainsi que M. Barthélemy Guislain, président du conseil de gérance de l’Association familiale Mulliez (AFM).

Je rappelle qu’Auchan Retail a annoncé, à la fin de l’année 2024, une réorganisation de ses activités, à travers la mutualisation de certaines fonctions « support », la fermeture de plusieurs magasins ou encore le déploiement d’un nouveau schéma logistique pour la livraison à domicile, impliquant la suppression de près de 2 400 postes.

Un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) a donc été présenté par la direction et négocié pendant plusieurs mois avec les syndicats. Au mois de mars dernier, un accord a été trouvé entre les parties.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Guillaume Darrasse, M. Guillaume Gardillou et M. Barthélemy Guislain prêtent serment.)

M. Barthélemy Guislain, président du conseil de gérance de l’Association familiale Mulliez (AFM). Mon intervention portera sur la question sensible des licenciements et le rôle des pouvoirs publics face à ces situations. J’aurais également pu témoigner devant une commission consacrée à l’emploi et à la valorisation du travail par le partage, sujet sur lequel je reviendrai ultérieurement.

Permettez-moi tout d’abord de vous présenter brièvement l’Association familiale Mulliez (AFM), dont l’histoire débute en 1905 à Roubaix, alors capitale mondiale du textile. Louis Mulliez, industriel, est à l’origine d’une dynamique entrepreneuriale fondée sur deux piliers : l’autonomie des entreprises et la solidarité entre les membres de la famille. Dès 1920, il encourage ses fils et ses gendres à créer leur propre entreprise, tout en promouvant un actionnariat croisé. De cette vision est née une fédération d’entreprises autonomes comprenant des enseignes comme Auchan, Leroy Merlin, Decathlon, Kiabi, Boulanger, Flunch, Jules : toutes fondées ou relancées par des descendants de Louis Mulliez.

Notre écosystème comprend également d’autres entreprises telles que le numéro trois de la relation client, Foundever, le fournisseur d’énergie verte Voltalia et le Groupe Maisons de Famille, spécialisé dans les maisons médicalisées pour personnes âgées. Au total, ce sont quelque 130 entreprises qui sont implantées dans plus de 80 pays et qui emploient plus de 620 000 collaborateurs dans le monde, dont près de 175 000 personnes en France. Nous sommes particulièrement fiers que les Français considèrent deux de nos enseignes, Decathlon et Leroy Merlin, comme leurs entreprises préférées.

Malgré notre dimension internationale, nous restons profondément ancrés dans le nord de la France : c’est dans cette région que vivent et travaillent 40 000 de nos collaborateurs et que sont implantés tous nos sièges sociaux. Notre engagement local se manifeste notamment à travers notre partenariat avec la commune et la métropole de Lille dans le capital d’EuraTechnologies, devenu le premier incubateur numérique d’Europe. À l’échelle régionale, nous avons mis en place, aux côtés de la région Hauts-de-France, un fonds de soutien destiné aux entreprises locales en difficulté, qui a été lancé pendant le confinement.

L’AFM est une organisation unique qui regroupe 950 membres de la famille, unis depuis quatre générations autour d’un même projet : entreprendre ensemble, autour d’un patrimoine commun au service d’entreprises porteuses de sens, par et pour l’homme, afin d’être utile au plus grand nombre. Nous cherchons à agir en responsabilité vis-à-vis des collaborateurs à travers le partage du savoir, la formation, le partage du pouvoir, la subsidiarité et le partage de l’avoir, la valeur que nous créons.

L’AFM n’est pas un groupe au sens juridique du terme : les entreprises dans lesquelles nous détenons des intérêts majoritaires disposent d’une forte autonomie et elles sont indépendantes les unes des autres. Elles sont dotées d’organes de gouvernance distincts qui déterminent leurs stratégies politiques, commerciales et financières. La seule règle que nous imposons à toutes nos entreprises est celle de l’autonomie financière, en particulier vis-à-vis des banques et des marchés. Aucune solidarité financière statutaire n’existe entre nos entreprises. Les membres de la famille ne contrôlent individuellement aucune de ces entreprises et aucun des membres ne détient plus de 10 % du capital ou des droits de vote. Notre modèle est fondé sur l’esprit associatif et sur une gouvernance partagée, aux antipodes d’un capitalisme fermé et concentré, enracinée dans la réalité du terrain, dans une relation directe entre entrepreneurs et clients.

Notre modèle repose sur les deux valeurs fondamentales que sont la subsidiarité et le partage de la valeur. La subsidiarité signifie que les décisions sont prises au plus près du terrain, par ceux qui en connaissent le mieux la réalité. C’est pourquoi chaque entreprise agit en pleine autonomie avec des dirigeants responsables, coactionnaires, pleinement investis dans le devenir de leur structure. Le partage de la valeur, ensuite, est une réalité concrète. Dans notre écosystème, plus de 85 % des salariés sont actionnaires de leur entreprise, ce qui représente près de 4 milliards d’euros d’actifs détenus par les collaborateurs eux-mêmes, constituant ainsi le plus grand ensemble d’actionnaires salariés en France. Ces fonds salariés sont aussi, et souvent, utilisés comme garantie bancaire afin de permettre à des dizaines de milliers de familles d’accéder à la propriété.

Ce modèle permet un alignement d’intérêts entre actionnaires et collaborateurs. Il incarne une idée ancienne, mais finalement assez moderne, selon laquelle un patron peut être généreux et intéressé. Il rend les employés actionnaires fiers de leur entreprise en cultivant un fort sentiment d’appartenance, de reconnaissance, de considération et d’implication.

Présents sur l’ensemble du territoire, dans chacune de vos circonscriptions, nos collaborateurs sont nos meilleurs ambassadeurs. Dans les Yvelines, plus de 1 000 d’entre eux travaillent dans le parc d’activités commerciales de Buchelay et se disent parfois blessés par les critiques qu’ils lisent, alors qu’ils reconnaissent volontiers que bénéficier d’un salaire versé sur seize mois grâce à l’intéressement et la participation constitue un réel avantage dans le contexte économique actuel. Ils restent engagés, toujours en première ligne pour défendre leur réalité, ancrés sur le terrain au nom de leurs enseignes. Ils soutiennent aussi des associations sportives locales. L’ancrage territorial ne se limite pas au nord de la France, mais s’exprime également dans les écoles de la région de Buchelay. À Cholet, 250 collaborateurs s’investissent de la même manière dans les événements locaux.

Nos collaborateurs sont nos meilleurs ambassadeurs car ils connaissent l’ADN de leurs actionnaires. Le partage est un engagement historique pour l’AFM puisque, dès 1930, la famille a soutenu la création du « 1 % logement », né dans le nord de la France, ainsi que des allocations familiales. En 1976, l’actionnariat salarié a été généralisé dans les entreprises de l’AFM, ce qui montre qu’il ne s’agit pas d’une réponse conjoncturelle, mais d’un choix structurant, fidèle à une tradition d’innovation sociale ancrée dans notre histoire régionale.

Les entreprises de l’AFM emploient aujourd’hui environ 170 000 collaborateurs en France. Elles ont créé 110 000 emplois dans le monde depuis 2016. Il arrive que certaines de nos structures rencontrent des difficultés. Dans ces situations, notre première réponse est toujours de soutenir le redressement en réinvestissant massivement, bien plus que ne le font, en moyenne, les actionnaires des entreprises cotées. C’est ce que nous avons fait il y a cinq ans pour Auchan, en allouant deux milliards d’euros au désendettement. C’est également ce que nous avons fait il y a huit ans pour Boulanger et il y a deux ans pour Flunch, en recapitalisant chacune de ces entreprises à hauteur de 100 millions d’euros. C’est enfin ce que nous avons fait à nouveau pour Auchan il y a un an, avec un nouvel apport de 300 millions d’euros.

De manière générale, 50 % de la valeur créée est réinvestie dans la même entreprise. Lorsque, malgré cela, un plan de départs devient inévitable, tout est mis en œuvre pour éviter les licenciements secs : recherche de reclassement, accompagnement personnalisé ou encore mobilité dans d’autres enseignes cousines localement, car c’est le bassin d’emploi qui compte pour retrouver un emploi dans la vente. Il s’agit là d’efforts volontaires, qui vont souvent au‑delà des obligations légales. Nous ne les menons pas dans une logique de groupe, mais de solidarité humaine et territoriale.

Il est vrai que les solutions de reclassement ne sont que très rarement acceptées, puisqu’une majorité de collaborateurs choisit les indemnités. Cela reflète la complexité du contexte social, humain et local, car les collaborateurs préfèrent opter pour les indemnités proposées et chercher par eux-mêmes un nouvel emploi.

Le principe transmis de génération en génération est clair : l’argent qui vient de l’entreprise doit y retourner. Les dividendes versés aux associés familiaux représentent 1 % de la valeur des entreprises, soit trois à quatre fois moins que dans les sociétés cotées. Le reste est réinvesti, laissé dans l’entreprise ou versé à l’État sous forme d’impôts. Contrairement à certaines idées reçues, les dividendes issus d’une entreprise ne vont pas directement sur les comptes bancaires des associés familiaux Mulliez, puisqu’ils servent surtout à de nouveaux projets entrepreneuriaux ou au soutien d’entreprises en difficulté. Cette orientation n’est pas dictée par l’urgence, mais par une volonté profonde de consolider les entreprises dans la durée plutôt que de maximiser le profit à court terme. Notre vision est patrimoniale à long terme ; elle préfère la croissance, l’emploi et la solidité des entreprises à la rentabilité immédiate.

J’ajoute que les entreprises de l’écosystème comptent parmi les plus gros contributeurs fiscaux et sociaux français. En 2023, les contributions de ces entreprises, hors taxe sur la valeur ajoutée (TVA), ont dépassé les 4 milliards d’euros, soit plus que le montant total des salaires versés à nos 170 000 collaborateurs en France. Toutes ces entreprises ont leur siège en France et plus de 80 % des associés familiaux sont résidents fiscaux français. Contrairement à ce que certains médias ont suggéré, il n’y a pas eu d’exil fiscal vers la Belgique. Seuls 112 associés sur 1 229 descendants de Louis Mulliez sont aujourd’hui résidents belges, une proportion en recul depuis vingt ans.

Nous assumons pleinement et durablement notre rôle de contributeur au service public. L’AFM n’est ni un groupe ni une organisation centralisée, mais une organisation qui fonctionne depuis plus de soixante ans. Elle est unie par un projet entrepreneurial, familial et social. Il s’agit d’un modèle atypique, parfois mal compris, mais profondément responsable, discret et engagé.

Si nous ne prétendons pas détenir toutes les réponses, nous croyons que la responsabilité et la solidarité doivent toujours primer dans l’épreuve. L’entreprise peut et doit être un lieu de création de valeurs partagées au service du bien commun.

M. Guillaume Darrasse, directeur général d’Auchan Retail. Votre commission d’enquête soulève la question cruciale de notre capacité collective, en tant que pouvoirs publics, entreprises et partenaires sociaux, à prévenir les suppressions d’emplois et à accompagner les mutations économiques.

Nous représentons ici l’entreprise Auchan. Votre sollicitation fait suite à l’annonce récente d’un plan de sauvegarde de l’emploi, une décision qui, bien que difficile à prendre, s’est avérée nécessaire. Elle ne résulte ni d’un accident ponctuel ni d’une mauvaise gestion, même si nous reconnaissons que certaines erreurs ont été commises. Elle s’inscrit dans un contexte de transformation rapide du commerce, dans un environnement économique et réglementaire parfois insuffisamment adapté à cette transformation.

Depuis sa création en 1961, Auchan est devenu un acteur majeur de la distribution en France et à l’international. Notre présence s’étend sur douze pays, avec plus de 2 300 magasins et près de 155 000 collaborateurs, dont environ 55 000 en France. Notre modèle repose depuis toujours sur un ancrage territorial fort et sur un engagement social assumé. Nous avons été pionniers en matière d’actionnariat salarié et nous croyons fermement à la promotion interne, à la formation et à l’insertion des jeunes peu ou pas diplômés. En 2024, nous avons effectué plus de 10 000 embauches en contrat à durée indéterminée (CDI), accueilli 5 000 alternants et 3 000 stagiaires, et recensé plus de 2 800 promotions internes.

Bien que nous continuions à croire en ce modèle, il est aujourd’hui mis à l’épreuve. En effet, le cœur de notre activité en France repose historiquement sur le format du grand hypermarché, qui a structuré la consommation pendant des décennies et qui est désormais confronté à une remise en question profonde. Depuis plus de dix ans, nous constatons une baisse continue de la fréquentation des magasins, une chute de nos parts de marché de 12,1 % à 8 % depuis 2012 et une dégradation de nos résultats. En 2023, Auchan a accusé une perte nette de 236 millions d’euros. Ces tendances lourdes ne relèvent pas d’un aléa conjoncturel.

Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. Tout d’abord, il y a le changement d’environnement concurrentiel avec le développement des enseignes de hard-discount, qui opèrent avec des structures de coûts plus légères et des centrales d’achats souvent implantées hors de France, et qui bénéficient d’une fiscalité favorable. Ensuite, il apparaît une préférence croissante des clients pour un format de supermarché à taille réduite et de proximité, alors que le modèle des hypermarchés couvre une zone de chalandise plus étendue ; l’augmentation du coût des carburants a probablement joué un rôle dans cette nouvelle orientation des consommateurs. Le troisième point important concerne la transformation des usages et l’effondrement des ventes de produits non alimentaires en hypermarché, autrefois pilier du chiffre d’affaires, au profit du commerce en ligne et de la fast-fashion. Des entreprises telles que Shein et Temu génèrent aujourd’hui un trafic quotidien de 600 avions-cargos vers l’Europe, avec une organisation radicalement différente. À titre d’exemple, l’une d’elles génère un chiffre d’affaires de 1,6 milliard d’euros en ne s’acquittant que de 236 000 euros d’impôts.

La fiscalité commerciale française s’avère en outre historiquement inadaptée à ces mutations. La majoration de 50 % de la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) pour les surfaces excédant 2 500 mètres carrés pénalise particulièrement le modèle de l’hypermarché, déjà en difficulté.

Nous reconnaissons les efforts de l’État qui a, ces dernières années, imaginé divers mécanismes de soutien comme le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), les exonérations de charges et les aides à l’embauche. Notre entreprise, tout comme celles de nos concurrents, a bénéficié de ces dispositifs. Cependant, bien qu’utiles, ces mesures sont restées générales. Elles n’ont pas pris en compte les spécificités de la distribution ni anticipé les bouleversements structurels de notre modèle.

Il ne s’agit pas ici de désigner un responsable unique. Nous sommes conscients de la complexité de l’action publique. Il est néanmoins permis de constater que notre secteur n’a pas systématiquement été intégré dans les dispositifs d’alerte, de transition ou de soutien ciblés. Contrairement à l’industrie, il n’a jamais été considéré comme un secteur à risque, malgré les centaines de milliers d’emplois qu’il représente. La création récente du Conseil national du commerce (CNC) vient corriger cette lacune, mais avec quinze ans de retard par rapport à l’industrie.

La perception collective excluait l’idée qu’un magasin, particulièrement alimentaire, puisse fermer définitivement. Aujourd’hui, pour les raisons évoquées, les points de vente moins rentables, voire déficitaires, ne peuvent plus être soutenus par les plus performants. Cette situation soulève la question de l’accessibilité aux produits alimentaires de proximité dans les zones à faible densité démographique. Nous avons peiné à anticiper les déserts médicaux ; restons donc vigilants face aux potentiels déserts alimentaires. Une analyse plus approfondie aurait pu révéler que le commerce, bien qu’ancré dans notre pays, était en réalité une activité délocalisable et soumise à la concurrence étrangère. Des mesures correctives auraient pu être prises pour rééquilibrer la compétitivité. Nous devons, à mon sens, apprendre à mieux détecter les signaux faibles et à élaborer des politiques d’accompagnement plus différenciées.

Au-delà de l’accompagnement conjoncturel, se pose également la question du cadre structurel dans lequel évoluent les entreprises françaises, notamment s’agissant du coût du travail. Une comparaison avec les autres pays dans lesquels nous sommes implantés révèle que, pour 100 euros perçus par un salarié en France, l’entreprise dépense 173 euros ; c’est seulement 149 euros en moyenne à l’international. Les charges sociales, tant salariales que patronales, sont plus élevées en France qu’ailleurs : 73,10 euros pour 100 euros par collaborateur en France contre 48,60 euros dans les autres pays.

L’impôt sur les sociétés en France se rapproche désormais de la norme commune, bien qu’il reste dans la tranche supérieure. Il est important, ici, de ne pas confondre chiffre d’affaires et rentabilité. Les impôts sur la production sont plus lourds en France : ils représentent environ 1,4 % du chiffre d’affaires contre 0,9 % à l’international. En conséquence, modifier la fiscalité en fonction du chiffre d’affaires plutôt que du résultat nous semble être une erreur.

Notre propos ne consiste pas à plaider pour une remise en cause du modèle social français, auquel nous sommes attachés, mais pour un ajustement fin et ciblé, adapté à notre secteur qui emploie une main-d’œuvre importante, souvent peu ou pas qualifiée. L’objectif est d’éviter que le coût du travail ne devienne un facteur de désindustrialisation silencieuse.

Le plan de sauvegarde de l’emploi annoncé en novembre dernier s’inscrit dans cette réalité. Il vise à adapter notre organisation, à rééquilibrer notre réseau et à préserver la viabilité de l’entreprise à long terme. Conformément à notre culture, il s’accompagne de mesures d’accompagnement humain : reclassement, formation, congés de mobilité ou encore aides à la création d’entreprise.

La direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) des Hauts-de-France a validé notre procédure ainsi que notre plan de sauvegarde de l’emploi, notamment en ce qui concerne les mesures d’accompagnement social. Au fil des négociations, nous avons adapté notre plan avec une volonté affirmée de favoriser le retour à l’emploi. Parmi les principales mesures retenues figurent une indemnité extralégale applicable à toutes les situations, un dispositif de fin de carrière, des formations préalables ou complémentaires à la reconversion, une enveloppe renforcée pour la création d’entreprise, une prime de mobilité interne de 4 500 euros, une période d’adaptation avec droit au retour, le maintien du salaire avec dégressivité en cas de mobilité interne vers un poste de niveau inférieur, ainsi qu’un renforcement des prestations de conseil proposées par le cabinet LHH qui nous accompagne.

Les prochaines étapes incluent l’ouverture de la phase de volontariat pour une durée de deux mois. Environ 150 dossiers ont été déposés dès la première semaine. Nous lançons également la phase de reclassement interne pour les catégories de postes supprimées. Les salariés éligibles aux dispositifs liés à l’âge, retraite ou préretraite, peuvent faire valoir leurs droits. L’accompagnement assuré par le cabinet LHH se poursuit, passant de la phase d’information et de conseil à la phase d’accompagnement à la mobilité et à la recherche d’emplois.

Soutenus par nos actionnaires, nous avons la volonté de nous projeter dans l’avenir. Nous avons investi 300 millions d’euros pour racheter 100 magasins Casino, assurant la préservation de plus de 5 500 emplois. Cependant, notre pérennité dépend d’un environnement stable, prévisible et équitable. Récemment auditionnés par le Sénat dans le cadre d’une enquête sur les aides publiques, nous souhaitons partager avec vous notre sentiment sur ce sujet. Bien que le contrôle de ces aides publiques soit pleinement légitime, il doit s’exercer selon des critères préétablis, tenant compte du cycle économique, de l’utilisation effective des fonds, ainsi que de la réalité opérationnelle et conjoncturelle des entreprises. Si le législateur a décidé de ces aides, c’est pour des raisons objectives, notamment de distorsion de compétitivité.

Aujourd’hui, aucune activité économique n’est à l’abri des répercussions de phénomènes exogènes à notre pays, qu’il s’agisse de pandémies, de guerres ou d’instabilité géopolitique. Dans ce contexte, exiger le remboursement d’une aide perçue il y a dix ans, utilisée pour créer de l’emploi ou investir, alors que l’entreprise fait face à une crise majeure, reviendrait à instituer une double peine. Les aides publiques ne doivent devenir ni un facteur d’instabilité ni un objet de contentieux. Elles doivent retrouver leur vocation première : un levier de transformation, un outil de soutien et un filet de sécurité dans les moments critiques.

Le sujet de cette commission d’enquête interroge notre capacité collective à anticiper, accompagner, adapter notre cadre d’intervention. Même si l’expérience d’Auchan préfigure peut-être celle d’autres entreprises demain, il est encore temps d’agir pour éviter que les mutations économiques ne se traduisent systématiquement par des licenciements. Cela nécessite de la lucidité, du dialogue, de la stabilité et une volonté partagée de faire évoluer les règles du jeu.

M. le président Denis Masséglia. Le poids de la fiscalité est un sujet essentiel, mais je me dois de rappeler le cadre de notre commission d’enquête. Je tiens néanmoins à exprimer mon point de vue sur notre système social. Celui-ci, bien qu’étant une richesse, repose de manière disproportionnée sur les entreprises et les travailleurs. Une réflexion s’imposera, dans les années à venir, pour envisager d’autres sources de financement, telles que la TVA, afin de ne pas surtaxer le travail. Nous constatons en effet une lassitude croissante chez les créateurs de richesse de notre territoire, due à la pression accrue sur un nombre restreint d’acteurs. Pour rendre le travail plus attractif, il est impératif d’améliorer sa rémunération.

Ma première interrogation concerne les chiffres mentionnés par l’AFM, notamment les 4 milliards d’euros d’impôts payés en 2023 par les entreprises dont elle est actionnaire. Pourriez-vous détailler pour Auchan, et plus généralement pour les 130 entreprises évoquées, le montant des aides reçues ces dernières années ainsi que des impôts versés ? Cette demande fait suite aux déclarations de plusieurs intervenants affirmant que les baisses de cotisations sont largement inférieures aux impôts payés. Pouvez-vous confirmer ces propos et les étayer par des données chiffrées ?

M. Barthélemy Guislain. Selon les données consolidées fournies par les entreprises, elles versent des sommes considérables et reçoivent peu en retour. Prenons l’exemple de Decathlon, qui a bénéficié entre 2020 et 2023 de 120 millions d’euros d’allègements sociaux et fiscaux par an en moyenne. Ces allègements comprennent principalement des exonérations de charges, des aides à l’apprentissage ainsi que certains crédits d’impôts et réductions, comme celle liée au mécénat, qui diffèrent des aides publiques classiques. Parallèlement, Decathlon a versé plus de 400 millions d’euros par an en impôts et cotisations sociales, et jusqu’à 540 millions d’euros en 2023.

Le cas de Leroy Merlin est encore plus frappant puisque l’entreprise a perçu 62 millions d’euros d’aides annuelles pour 700 millions d’euros de contributions fiscales et sociales versées.

M. le président Denis Masséglia. Ces chiffres incluent-ils la TVA ?

M. Barthélemy Guislain. Non, la TVA n’est pas incluse dans ces chiffres.

Certaines exonérations passées, comme le CICE, ont été compensées de manière durable. Par exemple, la surtaxe sur la Tascom, qui affecte directement les grandes surfaces, reste en vigueur. Cette ponction, initialement destinée à compenser le CICE, continue d’être appliquée, alors même qu’elle ne concerne pas les acteurs du commerce en ligne qui ne disposent d’aucune surface commerciale physique. Les entreprises de l’AFM contribuent à hauteur de plus de 10 % à la Tascom nationale, malgré l’évolution du paysage commercial.

M. Guillaume Darrasse. Sur la période 2013‑2023, Auchan a versé cumulativement 3,545 milliards d’euros de taxes et 416 millions d’euros d’impôts, hors taxes collectées. En contrepartie, Auchan a bénéficié de 636 millions d’euros de crédits et réductions d’impôts, dont 478 millions d’euros au titre du CICE, 150 millions d’euros pour le mécénat et 8 millions d’euros pour les crédits famille et apprentissage. Sur le plan des cotisations et charges sociales, Auchan a bénéficié de réductions à hauteur de 1,259 milliard d’euros, perçu 67 millions d’euros de subventions à l’embauche et payé 5,649 milliards d’euros de cotisations sociales.

M. le président Denis Masséglia. Seriez-vous favorable à une simplification du système, qui consisterait à supprimer ces dispositifs de réduction fiscale tout en diminuant proportionnellement les impôts ?

M. Barthélemy Guislain. Votre proposition pourrait se traduire par une augmentation du pouvoir d’achat des 170 000 salariés français, puisqu’une réduction des charges permettrait soit d’augmenter les salaires soit d’investir davantage dans nos entreprises.

M. le président Denis Masséglia. Nous appliquons actuellement des prélèvements fiscaux et sociaux élevés, puis nous accordons des dégrèvements compensatoires. Ne serait-il pas plus simple de réduire directement les prélèvements plutôt que de prélever 100 pour ensuite rendre 10 de manière conditionnée ? Ne serait-il pas préférable de simplement prélever 90 ?

M. Guillaume Darrasse. D’un point de vue économique, le résultat serait identique. Mais cette approche présenterait l’avantage d’être plus lisible et plus simple.

M. le président Denis Masséglia. L’industrie textile, autrefois florissante dans les Hauts-de-France et le Choletais, a largement disparu de France, non seulement en raison des coûts de production, mais également à cause des normes environnementales. Bien que légitimes, elles n’ont cependant pas tant conduit à l’évolution des processus de fabrication qu’à la délocalisation vers des pays moins regardants sur les questions environnementales. Vous avez notamment évoqué de grandes entreprises chinoises qui ne sont pas soumises aux mêmes règles environnementales et sociales. Dans ce contexte, les législateurs devraient-ils agir pour protéger les entreprises respectueuses de ces obligations en luttant contre la concurrence déloyale de celles qui ne sont pas soumises à ces normes ? Je pense particulièrement au secteur textile, mais pas exclusivement.

M. Barthélemy Guislain. Cette question renvoie aux préoccupations exprimées quotidiennement par de nombreuses entreprises textiles telles que Jules ou Kiabi. Le terme fast‑fashion recouvre des réalités diverses, certaines positives et d’autres problématiques. Permettez-moi d’illustrer mon propos. Nous avons relancé une usine de jeans à Neuville‑en‑Ferrain, près de Tourcoing, il y a une dizaine d’années, bien avant que la réindustrialisation ne devienne un sujet national. Notre défi majeur est de produire des jeans à un coût compétitif par rapport à ceux fabriqués en Asie du Sud-Est, qui sont acheminés par avion et ne sont pas soumis aux mêmes réglementations, tests et taxes. La réindustrialisation et la relocalisation de nos productions constituent un enjeu capital.

Je crains cependant, aujourd’hui, une situation similaire à celle d’Amazon en France, avec un modèle commercial peu citoyen, échappant à une partie de la fiscalité française tout en profitant de subventions publiques. Je m’inquiète que Shein, après avoir traversé une période difficile due à une taxation accrue, n’ait l’audace de solliciter des subventions pour transférer une partie de sa production chinoise en France.

Je propose que nous nous réunissions pour élaborer ensemble un véritable plan de relocalisation, qui pourrait inclure des aides publiques assorties de contreparties en termes d’emploi et de réindustrialisation. Si nous n’agissons pas, nous risquons d’être devancés par les entreprises chinoises. Vous évoquiez précédemment une forme de TVA sociale pour financer la protection sociale. Je suggère d’instaurer une TVA sur les importations non stratégiques. Cette mesure pourrait générer des milliards d’euros qui seraient réinvestis dans des aides publiques pour la réindustrialisation ou la réduction des charges sociales et fiscales.

M. le président Denis Masséglia. Je suis favorable à une augmentation de la TVA, mais uniquement si elle s’accompagne d’une réduction des charges salariales pour accroître le pouvoir d’achat des employés. J’émets cependant des réserves quant à l’utilisation du terme « TVA sociale », car le mot « sociale » a une connotation positive qui semble inappropriée lorsqu’il s’agit d’augmenter les impôts. Il s’agit simplement, ici, d’augmenter la taxation de la consommation pour réduire celle du travail. C’est pourquoi je n’utiliserai jamais le terme « sociale » dans ce contexte. Selon moi, une augmentation d’impôts doit être désignée comme telle.

Lors de l’audition précédente, nous avons évoqué l’importance d’assurer une stabilité des décisions prises. Votre structure existe depuis environ 120 ans, ce qui témoigne d’une certaine pérennité. Une stratégie économique et industrielle n’est viable que si elle s’inscrit dans la durée avec une déclinaison annuelle d’actions concrètes. Il a été indiqué qu’Auchan connaissait un renouvellement fréquent de sa direction, ce qui compliquait la mise en œuvre de plans à long terme. Pouvez-vous confirmer cette information ? Le cas échéant, ne pensez-vous pas nécessaire une plus grande stabilité pour mener à bien la transformation de l’entreprise face aux défis actuels ?

M. Barthélemy Guislain. Nous aspirons effectivement à la stabilité, particulièrement lorsque les bonnes personnes occupent les postes clés, ce qui est le cas aujourd’hui. Notre structure de gouvernance duale, avec un président et un directeur général distincts, complique la situation car tout changement à l’un de ces postes a des conséquences démultipliées. Chaque changement de dirigeant ou de stratégie suscite naturellement des interrogations chez les collaborateurs.

Il est indéniable que, depuis une dizaine d’années, Auchan a connu de nombreux changements de dirigeants et de présidents. Cela ne s’applique cependant pas à l’ensemble des entreprises de l’écosystème AFM. L’actionnaire principal est resté constant, tout comme son soutien à l’entreprise, notamment en termes de moyens. J’espère que nous entrons maintenant dans une période de stabilité.

M. Guillaume Darrasse. Nous avons élaboré un plan stratégique sur trois à cinq ans, qui comprend des actions à court terme et d’autres à plus long terme, que nous partageons annuellement avec nos partenaires sociaux. Les orientations stratégiques de l’entreprise ont été présentées il y a deux semaines.

Je suis convaincu de l’importance d’une certaine stabilité, compte tenu de la taille de notre entreprise, du nombre de collaborateurs concernés et de nos nombreux actifs physiques. Nous devons nous adapter aux évolutions du marché, notamment en ce qui concerne le commerce en ligne et les attentes locales des consommateurs. Nous cherchons également à renforcer nos relations avec les petites et moyennes entreprises locales.

Ce plan est désormais établi et nous en attendons les premiers résultats d’ici dix-huit à vingt-quatre mois, conscients que le processus de transformation prend du temps. Nos partenaires sociaux ont exprimé le souhait d’une plus grande stabilité dans la stratégie, d’une meilleure écoute et d’une prise en compte de leur connaissance du terrain. Lors des présentations stratégiques, ils ont fait remarquer, à juste titre, qu’ils avaient eu raison sur certains points soulevés précédemment.

M. le président Denis Masséglia. Que pensez-vous de la possibilité d’intégrer davantage de représentants des salariés au sein des organes de direction, notamment du conseil d’administration ? Cette démarche pourrait contribuer à garantir une stabilité tout en permettant de tirer parti de l’expertise précieuse de salariés parfois engagés de longue date dans l’entreprise et profondément attachés à son devenir.

M. Guillaume Darrasse. Notre métier exige des décisions prises au plus près du client, ce qui explique qu’Auchan ait amorcé, depuis plusieurs mois, un retour à la responsabilisation locale. Nous considérons que les acteurs de terrain sont les mieux placés pour prendre des décisions pragmatiques.

S’agissant de la représentation des salariés, je considère que les dispositifs actuellement en place sont adéquats. Notre conseil d’administration comprend deux représentants des salariés et nous disposons de l’ensemble des instances représentatives du personnel, qu’il est essentiel de faire vivre pleinement. Cette approche nous a récemment permis d’orienter notre plan de sauvegarde de l’emploi vers une véritable préservation des postes, en adéquation avec les souhaits exprimés par nos organisations représentatives du personnel. Je suis convaincu que les dispositifs existants sont suffisants, à condition d’être pleinement mobilisés. Il nous appartient néanmoins, collectivement, de fournir un effort en matière de formation de l’ensemble des participants, car cela favorisera une meilleure compréhension des enjeux et, de notre part, une écoute attentive.

M. Barthélemy Guislain. À la différence d’autres entreprises, nous bénéficions d’une voie supplémentaire de dialogue social avec les représentants des porteurs de parts. Ces derniers représentent l’ensemble des salariés actionnaires et des fonds actionnaires. Ce dispositif revêt une importance capitale car, lorsqu’un salarié est actionnaire de son entreprise, il se montre encore plus exigeant quant aux stratégies arrêtées par la direction.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Vous avez évoqué la fiscalité et les aides. Je souhaite rappeler que Decathlon versera, en 2024, un milliard d’euros de dividendes, un chiffre qu’il convient de garder à l’esprit.

Ma question s’inscrit dans la continuité de vos propos sur l’actionnariat salarié. Pourriez-vous préciser la part que représente l’actionnariat salarié dans l’ensemble du capital, ainsi que le profil des salariés actionnaires ? Par exemple, combien de caissiers d’Auchan sont actuellement actionnaires de l’entreprise ?

M. Barthélemy Guislain. J’ai préparé une documentation précise sur l’utilisation de ce milliard d’euros par Decathlon.

M. le rapporteur. Cette sollicitation est motivée par l’actualité, puisqu’une mobilisation est en cours chez Decathlon pour des augmentations de salaires. J’ai pris connaissance de ce chiffre dans la presse très récemment.

M. Barthélemy Guislain. Il est naturel que ce sujet suscite des discussions, en particulier lors des négociations salariales annuelles. Je vais détailler la répartition du milliard d’euros correspondant au versement de réserves en octobre 2024. L’AFM, actionnaire principal, a perçu 594 millions d’euros, les coactionnaires 260 millions d’euros, tandis que 146 millions d’euros ont été versés aux salariés. Sur les 594 millions d’euros alloués à l’AFM, rien n’a été directement versé aux actionnaires familiaux. Ces fonds ont été utilisés de la manière suivante : 266 millions d’euros pour soutenir Auchan, 15 millions d’euros pour Alinéa, 15 millions d’euros pour Flunch, 105 millions d’euros pour le Groupe Maisons de Famille et 193 millions d’euros pour le remboursement partiel de la dette bancaire liée au rachat de titres Decathlon. L’intégralité des 594 millions d’euros perçus par l’AFM a été réinvestie dans l’écosystème.

S’agissant de la répartition du capital, celle-ci varie selon les entreprises. Chez Auchan, après avoir atteint 2,5 milliards d’euros par le passé, les fonds salariés représentent actuellement environ 250 millions d’euros. Cette baisse s’explique par la vente massive de titres par les salariés ces dernières années, pour un montant total avoisinant 2 milliards d’euros. Ce phénomène est compréhensible. Dans un contexte de salaires affaiblis, de primes moins généreuses, d’intéressement moins favorable, nombre de collaborateurs ont arbitré afin de préserver leur niveau de vie. Aujourd’hui, la part de capital détenue par les fonds salariés chez Auchan est inférieure à 10 % – elle est probablement située entre 5 % et 6 % –, car l’entreprise traverse un cycle bas. En revanche, chez Decathlon et Leroy Merlin, elle avoisine les 15 %.

Quant à la proportion de salariés actionnaires, elle est de 80 % à 85 % chez Decathlon, Kiabi et Leroy Merlin. Un salarié peut en général devenir actionnaire après trois mois de présence dans l’entreprise. Chez Auchan, ce pourcentage est aujourd’hui significativement plus faible, en raison notamment d’un renouvellement important du personnel et de la tendance des salariés à vendre leurs actions dès qu’elles deviennent disponibles.

M. le rapporteur. Pouvez-vous préciser le pourcentage exact des actions détenues par les salariés ?

M. Guillaume Darrasse. La part est estimée à environ 9 %. Toutefois, puisque nous sommes dans le cadre d’une commission d’enquête, nous nous engageons à vous transmettre le chiffre exact par écrit.

M. le rapporteur. J’aimerais évoquer l’AFM avant de revenir sur la situation d’Auchan, qui est au cœur de nos préoccupations aujourd’hui. Vous avez mentionné des montants d’aides publiques et de fiscalité par entreprise. Pourriez-vous nous indiquer le montant global des aides publiques reçues par l’ensemble des entreprises de l’AFM depuis 2012 ?

M. Barthélemy Guislain. J’ai précédemment évoqué la balance entre les contributions et les aides publiques pour Decathlon et Leroy Merlin. Je m’engage à vous fournir ultérieurement des données détaillées couvrant la période mentionnée.

M. le rapporteur. Il y a quelques mois, l’Assemblée nationale a débattu de la question des aides publiques versées aux entreprises. Notre ancien collègue André Chassaigne, à la suite des annonces de plans sociaux chez Michelin et Auchan, avait interrogé le Gouvernement. Le Premier ministre de l’époque, M. Michel Barnier, avait répondu, au mois de novembre 2024 : « Nous allons demander à l’Association familiale Mulliez ce qui a été fait de l’argent. » Je me souviens précisément de cette formulation que j’avais jugée courageuse, car il est rare, dans cette enceinte, que le fait de donner des aides publiques soit ainsi assumé. Aussi, quelles ont été les démarches engagées, de la part de l’État ou de ses services, à la suite de cette déclaration, pour vous demander des comptes sur les aides perçues ?

M. Barthélemy Guislain. Je me souviens précisément de cette déclaration, qui concernait spécifiquement Auchan.

M. Guillaume Darrasse. Nous n’avons pas été sollicités.

M. le rapporteur. Votre réponse est claire, même si elle n’est pas celle que j’aurais espérée.

L’Association familiale Mulliez n’étant pas juridiquement constituée en groupe, elle n’est pas soumise à l’obligation de reclassement des salariés au sein des différentes entités de l’écosystème. Toutefois, dans le cas d’Alinéa, un engagement moral de reclassement dans d’autres entités relevant de votre périmètre avait été pris en 2020. Qu’en est-il depuis ? Par ailleurs, s’agissant du plan de sauvegarde de l’emploi en cours chez Auchan, un engagement similaire a-t-il été pris ou est-il envisageable qu’il le soit ?

M. Barthélemy Guislain. L’absence d’obligation légale de reclassement entre les entreprises de l’AFM ne signifie nullement que nous ne mettons pas en œuvre des démarches en ce sens. Bien au contraire, lors du plan de sauvegarde de l’emploi d’Alinéa engagé en mai 2020, un accord majoritaire a été conclu avec les principales organisations syndicales (CFE‑CGC, CGT, FO et CFTC), qui allait largement au-delà des obligations légales. Il prévoyait notamment un reclassement interne au sein d’Auchan et de Ceetrus, ces deux entités appartenant au même groupe juridique qu’Alinéa, avec 750 postes proposés. Des actions concrètes ont également été menées pour favoriser le reclassement externe, y compris auprès d’autres entreprises de l’AFM, ainsi qu’auprès d’entreprises extérieures situées dans les mêmes bassins d’emploi. Plus de 600 courriers ont été adressés à des enseignes installées à proximité des magasins Alinéa concernés par les licenciements. Il ne s’agissait donc pas de simples engagements moraux, mais bien d’obligations contractuelles dûment formalisées. Environ 2 000 offres de reclassement externe ont été reçues, puis proposées aux salariés. Toutefois, aucune des personnes concernées par ce plan de sauvegarde de l’emploi n’a souhaité rejoindre une entreprise de l’AFM : toutes ont fait le choix de percevoir les indemnités légales et supralégales, malgré les 2 700 offres de reclassement soumises.

M. le rapporteur. N’est-il pas envisageable que ces offres de reclassement aient été jugées insatisfaisantes par les personnes concernées ?

M. Barthélemy Guislain. Il m’est difficile d’interpréter les raisons de ces refus. Néanmoins, l’accord comprenant ces conditions de reclassement avait été signé par les partenaires sociaux, ce qui suggère qu’elles avaient été jugées satisfaisantes. Comme je l’ai mentionné, la situation est complexe du point de vue des collaborateurs. Lorsqu’ils perdent leur emploi et que des indemnités leur sont proposées, ils préfèrent souvent les percevoir, épuiser leurs droits au chômage, puis chercher un emploi similaire à celui qu’ils occupaient auparavant.

M. le rapporteur. Je précise que certains partenaires sociaux, notamment la CGT et FO, n’avaient pas signé cet accord, évoquant des pertes de salaire, ce qui peut évidemment faire hésiter une personne à accepter.

Vous avez évoqué la question de la stabilité chez Auchan. Je compte dix-sept dirigeants en vingt ans ainsi qu’une succession de plans sociaux. Les organisations syndicales, que nous avons reçues juste avant vous, craignent que le dernier plan de sauvegarde de l’emploi n’assure pas la pérennité de l’entreprise et soit suivi par d’autres plans sociaux. Pouvez-vous fournir des éléments de nature à les rassurer ? Pouvez-vous expliquer les raisons de ce plan social et présenter les éventuelles solutions envisagées avant d’en arriver à cette situation ?

M. Guillaume Darrasse. Ce plan social trouve son origine dans le manque de compétitivité d’Auchan, qui s’explique par un ensemble de facteurs. L’un d’entre eux concerne les coûts, en particulier le poids des services centraux dont la taille exerce une pression plus importante sur les magasins que chez nos concurrents. Par ailleurs, la perte de chiffre d’affaires nous contraint à adapter nos structures managériales. À titre d’illustration, sur 100 euros de chiffre d’affaires, nous dégageons aujourd’hui 23 euros de marge, dont plus des deux tiers sont consacrés aux frais de personnel. Cette performance en baisse résulte principalement d’un désintérêt croissant pour les très grandes surfaces, ce qui s’explique par une perte d’attractivité commerciale. Le législateur n’a pas contribué à améliorer la situation puisqu’il a limité les promotions, qui constituaient un levier fort d’attractivité pour les hypermarchés. À cela s’ajoute l’arrivée de concurrents, notamment parmi les hard-discounters non alimentaires, qui disposent de centrales d’achats à l’étranger. Cette organisation leur permet d’acheter aux mêmes industriels que nous, mais à des prix très inférieurs, les marchés européens étant segmentés.

L’ensemble de ces éléments, conjugué à l’évolution de nos métiers vers le commerce en ligne, nous a conduits à mettre en œuvre ce plan social. Il va de soi que cette mesure ne constitue pas l’unique levier de compétitivité de l’entreprise et que nous avons en parallèle entamé un travail d’amélioration de notre performance à l’achat. Auchan a toujours cultivé une relation étroite avec le monde industriel, en se positionnant comme l’un des distributeurs les plus équitables en matière de rémunération. À mon arrivée – récente – dans l’entreprise, j’ai toutefois constaté des écarts de conditions que je considère injustifiés, et qui nuisent fortement à notre compétitivité, en particulier dans des secteurs d’activité où la marge nette avoisine 2 %. C’est pour cela que nous avons entrepris de renforcer notre performance à l’achat, afin de rivaliser avec nos concurrents sur les prix. Nous avons également revu notre modèle en réduisant les surfaces et en recentrant notre offre sur les produits du quotidien et les produits frais. Par ailleurs, nous avons repensé notre mode de direction afin de favoriser la prise de décisions au plus près du terrain. Enfin, nous avons revisité certains aspects de notre stratégie commerciale.

M. le rapporteur. Les organisations syndicales d’Auchan Retail nous ont alertés quant à certaines orientations stratégiques qu’elles estiment préjudiciables. Les représentants syndicaux affirment avoir émis des alertes, laissant entendre que, si leur avis avait été écouté, la situation que vous décrivez aurait pu être évitée. Quelle est votre analyse ? Reconnaissez‑vous des erreurs stratégiques ayant contribué aux difficultés qui ont conduit à cette réduction d’effectifs ? Ces erreurs auraient-elles pu être évitées si les salariés et leurs représentants avaient été davantage associés aux choix de l’entreprise ? Vous mentionnez votre volonté de resserrer les liens avec le terrain ; comment envisagez-vous concrètement cette implication accrue des salariés ?

M. Guillaume Darrasse. Je reconnais que, dans certains domaines tels que les systèmes d’encaissement, une meilleure implication des salariés aurait pu être bénéfique. Ma réponse est cependant nuancée selon les sujets. En ce qui concerne certaines orientations stratégiques telles que le virage vers le format supermarché, je ne suis pas convaincu que les collaborateurs, attachés au modèle du grand hypermarché, auraient nécessairement soutenu cette option. Il faut distinguer les domaines où l’apport des salariés aurait été précieux de ceux où il aurait pu freiner des évolutions nécessaires.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous éclairer sur l’influence de la situation géopolitique, notamment la guerre en Ukraine et les tensions avec la Russie, sur vos difficultés actuelles ? Étant donné les activités d’Auchan dans ces régions, quelle part attribuez-vous à cette situation dans l’analyse de vos difficultés et dans vos choix stratégiques ?

M. Guillaume Darrasse. En ce qui concerne la France, l’impact est nul. Nous appliquons un principe de subsidiarité et de fonctionnement autonome à nos différentes zones géographiques. Il est impossible d’imputer les difficultés rencontrées en France aux situations que nous connaissons en Ukraine et en Russie.

M. Barthélemy Guislain. Les répercussions se manifestent directement sur la valeur de nos entreprises. Celle-ci est établie par des experts indépendants, qui prennent en considération une pluralité de facteurs, parmi lesquels le risque géopolitique occupe une place importante. Notre situation présente un caractère singulier puisque nous sommes implantés à la fois en Ukraine et en Russie, ce qui est relativement rare. En conséquence, la valorisation des entreprises, y compris celles affichant de bonnes performances dans ces deux pays, a été significativement révisée à la baisse. Cette dépréciation a un impact indirect sur les salariés français.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je souhaite, en premier lieu, exprimer un certain malaise quant à l’usage récurrent des termes « charges sociales » plutôt que « contributions sociales » et quant à la mise en parallèle des impôts versés et des aides publiques perçues. Cette approche laisse penser que les entreprises procéderaient à une forme d’optimisation en évaluant un équilibre entre ce qu’elles acquittent et ce qu’elles reçoivent. J’ose espérer que telle n’est pas la philosophie d’Auchan ni celle de l’AFM. L’impôt participe à la solidarité nationale en finançant des services publics d’intérêt général, tandis que les contributions sociales constituent le socle de notre système de protection sociale. Les exonérations de cotisations patronales, lorsqu’elles ne sont pas intégralement compensées, peuvent finalement fragiliser le niveau des prestations sociales auxquelles les salariés ont droit.

Les organisations syndicales ont fait état d’un sous-investissement dans la modernisation des magasins. Ceci aurait, selon elles, contribué à une perte d’attractivité. Quel est votre sentiment ?

Bien que le dialogue social existe et soit jugé globalement satisfaisant, les représentants syndicaux indiquent qu’ils ne sont pas suffisamment associés aux réflexions stratégiques et économiques, se trouvant trop souvent placés devant des décisions déjà prises. Quel est votre point de vue et quelles perspectives d’amélioration envisagez-vous ?

Enfin, vous avez rappelé l’importance que vous accordez au partage de la valeur et à l’accompagnement des salariés face aux mutations des métiers du commerce. Ces transformations, qu’il s’agisse de la concurrence exercée par des acteurs tels qu’Amazon ou, plus récemment, des plateformes d’origine chinoise, ne sont pas nouvelles. Quelles actions concrètes ont été mises en œuvre en matière de formation et d’accompagnement, afin de permettre à vos salariés de s’adapter durablement à ces mutations ?

M. Guillaume Darrasse. Nous avons défini un plan triennal ambitieux de modernisation d’une part significative de notre parc de magasins. Il prévoit la rénovation complète de plus des deux tiers de nos hypermarchés, incluant des réductions de surface, ainsi que la modernisation d’une partie des 94 magasins Casino récemment acquis. Le budget annuel alloué à ce programme s’élève à plus de 300 millions d’euros.

Je souhaite nuancer l’idée selon laquelle nous aurions orienté nos investissements prioritairement vers l’international au détriment du territoire national. En réalité, le développement international du Groupe Auchan a renforcé notre compétitivité, notamment dans le secteur non alimentaire, en permettant une politique d’achats groupés.

Après un an à la tête de l’entreprise, je constate effectivement un niveau élevé de dialogue social chez Auchan, qui respecte scrupuleusement ses obligations légales en matière de partage d’informations. Nous pourrions sans doute améliorer la pédagogie autour de nos décisions et renforcer encore ce dialogue, mais le consensus ne peut, par nature, être systématiquement atteint.

Nous disposons par ailleurs d’un accord de gestion des emplois et des parcours professionnels en entreprise (GEPP). Il est vrai que nos métiers ont connu des mutations profondes, et Auchan a souvent joué un rôle pionnier dans leur accompagnement, notamment à travers le développement des courses en ligne. Il importe toutefois de souligner que la transformation d’actifs physiques tels que nos magasins ne peut s’opérer instantanément. Nous devons en outre faire face à des modèles concurrentiels très différents, certains bénéficiant d’avantages fiscaux notables et reposant sur des logiques de création de valeur distinctes. À titre d’exemple, certaines plateformes américaines accusent des pertes dans leur activité de commerce de détail, tout en engrangeant des bénéfices substantiels à travers leurs services informatiques notamment. Si l’adaptation de nos métiers est indispensable, il serait illusoire de penser que nous pourrions devenir des spécialistes du numérique en quelques années. Nous nous efforçons néanmoins d’attirer les compétences nécessaires face à cette concurrence.

M. Barthélemy Guislain. Trois de nos sites internet figurent aujourd’hui parmi les dix sites les plus fréquentés en France. La transformation constitue une nécessité impérieuse pour les entreprises familiales telles que la nôtre. Les décisions que nous prenons actuellement engagent notre avenir à long terme, à la différence des entreprises cotées dont les logiques de gouvernance répondent à d’autres temporalités. Notre histoire, qui s’étend sur plus de soixante ans, nous a appris qu’un marché peut s’effondrer rapidement. L’Association familiale Mulliez a considérablement évolué, mais elle doit continuer de se transformer pour demeurer compétitive.

Notre modèle repose sur un principe de solidarité : les entreprises performantes soutiennent celles qui traversent des difficultés. S’il est vrai que nous parlons beaucoup de transformation numérique, un enjeu majeur réside dans la décarbonation de nos modèles. En tant qu’acteurs de la distribution, nous commercialisons des produits et il nous appartient donc de travailler en ce sens. Je peux assurer que plusieurs de nos entreprises sont d’ores et déjà solidement engagées dans cette transition. Ainsi, les structures les mieux préparées et les plus performantes soutiennent celles qui sont, pour l’heure, en retrait ou en situation plus fragile. C’est le cas d’Auchan aujourd’hui, mais viendra un moment où l’enseigne retrouvera sa solidité et pourra à son tour soutenir les entreprises traversant des difficultés. Nous sommes familiers de ces cycles.

La transformation repose en outre sur une vigilance constante afin de percevoir les tendances émergentes et de les embrasser avec réactivité. Ce n’est pas un hasard si Auchan s’est associé à Alibaba, géant du numérique en Chine, afin qu’il l’accompagne dans la digitalisation de ses activités sur ce marché. Ce partenariat nous a à la fois permis d’accompagner nos entreprises dans cette mutation et d’apprendre beaucoup dans le domaine du numérique. Une grande part de la transformation repose sur cette ouverture au monde, sur la capacité à nouer des partenariats et à envisager l’activité commerciale sous des prismes nouveaux.

Une part significative de la marge des grandes plateformes mondiales provient désormais de la monétisation du trafic client – on parle de « retail media ». Nous envisageons donc de créer ensemble une grande plateforme de « retail media » ; il n’y a pas de raison que ce qui constitue la principale source de revenus d’Amazon et de Walmart ne profite pas aussi aux commerçants français.

M. le rapporteur. Je souhaite terminer en abordant la stratégie globale du groupe en ce qui concerne la fermeture de plusieurs hypermarchés. Quels critères ont guidé le choix des magasins à fermer ? S’agit-il uniquement de considérations de rentabilité financière ou prenez‑vous également en compte les spécificités locales ? Plus précisément, pouvez-vous nous éclairer sur les raisons de la fermeture du site de Clermont-Ferrand ?

M. Guillaume Darrasse. La situation financière globale de l’entreprise ne nous permet pas de conserver des sites extrêmement déficitaires. Les magasins que nous fermons sont ceux pour lesquels nous n’envisageons pas de retour à la rentabilité dans les cinq prochaines années. Bien que cette décision soit nécessaire à la pérennité de l’entreprise, nous sommes pleinement conscients de son impact humain.

Lors d’une précédente audition, j’avais présenté des chiffres illustrant l’augmentation significative des surfaces commerciales autour de ces magasins, souvent dans des zones sans expansion démographique. Cette concurrence accrue a entraîné une baisse du chiffre d’affaires. Pour le magasin de Clermont-Ferrand, nous avons constaté l’ouverture à proximité de trois ou quatre « drives » concurrents et de cinq à six hard-discounters alimentaires ainsi que l’apparition de 13 000 mètres carrés de surface commerciale dans la zone de chalandise.

Lorsqu’une entreprise se trouve dans une telle situation, il est, de manière générale, nécessaire de procéder à des choix difficiles. Nous mettons tout en œuvre pour identifier des solutions, tant à l’égard des salariés qu’en matière de revitalisation des sites affectés, lorsque cela s’avère possible. Des solutions et des repreneurs ont déjà été trouvés pour les six plus petits magasins appelés à fermer. S’agissant des hypermarchés appelés à fermer, nous nourrissons l’espoir de trouver des solutions similaires. Pour l’un d’entre eux, nous avons d’ailleurs, de manière quasi certaine, trouvé une issue favorable.

M. Guillaume Gardillou, directeur des affaires publiques d’Auchan Retail. En ce qui concerne le site de Clermont-Ferrand, je suis en contact avec le maire, M. Olivier Bianchi, depuis 2018. Nous avons organisé plusieurs réunions sur l’avenir de ce site, envisageant notamment une réaffectation axée sur la culture. Nous avons cofinancé des études pour explorer la piste d’une redéfinition complète de l’usage des lieux. Malgré ces efforts, le chiffre d’affaires du magasin n’a cessé de se dégrader. Nous maintenons malgré tout le dialogue. J’ai à nouveau rencontré M. Bianchi il y a trois semaines, après l’annonce de la fermeture, pour discuter de l’avenir du site.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


30.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives du Groupe Casino (mardi 13 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne des représentants des organisations syndicales représentatives du Groupe Casino ([30]).

M. le président Denis Masséglia. Nos deux premières auditions sont consacrées à l’examen de la situation du Groupe Casino, qui a engagé, il y a quelques mois, un plan de restructuration impliquant la cession de nombreux hypermarchés et supermarchés et la suppression de 2 200 emplois environ.

En conséquence, plusieurs plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ont été déployés dans les différentes sociétés du groupe affectées par le projet de réorganisation des activités.

Pour évoquer le sujet et toutes les questions qui l’entourent, nous recevons les organisations syndicales présentes dans les différentes sociétés du groupe.

Chez Casino Services : pour la CFE-CGC, M. Philippe Bouloumié, délégué syndical ; pour l’Unsa, M. Fabrice Brunel, délégué syndical.

Chez Distribution Casino France (DCF) : pour la CFDT, M. Hervé Dargnat, délégué syndical central ; pour la CFE-CGC, M. Jean-François Kateb, délégué syndical central ; pour la CGT, M. Eddy Vernalde, délégué syndical central, et M. Didier Houacine, délégué syndical ; pour l’Unsa, M. Frédéric Buisson, délégué syndical central, accompagné de M. Cédric Quéméneur, coordonnateur du syndicat au sein du Groupe Casino.

Chez Easydis : pour la CFDT, M. Hervé Preynat, délégué syndical central, et M. Sylvain Massolo, représentant syndical au comité social et économique central (CSEC) ; pour la CFE-CGC, M. Didier Marion, délégué syndical ; pour la CGT, M. Dave Boiveau, délégué syndical ; pour FO, M. Richard Ramos, délégué syndical central.

Chez Franprix : pour la CFE-CGC, M. Christophe Deshayes, délégué syndical ; pour FO, M. Dany Lahoud, délégué syndical.

Chez Monoprix : pour la CFDT, Mme Patricia Virfolet, déléguée syndicale centrale, et Mme Mireilla Nsilu, membre du CSEC ; pour la CFE-CGC, M. Fabrice Intini, délégué syndical central, Mme Liliane Barbrel, ancienne déléguée syndicale centrale, Mme Mikaëla Guyomarch, élue au CSEC, et M. Marc Bauwens, élu au comité social et économique (CSE) du siège.

Participe également à la table ronde M. Sylvain Macé, secrétaire national de la CFDT en charge, notamment, du commerce alimentaire et de la grande distribution.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Philippe Bouloumié, M. Fabrice Brunel, M. Hervé Dargnat, M. Jean-François Kateb, M. Eddy Vernalde, M. Didier Houacine, M. Frédéric Buisson, M. Cédric Quéméneur, M. Hervé Preynat, M. Sylvain Massolo, M. Didier Marion, M. Dave Boiveau, M. Richard Ramos, M. Christophe Deshayes, M. Dany Lahoud, Mme Patricia Virfolet, Mme Mireilla Nsilu, M. Fabrice Intini, Mme Liliane Barbrel, Mme Mikaëla Guyomarch, M. Marc Bauwens et M. Sylvain Macé prêtent serment.)

M. Didier Marion, délégué syndical CFE-CGC chez Easydis. Le texte que je présente à titre de propos introductif a été rédigé avec nos collègues de FO, de la CFE-CGC et de l’Unsa pour Franprix, Achats Marchandises Casino (AMC), DCF, Easydis, Casino Services, IGC Services, Campus Casino et Retail Extended Logistics (REL).

Nous vous remercions de nous accueillir aujourd’hui dans le cadre d’une commission d’enquête dont les travaux sont essentiels pour analyser les éventuelles défaillances des pouvoirs publics lors de la mise en œuvre des plans de sauvegarde de l’emploi.

En tant que représentants d’organisations syndicales représentatives du Groupe Casino, nous tenons à rappeler que derrière tous les PSE, ce sont plus de 25 000 vies humaines et de neuf sociétés différentes qui ont été bouleversées : des salariés plongés dans l’incertitude, des familles fragilisées par la perte de leur emploi et, pour certains, de tout ou partie de leur épargne, des fournisseurs contraints au dépôt de bilan et des territoires durablement affectés.

Durant cette période, nous avons constaté des failles majeures. Ces dernières années, le Groupe Casino, créé en 1898, était géré par un président-directeur général (PDG) concentrant tous les pouvoirs. Celui-ci l’a entraîné vers un niveau d’endettement insupportable eu égard aux résultats économiques de l’entreprise et ce, malgré les multiples alertes lancées par les instances représentatives du personnel (IRP) qui n’ont pas été prises en compte.

Après que des fonds spéculatifs américains ont mis en cause la solidité financière du groupe en 2015, Rallye, actionnaire majoritaire contrôlé par M. Jean-Charles Naouri, a fait l’objet en 2019 d’une procédure de sauvegarde accélérée (PSA) qui a montré sa défaillance. Malgré cela, et avec le soutien des tribunaux de commerce, des grandes banques et de son énorme réseau, M. Naouri a pu conserver le contrôle de Rallye – et donc du groupe – alors qu’il aurait dû le perdre. À partir de ce moment-là, la direction du groupe et les directions des différentes sociétés n’ont eu de cesse d’orchestrer une communication positive et mensongère pour masquer des résultats catastrophiques évidents et tromper les marchés financiers et les salariés.

En dépit des différents constats et des alertes des représentants du personnel sur la dégradation des résultats du groupe, lancées à l’occasion de réunions du CSE ou d’expertises indépendantes, les commissaires aux comptes ainsi que les organismes de surveillance des marchés financiers ont continué à valider les comptes. Quant au ministère de l’économie et des finances, il est resté bien silencieux tout en connaissant la situation économique du groupe. De plus, le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) s’est plus préoccupé de la restructuration financière et des intérêts des banques que de l’impact social et donc des salariés.

Par ailleurs, nous souhaitons appeler votre attention sur le fait qu’aucun membre du conseil d’administration du Groupe Casino ni de ses différents comités n’a lancé d’alerte. Or certains actionnaires actuels étaient déjà membres du conseil d’administration. Du reste, la trop faible représentation des salariés, qui ne disposent que d’un seul siège au conseil d’administration, est un handicap majeur. De surcroît, contrairement à d’autres pays européens, le représentant des salariés ne peut détenir aucun mandat syndical désignatif ou électif, ce qui empêche les salariés de donner leur avis au plus haut niveau du groupe.

Malgré les alertes des représentants du personnel, le groupe a été incapable d’honorer ses échéances face à une situation financière devenue insoutenable, aggravée par une politique commerciale et tarifaire mortifère. Il s’est donc retrouvé dans l’obligation de demander, à son tour, l’ouverture d’une procédure de sauvegarde.

À l’issue de la procédure de conciliation, deux projets de reprise ont été présentés par des actionnaires connaissant parfaitement la situation du groupe.

Au cours du dernier trimestre de l’année 2023, un projet de reprise prévoyant une condition suspensive d’aboutissement de la procédure de sauvegarde accélérée a été retenu. Le repreneur a validé un plan de cession de tous les hypermarchés et supermarchés Casino, décidé par M. Jean-Charles Naouri avec l’aval des mandataires judiciaires. À ce titre, les contrats de travail de près de 20 000 salariés ont été transférés, avec des conséquences regrettables, comme le montrent les derniers PSE d’Intermarché et d’Auchan.

Les instances représentatives du personnel ont appris les cessions de magasins par les médias ; ce n’est qu’ensuite que les CSE en ont été informés. À cet égard, il est anormal que les dirigeants qui bafouent les règles ne soient jamais rappelés à l’ordre.

M. Jean-Charles Naouri et les nouveaux repreneurs ont tout fait pour dissocier la PSA de la vente des hypermarchés et des supermarchés Casino, alors que le lien était évident. D’ailleurs, tant les représentants du personnel que le ministère public ont souligné l’absence de volet social de la procédure lorsque le tribunal de commerce de Paris a statué sur la PSA. Cependant, par la suite et de manière étonnante, le ministère public s’est désolidarisé en allant dans le sens de l’ancien propriétaire et du nouveau repreneur. Seuls les représentants du personnel ont joué leur rôle en interjetant appel de la décision du tribunal afin d’apporter des garanties sociales. Ce n’est qu’à ce moment que des contreparties ont été accordées, faisant avancer la négociation relative à tous les PSE des différentes sociétés qui était bloquée depuis plusieurs semaines.

La loi qui régit la durée de négociation des PSE n’est pas adaptée à un groupe composé de multiples entreprises dont les effectifs sont variables. En effet, en cas de PSE multiples au sein d’un groupe – qui, dans le cas du Groupe Casino, ont abouti à la suppression de plus de 4 000 emplois –, la durée de négociation devrait dépendre du nombre d’emplois supprimés au niveau du groupe. Le fait de prendre en compte le nombre d’emplois supprimés par entreprise constitue un handicap social, notamment pour le retour à l’emploi.

En outre, dans l’hypothèse où l’Autorité de la concurrence ne validerait pas la décision de reprise de magasins, dans le cadre de changements d’enseigne successifs, les accords collectifs devraient être prorogés de quinze mois.

Par ailleurs, compte tenu du nombre d’emplois supprimés, le contrôle et l’accompagnement administratifs sont souvent insuffisants en raison d’un manque de moyens des directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) et de France Travail. Le manque de coordination entre les Dreets et l’absence d’un interlocuteur référent sont un handicap dans l’hypothèse où les PSE concernent plusieurs territoires. Nous préconisons également que chaque PSE soit homologué – et pas simplement validé – par la Dreets, même s’il résulte d’un accord majoritaire – en effet, on ne négocie pas des PSE tous les jours.

Enfin, le nombre très limité d’inspecteurs du travail pénalise le suivi et l’application des mesures des PSE.

À cela s’ajoute un autre problème fondamental : l’affaiblissement progressif du rôle des instances représentatives du personnel depuis les « ordonnances Macron » de 2017. En fusionnant les IRP au sein du CSE et en réduisant nos marges de manœuvre, ces réformes ont considérablement limité les capacités de contrôle, d’action et de contestation. Les moyens humains et matériels mis à la disposition des représentants des salariés ont été drastiquement réduits, ce qui nous met souvent en position de faiblesse vis-à-vis des directions d’entreprise puissamment outillées.

Cette asymétrie est d’autant plus criante lors des PSE, qui doivent faire l’objet d’une négociation loyale, équilibrée et transparente. En particulier, les risques psychosociaux étaient auparavant suivis par un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui avait autorité sur ces sujets. Ils sont aujourd’hui placés sous la responsabilité du CSE, qui ne dispose pas d’une réelle compétence. Dans ce contexte, nous déplorons des drames qui auraient pu être évités ; nous laisserons à la direction le soin de les commenter.

Aujourd’hui, nous venons non seulement témoigner des dysfonctionnements observés mais aussi rappeler l’urgence de redonner aux instances représentatives du personnel les moyens réels d’assurer leur rôle de contre-pouvoir et de défense des intérêts des salariés, avec un véritable appui des pouvoirs publics.

Par ailleurs, le comité de groupe devrait être doté d’une personnalité morale et disposer des moyens lui permettant d’agir dans l’intérêt du groupe et de ses salariés, comme c’est le cas pour les CSE et les CSEC.

Même si les PSE devaient permettre de sauvegarder des emplois, les inquiétudes des salariés demeurent et grandissent face aux faibles résultats des sociétés du groupe et alors même que la nouvelle direction générale communique toujours de manière positive.

Les PSE du groupe prévoient une durée de congés de reclassement trop courte ; la loi devrait imposer une durée minimale de douze mois avec une indemnisation supérieure à 65 % de la rémunération. Par ailleurs, les cabinets de reclassement devraient être soumis à une obligation de résultat s’agissant des embauches. Nous appelons le législateur à se pencher sur ces questions.

Alors que le secteur de la grande distribution et du commerce est en plein marasme et malgré des discours enjôleurs, les salariés redoutent très prochainement une nouvelle vague de PSE – comme chez Franprix – encore moins-disants, alors même que la représentation du personnel est très affaiblie. Le nombre d’élus a diminué et la nouvelle direction n’a pas souhaité renouveler l’accord de dialogue social conclu au niveau du groupe, qui existait depuis des décennies et qui a pris fin au mois de décembre 2024.

M. Hervé Preynat, délégué syndical central CFDT chez Easydis. Cet exposé est commun à la CFDT et à la CGT d’Easydis ainsi qu’à la CFDT de DCF.

Il est difficile de résumer en quelques minutes la tragédie vécue par les salariés du Groupe Casino. Dès le mois de mars 2019, la CFDT a alerté les salariés sur la situation financière du groupe, en distribuant des tracts puis en publiant un article dans la presse le 20 mars 2019. Cet article se fondait sur un document rédigé par les délégués syndicaux CFDT de la direction des approvisionnements, soutenus par le syndicat interdépartemental CFDT Services Loire et Haute-Loire, qui mettait en lumière les dangers d’une dette devenue incontrôlable et dénonçait des stratégies d’entreprise suicidaires, visant à vendre des sociétés du groupe pour masquer une faillite inévitable. Il a été transmis aux responsables politiques de la Loire.

Casino est une entreprise locale et l’un des principaux employeurs du département, où elle dispose de sièges sociaux et de plateformes logistiques. Trois députés, MM. Régis Juanico, Jean-Michel Mis et Julien Borowczyk, avaient répondu favorablement à nos demandes de rencontre. Toutefois, ces échanges n’ont pas donné lieu à une mobilisation médiatique ou politique significative.

De son côté, la direction du groupe a réagi de manière agressive en déclarant immédiatement la guerre à nos délégués syndicaux. Certains ont même été convoqués à un entretien préalable à un licenciement pour avoir contesté la version officielle : le groupe se porterait bien, seuls les fonds vautours seraient responsables de la chute du cours en bourse et la dette serait parfaitement viable.

En 2023, la CFDT a ressenti une profonde amertume lorsque ses prédictions se sont réalisées : M. Naouri a décidé de demander l’ouverture d’une procédure de sauvegarde, puis de sauvegarde accélérée, pour l’ensemble du groupe. Ce processus de sauvegarde accélérée a été un véritable calvaire pour nous, les négociateurs CFDT de DCF et d’Easydis. Comment un dispositif censé protéger les entreprises et les salariés peut-il se révéler aussi néfaste ? Seules quelques sociétés, dont DCF, ont été placées en sauvegarde accélérée, ce qui a conduit à une forte réduction du nombre de représentants du personnel ayant accès aux informations relatives à ce prétendu sauvetage. Les autres sociétés liées à DCF se sont retrouvées simples spectatrices des négociations de restructuration économique.

L’entreprise DCF a été réduite à sa portion congrue après la vente des hypermarchés et supermarchés qui représentaient 90 % de son chiffre d’affaires. Les conséquences ont été immédiates : la mise en place de plans de sauvegarde de l’emploi, notamment dans les sociétés DCF et Easydis. La procédure de sauvegarde accélérée a permis de négocier des PSE particulièrement vides, même pour les entreprises non directement concernées par ladite procédure. Tous les PSE ont été validés le même jour avec l’engagement écrit des syndicats par l’intermédiaire d’avocats, soit deux mois avant la fin des négociations pour DCF et Easydis – pour ces dernières, la CFDT n’est pas signataire.

Les employés et ouvriers, qui représentent 80 % des effectifs d’Easydis, ont été les grandes victimes de ces arrangements. Par exemple, le congé de reclassement a été limité à une durée de dix mois et les salariés ont perçu 70 % de leur salaire – montant particulièrement bas pour des rémunérations proches du salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic) – ainsi qu’une prime supralégale correspondant à six mois de salaire seulement. Pire encore, la direction n’a fait preuve d’aucune logique : il n’y a eu aucune volonté de dialogue ; aucun véritable plan de départs volontaires pour les seniors n’a été proposé. Ces seniors, qui espèrent que le groupe perdurera encore un an ou deux eu égard aux enjeux pour leur retraite, sont les oubliés d’une politique de l’emploi de façade, qui prétend s’occuper des plus âgés mais ne prévoit aucune mesure pour les protéger. Dans le même temps, nombre de salariés qui étaient l’avenir du groupe ont été débarqués, laissant un énorme vide dans les compétences.

Où étaient les responsables politiques lorsque l’État, qui distribue des centaines de millions d’euros d’aides – crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), etc. –, a permis à une dizaine de personnes, réunies en comité exécutif ou en conseil d’administration, de cacher une dette de plus de 10 milliards d’euros, menant le groupe à sa quasi-disparition ? Sauver le siège de Saint‑Étienne a été l’objectif principal de certains élus très médiatiques, ce qui a permis à la direction actuelle du groupe de réaliser des économies sociales sur le dos des salariés grâce à des PSE médiocres.

Pour la CFDT d’Easydis et de DCF, le pire reste à venir. Comment un groupe restructuré, avec plusieurs sièges sociaux, de multiples plateformes logistiques et des effectifs encore conséquents, pourra-t-il survivre ? Y aura-t-il de nouveaux PSE ou de nouvelles cessions, qui entraîneront davantage de licenciements ? Des centaines de salariés des magasins vendus à d’autres distributeurs, comme Intermarché ou Auchan, commencent à perdre leur emploi.

Dans la langue de Molière, il existe des mots comme anticipation, réaction, alerte et réalisme. Il est grand temps que la réalité soit reconnue et que des mesures efficaces soient prises. La CFDT dénonce une gestion opaque, antisociale et désastreuse pour les salariés. Elle appelle à une véritable prise de conscience politique et souligne que les signaux d’alerte ont été ignorés.

M. Eddy Vernalde, délégué syndical central CGT chez DCF. En qualité de délégué syndical central, je représente les salariés et les gérants non-salariés.

S’agissant des salariés, la société a déposé un plan de sauvegarde judiciaire prévoyant des cessions d’actifs mais ne comportant aucune mesure sociale. Pour cette raison, le procureur de la République, ainsi que le CSEC, ont émis un avis défavorable. Cependant, le tribunal de commerce de Paris a adopté ce plan. Si le CSEC a logiquement fait appel, tel ne fut pas le cas du parquet. Pour quelles raisons le procureur n’a-t-il pas fait appel ?

Ensuite, une transaction a été conclue par Casino avec les membres du CSEC afin qu’ils se désistent de l’appel. Bien qu’elle n’ait jamais été soumise au vote du CSEC, celui-ci s’est pourtant désisté.

De même, une autre transaction a été conclue par Casino avec les membres du CSEC pour mettre un terme à la procédure de citation directe pour délit d’entrave ; le CSEC s’est désisté sans que cette décision n’ait été votée, après que notre syndicat a tenté en vain de s’y opposer en exigeant un vote.

Quant au parquet de Saint-Étienne, il n’a jamais donné suite aux plaintes de notre syndicat ni à la dernière plainte du CSEC pour délit d’entrave dans la procédure de sauvegarde.

La CGT a finalement signé le PSE conformément à la volonté de sa base, mais les salariés ont été manipulés dans un climat de peur entretenu par la direction qui menaçait de licencier dans tous les cas.

S’agissant des gérants non-salariés, la Cour de cassation a jugé que toute rupture de contrat les concernant relevait de la procédure de licenciement. Comme plus de dix licenciements économiques sont survenus durant une période de trente jours, un PSE devait obligatoirement être prévu et soumis à l’approbation de l’inspection du travail. Or la société a refusé d’établir un PSE pour les gérants. Notre avocat a donc écrit à Casino, sans succès. La CGT a ensuite saisi l’inspection du travail, qui a répondu négativement.

Au lieu d’un PSE, un plan d’accompagnement, qui n’a pas été signé par la CGT, a été mis en œuvre. Ce plan ne prévoit que des mesures d’accompagnement vers la sortie sans aucun contrôle de l’inspection du travail. La CGT l’a attaqué en nullité. La procédure est en cours mais sera longue ; dans l’intervalle, la plupart des gérants auront été licenciés.

Comment les services de l’inspection du travail ont-ils pu laisser faire alors qu’ils avaient été saisis en amont par la CGT ? Comment les gérants non-salariés ont-ils pu être spoliés de tous leurs droits sans que les pouvoirs publics n’interviennent ?

Mme Patricia Virfolet, déléguée syndicale centrale CFDT chez Monoprix. Pour préserver le siège de Saint-Étienne, Monoprix a finalement fait l’objet d’un PSE prévoyant la suppression de 103 postes. Celui-ci a bouleversé l’organisation de plusieurs services : la comptabilité et le service de la paye, qui était en pleine restructuration et déployait un nouveau logiciel, ont été transférés vers le groupe.

Ce PSE, qui n’était pas prévu à l’origine, fut douloureux : il a été mal compris par les salariés du siège de Monoprix qui ont eu le sentiment d’être sacrifiés pour préserver le siège du groupe à Saint-Étienne. Jusqu’à quand celui-ci sera-t-il préservé ? L’avenir nous le dira.

Nous avons signé le PSE de Monoprix, qui donnait satisfaction à toutes nos revendications. Les salariés y étaient favorables car il prévoyait des dispositifs d’accompagnement convenables.

La direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) d’Île-de-France nous a beaucoup aidés : elle nous a ouvert les yeux sur certains points et a envoyé des courriers à la direction qui ont été pris en compte, ce qui a facilité la négociation.

Mme Liliane Barbrel, ancienne déléguée syndicale centrale CFE-CGC chez Monoprix. Il y a un peu plus de six ans, une offre publique d’achat (OPA) était envisagée par Carrefour mais l’Autorité des marchés financiers (AMF) y mettait fin en la qualifiant d’hostile. En janvier 2024, l’AMF octroyait une dérogation au consortium Kretinsky, évitant une OPA formelle. Nous pensons, à tort ou à raison, que le parcours politique de M. Jean‑Charles Naouri, qui fut directeur de cabinet au ministère de la santé puis au ministère de l’économie entre 1982 et 1986, pourrait expliquer une certaine indulgence historique à son égard. La vente des magasins Casino en 2023 et 2024 a-t-elle servi à éviter un PSE massif sous l’ère Casino ? Un an plus tard, Auchan et Intermarché ferment partiellement ces mêmes magasins et lancent leurs propres PSE – une coïncidence troublante, qui suggère une stratégie de contournement des obligations sociales.

La dégradation de la situation du Groupe Casino, conséquence de son niveau d’endettement non maîtrisé, n’est pas discutable. Depuis 2020, avis après avis, le CSEC de l’unité économique et sociale (UES) Monoprix a alerté sans succès sur la situation de surendettement du groupe. La dette de 9,5 milliards d’euros n’a pas diminué alors que 4,6 milliards d’euros d’actifs non stratégiques ont été cédés, comme l’avait demandé le tribunal de commerce. Où est donc passé l’argent ? La justification économique du PSE de 2024 a été envisagée de façon globale, mais l’analyse paraît bien différente lorsque l’on se focalise sur chacune des filiales. L’entité Monoprix est restée globalement rentable malgré des décennies de siphonage par le groupe.

Le groupe a abordé la situation avec une stratégie « ça passe ou ça casse », avec le risque de faire couler avec lui les filiales qui auraient pu être sauvées individuellement. Chez Monoprix, nous avons l’impression d’être victimes d’une mauvaise gestion dont ni nous ni nos managers ne sommes responsables : seul notre actionnaire l’est.

En résumé, le PSE chez Monoprix ne nous paraît pas justifié par la situation propre de l’entreprise mais par celle du groupe. Nous pensons que la reprise du Groupe Casino par le consortium mené par M. Daniel Kretinsky a été assujettie à un accord politique visant à maintenir l’emploi à Saint-Étienne. Cet accord a pesé sur certains choix, en particulier celui de créer des centres de services partagés (CSP) à Saint-Étienne. Les CSP paye et comptabilité doivent travailler principalement avec des équipes installées dans les sièges parisiens de Clichy et Vitry-sur-Seine : les relations sont compliquées par la distance. Sans ces deux CSP, qui ont justifié la majorité des suppressions de postes en région parisienne, il n’y aurait pas eu de PSE au sein de Monoprix ni de Franprix.

Les actions des politiques ont donc eu un impact. Vu de Paris, celui-ci est clairement négatif ; je suppose que, à Saint-Étienne, on a le sentiment que la casse sociale a été limitée. D’un point de vue global, nous pensons que l’influence politique a eu un impact négatif car elle nous a privés des choix les plus efficaces sur un plan opérationnel, empêchant de maximiser les chances de survie du groupe. Nous soupçonnons également la direction de tout faire pour accentuer les phénomènes d’attrition naturelle ; la nouvelle gouvernance appelle cela le « Renouveau 2028 ». La mise en œuvre de changements d’organisation localement circonscrits à certains services et à certaines directions a débouché sur plusieurs ruptures conventionnelles. La suppression des postes d’agents de maîtrise en magasin pourrait aboutir à un certain nombre de démissions ou de ruptures conventionnelles. Il plane une incertitude sur un éventuel futur déménagement du siège et il est probable que l’ensemble du personnel ne suivrait pas : un PSE déguisé ?

Pour ne pas en arriver là, il faudrait accroître les contrôles sur les sociétés. Dans notre cas, comment l’État a-t-il pu laisser le groupe s’endetter à ce point ? Nous espérons que les défaillances du passé ne se reproduiront plus et que les sociétés seront mieux accompagnées par les gouvernements et les services de l’État.

M. Sylvain Macé, secrétaire national de la CFDT. Rappelons d’abord que nous parlons aujourd’hui de salariés dits « de deuxième ligne », que nous préférons qualifier de salariés essentiels : ils ont en effet démontré, durant la crise sanitaire, qu’ils étaient indispensables. Encore une fois, et comme sur le dossier Auchan, on est tenté de dire : quelle reconnaissance !

Comment est-il possible qu’un acteur majeur de la grande distribution puisse faire faillite en France de nos jours ? Nous connaissons bien sûr les raisons techniques de cette faillite, mais nous ne comprenons pas pourquoi les alertes de nos militants n’ont pas été entendues. Dans le document que nous avons diffusé en 2019, intitulé « Casino, non à la mort programmée ! », un responsable de la CFDT en Haute-Loire déclarait que la marque Casino était « vouée à disparaître ». Il craignait que l’histoire de Manufrance ne se répète – une entreprise pour laquelle on avait dit, jusqu’au dernier jour, que tout allait bien.

Du côté de la direction, à Saint-Étienne, on a dénoncé un tissu de mensonges. Le directeur des ressources humaines du groupe a qualifié le document de scandaleux et d’accusateur, estimant que sa diffusion relevait d’une démarche malveillante à l’encontre de Casino et de ses collaborateurs. Selon lui, Casino s’était toujours adapté, depuis cent vingt ans, au comportement des consommateurs. Nos délégués ont été convoqués en vue d’être licenciés – mais ils ne l’ont pas été, heureusement. Ce qui est en cause, c’est la nature même des dispositions qui régissent l’expression des représentants des salariés et de leurs instances. Les alertes de ce type sont malheureusement vouées à être ignorées.

Au-delà de l’impact dramatique des PSE sur les salariés des sièges et des entrepôts licenciés ainsi que sur leurs familles, des dommages collatéraux extrêmement importants ont été infligés aux salariés des plus de 400 magasins vendus – à Intermarché majoritairement, mais aussi à Carrefour et à Auchan. Leur transfert, effectué en vertu du fameux article L. 1224-1 du code du travail, induit une perte en matière d’avantages sociaux et de rémunération.

De plus, nous sommes inquiets quant à l’avenir que les repreneurs réservent à ces magasins. Le groupement Les Mousquetaires vient d’annoncer la fermeture de 30 magasins sur les 294 achetés à Casino en 2023, contrevenant ainsi à l’engagement qu’il avait pris au départ. J’ajoute que l’organisation probable de trente PSE différents devrait interroger tout le monde. Avons-nous affaire à un groupe ou à des indépendants ?

Un exemple parmi d’autres : l’hypermarché Intermarché de Lucé, près de Chartres, a fermé ses portes samedi dernier. Je le connais bien car j’y ai travaillé au début de ma carrière, en 1989. Ouvert en 1977 sous l’enseigne Rallye, devenu Casino par la suite, il a été racheté par le groupement Les Mousquetaires il y a un an, à la suite de la faillite du groupe. J’ai bien sûr une pensée pour les salariés et pour les habitants des quartiers de Lucé, désormais bien démunis : beaucoup de personnes âgées venaient y faire leurs courses à pied. Les commerçants de la galerie, qui reste ouverte, doivent aussi être très inquiets. Quant au maire de Lucé, il se bat avec les moyens dont il dispose, c’est-à-dire très peu. Le magasin avait commencé à perdre moins d’argent, mais Intermarché a estimé que le loyer de 230 000 euros par mois était trop élevé. On peut se demander s’il a été renégocié. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y a pas eu de volonté réelle de sauver ce magasin.

La question de l’anticipation se pose aussi. En 2002, un article annonçait le déclin de l’hypermarché. Tous les acteurs de la grande distribution l’ont-ils lu ?

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je vous remercie pour la clarté et l’exhaustivité de vos propos, qui nous permettent de bien appréhender la situation. Avec mes collègues ici présents, nous vous exprimons notre soutien face à une situation scandaleuse.

Vous avez alerté la direction – de façon publique, j’imagine – quant à la situation financière du groupe. À quelles dates ces alertes ont-elles eu lieu ? Les autorités politiques locales ou nationales y ont-elles prêté attention ? Nous aimerions établir la chronologie des faits entre ces alertes et les licenciements.

M. Hervé Preynat. Nous pourrons vous transmettre un dossier complet sur la situation depuis 2019, comprenant l’ensemble des interventions de la CFDT sur le risque de disparation de Casino ainsi que les réponses qui y ont été apportées. Y figurent aussi les documents relatifs aux tentatives de licenciement de nos délégués, qui n’ont été soutenus que par notre organisation. À l’époque, aucun responsable politique n’a réagi – rien n’a changé, d’ailleurs. Nous avons diffusé notre document le 20 mars 2019 et, au début du mois d’avril suivant, Casino tentait de licencier les délégués de la CFDT qui osaient dire que le groupe n’allait pas survivre. Finalement, il n’a pas survécu : cela n’engage que moi, mais ce qu’il reste aujourd’hui, ce n’est pas le Groupe Casino.

M. Didier Marion. Les différentes instances, CSE et CSEC, ont missionné des experts sur le sujet. On trouve des traces de leurs alertes dans les procès-verbaux des dernières années, que nous pourrons vous transmettre. On se demande d’ailleurs qui lit ces documents essentiels, qui ont une valeur juridique et qui sont théoriquement envoyés aux services de l’État. À quoi servent-ils ?

M. le président Denis Masséglia. Nous vous remercions de bien vouloir nous transmettre l’ensemble des documents qui viennent d’être évoqués.

M. Pierrick Courbon (SOC). Notre commission n’a jamais reçu autant de représentants syndicaux en même temps. Il était important que nous vous entendions, et je remercie M. le président et M. le rapporteur d’avoir accepté ma proposition de faire de Casino l’un de nos objets d’étude. C’était en effet un engagement fort de ma part.

Le siège social de Casino, à Saint-Étienne, se trouve dans la circonscription dont je suis élu, dans la Loire. Je connais votre besoin de justice et de réponses. Je connais aussi votre colère, y compris face au discours ambiant : Casino, désormais racheté, aurait été sauvé et il n’y aurait plus de sujet. Ce discours invisibilise les destructions d’emplois. Notre ambition collective est de vous redonner un peu de considération et de dignité car nous savons que, derrière les chiffres, il y a des vies brisées, des familles détruites et des territoires en grande souffrance. Nous vous apportons notre entier soutien.

De nombreuses organisations syndicales, l’une plus particulièrement, ont tiré la sonnette d’alarme il y a plusieurs années. Dans le cadre d’autres fonctions que j’ai exercées à Saint‑Étienne, j’ai pu constater que ces alertes, relayées par des élus, ont été méprisées. J’en veux pour preuve quelques courriers. Le 1er octobre 2019, M. Édouard Philippe nous assurait que les inquiétudes et les propositions concernant Casino faisaient l’objet d’un suivi attentif de la part de l’État et que Mme Muriel Pénicaud y accorderait la plus grande attention – elle n’a jamais répondu. M. Claude Risac, qui était alors directeur des relations extérieures du Groupe Casino, nous écrivait en 2019 que c’est précisément parce que Casino prenait en compte les mutations dans la grande distribution que, contrairement à d’autres, il pourrait préserver l’emploi et éviter que la mutation des métiers de la distribution ne soit subie par les salariés. Quelques années après, que reste-t-il de ces déclarations ? Il évoquait même la mise en place d’un comité d’anticipation qui, de toute évidence, n’a pas su anticiper un certain nombre de choses.

Vous considérez que la vente des magasins préalablement au PSE était peut-être une stratégie de contournement des obligations sociales. Que pouvez-vous nous dire, aujourd’hui, sur le devenir de vos anciens collègues au sein des entreprises ayant racheté ces magasins ?

Certains d’entre vous estiment que le siège de Saint-Étienne a été sauvé mais que cela n’a pas été sans conséquences sur d’autres activités du groupe. Je voudrais néanmoins rappeler qu’il n’y reste que 1 336 postes de travail, contre 2 395 en 2024 – même si, officiellement, ce sont 554 emplois qui ont été supprimés. Les repreneurs s’étaient engagés à relocaliser à Saint‑Étienne un certain nombre d’activités nouvelles qui auraient pu aboutir à la création de 200 nouveaux emplois ; que pouvez-vous nous en dire ?

M. Frédéric Buisson, délégué syndical central Unsa chez DCF. Il y avait chez Casino des acquis sociaux et une forte culture d’entreprise. Parmi les entreprises ayant accueilli nos anciens collègues, très peu ont négocié des accords de substitution et aucune n’a d’accord mieux‑disant que Casino. Les salariés dont le contrat a été transféré perdent donc, après quinze mois, les droits dont ils bénéficiaient auparavant, ce qui se traduit par une dégradation majeure de leurs conditions de travail.

Nombre d’entre eux, dans beaucoup de magasins, sont partis. C’est invisible dans les statistiques mais cela représente autant de pertes d’emplois à ajouter au nombre total – lequel s’élève non pas à 2 000, comme je l’ai entendu, mais à bien plus de 4 000.

Les transferts ont donc eu un impact lourd sur la vie des salariés concernés, sur leurs familles et sur les territoires.

M. Philippe Bouloumié, délégué syndical CFE-CGC chez Casino Services. Dans nombre de CSE, les élus continuent d’alerter la direction sur le manque de viabilité du groupe, sur la réorganisation annoncée et sur l’absence de mutualisation. Nos structures sont beaucoup trop importantes par rapport au chiffre d’affaires restant : nous avons encore trois sièges sociaux et une multitude de services transversaux. Et une fois de plus, nous ne sommes pas entendus. Les salariés craignent que le groupe n’entre dans un deuxième cycle de réorganisation et de restructuration. Il y a d’ailleurs déjà un deuxième PSE chez Franprix, pour adapter les effectifs à la nouvelle structure du groupe.

M. Pierrick Courbon (SOC). La direction a présenté il y a quelques jours un plan de développement pour lequel il manque un calendrier précis de déploiement. Quelles sont vos inquiétudes pour les sept sociétés du groupe, s’agissant notamment du maintien de l’emploi ? Quel est le climat au sein de chacune de vos sociétés ?

M. Didier Houacine, délégué syndical CGT chez DCF. Nous faisons tous le constat d’un climat social très lourd, qui risque de perdurer.

Des CSE au comité de groupe, les organisations syndicales n’ont pas été entendues lorsqu’elles ont tiré la sonnette d’alarme. Les pouvoirs publics ont été défaillants et les administrations n’ont pas fait leur travail. Pourquoi le procureur de la République n’a-t-il pas fait appel de la décision du tribunal de commerce de Paris avalisant le plan de sauvegarde ? Quant aux directions départementales de l’emploi, du travail et des solidarités (Ddets) et aux Dreets, elles ont fait un travail remarquable mais leurs rapports sont restés bloqués. Pour être efficace, votre commission d’enquête devra se pencher sur ces points et essayer de comprendre. Cela permettra d’éviter qu’il ne se produise la même chose si, demain, nous alertons de nouveau.

J’insiste : il faut que nous soyons entendus, mais nous ne le sommes pas. Les plaintes et les citations directes restent au placard – et ce ne sont pas que des mots. Nous vous communiquerons des éléments très complets à ce sujet.

M. Marc Bauwens, élu CFE-CGC au CSE du siège de Monoprix. Monoprix, en dépit de ses difficultés, s’est toujours vue comme une entité qui parvenait à s’assumer. Aujourd’hui, elle voit arriver avec beaucoup d’inquiétude le plan Renouveau 2028 de M. Philippe Palazzi, qui semble avoir été réalisé sur la base de tableaux Excel dans lesquels les salariés eux‑mêmes ne sont que des chiffres. C’est oublier qu’un plan de transformation, c’est énormément de travail.

M. Palazzi voudrait mutualiser au niveau du groupe ce que le client ne voit pas, et que les marques continuent d’exister magasin par magasin. C’est une belle idée, mais comment faire sans des investissements colossaux ? Pour qu’un même camion puisse livrer des magasins Franprix, Casino et Monoprix en partant d’un même entrepôt, il faudrait que le groupe investisse dans une restructuration logistique dont il n’a pas les moyens. Il en va de même dans le domaine informatique, où coexistent trois systèmes d’information complexes, fruits de l’histoire. On espère construire un seul groupe en divisant les coûts par trois, grâce à un petit plan de réorganisation ? Cela ne fonctionnera pas. Le groupe n’a pas les moyens financiers nécessaires pour garantir la réussite de ce plan. L’ensemble des salariés le constatent au quotidien.

Monoprix a perdu des emplois lorsque certaines fonctions ont été supprimées à Clichy pour être reprises dans les CSP à Saint-Étienne. Or il semble que les salariés qui travaillent dans ces CSP ne sont même pas ceux dont on a sauvé les emplois à Saint-Étienne : ce sont des intérimaires qui ne connaissent ni le métier, ni les interlocuteurs et qui ne savent pas faire leur travail correctement ! Aujourd’hui, nous nous voyons plonger car le groupe n’a pas les moyens de l’ambition portée par M. Palazzi.

M. Hervé Preynat. On parle trop rarement de la société Cdiscount, qui fait pourtant partie du groupe – un entrepôt d’Easydis travaille presque exclusivement pour elle. Son avenir semble mal engagé. C’était une pépite de Casino, comme Monoprix, mais ce n’est plus qu’une petite pépite. Cette société emploie tout de même quelques centaines de salariés – sans compter ceux du groupe, au siège et dans les entrepôts, qui travaillent pour elle. Les liens sont certes bancals, mais ils existent. Lorsque nous interrogeons la direction à ce sujet, elle ne nous donne jamais de réponse.

M. Didier Houacine. Le cabinet Syndex, qui a accompagné le CSEC, a souligné dans son rapport que les élus ne disposaient pas des informations nécessaires sur le plan économique et social pour prendre position.

M. Pierrick Courbon (SOC). Il demeure un flou autour des chiffres. Pourriez-vous nous indiquer le nombre de pertes d’emplois depuis la chute de Casino en 2024 et préciser le nombre de ces pertes d’emplois qui sont liées à des licenciements ? Les plans sociaux sont souvent d’une ampleur considérable dans la grande distribution mais ils s’opèrent à bas bruit, dans la mesure où les pertes d’emplois sont réparties dans de nombreux départements. Ils n’appellent donc pas l’attention politique et médiatique comme les fermetures de grands sites industriels, alors que les conséquences sont les mêmes.

M. Frédéric Buisson. Voici l’état des lieux des licenciements envisagés – sachant qu’il est difficile d’en connaître le nombre réel : 92 chez AMC, 10 chez Campus Casino, 66 chez Casino Services, 2 025 plus 57 – dans le cadre des deux PSE – chez DCF, 762 chez Easydis, 22 chez IGC Services, 103 chez Monoprix Holding, 41 plus 42 – dans le cadre des deux PSE – chez Franprix Support, 11 chez REL. Il convient d’y ajouter les ruptures de contrat de plus de 500 gérants mandataires non‑salariés, qui ne font pas l’objet d’un PSE. Enfin, le PSE d’Intermarché relatif aux anciens magasins Casino prévoit 680 licenciements.

M. le président Denis Masséglia. Sur quelle période s’étalent ces PSE ?

M. Frédéric Buisson. Ils courent de septembre 2024 à fin juin 2025. Le PSE d’Easydis s’est terminé fin mars et ceux de DCF arriveront à échéance le 30 juin. Le second PSE de Franprix Support est en cours de mise en œuvre, de même que le plan qui touche les gérants.

M. Eddy Vernalde. Les gérants non‑salariés du Groupe Casino ne font pas l’objet de licenciements mais de ruptures de contrat, à raison d’une soixantaine par mois. Ces départs ne sont pas comptabilisés dans les licenciements économiques. Il est prévu de fermer 100 magasins : chaque magasin étant géré par deux personnes, cela occasionnera le départ de 200 gérants. Par ailleurs, le passage en franchise – qui n’intéresse pratiquement personne chez Casino – concerne 198 magasins, soit 400 personnes. Au total, 600 gérants non‑salariés seront donc mis dehors du jour au lendemain.

M. Fabrice Brunel, délégué syndical Unsa chez Casino Services. Pour illustrer l’ampleur des dégâts, je rappelle que le Groupe Casino employait plus de 300 000 collaborateurs dans le monde il y a quelques années ; il en compte désormais à peine plus de 30 000 en France.

M. Pierrick Courbon (SOC). À vous écouter, 3 231 salariés de Casino et quelque 600 collaborateurs d’Intermarché seraient licenciés, tandis que 600 gérants mandataires non‑salariés perdraient leur contrat. Cela représenterait 4 431 départs au total, soit l’un des plus grands plans sociaux en France en 2024.

Mme Andrée Taurinya (LFI-NFP). La commission d’enquête s’intéresse à un phénomène qui frappe notre économie depuis un certain temps : sous l’effet d’un néolibéralisme dont on connaît la nocivité, des groupes qui fonctionnaient bien se retrouvent dans des situations dramatiques ; au bout de la chaîne, les salariés sont affectés et des vies sont brisées.

Casino est un groupe historique qui s’est déployé dans le monde et qui a marqué l’histoire de Saint-Étienne et la vie de ses habitants. Ses déboires détruisent la vie de milliers de personnes et traumatisent la population.

Les bien mal nommés « plans de sauvegarde de l’emploi » sont en réalité des plans de suppression des emplois. Il est important de dénombrer précisément les salariés concernés et de savoir comment les opérations sont menées. L’État doit normalement accompagner ces plans, et la justice doit être garante du bon déroulement du processus. Dans vos interventions, vous avez fait état d’un problème avec la justice. En tant que membre de la commission des lois, cela me paraît très grave. Comment est-il possible que des plaintes identiques déposées par des représentants des salariés ou des organisations syndicales aboutissent à des décisions différentes en fonction des juridictions ? Pire, des amendes sont parfois infligées aux plaignants. Cela laisse entendre que la juridiction de Saint-Étienne ne serait pas impartiale. Une telle justice à géométrie variable n’est pas normale dans notre République et notre État de droit. Pourriez‑vous nous éclairer sur ce sujet ?

M. le président Denis Masséglia. Vous parlez de « problème avec la justice », ce qui me gêne : en vertu de la séparation des pouvoirs, le législateur ne devrait pas tenir de tels propos au sein de l’Assemblée nationale. Nous fabriquons la loi ; la justice la met en œuvre. Si vous considérez qu’elle n’est pas appliquée comme vous le souhaitez, libre à votre groupe de déposer des propositions de loi pour y remédier.

M. Eddy Vernalde. Madame la députée, je vous remercie de poser cette question très importante. Avec le syndicat CGT des gérants non‑salariés, nous avons déposé un bon nombre de plaintes contre la société Casino. On peut s’étonner qu’avec des dossiers strictement identiques, la justice nous ait donné raison dans le Sud-Est ou le Sud-Ouest, mais nous ait infligé une amende de 10 000 euros à Saint-Étienne.

Nous avons déposé une plainte pour délit d’entrave en 2021. Le procureur de la République a demandé une enquête à l’inspection du travail, qui a très bien rempli sa mission. Elle lui a rendu son rapport en septembre 2022. Depuis, nous n’avons aucune nouvelle. Notre avocat relance le procureur tous les trois mois et s’entend invariablement répondre : « C’est en cours. » Quand le jugement sera rendu, il n’y aura plus personne chez Casino ! C’est un vrai souci. Monsieur le président, j’entends vos arguments, mais aucun des avocats que j’ai interrogés ne comprend pourquoi nous avons été condamnés à 10 000 euros d’amende ; ils disent qu’ils n’ont jamais vu ça. La question mérite d’être posée.

On peut aussi s’étonner que tous les rapports de l’inspection du travail – qui nous donnent raison – soient bloqués au niveau de la direction de l’inspection et, surtout, du ministère du travail. Là encore, nous n’entendons plus parler de rien.

M. le président Denis Masséglia. Vous indiquez que certains rapports sont bloqués ; j’ai tendance à faire confiance, mais nous sommes preneurs d’éléments qui corroboreraient vos propos.

M. Cédric Quéméneur, coordonateur Unsa au sein du Groupe Casino. Je n’entrerai pas dans le débat sur la partialité ou l’impartialité des tribunaux. Ce dont je suis certain, c’est qu’il existe une asymétrie entre les organisations syndicales, qui sont parfois isolées en raison du morcellement en de multiples sociétés, et un grand groupe parfaitement organisé qui a tous les moyens financiers pour se défendre devant la justice. C’est pourquoi nous souhaitons que le comité de groupe dispose de prérogatives d’inspection et de contrôle beaucoup plus importantes.

Mme Andrée Taurinya (LFI-NFP). J’ai peut-être été maladroite : je ne remets pas en cause les décisions de justice ; néanmoins, les témoignages qui nous ont été livrés doivent être entendus.

Vous l’avez dit : des vies sont brisées. Comment en appréhender les répercussions concrètes ? La menace de perdre un emploi ou de devoir aller travailler à l’autre bout de la France engendre-t-elle des suicides ? Comment l’inspection du travail analyse-t-elle ces risques et intervient-elle auprès du Groupe Casino ? Son action vous paraît-elle efficace ? Nous savons que les inspecteurs du travail ont une tâche difficile et qu’ils sont en nombre insuffisant au regard des besoins.

Mme Patricia Virfolet. Le problème est que nous n’avons pas affaire aux mêmes interlocuteurs selon que l’inspection du travail contrôle des sites ou intervient dans le cadre d’un PSE, mission qui requiert d’être chevronné.

Fort heureusement, nous n’avons pas eu connaissance de suicides chez Monoprix. Un suivi psychologique a été mis en place, mais je ne sais pas s’il est suffisant. Des responsables qui étaient eux-mêmes touchés ont dû annoncer le plan social à leurs salariés, sans avoir été vraiment formés à l’exercice ; pour eux, cela a été très difficile à vivre. L’accompagnement n’est venu que plus tard. Les négociateurs ont aussi un rôle difficile, puisqu’ils représentent des collègues qu’ils connaissent et côtoient régulièrement. C’est éprouvant psychologiquement, d’autant que la procédure est très longue. Des incompréhensions peuvent s’installer.

M. Didier Houacine. Madame la députée, votre question est très pertinente, puisqu’elle touche une préoccupation essentielle de votre commission d’enquête : la défaillance des services de l’État et l’accompagnement dispensé par l’inspection du travail.

Trois gérants non‑salariés se sont suicidés sur leur lieu de travail. En tant qu’organisation syndicale responsable, nous avons alerté les services de la Ddets et de la Dreets, mais nous n’avons eu aucun retour. On peut légitimement s’interroger sur cette absence de réaction – je me permets d’insister, car nous disposons d’éléments pour étayer nos propos.

À la différence des gérants mandataires, qui sont immatriculés au registre du commerce et des sociétés, les gérants non‑salariés relèvent des articles L. 7322-1 et suivants du code du travail. Ces derniers ont droit au CSE – la disposition a été validée par le ministère. Pourtant, Casino leur refuse ce droit et les renvoie à un comité de représentation des gérants vide de toute substance juridique. Nous sommes spoliés de nos prérogatives. L’inspection du travail a constaté cet état de fait. Nous avons fait remonter le problème au ministère mais n’avons eu aucun retour. Il y a comme un couvre-feu. Nous avons l’impression qu’on ne touche pas à Casino ; tout est bloqué.

M. Frédéric Buisson. Auparavant, quand nous avions un CHSCT doté de vraies prérogatives, les élus, l’inspection du travail et la médecine du travail pouvaient lancer de véritables alertes et mener de véritables enquêtes. Les nouvelles instances ne permettent pas d’aller au bout des choses. La santé au travail est un sujet majeur qu’il faut faire progresser ; or depuis quelques années, elle n’est plus une priorité pour l’entreprise.

Par ailleurs, la représentation des salariés dans les conseils d’administration est inexistante. Un seul salarié y siège, mais il n’est pas élu et n’a pas de mandat. Quand un groupe compte trois ou quatre organisations syndicales représentatives, pourquoi chacune d’entre elles n’aurait-elle pas un représentant au conseil d’administration ?

Les conseils d’administration devraient traiter du sujet préoccupant qu’est la santé. Non seulement les salariés n’y ont pas droit à la parole, mais cette question primordiale n’y est pas abordée. Le législateur a le devoir de revisiter la loi qui minimise la parole des salariés dans les conseils d’administration. Les organisations syndicales sont toutes conscientes que les entreprises doivent gagner de l’argent pour améliorer les conditions de travail de leurs salariés ; les représentants du personnel sont constructifs et comprennent les intérêts des entreprises. Malheureusement, on ne leur donne pas la possibilité d’aborder ces sujets essentiels.

M. Marc Bauwens. S’il n’y a pas eu de suicide chez Monoprix, de nombreux salariés ont été en grande souffrance. J’ai connaissance d’au moins quatre personnes qui sont passées à deux doigts du suicide. La Dreets et l’inspection du travail n’ont pas une proximité suffisante avec le personnel pour mesurer l’ampleur des problèmes. Cela nécessite d’être au plus près des salariés. Trois de ces personnes n’ont pas été sauvées par des élus ou des représentants du personnel mais par leur entourage ; je n’en ai eu que l’écho. La quatrième s’est rapprochée des élus. L’accompagnement psychologique mis en place par la direction a peut-être aussi joué, mais je n’en suis pas sûr. Les chiffres de la Dreets, notamment en ce qui concerne les suicides, ne sont pas représentatifs de la souffrance des salariés : ils ne témoignent que de la partie émergée de l’iceberg. L’inspection du travail est trop éloignée pour appréhender le quotidien des salariés ; même les représentants du personnel ne sont pas toujours suffisamment proches du terrain, sauf dans les petites entités. Nous savons ce qui se passe au siège de Monoprix, mais dans les magasins, c’est plus difficile.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.

M. Eddy Vernalde. Si nous sommes ici, c’est à cause d’un homme, M. Jean-Charles Naouri. Avez-vous l’intention de l’auditionner ?

M. le président Denis Masséglia. C’est une discussion que nous aurons avec M. le rapporteur.


31.   Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Pietraszewski, président du conseil d’administration du Groupe Casino, M. Philippe Palazzi, directeur général du groupe, M. Christophe Piednoël, directeur de la communication, des affaires publiques et de la RSE, et M. Jérôme Breysse, directeur des relations institutionnelles (mardi 13 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Laurent Pietraszewski, président du conseil d’administration du Groupe Casino, M. Philippe Palazzi, directeur général du groupe, M. Christophe Piednoël, directeur de la communication, des affaires publiques et de la RSE, et M. Jérôme Breysse, directeur des relations institutionnelles ([31]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent M. Laurent Pietraszewski, président du conseil d’administration du Groupe Casino, M. Philippe Palazzi, directeur général du groupe, accompagné de M. Christophe Piednoël, directeur de la communication, des affaires publiques et de la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), et M. Jérôme Breysse, directeur des relations institutionnelles.

Comme je l’ai indiqué au commencement de l’audition précédente, le Groupe Casino a engagé, il y a quelques mois, un plan de restructuration impliquant la cession de nombreux hypermarchés et supermarchés et la suppression de 2 200 emplois environ.

En conséquence, plusieurs plans de sauvegarde de l’emploi (PSE), que nous avons évoqués à l’instant avec les organisations syndicales, ont été déployés dans les différentes sociétés du groupe affectées par le projet de réorganisation des activités.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Laurent Pietraszewski, M. Philippe Palazzi, M. Christophe Piednoël et M. Jérôme Breysse prêtent serment.)

M. Philippe Palazzi, directeur général du Groupe Casino. Je vous remercie de nous permettre de contribuer aux travaux de votre commission d’enquête. Directeur général du groupe depuis un peu plus d’un an, j’ai effectué presque toute ma carrière dans le commerce. J’ai débuté en 1994, alors que j’étais étudiant, « sur le carrelage », comme on a coutume de le dire dans le secteur de la grande distribution, chez Euromarché, devenu par la suite Carrefour. J’ai ensuite passé plus de vingt-cinq ans au sein du Groupe Metro, d’abord en France pendant six ans en tant que chef de rayon fruits et légumes, puis à l’international, notamment en Grèce, en Hongrie, en Italie, où j’ai dirigé Metro Italia, et en Allemagne, en tant que directeur des opérations du groupe. Tout au long de mon parcours, j’ai occupé des postes sur le terrain, aux achats et au siège, avant d’être directeur général du Groupe Lactalis pendant deux ans. Cette expérience à la tête d’une entreprise industrielle m’a permis de mieux comprendre nos fournisseurs et de nouer des relations constructives avec le monde agricole.

M. Laurent Pietraszewski, président du conseil d’administration du Groupe Casino. J’occupe depuis le 27 mars 2024 la fonction de président du conseil d’administration du Groupe Casino, que j’ai rejoint à l’occasion du changement d’actionnaires. Je connais bien l’univers de la distribution pour avoir passé plus de vingt ans au sein d’Auchan Retail France, où j’ai assumé de nombreuses fonctions opérationnelles et de soutien aux magasins avant d’être nommé responsable de la gestion et du développement des ressources humaines.

En 2017, j’ai été élu député de la onzième circonscription du Nord avant d’entrer au Gouvernement en 2019 en tant que secrétaire d’État, chargé successivement des retraites, de la protection de la santé des salariés contre l’épidémie de covid-19 puis, dans le Gouvernement de M. Jean Castex, des retraites et de la santé au travail.

En tant que président non exécutif du Groupe Casino, je n’interviens pas dans la marche quotidienne de l’entreprise. La représentation du groupe auprès des instances politiques et administratives ainsi que des médias relève de la responsabilité du directeur général. Je n’ai pas d’interactions directes avec les équipes du groupe, sauf lors de la présentation des membres du comité exécutif devant les organes de gouvernance. Le rôle du conseil d’administration reste de valider les orientations stratégiques et les décisions majeures de l’équipe dirigeante.

Avant de céder la parole à M. Palazzi afin qu’il décrive la situation actuelle du groupe ainsi que les difficultés que celui-ci a connues et connaît encore, je tiens à saluer le travail décisif qu’il accomplit depuis un an, entouré de ses équipes, dans un contexte économique délicat. Ce travail a permis de remettre l’entreprise sur de bons rails et d’entamer un repositionnement qui commence à porter ses fruits.

M. Philippe Palazzi. Pour comprendre les difficultés rencontrées par le Groupe Casino, il convient de rappeler le contexte dans lequel elles s’inscrivent. Casino évolue dans un secteur de la distribution bouleversé par des changements structurels : remise en question et décroissance du modèle des hypermarchés ; attentes des clients de plus en plus orientées vers la proximité, la praticité et les circuits courts ; ralentissement de la consommation et baisse du pouvoir d’achat dans un contexte inflationniste ; concurrence entre les distributeurs fondée sur les prix les plus bas – ce que l’on appelle la « guerre des prix » – plutôt que sur la différenciation, la création de valeur et le service rendu au consommateur. Il n’y a qu’en France que l’on observe de telles tensions commerciales au sein de la filière alimentaire ; je comprends les préoccupations exprimées par le monde agricole.

Le secteur est également bouleversé par l’essor massif d’acteurs du hard-discount, qui cassent les prix grâce à des produits importés. Le paysage évolue également du fait de la montée en puissance du commerce en ligne et d’acteurs tels que Shein et Temu ; ils déstabilisent le marché non alimentaire, en particulier du textile.

Le Groupe Casino est emblématique de l’histoire du commerce français. Fondé en 1898 à Saint-Étienne par Geoffroy Guichard, il a connu une croissance continue jusqu’à devenir l’un des principaux acteurs de la grande distribution de notre pays, grâce à des marques emblématiques telles que Casino, Monoprix, Franprix, Naturalia, Vival et Spar. En 2014, le groupe connaissait un chiffre d’affaires de près de 48,5 milliards d’euros, comptait 14 572 points de vente répartis dans plus de dix pays et employait environ 329 000 salariés dans le monde. Son résultat net positif était de 824 millions d’euros. Il était le quatrième acteur français de la distribution alimentaire, grâce à une part de marché de 11,5 %.

Lorsque j’ai pris mes fonctions, le 27 mars 2024, j’ai trouvé un groupe en grande difficulté. Sur le plan économique, l’entreprise accusait une dette de 6,2 milliards d’euros, affichait un résultat net consolidé négatif de 5,7 milliards d’euros au 31 décembre 2023 et pâtissait d’un modèle commercial en déclin accéléré. Quant à ses différentes marques, elles fonctionnaient en silo. Sur le plan social, nos collaborateurs étaient inquiets, démobilisés et sans perspective d’avenir. Les franchisés s’interrogeaient sur la pérennité du groupe. Les fournisseurs multipliaient les contraintes – limitation des quantités livrées, pression sur les prix, exigence de paiements d’avance… L’implantation géographique était fondée sur une stratégie de réseau d’hypermarchés. Le groupe, en quasi-faillite, perdait 100 millions d’euros par mois en France, essentiellement à cause des hypermarchés et supermarchés.

Face à cette situation très dégradée, nous avons dû prendre des décisions difficiles mais indispensables. En octobre 2023, l’entreprise est entrée dans une procédure de sauvegarde, sans aller jusqu’au redressement judiciaire et à la liquidation judiciaire, pour faciliter sa réorganisation afin de permettre la poursuite de l’activité économique, le maintien de l’emploi et l’apurement du passif. Outre la désignation d’administrateurs judiciaires qui assistent le dirigeant dans sa gestion, cette procédure donne lieu à la constitution de classes de parties affectées, qui doivent approuver le plan de sauvegarde. Celui-ci a été arrêté le 26 février 2024 par le tribunal de commerce ; il a placé l’entreprise en sauvegarde pour quatre ans. Cette procédure a abouti, le 27 mars 2024, à la restructuration financière de Casino et a entraîné un changement dans le contrôle du Groupe Casino au profit de nouveaux actionnaires, la désignation d’un nouveau conseil d’administration ainsi que la nomination d’un nouveau comité exécutif.

L’un des dossiers prioritaires fut l’arrêt de plusieurs de nos activités décidé sous la précédente gouvernance et validé par le consortium, en particulier la cession du parc d’hypermarchés et de supermarchés. Fin 2024, 427 hypermarchés et supermarchés avaient été cédés pour réduire les pertes structurelles du groupe. Ces ventes ont imposé la mise en œuvre de plans de sauvegarde de l’emploi à partir de mai 2024. L’enjeu immédiat était l’adaptation de la taille du groupe à son nouveau périmètre. Les collaborateurs occupant des fonctions transverses, ou « support », n’ont pas été repris par les acquéreurs, qui disposaient déjà de compétences équivalentes dans leurs propres équipes.

Les plans de sauvegarde de l’emploi ont été présentés au comité social et économique (CSE) en mai 2024, négociés et signés avec les organisations syndicales dans les sept sociétés concernées, puis validés par l’administration. Le principal point d’attention était la limitation des licenciements contraints. Des efforts ont été consentis pour réduire le plus possible leur nombre grâce à des dispositifs tels que les départs volontaires ou le reclassement interne. Nous avons ainsi évité, notamment grâce à la qualité du dialogue social, un millier de licenciements. Leur nombre, qui devait être initialement de 3 230, a été ramené à 2 200.

La vente de nos hypermarchés et supermarchés a eu d’importantes conséquences sur notre schéma logistique, c’est-à-dire la manière dont nous gérons les flux de produits avec nos fournisseurs et nos magasins. D’une logistique de masse dimensionnée pour des hypermarchés, nous sommes passés à un modèle de précision adapté à des magasins de proximité. La moitié de nos dix-huit entrepôts ont été cédés et quatre autres ont fermé à Toulon, Gaël, Limoges et Besançon. Alors qu’auparavant, plusieurs camions de 38 tonnes livraient chaque jour un hypermarché, désormais un camion livre plusieurs épiceries plusieurs fois par semaine. En Corse, territoire cher à mon cœur, nous ne disposons plus de la logistique autrefois dédiée aux hypermarchés pour livrer nos magasins ni de l’assortiment non alimentaire permettant de les faire fonctionner. Nous avons donc dû les vendre, le 30 septembre 2024.

Parallèlement, nous avons adopté un plan d’urgence d’économies des frais de fonctionnement. Il consistait à limiter le coût des sièges, à soumettre à de fortes contraintes les budgets de fonctionnement et à rechercher des mutualisations. Nous avons renégocié les loyers des sièges et des magasins avec les bailleurs, lancé un audit des baux, optimisé les surfaces sous-utilisées, réduit le coût moyen par mètre carré des travaux dans nos magasins. Nous avons aussi construit un plan stratégique créateur de valeur, le plan Renouveau 2028, engagé une première série d’actions commerciales, notamment l’amorce d’une baisse des tarifs d’approvisionnement de nos franchisés, et lancé de nouveaux concepts tels qu’« Oxygène » chez Franprix ou « La Ferme » chez Naturalia. Il y a eu, enfin, la relance commerciale de Cdiscount.

Ces décisions difficiles ont été prises pour sauver le groupe et nous donner les moyens de le redresser. Elles ont permis d’annoncer, en novembre 2024, une stratégie créatrice de valeur sur des marchés de croissance avec l’ambition d’être à l’équilibre en 2026 et de donner des perspectives à nos collaborateurs et à nos franchisés.

Cette stratégie pose les bases d’un nouveau modèle qui correspond aux attentes des consommateurs, aux habitudes modernes de consommation et au savoir-faire du groupe. Ce nouveau modèle, le nouveau Casino, a été présenté le 14 novembre 2024. Il recentre le groupe autour de sept marques fortes que sont Monoprix, Franprix, Casino, Naturalia, Vival, Spar et Cdiscount. Ainsi, 40 millions de Français vivent à moins de dix minutes de l’un de nos magasins ; 25 000 collaborateurs sont répartis entre les sièges, les plateformes logistiques et les magasins ; le réseau compte 7 000 points de vente, dont 85 % sont franchisés.

En 2024, le volume d’affaires du nouveau Casino était de 12,4 milliards d’euros pour un chiffre d’affaires de 8,5 milliards d’euros. La perte nette avait été ramenée de près de 6 milliards d’euros en 2023 à 295 millions d’euros. Nous observons les premiers résultats de cette réorganisation pour chacune de nos marques. Je suis fier du travail accompli : non seulement nous avons restructuré le groupe, mais nous avons évité son effondrement. Il reste évidemment un travail important à mener pour lui assurer un avenir durable. J’ajoute que nous avons maintenu le siège à Saint-Étienne, où plus de 1 000 postes ont été sauvés sur le site historique du groupe, comme nous nous y étions engagés avec notre actionnaire.

Tout au long du processus, nous avons travaillé en étroite collaboration avec les syndicats, les élus locaux, les administrations nationales et locales, les préfets et, bien entendu, les collaborateurs du groupe. Je tiens à saluer la qualité de notre dialogue avec les organisations syndicales représentatives et leur sens des responsabilités.

Le nouveau Casino est sur la voie du redressement. Nous sommes sur le bon marché au bon moment. Soutenus par un actionnariat solide qui nous donne les moyens d’agir dans la durée, nous disposons de l’organisation et de l’équipe adéquates pour appliquer notre stratégie. Nous sommes le seul acteur majeur entièrement positionné sur le commerce de proximité.

Enfin, je suis fier que nos magasins contribuent à la dynamique des territoires et au maintien du tissu social dans les plus petites communes, dont je suis issu. Il s’agit d’une mission difficile à laquelle nos collaborateurs, nos franchisés et les élus locaux participent activement. Il y va du respect de valeurs humaines : au-delà de notre modèle économique, je n’oublie pas notre engagement en faveur des territoires et des personnes isolées, en milieu rural ou urbain.

M. le président Denis Masséglia. Pouvez-vous expliquer les raisons de la dégradation de la situation financière du groupe ? Aurait-elle pu être évitée si la représentation des salariés avait été plus importante au sein du conseil d’administration ?

M. Philippe Palazzi. Les raisons d’une telle situation sont sans doute multiples. Je ne connais ni le détail des décisions prises ni le contexte dans lequel elles l’ont été. Je constate que, depuis que je suis en fonction, le dialogue social avec les représentants du personnel est nourri et les remontées prises en compte. Les représentants syndicaux ont des contacts réguliers avec la direction du groupe, et ce dans toutes ses entités.

M. le président Denis Masséglia. Sauf erreur de ma part, le conseil d’administration compte un seul représentant des salariés. Ne serait-il pas judicieux, pour améliorer le dialogue social et travailler collectivement à la stratégie de l’entreprise, qu’ils soient plus nombreux ?

M. Philippe Palazzi. Dès ma prise de fonctions, le nouveau comité exécutif du groupe et moi avons rencontré 5 000 salariés, à qui nous avons tenu un discours de transparence et de vérité sur la situation de l’entreprise.

L’augmentation du nombre des représentants des salariés au conseil d’administration ne soulève pas de difficultés de principe. Mais il est important que ledit conseil puisse s’appuyer sur des personnalités extérieures, dont la vision enrichit les discussions. Conformément à la loi, le conseil d’administration comprend une représentante des salariés, qui contribue de manière pertinente et constructive à nos travaux. Nous l’avons récemment nommée membre du comité des rémunérations. Si l’enjeu d’une meilleure représentation des salariés réside dans le respect de la diversité syndicale, je précise que ces représentants abandonnent leurs mandats syndicaux avant leur nomination au conseil d’administration. S’il s’agit du partage de l’information, je rappelle que les administrateurs, représentants des salariés ou non, sont soumis à des contraintes strictes en matière de confidentialité, notamment dans les entreprises cotées comme le Groupe Casino, où les notions d’information privilégiée et de délit d’initié sont particulièrement prégnantes.

M. le président Denis Masséglia. Lors de précédentes auditions, plusieurs représentants syndicaux ont regretté que le représentant des salariés doive quitter ses fonctions syndicales avant d’être nommé au conseil d’administration. Ils ont réclamé une évolution législative. Qu’en pensez-vous ?

M. Philippe Palazzi. N’ayant pas étudié la question en détail, je n’ai pas d’opinion sur ce point. Mais, encore une fois, l’obligation de confidentialité à laquelle sont soumis les administrateurs d’une entreprise cotée est essentielle.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Ma question porte sur les aides publiques, pérennes ou exceptionnelles, perçues par le Groupe Casino ces dernières années, tant au niveau national que local, en particulier en ce qui concerne le siège mondial du groupe. Quels en sont les montants, en France et dans les autres pays où le groupe est présent ? Quelles aides publiques le groupe perçoit-il actuellement ? Enfin, quelle est l’évolution globale des salaires des cadres dirigeants du groupe depuis sa reprise ?

M. Philippe Palazzi. Compte tenu de la récente réorganisation du groupe, nous travaillons à la consolidation des informations relatives aux aides publiques sur notre nouveau périmètre. Nous vous transmettrons ces éléments par écrit, notamment ceux qui relèvent des aides sociales. Nous avons cependant pu produire, dans le temps qui nous était imparti, les éléments suivants.

Permettez-moi d’indiquer au préalable qu’au-delà des aides économiques ou sociales, nous avons pu apprécier et nous apprécions toujours l’aide et le soutien apportés, dans la période de restructuration, par les agents des administrations décentralisées, notamment la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets), les élus locaux, notamment les maires, les administrations centrales, en particulier la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) et la direction générale du travail (DGT), le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) et les parlementaires. En tant qu’entreprise en difficulté, nous saluons la qualité des dispositifs qui contribuent à la préservation et au redressement de nos activités, qu’il s’agisse de la conciliation ou de la sauvegarde accélérée, et leur articulation avec la réalité opérationnelle des entreprises, notamment cotées.

Sur le plan fiscal, le Groupe Casino ne réalise pas, pour l’instant, de bénéfices. Il n’est donc pas redevable de l’impôt sur les sociétés. Son résultat net est négatif depuis 2019. Pourtant, en 2024, alors que les pertes s’élevaient à 295 millions d’euros, nous avons payé plus de 74 millions d’euros d’impôts en France, hors charges et prélèvements divers sur les salaires. À l’exception de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), tous ces prélèvements sont déconnectés de la performance économique des entreprises ; ils sont dus, pour le même montant, que l’entreprise réalise des bénéfices ou non. Indépendants de la santé économique de l’entreprise, ils représentaient 23 % du résultat net négatif du groupe en 2024, soit 67,8 millions d’euros sur une perte de 295 millions d’euros. Nous ne remettons pas en question le principe de la contribution des entreprises à la solidarité nationale, mais nous préférons payer beaucoup d’impôts lorsque nous faisons d’importants bénéfices.

Le montant des impôts acquittés, hors charges et prélèvements sur les salaires, se répartit de la manière suivante : 31,2 millions d’euros au titre de la contribution économique territoriale, dont 6 millions d’euros pour la CVAE et 25,1 millions d’euros pour la cotisation foncière des entreprises ; 10 millions d’euros au titre de la taxe foncière sur les propriétés bâties et non bâties ; 130 000 euros au titre de la taxe sur les bureaux en Île-de-France ; 1 million d’euros au titre des taxes locales sur les enseignes et publicités extérieures ; 13,5 millions d’euros au titre de la taxe sur les surfaces commerciales et 16,7 millions d’euros au titre de la contribution sociale de solidarité des sociétés.

M. le rapporteur. Ma question portait sur les aides publiques. Vous m’avez répondu sur la fiscalité, d’une manière à laquelle nous sommes habitués. Je vous ai également interrogé sur l’évolution des rémunérations des cadres dirigeants depuis la reprise du groupe, sujet sur lequel vous pourrez nous transmettre des données.

M. Laurent Pietraszewski. Il est plus facile pour le président du conseil d’administration de vous dire comment est constituée la rémunération du directeur général, même si j’ai compris que votre question était plus large. C’est mon rôle de répondre sur ce point, bien que je sois président non exécutif. La rémunération du directeur général comporte trois niveaux, ce qui est courant dans la plupart des entreprises cotées.

La première partie est de 825 000 euros, ce qui correspond à ce qu’avait précédemment M. Naouri.

La deuxième partie est variable, en fonction de la satisfaction des objectifs fixés. L’évaluation est faite par le conseil d’administration, notamment le comité des nominations et des rémunérations, qui analyse la performance du dirigeant. Elle a été évaluée à 100 % alors qu’on aurait pu prendre en compte une surperformance – cela fait partie des pratiques –, les niveaux atteints étant supérieurs aux ambitions assignées.

Il existe enfin une rémunération de long terme, sous forme d’actions. Vous en comprenez l’intérêt pour le conseil d’administration et son président. Cette partie de la rémunération repose sur des attributions gratuites d’actions, qui n’avaient pas pu être mises en place comme imaginé en 2024. Il a donc été décidé, de façon exceptionnelle, dans l’intérêt de l’entreprise et pour respecter la parole donnée à M. Palazzi, de lui attribuer en 2024, sur la base de critères de performance de gestion, un nombre d’actions un peu inférieur à 183 000. Je vous donnerai le chiffre précis si vous le voulez. Cela devait remplacer le plan de rémunération de long terme que, pour des raisons juridiques, nous n’avions pas pu mettre en place la même année. Nous avons fait passer récemment en assemblée générale le nouveau plan de rémunération de long terme pour le directeur général, ce qui nous permettra de revenir à des dispositions plus classiques.

M. le rapporteur. L’entreprise est trois fois plus petite qu’avant sa reprise. Mais si j’ai bien compris les chiffres, la rémunération des dirigeants est la même. Qu’en est-il de la rémunération des salariés ? Quel est l’état des négociations et des revendications sur le plan salarial, sachant qu’il n’y a pas eu d’accord social depuis décembre 2024 ? Comment expliquez‑vous ce dernier point ? Quelle est la rémunération moyenne des salariés dans l’entreprise et quelles sont les négociations salariales en cours ou passées ? Les salariés ont parlé d’une faiblesse, voire d’une absence de dialogue social.

M. Philippe Palazzi. S’agissant du dialogue social, une négociation est en cours au sujet d’un comité de groupe. Elle devrait aboutir d’ici à mercredi soir. Il s’agit de quelque chose de nouveau : la structure a évidemment changé à la suite de la vente des hypermarchés et supermarchés, et la constitution du comité de groupe est un travail important. Par ailleurs, des négociations annuelles obligatoires se sont achevées au début du premier trimestre. S’agissant des rémunérations des salariés, je n’ai pas les chiffres. Nous les transmettrons en même temps que les réponses à vos questions écrites.

M. le rapporteur. La création d’un comité de groupe et la tenue de négociations annuelles obligatoires font partie des obligations légales. Ce ne sont pas des démarches de dialogue social supplémentaires. Vous êtes obligés de les entreprendre.

M. Pierrick Courbon (SOC). Le Groupe Casino est toujours là. Mais, vous l’avez dit en introduction, il est meurtri par l’ampleur des plans de sauvegarde de l’emploi conduits depuis août dernier. Nous l’avons vu avec les organisations syndicales tout à l’heure : il existe une soif d’explications pour comprendre pourquoi on en est arrivé là, et une soif de justice chez un certain nombre de salariés.

Monsieur Palazzi, votre situation n’est pas facile. Vous n’êtes pas là depuis longtemps, comme vous l’avez rappelé, et vous héritez d’une situation marquée par un besoin de réponses que vous n’êtes pas en capacité de donner. J’en déduis la nécessité, évoquée tout à l’heure, d’auditionner M. Naouri, malgré le caractère spécifique de notre commission d’enquête qui ne doit pas empiéter sur des procédures judiciaires en cours.

Je reviens, même si vous ne pourrez peut-être pas répondre, sur les alertes antérieures à la chute du groupe lancées par des organisations syndicales et des élus, qui étaient destinées aux dirigeants d’alors et au Gouvernement, mais qui ont été balayées d’un revers de main. Certains discours relevaient de la méthode Coué. Au printemps dernier, l’ampleur de la dette était encore un sujet tabou. Quand on évoquait 5 ou 6 milliards d’euros, on nous riait au nez, on nous disait que c’était un discours alimentant le catastrophisme. Des alertes ont également été lancées lors des assemblées générales, en particulier par de petits actionnaires qui n’ont pas été entendus. Il y avait pourtant, de toute évidence, des problèmes dans la sincérité des comptes présentés, malgré leur certification. Compte tenu de la situation dont vous héritez, estimez-vous qu’il y a eu défaillance ? Le cas échéant, de la part de qui ? Qui est responsable ?

M. Philippe Palazzi. Il m’est difficile, en effet, de répondre à cette question. Je ne suis dans le groupe que depuis un an. Je ne sais donc pas quel type de décisions ont été prises, ni à quel moment. Je ne connais pas le contexte des orientations de l’ancienne gouvernance.

S’agissant de l’écoute des salariés et des représentants du personnel, il y avait dans le groupe, avant la cession des hypermarchés et supermarchés, plus de 500 CSE. Nous en avons un peu plus de 220 aujourd’hui. Nous sommes attachés au dialogue et à la prise en compte des remontées qui nous parviennent.

Mme Andrée Taurinya (LFI-NFP). Je me réjouis, encore une fois, de la création de cette commission d’enquête, qui me paraît vraiment fondamentale. Lors de l’audition précédente, nous avons entendu la grande inquiétude des salariés. Je pense que vous la mesurez aussi. J’essaie de me figurer ce que cela peut être d’attendre de savoir si on sera conservé ou non et de se demander comment recomposer sa vie : il est beaucoup question de chiffres, mais ce sont des vies et des familles qui sont derrière. Comme vous avez récemment déclenché un second PSE chez Franprix, j’aimerais savoir si vous avez l’intention d’en conduire de nouveaux dans les semaines à venir dans les autres sociétés du groupe. Il serait important que vous répondiez par oui ou par non. La réponse est attendue par des milliers de salariés, qui pourraient dormir plus tranquillement ce soir si elle était négative.

M. Philippe Palazzi. Dans le commerce, dans la distribution, ce sont les hommes qui font la différence, sur le terrain, d’une marque à l’autre ou d’une enseigne à l’autre. J’y suis attaché, de par mon expérience dans la grande distribution où j’ai commencé sur le terrain, et je sais que la motivation des salariés est fondamentale pour le futur du groupe.

Le plan Renouveau 2028 a fait l’objet en novembre d’une présentation itinérante aux salariés dans tous les sièges du groupe. Certes, la tâche est grande, mais nous avons un plan solide qui comprend trois dimensions. La première phase était de sauver le groupe, ce qui a été fait le 27 mars lors de sa restructuration financière. Les décisions difficiles ont été prises et nous entrons maintenant dans la phase de redressement, par des actions concrètes, sur le plan commercial, afin que toutes les marques du groupe continuent à se développer. Je suis heureux que nous ayons ouvert à Lyon, il y a un mois, un nouveau magasin Casino, avec un franchisé et un nouveau concept.

Je l’ai dit dans mon propos liminaire, 85 % des magasins du groupe sont tenus par des franchisés, c’est-à-dire des entrepreneurs indépendants qui portent le drapeau de nos marques. Ce sont de belles histoires. Pour ce qui est du magasin de Lyon, il s’agit d’une personne qui a fui l’Irak et qui, quinze ans après son arrivée en France, est à la tête d’une vingtaine de magasins du groupe. C’est une belle réussite en termes d’intégration et d’ascension sociale.

Notre stratégie de redressement prévoit aussi, je l’ai évoqué, que nous nous développions dans le monde rural. Il n’y a plus de commerces de proximité en France dans plus de 25 000 communes et, souvent, l’État a également déserté les campagnes. Le commerce de proximité a un rôle social essentiel à jouer si nous voulons que nos anciens – j’utilise ce mot avec beaucoup de respect – puissent continuer à vivre dans leurs maisons et leurs villages. Ils ont besoin de services et de commerces de proximité. J’ai aussi parlé d’isolement tout à l’heure. À la campagne, le commerçant est souvent la seule personne que l’on rencontre et avec laquelle on peut échanger. Dans les centres-villes, y compris à Paris, beaucoup de personnes sont également isolées.

Je tenais à rassurer les salariés sur notre plan, sur le travail que nous menons pour redresser le groupe. Je pense aussi à nos franchisés, qui nous aident au quotidien dans ce redressement. Évidemment, je ne pourrai pas garantir qu’il n’y aura plus jamais de plan de sauvegarde de l’emploi. Aucun dirigeant d’entreprise ne peut le faire. Mais je peux garantir que tous les efforts sont faits pour que le groupe continue à se développer.

Quelles améliorations apporter ? Le plan de sauvegarde de l’emploi au niveau du groupe nous empêche d’embaucher. Nous voudrions, par exemple, mettre beaucoup plus de salariés dans les magasins, car les humaniser à nouveau fait partie de notre stratégie. Je ne suis pas un fanatique des caisses automatiques : on a besoin de contact humain dans le commerce. Il faut retrouver un peu de l’échange qui existait autrefois. Nous voulons donc embaucher du personnel chez Monoprix, en région parisienne et spécifiquement à Paris. Or, en période de plan de sauvegarde de l’emploi, il est impossible d’embaucher et il est difficile pour des personnes qui travaillent à Saint-Étienne, par exemple, de prendre un poste de caisse à Paris. On pourrait envisager de modifier la loi pour permettre, pendant cette période, la poursuite des embauches.

M. Pierrick Courbon (SOC). Votre réponse ne nous rassure pas du tout. Vous mettez en avant des parcours individuels qui relèvent de l’anecdote. J’ai été heurté par le fait que vous disiez que l’avenir de l’entreprise était écrit par les hommes et les femmes qui la font vivre : on ne peut pas renverser la situation en faisant peser les responsabilités sur les salariés. L’avenir du groupe dépend aussi des choix stratégiques que vous déterminez.

J’entends bien que vous ne puissiez pas dire qu’il n’y aura plus jamais de plan de sauvegarde de l’emploi dans l’entreprise. Mais seriez-vous capable d’apporter une réponse pour l’année qui vient ? L’avenir de ce qui reste du Groupe Casino, des emplois au sein des sociétés dont il est composé, fait l’objet d’énormément de craintes. Sans vous engager sur le très long terme, pouvez-vous donner des garanties pour la période de restructuration ?

S’agissant des différents plans conduits depuis août 2024, vous avez de nouveau évoqué quelque 2 200 suppressions d’emploi. Les organisations syndicales que nous venons d’auditionner ont un chiffre radicalement différent. Il faut par ailleurs tenir compte des gérants non-salariés, qui n’entrent pas dans le même périmètre mais font quand même partie des victimes de la chute de l’empire Casino, et des salariés des magasins rachetés, notamment ceux d’Intermarché. Ils sortent de votre périmètre mais toutes les destructions d’emploi, que ce soit chez Intermarché ou chez Casino, résultent de la situation du groupe. Pouvez-vous donc donner, objectivement, des chiffres plus précis ?

M. Philippe Palazzi. En ce qui concerne les plans de sauvegarde de l’emploi, je dois respecter la loi : nous devons informer en premier lieu les CSE. Je ne suis donc pas en mesure de répondre dans le cadre présent.

Je confirme que le plan mis en négociation à partir du mois de mai 2024 portait sur 3 230 postes. Nous avons réussi à éviter 1 000 licenciements, comme je l’ai dit dans mon propos liminaire. Cela fait donc 2 300 suppressions d’emploi. Pour ce qui est des concurrents qui ont repris certains magasins, je ne puis dire s’ils ont réduit les effectifs ou non dans leurs points de vente.

M. Pierrick Courbon (SOC). Je comprends que vos obligations légales imposent de réserver les informations concernant d’éventuels plans de sauvegarde de l’emploi aux représentants du personnel. Néanmoins, je me permets d’appeler votre attention sur un point : si des plans sont d’ores et déjà envisagés et qu’ils ne sont pas portés à la connaissance de la commission d’enquête, cela peut poser problème.

Le maintien du siège à Saint-Étienne revêtait une importance majeure, non seulement pour le groupe, mais aussi sur le plan social et psychologique, compte tenu de la relation émotionnelle entre le territoire stéphanois et Casino. Il était question de 550 emplois supprimés. Néanmoins, alors que votre organigramme faisait apparaître 2 395 postes de travail au siège début 2024, il n’en resterait que 1 336. Ces chiffres sont-ils exacts ?

Parmi les engagements rendus publics au moment de la reprise du groupe et de l’arrivée de la nouvelle équipe dirigeante, il y avait celle-ci : 200 postes nouveaux ou liés à des mutualisations devaient être créés à Saint-Étienne. Selon les représentants des salariés, ces postes n’ont pas été créés ou, en tout cas, ne sont pas effectifs à l’heure actuelle. Qu’en est-il ?

M. Philippe Palazzi. Nous nous sommes attachés à maintenir à Saint-Étienne le siège de Distribution Casino France (DCF). C’était, dès le début, un engagement des actionnaires, en raison de l’histoire du groupe et du savoir-faire des équipes. Il y avait 1 550 postes à Saint‑Étienne avant le plan de sauvegarde de l’emploi et, je tiens à le préciser, 300 étudiants en alternance qui sont toujours laissés pour compte : je n’ai jamais entendu qui que ce soit en parler, du côté des médias ou des responsables politiques. Nous tenons à garder ces alternants pour qu’ils aillent jusqu’à la fin de leurs études. Il nous paraissait évident que cet effort devait être consenti, mais nous n’avons pas fait de publicité à cet égard.

Après le plan de sauvegarde de l’emploi, les effectifs sont descendus à 1 000 personnes à Saint-Étienne. Ils auraient dû passer à 800 si nous avions appliqué les règles. Nous avons mutualisé à Saint-Étienne plusieurs fonctions du groupe, comme la paye de Franprix et de Naturalia. Elle est maintenant effectuée à Saint-Étienne, ce qui a conduit à un plan de sauvegarde de l’emploi chez Monoprix et Franprix. La comptabilité fournisseurs a aussi été regroupée à Saint-Étienne. Du point de vue économique, il aurait fallu mettre en place un système unique de paye pour toutes les entités du groupe, mais nous ne l’avons pas fait. Cela aurait pris deux ans. Nous avons préféré une mutualisation à Saint-Étienne, qui conduit les équipes à travailler avec trois systèmes informatiques différents. Ce n’est pas efficient mais on a sauvé 200 postes à Saint-Étienne.

Par ailleurs, je rappelle que la vente des hypermarchés et supermarchés s’est traduite par la disparition de 75 % du chiffre d’affaires. Il est passé de 8 milliards d’euros, pour DCF, à 1,5 milliard d’euros. Nous n’avons pas réduit de 75 % ou 80 % le nombre de personnes, comme on aurait pu s’y attendre mathématiquement. Nous avons fait beaucoup d’efforts pour maintenir les emplois à Saint-Étienne et, au-delà, pour reclasser les salariés. Les plans de sauvegarde de l’emploi ont d’ailleurs été signés à la majorité voire, pour certains d’entre eux, à l’unanimité.

M. Christophe Piednoël, directeur de la communication, des affaires publiques et de la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE) du Groupe Casino. Je me permets d’apporter un complément : nous avons également internalisé des fonctions jusque‑là sous‑traitées. Je pense notamment au contact avec la clientèle, à l’informatique et à des services d’édition, de manière à maximiser le nombre de postes conservés à Saint-Étienne.

Mme Andrée Taurinya (LFI-NFP). Quel est le montant total des dividendes versés aux actionnaires ?

M. Philippe Palazzi. Aucun dividende n’a été versé puisque notre entreprise perd de l’argent.

Mme Andrée Taurinya (LFI-NFP). Je reformule ma question : quel était le montant des derniers dividendes versés ?

M. Jérôme Breysse, directeur des relations institutionnelles du Groupe Casino. Les derniers dividendes versés remontent à 2018 ou 2019. Nous vous apporterons des précisions par écrit.

Mme Andrée Taurinya (LFI-NFP). Ma dernière question portera sur l’environnement. Que deviennent les plateformes logistiques fermées par le groupe lorsqu’elles n’ont pas été cédées à des repreneurs ? Financez-vous le démantèlement ? Je pense en particulier à la plateforme de Gaël, petite commune d’Ille-et-Vilaine, dans laquelle je m’étais rendue pour soutenir les salariés. La surface immense sur laquelle elle a été édifiée sera-t-elle de nouveau à usage agricole ? Par ailleurs, tous les employés des entrepôts ont-ils bénéficié de solutions de reconversion ?

M. Philippe Palazzi. Je suis heureux que vous évoquiez l’environnement, qui continue de figurer parmi les piliers de la stratégie du groupe. Malgré les difficultés, nous réfléchissons à l’impact de nos activités sur le long terme. Je vous fournirai des détails écrits au sujet de la plateforme de Gaël car je ne sais pas si notre entreprise en était propriétaire ou locataire. Toujours est-il que, comme pour les autres plateformes, les magasins et les bureaux, nous nous sommes efforcés de proposer à chaque salarié une solution personnalisée.

M. Pierrick Courbon (SOC). Je comprends que des obstacles juridiques et économiques vous empêchent de donner des détails sur l’éventualité d’autres plans sociaux. Mais j’aimerais savoir si Casino peut prendre l’engagement ferme de maintenir son siège à Saint-Étienne. Si oui, pour quelle durée ? De manière un peu provocatrice, je vous demanderai quels changements ont été introduits dans la gouvernance pour éviter que les problèmes identifiés auparavant, comme le manque de transparence, ne se reproduisent.

Enfin, où en est la procédure de revitalisation des territoires ? Je crois savoir qu’une convention-cadre est en cours de négociation avec la DGEFP. Je m’étonne que les représentants des salariés n’en aient pas été informés. Comment comptez-vous décliner ces opérations ? Qu’en sera-t-il pour le bassin stéphanois, le plus lourdement affecté ? De quelle manière associerez-vous les collectivités territoriales et le tissu économique local ?

M. Philippe Palazzi. Pour organiser la nouvelle gouvernance, nous avons pris soin de dissocier les fonctions de président et de directeur général, conformément aux recommandations du code de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées de l’Association française des entreprises privées et du Mouvement des entreprises de France. Nous avons également mis en place un nouveau conseil d’administration au sein duquel siège une représentante du personnel. L’accent est mis sur le commerce. Le comité exécutif du groupe, partiellement renouvelé, comporte des experts de ce domaine, en particulier de la vente au détail. Par ailleurs, j’ai poussé pour que les différentes entités du groupe abandonnent la logique de concurrence qui prévalait dans certains territoires pour travailler ensemble à leur développement, notamment en déterminant quelle marque correspond le mieux à chaque zone géographique. Un comité nous aide à choisir le bon franchisé. Ajoutons à cela une attention particulière portée à la loi n° 2016‑1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

Nous travaillons par ailleurs à une mutualisation. À Saint-Étienne, ont été regroupés les services de la comptabilité, des ressources humaines et de la paye, et les fonctions internes d’impression, auparavant limitées à DCF, ont été étendues à Monoprix, Franprix et Naturalia. Cela a contribué à maintenir des emplois sur place.

Enfin, j’évoquerai l’importance des achats. Quand une centaine de grandes sociétés industrielles, nationales et internationales, représentent 70 % du chiffre d’affaires de la grande distribution, il faut pouvoir peser face à elles dans les négociations. Nos parts de marché étant passées en dix ans de 11,5 % à 3 %, nous nous sommes affiliés à Intermarché et Auchan pour bénéficier de conditions susceptibles d’assurer la pérennité du groupe à moyen et long terme.

Monsieur Courbon, cela m’amène à répondre à votre question sur le siège de DCF. Il est important, à nos yeux, de le maintenir à Saint-Étienne. Compte tenu de la réduction des effectifs, nous sommes en train de procéder, en collaboration avec les partenaires sociaux, à un regroupement de nos services sur deux des étages de notre immeuble. Son coût de location atteignant 9 millions d’euros, nous cherchons à sous-louer les autres étages : nous avons sollicité de multiples acteurs économiques et nous sommes preneurs de vos propositions. Rappelons qu’il est commodément placé en face de la gare ferroviaire et qu’il comporte, outre une cantine, un vaste parc de stationnement.

M. Laurent Pietraszewski. La dissociation des fonctions de directeur général et de président du conseil d’administration traduit la volonté de transparence affichée par les actionnaires et le consortium. Pour M. Palazzi, je ne suis ni un concurrent désireux de s’emparer de ses responsabilités, ni un allié complaisant. Avec le conseil d’administration, je cherche à l’aider à réfléchir, à l’accompagner pour qu’il construise avec son comité exécutif les meilleures stratégies et pour qu’il réponde aux attentes des partenaires sociaux, des salariés et des actionnaires. J’ajoute que le conseil d’administration comporte 71 % d’administrateurs indépendants de l’actionnariat principal, particularité importante pour le fonctionnement de l’entreprise.

M. Jérôme Breysse. Monsieur Courbon, je vous confirme qu’une convention de revitalisation des territoires fait actuellement l’objet de discussions avec la DGEFP et le ministère du travail. Sa mise en œuvre répond à une obligation légale, compte tenu du nombre d’emplois et de sites concernés par les PSE. La loi ne prévoit pas d’obligation de consulter les organisations syndicales au sujet de la contribution financière que nous devrons verser. Nous souhaitons voir cette phase s’achever rapidement car elle marquera la fin du processus de mise en œuvre des PSE.

M. Pierrick Courbon (SOC). Pourquoi ne pas aller au-delà des obligations légales et informer les salariés dans un souci de transparence ? Une bonne circulation de l’information serait de nature à montrer que demain ne ressemblera pas à hier.

Quant aux aides publiques, il faut bien les distinguer de la fiscalité, qu’il s’agisse d’aides directes ou indirectes ou d’exonérations et d’allégements de cotisations sociales. Vous semblez vouloir corréler les sommes dues au titre de l’impôt aux résultats du groupe. Pourquoi ne pas appliquer cette logique aux rémunérations des dirigeants ?

Enfin, quelles sont les perspectives pour Cdiscount, exposé à la concurrence exercée par les acteurs internationaux du commerce en ligne ?

M. Laurent Pietraszewski. Il me revient une fois encore d’évoquer la rémunération du directeur général. Elle est composée d’une part fixe, pour un montant de 825 000 euros, d’une part variable et d’une rémunération de long terme qui dépendent des performances de l’entreprise. Si les objectifs assignés en matière de résultats financiers ou de mise en œuvre des stratégies ne sont pas atteints en tout ou partie, la rémunération variable et les attributions d’actions sont réduites.

M. Jérôme Breysse. Compte tenu de l’évolution récente des périmètres, il est difficile de consolider avec exactitude les données relatives aux aides publiques. Soyez assurés que nous vous les transmettrons ultérieurement par écrit. Toutefois, je peux d’ores et déjà vous communiquer des chiffres pour les trois principaux crédits d’impôt. La réduction d’impôt mécénat, au titre des dons alimentaires auxquels nous procédons dans le cadre de l’obligation légale, est de 22 millions d’euros en 2024, montant non restituable puisque nous ne faisons pas de bénéfices. Le montant du crédit d’impôt recherche s’élève à 713 039 euros pour une dépense de 2,3 millions d’euros et le montant du crédit d’impôt famille s’élève à 214 000 euros pour une dépense de 429 852 euros.

M. Pierrick Courbon (SOC). Il serait intéressant pour notre commission de disposer aussi des chiffres consolidés pour la période précédant la reprise du groupe, afin de mettre en regard le volume des aides publiques perçues et l’ampleur des PSE déclenchés. J’aimerais aussi avoir une réponse au sujet de Cdiscount.

M. Philippe Palazzi. Cdiscount fait partie du plan stratégique Renouveau 2028. Dès le mois de juin 2024, nous avons relancé sa position commerciale à travers des campagnes publicitaires. Son chiffre d’affaires a progressé lors du dernier trimestre, grâce notamment au Black Friday en novembre et aux fêtes de fin d’année, évolution encourageante qui s’est poursuivie au premier trimestre 2025. Nous essayons de rajeunir et redynamiser cette marque dont l’activité, autrefois consacrée à la vente de produits en stock, s’apparente à celle d’un marché où interviennent des vendeurs évalués par des notes. Nous tenons à faire savoir qu’acheter sur cette plateforme, basée à Bordeaux, c’est aussi protéger notre économie nationale.

Notre chiffre d’affaires progresse également pour la vente de produits textiles et d’articles de décoration, qui subissent la concurrence de Temu et Shein. Parmi les acteurs de la grande distribution, nous sommes le seul à disposer d’une équipe de designers et nous sommes fiers du travail qu’elle accomplit dans nos murs pour Monoprix, notamment à travers des collaborations avec des créateurs et des écoles d’art comme l’école Camondo. C’est une activité que nous comptons pérenniser.

Nous tentons de casser la structure en silos. Partant du constat qu’en milieu rural, il faut parcourir en moyenne quinze minutes en voiture pour faire ses courses et que les personnes âgées ont du mal à se déplacer, nous avons pour projet d’apporter une épicerie aux villages qui en sont dépourvus. Lors de l’édition 2024 du salon des maires et des collectivités locales, nous avons annoncé un test autour du concept d’épicerie nomade. Dans le département de la Loire, une camionnette rattachée à un commerce existant fait le tour d’une dizaine de communes et ses services sont appréciés par les habitants. Nous sommes en train d’étudier la faisabilité et la rentabilité de ce modèle reposant sur une collaboration avec nos franchisés. Nous y croyons fortement. Nous comptons également enrichir l’offre des magasins Spar, Vival et Casino d’assortiments issus des enseignes Monoprix et Naturalia.

M. le président Denis Masséglia. Il serait bon que vous nous fournissiez, en plus des données sur les aides publiques, les montants des prélèvements obligatoires sur plusieurs années. Il est important, en effet, de disposer d’une vision globale pour mettre les choses en perspective.

J’imagine que vous avez eu des échanges avec des membres du Gouvernement sur la situation de votre groupe, qui fait l’objet d’une certaine médiatisation. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’accompagnement des services de l’État en cette période compliquée pour l’entreprise mais également pour ses salariés ?

M. Jérôme Breysse. Pour ce qui est des chiffres, permettez-moi d’appeler votre attention sur le fait que la comparaison sera rendue difficile par les changements profonds de périmètres intervenus au cours des années récentes. Nous ferons le maximum pour répondre à votre demande, comme nous nous y sommes engagés.

M. Philippe Palazzi. Pendant la phase de restructuration, les parties prenantes sont nombreuses : le Ciri nous a accompagnés en mettant autour de la table nos fournisseurs et les compagnies d’assurance-crédit qui les couvrent pour les livraisons aux franchisés. La DGEFP et le ministère du travail, de même que les Dreets, nous ont également apporté leur soutien. Au niveau local, nous avons eu de nombreux contacts avec les différentes préfectures et les élus, qui ont fourni une aide précieuse.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


32.   Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Ferrari, président de la métropole de Grenoble et maire du Pont-de-Claix, et M. Raphaël Guerrero, maire de Jarrie (mardi 13 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Christophe Ferrari, président de la métropole de Grenoble et maire du PontdeClaix, et M. Raphaël Guerrero, maire de Jarrie ([32]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent M. Christophe Ferrari, président de la métropole de Grenoble et maire du Pont‑de‑Claix, accompagné de M. Romain Boix, qui dirige son cabinet, et M. Raphaël Guerrero, maire de Jarrie, pour évoquer la situation des sociétés Arkema et Vencorex, sur laquelle notre commission d’enquête s’est déjà penchée.

Permettez-moi de redonner quelques éléments de contexte.

À l’automne dernier, la société Vencorex, fournisseur de sel dans le bassin grenoblois, a été placée en redressement judiciaire. Il y a quelques semaines, le tribunal de commerce de Lyon a autorisé la reprise de l’activité de l’usine du Pont‑de‑Claix par l’entreprise chinoise Wanhua. D’après les informations disponibles, ce projet de reprise partielle impliquerait la suppression de 400 emplois environ.

Je rappelle qu’un projet de reprise de l’activité par une société coopérative d’intérêt collectif (Scic) avait été présenté par des salariés mais n’a pas été retenu par le tribunal.

De son côté, la société Arkema a annoncé, au début de l’année 2025, la réorganisation des activités sur le site de Jarrie en raison de l’arrêt de son approvisionnement en sel par Vencorex. Concrètement, l’arrêt des activités de production de chlore, de soude, de chlorure de méthyle et de fluides techniques devrait conduire à la suppression de 150 postes.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Christophe Ferrari, M. Raphaël Guerrero et M. Romain Boix prêtent serment.)

M. Christophe Ferrari, président de la métropole de Grenoble et maire du PontdeClaix. La situation de ces entreprises et de ces territoires illustre parfaitement la crise industrielle que traverse notre pays. Cette crise résulte de causes structurelles liées à la compétitivité, de facteurs conjoncturels tels que la concurrence chinoise et la question du coût de l’énergie, notamment de l’électricité, ainsi que, selon moi, d’une défaillance de la politique industrielle nationale.

Ces sujets mettent en lumière deux problèmes majeurs. D’une part, un problème de méthode, révélant l’incapacité de l’État à collaborer efficacement avec les collectivités territoriales et les élus locaux. D’autre part, un problème de doctrine, le Gouvernement s’étant, à mon sens, persuadé dès le début de l’impossibilité de sauver Vencorex, sans jamais réellement chercher de solutions.

Ce que vit le territoire grenoblois avec la fermeture de Vencorex et le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) chez Arkema constitue un cas d’école de l’impuissance publique choisie par notre pays face à la crise industrielle actuelle. Il est vital qu’une situation comme celle de Vencorex ne se reproduise plus jamais.

Pour rappeler le contexte, la société Vencorex a été placée en redressement judiciaire le 10 septembre 2024, sa liquidation devant être prononcée par le tribunal de commerce de Lyon aujourd’hui même, mardi 13 mai 2025. Elle était spécialisée dans la production de solvants et de peintures très spécifiques, à forte valeur ajoutée, dérivés d’isocyanates, intégralement produits sur la plateforme chimique du Pont‑de‑Claix, commune située au sud de la métropole grenobloise.

Jusqu’à présent, Vencorex était le principal opérateur de cette plateforme chimique, une zone industrielle de 120 hectares, représentant un tiers de la commune du Pont‑de‑Claix, héritée de l’ancien Rhône-Poulenc, créée en 1916 pendant la Première Guerre mondiale. Plusieurs autres industriels y opèrent, tels que Suez, Solvay, Seqens et Air Liquide, tous liés à la production de Vencorex.

Vencorex exploitait également une mine de sel à Hauterives, dans la Drôme, qui approvisionnait directement la plateforme du Pont‑de‑Claix par l’intermédiaire d’un saumoduc de 80 kilomètres. Après une première utilisation par Vencorex, le sel était ensuite acheminé vers une seconde usine, l’usine Arkema, située à quelques kilomètres.

En résumé, le scénario catastrophe que nous vivons dépasse largement la seule usine Vencorex du Pont‑de‑Claix. Ce qui est en jeu, c’est la liquidation de toute une filière régionale, estimée aujourd’hui à 6 000 emplois pour le seul bassin grenoblois, la fermeture de deux des dix‑huit plateformes chimiques françaises et la préservation de notre souveraineté industrielle, puisque Vencorex représentait 14 % de la capacité de production de chlore du pays. Son arrêt fait ainsi passer la France du statut de pays exportateur à celui de pays importateur de chlore.

Je souligne par ailleurs les importants enjeux de sécurité sur un site Seveso seuil haut situé en zone urbaine ainsi que les défis environnementaux, puisque les 120 hectares de la plateforme chimique du Pont‑de‑Claix figurent parmi les sites les plus pollués de France.

Aujourd’hui, après neuf mois, le scénario catastrophe est en train de se produire. Le 10 avril dernier, le tribunal de commerce de Lyon a refusé d’accorder un délai supplémentaire pour permettre la finalisation du projet de reprise quasi totale de Vencorex sous forme de société coopérative. Ce projet était porté par le territoire, les salariés, les industriels locaux de toute la chaîne amont et aval de Vencorex, ainsi que par un investisseur indien que nous avions nous‑mêmes identifié. Seule la reprise d’une très petite partie de l’activité par le concurrent chinois a été validée ; elle ne concerne que 54 salariés.

Il est également important de noter que l’ensemble des brevets des activités non reprises a été cédé à l’entreprise chinoise dans le cadre de la décision du tribunal de commerce. Les 500 autres salariés sont pratiquement tous licenciés à ce jour et les actifs de Vencorex sont en passe d’être liquidés, avec de grandes incertitudes sur la pollution des sols.

Je souhaite appeler l’attention de la commission sur trois aspects qui me semblent particulièrement révélateurs des dysfonctionnements ou des choix opérés au plus haut niveau pour ne pas sauver Vencorex. Tout d’abord, dès l’annonce, en octobre, de l’existence d’une unique offre de reprise pour seulement 50 salariés, une fracture s’est créée entre notre territoire, fortement mobilisé en faveur du sauvetage de l’usine, et l’État, qui semblait avoir abandonné tout espoir sous prétexte que l’usine appartenait à la vieille industrie peu rentable. Nous avons pourtant proposé plusieurs scénarios de sauvetage, tous émanant exclusivement du territoire.

Depuis le début, nous avons défendu la solution d’une nationalisation temporaire et partielle, telle que proposée par nos députés isérois, dans l’objectif minimal de préserver la filière sel, ce qui aurait également permis de sauvegarder Arkema. La deuxième piste envisagée consistait en une reprise, soutenue par l’État, par un grand groupe chimique que nous avions nous‑mêmes approché, recherché et rencontré. Enfin, une troisième possibilité était portée par le territoire sous la forme d’un projet de société coopérative, pour lequel un investisseur indien s’était dit prêt à engager entre 40 et 60 millions d’euros afin de sauver Vencorex.

À chacune de ces étapes, le territoire s’est heurté à une fin de non-recevoir opposée au plus haut niveau de l’État, sans qu’aucune proposition alternative ne soit formulée, ni même qu’une démarche de travail partenarial ne soit enclenchée pour nous réunir collectivement autour d’une même table.

L’engagement est resté entier jusqu’au dernier moment puisque, trois jours avant la décision du tribunal de commerce, le territoire avait réussi à identifier cet investisseur indien, grâce à une mobilisation conjointe d’acteurs industriels français ayant activé leurs réseaux. Cet investisseur indien n’a jamais été sollicité par les services de Bercy. L’ensemble des éléments le concernant a été transmis au cabinet du Premier ministre trois jours avant la décision du tribunal.

Il nous a par ailleurs été confirmé que le tribunal de commerce n’avait reçu aucun courrier émanant de l’État attestant d’un soutien public à un projet de sauvetage, alors même que le ministre avait déclaré, quelques jours plus tôt sur France Info, que l’État était prêt à s’engager à parité sur la base d’un euro privé pour un euro public. Cette absence de courrier m’a par la suite été confirmée par la procureure générale, que j’ai rencontrée à Lyon dans le cadre de l’appel.

Ce que nous ressentons, c’est avant tout un immense sentiment de gâchis, car nous avions trouvé une solution à laquelle il ne manquait que quelques jours pour être consolidée. S’ajoute à cela un sentiment d’incompréhension, nombreux étant ceux qui estiment que le Gouvernement s’était dès le départ convaincu que les coûts étaient trop élevés pour envisager le sauvetage de Vencorex, sans jamais engager sérieusement la recherche d’un plan.

Malgré les sollicitations de nos parlementaires, nous n’avons jamais su si l’État avait conduit sa propre analyse indépendante sur le coût du sauvetage. Le chiffre de 300 millions d’euros, avancé par le ministre, a été explicitement repris par la direction de Vencorex. Pourtant, les consultants ayant travaillé sur le projet de société coopérative avec les entreprises locales sont parvenus à une estimation trois fois inférieure, soit 120 millions d’euros, une estimation validée par les banques régionales qui étaient prêtes à accompagner ledit projet. Nous ne comprenons pas pourquoi le Gouvernement n’a jamais opposé un refus clair au projet de fermeture d’Arkema, alors même que l’État en est actionnaire.

Un dernier facteur, qui a sans doute accru l’incompréhension et la colère, est l’absence prolongée de tout membre du Gouvernement sur le terrain. Il a en effet fallu attendre le 20 novembre pour qu’un premier échange téléphonique ait lieu entre le ministre de l’industrie et moi-même, à la suite d’une rencontre fortuite avec l’ancien ministre Roland Lescure, qui a probablement contribué à susciter cet échange. Le ministre Marc Ferracci, quant à lui, ne s’est jamais rendu sur place. Toutes les réunions ont eu lieu par visioconférence, ou à Bercy, mais jamais directement sur le territoire. Il a fallu attendre le 20 mars 2025, soit deux semaines avant la fin de la période de redressement judiciaire, pour qu’une délégation de Bercy daigne se déplacer. Le dossier a été intégralement géré depuis Paris, en dehors de toute logique partenariale, l’approche adoptée ayant été exclusivement descendante.

De notre côté, nous avons pourtant tout mis en œuvre pour trouver des solutions. Je tiens d’ailleurs à souligner que ce n’est qu’à la mi-mars que les porteurs du projet de société coopérative ont enfin eu accès à la data room détenue par Bercy et qu’ils ont pu établir un plan d’affaires cohérent, lequel estimait les besoins de financement à 120 millions d’euros. Rappelons que la décision du tribunal de commerce est intervenue le 3 avril et qu’il restait donc à peine quinze jours pour monter ce projet, ce qui a nécessité un travail acharné, jour et nuit. Il nous aura, finalement, manqué dix jours. C’est cela qui demeure le plus difficile à accepter.

À aucun moment, les collectivités territoriales n’ont été traitées comme de véritables partenaires, alors que la métropole est compétente en matière de développement économique. Au lieu de cela, le territoire a été considéré comme une simple partie prenante locale, au même titre que les salariés, qu’il convenait de gérer afin de limiter les conséquences d’une fermeture jugée inéluctable par Paris. Ce qui nous a été imposé, c’est une stratégie demaîtrise des dégâts et non une démarche de travail partagé, et c’est également ce que nous voyons se dessiner avec le dossier ArcelorMittal à Dunkerque.

M. Raphaël Guerrero, maire de Jarrie. Arkema, implantée à Jarrie depuis 1916, fait partie intégrante de notre patrimoine local. L’entreprise se situe en aval de Vencorex, utilisant sa production finie comme matière première. Par suite des difficultés de Vencorex, Arkema a annoncé un PSE portant sur 154 postes, conséquence directe de la perte d’approvisionnement en sel. Pour rappel, en tant qu’actionnaire de l’entreprise, l’État dispose pourtant d’une capacité d’action et de décision. Il est important de noter qu’Arkema Jarrie est l’unique site en France produisant le perchlorate de sodium, un composant essentiel pour la fusée Ariane et pour notre dissuasion nucléaire et balistique. La direction générale de l’armement exige d’ailleurs que l’ensemble des intrants de cette chaîne de production soit d’origine française.

Notre plateforme abrite également Framatome, issue du Groupe Areva, seule entreprise française à produire l’éponge de zirconium, matière première cruciale pour nos centrales nucléaires, qui nécessite du chlore. Nous fabriquons en outre les fluides électriques Jarylec, composants essentiels des transformateurs de RTE. Désormais, c’est la Corée du Sud qui fournira RTE. La fermeture de nos deux électrolyses réduira de 14 % la production française de chlore, nous faisant passer de pays exportateur à pays importateur. Malgré tout, ces productions ne semblent pas suffisamment stratégiques.

Dès l’apparition des difficultés et à la demande de la direction d’Arkema, j’ai alerté le Gouvernement sur ces enjeux stratégiques. Nous avons sollicité de l’aide, notamment pour négocier avec les actionnaires thaïlandais afin de prolonger leur présence et de permettre par là-même à Arkema de constituer des stocks de sel le temps d’adapter son processus de production afin de pouvoir continuer à fabriquer du chlore et l’ensemble des produits.

Le président de Vencorex, M. Béal, a évoqué devant les autorités le projet visant à la reprise, par Arkema, d’une partie des actifs de Vencorex, y compris la production de sel. C’est ce projet, qui n’a pas abouti pour des raisons industrielles dont nous n’avons pas eu connaissance, qui a été le déclencheur des difficultés sociales actuelles. L’État n’a pas travaillé avec nous. Il ne nous a pas informés. Nous avons appris, presque par accident, le départ de l’actionnaire thaïlandais. Cela illustre un manque de coordination, de communication et de transparence préoccupant.

En ce qui concerne Arkema, il faut reconnaître que si le sujet a été porté, c’est en grande partie grâce au président de la métropole. Il s’est agi d’un dossier parmi d’autres, mais il n’a jamais été considéré comme un sujet à part entière. Pourtant, toutes les productions que j’ai mentionnées devraient susciter de la part de l’État une réelle inquiétude, tant sur sa stratégie industrielle que sur la souveraineté nationale. Or, hormis quelques visioconférences, le dialogue n’a pas progressé davantage, alors que l’ensemble des députés et des sénateurs, toutes sensibilités politiques confondues, se sont mobilisés.

Aujourd’hui, ma préoccupation est de parvenir à obtenir un rendez-vous avec la préfecture afin de préparer la suite et de travailler à l’élaboration d’un plan de revitalisation. Cette démarche se heurte à une inertie persistante car je ne parviens pas à obtenir ce rendez‑vous. Or si la préfecture ne prend pas en charge la coordination de ce plan, personne ne le fera, cette responsabilité relevant de ses compétences.

Je conclurai en rappelant que je suis maire d’une commune de 3 950 habitants et que je ne dispose pas de cabinet. Je suis à la tête d’une équipe pluraliste, qui engage ses efforts pour suivre l’État et travailler à ses côtés. Depuis 2008, j’ai toujours fait preuve, je crois pouvoir le dire, de loyauté, quels que soient les gouvernements successifs et leur orientation politique. Aujourd’hui, je ressens pourtant une forme d’amertume. Cela ne m’empêche pas, pour autant, de rester engagé au service de l’entreprise, car je souhaite que ce qui subsiste à Jarrie perdure aussi longtemps que possible, au bénéfice des salariés. J’espère que ce dossier pourra servir de cas d’école, afin que d’autres entreprises confrontées à des difficultés puissent bénéficier, demain, d’un accompagnement plus adapté.

M. le président Denis Masséglia. Tout d’abord, je souhaiterais savoir si les échanges que vous avez mentionnés avec diverses entités et qui auraient abouti à certaines avancées ont été documentés. La commission d’enquête aurait besoin d’accéder à ces documents afin de faire reposer son analyse sur des éléments factuels, ce qui est essentiel dans des situations aussi complexes.

Ensuite, j’ai bien noté votre sentiment d’un accompagnement inadéquat de la part de l’État envers les collectivités territoriales dans cette affaire. Je m’engage, tout comme le rapporteur le fera probablement, à soulever cette question lors de l’audition du ministre. Il est en effet essentiel pour notre commission d’enquête de confronter les différents points de vue afin d’obtenir une vision globale et objective de la situation.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je tiens tout d’abord à vous exprimer ma gratitude pour votre déplacement, malgré le désespoir que vous ressentez face à l’attitude des pouvoirs publics. Nous sommes au cœur du sujet de cette commission d’enquête, qui vise non seulement à évaluer les actions et les manquements de l’État mais surtout à formuler des recommandations.

Monsieur le maire, j’ai bien saisi vos propos sur le caractère stratégique de ces activités. Au fil de nos auditions sur Arkema et Vencorex, nous avons clairement perçu leur importance pour notre industrie d’armement, notre secteur électrique et d’autres secteurs particulièrement sensibles dans le contexte géopolitique actuel. Paradoxalement, alors que l’on entend constamment des discours sur la souveraineté, notamment lors des questions au Gouvernement, et que chacun clame haut et fort son engagement à défendre la souveraineté industrielle de la France, la réalité sur le terrain est tout autre. Je ne pense pas trahir votre sentiment en affirmant que vous vous êtes sentis abandonnés par la puissance publique.

Premièrement, vous avez évoqué les différents scénarios qui ont été proposés. Nous avons compris, notamment lors de nos échanges avec les organisations syndicales, que ces scénarios ont été largement partagés sur le territoire. Vous avez mentionné une forme d’union sacrée politique, transcendant les clivages, impliquant également les organisations syndicales et les entrepreneurs locaux. Ces scénarios comprenaient la nationalisation temporaire, la prise d’actifs stratégiques par l’État et la création d’une société coopérative. L’État a-t-il répondu à ces propositions ? Même en dehors d’un cadre officiel, des arguments chiffrés sur le coût d’une nationalisation temporaire, ou sur d’éventuelles difficultés d’organisation ou de mise en œuvre, vous ont-ils été fournis ? Y a‑t‑il eu un échange d’arguments sur ces trois options, ou au moins sur l’une d’entre elles ?

Deuxièmement, interprétez-vous l’attitude de l’État comme une forme de résignation ou avez-vous perçu une certaine idéologie dans son approche, notamment sur la question de la nationalisation temporaire, un sujet qui fera sans doute débat cet après-midi ?

Troisièmement, si nous pouvions remonter le temps et que vous vous trouviez face à un futur ministre de l’industrie, avant les annonces de septembre 2024, que lui suggéreriez‑vous de faire ? De quoi auriez-vous eu besoin de la part d’un ministre pour vous aider concrètement ? Quelles actions, déclarations ou décisions du Gouvernement auraient pu permettre d’emprunter une voie différente de celle qui a été empruntée ?

M. Christophe Ferrari. Lors de l’une de nos visioconférences, j’ai demandé à M. Marc Ferracci quelle était la vision du Gouvernement en matière de stratégie industrielle, particulièrement dans le domaine de la chimie. Il y a dix ans, M. Mario Draghi avait produit un document particulièrement éclairant, prédisant les difficultés que rencontrerait la chimie française dans la décennie qui s’annonçait. Nous y sommes aujourd’hui. La question essentielle était donc de savoir comment nous préparer à cette situation.

Le véritable enjeu est de déterminer si nous souhaitons maintenir une industrie chimique en France. Bien que Vencorex produise des peintures et des solvants destinés à l’aéronautique et à d’autres secteurs, la question fondamentale, d’un point de vue politique, est de savoir si nous préférons que ces produits soient fabriqués par les Chinois, les Américains, ou si nous voulons conserver cette production sur notre territoire, sur des plateformes acceptées par la population.

C’est un point essentiel si nous souhaitons développer la filière chimique et potentiellement évoluer vers une chimie décarbonée, qui existe déjà puisque les laboratoires du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Montpellier produisent actuellement des isocyanates à partir de biomasse, ce qui représente l’avenir du secteur. Le projet de reprise de Vencorex sous forme de Scic incluait d’ailleurs le développement de nouvelles molécules issues de la biomasse, ce qui aurait pu nous donner une longueur d’avance dans ce domaine.

Que demanderais-je au ministre ? Premièrement, quelle est la vision industrielle du Gouvernement ? Quels sont les secteurs que nous devons impérativement conserver dans notre pays pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 ? Sans une industrie française puissante, nous n’atteindrons pas cet objectif.

Je demande ensuite, simplement, l’application des lois existantes. Les collectivités territoriales, en particulier les métropoles, ont été investies de compétences accrues en matière de développement économique. Nous avons ainsi un devoir d’accompagnement et nous soutenons de nombreuses entreprises sur notre territoire. Le Gouvernement a déjà collaboré avec nous sur certains sujets, comme la filière microélectronique, lorsqu’il a fallu la financer localement et identifier le foncier pour l’installer. Aussi, pourquoi ne pas appliquer cette approche collaborative à ce cas précis ?

Je ne saurais me prononcer avec certitude quant à une éventuelle résignation ou idéologie de la part de l’État. Il me semble cependant qu’il n’y a jamais eu de contre-expertise des chiffres présentés par M. Béal à la demande d’Arkema, notamment s’agissant des 300 millions d’euros évoqués. C’est un point qui mériterait d’être éclairci.

Nous avons proposé la nationalisation, non par idéologie, mais comme moyen de gagner du temps, car il existait un projet viable derrière, estimé à 120 millions d’euros et non à 300 millions d’euros. Je peux ainsi vous affirmer que, quinze jours avant la date de la décision du tribunal de commerce, lors d’une visioconférence avec le directeur adjoint du cabinet du Premier ministre, tous ces éléments ont été discutés et consignés.

Entre la nationalisation et la Scic, nous avons également travaillé sur un projet impliquant un puissant industriel français basé dans le sud de la France. Le président-directeur général, que j’ai rencontré dans mon bureau du Pont‑de‑Claix, était prêt à reprendre l’activité mais avait besoin d’un soutien temporaire de l’État. Nous avons communiqué cette information au Premier ministre, M. François Bayrou, lors de notre entrevue et j’ai même cité le nom de cet industriel devant l’assemblée qui nous a reçus.

Nous n’avons donc pas uniquement envisagé la nationalisation. Nous avons exploré trois grands projets de reprise, dont la nationalisation, qui auraient permis de gagner du temps sur l’ensemble du processus. Quant à la question de l’idéologie, je ne saurais me prononcer définitivement. J’ai proposé à M. Bruno Retailleau, lors de sa venue à Grenoble pour discuter de sécurité, une réflexion sur la nationalisation. À la préfecture, je lui ai rappelé son soutien à la nationalisation des chantiers navals de Saint-Nazaire face à une reprise étrangère. Il a reconnu le succès de cette opération, l’État ayant récupéré son investissement. Cette anecdote illustre le traitement idéologique de notre dossier, sans exploration réelle d’alternatives.

Nous avons travaillé d’arrache-pied pour trouver des solutions, mais nos efforts n’ont pas été pleinement considérés. J’insiste sur la nécessité, pour le futur ministre, de collaborer étroitement avec les élus locaux et les forces vives du territoire. Je tiens, en outre, à saluer l’engagement de M. Olivier Six, chef d’entreprise de la circonscription de Champ-sur-Drac, également conseiller métropolitain et ancien référent La République en Marche de l’Isère, qui a défendu avec conviction le projet de Scic et s’est montré déçu par l’absence de réponse et l’abandon du projet.

Ignorer les solutions émanant des territoires témoigne d’une méconnaissance de leur potentiel. Il est essentiel de favoriser l’écoute mutuelle dans notre pays, et nous étions disposés à prendre en compte les considérations de l’État.

M. le président Denis Masséglia. Comme je l’ai indiqué, nous souhaitons obtenir une copie des échanges mentionnés, afin de pouvoir analyser le dossier dans toute sa profondeur et en appréhender l’ensemble des dimensions.

M. Raphaël Guerrero. Le cabinet de la métropole disposait des documents préparatoires et des synthèses des réunions bien avant ces étapes et la rencontre du 4 février avec le Premier ministre. Nous avons en effet eu de nombreux échanges téléphoniques avec M. Jérôme Fournel, directeur de cabinet de M. Michel Barnier, ainsi qu’avec M. Paul Teboul, alors conseiller économique au cabinet de M. Barnier et actuellement au cabinet de M. Bayrou. Nous avons été frappés de devoir expliquer nous-mêmes les réalités de notre territoire industriel, qui semblaient méconnues. Par exemple, nous ne pouvions pas attendre passivement la décision du tribunal en mars pour élaborer une stratégie industrielle, étant donné que nous ne disposions que de quarante jours de stock de sel. À chaque fois que nous évoquions ces éléments cruciaux, nous constations que la réalité du terrain était découverte. Je me suis souvent interrogé sur la pertinence de construire une stratégie industrielle, particulièrement pour des productions aussi stratégiques que les nôtres, lorsque ce sont des maires qui doivent informer l’État de réalités incontournables. Ces échanges pourront également vous être communiqués.

Mme Cyrielle Chatelain (EcoS). Je tiens à remercier le président de la métropole, M. Christophe Ferrari, et le maire de Jarrie, M. Raphaël Guerrero, pour leur présence ainsi que pour le travail accompli sur le territoire. L’engagement des syndicats, des salariés et des acteurs économiques a été largement reconnu et soutenu tout au long de ce dossier. Pourtant, l’incompréhension du territoire demeure totale face à l’échec de cette démarche, alors même que nous étions près d’aboutir à une solution viable, capable de préserver des centaines d’emplois, non seulement chez Vencorex et Arkema, mais également dans les commerces de proximité, désormais menacés par la perte d’une partie importante de leur clientèle.

Dans ce contexte, plusieurs interrogations méritent un éclaircissement. Tout d’abord, le ministre a-t-il été invité à se rendre à Grenoble et, le cas échéant, quelle réponse a‑t‑il apportée à cette invitation ? Quels documents vous ont été transmis concernant l’analyse du coût de la nationalisation, l’état de la filière ou les perspectives de reprise de la filière chlore ?

Monsieur Guerrero, le ministre a évoqué une possible reprise des salariés d’Arkema par Framatome, ainsi que la création de plusieurs centaines d’emplois sur le territoire métropolitain. Avez-vous pu vérifier ces informations lors de votre échange avec le directeur de Framatome ?

Par ailleurs, à la suite du droit d’alerte de santé publique et environnementale et pour danger grave et imminent sur la plateforme du Pont‑de‑Claix déclenché par les salariés de Vencorex, quelles informations ont été communiquées par la préfecture et le Gouvernement sur la mise en sécurité du site ? Des réunions de coordination ont-elles été organisées entre la métropole, la mairie et l’État sur ce sujet, les substances étant toujours présentes ?

Enfin, à la suite de votre rendez-vous avec le Premier ministre, lors duquel une carte avait été présentée pour illustrer les enjeux, avez-vous constaté un changement d’approche dans le traitement du dossier ? L’engagement donné de n’écarter aucune piste vous semble-t-il avoir été respecté ?

M. Christophe Ferrari. Nous avons effectivement invité le ministre à plusieurs reprises. M. Yannick Neuder a lui-même annoncé, lors des vœux à la préfecture en janvier devant l’ensemble des forces vives du département de l’Isère, qu’il conviait M. Marc Ferracci à venir échanger sur le dossier Vencorex. Malgré cela, il n’est jamais venu. Il m’a écrit en mars pour m’informer de sa venue, puis a partagé un communiqué de presse dans Le Dauphiné Libéré le lendemain de la décision du tribunal de commerce, réitérant son intention de venir, sans que cette visite ne se soit finalement jamais concrétisée.

Nous n’avons reçu aucune analyse du coût de la nationalisation, malgré la demande formulée par les parlementaires à l’occasion d’une réunion. Ce coût avait été initialement estimé à plus de 300 millions d’euros, puis il a été revu à la hausse, passant à 320, puis à 350 millions d’euros. Ici même, M. Béal a déclaré que cette opération était, finalement, hors de prix, à tel point qu’il n’y avait même plus de prix à évoquer, puisque, selon lui, aucune rentabilité n’était envisageable. Pourtant, sur le terrain, des chefs d’entreprise locaux ont pris en main le projet, l’ont structuré et sont parvenus à une évaluation à hauteur de 120 millions d’euros. J’ignore donc s’il existe, au sein des cabinets ministériels, des documents d’analyse.

En ce qui concerne le signalement pour danger grave et imminent, nous avons adressé un courrier en date du 16 avril dernier, ainsi que plusieurs autres, en lien avec les événements survenus sur la plateforme chimique du Pont‑de‑Claix. Pour autant, nous n’avons jamais été associés, de manière claire et structurée, à des réunions de coordination sur ces questions. En tant que maire, j’ai vécu cette période avec l’angoisse permanente d’un possible accident industriel majeur. Or, à ce jour, je ne sais toujours pas précisément où nous en sommes. Les réponses que j’ai reçues de la préfète sont restées polies mais floues, et je n’ai jamais eu accès à une analyse complète, approfondie et transparente de la situation.

Je rappelle avec fermeté que nous parlons d’une chaîne de production de substances chimiques, qui sont des produits dangereux. Je demeure profondément inquiet à ce sujet, car le tribunal de commerce avait indiqué qu’il remettrait les clefs de la plateforme chimique au repreneur chinois à la mi-mai, alors qu’elles lui ont été transmises dès le 16 avril. Ce jour-là, Mme la préfète m’a également annoncé qu’elle signait les arrêtés officialisant ce transfert, alors même qu’aucune personne compétente et formée n’était présente pour assurer la sécurisation de la plateforme chimique.

Nous avons adressé plusieurs courriers aux services de l’État restés sans réponse, aussi bien au niveau local que national. J’ai moi-même évoqué ce sujet directement avec le ministre, car il s’agit d’un enjeu essentiel.

M. Raphaël Guerrero. Je n’ai pas invité le ministre, non par manque de volonté mais par manque de moyens pour le faire.

Le projet Agate a seulement été évoqué oralement par M. Béal en ma présence, ainsi que devant le sous-préfet de l’Isère. Les services de Bercy ont confirmé les éléments de ce premier projet Vencorex-Arkema bien avant mars 2024, bien avant la naissance de toutes ces difficultés.

Quant à la reprise des salariés par Framatome, elle a représenté un point de désaccord majeur, notamment avec le directeur adjoint du cabinet du ministre de l’industrie. Initialement, le ministère affirmait qu’il n’existait aucun problème d’emploi à Jarrie, Framatome pouvant supposément proposer 450 postes. J’ai contesté ce chiffre devant le Premier ministre, la réalité étant que Framatome ne reprend que 50 salariés. Par conséquent, de nombreuses personnes se retrouveront sans emploi.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je tiens à exprimer mon soutien et à souligner la portée symbolique de cette situation, qui n’est malheureusement qu’un cas parmi d’autres. Il est consternant de constater qu’à quelques jours près, le projet de reprise sous forme de Scic a échoué. Selon les syndicats, nous sommes en présence d’un site en cours de démantèlement, sur lequel la reprise d’exploitation sera complexe. Notre souveraineté industrielle est gravement menacée, notamment dans le secteur de l’armement.

La passivité de l’État, du ministre et du Gouvernement est extrêmement préoccupante, d’autant plus que la situation semble irréversible. En tant qu’élue locale, je partage donc votre frustration face au manque de considération pour les ressources et l’expertise locales. Dans la mesure où les élus locaux doivent gérer les conséquences directes sur leur territoire, il est essentiel de les replacer au cœur du processus décisionnel.

Mme Sandrine Nosbé (LFI-NFP). Monsieur le président, je souhaite revenir sur vos propos relatifs à l’accès extrêmement tardif à la data room. Les équipes du cabinet ministériel vous ont-elles fourni une explication pour ce retard ? Il apparaît que, dans ce dossier, le facteur temps était déterminant. Pourtant, de manière paradoxale, tout laisse penser qu’une forme de manœuvre a contribué à nous faire perdre un temps précieux, avant de laisser place à une opacité persistante quant aux montants réellement en jeu dans la reprise de la dette ou dans celle de Vencorex.

M. Christophe Ferrari. La mobilisation des parlementaires a été significative. Je pense à Mmes Cyrielle Chatelain, Marie-Noëlle Battistel, Sandrine Nosbé, Élisa Martin, Camille Galliard-Minier, députées de l’Isère, ainsi qu’à MM. Didier Rambaud, Michel Savin, Damien Michallet, Guillaume Gontard et à Mme Frédérique Puissat, sénateurs. Leur engagement reflète la réalité de notre territoire.

Ce qui est particulièrement frustrant dans cette situation, c’est qu’une solution existait. Le problème n’était donc pas l’absence de solution mais le manque de confiance. Nous avons fait face à un Gouvernement et un ministre qui n’ont pas cru en la solution locale, estimant être les seuls capables de résoudre la situation. Je respecte profondément les fonctionnaires de notre pays, étant moi-même fonctionnaire d’État, mais je déplore profondément ce manque de confiance.

Grenoble a une longue histoire d’innovation. Notre territoire est reconnu pour ses hybridations particulières entre salariés, entreprises, élus et territoire, qui ont contribué à son succès économique et à sa reconnaissance. Dans ce cas précis, nous avions l’opportunité inédite de gérer une plateforme chimique par le biais d’une société coopérative à collèges multiples, incluant même des acteurs économiques de la filière microélectronique. Cette initiative a suscité l’intérêt de l’ensemble du territoire.

Je le répète : nous disposions d’une solution concrète, moyennant un financement de 120 millions d’euros – et nous disposions déjà de 60 millions d’euros d’investissements privés. Nous avions identifié un investisseur indien grâce à un entrepreneur bourguignon qui a contacté Mme Marie-Noëlle Battistel, députée de la quatrième circonscription, pour lui faire part de son optimisme quant à la viabilité de Vencorex et proposer une mise en relation avec des investisseurs indien et américain. Nous avons organisé des visioconférences avec eux, l’investisseur indien en question étant un véritable industriel du secteur chimique qui ne souhaite pas être écrasé par la concurrence chinoise.

C’est lors d’une visioconférence avec le cabinet du Premier ministre, en présence de M. Louis Margueritte et Mme Cyrielle Chatelain, qu’il a finalement été admis que l’investissement nécessaire dépasserait les 300 millions d’euros initialement évoqués. J’ai alors insisté pour obtenir le chiffre exact et demandé l’accès à la data room pour les porteurs de projets. Il a fallu attendre une semaine supplémentaire pour obtenir cet accès. Je me demande d’ailleurs si les fonctionnaires de Bercy et les ministres eux-mêmes ont eu accès aux données de la data room. En tout cas, le projet initial a finalement été transformé par les porteurs de projets en un plan à 120 millions d’euros, permettant de sauvegarder près de 300 emplois.

Je me demande donc s’il n’existait pas une volonté délibérée de restreindre l’accès à ces données essentielles. Il est remarquable que des chefs d’entreprise locaux, en examinant ces informations, aient finalement conclu à la viabilité du projet et décidé d’œuvrer pour sauver cette plateforme.

En rendant sa décision, le tribunal de commerce n’a même pas mentionné le projet de reprise sous forme de Scic. La lettre de l’industriel indien, envoyée peu avant la fin du délibéré, n’a donc même pas été prise en compte dans le jugement. Lorsque j’ai présenté cette lettre à Mme le procureur général de Lyon pour solliciter un appel, j’ai eu le sentiment qu’elle la découvrait. Elle a souligné l’absence d’une lettre de soutien de l’État, ainsi que de la région Auvergne-Rhône-Alpes, alors même que le soutien à l’investissement et au développement des plateformes industrielles relève de ses compétences.

Il semble ainsi que tout ait été fait pour entraver notre projet. Ou peut-être ne croyait‑on tout simplement pas en notre capacité à le mener à bien. Le résultat est désastreux : outre ceux liés au sel, tous les brevets ont été récupérés par l’entreprise chinoise, empêchant ainsi toute nouvelle installation à l’avenir. Or c’est là que nous semble résider le véritable enjeu.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


33.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives d’ArcelorMittal (mardi 13 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne des représentants des organisations syndicales représentatives d’ArcelorMittal ([33]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent les organisations syndicales présentes chez ArcelorMittal.

L’entreprise, leader mondial de la sidérurgie et de l’industrie minière, a annoncé, il y a quelques jours, la suppression de 636 postes relevant de différents services, des lignes de production aux fonctions « support », répartis sur un peu moins de dix sites en France, parmi lesquels Dunkerque et Florange, les plus touchés.

Pour évoquer le sujet, et toutes les questions qui l’entourent, nous recevons :

– pour la CFDT : M. Jean-Marc Vecrin, représentant syndical national, M. Benoît Jean-Leroy, délégué syndical central, et M. Xavier Garat, délégué syndical ;

– pour la CGT : M. Gaëtan Lecocq, secrétaire général du syndicat sur le site de Dunkerque, et Mme Aline Baron, secrétaire générale adjointe ;

– pour FO : M. Paul Ribeiro, secrétaire fédéral national, M. Sylvain Ibanez, représentant syndical national, M. David Thourey, délégué syndical central, M. Tony Cascino, délégué syndical, et Mme Agnès Laurent, déléguée syndicale ;

– pour la CFE-CGC : M. Bruno Azière, secrétaire national à l’industrie, M. Xavier Le Coq, représentant syndical national, et M. Philippe Avocat, délégué syndical central.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Marc Vecrin, M. Benoît Jean-Leroy, M. Xavier Garat, M. Gaëtan Lecocq, Mme Aline Baron, M. Paul Ribeiro, M. Sylvain Ibanez, M. David Thourey, M. Tony Cascino, Mme Agnès Laurent, M. Bruno Azière, M. Xavier Le Coq et M. Philippe Avocat prêtent serment.)

M. Jean-Marc Vecrin, représentant syndical national CFDT. Au nom de la CFDT ArcelorMittal, je souhaite alerter cette commission d’enquête et l’ensemble de la classe politique française sur les décisions injustifiées prises par ArcelorMittal ces derniers mois. Nous craignons une accélération et une amplification du processus en cours, sans aucune garantie contraire à ce jour. Même M. Stéphane Séjourné, vice-président de la Commission européenne, estimait avoir répondu aux attentes de la direction d’ArcelorMittal. Dans le même temps, le message relayé par le ministre de l’industrie, M. Marc Ferracci, affirmant vouloir s’inscrire dans les discussions afin d’assurer l’aboutissement du projet de décarbonation, soulève une interrogation sur le poids réel de chacun face au Groupe Mittal.

Les restructurations ont, en réalité, débuté bien avant l’annonce du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) chez ArcelorMittal France. Elles ont touché les centres de services avec l’arrêt des sites de Reims et de Denain, puis l’entité de distribution avec de nouvelles fermetures d’agences. Ces restructurations se sont également étendues à l’Europe, sans que le comité de groupe européen n’en ait été informé. L’an dernier, des annonces concernant Fos-sur-Mer ont révélé la fermeture d’un des deux hauts fourneaux, touchant 10 % des effectifs pour une réduction de 50 % de la production. Nous anticipons d’autres annonces d’ici la fin de l’année.

Actuellement, trois procédures de restructuration sont en cours. Premièrement, au niveau des fonctions « support » du groupe, plus de 1 500 emplois sont concernés en Europe avec des perspectives de délocalisation en Pologne et en Inde. Nous avons d’ailleurs été surpris d’apprendre que l’intégralité du service Order Management de Florange, soit 25 salariés, était délocalisée en Belgique à cette occasion.

Deuxièmement, il y a le plan ReACT lancé par ArcelorMittal France, qui affecte également la production. Il est à noter que, lors de l’annonce de ce plan au comité social et économique (CSE), une réunion du comité de groupe européen se tenait simultanément au Luxembourg, sans que la direction ne mentionne les discussions en cours au siège national de Saint-Denis. Cela illustre le faible niveau de dialogue social au sein du groupe.

Enfin, une dernière restructuration est en cours au niveau de la distribution. Bien que les PSE de Reims, Denain et des agences commerciales soient clôturés, les experts ont alerté sur de probables nouvelles annonces à court terme.

En ce qui concerne le dialogue social autour de ces restructurations, ArcelorMittal a opté pour des consultations au cas par cas, privant ainsi les partenaires sociaux d’une vision d’ensemble. Cette approche permet au groupe de limiter les pressions politiques et médiatiques, tout en négociant ces restructurations individuellement, empêchant les représentants du personnel d’anticiper et de négocier sereinement.

Il est impératif que le groupe clarifie rapidement ses intentions. ArcelorMittal sollicite considérablement les pouvoirs publics et, bien que certaines demandes soient légitimes, comme la régulation des importations, la révision de la politique énergétique européenne ou la localisation des constructeurs automobiles pour une demande européenne, le groupe fonctionne depuis des années par un chantage à l’emploi qui n’est plus acceptable. Le dialogue social chez ArcelorMittal s’est dégradé au fil des ans, à tous les niveaux. Pour la direction, il s’agit principalement d’un exercice formel. Bien qu’elle respecte les procédures, les informations sur le fond sont minimales. Cette situation est particulièrement préjudiciable car elle nous prive de visibilité sur la stratégie du groupe à court et moyen terme.

Les ordonnances de 2017 ont considérablement affaibli les moyens des élus du personnel, même dans les grandes entreprises et particulièrement dans les entités de plus petite taille. Ces dernières existent chez ArcelorMittal, le groupe comprenant en France des filiales de moins de 300 salariés, où la réduction des moyens a été significative.

Lorsque le groupe a annoncé ses plans de décarbonation en Europe, certains responsables étaient suffisamment convaincus de leur importance pour penser impulser un renouveau industriel sur le continent. Ils ont, cependant, rapidement perdu leurs illusions, ce qui peut soulever des questions sur leur départ anticipé du groupe.

Sur le long terme, le bilan de Mittal en Europe s’apparente à un pillage et une désindustrialisation, avec la fermeture de nombreux actifs. Florange en est un exemple évident. Ce phénomène s’est reproduit partout en Europe, récemment avec la fermeture d’un haut fourneau à Cracovie, en Pologne. Cette désindustrialisation se manifeste ainsi : ArcelorMittal considère ses actifs européens comme des vaches à lait, cherche à obtenir des aides publiques, à optimiser l’activité partielle de longue durée et à réduire drastiquement ses investissements dans l’outil de production. Le groupe assèche clairement les sites, exploitant au maximum les ressources sans les renouveler. Les hauts fourneaux de Dunkerque figuraient parmi les plus récents et les plus performants d’Europe. Les récents problèmes de production, sur ce site mais également aux Asturies, témoignent de cette désindustrialisation silencieuse quoique massive.

Je souhaite mettre en lumière la « règle des trois dix ». Premièrement, ArcelorMittal affiche un taux d’endettement inférieur à 10 %, soit moins de 10 milliards d’euros de dettes nettes sur un bilan d’environ 100 milliards d’euros. Le groupe bénéficie donc d’une assise financière très saine, unique dans une industrie lourde comme la nôtre. Ensuite, pour son plan de décarbonation en Europe, il a exprimé un besoin de 10 milliards d’euros, dont il souhaitait obtenir au minimum 50 % sous forme de dettes publiques. Parallèlement, ArcelorMittal a reversé plus de 10 milliards d’euros à ses actionnaires en trois ans, combinant dividendes et rachats d’actions. Ainsi, bien que l’industrie sidérurgique européenne soit indéniablement en crise, ArcelorMittal disposait des ressources nécessaires à une approche vertueuse. Le groupe aurait pu poursuivre ses investissements en Europe tout en plaidant pour une réforme du marché de l’acier. Au lieu de cela, il a choisi la confrontation brutale, suspendant ses investissements et annonçant progressivement des restructurations de plus en plus importantes jusqu’à obtenir gain de cause. Cette politique a des conséquences néfastes, non pour le groupe lui-même, mais pour nous tous. ArcelorMittal aurait pu se donner le temps nécessaire avant de fragiliser ses outils de production en Europe. Force est de constater que le groupe avait les moyens de maintenir une politique ambitieuse d’investissement tout en continuant à rétribuer ses actionnaires. Malheureusement, il a choisi la voie opposée, adoptant un comportement qui aujourd’hui n’est plus acceptable. À l’inverse, d’autres acteurs du secteur investissent activement, à l’image de Marcegaglia qui ouvre une aciérie à Fos, ou encore de GravitHy, qui développe un projet de réduction directe du fer. Même un groupe comme Rio Tinto s’est engagé dans de tels projets.

Accorder à ArcelorMittal des aides publiques massives sans conditionnalité, c’est laisser la menace s’installer. Sa stratégie reste dès lors focalisée sur la maximisation de ses profits au détriment de son empreinte industrielle en Europe, qu’il cherche à remplacer par des activités au Brésil, en Inde, voire aux États-Unis. Il est à noter que même les autorités américaines ont imposé des contreparties drastiques aux entreprises bénéficiant du plan IRA – pour Inflation Reduction Act.

Dans ce contexte, il serait pertinent de connaître les conclusions de la commission d’enquête sénatoriale et, surtout, les suites que l’État compte leur donner. Il est également intéressant d’examiner le comportement moins agressif d’autres sidérurgistes en Europe. SSAB, en Suède, indirectement sous contrôle public par l’intermédiaire de la société LKAB, son principal actionnaire, continue d’investir dans l’acier. De même, Voestalpine, en Autriche, bien qu’effectuant quelques restructurations dans le secteur automobile, poursuit ses plans de décarbonation sans chantage à l’emploi. Ses usines, notamment les hauts fourneaux de Linz, fonctionnent sans connaître la situation de sous-investissement chronique des sites d’ArcelorMittal. Or, les principaux actionnaires de Voestalpine sont les banques régionales et les salariés, chacun détenant 15 % du capital. Salzgitter est également l’un des rares acteurs européens à maintenir un agenda vertueux en termes d’investissements.

La révision de la gouvernance du groupe apparaît donc comme une condition nécessaire mais insuffisante. L’État et les collectivités ne doivent pas s’arrêter là. Au-delà des mesures d’urgence, il faut penser l’industrie sidérurgique sur le long terme. La CFDT propose d’intégrer la gouvernance de ce groupe qui se nourrit des aides publiques. Nous pourrions même envisager une entité ArcelorMittal Europe ; Mittal y conserverait une participation importante, mais les États et les collectivités agiraient également dans la gouvernance.

Pour conclure, j’ai une pensée pour tous les salariés frappés par ce plan, qui ont appris brutalement la perte de leur emploi et qui se trouvent aujourd’hui dans une détresse terrible. Malheureusement, avec Mittal, l’histoire semble se répéter inexorablement.

M. David Thourey, délégué syndical central FO. Au nom de FO Métaux, je tiens à exprimer notre gratitude pour cette opportunité de nous exprimer devant la représentation nationale. Si nous sommes réunis à la suite de l’annonce du PSE d’ArcelorMittal France concernant 637 postes, il faut souligner que, derrière cette situation, se cache une réalité bien plus inquiétante puisque d’autres plans sont déjà en cours ou annoncés au sein du groupe. À Fos-sur-Mer, par exemple, un plan de restructuration, présenté comme n’étant que la première vague, supprime 308 emplois. ArcelorMittal Centres de Services procède à 131 licenciements avec la fermeture des ateliers de Reims et de Denain. ArcelorMittal Distribution Solutions France supprime 28 emplois sur les sites de Strasbourg et de Valence. ArcelorMittal Construction France supprime 7 emplois avec l’arrêt du site de Strasbourg. À l’échelle européenne, 1 400 suppressions d’emplois ont été annoncées. Ce sont donc déjà des centaines de salariés qui sont concernés dans un silence assourdissant, qui donne le sentiment d’une hypocrisie générale.

Pour comprendre la situation, il convient de rappeler les deux contextes majeurs à l’origine de ces suppressions d’emplois. Le premier est la décarbonation. La volonté d’atteindre le zéro carbone implique des réformes radicales pour la sidérurgie car, concrètement, cela signifie l’arrêt des hauts fourneaux et un changement fondamental du processus de fabrication pour développer des aciéries électriques. Or, l’arrêt d’un haut fourneau entraîne l’effondrement de l’écosystème industriel : cokeries, agglomérations, préparation des charges, convertisseurs, etc. Derrière ces installations, ce sont des milliers d’emplois directs qui disparaissent car une aciérie électrique nécessite beaucoup moins de main-d’œuvre qu’une filière intégrée traditionnelle.

Cette situation affecte non seulement les installations de production, mais également des sites tels que Mouzon, touché par les difficultés du secteur automobile. Les difficultés se propagent dans toute la chaîne, des producteurs aux clients. La décarbonation révèle également des contradictions flagrantes. Prenons l’exemple du site de Saint-Chély-d’Apcher, qui produit de l’acier vert grâce à sa propre centrale hydroélectrique. Bien qu’il s’agisse d’un modèle décarboné, aucun investissement n’est prévu sur la ligne ferroviaire qui l’approvisionne. En conséquence, des dizaines de camions transportent chaque jour une seule bobine d’acier chacun.

Chacun constate également la lenteur des décisions européennes en ce qui concerne la taxe carbone et la protection de notre industrie. Bien qu’un important travail soit en cours avec le plan acier, l’Europe décide parallèlement d’interdire l’utilisation du chrome 6, ce qui menace directement le site de Basse-Indre. Pendant que nous réduisons nos émissions en n’exploitant plus que deux hauts fourneaux sur les cinq que nous possédions, les importations d’acier non décarboné augmentent à des prix défiant toute concurrence car non soumis à nos contraintes environnementales.

Le second contexte majeur est celui du dumping social par le biais des délocalisations. Sous couvert de compétitivité internationale, nous assistons à des transferts massifs d’activités vers des pays où les conditions sociales et salariales sont bien inférieures aux nôtres. Ces délocalisations touchent particulièrement les fonctions « support » administratives, redéployées vers l’Inde ou la Pologne. Ces décisions touchent directement ArcelorMittal France dans le PSE en cours. Elles affecteront également ArcelorMittal Distribution Solutions France dans les prochaines semaines.

Notre appel est clair et urgent. Face à cette situation, nous réitérons la demande, déjà formulée auprès du cabinet du ministre de l’industrie, d’un moratoire sur toutes ces normes et contraintes. Il est impératif que tous les acteurs, partenaires sociaux, politiques et industriels, se réunissent pour construire une transition écologique intelligente qui préserve les emplois. Vouloir être en première ligne en matière de décarbonation revient à se tirer une balle dans le pied si cela se fait au détriment de notre industrie et de nos emplois, alors que nos concurrents internationaux ne subissent pas les mêmes contraintes. Si nous sommes les seuls à décarboner dans le monde, la conséquence sera l’arrêt des hauts fourneaux en France et la perte de milliers d’emplois.

M. Gaëtan Lecocq, secrétaire général CGT sur le site de Dunkerque. La situation est extrêmement grave et, sans action immédiate, des dizaines de milliers d’emplois disparaîtront sur le territoire français, entraînant un désastre social, économique et industriel. L’acier est un bien commun essentiel à toute l’industrie française, des très petites entreprises aux grands groupes. La CGT plaide pour une nationalisation de l’industrie sidérurgique, sur le modèle d’EDF. ArcelorMittal se désengage de l’Europe au profit de l’Inde, du Brésil et des États-Unis, menaçant notre indépendance stratégique. Nous exigeons à la fois une protection aux frontières et la création d’un pôle public de l’acier. La délocalisation de la production vers des pays moins réglementés ne résoudra pas les problèmes environnementaux, car le dioxyde de carbone ne connaît pas les frontières. En outre, notre dépendance à l’acier étranger pourrait déstabiliser l’ensemble de notre industrie, et donc de notre économie, en cas de tensions internationales. Tous les responsables, indépendamment de leur appartenance politique, considèrent aujourd’hui avec intérêt la piste d’une nationalisation.

Il est clair que Mittal n’investira pas dans la décarbonation en France ou en Europe. L’entreprise organise soigneusement le déclin progressif de ses activités en commençant par délocaliser les emplois « support », puis en s’attaquant à la maintenance, essentielle pour des installations vieillissantes. La CGT, qui construit sa mobilisation depuis plusieurs mois, s’oppose fermement à cette stratégie et dénonce l’absence de contreparties aux 300 millions d’euros d’aides publiques annuelles accordées à ArcelorMittal. L’État doit avoir un droit de regard sur le respect des salariés et de l’environnement pour chaque euro d’argent public versé.

Bien que nous soutenions les projets de décarbonation, essentiels à notre survie au‑delà de 2029, le temps manque et il est impératif de réagir immédiatement. Nous sommes las des discours, des déclarations de soutien et des postures symboliques. Nous demandons des actes concrets pour ne pas laisser notre savoir-faire se perdre.

Je vais partager avec vous deux exemples concrets. Le premier concerne le site de Dunkerque, où cinq postes avaient été identifiés pour le déploiement de la nouvelle ligne haute tension censée nous relier à la centrale nucléaire de Gravelines sur une distance d’environ huit kilomètres. Cette ligne était indispensable car nos projets de décarbonation exigeront une consommation massive d’électricité. Or, ces cinq postes ont été supprimés. Nous devons avoir la lucidité d’admettre que ces projets de décarbonation ne verront pas le jour. Le second exemple concerne le service formation. À Dunkerque, les six postes qui y étaient dédiés, notamment à la formation interne, ont également été supprimés.

Il est clair que Mittal cherche à nous asphyxier. Nous avons donc besoin du soutien de l’ensemble des forces politiques, sans exception et par-delà les clivages. Nous avons besoin de vous pour sauver ce qui peut encore l’être car, si la France ne produit plus d’acier demain, les conséquences excéderont largement le seul champ de la sidérurgie. Elles frapperont tout un écosystème. Cet effet domino touchera également l’ensemble des services publics. Un exemple est celui de la société DK6 à Dunkerque, citée comme un modèle français, voire européen, pour avoir permis la gratuité des transports en commun dans l’agglomération. Cette gratuité repose en partie sur la contribution d’ArcelorMittal à hauteur de 3 millions d’euros par an. Si l’entreprise quitte Dunkerque, DK6 disparaîtra également ainsi que toutes les entreprises sous‑traitantes. Il s’agit de milliers, voire de dizaines de milliers d’emplois, rien que pour le nord de la France. Comment ferons-nous, alors, pour financer nos crèches, nos services publics, nos infrastructures ? Il faut agir immédiatement. Chaque euro public versé à ArcelorMittal doit s’accompagner d’une contrepartie. La CGT est favorable à une nationalisation.

M. Xavier Le Coq, représentant syndical national CFE-CGC. J’aborderai la situation d’ArcelorMittal en France et en Europe, ainsi que celle de l’ensemble de la sidérurgie européenne. Nous transmettrons, par la suite, nos réponses écrites à votre questionnaire.

Bien qu’il concerne la France, l’enjeu d’ArcelorMittal est avant tout européen. ArcelorMittal Europe demeure la zone de plus forte contribution en termes de production et de chiffre d’affaires : en 2024, l’Europe représente 48 % du chiffre d’affaires d’ArcelorMittal, mais seulement 22 % du bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement. Ces chiffres démontrent que la rentabilité est inférieure en Europe par rapport à celle qui prévaut sur d’autres continents.

La sidérurgie est un secteur cyclique, caractérisé par des marges limitées et une forte intensité capitalistique. Les investissements nécessaires se chiffrent souvent en centaines de millions d’euros, avec des modèles de rentabilité parfois complexes. Nous constatons néanmoins qu’en France, et possiblement dans d’autres pays européens, le groupe a dégradé la fiabilité de ses installations. La crise de 2008-2009 a entraîné des arrêts, y compris de hauts fourneaux, accompagnés de cycles de stop and go. Le manque d’investissement dans l’entretien et la maintenance des installations majeures a conduit à leur détérioration, notamment ces dernières années à Dunkerque, ce qui se traduit par une performance économique moindre par rapport à nos concurrents, y compris internes au groupe et notamment en Belgique.

La sidérurgie demeure toutefois une industrie stratégique dans laquelle tous les États du monde investissent, la souveraineté industrielle étant de plus en plus évoquée comme un moyen de garantir la sécurité des approvisionnements en acier. Les projets de réarmement de l’Europe, les infrastructures énergétiques, notamment les grands projets nucléaires annoncés, ainsi que les secteurs de la mobilité nécessitent tous d’importantes quantités d’acier.

En ce qui concerne un éventuel désengagement d’ArcelorMittal de l’Europe, nous percevons un risque partiel. Le groupe pourrait se recentrer sur les sites les plus performants, situés dans des zones géographiques où la demande tire le marché vers les aciers les plus nobles, offrant de meilleures marges. Il existe donc un risque probable de concentration sur certaines usines.

La solution se trouve, selon nous, au niveau européen. La Commission européenne semble avoir compris le caractère urgent de la situation, comme en témoigne l’annonce d’un plan acier en mars à Bruxelles, bien que celui-ci manque de précision. Pour protéger l’ensemble de la sidérurgie continentale, et par conséquent nos usines en France, il est nécessaire de limiter les importations en instaurant un quota. Cette mesure est facile à mettre en œuvre, contrairement aux enquêtes sur le dumping qui prennent jusqu’à six mois avant toute mesure concrète.

Nous soutenons également un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Même si sa conception semble complexe, il pourrait protéger nos usines des délocalisations, mais il faut veiller à ce qu’il ne pénalise pas les consommateurs d’acier et les filières aval.

Le prix de l’énergie est un autre enjeu majeur pour la sidérurgie comme pour d’autres filières. Le gaz naturel, largement utilisé pour réchauffer l’acier dans les fours, est devenu extrêmement onéreux depuis février 2022 en raison de la situation en Ukraine. Du fait de la hausse du coût de l’électricité, la France risque de perdre l’avantage compétitif dont elle bénéficiait pour les électro-intensifs par rapport au voisin allemand.

ArcelorMittal ne semble donc pas prêt à se désengager de l’Europe dans l’immédiat. L’entreprise a d’ailleurs effectué des investissements importants ces dernières années, même s’ils sont restés limités dans le secteur de la production d’acier française. Des fours électriques ont été installés en Espagne, probablement en raison de tarifs d’électricité plus avantageux, et la capacité d’un four électrique est augmentée à Sestao, au Pays basque. Au Luxembourg, un four électrique sera reconstruit à Belval, près de Florange. En France, des investissements significatifs ont eu lieu en aval dans la transformation de l’acier, comme à Florange avec une ligne de galvanisation et à Mardyck, près de Dunkerque, dans l’acier électrique qui devrait démarrer au mois de juillet.

Nous attendons cependant l’annonce de financements de projets de décarbonation. Bien qu’ils soient évoqués depuis deux ans, ArcelorMittal attend des signes concrets de l’Europe sur les conditions de compétitivité pour la production d’acier en 2035. Le groupe demande des garanties sur le prix de l’énergie et sur un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières avant de se lancer. Nous espérons depuis plusieurs mois un investissement dans un premier four électrique sur le site de Dunkerque, ce qui serait un signal positif.

Nous ne considérons pas la nationalisation comme une bonne option, ni en 2012 à Florange, ni en 2025 à Dunkerque, ni pour ArcelorMittal France. L’entreprise est trop intégrée en Europe pour qu’une nationalisation des seuls sites français soit pertinente. Les clients, la force de vente, la recherche-développement et les brevets sont gérés au niveau européen. Nous jugeons en revanche intéressante l’idée d’une prise de participation conjointe des États européens là où ArcelorMittal possède des implantations majeures. Si la France, l’Espagne, la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne et peut-être la Pologne prenaient chacun 6 % ou 7 % du groupe, cela leur permettrait d’exiger un siège au conseil d’administration. Le centre de décision d’ArcelorMittal, situé officiellement au Luxembourg, est en réalité à Londres où réside la famille Mittal. Une telle participation permettrait aux pays européens d’influencer la stratégie du groupe à moyen terme.

M. le président Denis Masséglia. Ma première question concerne les normes. FO a souligné que celles-ci constituaient un frein au développement industriel. Vous avez évoqué le chrome 6, substance cancérigène visée par le règlement européen sur l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (Reach), qui prévoit son élimination. Au cours de nos auditions, de nombreux intervenants ont mis en avant l’impact des normes sur l’industrie française et la désindustrialisation. Estimez-vous qu’il faudrait instaurer un moratoire sur les normes en France, voire en Europe, et éventuellement revenir sur certaines obligations ?

M. Paul Ribeiro, secrétaire fédéral national FO. Nous ne sommes absolument pas opposés aux normes. Au contraire, nous préconisons une réglementation renforcée des conditions de travail, y compris au niveau international. Notre préoccupation porte davantage sur la compétitivité des travailleurs et des industriels français face à des concurrents dans un marché ouvert. Le respect des normes environnementales et sociales engendre des coûts significatifs, qu’il s’agisse du contrôle des rejets dans l’eau, des émissions atmosphériques ou du CO2. Ces coûts pèsent sur la compétitivité de nos entreprises par rapport à des concurrents soumis à des règles moins contraignantes. Cette situation traduit une forme d’hypocrisie. Si nous souhaitons rester compétitifs, sur quels leviers agir, sachant que nos coûts de production sont plus élevés, en raison notamment de notre modèle social ? Nous refusons catégoriquement la réduction des salaires ou de la protection sociale au nom de la compétitivité. Cependant, comment lutter à armes égales avec des concurrents indiens ou chinois aux coûts de production très inférieurs ?

En ce qui concerne la décarbonation, bien que nous y soyons favorables, il faut s’interroger sur l’impact réel des efforts français face aux émissions massives de la Chine ou de l’Inde. Nous ne sommes pas opposés aux normes environnementales. Mais nous alertons sur le fait que nous nous privons de ressources qui permettraient de financer la recherche. Chaque tonne d’acier que nous ne produirons pas, que nous ne vendrons pas, sera produite et commercialisée ailleurs. Lorsque nous évoquons un moratoire, nous suggérons de ne pas détruire des emplois industriels, des compétences et des savoir-faire séculaires sans solution de remplacement. Prenons l’exemple de l’acier décarboné : à quel prix sera-t-il produit et qui l’achètera ? Face à un choix entre un acier moins onéreux mais carboné, produit dans des conditions sociales déplorables, et un acier vertueux mais coûteux, quel sera le comportement des acheteurs ?

Dans ces conditions, il devient impératif de protéger notre marché. Il faut garantir aux consommateurs nationaux l’accès à une offre compatible avec leurs engagements, tant économiques qu’écologiques. Peut-on se passer d’acier pour produire toutes ces choses que nous utilisons quotidiennement ? Nous ne le pensons pas. Mais alors, si nous demeurons au sein d’un marché ouvert, et dans la mesure où nous refusons catégoriquement la remise en question de nos normes sociales, que faire ? En ce sens, l’idée d’un moratoire nous paraît tout à fait pertinente.

M. le président Denis Masséglia. Ma deuxième question concerne le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui suscite de vifs débats au sein de l’Union européenne et à l’échelle mondiale. Si j’ai bien compris, vous estimez qu’il ne répond pas aux attentes actuelles. Nous avons recueilli le témoignage de l’entreprise Michelin, qui utilise de l’acier dans la fabrication des pneumatiques et qui se trouve confrontée à la fois à une taxe à l’importation de l’acier puis à une difficulté à exporter ses pneumatiques en raison de leurs prix.

J’ai noté que certains d’entre vous préconisent des quotas pour limiter les importations. Pourriez-vous approfondir vos attentes à ce sujet ? Êtes-vous favorables à des mesures protectionnistes ? Quels en seraient les impacts potentiels ? Considérez-vous que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est efficace ? Quelles améliorations souhaiteriez-vous y apporter ?

M. Xavier Le Coq. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est censé entrer en vigueur en 2026 au moment où les quotas gratuits, accordés notamment aux sidérurgistes, commenceront à diminuer. Si l’entreprise Michelin craint d’être taxée pour avoir acheté de l’acier hors d’Europe pour la fabrication de ses pneumatiques, il lui suffit, dès demain, de se fournir en acier européen pour apaiser ses inquiétudes. Toutefois, en l’absence de compensation effective aux frontières, produire de l’acier en Europe entraînera inévitablement un surcoût lié au prix du dioxyde de carbone. ArcelorMittal, tout comme les autres sidérurgistes européens, est d’ailleurs pleinement conscient des conséquences économiques de cette transition.

À l’heure actuelle, le prix d’une tonne de CO₂ s’élève à environ 70 euros. La production d’une tonne d’acier par la filière haut fourneau rejette presque deux tonnes de CO₂. Remplacer les hauts fourneaux constitue donc un enjeu considérable, qui nécessitera du temps. Dans cette période de transition, si aucune mesure n’est instaurée aux frontières européennes, les sidérurgistes locaux seront lourdement pénalisés, puisqu’ils continueront de payer pour leurs émissions contrairement à leurs concurrents extérieurs.

Sans mécanisme de compensation, les industriels tels que Michelin auront tout intérêt à acheter leur acier hors de l’Union européenne, à moindre coût. La mise en œuvre d’un tel mécanisme est toutefois complexe. Il faudra, par exemple, déterminer de quelle usine proviennent les pièces métalliques importées, produites dans un petit pays comme le Vietnam, par quel procédé et avec quelle empreinte carbone. Ce sont des questions tout aussi essentielles que redoutablement difficiles à trancher.

Cela fait maintenant cinq ou six ans que de nombreux échanges ont lieu sur ce sujet. Les responsables de Bruxelles semblent avoir compris que le dispositif initialement envisagé ne répondra pas aux besoins réels, qu’il faudra le simplifier et le rendre plus efficace. La solution n’a pas encore été trouvée mais une réponse concrète est nécessaire.

M. Xavier Garat, délégué syndical CFDT. En tant que collaborateur du centre de recherche d’ArcelorMittal à Maizières-lès-Metz, qui compte 680 salariés, je précise que si les hauts fourneaux émettent bien du CO2, la technologie de réduction directe du fer permet déjà de diminuer ces émissions de moitié. Il est tout à fait possible de produire en Europe de l’acier moins émetteur de CO2, mais cela nécessite des investissements.

M. le président Denis Masséglia. Je partage entièrement votre point de vue au sujet de la pollution. Il est indéniable qu’une usine implantée en France sera toujours moins polluante que l’importation de produits étrangers. Pour illustrer la problématique des normes, je peux citer l’exemple du secteur textile où l’interdiction du chrome 6 n’a pas résolu le problème et l’a simplement délocalisé. Nous, responsables politiques, devons faire preuve de discernement lors de nos votes et nous assurer que nos décisions ne conduisent pas à une fuite de la production vers l’étranger. Je suis convaincu que la solution réside dans la réglementation du produit final et non du processus de fabrication. Il serait plus judicieux d’interdire les produits contenant certains composants plutôt que de se focaliser sur les méthodes de production. Malheureusement, bien que je défende cette position depuis des années, elle est peu entendue.

S’agissant des aides publiques, la CGT a mentionné un montant de 300 millions d’euros. Pourriez-vous nous fournir des informations complémentaires sur ces aides ?

M. Gaëtan Lecocq. Les aides publiques à ArcelorMittal sont multiples et elles interviennent à différents niveaux. Elles comprennent des réductions sur le coût de l’énergie ainsi que le dispositif d’activité partielle de longue durée mis en place avec la première vague de covid‑19. Initialement conçu pour surmonter la crise sanitaire, ce mécanisme est devenu une norme chez ArcelorMittal, utilisé comme outil d’ajustement pour augmenter les profits.

En ce qui concerne les normes de production, il est en effet incompréhensible que nous interdisions à des sites français de fabriquer de l’acier contenant du chrome tout en autorisant son importation. Dès lors qu’une règle est établie, elle doit s’appliquer à tous.

Quant à la protection aux frontières européennes, les pays respectant les normes environnementales et sociales ne devraient pas être pénalisés. En revanche, ceux qui exploitent leurs salariés, polluent excessivement et nuisent à la santé des travailleurs devraient être taxés pour l’exportation de leurs produits sur le territoire européen. Notre objectif est de promouvoir un travail intelligent, garantissant à chaque salarié un salaire et des conditions sociales dignes.

M. Jean-Marc Vecrin. Notre expérience de l’activité partielle est ancienne. Auparavant, les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) imposaient des conditions avant d’octroyer l’activité partielle, telles que l’absence d’intérimaires et l’épuisement des compteurs d’heures. Aujourd’hui, la situation est devenue chaotique avec de l’activité partielle dans un atelier tandis que l’atelier voisin effectue des heures supplémentaires. Pour ArcelorMittal, ce dispositif est devenu un levier dont les responsables disposent à leur guise. Lorsque nous avons interpellé les Dreets sur cette incohérence, notamment sur l’application individuelle de l’activité partielle coexistant avec des heures supplémentaires, il nous a été répondu qu’ArcelorMittal bénéficiait d’un traitement spécial et de directives spécifiques. Il est inadmissible qu’ArcelorMittal puisse utiliser l’activité partielle de longue durée comme bon lui semble, en dehors de son objectif initial. Une surveillance de ce dispositif s’impose.

Je m’engage à vous transmettre ultérieurement la liste exhaustive des aides octroyées à ArcelorMittal.

M. Gaëtan Lecocq. J’ai déjà dû intervenir dans des situations où les salariés travaillaient dix heures par jour du lundi au jeudi, pour être ensuite placés en activité partielle le vendredi. Pour ArcelorMittal, cette pratique, grâce à laquelle les fonds publics sont détournés à son avantage, est devenue courante.

Mme Agnès Laurent, déléguée syndicale FO. Il est important de rappeler que l’activité partielle de longue durée, largement utilisée par ArcelorMittal en France, était initialement conditionnée au maintien de l’emploi. Or, son utilisation n’empêche nullement les licenciements et les PSE. Cela illustre parfaitement le paradoxe auquel nous sommes confrontés.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je tiens à réitérer le soutien que je vous ai apporté, avec plusieurs collègues ici présents, lors de notre rencontre à Dunkerque le 1er mai dernier. Je salue la décision du président de la commission d’enquête de modifier notre programme pour vous recevoir cette semaine, ainsi que la direction par la suite, afin d’obtenir des réponses. Nous honorons ainsi l’engagement pris envers vous.

Les éléments que vous nous avez fournis soulèvent de nombreuses interrogations qui nécessitent, à mon sens, des éclaircissements de la part de la direction d’ArcelorMittal comme du Gouvernement. Nous sommes confrontés à une catastrophe sociale et industrielle d’une ampleur considérable : 636 postes menacés sur sept sites en France. Il s’agirait d’un désastre pour notre souveraineté industrielle, pour notre sidérurgie et pour les familles que vous représentez. Je tiens à exprimer notre compassion envers vos proches qui vivent dans l’angoisse et la lutte. Cette situation affecte aussi profondément les territoires concernés.

Vous vous présentez à nous dans un contexte particulier, juste après des séances au cours desquelles plusieurs questions ont été posées sur ce sujet dans l’hémicycle. Permettez‑moi d’exprimer mon sentiment de honte face aux événements qui viennent de se dérouler dans l’enceinte de l’Assemblée nationale et face à l’attitude méprisante du Gouvernement. En réponse à deux questions sur un sujet unanimement reconnu comme majeur, tant pour les personnes que pour les territoires concernés, l’industrie française et l’avenir de notre économie, le Premier ministre est resté silencieux et immobile. C’est la secrétaire d’État chargée des petites et moyennes entreprises qui a pris la parole, sans pour autant livrer de réponses précises à des questions pourtant étayées et pertinentes. Cette situation illustre, à mon sens, une haute trahison industrielle de la part de l’État, du Gouvernement actuel et de ses prédécesseurs. Comme l’un d’entre vous l’a justement fait remarquer, il s’agit d’une histoire qui se répète et non d’un événement imprévisible. C’est précisément cet aspect qui doit guider les travaux de la commission d’enquête.

J’aimerais que vous nous apportiez des éléments supplémentaires, notamment sur les alertes lancées concernant le sous-investissement, en particulier à Fos-sur-Mer, le non-respect des obligations en matière d’environnement et de sécurité, ainsi que les mises en garde de l’inspection du travail, restées lettre morte, tant auprès de votre direction que des pouvoirs publics.

Je déplore le refus d’étudier sérieusement l’option de la nationalisation, même temporaire, qui semble être un renoncement supplémentaire. Si j’entends les désaccords politiques qui peuvent exister, j’estime, face à une catastrophe de cette ampleur, que toutes les options devraient être envisagées. De mon point de vue, la nationalisation est une carte sérieuse, crédible et potentiellement indispensable. À tout le moins, elle devrait faire l’objet d’une discussion approfondie avec vous, les premiers experts de votre outil de travail, ainsi qu’avec le Parlement.

Je suis également consterné par le silence de l’État et du Gouvernement sur les centaines de millions d’euros d’argent public versés annuellement et depuis des années à ArcelorMittal sans contrepartie, sans contrôle et sans transparence sur l’usage qui en est fait. Parallèlement, l’entreprise a distribué 919 millions d’euros de dividendes en 2023 et devrait distribuer 1,34 milliard d’euros de dividendes en 2024, l’année même où sont fermés les sites de Denain et Reims.

En ce qui concerne la mobilisation de ce matin devant le siège d’ArcelorMittal, à laquelle certains d’entre vous ont participé, pouvez-vous nous indiquer si vous avez été reçus par la direction et, le cas échéant, quelle a été la teneur de vos échanges ? Existe-t-il des éléments nouveaux dont nous devrions avoir connaissance ? Pouvez-vous nous éclairer sur l’état du dialogue social chez ArcelorMittal ces dernières années ?

En outre, comment avez-vous perçu les réponses du Gouvernement aux interpellations de nos collègues sur votre situation ?

Enfin, cette commission d’enquête s’intéresse à l’action des pouvoirs publics. Pouvez‑vous nous indiquer si, depuis notre rencontre du 1er mai, date à laquelle vous n’aviez pas eu d’échanges avec le ministre de l’industrie ou le Gouvernement, des contacts directs se sont noués ? Si oui, le Gouvernement a-t-il pris des engagements auprès de vous, et lesquels ?

M. Gaëtan Lecocq. Ce matin, la CGT a appelé à la mobilisation à l’occasion de la première réunion autour du PSE. Nous nous sommes réunis avec des camarades de différents sites français, notamment Fos-sur-Mer, Florange et Dunkerque. L’accueil qui nous a été réservé était particulièrement choquant : nous avons été traités comme des terroristes, certains allant jusqu’à nous demander si nous portions des fumigènes ou des armes. Cette réception indigne s’est accompagnée de manœuvres dilatoires, la direction jouant manifestement la montre en sachant que nous étions attendus l’après-midi à l’Assemblée nationale. Nous avons assisté à la séance publique depuis les tribunes et nous avons été témoins du mépris affiché par le Gouvernement devant la situation. Son attitude laisse penser qu’il est complice de la famille Mittal.

Quant au dialogue social dans notre entreprise, il est inexistant. En tant que représentant de la première organisation syndicale du site de Dunkerque, je peux en témoigner. Le directeur d’établissement ne daigne même plus répondre à mes appels et les questions posées lors des instances restent sans réponse. Nous sommes confrontés à plus de 600 suppressions de postes sans obtenir de détails de la part de la direction et nous en sommes réduits à glaner des informations auprès de salariés qui nous transmettent des courriels ou des captures d’écran. Il est évident que la stratégie de la direction vise à nous abattre.

Face à cette situation alarmante, qui va engendrer un véritable drame social et industriel pour toute la population, je ne peux comprendre l’inaction gouvernementale. Lors de l’entretien en visioconférence organisé avec M. Marc Ferracci mardi dernier, il a annoncé sa venue dans quelques mois pour chercher des solutions. Je lui ai fait part de l’urgence : ce ne sont pas des mois que nous avons devant nous mais des semaines. Une fois nos compétences industrielles et notre savoir-faire perdus, il sera trop tard. J’ai le sentiment que le Gouvernement n’est pas à la hauteur de l’enjeu ; je me demande même s’il n’est pas complice, connaissant les relations cordiales entre MM. Macron et Mittal.

M. Jean-Marc Vecrin. Je confirme que M. Ferracci n’a pris aucun engagement ferme au terme de notre échange. J’ai même eu l’impression qu’il était plutôt favorable à la position de Mittal. Sans m’engager sur le terrain politique, je dois souligner que le président de la région, M. Xavier Bertrand, a adopté une posture plus offensive lors de cette réunion, déclarant qu’il fallait passer à l’action en convoquant Mittal pour qu’il expose son projet. Il a également insisté sur la nécessité d’un véritable plan de décarbonation accompagné d’investissements concrets. M. Ferracci, en revanche, est resté évasif, sans prendre de position claire. Du point de vue de la CFDT, son intervention n’a apporté aucun engagement.

M. Xavier Le Coq. Bien que je n’aie pas participé directement à cette visioconférence, à laquelle la direction n’était d’ailleurs pas présente, j’ai eu de longs échanges avec mes collègues à son sujet. Il semblerait que le ministre ait annoncé son intention de se rendre à Dunkerque et d’organiser une réunion.

Je partage pleinement l’avis selon lequel il est désormais indispensable de réunir autour d’une même table l’ensemble des parties prenantes que sont les pouvoirs publics, les syndicats, les élus locaux ainsi que les représentants de la direction. Si M. Mittal lui-même ne peut pas se déplacer à Paris, il est impératif qu’au moins l’un des hauts dirigeants du groupe soit présent, qu’il s’agisse du responsable européen ou de celui en charge du segment des aciers plats. Nous avons besoin d’un véritable décideur à la table des discussions. Il faut bien comprendre que les centres de décision ne sont plus situés en France. Nos interlocuteurs doivent systématiquement se référer au siège pour la moindre validation.

J’ai cru comprendre que le ministre envisageait d’organiser une telle rencontre. Il est essentiel de maintenir une pression constante pour que cette initiative se concrétise dans les meilleurs délais.

M. Paul Ribeiro. En tant que députés, vous êtes les représentants du peuple français et vous incarnez la voix des citoyens. Mes camarades et moi-même n’avons pas honte de rappeler les nombreuses alertes lancées tout au long de notre parcours syndical. Ces avertissements, basés sur des faits concrets, pointaient déjà les dangers qui menaçaient notre industrie. Nous pouvons remonter à 2006, année où le Groupe Arcelor a été racheté par Mittal alors même qu’il connaissait sa meilleure année financière. De nombreux rapports parlementaires, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, ont depuis corroboré nos inquiétudes.

Aujourd’hui, le contexte est encore plus préoccupant qu’il ne l’était à l’époque. Chaque fois qu’un nouvel emploi disparaît, chaque fois qu’un pan de notre industrie s’effondre, c’est un peu de notre souveraineté et de notre richesse nationale qui s’évapore. Des députés et d’autres élus du peuple ont certes accompli une partie de leur devoir, mais certaines décisions ont eu des conséquences désastreuses. Je pense notamment à Pechiney, fleuron industriel dont il ne reste aujourd’hui que des vestiges, malgré sa position de champion mondial dans son domaine technologique.

Je ne souhaite pas que mes propos soient interprétés comme une attaque contre Mittal ou une critique des députés. Mon intention n’est pas de faire le procès de qui que ce soit mais je crois qu’il est temps de prendre des décisions courageuses, d’admettre nos erreurs passées et d’avoir l’audace de changer de cap. Certains m’accuseront peut-être de défendre les pollueurs. Ce n’est pas le cas. Je constate que les politiques de ces dernières décennies, en particulier les mesures contraignantes récemment appliquées, risquent de porter le coup de grâce à nos industries. Sommes-nous capables d’affirmer notre volonté de justice et de progrès social tout en cherchant à les diffuser le plus largement possible ? Sommes-nous capables de choisir judicieusement nos partenaires économiques et de repenser notre approche pour préserver notre tissu industriel tout en progressant vers une économie durable ? Longtemps, les divisions géopolitiques et économiques mondiales ont empêché les investissements massifs dans certains pays, préservant nos emplois et nos infrastructures. Aujourd’hui, nous devons réfléchir attentivement à l’opportunité et à la pertinence de nos décisions économiques.

Le bien-fondé de la nationalisation reste à démontrer. Nous devons veiller à éviter le piège d’une socialisation des pertes suivie d’une privatisation des bénéfices, que l’on a connu par le passé. Cette approche soulève des interrogations légitimes sur l’équité et l’efficacité de notre système économique.

Il convient par ailleurs de s’interroger sur l’impact réel de nos efforts de réduction des émissions de CO2. Les 240 millions de tonnes que nous cherchons à économiser pèseront-elles véritablement dans la balance écologique face au 1,8 milliard de tonnes de capacité mondiale ? Est-il judicieux de sacrifier notre modèle social et un savoir-faire industriel accumulé au fil des décennies pour un gain environnemental marginal à l’échelle globale ? Bien que nous respections profondément les préoccupations climatiques et que nous souhaitions tous léguer une planète vivable à nos descendants, nous devons agir avec discernement et mesure. Nos décisions auront des conséquences majeures sur notre avenir économique et social.

M. Julien Gokel (SOC). Je tiens à saluer votre engagement collectif. J’étais présent à vos côtés ce matin, comme d’autres parlementaires, et je rappelle mes nombreuses interventions à l’Assemblée nationale au cours de ces derniers mois sur ce sujet crucial. J’ai régulièrement interpellé le Gouvernement, qui s’est montré prodigue en bonnes intentions, mais malheureusement avare en actions concrètes.

Nous avons assisté à une évolution préoccupante de la situation. Avec l’annonce au premier semestre 2024 d’un projet de décarbonation pour un investissement total d’1,8 milliard d’euros, soutenu par l’État à hauteur de 850 millions d’euros, nous espérions que la pérennité d’ArcelorMittal serait garantie pour les cinquante prochaines années. Nous constatons une détérioration rapide. Cette promesse semblait assurer notre capacité à répondre aux objectifs de France 2030 et 2050 en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour cette entreprise, dont l’empreinte carbone est considérable. Nous observons cependant, aujourd’hui, une inquiétante désescalade, marquée par des indicateurs extrêmement négatifs en termes de fonctionnement et de stratégie. Les déclarations du président du groupe, qui annonce des projets majeurs au Liberia, en Alabama et au Brésil tout en écartant Dunkerque et la France de ses ambitions stratégiques, soulèvent de sérieuses interrogations sur sa volonté de désengagement.

Vous avez raison de souligner qu’il ne faut pas faire le procès du Groupe Mittal. Notre priorité immédiate doit être d’établir un dialogue constructif et d’obtenir une communication claire sur ses ambitions stratégiques en France et en Europe. Permettez-moi de rappeler que, pendant des mois, le groupe a plaidé pour des mesures protectionnistes, des clauses de sauvegarde et une limitation des quotas d’importation. La Commission européenne a répondu favorablement le 19 mars, présentant des mesures saluées par les sidérurgistes, dont ArcelorMittal. Paradoxalement, quelques semaines plus tard, le groupe annonce des suppressions de postes, notamment dans la production et la maintenance, laissant transparaître une volonté de désengagement, sans dialogue social ni respect pour les élus du territoire. Cette attitude est d’autant plus choquante que nous leur accordons des garanties financières et des aides publiques conséquentes, tant au niveau de l’État que des collectivités territoriales. Nous sommes face à un enjeu majeur pour notre territoire car ArcelorMittal est l’un de ses poumons économiques avec 3 200 salariés directs et plus de 10 000 emplois induits. L’impact d’un éventuel désengagement serait considérable.

La situation actuelle est marquée par un manque de communication alarmant de la part du groupe. L’absence de dialogue social avec les représentants syndicaux et le manque d’informations fournies au Gouvernement sont préoccupants, d’autant que le groupe continue de solliciter des engagements de la part de l’Europe. J’ai récemment échangé avec M. Stéphane Séjourné, qui m’a assuré de sa volonté d’accélérer le processus législatif concernant la clause de sauvegarde pour 2026. Cependant, cette mesure seule ne suffira pas à garantir l’engagement à long terme d’ArcelorMittal. La démission de M. Matthieu Jehl, directeur général d’ArcelorMittal France, est un signal négatif supplémentaire, étant donné son implication dans les projets de décarbonation et d’investissement. Ces éléments convergent vers un désengagement progressif.

Face à cette situation, le Gouvernement semble malheureusement spectateur. Nous manquons cruellement d’outils pour protéger nos emplois, maintenir l’activité et préserver notre souveraineté industrielle. En tant que député et élu local, je constate avec frustration la répétition des mêmes réponses depuis des mois : les appels à une action forte sont nombreux mais ne donnent lieu à aucune action concrète. Il est temps que le Groupe Mittal clarifie ses intentions. Nous ne pouvons plus nous contenter de promesses vagues ou d’attentes indéfinies. L’avenir de notre industrie sidérurgique et de milliers d’emplois est en jeu. Nous exigeons des réponses claires et des engagements fermes pour l’avenir de notre territoire et de notre industrie nationale.

Nous devons obtenir une réponse claire d’ArcelorMittal dans les plus brefs délais, en organisant une table ronde réunissant les acteurs, durant laquelle le groupe devra expliciter ses ambitions. Nous devons savoir s’il envisage de se retirer ou s’il compte maintenir sa production en Europe. Dans l’éventualité d’un désengagement, il est impératif d’identifier les leviers d’action dont dispose la France. De même, nous devons déterminer les mesures que l’Europe peut prendre, en complément de celles déjà lancées. Il est également essentiel d’arrêter un calendrier.

Aussi, comment les organisations syndicales évaluent-elles les actions des pouvoirs publics ? Quelle est votre perception du manque d’anticipation du Gouvernement ? Que pensez‑vous de l’absence d’un véritable dialogue social, les ministres ayant tardé à prendre en compte vos avis et à mesurer pleinement la gravité de la situation ?

Nous nous dirigeons tout droit vers une catastrophe économique et sociale, au vu de la situation actuelle et des échéances à venir. Je suis particulièrement préoccupé par l’absence de mesures concrètes, tant au niveau national qu’européen, ainsi que par la faiblesse des contreparties aux financements publics. Même si l’État n’est pas resté totalement passif face aux choix stratégiques du groupe, nous sommes néanmoins confrontés à une concurrence déloyale manifeste. Il est urgent de limiter les importations, sachant que l’Europe achemine actuellement entre 28 % et 30 % de son acier de l’extérieur.

Le coût de l’énergie est un autre enjeu stratégique, qui ne concerne pas uniquement la sidérurgie mais également d’autres secteurs tels que la chimie. À titre d’exemple, Aluminium Dunkerque rencontre des difficultés similaires en ce qui concerne son approvisionnement. Il incombe à l’État d’accélérer les négociations avec EDF.

La nationalisation doit être mise sur la table, avec les autres leviers à disposition. En tant qu’élu local, et au nom de mes collègues des territoires concernés, je m’inquiète du manque de visibilité et d’efficacité des leviers disponibles. Notre objectif consiste à préserver notre souveraineté industrielle, notre production d’acier, nos outils de production et, surtout, nos emplois. Le savoir-faire est présent. Nous devons le valoriser. Je souhaite connaître votre ressenti sur ces questions.

Pour conclure, je pense qu’une intervention du Président de la République est nécessaire. L’enjeu se situe désormais au plus haut niveau.

M. Philippe Avocat, délégué syndical central CFE-CGC. Je souhaite exposer la situation du site de Fos-sur-Mer, qui fait partie d’ArcelorMittal Méditerranée. Sur les deux hauts fourneaux de notre site, un seul est actuellement en activité. Cette réduction de la production est due à la baisse de la consommation d’acier en Europe ainsi qu’à l’impact des quotas de CO2 sur nos coûts de fabrication. En diminuant notre production, nous parvenons à rester en dessous des seuils de la taxe carbone, ce qui nous permet de maintenir notre activité pour le moment. Cependant, la diminution prévue des quotas à l’horizon 2030 rendra impossible le fonctionnement de nos hauts fourneaux. Notre projet consiste donc à installer un four électrique pour une production décarbonée. Nous avons sollicité un cofinancement de l’État pour cet investissement dans le cadre des projets France 2030, pour lequel nous attendons toujours une réponse.

Le contexte n’est pas le même qu’à Dunkerque car nous avons opté pour une technologie maîtrisée de four électrique, qui garantirait la pérennité du site. Nous attendons de l’État qu’il valide ce projet rapidement afin d’assurer la continuité de notre production malgré les contraintes liées à la taxe carbone et l’obligation d’arrêter les hauts fourneaux. De plus, étant donné que notre activité deviendra encore plus électro-intensive, nous avons besoin d’un tarif électrique qui permette la survie du site.

M. Jean-Marc Vecrin. M. Gokel était effectivement présent lors de cette réunion cruciale. Il a défendu notre cause auprès de M. Ferracci comme il vient de le faire à l’instant. Je suis moi-même originaire de Florange, où je travaille depuis trente ans. J’ai vécu les différentes phases de restructuration, d’abord à Gandrange sous la présidence de M. Sarkozy, puis à Florange sous celle de M. Hollande. Aujourd’hui, l’absence totale d’implication de M. Macron nous interpelle. Nous avons récemment tenté de le rencontrer à Nancy, sans succès. Nous ne baisserons pas les bras car il est impératif qu’il s’engage personnellement dans les négociations et qu’il s’entretienne directement avec M. Mittal.

La situation actuelle nous inquiète profondément car nous avons l’impression d’avoir franchi un cap critique. En 2012, malgré la fermeture des hauts fourneaux, nous avions réussi à obtenir une deuxième ligne de galvanisation et à reclasser tous les salariés, bien que cela ait eu des conséquences désastreuses pour les sous-traitants et les intérimaires. Aujourd’hui, le défi est d’une tout autre ampleur et j’ai le sentiment que les responsables politiques sont déconnectés de la réalité.

M. Mittal semble avoir carte blanche, sans aucune contrainte ni obligation. Le fait qu’il ne réponde même pas aux invitations est tout simplement choquant. Comme l’a proposé la CFE‑CGC, si nous ne parvenons pas à rencontrer M. Mittal en personne, nous devrions au moins pouvoir nous entretenir avec l’un de ses lieutenants. Il est en tout cas urgent d’exiger des comptes à la direction du groupe. Je suis extrêmement préoccupé car j’ai l’impression que nous nous engageons dans une voie aux conséquences désastreuses et que nous n’en sommes qu’au début. Il est impératif d’agir rapidement pour enrayer cette dynamique négative.

Mme Aline Baron, secrétaire générale adjointe CGT sur le site de Dunkerque. Au nom des salariés dont l’emploi est menacé de suppression, dont je fais partie, je dois dire que le temps nous est compté. Si ce PSE est mis en œuvre, dans quatre mois, mon poste d’informaticien disparaîtra tout comme les postes du service client, du service achat et des services financiers, qui ont déjà subi de nombreuses coupes. Après la délocalisation d’une partie des équipes en Pologne, c’est l’Inde qui est envisagée. Nous refusons d’être les premières victimes de ce processus dont nous pressentons qu’il n’en est qu’à ses débuts. Si le site ne parvient pas à décarboner et si la filière à chaud est coupée, ce sont 1 500 personnes qui perdront leur emploi.

Sans une mobilisation des responsables politiques et des salariés, nous n’obtiendrons rien. En tant que représentante de ceux dont les emplois sont menacés, je refuse catégoriquement que nous soyons considérés comme une variable d’ajustement.

M. Paul Ribeiro. Comme l’a indiqué Mme Baron, l’enjeu fondamental concerne les salariés : ceux qui risquent de perdre leur emploi, mais également les générations futures qui devraient pouvoir accéder au marché du travail. L’expérience montre que chaque poste supprimé n’est jamais véritablement recréé. Notre objectif est donc de préserver, maintenir et même développer ces emplois, essentiels à l’économie nationale. Nous nous efforçons de conserver une approche rationnelle malgré la gravité de la situation, car nous devons penser sur le long terme. Les investissements dans l’acier ne s’amortissent pas sur deux ans, mais sur une décennie, particulièrement avec des exigences de rentabilité à 20 % comme celles de Mittal.

L’hypothèse de la nationalisation des hauts fourneaux soulève des interrogations car continuer à émettre du CO2 semble contradictoire avec les objectifs environnementaux. Soit nous abandonnons complètement la production d’acier primaire au profit du recyclage, soit nous optons pour la technologie de réduction directe du fer. Actuellement, 120 millions de tonnes sont produites dans le monde, principalement en Inde, où le bouquet énergétique repose sur le charbon à 40 % voire 50 %. Cela soulève des questions de cohérence et de lucidité.

Même avec une production comptant 60 % à 70 % d’acier recyclé, nous serons confrontés à des défis majeurs d’organisation et d’approvisionnement en ferraille. Aujourd’hui, une grande partie de celle-ci est exportée et refondue à l’étranger, notamment en Turquie avec une électricité souvent produite à partir de charbon, puis réimportée en Europe. Quelle est notre stratégie réelle ? Nationaliser pour maintenir une production traditionnelle ou investir massivement dans une technologie encore peu éprouvée à l’échelle mondiale avec les incertitudes financières que cela comporte ?

Il faut également considérer l’impact sur l’emploi. Une installation de production d’acier vert, utilisant la réduction directe du fer ou le fer briqueté à chaud, nécessite beaucoup moins de main-d’œuvre que les sites de Dunkerque ou Fos-sur-Mer, qui occupent, sans compter les emplois indirects, respectivement 3 000 et 2 000 personnes. L’avenir de ces emplois est en jeu à très court terme.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je suis députée de Meurthe-et-Moselle. Bien que le site de Florange ne soit pas situé dans mon département, mais en Moselle, j’ai grandi dans la sidérurgie lorraine. La Lorraine, c’est Florange, Hayange, et je garde en mémoire le fleuron industriel qu’était Sollac, sur lequel j’ai beaucoup travaillé en tant qu’universitaire, notamment en étudiant ses méthodes de management innovantes. Mon attachement à ce territoire industriel, qui a tant souffert, est profond.

Ce qui me sidère constamment, avec cette commission d’enquête, c’est ce sentiment d’impuissance que nous ressentons en tant que parlementaires. Nous sommes confrontés à différents types de situations : certaines sont bloquées, d’autres sont réglées – je pense à Vencorex ou Arkema. Le constat reste invariablement celui d’une absence totale de stratégie industrielle et d’un désengagement flagrant de l’État et du Gouvernement. Ces problèmes ne datent pas d’aujourd’hui ; ils sont identifiés depuis des mois, voire des années. L’inquiétude est palpable en ce qui concerne la préservation des savoir-faire, la pérennité de l’outil de production et la souveraineté industrielle. Comme vous l’avez souligné, le secteur métallurgique comprenant une multitude de métiers, nous sommes face à une potentielle catastrophe industrielle si nous n’agissons pas rapidement. Ma frustration est alimentée par un sentiment d’impuissance puisque nous ne disposons pas, en tant que parlementaires, de leviers d’action directe. Malgré nos alertes répétées, nous nous heurtons à une passivité gouvernementale extrêmement déconcertante.

Je souhaite appeler l’attention sur la question de la recherche. Je me souviens, en 2012, lors des négociations à Florange, des discussions sur le centre de recherche de Maizières‑lès‑Metz. Il emploie près de 700 chercheurs à la pointe de l’innovation dans le domaine de l’acier plat et ultrafin, une expertise unique d’ArcelorMittal. Si, demain, nous perdons ArcelorMittal et ces sites, nous serons non seulement dépossédés des emplois, mais également des brevets et de décennies de recherche industrielle. Cette perte serait inestimable. Je m’inquiète donc pour l’avenir du centre de Maizières-lès-Metz. Bien que je sois profondément préoccupée par l’outil de production dans son ensemble, je ne peux m’empêcher de souligner l’importance décisive de la recherche et de l’innovation, qui ont bénéficié de subventions importantes, notamment à travers le crédit d’impôt recherche (CIR). Pouvez-vous apporter des précisions sur ce point ?

M. Xavier Garat. Je suis en poste sur le site de Maizières-lès-Metz, qui compte actuellement 680 chercheurs. Notre budget s’élève à 105 millions d’euros, dont 43 millions d’euros consacrés à la masse salariale. Nous bénéficions également de 20 millions d’euros de CIR. Cette aide fiscale est importante pour nous car elle est comparable aux dispositifs de soutien à la recherche déployés dans d’autres pays européens. Sans ces 20 millions d’euros, il est fort probable que nos effectifs seraient déjà considérablement réduits.

Nous innovons constamment. Nous avons notamment développé des nuances d’acier de type Usibor pour l’industrie automobile, contribuant ainsi à réduire la mortalité routière. Nous élaborons en permanence de nouveaux aciers pour répondre aux besoins du marché. Tous les brevets issus de notre centre de recherche, soit quarante à cinquante par an, sont déposés au Luxembourg. Dans l’hypothèse d’une nationalisation, les droits afférents resteraient au Luxembourg, ce qui impliquerait le paiement de licences.

Notre activité de recherche ne se limite pas à ArcelorMittal France, près de la moitié de notre budget étant consacrée à des projets pour les différentes usines du groupe dans le monde. La présence de ce centre en France favorise les collaborations avec les universités et les écoles d’ingénieurs locales, permettant l’accueil de doctorants et de stagiaires. Cette synergie avec le milieu scientifique est un atout majeur.

Pour un groupe comme ArcelorMittal, disposer à la fois de centres de recherche et d’usines est déterminant. Si la présence d’usines en France est capitale, les échanges entre nos chercheurs et les équipes des sites de production, comme Florange ou Dunkerque, sont également essentiels pour faire progresser nos travaux et optimiser nos processus.

M. Charles Fournier (EcoS). Permettez-moi d’exprimer notre solidarité et notre soutien. J’étais également présent ce matin devant le siège à Saint-Denis. Cette catastrophe industrielle se reproduit malheureusement dans de nombreux secteurs. Je pourrais évoquer le cas de STMicroelectronics, qui s’apprête à supprimer 1 000 emplois à Tours et à Grenoble, dans ma région, suivant un schéma tristement similaire. Ce scénario, évidemment condamnable, se répète invariablement : des bénéfices considérables, des subventions importantes, puis des réorganisations dans lesquelles les salariés deviennent des variables d’ajustement. La question est de savoir quelles réponses publiques apporter. Comment faire face à cette apparente impuissance ou à ce refus de recourir à des outils juridiques existants ? Car notre droit offre des possibilités d’intervention, peut-être insuffisantes, dont nous ne faisons pas un usage optimal.

Je souhaite vous poser quatre questions. Premièrement, quel est votre point de vue sur la loi d’urgence votée en Angleterre ? Elle permet une prise de contrôle, une mise sous tutelle, avant une possible nationalisation. Comment avez‑vous accueilli cette réaction du Gouvernement britannique, qui s’est substitué à la direction en estimant que les décisions prises étaient mauvaises ? Je pense que nous devrions étudier sérieusement cette option, qui permettrait d’agir promptement dans des situations similaires.

Deuxièmement, quelles mesures concrètes préconisez-vous en matière de protectionnisme ? Au-delà des barrières douanières, la question des normes me semble centrale. Contrairement à ce qui a été dit, l’établissement de normes exigeantes, si nous parvenons à les faire adopter par d’autres pays, pourrait être un levier de progrès. Je suis favorable à une décarbonation poussée, tout en reconnaissant les difficultés soulignées.

Ma troisième question porte sur la stratégie à adopter en cas de nationalisation car, bien que je sois favorable à cette option, je suis conscient qu’elle ne résout pas tous les problèmes. Quels éléments stratégiques concrets devrions-nous envisager dès maintenant pour assurer le succès d’une éventuelle nationalisation ?

Enfin, je souhaite questionner la représentation des salariés dans les conseils de surveillance et d’administration. Je suis convaincu que votre présence accrue permettrait d’éviter certaines erreurs stratégiques. Votre attachement à l’outil de travail est plus fort que celui des investisseurs, souvent davantage préoccupés par le court terme que par la pérennité de cet outil. Je déposerai prochainement une proposition de loi sur la codétermination, qui pourrait contribuer à prévenir ces situations et ces décisions hasardeuses.

M. Xavier Le Coq. La situation de British Steel diffère considérablement de celle de nos usines, l’entreprise étant au bord de la faillite et incapable de payer ses fournisseurs. La loi votée en urgence a permis au cabinet britannique de nommer un dirigeant exécutif et de s’engager à financer les matières premières pour éviter l’arrêt de la production. Nous sommes loin de cette situation. Il n’est d’ailleurs pas certain que ces mesures suffisent pour sauver British Steel, dont les clients n’ont pas attendu.

Quant à votre dernière question, nous sommes évidemment favorables à une plus grande représentation des salariés. Lors de la création d’ArcelorMittal, en 2006, le conseil d’administration au Luxembourg comptait un administrateur représentant les salariés espagnols, un représentant français et un représentant luxembourgeois. Cette pratique, peu conforme à la philosophie anglo-saxonne, n’a malheureusement perduré que deux ou trois ans. Votre proposition de loi, pour les entreprises ayant leur siège en France, va dans le bon sens, et nous la soutenons depuis longtemps. Cependant, pour notre groupe, dont le conseil se réunit à Londres ou au Luxembourg, la mise en œuvre serait plus complexe.

M. Xavier Garat. Les fours électriques ne permettront pas de produire toutes les nuances d’acier actuellement produites. Pour une véritable décarbonation, il sera nécessaire de remplacer les hauts fourneaux par des unités de réduction directe du fer. Cette nouvelle technologie engendrera inévitablement des coûts supplémentaires. Elle nécessitera probablement un accompagnement, notamment par le biais d’une taxation des aciers plus émetteurs de CO2 afin de compenser ce surcoût. Si nous imposons aux constructeurs automobiles européens de prendre en compte les émissions de dioxyde de carbone non seulement à l’échappement, mais également lors de la production, nous pourrions atteindre une rentabilité satisfaisante. Il s’agit d’une réflexion globale à mener.

M. Gaëtan Lecocq. Au cours de ces derniers mois, nous avons collaboré avec deux économistes sur un projet de nationalisation de l’industrie sidérurgique française, qui concerne environ quarante sites industriels. Notre analyse démontre qu’il serait financièrement plus avantageux pour l’État de nationaliser plutôt que de laisser disparaître cette industrie. Nous estimons le coût de la nationalisation de l’ensemble des sites français d’ArcelorMittal à un milliard d’euros pour indemniser les actionnaires. Bien que cette somme puisse paraître élevée au vu de l’état de nos installations, nous pouvons prouver la rentabilité de cette opération.

S’agissant des marchés publics, il suffirait d’inclure dans les appels d’offres l’obligation d’utiliser de l’acier français décarboné. La transition écologique, notamment dans le domaine des transports collectifs, nécessite une quantité importante d’acier, à l’image des rails qui en sont intégralement composés. Certes, des investissements seront nécessaires pour moderniser nos outils de production vieillissants. Mais si l’État était prêt à investir 850 millions d’euros dans la décarbonation du site de Dunkerque, nous pourrions envisager de doubler cette somme pour faire de l’acier un bien public au service de nos industries. Je suis convaincu que si les services de l’État prennent conscience des enjeux et manifestent une réelle volonté de sauver notre activité, ce qui n’est pas le cas actuellement, tout devient possible.

Mme Agnès Laurent. Si je peux comprendre l’intérêt de la proposition de nationalisation, je m’interroge sur le devenir des sites déjà condamnés, comme celui sur lequel je travaille. Qu’adviendra-t-il d’eux ? Que deviendront les machines destinées au démantèlement, les salariés sans emploi, toute l’expérience et les connaissances que nous risquons de perdre ? Si une nationalisation était envisagée, récupéreriez-vous ces éléments ? Quelles sont les propositions à ce sujet ?

M. le président Denis Masséglia. À titre personnel, je ne formule pas de proposition sur la nationalisation. Je laisse ce débat ouvert. Cependant, dans l’hypothèse d’une nationalisation, je me demande qui serait responsable de la partie commerciale et de la vente des produits d’ArcelorMittal France ? J’ai du mal à imaginer l’État se lancer dans la vente de pneus en France et dans le monde. Si je ne suggère pas d’écarter complètement cette piste, je pense qu’une vision globale de la question est nécessaire. En réalité, la nationalisation d’une production intégrée à l’échelle mondiale soulève de nombreuses interrogations.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Je tiens à vous réaffirmer, même si j’ai déjà rencontré certains d’entre vous, mon soutien et celui de mon groupe politique. J’ai une pensée non seulement pour les salariés d’ArcelorMittal, mais également pour l’ensemble des personnes dont l’activité dépend de cette entreprise, qu’il s’agisse des sous-traitants ou d’autres opérateurs impliqués dans la chaîne de production. En cas de fermeture de sites, ces acteurs auraient inévitablement à en subir les conséquences.

Nous devons garder à l’esprit que, derrière les questions touchant à la souveraineté et aux intérêts supérieurs de la nation, se cachent des milliers de vies. Ce qui est en jeu représente un drame social. À ce sujet, pouvez‑vous nous décrire l’état d’esprit des salariés et la manière dont ils vivent cette situation ? En effet, lorsque des fermetures d’usines sont annoncées, nous sommes malheureusement confrontés à des réalités dramatiques, qui peuvent inclure des tentatives de suicide. En tant que législateurs, nous ne pouvons rester indifférents à ces aspects.

Pensez-vous que Mittal et la direction organisent délibérément les conditions propices à des fermetures ? Avez-vous l’impression que des décisions ont déjà été prises ? Observez‑vous des signes avant-coureurs ou des actions concrètes qui annonceraient ces fermetures ? Lorsque j’entends parler de la nécessité de décarbonation pour respecter les règles européennes d’ici 2030, et que j’entends parallèlement dire que la décarbonation du site de Dunkerque nécessiterait quatre ans, je m’interroge. Dans quatre ans, nous serons presque en 2030. Donc, soit ce processus doit être engagé immédiatement, soit il risque de ne pas avoir lieu.

Qu’avez-vous observé en termes d’investissements ou d’absence d’investissements de la part de Mittal ? Quel est l’état actuel de l’appareil productif ? J’ai entendu parler d’accidents particuliers à Dunkerque. Pouvez-vous décrire l’état des machines, des fours sur les différents sites où vous êtes présents ? Depuis combien de temps constatez-vous un sous-investissement, si tel est le cas ? Y a-t-il une volonté de laisser la situation se dégrader ?

J’ai observé qu’ArcelorMittal faisait des bénéfices et versait des dividendes ou procédait à des rachats d’actions. Dans ce contexte, quelle est la politique de rémunération des employés ? Il est important que ces informations soient données dans le cadre de cette commission d’enquête, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un groupe qui bénéficie d’aides financières de l’État. La présidente de la commission des affaires économiques et le président de la commission des finances, accompagnés du rapporteur général du budget, se sont rendus à Bercy hier. Ils ont normalement pu obtenir, auprès des services du ministère de l’économie et des finances, des éléments précis sur les aides publiques versées.

Je m’interroge sur l’efficacité des mesures européennes envisagées, telles que le plan d’action pour l’acier et les métaux, pour garantir l’activité et les emplois en France. Il semble que certaines décisions de Mittal soient déjà prises, notamment en termes de sous‑investissements. En outre, la recherche constante de profits pourrait pousser le groupe à délocaliser, même en présence de mesures protectionnistes européennes. Ainsi, bien que La France insoumise considère que ces mesures de protectionnisme européen sont nécessaires, sont-elles suffisantes pour préserver l’intégralité des emplois ?

Enfin, j’aimerais poser une dernière question à la CGT. Dans l’hypothèse d’une nationalisation, disposez-vous d’éléments concernant la politique commerciale et le devenir des salariés qui en sont actuellement chargés chez ArcelorMittal ? Seraient-ils en mesure de poursuivre leur travail sous un statut différent ? Comme vous le savez, nous sommes favorables à une nationalisation.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Au fil des auditions, y compris celle d’ArcelorMittal, nous constatons que de nombreuses entreprises sont dans une situation similaire à la vôtre, et que le cabinet de M. Ferracci est soit absent, soit inefficace. Nous entendons par ailleurs régulièrement les entreprises justifier l’augmentation des versements de dividendes par la pression concurrentielle du marché.

Face à cette situation, nous proposons d’interdire les rachats d’actions et les versements de dividendes pour les entreprises engagées dans des plans de sauvegarde de l’emploi. Quelle est votre position sur cette proposition ? Comment analysez-vous cette dynamique économique dominée par quelques oligarques qui désindustrialisent les territoires, et ses conséquences sur l’industrie ? Avez-vous d’autres suggestions pour inverser cette tendance économique ?

M. Gaëtan Lecocq. Les signes avant-coureurs de la fermeture des sites sont effectivement présents, à l’image de l’absence d’augmentation salariale générale en décembre dernier. Si l’entreprise n’investit plus dans ses salariés, c’est qu’elle ne croit plus en l’avenir. Les récentes démissions de notre directeur industriel et du directeur d’ArcelorMittal France sont également des signaux inquiétants. Ce dernier avait pourtant, quelques mois auparavant, exhorté les salariés à se mobiliser pour sauver notre industrie. Ils se retirent sans doute pour ne pas avoir à assumer le coût des décisions à venir. Nos ressources humaines sont également en difficulté, avec des démissions ou des cas d’épuisement professionnel.

Quant aux mesures de protection européennes, je suis convaincu que Mittal a déjà prévu de se retirer et que son plan est prêt. La différence de rentabilité entre nos activités et celles envisagées ailleurs est trop importante. Mittal pratique depuis des années les rachats d’actions et les versements de dividendes à hauteur de centaines de millions d’euros, pour faire grimper les cours. Les dividendes sont distribués généreusement, particulièrement après la pandémie, période durant laquelle l’entreprise a engrangé des profits records.

En conclusion, nous appelons les responsables politiques à l’action. Nous ne voulons plus de paroles, mais des actes concrets.

M. Paul Ribeiro. Des décisions prises par le passé par d’autres groupes parlementaires ont contribué à la situation actuelle d’ArcelorMittal, car le temps politique n’est pas toujours en phase avec les réalités économiques.

Il faut comprendre que les entreprises, et pas uniquement ArcelorMittal, cherchent à optimiser leurs profits partout où cela est possible, dans la maintenance, les investissements reportés ou les suppressions d’emplois. C’est une réalité choquante contre laquelle nous nous battons quotidiennement. Pour nous, l’essentiel est de trouver l’option la plus pertinente pour pérenniser l’activité sidérurgique et toutes les activités industrielles en aval sur notre territoire, avec les emplois associés. Par exemple, le projet de décarbonation, bien que coûteux, est nécessaire à la continuité de l’activité. Notre objectif est de maintenir nos activités industrielles, nos savoir-faire et les emplois qui y sont liés dans notre pays, quelle que soit la solution retenue. L’enjeu fondamental est de déterminer si nous souhaitons une production d’acier sur le territoire français, avec les emplois qui y sont associés. C’est à cette problématique qu’il faut apporter la réponse la plus pertinente possible.

Les entreprises de plus de 10 salariés disposent d’un CSE. Ne pourrions-nous pas envisager que le contrôle des aides s’exerce à ce niveau, avec un pouvoir décisionnel plus important et non un simple rôle consultatif ?

La majorité d’entre vous siège dans l’opposition, et je comprends cette situation politique. Cependant, il est essentiel que les propos tenus aujourd’hui ne se transforment pas en un énième rapport sans suite. Les conséquences concrètes de l’inaction seront la perte d’emplois pour de nombreuses personnes.

M. Xavier Le Coq. À ce jour, nous estimons que le groupe n’a pas pris la décision de quitter la France ou l’Europe. Prenons l’exemple de l’entité ArcelorMittal Méditerranée dans laquelle, malgré des pertes importantes depuis cinq ans, le groupe a procédé à une recapitalisation de 425 millions d’euros sur les quatre dernières années et prévoit d’injecter près de 400 millions d’euros supplémentaires cette année. Si la décision de quitter la France était arrêtée, il est peu probable que ces sommes auraient été investies dans la recapitalisation.

En ce qui concerne les conditions nécessaires aux investissements, si l’Europe va au bout de ses engagements, nous sommes convaincus qu’elles sont indispensables, sans pouvoir toutefois affirmer avec certitude qu’elles seront suffisantes. Nous attendons désormais des investissements concrets, notamment dans les fours électriques, pour démontrer un réel engagement dans la pérennisation de la production d’acier.

Je rappelle que cette attente dure depuis longtemps et que les conditions requises ne semblent jamais pleinement satisfaites. Nous espérons vivement qu’elles seront enfin réunies, ne laissant plus à Mittal la possibilité d’invoquer de nouveaux prérequis. C’est dans cette optique que nous réitérons l’importance de réunir tous les acteurs, un point que nous développerons dans notre réponse écrite.

M. le président Denis Masséglia. Avant de conclure, je souhaite adresser une requête à mes collègues, tous partis confondus. Je vous prie de cesser d’utiliser l’expression « acier décarboné » – cela s’appelle le fer ! – et de lui préférer l’expression « acier vert ». Cette précision terminologique me tient à cœur.

Je tiens à exprimer ma sincère gratitude à l’ensemble des intervenants pour leur participation. La représentation nationale apporte son soutien inconditionnel à tous les salariés, à leurs familles, ainsi qu’aux sous-traitants affectés par les difficultés passées et actuelles.

Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.

34.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Sandrine Lilienfeld, ancienne directrice générale de Camaïeu, M. Nicolas Ciccione, directeur général de Kaporal, M. Yann Pasco, directeur général de Jennyfer, et Mme Chloé Couvois, directrice financière de Jennyfer (mardi 13 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne Mme Sandrine Lilienfeld, ancienne directrice générale de Camaïeu, M. Nicolas Ciccione, directeur général de Kaporal, M. Yann Pasco, directeur général de Jennyfer, et Mme Chloé Couvois, directrice financière de Jennyfer ([34]).

M. le président Denis Masséglia. Nous terminons notre programme de travail de la journée par une table ronde consacrée à la situation des entreprises du secteur du prêt-à-porter, qui connaissent, pour beaucoup d’entre elles, des difficultés économiques marquées depuis plusieurs années.

Pour évoquer ce sujet, nous recevons :

– Mme Sandrine Lilienfeld, ancienne directrice générale de Camaïeu ;

– M. Nicolas Ciccione, directeur général de Kaporal ;

– M. Yann Pasco, directeur général de Jennyfer, accompagné de Mme Chloé Couvois, directrice financière.

Permettez-moi de présenter, en quelques mots, la situation de chacune de ces enseignes bien connues des Français.

La société Camaïeu a été placée en liquidation judiciaire en septembre 2022 avant que la marque ne soit relancée, deux ans plus tard, par le Groupe Celio, qui la distribue dans une douzaine de boutiques en France et en Belgique.

De son côté, la société Kaporal, qui avait été reprise par trois de ses cadres à la suite de son placement en redressement judiciaire en mars 2023, a été placée en liquidation judiciaire avec arrêt immédiat de l’activité à la fin du mois de mars dernier par le tribunal de commerce de Marseille, ce qui a entraîné le licenciement de 280 personnes.

Enfin, il y a quelques jours, la société Jennyfer a été placée en liquidation judiciaire avec poursuite de l’activité jusqu’au 28 mai par le tribunal de commerce de Bobigny. Elle compte près de 200 boutiques en France et à l’étranger et emploie 999 personnes.

Ces trois exemples sont révélateurs des difficultés qui touchent de nombreuses enseignes du secteur du prêt-à-porter, dans lequel les défaillances d’entreprises se multiplient, avec leurs conséquences humaines, sociales et territoriales.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Sandrine Lilienfeld, M. Nicolas Ciccione, M. Yann Pasco et Mme Chloé Couvois prêtent serment.)

Mme Sandrine Lilienfeld, ancienne directrice générale de Camaïeu. Je tiens à préciser que j’ai dirigé Camaïeu pendant seulement dix mois et que j’ai donc assisté à ses derniers instants. Mon propos s’appuiera non seulement sur cette expérience, mais également sur près de quarante ans d’expérience dans le textile, notamment au sein du Groupe Vivarte, où j’ai été témoin de la disparition d’enseignes emblématiques.

Camaïeu était la marque préférée des Français selon les dernières enquêtes clients, avec le plus important fichier client de France, comptant plus de 8 millions de personnes. Sa disparition a non seulement représenté un drame social, mais également une perte considérable pour de nombreuses femmes en France. Lors des trois derniers jours d’ouverture, nos équipes en magasin ont été submergées de fleurs et de chocolats offerts par des clientes en larmes qui ne comprenaient pas la situation.

Les difficultés de Camaïeu trouvent leur origine dans plusieurs facteurs. Initialement fondée par des entrepreneurs brillants, la marque a connu une première opération d’achat à effet de levier – ou LBO pour leveraged buy-out en anglais – réussie. Lors d’une seconde opération, en revanche, les fondateurs ont quitté l’entreprise car les exigences financières de ce LBO étaient considérables, entraînant, comme pour Vivarte et d’autres entreprises, un endettement important. La majorité des bénéfices était réinvestie dans le remboursement de la dette, au détriment des investissements dans les magasins et le digital. De plus, l’équipe fondatrice n’avait pas véritablement préparé sa succession, ce qui a conduit à des prises de décisions stratégiques moins pertinentes par la suite.

La crise du covid-19 a ensuite frappé, entraînant la fermeture de l’ensemble des magasins. Le secteur textile s’est senti abandonné, confronté à des difficultés majeures pour obtenir des prêts garantis par l’État (PGE). Cette situation a mis en lumière le manque de considération politique et médiatique pour la distribution, pourtant premier employeur de France.

À la suite de cette crise, Camaïeu a été placée en redressement judiciaire. Sur les deux plans de reprise proposés, c’est celui de M. Michel Ohayon qui a été retenu, en partie parce qu’il prévoyait moins de licenciements. Cette reprise s’est toutefois avérée désastreuse, l’équipe constituée étant inadaptée et les moyens financiers promis n’ayant pas été apportés. Le périmètre repris était pourtant considérable, avec 515 magasins, plus de 2 000 salariés, un entrepôt logistique gigantesque et plus de 300 personnes au siège. Très rapidement, le manque de moyens financiers s’est fait sentir. Après une brève période durant laquelle les stocks rachetés à bas prix ont permis de maintenir l’activité, les magasins se sont retrouvés vides. L’argent a été dépensé dans des campagnes publicitaires coûteuses et peu efficaces, négligeant ainsi l’approvisionnement des points de vente.

Le modèle économique de Camaïeu, enseigne de magasins populaires de grande taille, reposait sur la vente en volume de produits à bas prix, plutôt que sur la commercialisation de quelques articles onéreux. Historiquement, les magasins fonctionnaient avec un stock de 6 000 à 7 000 pièces, ce stock ayant été réduit à 1 500 ou 2 000 pièces par magasin, ce qui a mécaniquement entraîné une division par deux ou trois du chiffre d’affaires. À cette baisse d’activité est venue s’ajouter une accumulation de dettes, aggravée par la décision, pour le moins contestable, de l’actionnaire de ne pas honorer les loyers. À mon arrivée, l’entreprise avait ainsi accumulé entre 130 et 140 millions d’euros de dettes locatives. L’actionnaire justifiait ce choix par la baisse de la fréquentation postérieure à la crise du covid-19, estimant qu’il n’était pas justifié de payer des loyers dans ces conditions.

Cette situation a engendré un véritable drame social, qui a largement dépassé le cadre de Camaïeu. Nous avons été confrontés quotidiennement à des fournisseurs désespérés, se rendant au siège en larmes, faute de paiement. Nous avons même été témoins d’une tentative de suicide d’un fournisseur, ce qui illustre la gravité de la crise.

Plusieurs facteurs ont contribué à aggraver cette situation de crise pour le secteur textile français, au premier rang desquels l’absence de soutien dans les négociations avec les bailleurs. Bien que je sois critique envers M. Ohayon, la question de la légitimité du paiement des loyers pendant les périodes de fermeture imposée mérite d’être posée, car les pouvoirs publics auraient pu intervenir pour faciliter ces négociations.

Par ailleurs, bien que des PGE aient été octroyés, les banques n’ont pas joué leur rôle de soutien au secteur. Pour illustrer cette réticence, même lorsque je dirigeais Caroll, une entité pourtant rentable du groupe, nous rencontrions des difficultés pour simplement ouvrir un compte de dépôt à l’occasion de l’ouverture d’un nouveau magasin.

Nous avons également dû faire face à une hausse généralisée des coûts, en particulier ceux de l’énergie, qui a considérablement pesé sur les finances de l’entreprise.

En résumé, la situation de Camaïeu résulte d’une combinaison de facteurs : des erreurs stratégiques, un actionnaire défaillant, une absence de soutien institutionnel et un contexte économique défavorable. Je considère la disparition de Camaïeu comme la perte d’un fleuron de l’industrie et de la distribution françaises d’autant plus regrettable que notre pays a longtemps été leader dans les techniques de distribution, en matière d’approvisionnement des magasins, d’algorithmes de gestion des stocks et de merchandising dynamique. Aujourd’hui, il ne reste de Camaïeu qu’un assortiment limité chez Celio. Bien que le rachat de la marque constitue une initiative positive, il n’a pas donné lieu à des embauches et semble davantage destiné à rentabiliser les magasins Celio en créant une ligne féminine sous le nom Camaïeu.

M. Nicolas Ciccione, directeur général de Kaporal. Kaporal est une marque de jeans tendance créée à Marseille en 2004, positionnée sur le segment, aujourd’hui en grande difficulté, de la moyenne gamme, entre les marques premium et les marques discount. Elle propose une offre complète pour hommes, femmes et juniors, incluant non seulement du jean mais également du prêt-à-porter, de la maroquinerie, des chaussures et des accessoires.

En 2013, le fondateur cède l’entreprise à un fonds d’investissement dans le cadre d’une opération de LBO, un montage financier qui s’est souvent révélé problématique dans ce secteur. C’est à cette époque que j’intègre Kaporal en tant que salarié, chargé de la transformation digitale, tandis que M. Thierry Bongiovanni prend la direction du réseau de magasins physiques.

Kaporal se distingue par sa présence sur tous les canaux de distribution : le commerce de gros – ou B2B en anglais – auprès de détaillants multimarques et de grandes enseignes sportives comme Intersport et Sport 2000, un réseau de magasins physiques comptant jusqu’à 120 boutiques en France en 2019 et une forte présence digitale que j’ai développée à partir de 2013. Cette stratégie omnicanale incluait un site e-commerce propre, kaporal.com, ainsi que des partenariats avec des marchés en ligne tels que Zalando, La Redoute ou Amazon et des sites d’outlet tels que Veepee et Showroomprivé pour gérer les stocks de fin de saison.

Les premières années suivant la reprise se déroulent de manière très satisfaisante. La stratégie du fonds visait à développer un modèle axé sur la vente directe au détail pour une société qui, jusqu’alors, exerçait une activité très largement orientée vers la vente en gros, qui était historiquement la plus contributive. Des investissements importants ont donc été réalisés afin de développer rapidement le réseau de boutiques. Alors qu’en 2013, celui-ci comptait une quarantaine d’enseignes, le maillage atteignit environ 120 boutiques quelques années plus tard.

À partir de 2018, des difficultés commencent cependant à émerger. La première tient à l’effet ciseau inhérent à ce modèle économique. En effet, si l’internalisation d’une activité de cette nature entraîne une progression du chiffre d’affaires, passé d’un peu moins de 100 millions d’euros à environ 125 millions d’euros en quatre ans, il s’agit toutefois d’un résultat réalisé en distribution directe, et non en B2B, qui demeure bien moins contributive. Par conséquent, le taux de contribution s’érode et le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement commence à diminuer en proportion du chiffre d’affaires généré. Malgré tout, les résultats restent positifs.

L’année 2019 apporte son lot de défis, notamment pour nos boutiques en centres commerciaux, avec l’impact des manifestations des « gilets jaunes » et des mouvements sociaux liés à la réforme des retraites. La crise du covid‑19, en 2020, aggrave considérablement la situation, entraînant la fermeture des centres commerciaux. Pour y faire face, l’entreprise obtient un PGE de 12 millions d’euros et 2 millions d’euros en provenance de Bpifrance.

À la suite de cela, la réouverture des magasins révèle un changement profond dans les habitudes de consommation. Notre secteur fait également face à l’émergence accélérée de nouveaux concurrents, notamment dans le domaine de la fast-fashion, bouleversant davantage le marché.

L’année 2021 s’avère particulièrement difficile pour notre entreprise. Fin 2022, notre chiffre d’affaires repasse sous la barre des 100 millions d’euros et la gouvernance nous informe de la recherche d’un repreneur. Le fonds d’investissement, arrivé au terme de son engagement décennal, décide de se retirer et met la société en vente. Un fonds manifeste son intérêt, mais la transaction n’aboutit pas. Cette situation révèle l’importance de l’endettement de la société, jusqu’alors méconnue du comité de direction. Les banques, qui soutenaient jusqu’alors fortement l’entreprise, se désengagent brutalement et exigent le remboursement des premières échéances de prêts en apprenant l’échec de la reprise potentielle.

Cette conjoncture précipite la mise sous protection du tribunal de commerce, avec l’ouverture d’un redressement judiciaire en mars 2023. C’est à ce moment-là que nous décidons, avec mon associé, d’élaborer un dossier de reprise, qui aboutit en juillet 2023 à une reprise de la direction de l’entreprise sous la forme d’un plan de continuation. Ce format spécifique nous permet, dans un groupe en redressement judiciaire initialement composé de six sociétés, de ne conserver que celle gérant les 90 magasins restants, en récupérant les actifs des autres entités pour créer une structure unique. Notre objectif est à la fois d’opérer un choc de simplification et de sauvegarder cette marque emblématique à laquelle nous sommes attachés, ainsi que les emplois. Notre reprise se distingue par le soutien unanime des équipes, déterminées à préserver ce qui peut l’être.

Il est important de noter qu’en juillet 2023, des offres concurrentes avaient été présentées. Cependant, un report d’audience de trois semaines a considérablement modifié la donne. Ce délai, survenant en pleine période de soldes et de campagnes de vente auprès de clients majeurs comme Intersport, a dissuadé les autres repreneurs potentiels. Nous nous sommes donc retrouvés seuls à défendre notre offre lors de la dernière audience.

Le tribunal de commerce a minutieusement examiné notre dossier avant de nous accorder sa confiance. Notre projet, extrêmement documenté, ne misait pas sur une progression du chiffre d’affaires, mais visait à rétablir la rentabilité en rééquilibrant l’activité autour des segments contributifs, notamment le commerce de gros. Sans notre offre, Kaporal aurait été liquidée dès juillet 2023. La période d’observation a ainsi été reconduite, maintenant la société en redressement judiciaire. Nous bénéficiions d’un accompagnement solide de la part des acteurs intervenant dans la procédure : administrateurs judiciaires, mandataires judiciaires, juges‑commissaires et tribunal de commerce.

Malheureusement, cette restructuration impliquait la mise en place de deux plans sociaux consécutifs. Le premier, déjà prévu, concernait 28 emplois dans des magasins fortement déficitaires, fermés fin 2023. Le second, plus conséquent, est intervenu au premier trimestre 2024, toujours sous redressement judiciaire. Initialement, 40 boutiques devaient fermer mais, grâce à d’intenses négociations avec les bailleurs et les foncières, nous sommes parvenus à limiter ce nombre à 30 grâce à la variabilisation d’une grande partie des baux. Je tiens à souligner l’importance pour les foncières de reconsidérer leur approche, en cessant de se retrancher derrière des chiffres de fréquentation qui ne reflètent pas la réalité économique des enseignes présentes dans leurs murs. Une solution pourrait être d’envisager des loyers minimums assortis d’une part variable assise sur le chiffre d’affaires. C’est en effet cela qui nous a permis de sauvegarder, pour une année, 10 boutiques et 30 emplois.

En mars 2024, nous sortons du redressement judiciaire, notre plan de continuation étant validé. Les banques s’étaient engagées à nous accompagner dès la sortie de cette procédure. Nos besoins étaient modestes, puisque nous souhaitions simplement un financement pour soutenir notre besoin en fonds de roulement (BFR), essentiel dans notre secteur qui fonctionne avec deux collections majeures par an. L’objectif était d’obtenir un soutien ponctuel pour payer les fournisseurs ou rembourser les lignes de crédit au moment où nous réalisions notre chiffre d’affaires, soit trois à quatre mois après les achats. Il est incompréhensible que ces mêmes banques, alors que nous avions conservé et nous étions engagés à rembourser une partie de la dette bancaire dans le cadre du plan de continuation, ne nous aient jamais accordé ce soutien.

Face à cette situation, nous avons dû renégocier avec tous nos fournisseurs pour obtenir environ quarante-cinq jours supplémentaires de délai de paiement, délai qui s’est finalement avéré insuffisant pour accompagner la relance d’une société qui devait se concentrer sur de nombreux aspects simultanément. Ce manque de financement constitue le problème majeur auquel nous avons été confrontés.

Il est légitime de s’interroger sur les raisons pour lesquelles cette opportunité ne nous a pas été accordée, alors même que nous disposions des compétences et des leviers nécessaires pour redresser la marque. Les difficultés rencontrées, qui relevaient essentiellement d’erreurs de positionnement et de style, lesquelles avaient contribué à éloigner la marque de sa clientèle cible, avaient en effet été identifiées et corrigées. Il aurait donc fallu nous accorder le temps indispensable à la mise en œuvre effective de ce redressement, d’autant plus que nous commencions à enregistrer des signaux encourageants, notamment à travers les commandes de nos clients grossistes. Ce mouvement positif a cependant été brutalement interrompu, puisque nous nous sommes retrouvés asphyxiés par un manque de trésorerie.

En octobre 2024, une audience de vérification du plan de continuation a permis de confirmer que nous étions parfaitement dans les objectifs fixés. Cependant, la fin d’année a été marquée par une consommation très faible, affectant fortement notre chiffre d’affaires durant les mois les plus cruciaux. Le Black Friday, positionné tardivement en novembre, n’a pas généré les semaines de consommation habituelles. Ce phénomène, observé dans l’ensemble du secteur, témoigne des difficultés croissantes de nos concitoyens à consommer.

Nous convenons ainsi, en concertation avec les administrateurs judiciaires, d’effectuer un bilan en février pour évaluer la situation. Malheureusement, à cette échéance, la conjoncture ne s’est pas améliorée. Les résultats des soldes pour Kaporal se sont avérés décevants et le poids du réseau de distribution physique s’est accentué. Nous nous sommes donc trouvés dans l’obligation, à regret, de procéder à une déclaration de cessation des paiements. Cette démarche a naturellement conduit à une audience le 28 mars, qui ne pouvait aboutir qu’à une liquidation judiciaire, étant donné que nous étions déjà sous le régime d’un plan de continuation. Dans ce contexte, il n’était pas envisageable de revenir à un redressement judiciaire.

Conscients de l’intérêt suscité par notre travail, notamment celui de nos équipes créatives et de communication, nous avions néanmoins déployé tous les efforts possibles, en collaboration avec nos équipes, nos associés et avec le soutien de l’ensemble des acteurs de la procédure, pour maintenir l’activité. Cette période aurait ainsi pu favoriser l’émergence d’un projet de reprise, dans des conditions plus favorables que celles imposées par la liquidation immédiate.

Bien que je ne remette pas en question la décision de justice, qui s’appuie sur des arguments spécifiques, force est de constater que cette issue a surpris de nombreux acteurs. Les équipes, en particulier, peinent toujours à comprendre la situation. L’injonction de fermer les magasins et le site internet dès le lendemain s’est révélée particulièrement traumatisante, d’autant plus que nous avions précisément aménagé les conditions pour disposer de ce mois supplémentaire, afin d’accompagner au mieux notre personnel. Sur le plan humain, cette expérience a été éprouvante pour l’ensemble des équipes.

M. Yann Pasco, directeur général de Jennyfer. Jennyfer occupe une position similaire à celle de Camaïeu sur un segment de clientèle plus jeune, demeurant le leader incontesté sur le segment des 10 à 19 ans et, plus particulièrement, sur celui des 10 à 14 ans. Cette position dominante contraste paradoxalement avec la situation dramatique que nous traversons, ayant dû nous résoudre à une liquidation judiciaire il y a quinze jours.

La principale difficulté à laquelle Jennyfer a été confrontée réside dans l’étroitesse de son marché, un constat établi depuis plusieurs années. La pérennité de l’entreprise n’a pu être assurée que grâce aux efforts colossaux consentis successivement par différents actionnaires, qui n’ont pas suffi à transformer fondamentalement son modèle économique pour l’adapter aux mutations du secteur.

Jennyfer représente aujourd’hui 1 000 collaborateurs directs, 250 magasins, principalement implantés en France, et une cinquantaine de partenaires affiliés ou franchisés. En incluant les emplois indirects, nous estimons que l’entreprise génère environ 1 500 emplois. Nous sommes donc à l’aube d’un drame social majeur. Bien que nous attendions d’éventuelles offres de reprise, qui devraient être déposées aujourd’hui ou demain et examinées d’ici le 28 mai par le tribunal de commerce, il est certain qu’un plan social sera inévitable, ce que nous déplorons profondément. J’adresse ici un message de soutien à nos salariés dans cette période difficile.

En ce qui concerne les difficultés récentes de Jennyfer, un premier projet de relance avait été lancé en 2018 par M. Sébastien Bismuth, ancien président d’Undiz, avec le soutien des fondateurs de Jennyfer et de Celio, ainsi que d’autres acteurs du commerce de détail international. Ce projet, qui avait plutôt bien fonctionné, reposait sur plusieurs axes stratégiques. Il prenait en compte les mutations du commerce de détail français, s’éloignant de la course effrénée à l’ouverture de nouveaux points de vente caractéristique des années 2000, pour privilégier un réseau plus restreint mais composé de magasins individuellement plus puissants, exploitant ainsi les économies d’échelle.

Ce projet visait également à accroître la désirabilité de la marque, notamment par le biais de collaborations avec des influenceurs et d’importants investissements marketing. Je précise ici que maintenir la désirabilité d’une marque nécessite aujourd’hui des investissements considérables et constants, difficilement soutenables pour de nombreuses entreprises textiles françaises dans leur structure économique actuelle.

Le troisième volet de cette reprise concernait la transformation de notre modèle d’approvisionnement. Bien que nous nous approvisionnions encore majoritairement en Asie, à hauteur de 70 %, nous avons considérablement fait évoluer notre modèle d’achat pour intégrer 30 % d’approvisionnement en Turquie. Cette évolution visait à nous rapprocher des tendances et à répondre plus efficacement aux attentes de notre clientèle en quête de mode et de nouveauté.

Ces initiatives ont initialement permis à Jennyfer de renouer avec la rentabilité en 2021, malgré la crise du covid‑19. Cette période s’est révélée extrêmement difficile, comme pour Camaïeu et Kaporal. Je partage le constat précédemment évoqué au sujet de l’aberration que représente le paiement de loyers, même partiel, lorsque les magasins sont fermés et que les coûts fixes persistent.

Dans ce contexte, nous avons bénéficié d’un soutien important des pouvoirs publics, notamment à travers l’obtention d’un PGE de 50 millions d’euros. Bien que cette aide ait été cruciale pour traverser la crise, un PGE reste une dette à rembourser et permet uniquement de repousser l’échéance. Nous avons également bénéficié de l’aide « coûts fixes », à hauteur de 10 millions d’euros, qui a constitué une véritable bouffée d’oxygène et a contribué à notre retour à la rentabilité en 2021.

L’année 2022 s’est cependant avérée particulièrement difficile, pour Jennyfer comme pour l’ensemble des acteurs du commerce de détail français. Les modes de consommation ont évolué, avec une prépondérance accrue du commerce en ligne. Sur notre segment des 10 à 19 ans, nous avons assisté à l’émergence massive des plateformes numériques asiatiques, dont le modèle économique diffère radicalement du nôtre. Ces acteurs, n’étant pas soumis aux mêmes structures de coûts, peuvent pratiquer des prix sur lesquels une entreprise comme la nôtre ne peut s’aligner, entraînant un report significatif des parts de marché.

L’importante inflation de 2022 a également considérablement affecté nos coûts. À titre d’exemple, nos loyers ont augmenté de 18 % en trois ans, tandis que notre chiffre d’affaires diminuait de 20 %, entraînant mécaniquement un effet ciseau. Dans un contexte de modèles économiques déjà fragiles, une augmentation de 18 % sur un poste aussi crucial que les loyers devient insoutenable. Cette situation contraint une entreprise comme Jennyfer à viser une croissance annuelle de 10 % de son chiffre d’affaires, dans un marché lui-même en déclin dû à une baisse de la consommation. Ces charges sont devenues intenables.

Nous avons également été confrontés à la problématique du transport, notamment maritime, en 2022, avec des répercussions significatives pour les entreprises de distribution. Pour illustrer l’ampleur du phénomène, le coût d’un conteneur maritime est passé de 2 000 à 20 000 dollars en quelques semaines. Face à cette situation imprévisible et incontournable pour l’acheminement de nos marchandises, nous ne disposions d’aucun pouvoir de négociation, ce qui a immédiatement affecté nos marges.

Ces différents facteurs ont conduit à une détérioration considérable de notre rentabilité en 2022, nous contraignant, tout comme Kaporal, à déclarer une cessation des paiements et à entrer en redressement judiciaire en juin 2023. Une solution potentielle s’est rapidement esquissée, portée conjointement avec un associé et appuyée par l’un de nos principaux fournisseurs, un industriel chinois, qui s’est déclaré prêt à injecter sans délai 15 millions d’euros de capitaux nouveaux dans l’entreprise. Nous avons également bénéficié d’un excellent soutien de la part des acteurs de la procédure.

Cependant, malgré l’émergence d’un projet viable dans les deux mois suivant le redressement judiciaire, le processus de renégociation avec les créanciers, qu’il s’agisse des banques, de l’État ou des fournisseurs, a été entravé par de nombreuses lourdeurs administratives, si bien qu’il s’est prolongé durant une année entière. Or perdre une année dans un secteur aussi exigeant que celui du commerce de détail signifie, concrètement, l’impossibilité d’investir dans le marketing pour une enseigne comme Jennyfer, dont le modèle repose largement sur la communication autour de licences, le recours aux influenceurs, les opérations commerciales et les temps forts promotionnels.

Progressivement, la marque disparaît du paysage commercial français, notre sortie du redressement judiciaire en juin 2024 nous plaçant face au défi de relancer l’intégralité de notre dynamique commerciale. Bien que l’investissement de 15 millions d’euros soit conséquent, il reste modeste pour une entreprise générant alors 240 millions d’euros de chiffre d’affaires. Cette situation ne nous laissait donc qu’une seule chance de réussite, fondée sur notre projet de transformation du modèle. Il était impératif de nous éloigner d’un positionnement axé uniquement sur les bas prix et une clientèle très ciblée, une stratégie vouée à l’échec face à des concurrents – exerçant dans un secteur d’activité unique – aux tarifs imbattables et des marques internationales telles que Primark ou H&M, bénéficiant d’économies d’échelle inaccessibles pour Jennyfer.

Notre ambition était donc de nous démarquer en investissant massivement dans la mode, le style et la valeur ajoutée de nos produits, afin de transcender notre image de marque discount. Ce projet ambitieux exigeait des investissements considérables en marketing et en communication.

Malheureusement, le temps nous a fait défaut. Notre plan initial visait une transformation en profondeur de l’offre, non pas dans une perspective de croissance de 10 % à 20 %, mais plutôt dans l’objectif de maintenir le niveau du chiffre d’affaires tout en allégeant la structure de coûts. C’est dans cet esprit que nous avons engagé un plan social dans le cadre de la procédure de redressement judiciaire. Parallèlement, nous avons toutefois subi une perte de 20 % de notre chiffre d’affaires. La transformation d’une marque constitue un processus dont les effets ne peuvent être immédiats, car elle implique nécessairement une phase transitoire d’inadéquation entre la nouvelle offre proposée et la clientèle historique, tandis que la cible visée par cette nouvelle offre n’a pas encore été pleinement conquise.

Faute de temps, nous avons donc été contraints, à notre plus grand regret, de déposer le bilan le 30 avril dernier, avec une poursuite d’activité prévue jusqu’au 28 mai. Nous sommes, à ce jour, dans l’attente d’éventuelles offres de reprise.

M. le président Denis Masséglia. L’objectif de cette commission d’enquête est d’explorer les actions que l’État peut entreprendre pour limiter les plans de sauvegarde de l’emploi. Vous avez largement évoqué l’évolution des habitudes d’achat, particulièrement chez les jeunes consommateurs, qui se tournent vers des plateformes principalement d’origine chinoise. Sans les nommer explicitement, deux acteurs majeurs se distinguent, avec une publicité particulièrement agressive prônant un mode de consommation que je trouve préoccupant.

Pensez-vous que le législateur devrait instaurer de nouvelles règles pour garantir une concurrence plus équitable face à ces entreprises chinoises ?

Mme Sandrine Lilienfeld. Cette mesure me paraît absolument indispensable, car je ne comprends pas comment ces acteurs peuvent inonder le marché français de leurs colis sans s’acquitter de frais de douane. La mise en place d’une taxe sur les colis, vivement réclamée par la profession et portée notamment par M. Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt‑à‑porter féminin, me semble être une solution évidente et facilement applicable. Cette nécessité est d’autant plus pressante au vu de la situation actuelle aux États-Unis, qui risque d’accentuer encore notre désavantage concurrentiel.

Ces acteurs ne sont, en outre, pas soumis aux mêmes normes que nous, et les détaillants français ont considérablement progressé en matière de responsabilité sociale des entreprises. Nous sommes ainsi assujettis à des obligations de traçabilité qui peuvent représenter un coût allant jusqu’à 1 à 2 dollars par article. Par conséquent, nous ne luttons pas à armes égales, ni avec les mêmes structures de coûts.

Cette régulation ne me semble pas complexe à mettre en œuvre. Bien que nous fassions face à des concurrents d’excellence tels que Zara, ces acteurs européens opèrent dans le même cadre réglementaire que nous, tandis que la situation actuelle avec les acteurs chinois me paraît profondément inéquitable.

M. Nicolas Ciccione. Bien qu’il soit naturel, dans un secteur concurrentiel, que certaines enseignes rencontrent des difficultés, encore faut-il que le combat soit mené à armes égales. Les entreprises telles qu’Inditex travaillent selon des logiques classiques et s’efforcent de maintenir un modèle rentable. En revanche, nous nous trouvons aujourd’hui contraints de lutter contre des acteurs qui n’opèrent pas selon un modèle traditionnel fondé sur la vente de produits rentables, puisque ce n’est pas leur objectif. Leur activité consiste avant tout à collecter des données, ce qui s’apparente à des pratiques agressives à l’égard de nos territoires, pas seulement en France mais également à l’échelle européenne. Il me paraît donc essentiel que nous nous protégions car, d’une certaine manière, nous sommes en guerre. Cette concurrence n’est pas seulement déloyale, elle est également immorale.

Aujourd’hui, notre pays s’éveille enfin à une consommation plus responsable et avance dans la bonne direction. Les entreprises jouent véritablement le jeu, même si cela nécessite du temps, car il est impossible de transformer intégralement un modèle du jour au lendemain. Nous cherchons à privilégier les circuits courts et à limiter notre impact carbone. Ce qui importe le plus, c’est de réduire les volumes afin de produire uniquement ce qui peut être vendu. En face de cette approche porteuse de sens, nous nous trouvons confrontés à des acteurs qui inondent le pays de produits de mauvaise qualité, encore plus nombreux qu’ils ne l’étaient avant la prise de conscience écologique. Cette situation me paraît absurde.

M. Yann Pasco. Ce qui apparaît paradoxal dans les pratiques de ces acteurs, c’est qu’elles apportent, il est vrai, une réponse concrète à la question du pouvoir d’achat, qui demeure centrale en France. Toutefois, cette dynamique exerce une pression considérable sur des enseignes comme Jennyfer, en brouillant totalement la perception du rapport entre la valeur, le prix et le produit. L’enseigne Jennyfer s’est historiquement construite autour d’un positionnement tarifaire très accessible et nous n’avons pas procédé à des hausses significatives de prix. Pourtant, de nombreuses clientes nous considèrent aujourd’hui comme une marque coûteuse, simplement parce que nous n’avons plus la capacité de nous aligner sur les standards imposés par ces nouveaux entrants. Il me semble dès lors impératif que des mesures soient prises pour répondre à cet enjeu.

M. le président Denis Masséglia. Nous connaissons une transformation économique d’une ampleur exceptionnelle. Le modèle fordiste reposait sur un principe simple : embaucher un individu, le rémunérer pour qu’il produise un bien et lui permettre, grâce au salaire tiré de cette production, d’acheter ce même bien. Il faut admettre qu’un tel modèle n’a plus cours aujourd’hui, puisque ceux qui sont censés consommer les produits ne sont plus ceux qui les fabriquent. Il me semble que nous, responsables politiques, devons engager une réflexion de fond sur cette évolution sociétale, qui constitue, d’une certaine manière, l’une des conséquences directes de la mondialisation.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Vous évoquez la nécessité de protéger non seulement le secteur de la distribution, mais plus largement l’ensemble de notre économie, face à une concurrence qui n’est plus libre et non faussée, mais qui est désormais totalement débridée. Avez-vous le sentiment, au regard de vos échanges avec les pouvoirs publics, que cette nécessité est aujourd’hui réellement prise en considération ? Est-elle perçue comme un impératif devant désormais irriguer l’ensemble des politiques publiques, au-delà des dispositifs de soutien ou d’accompagnement ponctuels qui peuvent être mis en œuvre lors de situations de crise ? Avez-vous, dans le champ qui est le vôtre, le sentiment que cette urgence est effectivement intégrée par les pouvoirs publics ? Avez-vous des échanges avec les différents acteurs institutionnels qui vous laissent entrevoir une réelle prise en compte de cette problématique ?

Mme Sandrine Lilienfeld. Je constate avec regret un désintérêt manifeste des pouvoirs publics pour notre secteur. Cette situation est d’autant plus préoccupante que nous sommes à un moment crucial où la distribution française pourrait encore être sauvegardée. J’ai la conviction que si nous n’agissons pas maintenant, il sera bientôt trop tard pour défendre ce qui restera de notre industrie, comme cela a été le cas pour d’autres secteurs industriels par le passé.

J’ai naïvement cru qu’une simple intervention de l’État auprès des banques, les incitant à accorder des financements à court terme quand l’État se porte garant à 90 %, aurait pu suffire. Ces financements sont essentiels pour couvrir nos besoins en fonds de roulement, particulièrement dans notre domaine où nous devons anticiper les collections.

La situation est alarmante, puisque nous constatons une chute vertigineuse de la fréquentation en boutique, de l’ordre de 30 % à 40 % par rapport aux années fastes. Parallèlement, les indices de loyer continuent d’augmenter. Cette situation est tout simplement intenable car il est mathématiquement impossible de maintenir le même niveau d’activité, en dépit des efforts de nos équipes de vente. Malgré les nombreuses sollicitations du secteur textile et des fédérations pour obtenir de l’aide dans les négociations avec les grands bailleurs institutionnels, nos doléances sont restées lettres mortes. J’ai le sentiment que, durant cette crise majeure, les intérêts des bailleurs institutionnels ont davantage été protégés que ceux des distributeurs.

Nos appels à l’aide concernant les loyers et l’obtention de financements à court terme n’ont pas été entendus. Certaines entreprises ont pu bénéficier des aides « coûts fixes » et des PGE, mais beaucoup n’y ont pas eu accès. Je juge ces mesures largement insuffisantes. À titre de comparaison, lorsque les factures d’électricité ont triplé ou quadruplé, les particuliers ont bénéficié d’un bouclier tarifaire pendant un an ou deux. Une mesure similaire pour les entreprises fragilisées aurait été extrêmement bénéfique. Or je n’ai pas ressenti de soutien réel pour notre secteur. Même lorsque je dirigeais Caroll, une entreprise rentable sans aucun problème financier, nous n’avions pas pu obtenir de PGE, simplement parce que nous appartenions au Groupe Vivarte, alors en difficulté. Il me semble donc que l’État n’a pas suffisamment incité les acteurs clefs que sont les banquiers et les bailleurs à nous soutenir, alors que nous en avions cruellement besoin.

Je m’interroge également sur les délais extrêmement courts accordés par les tribunaux pour trouver des solutions de reprise. Pour Camaïeu, véritable fleuron français, nous n’avons eu qu’un mois pour trouver une solution. J’ai sollicité quinze jours supplémentaires auprès du tribunal, qui m’ont été refusés.

M. le rapporteur. Vous semblez donc estimer que le soutien des pouvoirs publics fait non seulement défaut, mais qu’il existe également une forme de mauvaise volonté ou d’attentisme.

Mme Sandrine Lilienfeld. M. Yann Rivoallan mène depuis deux ans une lutte acharnée, plaidant pour une protection de tous les acteurs menacés de disparition face à Shein et Temu par le biais, notamment, d’une taxation des colis. Malgré ces efforts soutenus et le lobbying intense de toutes les fédérations, nous constatons un désintérêt flagrant des autorités et une multiplication des fermetures.

Il est surprenant, même en l’absence de majorité, de constater qu’aucune proposition visant à taxer les colis de Shein et Temu n’ait suscité de consensus à l’Assemblée. Le fait que cette proposition de loi soit constamment repoussée ou modifiée est particulièrement frustrant et démontre que le secteur ne semble pas être une priorité pour les décideurs.

M. Yann Pasco. En ce qui concerne Jennyfer, je n’ai pas constaté un désintérêt total des pouvoirs publics, puisque nous avons bénéficié de divers soutiens sous la forme de PGE, d’aides « coûts fixes » et, à cinq reprises entre 2018 et 2023, de reports d’échéances fiscales et sociales. Le comité interministériel de restructuration industrielle nous a également apporté un soutien considérable dans nos restructurations, tandis que les bailleurs et les banques ont consenti des efforts.

Ces aides interviennent toutefois généralement une fois les difficultés avérées, ce qui est souvent trop tardif. À titre d’exemple, les baux commerciaux impliquent de verser trois mois de garantie et de payer trimestriellement par avance, ce qui signifie qu’avant même de générer le moindre revenu, une entreprise doit mobiliser six mois de trésorerie. Bien que nous ayons réussi à négocier des paiements mensuels, cela n’est possible qu’en situation de crise. Or ces années de tension sur la trésorerie ont considérablement entravé notre capacité d’investissement, ce qui pénalise aujourd’hui de nombreuses entreprises françaises.

Il serait judicieux d’envisager des mesures plus préventives, notamment auprès des banques. Les lignes de crédit, essentielles au financement du BFR dans notre secteur, se sont considérablement réduites. Jennyfer, par exemple, est passée de 45 millions d’euros de lignes de crédit il y a dix ans à zéro aujourd’hui, nous obligeant à négocier directement avec nos fournisseurs.

S’agissant des plateformes numériques, l’urgence d’agir est manifeste. Malgré les discussions et le lobbying intensif, les actions envisagées pour 2028 semblent bien trop tardives au vu de la situation actuelle.

M. Nicolas Ciccione. La crise de 2020 a révélé que notre secteur était considéré comme « non essentiel », une qualification qui manque cruellement de nuance. Notre industrie, celle de la mode et du textile, apporte de la joie, élément indispensable à la vie. Elle mérite en cela une considération plus approfondie, car elle incarne la créativité, génère de la valeur ajoutée et préserve un savoir-faire sur nos territoires.

Bien que notre marque ne produise pas exclusivement en France, nous avons pris quelques initiatives dans ce sens et aurions souhaité pouvoir les développer davantage. Il nous semble pertinent d’explorer des pistes dans cette direction, avec le soutien des pouvoirs publics, car il existe certainement des opportunités d’affaires au sein du secteur qui mériteraient un accompagnement.

Les aides arrivent effectivement tardivement. Le paradoxe réside dans le fait que les institutions financières et les banques n’ont pas suivi, même lorsque nous présentions des modèles plus viables que ceux qu’elles soutenaient par ailleurs. À titre d’exemple, il nous a été proposé d’ouvrir des lignes de crédit documentaire à condition de déposer 100 % du montant demandé, ce qui illustre parfaitement le manque de flexibilité des organismes.

Je m’interroge sur la possibilité de mettre en place des dispositifs spécifiques pour soutenir les plans de relance visant à préserver l’emploi, assortis de projets concrets. Peut‑être pourrions‑nous envisager l’intervention d’une banque nationale, sous réserve de la réalisation des audits nécessaires pour garantir la bonne utilisation des fonds publics. Économiquement, le coût du non-travail est probablement supérieur à celui d’un soutien ciblé et contrôlé aux entreprises viables.

M. le rapporteur. Quelle a été votre réaction face à la décision d’un ancien membre du Gouvernement de devenir lobbyiste pour l’un de vos concurrents les plus agressifs à l’échelle internationale ?

Mme Sandrine Lilienfeld. Je considère qu’il s’agit d’un choix personnel et économique, probablement motivé par une rémunération conséquente. Cette personne ne bénéficiera pas de mon soutien électoral et je constate malheureusement que les déceptions causées par certains hommes politiques ne sont pas rares pour les Français.

M. le rapporteur. Jugeriez-vous normal, légitime, voire souhaitable que nous envisagions d’encadrer plus strictement la reconversion professionnelle des anciens responsables publics ? Plus précisément, ne serait-il pas pertinent de limiter la possibilité pour quelqu’un ayant eu la charge de l’intérêt général et de la défense de l’intérêt national de passer aussi rapidement au service d’un concurrent qui, selon votre expertise, porte atteinte de manière durable et significative à notre économie et à des secteurs d’activité aussi cruciaux que le vôtre ?

Mme Sandrine Lilienfeld. Si nous devions encadrer tous les comportements politiques qui suscitent la déception, nous nous engagerions dans un processus sans fin de réglementation des paroles et des attitudes.

M. Nicolas Ciccione. Bien que je ne connaisse pas la personne en question, j’ai entendu un discours suggérant que ces entreprises contribueraient à améliorer le pouvoir d’achat des Français. Je conteste fermement cette affirmation. Ces sociétés, loin de soutenir les Français, détruisent au contraire de nombreux emplois. J’insiste sur la nécessité de rectifier ces allégations erronées et de présenter les faits tels qu’ils sont réellement.

M. Yann Pasco. Je m’abstiens de commenter la mission, dont je ne connais pas les détails précis et qui ne relève pas de mes préoccupations immédiates. À mon sens, l’enjeu principal réside dans les actions futures des pouvoirs publics pour soutenir les entreprises françaises.

M. le rapporteur. Pour aborder concrètement la question des actions envisageables des pouvoirs publics, plus spécifiquement en ce qui concerne Kaporal, quelle est votre analyse des obstacles rencontrés lors de la mise en œuvre du projet de reprise ? Estimez-vous nécessaire de réviser le cadre juridique ou les modalités d’intervention des autorités publiques en la matière ?

M. Nicolas Ciccione. Bien que Kaporal ait bénéficié d’un accompagnement conséquent, il convient de souligner que le temps d’un tribunal ne correspond pas à celui d’une entreprise. J’ai par ailleurs constaté que, si les tribunaux de commerce disposent d’une expertise juridique et comptable solide, ils manquent parfois de connaissances sur certains secteurs d’activité. Il serait ainsi judicieux d’intégrer une composante supplémentaire pour apporter une expertise sectorielle, particulièrement pour les entreprises de taille intermédiaire qui, représentant un volume d’emplois conséquent, seront amenées à comparaître de plus en plus fréquemment devant les tribunaux de commerce. Cette expertise permettrait d’adapter plus efficacement les outils disponibles en fonction des modèles économiques propres à chaque secteur.

En ce qui concerne le plan de continuation, son adoption s’explique par notre situation financière. En tant que repreneurs dans le cadre d’une procédure collective, nous ne disposions pas des ressources suffisantes pour investir immédiatement les sommes requises. Si nous souhaitons encourager ce type de reprise, comme ce fut le cas pour Kaporal, il est impératif d’approfondir cette mécanique spécifique. En effet, face à des difficultés de trésorerie ou de délais, la liquidation apparaît souvent comme la seule issue, excluant d’autres solutions potentielles telles que la conciliation ou un nouveau redressement judiciaire. Cette situation est inhérente au cadre légal actuel, qu’il pourrait être pertinent de réexaminer. Si les pouvoirs publics considèrent que cet outil est intéressant, c’est parce que, dans certains cas, les personnes les mieux placées pour reprendre une entreprise sont déjà en son sein.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


35.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Myriam El Khomri, ancienne ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social (mercredi 14 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne Mme Myriam El Khomri, ancienne ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social ([35]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons Mme Myriam El Khomri, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social entre septembre 2015 et mai 2017, accompagnée de M. Patrice Ivon, ancien conseiller en charge des mutations économiques et des restructurations.

Madame la ministre, vous avez porté, au nom du Gouvernement dirigé par Manuel Valls, le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs, devenu la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

De nombreuses personnes auditionnées par la commission d’enquête ont évoqué les dispositions de cette loi, notamment celles qui ont modifié les règles relatives à la procédure de licenciement pour motif économique. Il a donc semblé nécessaire que ses membres puissent vous entendre.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame la ministre, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Myriam El Khomri et M. Patrice Ivon prêtent serment.)

Mme Myriam El Khomri, ancienne ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Je ne reviendrai pas sur le pourcentage de ruptures de contrat à durée indéterminée (CDI) pour motif économique, ni sur les difficultés économiques que notre pays rencontre actuellement, car ces sujets ont été largement évoqués lors des précédentes auditions – j’ai eu l’occasion d’en écouter quelques-unes. Je dirai simplement, en guise de propos liminaire, que je ne mésestime absolument pas les difficultés sociales que ce type de procédure peut entraîner pour certains de nos concitoyens et leurs familles.

Je présenterai une vision globale de la loi « travail » que j’ai défendue – je la nomme ainsi car je n’ai pas l’habitude de parler de moi à la troisième personne.

Ce texte s’est inscrit dans un mouvement de transformation au long cours de notre système de relations professionnelles, qui visait notamment à donner davantage de marges de manœuvre à la négociation collective, au plus près du terrain. Ce mouvement a été historiquement soutenu par une grande partie des organisations syndicales et patronales, qui en ont d’ailleurs souvent été à l’initiative : en témoignent l’accord national interprofessionnel (ANI) de 1995, l’accord de 2001, qui a servi de base à celui de 2004, la déclaration commune de 2008, ou encore l’accord national interprofessionnel de 2013. En assurant une forte différenciation entre les secteurs, ce cheminement législatif visait à donner aux acteurs de terrain, par la négociation collective, plus de moyens pour s’adapter à un environnement spécifique. En dépit des alternances politiques, ce processus a d’ailleurs été constamment approfondi, sans avoir jamais été remis en cause depuis près de quarante ans.

La loi « travail » a donc été élaborée dans ce contexte, et alors que le niveau de chômage restait invariablement élevé. En 2015, l’évolution de l’emploi était certes favorable, puisque les créations d’emplois étaient particulièrement dynamiques, mais le taux de chômage demeurait tout de même élevé et n’était pas orienté à la baisse – il a fallu attendre la fin de l’année 2016 pour percevoir ce mouvement.

Mon prédécesseur, François Rebsamen, avait défendu un projet de loi, adopté début août 2015, qui faisait suite à l’échec de la négociation interprofessionnelle et comportait un certain nombre de réformes importantes visant à conforter le dialogue social de branche et d’entreprise. Je pense notamment au renforcement des obligations de négociation, à la création des commissions paritaires régionales interprofessionnelles (CPRI), à la valorisation des parcours syndicaux, ou encore aux mesures relatives à l’assurance chômage des intermittents du spectacle. Toutefois, cette réforme n’avait pas paru donner aux partenaires sociaux suffisamment de moyens pour construire, par le dialogue, dans les entreprises et dans les branches, de nouveaux équilibres gagnant-gagnant. Force était de constater que, sur ce point, le dialogue social interprofessionnel était dans une impasse et qu’il nous fallait reprendre l’initiative.

C’est dans ce contexte que le Gouvernement a confié à Jean-Denis Combrexelle, le 1er avril 2015, la mission d’animer les travaux d’une commission chargée de réfléchir à la manière d’« élargir la place de l’accord collectif dans notre droit du travail et la construction des normes sociales ». Il s’agissait de « faire une plus grande place à la négociation collective, en particulier à la négociation d’entreprise, pour une meilleure adaptabilité des normes aux besoins des entreprises ainsi qu’aux aspirations des salariés ». Ce rapport a été remis au Premier ministre et à moi-même une semaine après ma nomination au ministère du travail, le 2 septembre 2015. Son objet était simple : il visait à faciliter la négociation collective en favorisant le dialogue social de proximité dans l’entreprise.

La tendance de fond, en Europe, notamment dans les pays du Nord, était de considérer que c’est au niveau de l’entreprise qu’il est le plus judicieux de décider de l’organisation du travail, en s’appuyant sur un fort consensus. Aussi la loi que j’ai défendue a-t-elle prévu le passage au principe majoritaire pour la signature des accords.

Voilà donc le point de départ de la future loi « travail », sur laquelle j’ai mené, pendant plusieurs mois, des concertations avec les syndicats et les organisations patronales. Personne n’avait anticipé le moindre embrasement sur ces dispositions plutôt consensuelles chez les syndicats dits réformistes, qui s’inscrivaient dans la lignée des lois votées au cours des précédents quinquennats.

Le chômage ne s’inversant que timidement et lentement, il a été décidé d’introduire dans le texte que je défendais – et que j’assumais de défendre – deux mesures qui auraient dû constituer l’ossature d’une loi « Macron 2 » qui n’existera jamais. Je veux parler tout d’abord de la « barémisation » des indemnités prud’homales, qui avait été invalidée dans la loi de 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, et à laquelle nous avions jusqu’alors renoncé, compte tenu de la concertation ouverte avec les organisations syndicales et patronales en mars 2016. L’autre mesure était une disposition relative aux licenciements économiques, sur laquelle je reviendrai plus précisément tout à l’heure.

Le troisième étage de la loi « travail » était la création du compte personnel d’activité (CPA), reprenant une vieille revendication des organisations syndicales – CFDT en tête – sur la sécurisation des parcours professionnels. Il s’agissait d’une sorte de sac à dos de droits, regroupant notamment le droit à la formation tout au long de la vie, le compte d’engagement citoyen et le compte pénibilité, que l’on attachait à la personne tout au long de sa vie, indépendamment de son statut et de son employeur. Ces dispositions prévoyaient notamment la portabilité des droits à la formation, modulée selon les profils mais applicable à tous – indépendants, salariés, demandeurs d’emploi ou fonctionnaires –, ce qui constituait une nouveauté importante.

À ces mesures s’ajoutaient la création de droits supplémentaires, au profit notamment des travailleurs des plateformes, l’instauration d’un droit à la déconnexion, la généralisation de la garantie jeunes et des dispositions relatives aux contrats saisonniers.

La loi « travail » ainsi reconfigurée incarnait notre volonté d’instaurer une flexisécurité à la française reposant sur le triptyque suivant : le renforcement de la place des syndicats et l’avènement de l’accord majoritaire ; l’accroissement de la lisibilité pour les entreprises ; la création de nouveaux droits pour les salariés. Ainsi, nous considérions ce texte comme une vraie loi d’équilibre, fruit d’un compromis social au sens noble du terme.

M. le président Denis Masséglia. Dans le cadre de la loi de 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, qui fait suite aux différents textes que vous avez fait adopter par le Parlement, nous avons tenté de favoriser une meilleure représentation des salariés au sein des conseils d’administration. Tout comme vous, je crois qu’un dialogue positif dans l’entreprise bénéficie à tous – à l’actionnaire, à la direction et aux salariés. Faudrait-il renforcer encore la présence des syndicats ou des représentants du personnel au sein des conseils d’administration ? Si les difficultés sont anticipées et font l’objet de débats en amont, on peut en effet espérer une meilleure acceptabilité des décisions qui seront prises, collectivement, pour les surmonter.

Mme Myriam El Khomri. Votre question rejoint l’une de celles que le rapporteur m’a posées par écrit : pourquoi, dans la loi « travail » de 2016, n’avons-nous pas augmenté la place des salariés au sein des instances de gouvernance des entreprises ?

Si ce sujet n’a pas été traité dans la loi du 8 août 2016, c’est parce que l’encre de la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi, qui comportait plusieurs dispositions importantes en la matière – l’élargissement du champ des entreprises soumises à l’obligation de nommer des administrateurs salariés, l’augmentation du nombre de représentants du personnel au sein des conseils, l’obligation de former ces représentants –, était alors à peine sèche.

À l’époque, il ne nous avait pas paru nécessaire d’aller plus loin. Nous préférions nous concentrer sur la mise en œuvre de ces mesures très récentes, d’autant que la loi de 2015 laissait aux entreprises un délai de deux ans pour se conformer aux nouvelles règles. Les assemblées générales devaient adopter une délibération modifiant les statuts des entreprises, et il nous fallait attendre la mise en œuvre de ces mesures pour en juger les effets.

Les précédentes auditions de votre commission d’enquête ont montré que ce débat reste entier. Le développement d’une culture du dialogue social ne se décrète pas. Ce dialogue doit être loyal et reposer sur une confiance qui, là encore, ne se décrète pas au moment où l’entreprise rencontre des difficultés. Il faut investir dans les représentants des salariés. Les consultants prônent souvent une symétrie des attentions entre les clients et les collaborateurs : cette même symétrie est nécessaire entre les acteurs du dialogue social. La loi permet d’organiser des formations communes aux membres de la direction et aux représentants du personnel, mais cette possibilité est peu utilisée. Par ailleurs, la négociation nécessite le développement d’une certaine expertise, et donc du temps, qui manque souvent.

Au terme des Assises du Travail, Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard ont publié un rapport préconisant de revivifier, après les « ordonnances Macron », la culture du dialogue social, notamment sur des sujets de proximité tels que la santé et la sécurité au travail. Je fais miennes leurs recommandations.

M. le président Denis Masséglia. Le sujet de la conditionnalité des aides a été très souvent abordé lors des précédentes auditions. L’accompagnement de l’État concerne toujours un domaine spécifique : par exemple, le crédit d’impôt recherche (CIR) est forcément lié à des dépenses de recherche, de même que certaines aides ou baisses de cotisations sont liées à des dépenses engagées par les entreprises bénéficiaires. Ainsi, on peut dire que ces aides sont déjà conditionnées et soumises au contrôle de l’État. Cependant, pensez-vous qu’il faille aller plus loin en la matière ? Faut-il, en particulier, demander le remboursement des aides accordées si des licenciements ou un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) surviennent dans les années suivant leur versement ?

Mme Myriam El Khomri. J’entends bien que vous voulez connaître mon opinion sur ce sujet, mais je resterai factuelle. La question se posait déjà en 2009, puisque la conditionnalité du pacte de responsabilité et de solidarité était discutée : l’impact de ces mesures sur l’emploi devait faire l’objet de rapports au niveau des branches professionnelles et être étudié par une commission, mais il s’agissait davantage d’un suivi a posteriori que d’une conditionnalité réelle. Avec le ministre de l’économie, qui attribuait un grand nombre de ces aides – les procédures de licenciement posent souvent la question de la revitalisation du bassin d’emploi –, j’ai pris la décision, que j’assume devant vous, de ne pas conditionner les aides octroyées. Cela ne nous semblait pas nécessaire. L’enjeu, à l’époque, était de favoriser les investissements dans l’outil de production et les créations d’emplois ; or force est de constater qu’à partir de la fin de l’année 2016, la situation économique s’est améliorée, les créations d’emplois ont été dynamiques et le taux de chômage a commencé à baisser.

Au-delà de la question de la conditionnalité des aides, nous savons que dans certains secteurs davantage touchés que d’autres par les difficultés, les défaillances d’entreprises sont très nombreuses et la situation de bon nombre de petites et moyennes entreprises (PME) – ainsi que de leurs salariés – inquiétante. C’est pourquoi je m’interroge toujours sur la question de l’anticipation et du rapport au temps. Des outils existent dans notre droit : je pense par exemple à la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), ou aujourd’hui à la gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP), qui prévoit une obligation triennale de négociation. Ne pourrait-on pas, dans certains secteurs ou face à certaines conjonctures, aller au-delà de cette obligation et essayer de négocier plus régulièrement ? Par ailleurs, le délai de deux mois pour trouver un repreneur ne me paraît pas suffisant, car cette recherche, qui se fait bien souvent à l’échelle internationale, nécessite un certain accompagnement et des expertises fortes.

Pour revenir à la conditionnalité des aides, la question avait donc été posée lors de l’élaboration du pacte de responsabilité et de solidarité, et elle avait suscité des débats très animés au sein du parti socialiste, auquel j’appartenais à l’époque.

M. le président Denis Masséglia. Il est vrai que le délai accordé pour la recherche d’un repreneur est relativement court. Nous devrions d’ailleurs réfléchir au bien-fondé de la règle selon laquelle ce repreneur doit opérer dans le même secteur d’activité que l’entreprise à céder. Pour ma part, je crois en la capacité des salariés à se former à des domaines d’activité différents : aussi pourrions-nous élargir la recherche aux repreneurs exerçant leur activité dans des secteurs que je qualifierais de proches.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Avant de vous interroger sur le bilan que l’on peut dresser de votre loi, j’aimerais m’arrêter quelques instants sur la confiance de nos concitoyens dans l’action des pouvoirs publics pour faire face aux grands défis économiques et aux catastrophes sociales que constituent les plans de licenciements. En effet, cette confiance est au fondement de notre capacité à « faire démocratie ». Cette question, certes un peu éloignée de la politique de l’emploi, est aussi au cœur des réflexions de notre commission d’enquête.

Vous avez évoqué des événements anciens, datant de presque une décennie, et des débats auxquels j’ai moi aussi participé, à l’époque, au sein du parti socialiste. Vous m’aviez fait l’honneur de me recevoir, avec des camarades, dans votre ministère : vous m’aviez alors dit, de mémoire, qu’il fallait laisser du temps au temps et que l’on pourrait juger la politique que vous meniez au bout de quelques années. Il faut bien reconnaître que vos propositions avaient provoqué un choc au sein de la gauche militante, car elles apparaissaient en décalage avec les positions que nous avions précédemment défendues. Ma première question portera donc sur le contexte de votre action – un point par lequel vous avez d’ailleurs vous-même choisi de commencer votre intervention. Pour ma part, je remonterai à l’alternance de 2012, lorsque la gauche est revenue au pouvoir après dix années de politique de droite marquées notamment par le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Considérez-vous que la loi « travail » – appelons-la comme cela, car c’est effectivement une œuvre collective, réalisée avec un Président de la République, un Gouvernement et une partie de la majorité de l’époque – était conforme ou fidèle aux engagements que le candidat François Hollande avait pris devant les Français et inscrits dans son programme électoral ?

Mme Myriam El Khomri. Notre volonté de développer la culture du compromis et du dialogue social était tout à fait conforme au projet social-démocrate qui a toujours inspiré François Hollande. Cela ne pose aucune difficulté.

Pour revenir au contexte, j’aimerais mentionner la loi de 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, qui est également importante et qui a précédé la loi « Rebsamen ». Je suppose que vous interrogerez Michel Sapin à ce sujet. Le contexte était aussi marqué par la situation économique du pays, ainsi que par une ambiance de fin de quinquennat, car ce n’est pas la même chose de défendre une réforme sociale à ce moment-là ou en début de mandat. Le contexte était donc particulièrement inflammable, car le syndicalisme montrait un aspect caricatural – rappelez-vous la situation chez Air France, à l’automne 2015, et ce moment où le directeur des ressources humaines du groupe a vu sa chemise déchirée, qui a beaucoup pesé dans le débat et ne nous a pas aidés à rallier le patronat aux principes de la négociation collective et des accords majoritaires. Les tensions étaient également vives entre les organisations patronales, qui s’opposaient sur la question de la représentativité patronale. Quant à la gauche, elle était très abîmée, alors que l’on sortait à peine du débat sur la déchéance de nationalité. Il y avait aussi des dissensions entre les organisations syndicales : la CFDT avait signé un accord sur l’Unédic, et Laurent Berger et Jean-Claude Mailly ne se parlaient plus ; la CGT boycottait les conférences sociales ; bon nombre d’organisations syndicales étaient focalisées sur des questions internes et la préparation de leur congrès. Force ouvrière faisait preuve d’une grande constance dans son attachement aux branches, puisque même André Bergeron avait critiqué, à l’époque, les lois « Auroux ». Deux lignes différentes, celle de Force ouvrière et celle de la CFDT, traversaient d’ailleurs le parti socialiste. Le fait que l’avant-projet de loi ait fuité dans la presse avant même sa présentation en Conseil des ministres n’a pas non plus contribué à la clarté du débat. Nous avons donc pâti de multiples facteurs défavorables.

Puisque vous avez posé la question du débat démocratique, j’aimerais insister sur une deuxième chose, qui a influé sur la façon dont cette loi a été perçue par les Français. Au départ, le texte que j’ai défendu devait être une loi « travail » portant sur les conditions de la négociation collective. Or l’introduction des deux dispositions que j’ai évoquées tout à l’heure, dont l’une avait été précédemment invalidée par le Conseil constitutionnel, a suscité un certain émoi : en effet, en voulant accroître la visibilité des entreprises sur la question des licenciements économiques, faciliter le recrutement en CDI et lutter contre l’emploi précaire – notamment contre les contrats à durée déterminée (CDD) –, on transformait cette loi « travail » en une loi « emploi ». Ce changement d’orientation a troublé les uns et les autres, qui se sont demandé si nous savions réellement ce que nous voulions, si bien que nous avons dû rouvrir, en mars 2016, une concertation avec les organisations patronales et syndicales qui acceptaient d’échanger avec le Gouvernement.

Enfin, même si 900 amendements ont été intégrés dans le texte final, la loi a été adoptée en recourant à la procédure prévue à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, ce qui n’a pas permis de débattre de la totalité des mesures. J’ajoute que l’opinion publique a été d’une grande constance : du début à la fin, 70 % des Français étaient opposés à ce texte.

La politique est souvent faite de violence, mais aussi d’ironie, car à en croire les sondages, qui valent ce qu’ils valent, 70 % des Français ignoraient le contenu précis de la loi. Et pour cause : le texte comportait mille mesures éminemment complexes – 123 articles, pour être précis. Je n’ai pas été capable de montrer la complémentarité et la cohérence de cet ensemble.

Ironie encore : alors que tous les candidats à l’élection présidentielle de 2017 avaient promis d’abroger cette loi « travail », les Français ont choisi le seul homme qui revendiquait ce texte et projetait même de le compléter. Ironie toujours : les syndicats les plus virulemment opposés à la loi à l’époque, notamment Force ouvrière, se sont montrés plutôt conciliants lors de la promulgation, en 2017, des ordonnances portées par Muriel Pénicaud. Cela rejoint ce que je soulignais tout à l’heure : un Gouvernement n’a pas la même légitimité ni la même autorité en début de quinquennat qu’en fin de mandat.

« Gouverner, c’est choisir », disait Pierre Mendès France. Mais gouverner, c’est aussi parfois déchoir. On peut trouver cela ingrat ; pour ma part, je continue de trouver cela noble.

J’assume complètement le texte que j’ai défendu. Il a permis une baisse du taux de chômage et un développement de la négociation collective – je ne reviendrai pas sur les chiffres qui témoignent de la dynamique qui s’est enclenchée. Bon nombre des accords trouvés sont signés par l’ensemble des organisations syndicales. Le principe de l’accord majoritaire pousse les parties à trouver les voies d’un compromis et responsabilise celles qui décident de signer.

La culture du dialogue social est-elle aboutie dans notre pays ? Non, je crois qu’il reste beaucoup à faire en ce qui concerne le dialogue social de proximité et les représentants de proximité. S’agissant de la santé et de la sécurité au travail, il faut que les choses avancent. La jurisprudence sur le livre IV du code du travail, l’impact des PSE et les risques psychosociaux (RPS) est aussi un élément extrêmement important.

Nous avons réellement tenté un compromis. On a tendance à voir celui-ci, dans notre pays, comme une compromission, comme si faire un pas vers l’autre en contrepartie d’un pas fait par ce dernier était synonyme non pas d’une avancée collective mais d’un recul pour soi‑même, comme si donner à celui qui donne était une perte nette. Je défends la culture du dialogue social, du compromis, même si elle semble toujours suspecte, ce qui me dérange. On préfère souvent l’affrontement, non sans des jeux de posture, du côté des patrons et parfois des syndicats, en s’enfermant dans une sorte de dialogue de sourds, où chacun hurle pour montrer la pureté de son combat. Or je ne crois pas que cela aide à construire le bien commun. La culture du dialogue social ne se décrète pas : il faut investir en elle.

M. le rapporteur. Quand tout se termine par le recours à la procédure prévue à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution et par des manifestations monstres, on peut s’interroger un peu sur la notion de dialogue.

Vous qui avez été en première ligne dans ce combat, imaginiez-vous début 2012 – vous étiez peut-être au Bourget, comme moi –, à l’époque où François Hollande déclarait que pour dissuader les licenciements boursiers, le coût des licenciements collectifs pour les entreprises qui versent des dividendes ou rachètent leurs actions serait accru, que vous défendriez une loi assouplissant les conditions du licenciement économique, en précisant les critères qui permettent à une entreprise de justifier de difficultés économiques ?

Quand François Hollande disait lors du débat de l’entre-deux-tours, en mai 2012, auquel vous avez dû assister, comme beaucoup d’entre nous, que la durée légale du travail resterait fixée à 35 heures – ce qui fut le cas, je ne vous accuse pas d’avoir supprimé cette disposition –, imaginiez-vous qu’on permettrait aux entreprises de négocier des accords modifiant le temps de travail et les majorations des heures supplémentaires, ce qui remet en question l’effectivité des 35 heures ? La perte de confiance de nos concitoyens dans les acteurs politiques pour relever les grands défis économiques s’explique aussi, je crois, par le non‑respect de la parole donnée. Vous avez évoqué le contexte, mais seulement quatre ans, et non une décennie, s’étaient écoulés depuis le début du quinquennat.

S’agissant d’un autre sujet majeur, François Hollande avait dit, reprenant en cela un vieil engagement de la gauche, que la loi devait rester la norme supérieure qui garantit les droits fondamentaux des salariés. C’était à Dijon, toujours en 2012. Or la loi « travail » a inversé la hiérarchie des normes en donnant aux accords d’entreprise la primauté sur les accords de branche et la loi dans plusieurs domaines, notamment le temps de travail. François Hollande avait également déclaré qu’il refusait « la flexibilité, qui précarise des salariés ». Là aussi, il y aurait beaucoup de choses à dire.

J’essaie de comprendre ce qui a conduit à juger qu’il était nécessaire de faire un virage à 180 degrés. J’ai retrouvé un discours prononcé le 1er mai de la même année par un autre candidat à l’élection présidentielle, Nicolas Sarkozy, qui avait organisé, contre les organisations syndicales, son propre rassemblement : je suis effaré de constater, quand je compare ce document et votre présentation de la loi « travail » à la tribune de l’Assemblée nationale, que des phrases sont quasiment identiques. Comment en est-on arrivé là ? Quelle a été, par exemple, l’influence du ministre de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron, dont vous avez rappelé l’action ?

Mme Myriam El Khomri. Je n’étais pas au Bourget en 2012 : je n’ai donc pas eu la chance d’écouter le candidat François Hollande à ce moment-là.

Je réponds de ce qui relève de ma responsabilité. Lorsque vous êtes ministre, vous n’êtes pas là pour servir une famille politique, mais les Français – je pense que c’est un point important. Le rôle du ministre du travail est de mettre en œuvre le droit à l’emploi, de faire en sorte que les demandeurs d’emploi puissent reprendre rapidement un travail, de trouver les moyens de les former, dans les métiers en tension, et de répondre à la conjoncture économique. J’ai eu l’occasion de rappeler, dans mon propos liminaire, qu’il y avait alors des créations d’emploi, au nombre de 183 000 – la croissance était là ; mais ce n’était pas suffisant, parce que, compte tenu de la situation démographique, il fallait créer au moins 200 000 emplois pour faire reculer le chômage. Voilà quel était l’enjeu. Il faut aussi se rendre compte de l’impact que peuvent avoir, dans une économie mondialisée, les difficultés de certains secteurs d’activité. C’est également la réalité de l’exercice des fonctions de ministre du travail.

J’ai pu développer le compte personnel d’activité et généraliser la garantie jeunes – tous les rapports, ceux de la Cour des comptes comme ceux du ministère du travail, montrent qu’elle a eu un impact pour les jeunes. Au moment de la crise sanitaire, on a aussi découvert que la loi « travail » comportait un droit à la déconnexion, ce dont je suis très fière. Je me permets également de rappeler que la négociation collective s’est développée. Certains syndicats étaient extrêmement attentifs à cette question : même si nous avons la chance, dans notre pays, d’avoir des conventions collectives – peu de salariés n’en relèvent pas – et des branches professionnelles, vous vous souvenez de la tribune dans laquelle la CFDT, la CFTC et l’Unsa disaient craindre la mort du syndicalisme. Élargir l’objet de la négociation et pouvoir miser sur des contreparties, cela permettait de le renforcer. Pour moi, cette loi correspondait à la volonté de développer la flexisécurité à la française : la sociale-démocrate que je suis se retrouve dans ce texte.

Je ne fais plus de politique et ne compte pas en refaire, mais François Hollande est aujourd’hui député. Je vous suggère de l’inviter à s’exprimer devant vous et à répondre à vos questions. Pour ma part, je n’enlèverais rien de ce que j’ai pu faire pour répondre, notamment, à ce qu’étaient à l’époque le contexte économique et la situation de l’emploi – ils se sont améliorés par la suite.

Interrogez tout ministre qui a travaillé sur un projet de loi : le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution vous retire évidemment la possibilité de faire de la pédagogie. J’ai eu l’occasion de défendre le texte au Sénat, devant une majorité de droite, et ce fut le seul moment de pédagogie. Quand vous êtes ministre, vous faites tout pour aboutir par la négociation. C’est d’ailleurs dans cette perspective que je vous avais reçu au ministère.

M. le rapporteur. Pour vous, si je comprends bien, ce ne sont pas les porteurs du projet politique de 2012 qui ont changé, mais le contexte, ce qui aurait justifié ce qui était, qu’on le veuille ou non, une sorte de revirement – c’est en tout cas ce qu’a perçu une grande partie de l’opinion publique.

Mme Myriam El Khomri. Je ne parlerais pas de revirement – je ne vois pas d’éléments allant dans ce sens. Ce que je peux dire, c’est que la réforme était soutenue par des organisations syndicales. La CFTC, la CFDT, l’Unsa et la CFE-CGC, avant le départ de Carole Couvert, défendaient, notamment lors de la remise du rapport de la mission pilotée par Jean‑Denis Combrexelle, le développement de la négociation collective au niveau de l’entreprise. En matière de représentativité, la CFDT était la première organisation syndicale de France quand j’ai quitté mes fonctions. C’est aussi un élément démocratique.

M. le rapporteur. Vous avez rappelé que vous n’étiez plus engagée politiquement : c’est également ce qui fait l’intérêt de cette audition. Nous travaillons beaucoup sur l’actualité, mais nous avons là du recul, comme vous, ce qui est précieux – c’est peut-être plus vrai que si nous interrogions un ministre actuel.

J’ai une dernière question à vous poser au sujet du contexte, avant de passer aux articles principaux de la loi et au bilan qu’on peut en tirer. Beaucoup d’articles de presse, qu’il faut évidemment prendre avec des précautions, évoquaient à l’époque l’influence du ministre de l’économie, Emmanuel Macron. Je pense, par exemple, aux fameux barèmes prud’homaux, qui ont été instaurés ensuite mais qui figuraient dans la première version de votre texte. Il ne s’agit pas de savoir ce qui se disait à la table du Conseil des ministres – je ne suis d’ailleurs pas certain qu’il s’y disait grand-chose –, mais de comprendre quelle a été l’influence, notamment idéologique, du ministre de l’économie. Avez-vous senti, à un moment, même si vous considérez qu’il n’y a pas eu de revirement, une petite pression, amicale, bienveillante, sur le plan politique, qui aurait un peu forcé la main, si je puis dire, d’un Gouvernement dont les membres ne se rattachaient pas forcément à l’histoire politique et sociale que vous décrivez et qui étaient peut-être, parfois, un peu mal à l’aise ou du moins avaient besoin d’être convaincus de l’importance de certaines dispositions du texte ?

Mme Myriam El Khomri. Lorsque ce type de travail de concertation est mené, des réunions se déroulent entre les différents services et il y avait, par ailleurs, des réunions régulières avec le Président de la République, auxquelles était évidemment présents le Premier ministre, Manuel Valls, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, ainsi que Michel Sapin et moi-même. Le texte faisait notamment suite à une loi portée par Michel Sapin, qui avait aussi à l’époque des fonctions à Bercy.

J’avais mené pendant plusieurs mois une concertation, à partir du rapport de Jean‑Denis Combrexelle, sur la négociation collective. Nous avons eu un débat sur l’opportunité d’insérer dans le texte les deux mesures que vous avez évoquées – le barème prud’homal, qui a « sauté » par la suite, et les dispositions touchant aux licenciements économiques. Nous avons défendu, les uns et les autres, nos points de vue, puis un arbitrage a été rendu. Quand intervient un arbitrage du Président de la République ou du Premier ministre, soit vous démissionnez, si vous n’êtes pas d’accord, soit vous assumez. C’est ce que j’ai fait, même si ces nouvelles mesures n’étaient pas issues de la concertation initiale, ce qui se savait.

S’agissant du barème, le débat avait déjà eu lieu lors de l’examen de la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, bien que la mesure ait ensuite été invalidée, et la demande de lisibilité et de visibilité me semblait importante. Néanmoins, nous avons fait une concession dans le cadre des échanges avec les organisations syndicales, parce qu’il était important de parvenir à une forme de compromis social. Quant à la mesure relative au licenciement économique, je pourrai peut-être y revenir plus précisément en réponse à des questions sur l’article 67 de la loi, mais je peux déjà vous dire qu’elle ne me posait pas de difficulté, puisqu’il s’agissait notamment de reprendre une jurisprudence constante. Et j’assume toujours ces dispositions.

M. le rapporteur. S’agissant des barèmes prud’homaux, quels arguments ont conduit à l’arbitrage final, qui était de ne pas faire figurer cette disposition dans le texte, et quelle était votre position à ce sujet ? Pourquoi a-t-on finalement considéré que cette mesure n’était pas opportune à ce moment-là ?

Mme Myriam El Khomri. Il s’agissait d’une loi « travail », et ces mesures visaient clairement à lutter contre l’emploi précaire. C’est dans ce cadre qu’on avait considéré qu’il fallait intégrer des dispositions dans le projet de loi.

Pour moi, le premier argument était le travail de concertation mené avec les organisations syndicales et professionnelles. Je rappelle aussi que l’arbitrage a eu lieu le jour où un avant-projet de loi a fuité dans la presse. Le démarrage n’a pas forcément eu lieu comme on pouvait le souhaiter.

La concertation qui s’est tenue en mars 2016, notamment avec les organisations syndicales et patronales, a permis d’enrichir le texte, parfois en réintroduisant des mesures qui avaient fait l’objet d’un arbitrage négatif quelques mois auparavant, comme la généralisation de la garantie jeunes.

Tout cela était une question d’équilibre. Le rapporteur à l’Assemblée nationale, Christophe Sirugue, a également fait un travail important, avec bon nombre de députés. Malgré le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, 900 amendements ont été intégrés au texte.

M. le rapporteur. J’en viens au fond du texte, en commençant par la facilitation des licenciements au nom de la compétitivité de l’entreprise. En prétendant favoriser cette dernière, votre loi a flexibilisé le droit du travail – c’est ce que vous avez appelé la flexisécurité. Avec le recul, en quoi ces mesures ont-elles protégé les salariés contre les licenciements ? Ne s’agissait‑il pas plutôt, comme l’analysaient à l’époque les opposants au texte, de faciliter les ajustements d’effectifs ?

Mme Myriam El Khomri. Permettez-moi juste de rappeler ce qui figure dans la loi au sujet du licenciement économique, afin de poser clairement les termes du débat. La loi du 8 août 2016 ne comporte qu’une seule disposition relative au licenciement économique, son article 67, qui prévoit en particulier qu’une baisse significative des commandes ou du chiffre d’affaires pendant une certaine durée et par rapport à l’année précédente peut constituer un critère pour apprécier les difficultés économiques d’une entreprise et justifier un licenciement économique. Cet article prévoit également, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation, à l’époque, que la sauvegarde de la compétitivité peut constituer un motif de licenciement.

Il me semble important de redire que, contrairement à ce qu’ont parfois perçu ses opposants, la loi du 8 août 2016 comporte très peu de dispositions au sujet des licenciements économiques : elle se concentre principalement sur la question de la négociation collective. Comme vous l’avez rappelé, monsieur le rapporteur, entre l’avant-projet de loi, qui a été publié dans la presse avant son adoption par le Conseil des ministres, le 24 mars 2016, et le projet de loi transmis au Parlement, le texte a énormément évolué, notamment pour tenir compte des concertations engagées avec les organisations syndicales et patronales – elles avaient d’ailleurs conduit la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC, au temps de Carole Couvert, à donner un avis favorable au projet de loi. Le barème prud’homal, par exemple, ne figurait pas dans le projet de loi.

À l’époque, l’objectif n’était pas d’élargir ou d’assouplir la définition du motif économique, mais de la rendre plus lisible, en conservant les deux motifs qui étaient inscrits dans le code du travail – les difficultés économiques et les mutations technologiques – et en codifiant deux autres motifs définis par la jurisprudence de la Cour de cassation. Ont ainsi été intégrées dans la loi la notion de réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité, dans les termes exacts qui étaient ceux de la jurisprudence – je pourrai les citer si vous le souhaitez –, ainsi que la notion de cessation d’activité, dans les termes de la jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel.

La question que vous posez, finalement, est de savoir si ces notions sont floues. Je ne le pense pas : nous avons renvoyé à la notion de sauvegarde de la compétitivité et non à celle d’une amélioration. Nous n’avions pas identifié de risque et je ne suis pas certaine que l’application de ce critère ancien, qui remonte à des arrêts de 1995, pose aujourd’hui de réelles difficultés. Nous n’avons pas constaté de progression particulière des licenciements économiques à la suite de l’adoption de cette loi. Elle a donné, en revanche, de la certitude et de la visibilité aux acteurs économiques. Il y avait là un débat, notamment avec les opposants au texte, mais je continue de penser que si la France reste le pays le plus attractif en Europe pour les investissements étrangers, on le doit aussi aux lois qui ont permis de susciter de la confiance à l’égard de notre pays – il ne faut jamais sous-estimer le rôle des incertitudes. Quand vous êtes ministre du travail, vous regardez la confiance des entreprises, les chiffres de l’intérim et ceux du chômage, et vous constatez, bien souvent, qu’il existe une corrélation entre ces courbes.

Sans changer la jurisprudence, nous avons vraiment contribué, avec ce texte, à donner de la visibilité aux acteurs, notamment dans les plus petites entreprises, en leur fournissant des repères sur ce qu’on appelle les difficultés économiques. Tel était l’objet de l’article 67 de la loi.

M. le rapporteur. Vous avez, sinon le privilège, du moins la chance d’être entendue alors que nos travaux nous ont déjà permis d’auditionner un peu de monde – des experts, des représentants d’organisations syndicales, des responsables patronaux et M. Combrexelle. Il ressort de beaucoup de nos auditions, pour ne pas dire presque toutes, qu’il y a un flou autour de la notion de sauvegarde de la compétitivité et qu’il est à présent assez difficile d’identifier des situations dans lesquelles un licenciement ne serait pas justifié en son nom. Est-ce un risque ou un écueil que vous aviez identifié à l’époque ? Pourquoi cela n’a-t-il pas été pris en compte ? Et quel est votre regard sur l’analyse quasi unanime, voire unanime – je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu autre chose – selon laquelle, de fait, cette notion floue facilite plutôt les licenciements que la sauvegarde de l’emploi ?

Mme Myriam El Khomri. J’ai eu aussi l’occasion d’entendre certaines personnes que vous avez auditionnées.

Je considère que le rôle d’un ministre est également, lorsqu’une jurisprudence est constante depuis vingt ans, de dire le droit. L’idée importante était qu’il y ait une baisse significative du taux de chômage, et nous avons laissé une place au juge.

La loi, qui était fondée sur le rapport de Jean-Denis Combrexelle, était consacrée à la négociation collective. La mesure dont vous parlez a focalisé l’attention et fait oublier la question de la culture du dialogue social, qui constituait l’essentiel du texte. Le débat, les polémiques, les controverses ont ensuite tourné, après la concertation et la présentation du projet de loi au Conseil des ministres, autour de l’article 2 et du développement de la négociation collective, qui a cristallisé les oppositions.

Il ne me semble pas que la notion retenue soit floue, et le juge a encore un rôle majeur en la matière. Vous avez vu, par ailleurs, qu’il n’y a pas eu d’augmentation du nombre des PSE, bien au contraire, après l’adoption de la loi. Je n’ai pas le sentiment, pour avoir entendu certains avocats et professeurs de droit qui sont intervenus devant votre commission, que l’idée selon laquelle la notion serait floue fasse l’unanimité. Nous avons repris, au mot près, une jurisprudence qui était constante.

M. le rapporteur. M. Combrexelle nous a dit que la modification du cadre juridique du licenciement économique et le plafonnement des indemnités prud’homales, intervenu par la suite, avaient profondément altéré l’équilibre du projet de loi initial. Avez-vous le sentiment que vous auriez pu, sur certains points, être plus fidèle au rapport de M. Combrexelle et à vos ambitions initiales ? Pour être clair, si vous deviez refaire le texte aujourd’hui, quels éléments garderiez-vous et lesquels modifieriez-vous, soit parce que vous n’étiez pas forcément convaincue à l’époque – mais il a fallu faire des compromis –, soit parce que vous auriez constaté par la suite un manque d’efficacité ou le fait qu’un objectif n’était pas atteint ?

Mme Myriam El Khomri. Je pense que Jean-Denis Combrexelle faisait allusion aux discussions de l’hiver 2015, au sein du Gouvernement et avec le Président de la République, au sujet du contenu du projet de loi et du contexte économique – la croissance redémarrait, des créations d’emploi avaient lieu, mais le chômage ne baissait pas. Je comprends qu’il y ait une certaine frustration, notamment parce que le rapport de M. Combrexelle était la base de plus de 90 % du texte, grosso modo – je n’ai pas vérifié et je sais que je suis sous serment. Au départ, il est vrai que c’était un projet de loi principalement centré sur le développement de la négociation collective.

Ai-je des regrets en ce qui concerne les 123 articles de la loi promulguée en août 2016 ? Non. J’ai des regrets en ce qui concerne la communication et le sentiment de trahison éprouvé par les partenaires sociaux, avec lesquels je menais des concertations, du fait de l’introduction dans le texte des deux mesures dont nous parlons. Mais on ne refait pas l’histoire. Par ailleurs, je peux comprendre qu’il y ait une certaine frustration chez quelqu’un qui a mené une mission sur un sujet aussi central que le développement de la négociation collective, dans la perspective d’une loi « travail » et non « emploi ».

D’autres éléments ont été intégrés dans le texte – le compte pénibilité, qui était un sujet en soi ; le compte personnel d’activité ; le compte personnel de formation (CPF) ; les fraudes au détachement des travailleurs, qui cristallisaient aussi beaucoup de discussions, notamment entre la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb) et le Medef ; le droit à la déconnexion, notamment sur la base du rapport de Bruno Mettling ; les licenciements économiques, qui ont été au cœur de la contestation, alors que la grande majorité des articles portaient sur la négociation collective. C’était là un vrai débat qui aurait mérité de se poursuivre, sur le principe de l’accord majoritaire ou sur ce qu’il faut laisser au niveau de l’entreprise ou de la branche. Le débat sur la place du contrat et de la loi n’est pas honteux – il existe aussi au sein de la gauche et du parti socialiste.

Certains économistes soutenaient le texte, d’autres non ; celui-ci a suscité beaucoup de controverses. Il est vrai que la suppression de certaines des mesures relatives aux licenciements économiques nous a permis de recevoir le soutien de la CFDT et de la CFTC. Mais les éléments d’équilibre du texte initial et son évolution n’ont pas permis de renverser les perceptions, qui s’étaient cristallisées sur l’avant-projet de loi. C’est donc un échec. Aucun ministre ne peut prétendre le contraire lorsque 70 % des Français demeurent opposés à son texte et que la même proportion n’est pas en mesure d’évoquer son contenu. Cependant, certaines oppositions m’ont paru caricaturales : je ne crois pas que le retour au XIXe siècle qui était dénoncé alors se soit produit. Par ailleurs, le droit à la déconnexion, que l’on a découvert au moment de la crise sanitaire, est passé complètement inaperçu à l’époque.

M. le rapporteur. Comprenez-vous toutefois qu’une grande partie de la société française ait été attachée à la hiérarchie des normes sur laquelle est fondée notre république sociale ? Du reste, cette question a-t-elle fait débat, sur le plan idéologique, lors de l’élaboration du texte ? Aviez-vous conscience – vous, les ministres concernés, le Président de la République et le Premier ministre – de toucher à un élément important, notamment sur le plan symbolique, de notre construction républicaine ?

Mme Myriam El Khomri. Bien entendu, puisque l’on touchait au travail, qui occupe une place centrale dans la vie de tous les Français. Mais nous ne souhaitions absolument pas toucher aux 35 heures. Cependant, je continue de considérer que l’élargissement de l’objet de la négociation permet de travailler à l’obtention de contreparties. La mesure qui a suscité des réflexions – nous en avons beaucoup débattu avec Christophe Sirugue lors de la préparation de la loi – est celle qui avait trait à la modulation des heures supplémentaires. À l’époque, un accord avait été conclu dans la branche de l’audiovisuel, qui prévoyait une modulation à hauteur de 10 % contre des frais de garde. Tout l’enjeu était là : l’organisation du travail et les contreparties.

Pour moi, le verrou, l’élément important, résidait dans le caractère majoritaire de l’accord. Avant la loi « travail », je le rappelle, l’accord majoritaire n’existait pas : le compromis était moins fort. Cette disposition était un élément d’équilibre, voulu par des organisations syndicales. La loi traitait de l’organisation du travail : cela avait du sens d’en décider au sein de l’entreprise, au plus près du terrain.

Il est caricatural de dire, comme je l’ai entendu, que le renforcement de la négociation collective au niveau des branches et de l’entreprise affaiblit les droits des salariés. Je suis désolée de persister dans cette voie, mais je le pense profondément : il s’agit, au contraire, de leur offrir la possibilité de peser davantage, par l’intermédiaire de leurs représentants, dans la vie de l’entreprise. Ainsi, les mesures relatives aux parcours syndicaux, au renforcement de la culture du dialogue social – qui avait fait l’objet d’un rapport du Conseil économique, social et environnemental (Cese) – et aux moyens des organisations syndicales, notamment le temps dont elles ont besoin pour réaliser leurs expertises, me semblaient être des éléments très importants de l’équilibre que nous avions cherché à construire dans le projet de loi.

Je ne partage pas non plus l’idée selon laquelle le dialogue social ne fonctionnerait pas dans notre pays. Il n’est pas simple de négocier, de construire des compromis. Dans la pétition contre la loi « travail », il était écrit : « Il suffit d’un accord. » Non, l’accord doit être majoritaire, et il n’est pas facile d’y parvenir.

Depuis 2013, le nombre des accords d’entreprise a doublé sans – contrairement à ce que certains opposants affirmaient à l’époque – que celui des accords de branche diminue. Je suis convaincue que la loi a contribué à cette évolution. Plutôt que sur la valeur ajoutée de la négociation, il faudrait s’interroger sur les leviers à actionner pour consolider davantage encore la culture du dialogue social. Les préconisations de Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard me semblent précieuses à cet égard.

M. le rapporteur. La modulation des heures supplémentaires n’est donc pas, selon vous, sinon une remise en cause, du moins un affaiblissement de fait des 35 heures ?

Mme Myriam El Khomri. Non. Du reste, cette évolution a fait l’objet de peu de négociations, contrairement à ce qui était annoncé à l’époque. Par ailleurs, il me semble que Force ouvrière, qui y était opposée, a négocié, à la suite de la loi « travail », une modulation des heures supplémentaires dans la métallurgie – il faudrait préciser ce point. Je n’ai pas le sentiment que cette disposition ait conduit, comme l’affirmaient les opposants à la loi, à un détricotage du droit du travail. Actuellement, des accords sont conclus sur l’organisation du travail. Il faudrait interroger la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail sur le nombre de ceux qui ont porté sur la modulation des heures supplémentaires.

Pour répondre à votre question précédente : oui, nous avons eu des discussions, en particulier sur ce point.

M. le rapporteur. On se souvient de la communication du président du Medef, qui arborait un pin’s promettant un million d’emplois. Cette promesse était interprétée comme une contrepartie implicite à la politique de l’offre mise en œuvre sous le quinquennat de François Hollande. Le respect de cet engagement moral du patronat, pris devant les Français, leurs représentants et le Gouvernement, a-t-il fait l’objet d’un suivi, d’un contrôle, et, si oui, lequel ? Quels ont été le rôle et l’influence des organisations patronales dans la rédaction et la construction de la loi « travail » ?

Mme Myriam El Khomri. Je n’étais pas ministre du travail lorsque le président du Medef a commencé à porter ce pin’s. Un suivi était effectué au niveau de certaines branches professionnelles, mais il ne concernait pas cet engagement ; il portait sur les créations d’emploi dans le cadre du pacte de responsabilité et de solidarité. On dénombrait alors, chaque année, environ 600 000 départs à la retraite pour environ 800 000 entrées sur le marché du travail. Notre économie devait donc créer 150 000 à 250 000 emplois privés pour résorber le chômage – c’est l’objectif que nous avions en tête. C’est la raison pour laquelle j’avais mis en œuvre le plan « 500 000 formations supplémentaires » à destination des demandeurs d’emploi : à l’époque, seul un demandeur d’emploi sur dix accédait à une formation qualifiante et certifiante.

Le suivi était donc effectué, je le disais, au niveau de certaines branches, mais il n’a pas véritablement fonctionné, car la branche n’a pas d’existence en tant que telle : elle n’existe que par la convention collective. Ce n’est pas une personne que l’on peut convoquer.

Quant aux organisations patronales, elles manifestaient peu d’intérêt pour le développement de la négociation collective. Elles étaient surtout préoccupées par la question du détachement des travailleurs et celle de la représentativité patronale. La disposition visant à créer les accords de branche « à trous » – susceptibles de s’appliquer dans les plus petites entreprises où la représentation syndicale est absente – a également été beaucoup évoquée avec les organisations syndicales et patronales, car les plus petites entreprises devaient pouvoir s’en saisir. Les débats, nombreux, ont porté notamment sur la représentativité syndicale, les franchises, etc.

S’agissant de la négociation collective, nous menions des concertations, en cherchant à parvenir à un équilibre. Mais, je le rappelle, ces organisations avaient participé aux travaux qui ont abouti à la publication du rapport de Jean-Denis Combrexelle. Or de nombreuses dispositions de la loi sont issues de ce rapport.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Vous êtes une des personnes qui ont suscité mon engagement politique, puisque celui-ci a commencé lorsque je me suis opposé, comme beaucoup de jeunes gens de gauche, à votre politique et à votre loi.

Parmi ses dispositions, nous insistons, pour notre part, sur celles relatives à l’inversion de la hiérarchie des normes, aux visites médicales, aux licenciements économiques, à la flexisécurité… Beaucoup estiment qu’une telle loi ne relève pas d’une politique de gauche – mais certains, au sein de la gauche, la défendent. Toujours est-il que cette politique s’est poursuivie sous la présidence de M. Macron, qui pourrait, lui aussi, se réclamer de la flexisécurité. Cette commission d’enquête en examine le bilan : 300 plans de suppression d’emplois, 128 000 à 200 000 emplois menacés depuis septembre 2023. Comment pouvez‑vous encore défendre une politique dont l’échec est attesté par la situation actuelle de l’industrie française ?

Mme Myriam El Khomri. Je ne défends pas une politique mais une loi. Si vous me demandez, puisque c’est l’objet de la commission d’enquête, si l’article 67 de la loi « travail » a encouragé les licenciements économiques actuels, je vous réponds non – je me suis exprimée de manière précise à ce sujet. La situation actuelle est liée à la conjoncture économique et à des changements structurels. Prenons l’exemple du secteur du commerce. Le comportement des Français a changé : ils font de plus en plus leurs achats en ligne. Y a-t-il des éléments qui aggravent cette situation ? Le contexte économique mondial, notamment la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, et l’instabilité politique récente jouent sur la volonté des uns et des autres d’investir, de développer. Je ne mésestime pas pour autant les difficultés rencontrées par bon nombre de citoyens. Mais les PSE sont largement médiatisés, alors que les licenciements économiques représentent une part très faible des ruptures de CDI.

Pour résumer, je défends un texte de loi, et non une politique. Ce texte a-t-il eu des conséquences sur les PSE ? Ma réponse est non, et je l’assume. Les difficultés économiques actuelles sont très graves, les comportements changent. Par ailleurs, nous n’avons pas suffisamment anticipé le développement de l’intelligence artificielle. Les outils de régulation et d’anticipation sont-ils adaptés aux enjeux ? Le délai de deux mois pour trouver un repreneur est-il suffisamment long ? Ces différents éléments influent sur la situation actuelle, mais je ne suis pas aux responsabilités.

Lorsqu’on est ministre du travail, on reçoit, chaque vendredi, la liste des entreprises en difficulté, signalées par la direction générale du travail, les organisations syndicales, voire les directeurs des ressources humaines. Face à ces situations, le rôle du ministre est de solliciter les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) ou, le cas échéant, le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), de convoquer au ministère les organisations syndicales puis les employeurs et de tenter d’identifier ce qui peut être fait – la situation économique n’était pas facile non plus à l’époque. J’ai rempli ce rôle autant que faire se peut – Patrice Ivon, qui était mon conseiller en charge des mutations économiques et des restructurations, peut en témoigner –, avec les moyens qui étaient les nôtres mais de manière particulièrement engagée.

Encore une fois, si la question qui se pose est celle de savoir si certains PSE, particulièrement médiatisés en raison de leur impact sur les salariés et les territoires, ont un lien avec la loi « travail », ma réponse est non.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Je suis né en 2000. J’ai commencé à prendre conscience du monde qui m’entoure à l’âge de huit ans, au moment de la crise de 2008. Depuis, on ne cesse de nous dire que c’est la crise. Et on nous explique que, de ce fait, il faut renforcer la compétitivité, donc donner quelques gages au patronat pour qu’il maintienne les entreprises en France – c’était l’esprit de votre loi. Or le fait est qu’elles ne restent pas. C’est pourquoi je conteste cette politique ; elle est appliquée depuis très longtemps et ne fonctionne pas. Quel était votre état d’esprit, à l’époque ?

Mme Myriam El Khomri. Je comprends votre question, mais je ne peux pas vous laisser dire que, depuis 2008, nous n’avons connu que la crise. Celle-ci, nous serons d’accord sur ce point, se traduit notamment par le chômage. Or le taux de chômage a commencé à baisser à la fin de l’année 2016, et les créations d’emplois ont été particulièrement dynamiques. La France est le pays d’Europe qui accueille le plus grand nombre d’investissements étrangers.

La loi que j’ai défendue avait pour objet de développer le dialogue social. Vous dénoncez une inversion de la hiérarchie des normes parce que vous considérez que tout doit figurer dans le code du travail. Cette position est respectable. C’était celle de la CGT à l’époque. Force ouvrière, quant à elle, est attachée, depuis André Bergeron, au rôle des branches. D’autres organisations syndicales souhaitent avoir la possibilité de négocier au niveau de l’entreprise. La loi ou le contrat : c’est un beau débat. Il n’y a pas de bons ou de mauvais accords, il n’y a que des accords signés ou non. D’où ma volonté d’instaurer le principe majoritaire par la loi « travail ».

Certes, les défaillances d’entreprise sont très importantes depuis 2024. La politique dite du « quoi qu’il en coûte » a mis l’économie un peu sous cloche. Mais, ne l’oublions pas, notre pays a connu une dynamique de développement économique et de création d’emplois : nous ne nous sommes pas enfoncés dans la crise entre 2008 et 2024, comme en témoigne l’amélioration du taux d’emploi.

Peut-être faut-il aussi se pencher sur les difficultés que rencontrent certains secteurs. Comme je l’ai dit devant la commission des affaires sociales lorsque j’ai remis à la ministre des solidarités mon rapport sur le plan de mobilisation nationale en faveur de l’attractivité des métiers du grand âge, les métiers d’aide à domicile ou d’aide-soignant ont du sens, ils peuvent représenter 10 % de l’emploi en zone hyper-rurale et nous en avons particulièrement besoin. Or ils ne sont pas attractifs, du fait des conditions de travail – la sinistralité atteint des records dans les métiers du grand âge – et de la faible rémunération de ceux qui les exercent. Nous devrions donc les revaloriser, pour pouvoir créer des ponts entre ce secteur et ceux qui sont en plus grande difficulté, notamment celui du commerce de détail. Les partenaires sociaux avaient déployé le dispositif Transitions collectives, qui vise à favoriser les mobilités volontaires en les sécurisant, car il est difficile de changer de métier si l’on est privé de sécurité financière pendant sa formation.

Il me semble que l’on pourrait investir de manière à permettre aux salariés de secteurs dont le modèle a changé de se former à ces métiers-là. Ce n’est pas un propos hors-sol. Si les métiers de l’aide à domicile sont en tension, c’est parce que la rémunération y est trop faible et la sinistralité trop importante. Des améliorations sur ces deux points sont donc nécessaires pour faciliter la transition d’un métier à un autre.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Vous nous avez exposé votre conception du dialogue social. Je suis curieux de savoir si, pour vous, il existe une lutte des classes.

Mme Myriam El Khomri. Qu’appelez-vous la lutte des classes ? Soyez plus précis.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Pour le dire rapidement, d’un côté, les travailleuses et les travailleurs produisent la richesse ; de l’autre, les propriétaires des moyens de production tirent une rente de la richesse ainsi produite. De ce fait, il n’y aura jamais de consensus entre les premiers et les seconds. Lorsqu’on est de gauche, notamment socialiste, insoumis ou communiste, on doit prendre le parti des travailleuses et des travailleurs et concevoir le dialogue social comme un moyen pour ces derniers de regagner ce que la bourgeoisie leur a volé.

Mme Myriam El Khomri. Bien entendu, le rapport entre employeurs et salariés est déséquilibré, mais le principe majoritaire et le développement du dialogue social permettent de le rééquilibrer. Pour ma part, je fais confiance au dialogue social et aux organisations syndicales. Je crois – et, sur ce point, nos perceptions sont différentes – que les organisations syndicales peuvent négocier et protéger les salariés. Je ne crois pas que l’on puisse réaliser les adaptations rendues nécessaires par la mondialisation de l’économie en s’en tenant aux règles édictées dans le code du travail. La négociation collective peut aussi créer des droits pour les salariés. Ainsi, des accords sur le partage de la valeur ont été conclus – j’y crois beaucoup et peut-être pouvons-nous nous rejoindre sur ce point. Encore une fois, je fais confiance au dialogue social, car je crois en la capacité des organisations syndicales de défendre les intérêts des salariés.

M. le président Denis Masséglia. Madame la ministre, je vous remercie. Vous avez évoqué les caricatures dont votre loi a fait l’objet. Force est de constater qu’elles sont encore plus présentes à l’Assemblée nationale qu’à l’époque où vous étiez au Gouvernement. Certains croient que la solution passe par le combat et la virulence, d’autres qu’elle passe par le débat et le compromis. Nous devons, à l’Assemblée nationale, préférer le compromis au combat, qui ne doit être choisi qu’en ultime recours. Il en va de même dans l’entreprise. Ceux qui opposent les salariés au patronat se trompent : une entreprise se porte bien quand tout le monde tire dans le même sens. Il faut tout faire pour qu’elle se développe le mieux possible afin que la richesse produite puisse être répartie entre les différentes personnes qui ont participé à sa création, quelles que soient leurs responsabilités.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Vous dites cela parce que vous êtes un petit-bourgeois. Nous pourrons en débattre plus longuement en commission.

M. le président Denis Masséglia. S’il vous plaît.

Madame la ministre, vous pouvez adresser au rapporteur tout document ou toute information que vous jugeriez utile pour les travaux de notre commission.


36.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Muriel Pénicaud, ancienne ministre du travail (lundi 19 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne Mme Muriel Pénicaud, ancienne ministre du travail ([36]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail dans le gouvernement de M. Édouard Philippe entre mai 2017 et juillet 2020, accompagnée de M. Antoine Foucher, qui a dirigé son cabinet pendant toute cette période.

Madame la ministre, vous avez porté, à travers une série d’ordonnances publiées au Journal officiel du 23 septembre 2017, une réforme substantielle du droit du travail. Nous avons souhaité vous entendre car les personnes auditionnées par notre commission ont régulièrement évoqué les dispositions de ces ordonnances, notamment celles relatives à la négociation collective dans l’entreprise, à la rupture conventionnelle collective (RCC), à l’organisation des instances représentatives du personnel (IRP) ou encore au licenciement pour motif économique.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame la ministre, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Muriel Pénicaud et M. Antoine Foucher prêtent serment.)

Mme Muriel Pénicaud, ancienne ministre du travail. Tout d’abord, merci de me donner la parole dans le cadre des travaux de cette commission d’enquête. Je souhaite vous répondre avec clarté et franchise, bien sûr, mais aussi vous exprimer ma conviction que le cap choisi en 2017 et conservé depuis lors est le bon pour notre pays. Il serait irresponsable d’ignorer les difficultés que rencontrent certaines entreprises. Il serait tout aussi irresponsable de passer sous silence les résultats tangibles, les signaux forts, les transformations profondes qui placent la France parmi les grandes puissances économiques attractives, résilientes et socialement protectrices.

La vérité est que la France attire, innove et crée de l’emploi. Quelques faits et chiffres le prouvent. Le taux de chômage, structurellement bas, se situe à 7,4 %, contre 9,4 % en 2017, selon le Bureau international du travail (BIT) ; il n’a pas dépassé 7,5 % depuis quatre ans, ce qui n’était jamais arrivé depuis quarante ans. En hausse constante, le taux d’emploi a encore progressé de 0,4 point au dernier trimestre pour atteindre 69,5 %, ce qui résulte de la création de 2 millions d’emplois depuis 2017. Qui plus est, ces emplois sont qualitatifs. Nous avons compté plus de 4 millions d’embauches en contrat à durée indéterminée (CDI) chaque année depuis 2018, sauf en 2020, ce que nous n’avions pas connu auparavant en France.

Tout cela ne tient ni au hasard ni à une conjoncture heureuse. Cela tient à des choix politiques assumés, à des réformes courageuses, à un engagement des partenaires sociaux et à une vision qui conjugue dynamisme économique et progrès social. Le dernier baromètre EY de l’attractivité de la France le prouve : en 2024, pour la sixième année consécutive, la France reste la première destination européenne des investissements étrangers, ce qui est un important facteur de création d’emplois. Dans l’énergie, soixante-dix entreprises étrangères ont choisi notre pays cette année. Dans l’intelligence artificielle (IA), 109 milliards d’euros vont être investis en France. Les entreprises étrangères s’implantent à 75 % hors d’Île-de-France et irriguent tout le territoire. Entre 2017 et 2023, plus de 10 000 projets d’investissements étrangers ont vu le jour et ont conforté ou créé plus de 300 000 emplois sur notre sol. Ajoutons à cela une résilience remarquable face à la pandémie, grâce à la mise en place par les pouvoirs publics de dispositifs de soutien aux entreprises et aux salariés sans équivalent en Europe, notamment le prêt garanti par l’État (PGE), le fonds national de l’emploi (FNE) et l’activité partielle.

Ces résultats sont donc le fruit d’une volonté politique : faire de la France une terre de confiance pour investir, entreprendre et innover. C’est dans cet esprit qu’ont été conçues les ordonnances de 2017. Elles ne sont pas nées dans le secret de bureaux ministériels. Elles sont le fruit, à l’été 2017, de plus de 300 heures de concertation avec les partenaires sociaux, de débats nourris, y compris au Parlement, et d’un dialogue exigeant. Ces ordonnances avaient un objectif ambitieux, assumé, profondément républicain : transformer notre modèle social pour libérer les énergies, donner aux entreprises les moyens d’investir et d’embaucher tout en renforçant la protection des salariés. Nous avons promu cette double exigence, économique et sociale, ce dont je suis fière car je crois en une France qui attire, protège et agit – ces verbes ne sont pas contradictoires.

Qui attire, d’abord. Les ordonnances ont permis de lever un verrou qui contraignait fortement l’emploi dans notre pays. Avec le barème d’indemnités prud’homales, nous avons apporté de la sécurité juridique et de la prévisibilité dans les relations de travail, tant pour les entreprises que pour les salariés. Aucun chef d’entreprise – encore moins dans les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME) – n’embauche en pensant à licencier, mais l’incertitude sur le coût d’une rupture pouvait, trop souvent, dissuader de recourir aux CDI. Ce barème a permis de libérer les entrepreneurs de la peur d’embaucher, en particulier dans les petites entreprises.

En outre, il garantit beaucoup plus d’équité entre les salariés, car il met fin à des écarts parfois injustifiables, pouvant aller du simple au quadruple pour un même préjudice d’un conseil de prud’hommes à l’autre. Les plafonds fixés tiennent compte des décisions prises au cours des dernières années ; des planchers sont garantis, y compris pour les salariés ayant moins de deux ans d’ancienneté et ceux des TPE.

Les ordonnances ont aussi corrigé une incohérence majeure de notre droit du travail : le motif économique d’un licenciement est désormais apprécié au niveau national et non plus à l’échelle mondiale d’un groupe. C’était une exigence de bon sens, de cohérence et d’équité. Comment pouvait-on justifier qu’une filiale française, réellement en difficulté, ne puisse engager un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) sous prétexte qu’une autre filiale ou que le groupe réalisait des bénéfices en Chine, aux États-Unis ou ailleurs ? Cette logique n’était ni tenable juridiquement ni soutenable socialement. En alignant notre droit sur ce qui se pratique dans la majorité des pays européens, nous avons renforcé la crédibilité et l’attractivité de la France pour les investisseurs internationaux, sans renoncer à notre exigence de justice sociale.

Les ordonnances comportent de fortes garanties contre les abus, en particulier contre les entreprises qui chercheraient à organiser artificiellement la baisse de leur activité en France pour contourner le droit du travail. Les outils de contrôle et de sanction ont été renforcés. Il ne s’agissait pas de faciliter les licenciements, mais, au contraire, de mieux encadrer ceux qui sont justifiés et de sanctionner les entreprises qui trichent.

Une France qui protège, ensuite. Nous avons voulu renforcer les droits réels, concrets, des salariés. Nous avons encadré juridiquement le télétravail, ce qui a beaucoup servi en 2020 – mais ce n’est pas le sujet qui nous occupe aujourd’hui. Nous avons abaissé le seuil d’ancienneté ouvrant droit à l’indemnité légale de licenciement, le faisant passer d’un an à huit mois. Mieux encore, ces indemnités ont été revalorisées de 25 % pour les dix premières années. Ce n’est pas un symbole, c’est un progrès social tangible répondant à une demande forte des partenaires sociaux.

Pour protéger, il faut aussi faire preuve de réalisme et de respect envers les salariés. C’est pourquoi nous avons clarifié l’obligation de reclassement, prévue dans le cadre d’un licenciement économique, en faisant en sorte qu’elle s’applique désormais dans un périmètre national. Ce que d’aucuns ont présenté comme un recul est, au contraire, une protection renforcée. Proposer un poste à l’autre bout du monde à un salarié français, sans tenir compte de ses attaches et contraintes personnelles, ce n’est pas une solution de reclassement. Cela revenait trop souvent à dissimuler l’absence de réelles propositions. En restreignant cette obligation au territoire français, nous contraignons l’employeur à formuler des offres acceptables, crédibles, compatibles avec la vie du salarié. Cela rétablit une forme d’honnêteté dans le dialogue.

Troisièmement : agir. C’est-à-dire faire confiance aux acteurs de terrain et comprendre que la norme sociale ne peut plus être pensée depuis un lieu, un centre unique, mais doit se construire au plus près des réalités de chaque entreprise, de chaque secteur, de chaque territoire. C’est tout le sens de notre choix en faveur de la négociation collective à tous les niveaux. Je rappelle que, dans son titre, la loi d’habilitation à prendre les ordonnances visait « le renforcement du dialogue social ». Nous avons voulu une négociation plus vivante, plus pertinente et plus stratégique. Les ordonnances de 2017 ont redonné un véritable pouvoir d’action aux syndicats. Elles leur ont permis de créer une représentation des salariés sur mesure, mieux adaptée aux réalités des entreprises actuelles, qui ne sont pas toutes calquées sur le modèle hiérarchique traditionnel et qui se distinguent les unes des autres par des différences sectorielles ou de taille très marquées. Il est désormais possible d’instaurer un dialogue social constructif et réaliste même là où il n’y avait parfois aucune représentation.

Au-delà de cette flexibilité nouvelle, nous avons doté les partenaires sociaux d’outils leur permettant de prendre part aux décisions stratégiques, d’anticiper les transformations, de construire des accords durables et équilibrés. En d’autres termes, nous avons fait des représentants des salariés de véritables coacteurs de la vie de l’entreprise sur le plan social et économique. Le résultat est là : on n’a jamais autant négocié dans notre pays, et le mouvement a commencé dès 2018 ; 84 990 accords collectifs ont été conclus en 2023 – contre 40 000 à 50 000 par an auparavant –, dont près de 30 000 dans des structures de moins de 50 salariés. C’est le signal fort d’un changement culturel profond. La négociation sociale n’est plus réservée aux grandes entreprises et à leurs salariés : elle devient partout un levier du quotidien. Et il ne s’agit pas d’une négociation de façade : la majorité de ces accords portent sur des sujets structurants tels que l’épargne salariale et les salaires, ce qui montre que le dialogue social s’empare des vrais enjeux – pouvoir d’achat, redistribution de la valeur, implication des salariés dans la performance de l’entreprise. On négocie sur ce qui compte, ce qui change concrètement la vie au travail et les revenus.

Dans un monde traversé par des transitions profondes et de plus en plus rapides sur les plans technologique, écologique et économique, nous avons besoin d’un dialogue social agile, réactif et mature. Loin d’avoir affaibli le dialogue social, la réforme l’a responsabilisé et renforcé en faisant le pari de l’intelligence collective. La force du modèle social français, c’est cette capacité à conjuguer la protection des travailleurs et la capacité d’adaptation des entreprises. Tel est le sens des ordonnances : bâtir un droit du travail plus lisible, plus juste et plus efficace. En faire, si j’ose dire, un droit du travail de la confiance.

M. le président Denis Masséglia. Le dialogue au sein des entreprises est renforcé lorsque les entreprises rencontrent des difficultés. Ne serait-il pas judicieux de le renforcer aussi en amont, afin d’anticiper, voire de prévenir les difficultés, par une représentation renforcée des salariés – représentants du personnel ou représentants syndicaux – au sein des conseils d’administration ?

Mme Muriel Pénicaud. Cet aspect n’était pas dans le champ des ordonnances. Cela étant, on constate que le dialogue social instaure un climat de confiance conduisant à une participation des salariés aux instances de direction. Dans toutes les grandes entreprises où le dialogue social est avancé, il y a des salariés au conseil d’administration. Cette pratique, courante dans les pays nordiques, progresse en France. On pourrait y contribuer en faisant avancer la réflexion sur le partage de la valeur ou l’actionnariat salarié, qui n’est pas nécessairement du ressort législatif. Si l’actionnariat salarié se développe, il n’y aura plus de débat sur la place des salariés dans les conseils d’administration : le droit de représentation va de pair avec sa dimension économique. Nous avons des marges de progrès dans ce domaine.

M. le président Denis Masséglia. Ce partage de la richesse grâce à l’actionnariat salarié pourrait-il concerner toutes les entreprises, quelle que soit leur taille ?

Mme Muriel Pénicaud. Pour les TPE, c’est le partage de la valeur sous d’autres formes qui est appelé à se développer. Mais dans le cas d’entreprises au capital diversifié, l’actionnariat salarié a du sens. La tendance se développe dans les groupes européens et français, mais pas forcément ailleurs, dans les groupes américains, par exemple, où la notion de dialogue social est très différente ; les Européens, quelles que soient les différences entre pays, partagent la conviction que le dialogue social est indispensable, qu’il contribue à la performance et à la cohésion de l’entreprise. Quant à savoir à partir de quelle taille d’entreprise ou pour quelle nature de capital, il faut y réfléchir.

J’ai été membre de conseils administration où siégeaient des représentants des salariés. Au début, certains actionnaires étaient un peu surpris de leur présence ; par la suite, ils s’apercevaient tous qu’elle était précieuse, car elle leur offrait une vision de l’intérieur qui fait souvent défaut aux conseils d’administration. Certes, ces derniers n’ont pas vocation à gérer, diriger ou prendre des décisions d’ordre interne, mais on ne peut pas comprendre une entreprise si l’on ne comprend pas son corps social.

Cette représentation des salariés au conseil d’administration, doublée d’une augmentation de l’actionnariat salarié ou de toute autre forme de partage de la valeur – dont une part importante vient des salariés –, contribuera à conforter la vision du dialogue que nous défendions dans les ordonnances de 2017 : le dialogue doit être à la fois social et économique. D’où le nom de l’instance de représentation du personnel dans l’entreprise : comité social et économique (CSE). On ne peut pas dissocier les deux : pour le progrès social, il faut la dynamique économique, et réciproquement. On peut et on doit aller plus loin dans ce domaine.

M. le président Denis Masséglia. Alors qu’on a tendance à séparer les sujets, je pense en effet qu’un meilleur dialogue permet d’éviter les difficultés, donc les PSE. Plus les salariés sont présents lors des prises de décision, moins les difficultés risquent de survenir.

Mme Muriel Pénicaud. Actuellement, 600 000 salariés sont actionnaires de leur entreprise, sur un total de 21 millions de salariés du secteur privé. Même s’il n’est pas négligeable, l’actionnariat salarié revêt une ampleur limitée.

M. le président Denis Masséglia. Il reste des progrès à faire.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Cette audition était indispensable. La parole est à la défense, dirai-je, de façon un peu provocante.

Mme Muriel Pénicaud. Faut-il comprendre que vous m’attaquez, monsieur le rapporteur ?

M. le rapporteur. Non, pas moi, je ne suis que rapporteur ! Je me permettais cette boutade après m’être replongé dans le compte rendu d’auditions précédentes : votre appréciation des effets de ces ordonnances sur le dialogue social a été contestée par d’autres personnes que nous avons reçues. Notre commission d’enquête s’attache à écouter tous les points de vue pour faire la part des choses. Votre audition est donc très précieuse, et je voulais commencer par vous remercier de votre présence.

Le 1er avril 2025, nous avons organisé une table ronde avec des juristes. Le lendemain, nous avons reçu les organisations syndicales lors d’une audition sur laquelle il y aurait aussi beaucoup à dire, mais que je vais me contenter de résumer pour l’instant : de manière assez unanime, elles ont estimé que le dialogue social ne se portait pas bien dans notre pays, pointant du doigt certaines dispositions des ordonnances. Nous y reviendrons ensuite en détail, si vous le voulez bien. S’agissant des juristes, ils nous ont expliqué que le dialogue social était devenu une formalité, que le droit de négociation était un droit d’adhésion, les délais étant trop courts pour instaurer un véritable rapport de force, que le CSE était souvent mis devant le fait accompli, etc.

En 2017, à l’Assemblée nationale, vous avez indiqué que ces ordonnances « bénéfiques à tous » – c’est votre expression – avaient été prises au nom d’une simplification elle aussi « bénéfique à tous ». Pourtant, la fusion des instances représentatives du personnel a souvent conduit à un affaiblissement du dialogue social de proximité – certaines auditions nous l’ont confirmé. Avec le recul, ne pensez-vous pas que cette réforme a déséquilibré le rapport de force au détriment des salariés, notamment dans les PME ?

Mme Muriel Pénicaud. Je le répète, le nombre d’accords collectifs a quasiment doublé et ils n’ont pas porté sur des sujets mineurs. Dans ces conditions, il me paraît difficile de dire que le dialogue social est en panne ; au contraire, cette hausse montre qu’il a bel et bien été renforcé.

Quant à la fusion des instances, elle était en débat depuis très longtemps. En 2010, j’ai rédigé un rapport intitulé « Le bien-être et l’efficacité au travail » avec Henri Lachmann, président du conseil de surveillance de Schneider Electric, et Christian Larose, vice-président du Conseil économique, social et environnemental (Cese) et membre du bureau confédéral de la Confédération générale du travail (CGT). Il nous avait été demandé par le Premier ministre de l’époque, François Fillon. Nous avons été longtemps très en retard en matière de santé au travail, en raison, précisément, de l’émiettement des instances. Dans l’entreprise, les sujets économiques, les cas individuels et la santé étaient abordés dans des instances différentes. Résultat : aucun représentant du personnel n’avait une vue d’ensemble, contrairement au directeur général ou à la direction des ressources humaines (DRH), ce qui créait une dissymétrie.

Nous avons donc décidé de créer une instance unique et de renforcer son pouvoir de négociation, ce qui lui donne beaucoup plus de poids. Je peux vous confirmer que les chefs d’entreprise la prennent très au sérieux parce que ses membres ont accès à tous les dossiers – économiques, sociaux, de santé au travail. Ce dernier aspect, outre la dimension humaine, qui est fondamentale, est souvent un révélateur de dysfonctionnements du management, de l’organisation ; on y remédie en traitant ces derniers. La création d’une instance unique correspond à une vision plus holistique. Dans certaines entreprises où les partenaires sociaux se sont approprié cet outil, des accords très innovants ont été conclus.

Ce changement culturel ne peut se faire en un jour. Il est fondé sur l’idée que la négociation crée de la norme, ce que reconnaissent d’ailleurs le Conseil d’État et la Cour de cassation. La négociation contribue à la norme sociale dans le cadre défini par la loi. Il y a maintenant des commissions sur la santé au travail au sein des CSE, mais elles jouent un rôle très différent des instances antérieures, qui étaient complètement à part et n’avaient quasiment pas de moyens d’action sur les autres représentants du personnel. Dans certaines entreprises où il existait un grand nombre de comités, de sous‑comités et de commissions, la situation a beaucoup changé.

Les ordonnances ont aussi cherché à remédier à un autre souci des organisations syndicales : la relève. Tous les syndicats rencontrent des difficultés pour mobiliser les jeunes générations et font face à une baisse du nombre de candidats pour être représentant des salariés. Si la négociation progresse sur le plan quantitatif, l’évolution est très variable d’une entreprise à l’autre sur le plan qualitatif. Dans certaines entreprises, il y a un vrai dialogue économique et social au sein du CSE et une vision holistique qui permet d’anticiper les difficultés ou les opportunités économiques de l’entreprise, de traiter les sujets de négociation habituels sur le plan social ainsi que la santé au travail, qui était souvent abordée de façon séparée auparavant. Que cela prenne du temps et que cela ne soit pas parfait partout, je vous le concède volontiers. Cependant, les discussions que je peux avoir avec les partenaires sociaux sur le terrain me confortent dans l’idée qu’à long terme, cela permettra un dialogue renforcé, plus stratégique, plus écouté.

M. le rapporteur. Il ne vous paraît donc pas pertinent de dire que les CSE sont noyés sous les compétences alors que les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) disposaient de pouvoirs propres ?

Mme Muriel Pénicaud. Si la réforme a élargi le champ de compétences des instances, cela ne signifie pas une addition de compétences, mais le passage à une vision plus globale : les CSE font le lien entre l’économique et le social. Au début, cela soulève de nombreuses questions, notamment de formation, pour que chacun soit capable d’utiliser pleinement son pouvoir de négociation dans les domaines de l’économie ou de la santé au travail. Dans ce dernier domaine, notre rapport, vieux de quinze ans, est malheureusement encore d’actualité. Nous y écrivions que 80 % des problèmes de santé au travail ou d’accidents de travail étaient liés à l’organisation et au management, domaines qui relèvent de la direction générale. Un CHSCT ne pouvait pas le voir ; un CSE peut désormais s’en saisir. Encore faut-il que, petit à petit, tout le monde puisse intégrer l’ensemble du champ.

M. le rapporteur. Considérez-vous que les CSE ont assez de moyens et d’élus pour fonctionner et jouer leur rôle avec le plus d’efficience possible ?

Mme Muriel Pénicaud. Nous avons essayé d’être logiques : les moyens font aussi l’objet d’une négociation. Dans certaines entreprises, tout se passe très bien. Dans d’autres, c’est plus difficile. Mais si vous ne faites pas confiance aux acteurs de terrain, vous êtes sûr de ne pas progresser. En leur faisant confiance, vous constatez que certains vont plus vite que d’autres. Il existe certainement des entreprises où des problèmes de moyens existent – ce qui doit donner lieu à négociation. Dans d’autres entreprises, le dialogue social a évolué et s’est renforcé.

M. le rapporteur. Au cours de précédentes auditions, nous avons aussi abordé la question du barème d’indemnités prud’homales, visant à sécuriser les employeurs sur le plan juridique. Il ressort de beaucoup d’auditions – et c’est aussi ma conviction personnelle – que la réforme a eu pour effet de banaliser les licenciements abusifs, en les rendant prévisibles et non dissuasifs et en permettant aux employeurs de les intégrer comme un coût susceptible d’être anticipé. Avec le recul, ne considérez-vous pas que les opposants à la réforme avaient raison sur ce point, que cet encadrement est un outil de prévision favorisant les licenciements plus que les embauches ?

Mme Muriel Pénicaud. Les ordonnances ont été publiées le 23 septembre 2017. Durant les mois suivants, j’ai sillonné la France avec mon équipe pour rencontrer des chefs d’entreprise – en particulier de PME –, des salariés et des syndicats. Nous voulions leur expliquer ce que nous avions fait et pourquoi nous l’avions fait, après – je le rappelle –300 heures de concertation avec les partenaires sociaux et de longs débats à l’Assemblée nationale et au Sénat. Les chefs d’entreprise de TPE-PME, entreprises qui représentent plus de 50 % de l’emploi en France, s’exclamaient tous : « On n’a plus peur d’embaucher ! » L’insécurité juridique est un frein à la création d’emplois. Certains entrepreneurs préféraient renoncer à des marchés potentiels plutôt que d’embaucher de nouveaux salariés pour y faire face. Ils se disaient que s’ils perdaient des marchés, ils resteraient pendant des années dans une situation ingérable, dans une incertitude susceptible de faire couler leur structure. Côté entreprises, cette réforme a eu un effet libérateur. J’ai cité les chiffres : il n’y a jamais eu autant de CDI que depuis les ordonnances. Si une réforme qui permet de créer plus de CDI ne protège pas…

Quant aux salariés, beaucoup ne saisissaient pas les prud’hommes en raison des délais et parce qu’ils n’avaient aucune certitude au sujet de l’indemnité qu’ils étaient susceptibles d’obtenir. Lorsque son montant peut varier du simple au quadruple d’un conseil de prud’hommes à l’autre pour le même préjudice, on réfléchit avant de se lancer dans une procédure judiciaire. Saisir la justice est éprouvant et, quelle que soit la nature de la procédure, cela n’est jamais une partie de plaisir. L’insécurité juridique est l’élément le plus paralysant.

Les planchers que nous avons instaurés n’ont pas été sortis du chapeau. Ils ont été calculés à partir des montants effectivement décidés par les prud’hommes. En même temps, nous avons augmenté de 25 % le montant de l’indemnité légale pour les dix premières années d’ancienneté, ce qui a abouti à un dispositif plus sécurisant pour le salarié et augmentant ses chances d’être mieux indemnisé.

On me dira qu’il y aura toujours quelques entreprises pour détourner un dispositif – quel qu’il soit – et pour aller à l’encontre de la volonté de la puissance publique. À ma connaissance, cette attitude est très minoritaire s’agissant du sujet dont nous discutons. Un chef d’entreprise ne passe pas sa journée à se demander comment il va licencier. Il se préoccupe surtout de savoir comment recruter et réussir. S’il licencie, c’est qu’il a un problème. Les instances de contrôle et le droit du travail sont destinés à traiter le cas des entreprises qui ne se comporteraient pas comme elles le devraient.

Faute de repères, il n’était pas non plus facile pour les conseillers prud’hommes – qui sont des juges non professionnels issus du monde du travail – de déterminer le montant des indemnités.

La réforme visait pour l’essentiel à passer d’une espèce de loterie, l’indemnisation variant d’un département à l’autre, à un dispositif reposant sur beaucoup plus de négociation et de médiation. Je considère que c’est un progrès pour le système social.

M. le rapporteur. Vous avez estimé que les abus étaient très minoritaires. Avez-vous pu les quantifier, tant avant la publication des ordonnances que par la suite, lors du suivi de leur application ?

Mme Muriel Pénicaud. Connaissez-vous un seul dispositif public qui ne fait pas l’objet d’abus, quel que soit le domaine concerné – économique, fiscal, social, écologique ou industriel ?

Nous avons bâti le système en renforçant le rôle des acteurs. Les conseillers prud’hommes sont des acteurs patronaux et syndicaux qui assurent une grande partie de la régulation en analysant les dossiers dont ils sont saisis. Si une entreprise fait n’importe quoi, ils vont s’en apercevoir. Quelques entreprises qui abusent peuvent certes passer entre les gouttes, mais faire confiance aux acteurs constitue le fondement essentiel de cette régulation. J’ajoute que l’inspection du travail joue un rôle de contrôle a posteriori.

Je crois vraiment à la régulation par les acteurs et ce dispositif confie un rôle souverain au dialogue social, afin de permettre aux points de vue patronaux et syndicaux de se compléter. Il ne faut d’ailleurs pas croire que le patronat défend toujours les patrons et les organisations syndicales défendent toujours les salariés au sein des conseils de prud’hommes. Tous ces conseillers sont des juges et ils essaient de se faire une opinion de manière indépendante. Il faut leur faire confiance.

M. le rapporteur. Beaucoup de dispositifs publics donnent en effet lieu à des abus. Mais je relève une différence de perspective : lorsque l’on discute dans cette assemblée des aides sociales, et notamment du revenu de solidarité active (RSA), les débats se focalisent en général sur quelques abus plutôt que sur les mesures elles-mêmes.

En me replongeant dans les débats parlementaires, politiques et médiatiques, j’ai pu constater que la crainte d’abus occupait une place centrale dans l’argumentation de ceux qui contestaient la réforme instaurant un barème de dommages et intérêts pour les conseils de prud’hommes. Il est donc particulièrement nécessaire de disposer d’une évaluation des abus liés à cette dernière.

Mme Muriel Pénicaud. Croyez-vous qu’il n’y avait pas d’abus dans le système précédent, qui ne comportait ni plancher ni plafond ? Il en permettait beaucoup, car il n’y avait pas de points de repère.

Le nouveau système apporte une double sécurité parce qu’il repose, d’une part, sur un barème d’indemnisation basé sur l’expérience et, d’autre part, sur une régulation assurée par des acteurs patronaux et syndicaux responsables – ce qui, même si on ne peut pas complètement les éliminer, limite mécaniquement bien mieux les abus que le système précédent, qui entretenait l’incertitude.

M. le président Denis Masséglia. Quand Mme la ministre m’a fait l’honneur de venir à Cholet pour visiter l’entreprise CAIB, qui fabrique des portes et fenêtres, le taux de chômage était de 9,4 %. Il est désormais de 7,4 %. Cette diminution de deux points représente pratiquement 25 % de chômeurs en moins.

Je suis extrêmement fier de cette réforme. À l’époque, on pouvait s’interroger sur l’efficacité des différents dispositifs proposés. Mais les résultats sont là. Faut-il tout détruire et revenir à 9,4 % de chômage ? Il faut savoir se réjouir des résultats positifs. Notre rôle d’élus est de recenser les petits défauts pour apporter des améliorations.

En politique, trop souvent, on fait et on défait, ce qui empêche notre pays d’avancer. Cherchons plutôt à améliorer le dispositif pour le rendre plus efficace et, espérons-le, ramener le taux de chômage à 7 %, puis à 6,5 %.

M. le rapporteur. Nul ne peut prétendre que la situation précédente était parfaite. Il y a tout de même une différence entre un plancher et un plafond, notamment lorsque l’enjeu est la prévisibilité. Quoi qu’il en soit, je perçois une forme de contradiction entre un discours dont la philosophie repose sur la confiance accordée aux acteurs de terrain, pour libérer les énergies, et un dispositif qui, au moyen d’un barème contraignant, corsète les décisions des conseillers prud’hommes – auxquels je rends également hommage.

Mme Muriel Pénicaud. C’est un débat politique, au sens noble du terme. Il n’y a pas de démocratie sans règles – j’imagine que tout le monde en est convaincu à l’Assemblée. Mais il existe une différence entre, d’une part, une règle qui décrit dans le menu détail ce qui doit être fait – ce qui est la définition de la bureaucratie, à l’opposé de la démocratie vivante – et, d’autre part, le fait de fixer un cadre à l’intérieur duquel les acteurs disposent d’une marge de manœuvre importante, afin de pouvoir innover et s’adapter. Cela vaut de manière générale, qu’il s’agisse de la sphère sociale, des territoires, des entreprises ou des branches professionnelles. Nous avons d’ailleurs dynamisé la négociation collective au sein de ces dernières. Je ne vois donc pas où est la contradiction que vous mentionnez.

Les prud’hommes se plaignaient de ne pas avoir de points de repère et constataient eux-mêmes que leurs pratiques étaient très différentes d’un conseil à l’autre. Encore une fois, donner de la visibilité et de la prévisibilité permet de créer un climat de confiance, donc des emplois. Les acteurs économiques et sociaux gardent le pied sur la pédale de frein s’ils ne peuvent pas compter sur la prévisibilité juridique. Ils prennent déjà tous les risques liés au marché et à leur activité ; ils ne peuvent pas supporter en plus le risque juridique. Il appartient donc à la puissance publique d’établir un cadre qui offre une marge de manœuvre et de négociation importante. Je le répète : c’est ce que nous avons fait en renforçant les négociations au sein des entreprises.

Le cadre que j’évoquais doit aussi garantir l’équité, laquelle fait partie de l’égalité mentionnée par la devise de la République. Or ceux qui saisissaient le conseil des prud’hommes trouvaient injuste qu’un préjudice identique ne soit pas indemnisé de la même manière.

La règle que nous avons fixée donne des marges de manœuvre aux acteurs tout en apportant de l’équité. Elle est lisible, transparente et elle permet d’anticiper les décisions. C’est ce que nous essayons de faire dans tous les domaines juridiques et il n’y a pas de raison que cette approche ne vaille pas pour les prud’hommes.

M. le rapporteur. La jurisprudence permettait quand même à l’employeur de ne pas avancer complètement à l’aveugle. On pouvait s’y référer pour anticiper. Je ne dis pas que la situation antérieure était parfaite, mais l’insécurité juridique n’était pas totale.

Mme Muriel Pénicaud. La jurisprudence peut être normative dans certains domaines. S’agissant des prud’hommes, elle était seulement indicative avant les ordonnances de 2017. Elle relevait de l’information et n’offrait aucune prévisibilité.

M. le rapporteur. La réforme du périmètre d’appréciation des difficultés économiques a permis à des filiales françaises d’entreprises ayant une activité florissante au niveau international de licencier plus facilement. Pensez-vous que la logique de cette réforme est compatible avec la protection effective de l’emploi sur notre territoire, priorité absolue pour l’ensemble des acteurs publics ?

Mme Muriel Pénicaud. J’avoue avoir du mal à comprendre lorsque l’on dit que les entreprises en ont profité pour licencier. Encore une fois, ce n’est pas le but des entreprises. Elles cherchent à obtenir des marchés, à réussir, à embaucher, à engendrer plus de revenus et à se développer. Lorsqu’une entreprise gérée normalement licencie, c’est parce qu’elle fait face à une difficulté économique.

Avant la réforme, il y avait un flou, notamment parce que le périmètre du reclassement et celui de l’appréciation du motif économique étaient différents. On demandait un reclassement urbi et orbi. C’était parfois honteux. On proposait à des salariés des postes en Asie du Sud-Est, avec des rémunérations dérisoires, mais l’entreprise avait respecté la loi, car elle avait fait des propositions. On prenait en effet en compte l’ensemble de l’entité juridique. Or beaucoup de grands groupes français – et on peut se réjouir qu’ils existent – réalisent environ 10 % de leur activité en France, mais font l’essentiel de leurs profits grâce à leurs filiales internationales – et pourtant, ils restent en France.

Dans ces groupes, si une filiale était en difficulté – qu’elle soit située en Pologne, en Chine ou en France –, le motif économique était apprécié au niveau du périmètre juridique et économique de l’ensemble de l’entité. Mais en quoi le fait que des filiales florissantes soient installées à Djakarta ou ailleurs dans le monde aide-t-il les salariés de l’entreprise de Cholet ? Cela ne va pas sauver leur emploi si ce que fabrique leur entreprise n’a plus de débouchés. L’emploi repose sur une activité rentable. Que le groupe fasse des bénéfices ailleurs ne résout pas le problème des salariés et de l’entreprise en difficulté.

Par les ordonnances, nous avons voulu renforcer l’obligation de reclassement. C’est la raison pour laquelle nous avons harmonisé le périmètre du motif économique et celui du reclassement, pour que l’on fasse aux salariés des propositions réelles et concrètes en France. Comme je l’ai dit, on faisait auparavant, pour la forme, des listes d’emplois à l’autre bout du monde, alors que l’on savait qu’elles ne pouvaient convenir à aucun salarié. C’était très humiliant pour les personnes concernées, car on faisait comme si elles n’avaient ni qualification ni famille. Avec la réforme, l’obligation de reclassement devient beaucoup plus forte, surtout si le groupe se porte bien par ailleurs et peut avoir d’autres filiales sur place.

Dans la pratique, 99,99 % des personnes souhaitent retrouver un emploi dans leur pays. Pour celles qui veulent s’expatrier, on trouve toujours des solutions. Obliger les entreprises à faire des propositions de reclassement en France est plus respectueux vis-à-vis des salariés.

M. le rapporteur. Vous décrivez ces propositions de reclassement indécentes comme quelque chose de courant avant la publication des ordonnances. Disposez-vous de données chiffrées sur l’ampleur de cette pratique ?

Mme Muriel Pénicaud. Je n’ai plus tous les chiffres en tête – c’était il y a huit ans. Mais c’était lié à l’obligation légale, et c’est bien ce qui était troublant : ce n’était pas indécent dans la mesure où il s’agissait de respecter la loi ; une entreprise qui n’aurait pas fait des propositions dans le monde entier aurait été dans l’illégalité.

Quand la loi est absurde, il faut la changer. Désormais, les entreprises n’ont plus d’excuses. Elles doivent aider les salariés à se reclasser.

M. le rapporteur. Vous avez dit que les licenciements ne constituaient pas un objectif pour les entreprises. Pour vous, il n’existe que des licenciements résultant d’un impératif économique, et aucun n’est motivé par le désir de distribuer plus de dividendes aux actionnaires ou par des raisons boursières ? Les entreprises licencieraient seulement lorsqu’elles y sont vraiment contraintes et seraient toutes mues par une volonté absolue d’embaucher ?

Mme Muriel Pénicaud. Nous parlons des licenciements collectifs et non des licenciements individuels.

Plusieurs raisons peuvent amener une entreprise à faire un plan de licenciements. Dans le cas où elle fait face à des difficultés économiques, le plan de licenciements peut malheureusement arriver de manière brutale, car elle n’a pas beaucoup de temps devant elle – ni d’ailleurs de moyens.

Il y a ensuite des raisons liées à la productivité, aux changements technologiques et à l’évolution du marché. Par exemple, comme le parc automobile va être complètement transformé avec le passage au moteur électrique, on ne fabriquera plus de pots d’échappement. Dans le même temps, l’arrivée de l’intelligence artificielle apporte des changements technologiques. Emploiera-t-on demain autant de salariés dans certains secteurs ? En tout cas, les compétences recherchées seront différentes.

On en revient au sujet de l’anticipation, car celle-ci peut changer beaucoup de choses. Il faut en débattre dans le cadre du CSE, car plus l’entreprise anticipe en amont les évolutions technologiques et du marché, plus il sera possible de prévoir des reconversions internes et de faire évoluer les compétences.

Nous avons fait deux voyages d’étude avec les partenaires sociaux avant d’élaborer la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, l’un en Suisse, pour aborder le sujet de l’apprentissage, et l’autre au Danemark, à propos de la question dont nous discutons.

Dans les pays nordiques, on a coutume de dire qu’on ne protège pas les emplois, mais les personnes. Nul ne doit se retrouver sans solution. Pourquoi ? Parce que les emplois évoluent sans cesse. La transition écologique et l’intelligence artificielle transforment toutes les chaînes de valeur ; la population vieillit ; il faut faire évoluer les emplois pour tenir compte des aspirations des jeunes générations. Pour toutes ces raisons, on peut encore moins qu’auparavant imaginer qu’il serait possible de figer l’emploi dans son état actuel. Les bouleversements à venir vont être beaucoup plus importants. D’où la nécessité de bâtir des dispositifs permettant d’accompagner en cas de difficultés, mais aussi d’anticiper.

La loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel est le pendant des ordonnances. Elle met l’accent sur la formation, ce qui est indispensable : on va exercer en moyenne une dizaine de métiers au cours de sa vie et 65 % des emplois qu’occuperont nos enfants n’existent pas encore.

Notre responsabilité consiste à faire en sorte que personne ne soit laissé au bord du chemin. L’intention qui guide les dispositifs doit être ferme, mais ils doivent être agiles pour pouvoir bien accompagner et anticiper des évolutions qui vont concerner toutes les entreprises, quel que soit leur secteur d’activité. L’intelligence artificielle va avoir beaucoup de conséquences pour les cols blancs, aussi bien dans le domaine juridique que dans la finance, les ressources humaines et même les ventes et le marketing. C’est nouveau pour eux.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de créations d’emplois. On compte autant d’emplois créés que d’emplois détruits, mais il y en a aussi beaucoup qui se transforment. Dans les années qui viennent, les entreprises vont devoir anticiper pour éviter d’en arriver à des plans de licenciements collectifs et, si elles sont contraintes d’en faire, pour prévoir la reconversion des salariés.

M. le rapporteur. Lors de sa création, la rupture conventionnelle collective avait été saluée par vous-même et votre majorité comme une alternative négociée au licenciement. Mais n’a-t-elle pas également permis à certaines entreprises de contourner les obligations sociales associées à un PSE en réduisant les droits des salariés concernés ?

Mme Muriel Pénicaud. C’est toujours la même philosophie : le premier verrou de sécurité – qui est fort – réside dans le fait qu’une RCC est subordonnée à l’existence d’un accord collectif approuvé par la majorité des représentants du personnel.

La RCC a été peu utilisée et reste relativement confidentielle : on en compte quelques dizaines par an, soit beaucoup moins que des PSE – je ne sais pas s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle de votre point de vue. En tout état de cause, ce dispositif constitue un progrès par rapport au fameux plan de départ volontaire, qui était très peu encadré. Les obligations sont désormais beaucoup plus précises.

Deuxième verrou de sécurité : l’accord doit être validé par l’administration.

Enfin, il y a un troisième verrou : lorsqu’une RCC a été négociée, on ne peut pas imposer à un salarié de quitter l’entreprise. Il doit être volontaire.

Cette triple sécurité, prévue à la suite de nombreuses discussions avec les partenaires sociaux, explique d’ailleurs peut-être pourquoi on n’a pas eu beaucoup recours à ce dispositif.

M. le rapporteur. Une entreprise peut recourir à un accord de performance collective (APC) pour baisser les salaires ou augmenter le temps de travail même si elle ne fait pas face à des difficultés économiques avérées. Cela conduit à s’interroger sur le sens donné à la négociation collective, dont le renforcement était l’un des objectifs des ordonnances.

Avec cette libéralisation, n’avez-vous pas affaibli la protection offerte par le droit du travail ? Alors que la négociation était jusqu’alors associée au progrès, n’est-elle pas parfois devenue synonyme de régression ?

Mme Muriel Pénicaud. Je vais vous donner la même réponse : il faut un accord majoritaire.

Pourquoi avoir prévu plusieurs dispositifs ? C’est parfois nécessaire face à des situations différentes. La RCC et l’APC n’ont pas vocation à remplacer le PSE. Une entreprise peut avoir à prendre des décisions structurantes lorsqu’elle est en difficulté, mais aussi lorsque son activité croît. Des entreprises qui sont dans ce dernier cas utilisent l’APC car elles ont besoin de beaucoup se transformer. Cela peut entraîner des bouleversements pour les salariés et susciter chez eux des interrogations sur la pérennité de leur emploi et sur la nécessité de se former. La négociation d’un APC est l’occasion de discuter de tous ces sujets.

Je fais confiance aux partenaires sociaux, donc à la négociation. Lorsqu’ils élaborent un accord, ils pensent à l’intérêt à court, moyen et long terme pour l’entreprise, l’emploi et les salariés. C’est ce qui est intéressant avec l’APC.

M. le rapporteur. Nous avons eu tout à l’heure un débat passionnant sur votre bilan en matière d’emploi, et celui du Président de la République et de la précédente majorité. L’un des objectifs de vos ordonnances était d’améliorer la situation de l’emploi en facilitant les embauches – c’est du moins ce qui était annoncé. Sans rouvrir le débat, toujours long et pénible, sur la réalité des chiffres du chômage, compte tenu des effets des radiations, notamment, on peut s’interroger sur l’augmentation du nombre de contrats courts et de temps partiels subis. N’est-ce pas de nature à nuancer un peu le satisfecit que vous donnez, avec d’autres, à la politique menée en matière d’emploi ?

Mme Muriel Pénicaud. Quelques mots, quand même, au sujet des chiffres. J’ai évoqué le taux d’emploi : c’est un chiffre de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) que personne, à ma connaissance, ne conteste. S’agissant du chômage, je n’ai pas cité les chiffres de France Travail, qui est certes très honorable mais a une responsabilité en matière de gestion et donc une approche différente. Pour les comparaisons internationales, je cite toujours les chiffres du Bureau international du travail, qui est un organisme associant les gouvernements et les partenaires sociaux – patronat et syndicats. Les chiffres du BIT, utilisés par le Fonds monétaire international (FMI), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou encore l’Organisation des Nations unies (ONU) et que personne ne conteste, traduisent une approche différente ; ils ne reposent pas sur les inscriptions. Les taux de 7,4 % et 9,4 % que j’ai cités sont des chiffres du BIT. Ils permettent de sortir du débat, légitime, sur les questions consistant à savoir qui est demandeur d’emploi et comment il faut compter les demandeurs – ce sont des questions fines, auxquelles il n’y a pas de réponse unique. Je pense qu’il est bon de se référer, pour les débats généraux, à une définition qui n’est pas contestée sur le plan international.

Le nombre de CDI augmente et les emplois courts se développent à certaines périodes. Il y a, je l’ai dit, plus de 4 millions d’embauches en CDI chaque année, ce qu’on n’avait jamais vu auparavant, et 86 % des salariés sont en CDI. Mon inquiétude est plutôt sectorielle. Le CDI est le modèle principal, de façon massive, et il se développe, notamment depuis les ordonnances, mais pas seulement – même si on ne peut pas tout mettre à leur crédit, il est sûr qu’elles ont contribué à ce mouvement. Néanmoins, certains secteurs ont tendance à fonctionner avec une majorité de salariés précaires. Ce qui est compliqué, c’est qu’il s’agit parfois de secteurs dans lesquels des jeunes trouvent un premier emploi et que certains d’entre eux ne veulent pas de CDI, ce qui correspond à une évolution sociologique. En effet, ils auraient l’impression de s’engager à trop long terme – en fait, on peut démissionner quand on est en CDI, mais leur perception est différente. Il faut donc faire attention dans certains secteurs ; c’est une question de proportion.

L’emploi précaire permet fréquemment de mettre le pied à l’étrier. Nous avons ainsi créé les CDI intérimaires, qui aident souvent à entrer progressivement dans l’emploi, et les CDI d’insertion, afin d’essayer de mixer les approches. Par ailleurs, des gens cherchent un emploi pour quelques mois, parce qu’ils ne veulent pas travailler toute l’année. Dans une certaine proportion, les emplois à court terme répondent à une demande sociale et à un besoin des entreprises. Mais quand un secteur en fait un système, je partage votre inquiétude : l’emploi à court terme est dès lors subi et non pas choisi. Il faut être vigilant dans certains secteurs d’activité.

M. le rapporteur. Vous reconnaîtrez tout de même que les CDI sont désormais moins protecteurs qu’avant les ordonnances, notamment du fait de l’encadrement des indemnités en cas de licenciement abusif.

Le contrôle économique des licenciements reste du ressort du juge – il en a beaucoup été question lors d’auditions précédentes – alors que certaines décisions sociales relèvent clairement d’arbitrages et de stratégies de nature financière. Pourquoi ne pas avoir renforcé le rôle de l’administration dans la validation des PSE afin de prévenir les licenciements d’opportunité et d’aborder les licenciements économiques en amont, plutôt qu’une fois que tout est déjà bien avancé ?

Mme Muriel Pénicaud. Il faut toujours faire un choix. On ne peut pas à la fois dire que c’est le juge qui a le dernier mot, comme c’est le cas dans notre droit – nous n’avons pas introduit de changement en la matière car nous trouvions que c’était tout à fait légitime –, et donner à l’administration plus de responsabilité. Tout dépend des sujets : pour certains d’entre eux, c’est plutôt l’administration qui peut contrôler, arbitrer, et pour d’autres c’est plutôt le juge. Mais pour le même sujet, vous ne pouvez pas donner plus de responsabilité à l’administration et au juge ; autrement, leurs compétences vont se recouper.

M. le président Denis Masséglia. Je viens d’un territoire très industriel – il l’est trois ou quatre fois plus que la moyenne nationale. Ceux qui se plaignent de l’absence de signatures de CDI, ce sont plutôt les employeurs : ils me disent qu’ils voudraient en conclure, mais que les salariés veulent travailler simplement six mois, puis faire une petite pause ou aller exercer un autre métier. Vous dites, monsieur le rapporteur, que le CDI est moins protecteur qu’avant, mais on voit sur le terrain, du moins dans certains territoires – j’imagine que la réalité peut être différente là où le taux de chômage est de 15 % ou 18 % –, que les agences d’intérim ne manquent pas de salariés. Des jeunes, principalement, se tournent vers elles pour faire quelques missions et découvrir les métiers avant de s’installer, plus tard, dans un emploi en CDI. Celui‑ci, d’après ce qu’on me dit, n’est plus l’alpha et l’oméga pour une partie de nos concitoyens. D’ailleurs, de plus en plus de banques accompagnent dans leur recherche d’emploi des jeunes qui ne connaissent plus de CDI ; elles ont bien vu dans quel sens évoluait la société.

Mme Muriel Pénicaud. Je ne peux qu’aller dans votre sens : c’est une véritable évolution sociologique, un peu déroutante pour les générations qui voyaient le CDI comme le Graal en matière d’emploi.

Le CDI est toujours autant protégé. Je suis vraiment en désaccord avec vous sur ce point, monsieur le rapporteur. En revanche, il existe maintenant une demande de flexibilité. Pendant des décennies, on a vu, en synthèse, la flexibilité comme quelque chose que l’entreprise imposait aux salariés. Cela existe encore, mais il y a maintenant une flexibilité qui n’est plus subie, on le voit partout dans le monde – je voyage beaucoup –, chez les jeunes générations mais aussi, depuis la crise sanitaire, chez les quadragénaires, par exemple, qui n’ont pas forcément envie de travailler de façon continue toute l’année, mais souhaitent plutôt travailler à temps partiel, notamment. C’est aussi vrai chez les hommes, y compris pour s’occuper des enfants, ce dont je me réjouis.

Il s’agit d’une demande sociale de souplesse beaucoup plus grande en ce qui concerne les formes d’emploi. On inventera peut-être un jour une solution pour combiner le CDI et la souplesse, comme nous l’avons fait, un peu, pour l’intérim et l’insertion – cela reste des dispositifs marginaux. Ce qu’on attend, c’est un cadre sécurisant mais qui ne contraint pas à aller au travail toute l’année, de façon régulière, 35 heures par semaine au même endroit, avec les mêmes collègues et le même chef. On souhaite aussi découvrir des choses, continuer à apprendre. Il faudra répondre à cette demande dans les années qui viennent.

M. le rapporteur. J’en viens à un sujet qui a souvent été évoqué durant nos travaux : les aides publiques aux entreprises. C’était vrai lorsque vous étiez au Gouvernement, cela le reste et c’était déjà le cas avant que vous preniez vos fonctions : de nombreuses aides publiques sont versées à des entreprises qui procèdent ensuite à des licenciements massifs. Bien des exemples ont été cités lors de nos auditions. Ne croyez-vous pas que l’absence de conditionnalité des aides publiques constitue une faille dans les dispositifs mis en place par l’État pour favoriser ou protéger l’emploi ?

Mme Muriel Pénicaud. Il me semble qu’il faut distinguer deux types d’aides publiques.

S’agissant de celles destinées à l’investissement, aux infrastructures, à la recherche, à des plans de développement, la puissance publique peut légitimement chercher à s’assurer, en contrepartie de leur versement, qu’un certain volume d’emploi soit créé dans les années qui suivent et à faire en sorte que l’entreprise en soit comptable. C’est une sorte de co‑investissement : la puissance publique contribue, en apportant des moyens, au développement de l’entreprise. Cela peut faire partie des négociations. Cela me fait penser à ce qui s’est passé lors des Jeux olympiques : on a prévu une conditionnalité pour toutes les entreprises qui obtenaient des marchés, à savoir 15 % d’emplois relevant de l’insertion.

Par ailleurs, la conditionnalité fonctionne mieux si l’on s’y prend en amont. La décréter après coup n’est pas très efficace. Il vaut mieux la négocier au moment où l’aide est attribuée, que ce soit par l’État ou par les collectivités territoriales, qui investissent beaucoup dans les territoires pour aider les entreprises à se développer.

Les allégements de charges sociales constituent une autre question. La France est le pays où leur taux est le plus élevé au monde, ce qui pèse beaucoup sur le travail – je parle des charges patronales et salariales. Les allégements ne sont pas des cadeaux faits aux entreprises : il s’agit de soutenir l’emploi, et les charges grèvent beaucoup les salaires. C’est également vrai pour les charges patronales, qui sont incluses dans le coût du travail. Celui-ci est apprécié par l’entreprise en fonction de la valeur qu’elle reconnaît à ce que fait le salarié. Et il faut prendre en compte le salaire net, le salaire brut et le salaire superbrut payé par l’entreprise. Je ne considère pas que les allégements de charges soient, au sens strict, des aides aux entreprises : ils résultent d’une forme de régulation entre l’impôt et la fiscalité du travail, qui relève d’un débat de société que l’on est amené à remettre sur le tapis, car on a beaucoup alourdi les charges depuis vingt ou trente ans.

S’agissant du premier type d’aides, je pense qu’il faut parfois négocier en amont. Si une entreprise fait un très gros investissement en bénéficiant d’une aide publique et, six mois ou un an après, décide finalement de laisser tomber, il y a un problème. Elle devrait rembourser.

M. le rapporteur. Je ne m’engagerai pas, compte tenu de l’heure, dans un débat sur les exonérations de cotisations sociales. Je préfère essayer de terminer cette audition sur un point d’accord entre nous. Vous avez évoqué l’idée que s’il devait y avoir une conditionnalité, ce qui correspond plutôt à mon penchant, il serait plus efficace qu’elle soit prévue avant le versement de l’aide publique. Dans le cas où les obligations ne seraient pas respectées, trouveriez-vous légitime que la puissance publique demande un remboursement de certaines aides à des entreprises qui auraient distribué des dividendes à leurs actionnaires et, dans le même temps, licencié massivement ?

Mme Muriel Pénicaud. Il faudrait entrer davantage dans les détails. Il conviendrait d’abord que ce soit légal : une fois qu’elle a été versée à l’entreprise, l’aide publique lui appartient. Un dispositif juridique est donc nécessaire. Par ailleurs, si l’entreprise licencie dans une entité qui n’a rien à voir avec l’aide versée, on en revient à la discussion que nous avons eue tout à l’heure.

Quand on aide une entreprise qui fait de gros investissements, notamment dans des infrastructures, il existe une vision de moyen ou long terme. On peut donc envisager une rétrocession, une compensation ou une mise à disposition des infrastructures à d’autres entreprises – de multiples formes sont possibles, et la question mérite d’être explorée. Lorsque la puissance publique et une entreprise co-investissent dans des projets importants pour développer des territoires et des emplois, elles ont un intérêt commun et sont donc solidairement responsables.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur le rapporteur, j’aimerais bien que vous me donniez la liste des aides qui ne sont pas conditionnées. Elles le sont toutes : le crédit d’impôt recherche, par exemple, n’est pas attribué sans lien avec une dépense en France.

M. le rapporteur. Je me fonde sur ce que nous ont dit, ici même, des membres de la Cour des comptes. Dans notre pays, les aides publiques ne sont ni conditionnées, ni contrôlées, ni plafonnées. La condition posée est de façade : sans contrôle, elle n’est pas réelle. Nous avons reçu des entreprises qui ont bénéficié du crédit d’impôt recherche mais ont délocalisé une part de leur recherche et développement. On pourrait aussi parler du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) : il n’était pas conditionné et c’était d’ailleurs l’objet des débats lors de sa transformation.

J’aurai plaisir à vous démontrer, aide par aide, l’absence de conditionnalité soulignée par la Cour des comptes. Celle-ci nous a invités, avec le vocabulaire et la réserve qui lui sont propres, à être plus rigoureux à l’égard de l’argent public versé dans le cadre des aides – c’est ainsi, en tout cas, que j’ai perçu ce qui nous était dit.

M. le président Denis Masséglia. Je crois que nous serons tous d’accord sur le fait que le crédit d’impôt recherche est une aide liée aux dépenses en matière de recherche : si un crédit d’impôt est accordé, c’est par principe sur la base d’une dépense engagée. En cas de licenciements, la dépense baissera et le crédit d’impôt aussi, de façon proportionnelle. Mais nous ne sommes pas là pour débattre entre nous – nous le ferons peut-être une fois que les auditions seront terminées.

Madame la ministre, je vous remercie. Vous pourrez adresser au rapporteur tout document ou toute information que vous jugeriez utile pour les travaux de notre commission.


37.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Fatima Bellaredj, déléguée générale de la confédération générale des Scop, Mme Lynda‑May Azibi, déléguée aux affaires publiques et institutionnelles, et M. François Marciano, directeur général de Duralex (lundi 19 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne Mme Fatima Bellaredj, déléguée générale de la confédération générale des Scop, Mme Lynda-May Azibi, déléguée aux affaires publiques et institutionnelles, et M. François Marciano, directeur général de Duralex ([37]).

M. le président Denis Masséglia. Nous allons consacrer notre seconde audition du jour à l’évocation d’un type particulier de sociétés : les sociétés coopératives et participatives (Scop).

À cette fin, nous recevons Mme Fatima Bellaredj, déléguée générale de la confédération générale des Scop, accompagnée de Mme Lynda-May Azibi, déléguée aux affaires publiques et institutionnelles, ainsi que M. François Marciano, directeur général de Duralex, transformée en Scop l’an dernier à la suite de son placement en redressement judiciaire.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Fatima Bellaredj, Mme Lynda-May Azibi et M. François Marciano prêtent serment.)

Mme Fatima Bellaredj, déléguée générale de la confédération générale des Scop. Le mouvement des Scop et des sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic), que j’ai le plaisir de représenter, est un réseau d’entreprises qui fait pleinement partie de l’économie française. Il compte 4 600 entreprises et presque 90 000 emplois coopératifs, pour un chiffre d’affaires d’un peu plus de 10 milliards d’euros.

Le secteur a connu une progression notable. Le nombre d’emplois a été multiplié par deux au cours des dix dernières années, notamment grâce à des entreprises comme Duralex. L’ensemble des entreprises coopératives font partie du mouvement et versent des cotisations. Nous avons ainsi pu mettre en place un plan d’investissement qui nous a permis de développer le mouvement coopératif. J’aime à le souligner car, si nous ne pouvons bien sûr que regretter que les politiques publiques ne soient pas plus présentes dans notre domaine, en particulier s’agissant des reprises et des transmissions d’entreprises, nous sommes très fiers d’avoir pu agir par nous-mêmes, grâce à nos adhérents.

La spécificité du réseau coopératif réside essentiellement dans le fait que les salariés d’une Scop sont leurs propres patrons, puisqu’ils détiennent le capital de l’entreprise. Cela fait toute la différence, en particulier sur le sujet du partage de la valeur qui, tout comme à vous, nous tient à cœur.

La question des défaillances et des fermetures d’entreprises, notamment dans l’industrie, et des solutions à y apporter nous préoccupe beaucoup. Nous ne pouvons répondre à tout. Nous n’en avons ni l’ambition, ni les moyens. Nous pensons toutefois pouvoir apporter de bonnes solutions aux très petites, petites et moyennes entreprises, et parfois aussi à des sociétés aussi importantes que Duralex et ses 228 salariés.

Ce réseau a fait ses preuves, ainsi qu’en témoignent les taux de pérennité des sociétés coopératives que Lynda-May Azibi vous présentera et qui constituent une autre spécificité de ces entreprises.

Je souhaite pour ma part faire état des difficultés que nous rencontrons, à commencer par les idées reçues qui entourent les sociétés coopératives. Bien souvent, nous constatons que nos interlocuteurs ne savent pas réellement de quoi il retourne. Certains pensent que les coopératives ne sont pas réellement des entreprises, qu’elles ne sont pas soumises à la concurrence ou vivent de subventions. Cela ne correspond pas à la réalité : les coopératives font face à un marché et sont confrontées aux mêmes sujets que n’importe quelle autre entreprise.

Ces idées reçues sont tenaces et se retrouvent au niveau de la justice commerciale. Si un tribunal de commerce doit intervenir, comme ce fut le cas pour Duralex, on observe que les professionnels qui gravitent autour, comme les administrateurs ou les mandataires judiciaires, considèrent souvent que les coopératives ne sont pas de véritables entreprises, ou alors que les salariés ne sont pas capables de reprendre leur entreprise. Les taux de pérennité démontrent pourtant qu’une telle démarche est non seulement possible, mais surtout qu’elle donne de meilleurs résultats, car les salariés sont accompagnés par le réseau. Être coopérateur ne s’improvise pas. On ne naît pas coopérateur, on le devient, grâce à l’accompagnement proposé par le réseau de proximité. François Marciano pourra d’ailleurs évoquer le rôle joué par l’union régionale des Scop.

Une autre de nos préoccupations concerne l’accès des entreprises au droit commun, qui se révèle inéquitable – je pèse mes mots. Il existe en France des aides publiques destinées à accompagner la transmission-reprise d’entreprises. Celles que propose Bpifrance par exemple, la banque publique d’investissement, sont ce qu’il y a de mieux pour accompagner une transmission ou une reprise. Or les modalités d’accès à ces aides sont telles que les Scop et les Scic en sont exclues : vous faites une transmission saine, les prêts proposés vous correspondent parfaitement mais, comme ils ne peuvent être accordés qu’à une holding et que les Scop ne fonctionnent pas de cette manière, vous n’y avez pas droit. Les exemples sont nombreux, nous vous les transmettrons par écrit si cela vous intéresse.

Face à cette situation, nous formulons des préconisations afin que les aides existantes soient adaptées aux Scop et aux Scic, et que la conférence des financeurs organisée sous le haut patronage du ministère de l’économie nous permette d’en bénéficier.

Nous avons également en projet la création d’un fonds dédié à la reprise et à la transmission d’entreprises, que je pourrai vous présenter en détail si vous le souhaitez.

M. le président Denis Masséglia. Je ne sais pas si vos propositions entreront dans le cadre défini par la commission d’enquête. Je vous invite néanmoins à nous les faire parvenir, car le rapporteur et moi-même serons très intéressés. Il se trouve que la Scop Bouyer Leroux – 2 000 salariés, pour un chiffre d’affaires de 450 millions d’euros – est implantée dans ma circonscription.

Mme Lynda-May Azibi, déléguée aux affaires publiques et institutionnelles de la confédération générale des Scop. L’analyse du taux de survie des Scop et des Scic est un élément important pour battre en brèche les idées reçues sur les sociétés coopératives.

Le taux de pérennité à cinq ans des entreprises saines transmises aux salariés est de 90 %. Il est de 76 % pour les reprises d’entreprises en difficulté et de 86 % pour les transformations d’associations. Les sociétés coopératives créées ex nihilo ont un taux de survie à cinq ans de 75 %. Ce taux atteint 77 % pour les entreprises coopératives du secteur industriel. À titre de comparaison, l’ensemble des entreprises françaises ont en moyenne un taux de pérennité à cinq ans de 61 %, soit environ vingt points de moins que celui des Scop et des Scic.

M. François Marciano, directeur général de Duralex. Il a été extrêmement compliqué pour Duralex de devenir une Scop. Nous nous sommes trouvés face à des acteurs, publics et privés, qui ignoraient ce qu’était une Scop et qui n’y comprenaient rien. Duralex Scop SA est pourtant une société standard : une société anonyme avec des actionnaires – à la différence près qu’ils ont chez nous des cols bleus –, un comité de suivi qui gère l’entreprise – l’équivalent d’un board – et un directeur général. Nous fonctionnons exactement de la même manière qu’une entreprise classique.

Rien n’a changé chez Duralex après sa transformation en Scop. Ou plutôt si : désormais, les gens veulent venir travailler chez nous, alors qu’auparavant nous ne trouvions aucun candidat. Il est vrai que les jeunes ne veulent plus travailler pour une entreprise et voir l’argent généré partir ailleurs. Le principe de la Scop les intéresse donc énormément.

J’ai été très surpris de ne pas recevoir de soutien financier de la part de l’État, qui n’a apporté que 750 000 euros au titre du fonds de développement économique et social (Fdes) – à mon avis parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. À titre de comparaison, pour y avoir travaillé pendant trente ans, je peux vous dire que les sommes versées au Groupe Arc sont sans commune mesure.

L’entreprise Duralex a été placée en redressement judiciaire pour 40 millions d’euros de dette. Après quoi nous avons appris que la maison mère à l’origine de la décision avait bénéficié d’un abandon de dette d’un montant équivalent. Vraiment, les salariés de Duralex ne comprennent pas. Ils se demandent comment il est possible d’effacer une dette de 40 millions d’euros, de verser à des entreprises des sommes astronomiques par l’intermédiaire de divers fonds et de les obliger, eux, à vendre leur usine pour pouvoir se financer.

La métropole d’Orléans a accepté de reprendre le site à hauteur de 5,8 millions d’euros. La Socoden et les banques nous ont prêté environ 1 million d’euros. La région Centre-Val de Loire nous a également apporté des financements. Nous avons dû nous bagarrer au quotidien pour trouver 10 millions d’euros, alors que nous avions besoin de 15 millions d’euros pour une reprise.

Tout cela pour vous dire combien il est compliqué de sauver une entreprise en France.

M. le président Denis Masséglia. Je tiens, au nom du rapporteur et de l’ensemble des députés je pense, à vous faire part de notre soutien à la société Duralex, à ses salariés, à leurs familles et aux sous-traitants qui subissent également les difficultés rencontrées par l’entreprise.

Pourriez-vous nous présenter la situation de Duralex lorsque vous êtes arrivé et son état actuel, tant d’un point de vue industriel qu’économique ?

M. François Marciano. Lorsque nous avons repris Duralex, nous avons cherché à obtenir des prêts afin d’apporter des capitaux à l’entreprise. Nous avons tout d’abord réussi à lever 4 millions d’euros, qui ont servi dès le 1er août 2024 à payer les salaires du mois.

Lorsque l’on reprend une entreprise, on se trouve face à une page blanche : il nous a donc fallu demander les autorisations d’exploiter et d’exporter, enregistrer la marque dans 140 pays, etc. Dans les faits, il ne s’agit pas de reprendre une entreprise, mais d’en créer une.

Nous avons pu commencer à exporter fin août. Depuis lors, l’entreprise ne vit que grâce à ses ventes. La situation est très tendue. Il est vraiment très difficile, chaque mois, de tenir la barre. Le plan de développement prévoit que l’équilibre sera atteint dans trois ans.

Nous avons créé un magasin d’usine afin de gagner des parts de marché. Un café et deux magasins vont également ouvrir leurs portes à Paris dans quinze jours. Nous avons découpé le monde en dix zones et embauché des commerciaux, qui sont arrivés en janvier 2025. L’équipe marketing est en train de repositionner la marque. Le fait est que, dans un marché où le verre, et plus globalement les arts de la table, sont en décroissance, Duralex croît à hauteur de 22 %.

Nous bataillons au quotidien, mais nous avançons exactement selon le plan présenté au tribunal. Nous le faisons malgré un manque de fonds considérable : si nous avions disposé dès le départ des sommes nécessaires, nous aurions pu investir dans les deux ou trois machines qui nous auraient permis de gagner des marchés supplémentaires et de redresser beaucoup plus rapidement la situation de l’entreprise.

L’effectif est en outre passé de 226 à 242 salariés. J’insiste sur ce fait parce que, parmi les trois repreneurs potentiels, deux avaient prévu des licenciements alors même qu’ils disposaient de financements, contrairement à nous. Cette absence de financement était-elle due à notre statut de Scop ? Je l’ignore.

Toujours est-il que Duralex a présenté au tribunal un plan de redressement qui est suivi mois après mois.

M. le président Denis Masséglia. Dois-je comprendre que, malgré les difficultés, vous êtes en adéquation avec le plan visant à atteindre l’équilibre financier sous trois ans ?

M. François Marciano. C’est exactement cela.

M. le président Denis Masséglia. Vous indiquez ne pas avoir reçu de fonds de la part de l’État. Ce dernier vous accompagne-t-il si vous rencontrez des difficultés de trésorerie, ne serait-ce qu’en reportant des échéances d’impôts ou de cotisations ?

M. François Marciano. Nous avons été confrontés à une difficulté de trésorerie en décembre dernier, car le montant alloué au titre du Fdes a tardé à nous être versé. Nous nous sommes alors trouvés dans l’impossibilité de régler les cotisations dues à l’union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (Urssaf) et avons bénéficié d’un étalement du paiement sur dix mois.

M. le président Denis Masséglia. Avez-vous reçu un accompagnement de la part de structures comme le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) ?

M. François Marciano. Nous sommes suivis par l’équivalent du Ciri au ministère de l’économie et des finances, qui nous demande un état des lieux presque tous les quinze jours.

M. le président Denis Masséglia. Jugez-vous l’accompagnement proposé par l’administration en adéquation avec vos besoins ?

M. François Marciano. Aujourd’hui oui, mais au début non. Si l’État nous avait accordé dès le départ un prêt de 9 millions d’euros, nous n’aurions pas eu besoin de vendre notre usine et de payer un loyer, donc de nous affaiblir plus encore.

Nous devons par ailleurs régler une dette carbone de 1,2 million d’euros, datant de 2017 et contractée par le précédent exploitant.

Enfin, dès lors que nous vendons à la métropole d’Orléans pour nous financer, nous allons devoir nous acquitter de 1,4 million d’euros de plus-value. L’argent apporté par la métropole nous est donc repris par l’État. C’est compliqué.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Il était important pour nous de vous entendre afin d’avoir pleinement conscience de votre fonctionnement, des idées reçues à déconstruire, de vos objectifs et des difficultés qui sont les vôtres.

Il était également important de montrer, à travers l’exemple de Duralex, que des choses sont possibles malgré les difficultés, de comprendre comment elles le sont et de voir comment elles pourraient l’être plus souvent. Peut-être évoquerons-nous l’exemple de Vencorex.

Monsieur Marciano, vous avez indiqué ne pas bénéficier du soutien financier de l’État. Notre commission d’enquête s’intéresse précisément au rôle de la puissance publique et à la façon dont elle fait son travail. Elle interroge non seulement les choix politiques structurels – les lois, les décisions politiques – mais aussi l’attitude plus conjoncturelle des pouvoirs publics vis-à-vis de cas particuliers. Avez-vous eu, durant la phase de reprise de l’entreprise, des échanges avec des représentants gouvernementaux, ministres ou membres de leur cabinet ? Comment les qualifieriez-vous ? Avez-vous trouvé que l’on vous prêtait une oreille attentive, vous a-t-on proposé des solutions ? Autrement dit, ce que vous décrivez comme une défaillance, le manque de soutien de l’État, est-il le fruit de contraintes structurelles, d’une méconnaissance, d’un désintérêt pour votre cause ou d’une absence de volonté politique ?

M. François Marciano. Je ne pense pas que les pouvoirs publics aient été opposés à notre projet. Je pense simplement que Bercy a beaucoup trop de dossiers et ne peut pas tous les traiter.

J’en ai un exemple tout simple. Parmi les trois repreneurs intéressés par Duralex, le premier prévoyait de supprimer quatre-vingts postes et le deuxième cinquante ; la troisième offre était celle de la Scop. Les équipes spécialisées qui suivent ces dossiers, Bpifrance et autres, ont décidé d’allouer 7 millions d’euros à l’un des repreneurs : j’interprète cela comme une manière pour elles d’indiquer au tribunal de commerce quelle offre privilégier. Elles n’ont rien alloué au deuxième projet et ont proposé de prêter à la Scop quelque 683 800 euros à 8,5 % de taux d’intérêt, ce que j’ai toujours en travers de la gorge. Le tribunal, qui est expert en la matière, a analysé les trois offres et indiqué dans son jugement que seul le projet industriel de la Scop était viable. Cela signifie donc que le projet soutenu par Bercy ne l’était pas.

Bercy soutient donc un autre projet, alors que le président du tribunal considère que seul le nôtre tient la route ? Il y a quelque chose qui ne va pas. Je pense que Bercy devrait allouer des sommes à l’entreprise qui doit être sauvée et laisser le soin au tribunal de commerce de les affecter au repreneur de son choix. Chaque dossier doit être travaillé et étudié. La région et la métropole qui nous ont soutenus ont réuni de nombreux experts afin de vérifier si le projet industriel que nous présentions était robuste, et ils ont fait un travail considérable. Bercy n’a pas les moyens de procéder de la sorte pour chaque dossier. Il y a là quelque chose à corriger.

M. le rapporteur. Je comprends de votre récit que les collectivités sont venues en appui de votre projet. Pouvez-vous détailler comment s’est manifesté leur engagement, et pas seulement financier ?

L’histoire de Duralex a aussi été très médiatisée – vous nous parlerez, mesdames, des cas qui passent sous les radars des chaînes d’information continue. Dès lors, monsieur Marciano, avez-vous eu des échanges avec des responsables politiques ministériels ? Est-on venu vous voir, a-t-on cherché à vous contacter, vous a-t-on fait des promesses ? Quelle a été la nature de vos échanges ?

M. François Marciano. Vous l’avez vu dans les médias, plusieurs ministres et autres sont venus nous voir. Chacun est venu se faire mousser et dire : « On va sauver Duralex ! » Ils l’ont dit. J’attends toujours les faits.

M. le rapporteur. Qui est venu vous voir ? Quels engagements ont été pris ? Nous cherchons à établir une chronologie des interventions des acteurs politiques.

M. François Marciano. Personne n’a pris d’engagement. Les responsables politiques ont simplement dit qu’ils allaient nous aider. Disons, pour être politiquement correct, que c’était bien des politiques que j’avais devant moi.

M. le rapporteur. Il n’y a donc eu aucune réunion avec Bercy, avec le Premier ministre, avec des membres du Gouvernement, pour poser des éléments et des chiffres sur la table et voir ce qu’il était possible de faire avec votre projet ?

M. François Marciano. J’ai eu des réunions à Bercy avec l’équivalent du Ciri, qui nous a suivis et qui a finalement débloqué 750 000 euros. Il s’agissait donc de réunions avec l’équipe chargée de suivre Duralex, pas avec des ministres, bien que M. Roland Lescure soit venu nous dire bonjour.

Mme Fatima Bellaredj. Avec ce côté médiatique, il y a eu un certain nombre d’interlocuteurs. Beaucoup de ministres ou de membres de leur cabinet ont passé un coup de téléphone. Mais le nombre de rendez-vous n’a pas été le même, je le dis sous le contrôle de François Marciano, que pour l’offre concurrente.

François Marciano a évoqué l’intervention de Bpifrance. Nous-mêmes trouvons, pour le dire gentiment, qu’il y a quelque chose qui n’est absolument pas normal. François a partagé des documents avec la Cour des comptes et j’espère que des informations seront révélées en septembre. De toute façon, nous ne sommes pas là pour invectiver et nous n’avons pas tous les éléments au sujet des propositions faites aux autres projets ; nous avons récupéré des courriers qui vous ont été transmis. Mais il était tout de même assez surprenant de constater que telle offre suscitait des visites ministérielles, un vrai engagement, des propositions. J’ai d’ailleurs partagé ma surprise à travers nos réseaux.

Ainsi, pour l’une des offres, on est arrivé à trouver deux dispositifs de Bpifrance pour réunir 7 millions d’euros de prêts et de cautionnement, soit la moitié des 14 millions d’euros nécessaires. Pendant ce temps, la discussion de François Marciano avec le Fdes portait sur une somme de 683 000 euros, qui a finalement été portée à 750 000 euros. Cela nous a interpellés.

Le véritable besoin est celui de la capitalisation et des fonds propres, un besoin d’autant plus pressant qu’il est question de la reprise d’une entreprise industrielle. François Marciano ne rencontrerait pas autant de difficultés pour diriger son entreprise, il ne serait pas en train de courir après sa trésorerie ou de négocier des reports de charge si, dès le départ, il avait pu obtenir 15 millions d’euros.

La victoire des salariés a été acquise essentiellement grâce à l’intervention des collectivités territoriales, pas à celle de l’État, il faut le dire. La métropole et la région, qui sont pourtant de bords politiques différents, ont travaillé ensemble pour leur territoire. La métropole a racheté le terrain pour 6 millions d’euros et la région a avancé toute la partie garantie. Sans cela, le projet Duralex n’aurait pas pu se faire.

M. François Marciano. Il faut y ajouter le million d’euros accordé par la région, avec un report d’un an pour le remboursement. Sans ces deux acteurs, personne n’aurait suivi. On ne pouvait pas demander à nos ouvriers de mettre 30 000 euros chacun ! Ce sont des pères de famille qui ont du mal à boucler les fins de mois. Ils investissent déjà au quotidien, avec leur savoir-faire. Nous n’avons pu lever que 70 000 euros pour le capital, une somme que la région a doublée. C’est tout ce que nous avions pour reprendre Duralex. La situation était donc compliquée, nous n’étions pas dans les standards : on nous regardait comme des Martiens.

Les employés de Duralex sont allés chercher le fichier du Fdes – je n’y suis pour rien. Je me suis retrouvé face à toutes mes équipes qui me demandaient pourquoi une entreprise comme Arc avait reçu d’énormes sommes alors que nous n’avions rien ; pourquoi la holding qui nous a liquidés, qui a placé Duralex en redressement judiciaire pour une dette de 40 millions d’euros, a-t-elle vu cette dette effacée par l’État ? Ils ne comprennent pas. Que puis-je répondre ? C’est très compliqué.

M. le rapporteur. Je ne comprends pas non plus.

Ce que vous dites sur le rôle des collectivités territoriales est particulièrement important. Elles ne vont pas toujours très bien, mais leur apport a été décisif en l’espèce. Ont‑elles toujours, mesdames, une approche plus facilitatrice que celle de l’État, peut-être parce qu’elles connaissent mieux les acteurs en présence ? Ou pensez-vous à l’inverse que l’État devrait intervenir davantage pour les inciter à soutenir des projets de reprise ? Quelle est l’implication des pouvoirs publics dans des cas moins médiatiques ?

Mme Fatima Bellaredj. Globalement, les collectivités territoriales ont une meilleure connaissance des difficultés que peuvent rencontrer les entreprises. C’est avec elles que nos unions régionales, qui existent sur tous les territoires, ont des relations.

Il y a bien sûr des disparités : certaines collectivités conduisent des politiques plus volontaristes que d’autres. Au niveau du réseau, notre intérêt est que les collectivités territoriales travaillent main dans la main avec l’État. C’est indispensable.

Plusieurs dispositifs pour les entreprises en difficulté existent. Nous avons parlé du Fdes, mais je voudrais également mentionner l’assurance chômage. Nous travaillons main dans la main avec France Travail, l’administration du ministère du travail, les régions et les préfectures. Tout cet écosystème est très important.

À part quelques régions un peu en retrait qui ont toujours l’impression de donner trop d’argent, les collectivités territoriales sont présentes. Le problème ne vient pas d’elles. La sauvegarde de l’emploi reste au cœur de leur action.

Mais on peut aller beaucoup plus loin avec un travail main dans la main. Pour Vencorex par exemple, que vous avez évoqué, on ne peut que regretter l’échec du projet coopératif, victime des idées reçues. C’était inconcevable : comment des ouvriers pourraient‑ils gérer un groupe international dans le secteur de la chimie ? Il y a vraiment là un obstacle culturel, sur lequel nous avons encore un gros travail à effectuer. Dans ce dossier, notre réseau, qui avait déjà été mobilisé tardivement, a passé tout son temps à expliquer qu’une Scop est une vraie entreprise.

Je vais vous donner un autre exemple, celui de l’entreprise industrielle Sitek, en Alsace, pour laquelle le projet de Scop n’a pu aboutir malgré toute notre mobilisation. La région Grand Est a connu beaucoup de fermetures d’usines et a créé un écosystème dans lequel tout le monde travaille ensemble : l’État, les collectivités territoriales et notre union régionale, qui a sauvé beaucoup d’entreprises. En l’espèce, elle a accompli un gros travail d’accompagnement mais, lors du tour de table, une fois les besoins évalués, il s’est avéré que l’entreprise manquait de fonds propres. Tout le monde était d’accord pour sauver cette entreprise, la dernière sur le territoire français à fabriquer des volets isolants avec un procédé qu’elle avait développé.

Ce projet est emblématique de l’impuissance publique. Je pèse mes mots. C’était juste après la censure du Gouvernement de M. Michel Barnier, et nous n’avions plus d’interlocuteurs. Il nous a été demandé de patienter – mais, dans le cadre d’une reprise d’entreprise devant le tribunal, les délais sont très courts. Vous ne pouvez pas demander un délai de trois mois supplémentaires : le tribunal détermine les délais en fonction de ce qu’il reste dans les caisses, et il n’y a des reports que tant qu’il reste de l’argent pour payer les salaires.

Nous avons obtenu deux reports avant que ce ne soit plus possible. Nous avons donc décidé, avec l’État, la région et l’entreprise, de procéder à une expérimentation consistant à cumuler l’assurance chômage avec deux aides existantes, l’une pour le reclassement des salariés, l’autre pour la création et la reprise d’entreprise. Nous avions déjà testé ce dispositif sans que l’État ne s’en rende compte, ce qui avait permis de sauver cinq entreprises, dont Bergère de France.

Mais, quand les partenaires sociaux ont repris la gestion de l’Unédic, on nous a dit que ce n’était pas possible – alors que l’expérimentation n’aurait pas fait dépenser un euro de plus à l’assurance chômage. Figurez-vous que quelques acteurs ont fait le choix de sacrifier soixante‑sept emplois pour ne pas avoir à faire une exception, car ils craignaient que cela conduise à des dépenses de plusieurs millions d’euros. On nous a consolés en nous disant que ces personnes seraient accompagnées au mieux. Je vous assure qu’elles ne comprennent pas que l’on puisse arriver à ce type d’aberration.

M. le président Denis Masséglia. Je vous remercie d’avoir rappelé l’impact de la censure du Gouvernement sur nos territoires. Nous n’avons cessé de le dire, sans avoir été vraiment entendus.

Vous avez parlé d’une expérimentation. Il y a actuellement une réflexion sur la possibilité de laisser aux préfets la faculté de prendre des décisions, au cas par cas et dans certains domaines, qui s’écarteraient de la norme établie. Faut-il, selon vous, donner plus de proximité à la décision, tout en restant dans un cadre législatif clair, précis et stable ?

Mme Fatima Bellaredj. Je ne peux répondre que positivement à cette question. Le cas de Sitek montre bien qu’il est vraiment problématique de ne pas prendre en compte l’avis des acteurs locaux : la région, la métropole, la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets), France Travail, le préfet. Ils connaissent vraiment le tissu entrepreneurial. Je ne pousserais pas jusqu’à une décentralisation totale, mais ces acteurs peuvent affiner l’information dont dispose l’État, ce qui est essentiel.

M. le rapporteur. Pour ma part, je ne regrette pas d’avoir censuré le Gouvernement, malgré les difficultés que cela a pu causer, pour essayer d’en avoir un qui agisse plus fortement pour des entreprises comme Duralex ou Vencorex. Il appartient au Gouvernement en place de conduire des politiques conformes aux volontés des habitants du pays.

Comment expliquez-vous la décision du tribunal de commerce de Lyon au sujet de la société Vencorex ? Qu’a-t-il manqué pour que le projet de Scic soit mené à bien ? Seulement du temps ? On a parlé de quinze jours, c’est terrible ! L’implication plus forte de la puissance publique aurait-elle pu changer quelque chose ?

Mme Fatima Bellaredj. Les services de l’État et les collectivités territoriales ont d’excellents dispositifs. Des cellules, avec lesquelles nous travaillons régulièrement, permettent de prendre le pouls des entreprises pour détecter les signaux des premières difficultés. C’est à ce moment-là qu’il faut travailler. Dans le cas de Vencorex, les gens se sont soudain époumonés, un mois avant la fin, parce qu’il n’y avait pas de repreneur, et n’ont commencé à réfléchir à la solution coopérative que quand ils se sont rendu compte qu’il n’y avait vraiment personne. Il y a là une responsabilité publique.

Nous avons besoin d’un soutien transpartisan. Vous n’avez pas la même vision de l’entreprise, mais vous vous retrouvez sur la nécessité de sauvegarder l’emploi. Sur ce point, nous avons besoin d’une politique de soutien claire et stable. Cela fait vingt-cinq ans que je suis dans le mouvement coopératif et je peux vous dire que les engagements qui sont pris ne sont pas toujours tenus – un peu comme quand les ministres viennent sur les sites ! Et je vous garantis que 100 % des professionnels qui interviennent dans les dossiers de transmission ou de reprise d’entreprises trouvent cela dommage.

Ne parlons pas que des défaillances. Dans le cas des transmissions saines aussi, nous accompagnons les cédants dans le rachat de leur entreprise – ce n’est pas un don ! Les cédants se plaignent souvent de ne pas avoir été informés des solutions que nous proposons. C’est la même chose pour les entreprises en difficulté. Il y a là quelque chose de culturel à travailler. Si une politique claire de soutien à la solution coopérative est conduite, vous verrez que nous deviendrons un acteur parmi d’autres. Aux réunions avec la préfecture et la région pour évaluer la situation des entreprises en difficulté, il n’y aura pas que les acteurs consulaires classiques ; nous serons également présents pour discuter de nos solutions. Et cela nous évitera d’être informés très tardivement, comme dans le cas de Vencorex !

Prenons l’exemple de Duralex. L’évaluation initiale chiffrait les besoins à 20 millions d’euros, ce qui est hors norme pour nous, qui savons faire des tours de table jusqu’à 10 millions d’euros. Au-dessus, c’est compliqué, il faut avoir le bon outillage. C’est le serpent qui se mord la queue : quand Bpifrance ne vous a jamais accordé aucun prêt, vous savez que les banques ne seront pas très allantes. Elles ont besoin d’être rassurées et de savoir qu’il y aura trois ou quatre acteurs autour de la table.

Nous avons donc progressivement mis en place nos propres outils. Dans les régions avec lesquelles nous avons travaillé sur les entreprises en difficulté avec le concours de l’État, comme la région Grand Est, tout le monde nous connaît.

M. François Marciano. Au tribunal, j’étais assis à côté du président de la métropole, qui est de droite, du patron de la région, qui est de gauche, et de la préfète de région. Sans le soutien de ces trois personnes, le dossier n’aurait pas été retenu. C’est dire à quel point le soutien des acteurs locaux est important.

Dans l’imaginaire collectif, les Scop, c’est un jouet. Mais dans le cadre de notre offre de rachat, avec les ouvriers, nous avons mis 4,5 millions d’euros sur la table. Nous étions les seuls à proposer une telle somme. Nous avions en effet décidé de racheter les stocks car nous estimions que les banques ne pouvaient pas perdre une fois de plus de l’argent et qu’elles n’avaient pas à assumer cette charge.

Les Scop, ce n’est pas un jouet, c’est très professionnel. Après réflexion, je me suis rendu compte que l’unique moyen de garantir la réussite du projet était de transformer la société en Scop. C’était le seul modèle qui permettrait d’éviter ce qui s’était passé pendant vingt ans, période pendant laquelle les propriétaires n’ont pas investi dans Duralex.

Dans l’usine Duralex d’aujourd’hui, il n’y a pas d’assainissement – il y a dix‑sept fosses septiques – ni d’eau potable – nous pompons l’eau dans la nappe phréatique. C’est le résultat de ces vingt années de sous-investissement. La Scop n’est pas un jouet, c’est le modèle qui permet de sauver une entreprise à long terme.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez souligné l’importance du soutien des collectivités territoriales et vous vous êtes réjoui du soutien de la préfecture. Pouvez-vous expliquer la différence que vous faites entre l’échelon national et la préfecture, qui représente pourtant l’État ? Quel accompagnement cette dernière vous a-t-elle fourni dans le processus de reprise ?

M. François Marciano. Quand vous créez une entreprise de cette taille, vous avez des documents à remplir et beaucoup de formalités à accomplir. Toutes les équipes de la préfecture, de la Dreets et de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) nous ont aidés à remplir les documents, comme l’autorisation d’exploiter, à nous diriger vers les bons services, à les contacter pour accélérer le processus. Sans capital, nous ne pouvions pas nous permettre d’engager des avocats pour nous accompagner. La préfecture a aussi, en lien avec Bercy, fait en sorte que les sommes versées par le Fdes nous parviennent en temps et en heure.

M. le président Denis Masséglia. Pour synthétiser, vous estimez ne pas avoir reçu le soutien financier que vous espériez, alors qu’en choisissant une autre structure vous auriez pu en bénéficier, mais vous jugez que l’accompagnement de l’État a été suffisant dans les démarches administratives.

M. François Marciano. Tout à fait.

M. le rapporteur. Quelle est l’ambiance aujourd’hui chez Duralex ? Y a-t-il des changements palpables dans l’organisation quotidienne, depuis la reprise de l’entreprise ?

M. François Marciano. Maintenant, les salariés éteignent la lumière ! Ils veillent à faire des économies. L’état d’esprit a changé.

Nous avons aussi désormais des représentants des salariés au comité de pilotage. Ils sont formés par l’union régionale des Scop, qui accompagne en permanence les ouvriers dans leur montée en compétences, pour les amener à la prise de décision. À ce jour, il n’y a pas de décision à prendre puisque nous nous contentons de suivre la feuille de route du tribunal. Cela nous laisse le temps de former ce comité tout doucement, auquel je soumettrai ensuite des budgets. C’est une véritable avancée pour les ouvriers.

Avant, à Orléans, on disait : « Ne va pas travailler chez Duralex, c’est là qu’on gagne le moins. » Certes, j’ai augmenté les salaires de 3 % pour les remettre à peu près à niveau, mais aujourd’hui, les gens viennent travailler chez nous parce que c’est une Scop et parce qu’ils savent que l’argent ne va pas sortir de l’entreprise. Nous avons 228 salariés qui disent que ce qu’ils veulent, ce ne sont pas des dividendes, mais sauver leur entreprise ! Imaginez un peu !

M. le rapporteur. Madame la déléguée générale, vous avez rappelé dans votre propos liminaire le poids économique des sociétés coopératives, qui est loin d’être négligeable. Vous avez rappelé la puissance et l’intérêt de ce modèle, sur les plans écologique et démocratique comme sur ceux de la qualité de vie au travail et de l’enracinement dans les territoires, où il est un motif de fierté. De fait, aujourd’hui, quand on pense à Orléans, on pense à la réussite de Duralex.

Ma question est un peu triviale : compte tenu de ce que vous représentez, considérez‑vous que vous avez suffisamment accès aux pouvoirs publics – à Matignon, à Bercy et, plus généralement, au Gouvernement ?

Mme Fatima Bellaredj. Non. Essayer de décrocher un rendez-vous, c’est beaucoup de temps et peu de résultats. En fait, chaque fois que nous obtenons des rendez-vous, c’est que nous avons mis le couteau sous la gorge de nos interlocuteurs. Pour Sitek, j’ai fini par obtenir un rendez-vous avec les conseillers de Matignon – j’avais rencontré le conseiller en charge des petites et moyennes entreprises (PME) voilà un an et demi – et c’est François Marciano qui m’a mise en relation avec le directeur de cabinet du ministre de l’industrie. C’est toujours comme ça.

M. le rapporteur. Mais votre secteur n’est pas négligeable, y compris sur le plan médiatique, comme on l’a vu avec Duralex. Vous ne sentez vraiment pas de la part des pouvoirs publics ou des membres du Gouvernement une volonté de vous courtiser, de vous avoir à portée de main, ou de valoriser votre action ?

Mme Fatima Bellaredj. Nous sommes un peu plus courtisés quand une proposition de loi est en préparation. Nous sommes très attentifs à la dimension collective de notre réseau d’entreprises. La force du collectif est un message politique puissant. Nous nous efforçons de ne pas être prisonniers de l’intérêt tout particulier qui se manifeste pour nous à l’occasion de l’examen d’un texte, et nous y parvenons à peu près.

Le plus difficile pour nous, c’est que nous voulons nous concentrer sur la dimension entrepreneuriale de notre mouvement. Il serait plus facile de communiquer sur la dimension sociale et solidaire de notre action, mais le caractère économique de nos enjeux fait que nos interlocuteurs se trouvent plutôt à Bercy, parfois au ministère du travail ou de l’industrie ou directement à Matignon. L’importance des aspects entrepreneuriaux se retrouve aussi dans nos relations avec les syndicats patronaux et de salariés.

Nous pouvons aussi appeler les copains, d’anciens ministres avec lesquels nous avons fait des choses et auxquels nous demandons de nous accompagner sur des points précis. C’est souvent comme cela qu’on décroche des rendez-vous.

Reste que notre modèle d’entreprise, qui est à l’opposé du modèle classique, peut faire peur – c’est du moins ce que je ressens. Il faut bien savoir que, dans ces entreprises, on ne se réunit pas tous les jours pour toutes les décisions ! Ce qui importe, c’est la démocratie dans l’entreprise. Dans une démocratie, on aimerait bien que tous les citoyens aillent voter ; dans une Scop, tous les salariés associés vont voter, parce qu’ils savent que leur vote sera pris en compte. Bien sûr, ce modèle interpelle, car il est évidemment plus facile de décider à trois qu’à deux cent vingt-huit. Nous passons donc beaucoup de temps à expliquer qu’on n’a pas besoin d’être là tous les jours pour prendre des décisions.

Quand l’entreprise va bien, cela est parfait, mais quand elle ne va pas bien, il faut que tout le monde soit au rendez-vous. C’est ce qui fait notre force. Notre taux de pérennité ne sort pas de nulle part. Quand les gens sont impliqués, ils viennent. Quand tout va bien et que nous distribuons de la participation, les gens sont très contents. Mais quand nous ne pouvons pas en distribuer parce que le bénéfice n’est pas au rendez-vous, certains salariés se parent de leur autre casquette et se demandent comment faire autrement. C’est une vraie force.

Les défaillances touchent principalement les jeunes entreprises – à cet égard, nous rejoignons le modèle commun – pour des raisons qui tiennent généralement aux fonds propres. Les pouvoirs publics font beaucoup ; ils mettent en place des outils qui nous font rêver. Tout ce que nous demandons, c’est de pouvoir y accéder au même titre que n’importe quelle entreprise. Il y a une vraie différence de traitement, que nous avons démontrée de façon factuelle lorsque nous avons été interrogés par la Cour des comptes. Nous ne demandons pas de dispositifs spéciaux. Nous faisons simplement remarquer que nous n’avons pas accès aux aides dont bénéficient les autres, comme les aides de Bpifrance ou de la Banque des territoires – qui sont des prêts, lesquels doivent donc être remboursés ! Cela n’est pas normal. Nous ne vous demandons pas de faire des miracles, mais simplement de rétablir une forme de justice. Tout le monde y gagnera – les salariés, les citoyens et les élus, qui font un travail remarquable.

M. le rapporteur. J’entends votre volonté de parvenir à une égalité de traitement entre les acteurs et votre point de vue sur la démocratie dans l’entreprise, que vous considérez comme le meilleur des systèmes.

Vous avez regretté de ne pas avoir l’oreille des pouvoirs publics. Or nous allons auditionner le ministre de l’industrie, et vous savez que le Parlement a la faculté de faire passer des messages aux représentants du pouvoir exécutif. Ma question est donc la suivante : songez‑vous à des exemples de cas dans lesquels une intervention de la puissance publique pourrait conduire à un dénouement positif, comme dans le cas de Duralex ?

Mme Fatima Bellaredj. Nous plaidons pour la création d’un fonds dédié qui nous permettra, en particulier pour les reprises d’entreprises en difficulté, de mobiliser des moyens importants. Nous devons faire en sorte que l’effet de levier soit plus fort lorsque nous prêtons de l’argent aux salariés des Scop. Avant la crise sanitaire, pour un euro prêté, nous en obtenions sept – en provenance des banques, des fonds solidaires, de l’État, des collectivités territoriales. Depuis la crise sanitaire, dans un contexte économique tendu dans lequel les banques sont beaucoup plus frileuses, pour un euro prêté, nous en obtenons quatre. La création de ce fonds permettrait de rendre le ratio plus favorable pour nous.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur Marciano, nous avons reçu madame Pénicaud, avec qui nous avons abordé, de façon rapide, la question de l’accès aux contrats à durée indéterminée (CDI). Vous avez dit dans votre propos liminaire qu’il était aujourd’hui difficile d’attirer des jeunes sur des postes en CDI. Si je comprends bien, vous voudriez recruter en CDI mais vous ne trouvez pas de candidats, le CDI n’étant plus, pour les jeunes, le Graal qu’il était pour les générations passées. Pouvez-vous développer ce point ? Comme nous avons des opinions divergentes, il est toujours intéressant de nous appuyer sur l’analyse de ceux qui sont ancrés dans la réalité industrielle.

M. François Marciano. J’ai quarante ans de métier dans le verre – trente ans chez Arc et dix ans chez Duralex. Nous sommes en plein changement. Auparavant, on avait un travail, on en était fier, on « bossait » pour le patron et on faisait attention. Aujourd’hui, les jeunes nous disent que, pour eux, il est hors de question de travailler pour quelqu’un. Ils veulent être maîtres de leur destin.

Notre activité est technique ; nous avons de grands besoins en électromécaniciens, électrotechniciens et conducteurs verriers, qu’on ne trouve plus du tout sur le marché. Nous nous sommes donc dotés d’une classe en interne et travaillons avec France Travail pour former nos propres personnels selon un schéma associant une semaine de classe et une semaine en alternance sur le terrain. Les jeunes préfèrent signer des contrats à durée déterminée (CDD) ou des contrats intérimaires : ils gagnent plus d’argent et, si cela ne leur convient pas, ils peuvent partir.

C’est un vrai changement de culture. Les jeunes estiment que les salaires attachés aux CDI ne sont pas assez intéressants. Ils pensent au présent, pas à l’avenir. Être titulaire d’un CDI et acheter une maison, comme nous avons pu le faire dans notre jeunesse, ce n’est pas du tout ce qu’ils recherchent. Ils ont une autre vision des choses, et je ne suis pas assez calé pour dire si c’est la bonne.

Toujours est-il que les jeunes ne veulent plus travailler pour quelqu’un et que la situation va se compliquer si nous ne trouvons pas de solution pour relever ce défi. Peut-être faudra-t-il que, demain, une autre commission parlementaire trouve une idée pour concevoir un nouveau modèle pour l’avenir.

M. le président Denis Masséglia. Nous convenons tous que nous ne pourrons pas imposer à la jeunesse de s’adapter à notre système ; ce sera au système de s’adapter aux aspirations des individus. J’ai hâte de voir comment le système se sera adapté à ces aspirations dans quelques années, car c’est la jeunesse qui, demain, fera tourner nos usines.

Combien de temps faut-il pour former un professionnel à vos métiers très techniques ?

M. François Marciano. Pour former un verrier, il faut dix ans. C’est un métier très particulier ; en outre, chez Duralex, le savoir-faire est très pointu. C’est très compliqué.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.


38.   Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique (mardi 20 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique ([38]).

M. le président Denis Masséglia. Mes chers collègues, nous recevons ce matin M. Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif puis ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique entre mai 2012 et août 2014, dans les gouvernements dirigés successivement par MM. Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls.

Monsieur le ministre, vous étiez aux affaires au moment de la discussion de la proposition de loi visant à redonner des perspectives à l’économie réelle et à l’emploi industriel, devenue la loi du 29 mars 2014 visant à reconquérir l’économie réelle, dite loi Florange.

Plusieurs personnes auditionnées par la commission d’enquête ont évoqué les dispositions de cette loi, en particulier celles ayant trait au dispositif de recherche d’un repreneur en cas de projet de fermeture d’un établissement, qui s’applique aux entreprises comptant au moins 1 000 salariés, et ont parfois appelé de leurs vœux une évolution de ces dispositions. Il a donc semblé utile que la commission puisse vous entendre.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Monsieur le ministre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Arnaud Montebourg prête serment.)

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique. Vous m’invitez à évoquer les conditions dans lesquelles ce dispositif est né. Ce dispositif a surgi après ce qui a été appelé à l’époque la « crise de Florange ». Ces événements politiques ont ainsi failli mettre à terre le Gouvernement. J’étais alors en charge du ministère de l’industrie qui s’appelait ministère du « redressement productif », sous la présidence de M. François Hollande. Pendant la campagne électorale de l’élection présidentielle de 2012, celui-ci était allé rencontrer les salariés en grève devant l’établissement de Florange, qui est en fait situé sur le territoire de Hayange. À cette occasion, il avait pris un engagement sur les hauts fourneaux. Ceux-ci relevaient de la filière liquide d’ArcelorMittal, soit des établissements qui appartenaient à Arcelor, entreprise qui avait fait l’objet d’une offre publique d’achat (OPA) par le groupe anglo-indien Mittal. Ce rachat avait conduit à la fermeture successive de sites dans toute l’Europe, y compris en France, au Luxembourg et en Belgique.

Ces fermetures avaient logiquement provoqué des réactions extrêmement vives de la part des personnels, des élus et des gouvernements, de toute sensibilité. Je me souviens par exemple que mon homologue belge en avait assez des engagements non respectés par la famille Mittal, qui avait pris le contrôle d’Arcelor. Avoir laissé l’acier européen entre les mains de gens qui n’avaient pas d’intérêt en Europe était ainsi devenu un problème politique majeur. Ils s’intéressaient d’abord à la rentabilité de leurs équipements miniers, depuis l’approvisionnement en fer et en charbon jusqu’à leur transformation en acier, sur une carte mondiale.

Il était donc devenu très difficile de négocier et d’obtenir des résultats. À l’époque, le candidat François Hollande s’était rendu à Florange pour rencontrer les syndicats sur place, était monté sur une camionnette de l’intersyndicale et avait indiqué que, s’il était élu, il ne laisserait pas partir l’un des deux derniers hauts fourneaux lorrains avec celui de PontàMousson. Les syndicats, pilotés par le responsable de la CFDT, M. Édouard Martin, avaient demandé des engagements. M. François Hollande, devenu Président de la République, avait alors pris l’engagement de nationaliser le site. Lorsque je suis arrivé à Bercy, la première visite que j’ai reçue fut celle de la délégation de syndicalistes, qui venait demander que les engagements de nationalisation soient tenus. J’en ai fait le récit dans un livre.

La première bataille a consisté à rechercher un repreneur pour le site de Florange. Arcelor cherchait à supprimer des capacités, et il était hors de question pour le groupe de les laisser à un concurrent. En compagnie de nos ambassadeurs, j’ai ainsi parcouru le monde pour chercher un repreneur au Japon, au Brésil, en Russie ou ailleurs. J’avais trouvé un repreneur franco-belge, le Groupe CMI Defence, qui faisait 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires dans la défense. Il était dirigé par M. Serin, qui est d’ailleurs un enfant de Florange, puisque son père avait dirigé Sollac avant la première nationalisation intervenue sous Raymond Barre.

J’ai donc engagé le processus juridique et politique de nationalisation provisoire. En effet, puisque le Groupe ArcelorMittal voulait fermer le site et ne pas le transmettre, il n’y avait pas d’autre solution que de le contraindre, par l’appropriation publique. Sa stratégie était une stratégie destructrice de l’outil de travail, ce qui est inacceptable pour un État comme le nôtre, dans lequel il ne subsistait plus que cinq hauts fourneaux. Nous avions trouvé un repreneur qui, une fois la nationalisation opérée, allait reprendre le site. En effet, l’État ne sait pas exploiter les hauts fourneaux – en tout cas, le ministère dont j’avais la charge ne prétendait pas savoir le faire.

Finalement, le Président de la République et le Premier ministre ont décidé de ne pas nationaliser, provoquant la fermeture du site. S’en est suivie une bataille politique intense, une tension très forte autour des engagements non tenus de la campagne politique. Il fallait réparer cette espèce de lâcheté, ou en tout cas essayer d’en construire l’apparence, raison pour laquelle la loi Florange a vu le jour. Je précise que je n’avais pas voulu prêter mon nom à cette loi, dans la mesure où je n’étais pas d’accord avec son contenu. Elle a ainsi été portée par l’un de mes collègues. L’exécutif n’ayant pas été au rendez-vous de sa propre histoire, la majorité s’était sentie blessée par cette mésaventure et avait déposé une proposition de loi.

Il s’agit surtout d’une loi proclamatoire, sans grandes conséquences, même si nous aurions pu souhaiter qu’elle en eût. Cette loi pourrait être améliorée. La lecture des dispositions montre que le législateur s’était mis en tête que d’autres situations identiques verraient le jour. L’objectif consistait alors à obliger les entreprises qui voulaient fermer ou détruire des outils de travail à les transmettre, afin d’atténuer leur fièvre destructrice. D’une certaine manière, je ne pense pas que cette loi ait été inutile. Elle a été conçue comme une proclamation, mais elle a induit quelques réflexes.

L’ayant pratiquée par la suite en tant qu’entrepreneur, je trouve qu’elle permet d’obliger le propriétaire d’un outil de travail dont il veut se débarrasser à y réfléchir à deux fois. Elle offre quand même la possibilité de construire le débat avec les organisations syndicales et les élus. Cela dit, en pratique, peu de conséquences notables ont été constatées, puisque les salariés ne disposent pas d’un capital suffisant pour reprendre l’activité. Je ne parle pas du capital de départ, qui peut être donné. Il peut même être décidé, comme c’est souvent le cas lors des défaisances, de réaliser des deals négatifs, dans lesquels les propriétaires font des chèques aux repreneurs.

Le capital est nécessaire dans le cadre d’un système capitaliste, et cette loi ne permet pas de résoudre le problème. C’est du cas par cas.

M. le président Denis Masséglia. Je souhaite vous interroger sur la loi Florange. D’abord, le délai laissé pour trouver un repreneur reste relativement court. Faudrait-il l’accroître ? Ensuite, il est nécessaire de trouver un repreneur opérant dans le même secteur d’activité. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait contraindre à une recherche sur un périmètre beaucoup plus large, dès lors que l’on resterait dans le secteur industriel ? À titre d’exemple, dans le cas de Michelin à Cholet, la loi Florange ne contraint le groupe qu’à rechercher des entreprises dans le secteur du caoutchouc, lequel est en perte de vitesse.

M. Arnaud Montebourg. Vous avez parfaitement raison de poser la question de toutes ces contraintes, qui sont sans intérêt. Pourquoi limiter la diversification ? Dans le même ordre d’idées, il est possible d’allonger les délais, de diminuer le seuil de 1 000 salariés. Beaucoup reste à faire pour améliorer l’efficacité de cette loi, afin qu’elle ne soit pas qu’une « loi placebo », comme je l’avais qualifiée à l’époque. J’approuve vos propositions.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Nous essayons de comprendre les mécanismes qui ont conduit à la situation que nous connaissons aujourd’hui, raison pour laquelle nous souhaitions vous entendre, après avoir entendu Mmes El Khomri et Pénicaud. À ce titre, je me permets de revenir sur les débats de l’époque, que vous venez d’évoquer. Tout d’abord, quels arguments vous ont été opposés à propos de la nationalisation ?

M. Arnaud Montebourg. Il n’existait aucun argument. Je suis d’autant plus obligé de le signifier que je suis sous serment. La nationalisation relève de la souveraineté des États ; il n’existait donc pas d’obstacle juridique au regard du droit de l’Union européenne. En l’espèce, nous avions un débouché, puisqu’un repreneur avait donné son accord.

Nous avons organisé une réunion avec les grands fonds d’investissement de la place
 Eurazeo, Ardian, Wendel –, auxquels j’ai indiqué que nous étions confrontés à une difficulté, puisque des hauts fourneaux de Lorraine étaient sur le point de disparaître, mais qu’un repreneur s’était manifesté. Je leur ai donc demandé s’ils étaient prêts à suivre le réinvestissement dans ce dossier. M. Patrick Sayer, le président d’Eurazeo, à qui je veux rendre hommage aujourd’hui, a pris la parole en premier. Il a répondu qu’en patriote, il était prêt à nous suivre, puis Ardian et Wendel se sont ralliés à cette position.

Nous disposions donc d’un repreneur, mais également d’un soutien financier privé, puisque le Premier ministre de l’époque, M. Ayrault, avait indiqué que l’État ne pouvait pas investir un seul euro. Mais, dans la mesure où ArcelorMittal était prêt à fermer, le groupe aurait même pu nous adresser le chèque de l’économie du plan social qu’il s’apprêtait à financer.

En résumé, aucun argument juridique, politique, économique, industriel ou commercial ne justifiait de ne pas nationaliser. Sur ce projet, j’avais reçu le soutien de la majorité parlementaire, mais aussi de personnalités, de figures de l’opposition, comme M. Borloo, M. Guaino, ancien collaborateur de M. Sarkozy, et M. Breton, ancien ministre, qui avait subi l’OPA hostile de Mittal sur Arcelor sans pouvoir réagir à l’époque. Ils avaient tous apporté publiquement leur soutien au projet de nationalisation. Il existait donc un consensus politique, partagé également par les deux partis aux confins du paysage politique de gauche et de droite. Tout le monde était d’accord, à l’exception de deux personnes, le Premier ministre et le Président de la République. Je vous suggère de leur poser la question ; convoquez-les, ils sont obligés de venir.

Le Premier ministre a utilisé une astuce, en se référant à Ulcos, un programme de l’Union européenne de décarbonation des hauts fourneaux. Selon lui, il était possible de fermer le site, puis de faire fonctionner des hauts fourneaux expérimentaux dans le cadre de ce programme. Je me souviens que le secrétaire général adjoint de l’Élysée, M. Emmanuel Macron, avait pour sa part estimé que ce projet était « bidon ».

De fait, il n’existait pas d’arguments recevables. Demandez aux deux personnes intéressées. Pour ma part, j’avais mis ma démission dans la balance, mais les syndicalistes m’avaient retenu. M. Édouard Martin m’a ainsi convaincu de rester, me disant qu’ils avaient besoin de moi pour la suite. Si la nationalisation avait été choisie, nous aurions aujourd’hui encore des hauts fourneaux et un autre acteur sidérurgique, différent d’ArcelorMittal.

Comme l’avait dit M. Jean-Claude Marcourt, mon honorable homologue belge, ministre de l’industrie, « ce Mittal mène tous les gouvernements européens par le bout du nez ». M. Louis Gallois avait indiqué qu’il était favorable à la nationalisation intégrale d’Arcelor, pour établir à la place une entreprise européenne. Aujourd’hui, le moment est venu ; cela suffit. Mittal est en surcapacité par rapport à sa production mondiale, mais nous avons besoin de disposer de capacités européennes de production d’acier autonomes et indépendantes en Europe, particulièrement à l’heure de la montée en puissance des droits de douane réciproques. Comme je l’ai déjà indiqué devant une autre commission d’enquête, le temps est venu de nationaliser Arcelor. Comme Mittal veut fermer, l’opération ne vaudra pas très cher. Mittal fermera Dunkerque, puis Fos-sur-Mer, vous verrez.

M. le rapporteur. Vous nous incitez à auditionner un ancien Président de la République et un ancien Premier ministre. Vous n’êtes pas le premier à nous le proposer. Nous devrions en discuter avec M. le président.

M. le président Denis Masséglia. Si vous en êtes d’accord, nous pouvons décider dès maintenant de lancer les invitations.

M. Arnaud Montebourg. Il s’agit de convocations, aux termes de l’ordonnance de 1958.

M. le président Denis Masséglia. Je l’entends. Je serais très surpris que l’un de nos collègues actuels n’accepte pas de venir à notre rencontre. Force est de constater qu’il est parfois plus compliqué de trouver les adresses d’autres anciens ministres.

M. le rapporteur. Monsieur Montebourg, vos propos sont assez édifiants sur la faiblesse, voire l’absence d’argumentaire opposé à cette nationalisation.

M. Arnaud Montebourg. À l’époque, M. Emmanuel Macron, collaborateur du Président de la République, suivait ce dossier avec moi. La veille de la décision de nonnationalisation, il m’a dit : « On saute avec toi en parachute ». Cela signifie bien que les décisions ont été prises par deux hommes, à l’insu de leurs propres collaborateurs. Il s’agissait et il s’agit toujours d’un sujet politique, alors qu’il existait un consensus national pour régler ce problème et venger l’affront de l’OPA hostile de Mittal sur Arcelor. Si nous avions agi en ce sens, nous n’en serions pas là aujourd’hui, nous serions bien plus forts.

M. le rapporteur. Vos propos sont très intéressants. Vous nous indiquez notamment que M. Emmanuel Macron, à l’époque très proche conseiller du président François Hollande, avait soutenu la nationalisation. Comment expliquez-vous qu’il refuse aujourd’hui de l’envisager, ou même de la considérer ? Vous semble-t-elle aussi pertinente qu’elle l’était à l’époque ? Au-delà, estimez-vous que l’idée même de nationalisation demeure un tabou, quasiment culturel, chez une grande part des dirigeants de notre pays ?

M. Arnaud Montebourg. Le mot « nationalisation » est un terme qui appartient au champ culturel de la gauche des années 1980, et qui a laissé des traces. Si nous n’avions pas nationalisé en 1981, nous aurions déjà perdu toute l’industrie puisque ces nationalisations ont représenté un formidable outil de recapitalisation. Simultanément, la nationalisation de tous les pans de l’économie telle qu’elle était prévue à l’époque du programme commun, a également conduit à la situation du Crédit lyonnais, dont nous payons encore les conséquences.

Il s’agit donc d’un outil qu’il faut utiliser avec doigté, tact, mesure et discernement. Cependant, quand un industriel nargue à ce point la souveraineté des États et inflige des dégâts irrémédiables, il est impératif de prendre des décisions de prise de contrôle sur des outils de production stratégiques. Il s’agit de disposer d’une solidité financière suffisante pour permettre de passer les bas de cycle. Seuls des États associés, européens, auraient intérêt à conduire une stratégie commune. À l’époque, nous avions travaillé avec mes collègues belges sur ces questions.

La crainte idéologique de la nationalisation constitue d’abord une grave erreur. De fait, tous les pays nationalisent. M. Barack Obama a nationalisé l’industrie automobile pendant la crise. Cela n’a pas fait de lui un communiste avec le couteau entre les dents. Les Japonais ont nationalisé leur industrie de semi-conducteurs quand il le fallait. Je ne parle même pas de la Chine, où tous les secteurs sont nationalisés ; nos concurrents sont des entreprises publiques, dans tous les secteurs industriels majeurs. Dès lors, nous ne menons pas la course avec les moyens qu’il conviendrait. L’acier européen est menacé ; il faut le défendre et le contrôler.

Telle est ma position personnelle, en tant que citoyen ordinaire. Si la classe dirigeante sociale-démocrate tremble quand elle doit prendre une décision forte, cela pose la question de la lâcheté. Lorsque l’on prend des engagements, il faut les respecter. Au-delà, la nationalisation est devenue un outil de régulation comme un autre, et d’un usage assez fréquent quelle que soit la sensibilité politique des gouvernements.

M. le rapporteur. Considérez-vous que l’hypothèse d’une nationalisation, même temporaire, aurait pu s’appliquer à la situation de Vencorex, que nous avons également abordée dans le cadre de nos travaux ?

M. Arnaud Montebourg. Je me suis rendu sur le site de Vencorex, à la demande des élus et des syndicats, dans la mesure où, il y a douze ans, j’avais sauvé l’entreprise, lorsque j’étais ministre.

En l’espèce, la question de la nationalisation se posait avec moins d’acuité que pour l’acier. En effet, il existait d’autres solutions permettant d’assurer la pérennité de cette usine importante pour la chaîne de valeur de la chimie française et européenne, même si elle est attaquée par le dumping de produits concurrents chinois. Vous savez comment cela fonctionne : les Chinois cassent les prix, vendent à perte, mais l’Union européenne – la zone économique la plus ouverte du monde – ne dit rien. Ces actions conduisent à la fermeture des outils de travail de leurs concurrents, qu’ils rachètent ensuite pour s’accaparer leurs brevets et prendre des parts de marché. Ce procédé s’est répété sur tous les segments que les Chinois ont décidé d’attaquer. Face à ces offensives concertées conduites par le Gouvernement chinois, les autorités européennes et nationales ne réagissent pas. Nous sommes les idiots du village mondial, ainsi que M. Hubert Védrine l’avait écrit dans un rapport sur la France et la mondialisation rédigé pour le président Nicolas Sarkozy en 2008.

S’agissant de Vencorex, il existait un plan alternatif à celui de la fermeture, qui a été étudié par l’actionnaire. Ce plan n’a pas été suffisamment étudié ; il était possible de le bâtir avec l’écosystème français. Nous avons sauvé Kem One, un maillon de la chaîne chimique et technique très important, en demandant aux entreprises françaises du secteur de participer au sauvetage. Il aurait été possible d’agir de la sorte pour Vencorex. Il aurait fallu obliger ceux qui quittaient le site et qui voulaient s’en défaire à fournir suffisamment d’argent pour tenir trois à quatre ans. Cela aurait naturellement nécessité de tordre le bras aux acteurs de la chimie française, notamment Arkema. Il faut trouver les voies et les moyens.

Si nous avions nationalisé, nous aurions isolé Vencorex de l’écosystème chimique. Or, il fallait au contraire rassembler toute la filière autour du projet.

M. le rapporteur. Vous avez évoqué un peu plus tôt les deals négatifs. Nous avons auditionné le fonds Mutares, qui a racheté Lapeyre. J’aurais souhaité connaître votre sentiment et votre analyse sur ce type de fonds, qualifiés de « fonds vautours ». Lorsque vous étiez ministre, avez-vous connu des situations de dérive ou d’excès ? Quelles seraient vos préconisations pour mieux encadrer et surveiller ces fonds et leurs activités ?

M. Arnaud Montebourg. Mon opinion sur Mutares est tout à fait négative. Ce fonds à capitaux allemands a en effet causé des dégâts considérables sur le territoire. Le moment est venu d’établir une forme d’agence de notation des fonds d’investissement, à l’instigation des pouvoirs publics ou à laquelle les pouvoirs publics pourraient participer. En outre, les organisations syndicales, les élus du territoire, l’écosystème des petites et moyennes entreprises (PME), les organisations professionnelles patronales ont leur mot à dire.

La manière dont Mutares s’est comporté dans plusieurs dossiers justifierait que cette entreprise soit interdite de reprise ou soit au moins stigmatisée – c’est le « name and shame ». Malheureusement, il n’y a pas assez de fonds de retournement en France. Bpifrance ne dispose pas de telles missions, d’abord parce qu’elle ne voulait pas être soumise à une pression politique la contraignant à reprendre tous les « canards boiteux ». En revanche, Bpifrance pourrait alimenter des fonds de retournement, qui effectueraient le travail à sa place.

En cette absence, des fonds prédateurs ou des pays à excédents commerciaux viennent faire leur marché en France et ramassent les dossiers à la barre des tribunaux de commerce. Le moment est venu d’investir de l’argent dans les fonds de retournement, afin qu’ils adoptent des stratégies bien plus respectueuses des territoires, des outils de travail et des êtres humains qui travaillent dans les usines.

Au-delà, je souhaite évoquer la gestion des plans de restructuration. Quand la santé d’une entreprise se dégrade, elle perd du chiffre d’affaires, souffre de charges fixes trop élevées, ce qui exige d’adapter l’outil de travail. Il ne s’agit pas de sauver tous les emplois, mais l’outil de travail pour qu’il puisse repartir et réembaucher. Un gouvernement doit donc mettre en place une stratégie en ce sens, en s’adressant à des interlocuteurs qui ont un horizon à moyen terme, idéalement à long terme, et ne sont pas mus par la recherche de rentabilité à court terme. Il peut exister des périodes difficiles où tous les acteurs doivent participer aux efforts de l’entreprise, qu’il s’agisse de l’actionnaire, des banquiers, de l’État, des salariés. Ce travail était mené par les commissaires au redressement productif, que j’avais institués, sur 1 600 PME, dans tous les territoires. Certaines d’entre elles ont ainsi pu revivre. De fait, seule cette stratégie peut fonctionner dans de tels cas.

Pour y parvenir, il faut des investisseurs capables d’accompagner ce travail. Malheureusement, il n’existe pas en France de banques pour financer les entreprises en retournement, ce qui contraint l’État à faire ce travail. Je rappelle que nous avions créé le fonds de résistance économique, qui est d’ailleurs utilisé par le Gouvernement actuel. À l’époque, j’avais fait voter une ligne de 400 millions d’euros pour permettre le sauvetage d’un certain nombre d’entreprises. Il vaudrait mieux établir des fonds d’investissement dans le retournement, au capital desquels figurerait Bpifrance. De telles propositions pourraient être formulées par votre commission d’enquête.

M. le président Denis Masséglia. Si je comprends bien, vous souhaitez que Bpifrance puisse abonder un fonds de retournement. D’un point de vue personnel, je suis toujours gêné par le fait que l’État traite de l’ensemble des dossiers. Ne pensez-vous pas que nous pourrions mettre en place d’autres dispositifs pour permettre à d’autres structures de conduire ce type d’action ? Dans le cadre de l’introduction d’une part de capitalisation dans le financement des retraites, ne pensez-vous pas que les sommes récoltées pourraient être utilisées pour des fonds qui assureraient ce genre de mission ?

M. Arnaud Montebourg. L’État peut participer aux tours de table impliquant des fonds d’investissement dédiés au retournement, qui cherchent de l’argent partout mais ne le trouvent pas. Bpifrance exerce un rôle de capital-risque pour des « tickets » de taille différente, mais n’intervient pas suffisamment dans le retournement de telles entreprises. Bpifrance pourrait participer à de tels fonds.

Ensuite, il existe des fonds de pension en France. Je rappelle que 95 % de l’épargne des Français sont dirigés vers l’immobilier et 4 % vers les actions. L’assurance-vie collecte par exemple 2 500 milliards d’euros, mais cet argent finance en réalité les États-Unis. Aucun gouvernement n’a eu l’idée d’obliger les collecteurs de l’assurance-vie à financer des actifs noncotés, c’est-à-dire les PME, l’industrie, les territoires. Cela a été fait par une mission conduite par M. Philippe Tibi, de manière incitative. Mais cela n’a pas fonctionné. Aujourd’hui, il n’y a pas d’argent disponible pour financer les startup industrielles. Le plan France 2030 est un très bon programme. La proposition d’investissement sur fond public demande une contrepartie privée, mais celle-ci est absente. En conséquence, l’argent retourne à l’envoyeur et nos start-up ne sont pas financées. Il n’y a pas de mobilisation de l’épargne des Français en direction de l’industrie.

L’obligation de financer des actifs noncotés susciterait naturellement des frictions avec l’assurance-vie. Aujourd’hui, celle-ci profite d’une défiscalisation, sans contrepartie. Les gestionnaires des fonds des assureurs gèrent des milliards d’euros, qu’ils investissent dans des obligations à Singapour, en Allemagne, mais pas en France. Avant de songer à la capitalisation que l’on pourrait faire, il faudrait déjà utiliser celle dont nous disposons, ce qui n’est pas le cas.

M. le rapporteur. Je souhaite également vous interroger sur les aides publiques aux entreprises. Depuis le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), se pose dans le débat public la question de la conditionnalité, du contrôle et du plafonnement éventuel des aides publiques. La Cour des comptes estime que le contrôle des aides publiques est bien moins exigeant que celui exercé sur d’autres dépenses.

Leur usage pourrait donc être amélioré. Nous constatons que des entreprises qui licencient ont réalisé des bénéfices, ont reçu des aides publiques, mais ne sont soumises à aucune obligation de remboursement. Quel est votre avis sur ce débat, qui a débuté sous le quinquennat de M. François Hollande, au moment de la mise en œuvre de la politique de l’offre, que vous avez contestée ? Quelles seraient vos préconisations pour améliorer l’usage et le ciblage des aides publiques aux entreprises ?

M. Arnaud Montebourg. Le mieux est l’ennemi du bien. D’abord, il est erroné de considérer que les aides publiques ne sont pas contrôlées. Il existe de nombreux contrôles a posteriori. Tout entrepreneur qui sollicite le crédit d’impôt recherche (CIR) est par exemple assuré de faire l’objet d’un contrôle fiscal. Le CIR n’est pas pour autant l’alpha et l’oméga de l’aide publique.

Tous les États concurrents conduisent de telles politiques, à commencer par les ÉtatsUnis. Il suffit de penser à l’Inflation Reduction Act lancé par M. Joe Biden, pour un montant de 378 milliards de dollars. Les États-Unis ont ainsi établi des crédits d’impôt immenses sur les produits vendus. Les Chinois subventionnent aussi massivement. La France propose, de son côté, des aides publiques à la création d’entreprise. Pour ma part, je propose de modifier la structuration de l’aide publique : je préférerais que l’on investisse dans les entreprises plutôt qu’on les subventionne.

L’État doit être un partenaire, un investisseur beaucoup plus présent et cela permettrait d’une certaine manière de l’associer plus largement au risque. Par exemple, sur les 120 milliards d’euros de prêts garantis par l’État (PGE) aux entreprises pour surmonter la crise du covid-19, 18 milliards d’euros doivent encore être remboursés. Aujourd’hui, l’État procède à un recouvrement à travers les banques et, ce faisant, envoie au tapis des entreprises qui ne sont pas en mesure de rembourser et qui achèvent leur parcours au tribunal de commerce. En ce moment, les PGE sont des machines à tuer les entreprises.

J’ai appelé le ministre de l’économie, M. Lombard, pour l’inciter à procéder à un étalement sur dix ans. De leur côté, les États-Unis ont proposé l’équivalent de notre PGE, mais sur trente ans, soit sur quasi-fonds propres. Cette mesure change tout. Le ministre m’a répondu qu’il devait retourner en discuter à Bruxelles. Mais pendant ce temps, le feu se répand dans nos entreprises. En résumé, les aides peuvent être létales ; les PGE représentent une aide destructrice.

L’État doit changer sa méthode de travail et être présent aux côtés des entreprises, en apportant des fonds propres. Une telle action vaut mieux que toutes ces subventions accordées par des jurys à l’issue d’appels d’offres, d’appels à manifestation. Il faudrait que chaque département soit doté d’un fonds permettant de soutenir toutes les PME. Si nous investissions l’argent qui a été fléché vers le bouclier énergétique, soit 85 milliards d’euros, nous serions richissimes. En effet, la France dispose de nombreux projets qui ne sont pas financés faute de fonds ou de fonds propres.

Il faut changer cette situation et imaginer une autre méthode d’utilisation de l’argent public. Les entrepreneurs, dont je fais partie, n’ont que faire des aides ; ils veulent mener leur entreprise à bon port. À ce titre, les contrôles ne serviront à rien ; les aides seront dissuasives et, in fine, ne fonctionneront pas puisque personne n’en voudra. Autant orienter l’État vers une autre approche, celle de la participation aux risques, et l’assumer politiquement.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je vous remercie pour vos propos. Je souhaite revenir sur le cas d’ArcelorMittal pour évoquer une inquiétude concernant la recherche. En 2014, en échange de la fermeture des hauts fourneaux, avait été négociée la création d’un centre de recherche hyper performant sur les aciers très fins. Ce centre de recherche est situé à MaizièreslèsMetz et emploie 700 chercheurs. Il bénéficie d’aides publiques, mais les brevets sont déposés au Luxembourg et servent à l’ensemble des usines de Mittal.

N’y a-t-il pas là une incohérence française et européenne sur ces brevets et cette recherche qui finissent par nous échapper ? Nous contribuons à plusieurs titres au financement, d’abord grâce à la formation initiale de nos chercheurs, qui sont souvent formés dans nos universités ou nos écoles. Ensuite, les brevets sont disséminés à travers le monde sans que nous ne puissions les maîtriser, alors même que nous les finançons largement.

Par ailleurs, je souhaite vous interroger sur le rôle des territoires dans les reprises d’entreprises. Dans le cas de Vencorex, le territoire s’est fortement mobilisé, à travers les élus locaux et nationaux, qui avaient trouvé une solution. Il leur a manqué simplement quelques jours pour pouvoir déposer un dossier de reprise. On a trop tendance à tout demander à l’État central et à mettre de côté l’écosystème local, qui propose pourtant des solutions. Il existe là, à mon avis, un axe d’amélioration.

Enfin, vous avez mentionné Bpifrance. Siégeant à la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations, je suis assez sensible au fait que Bpifrance effectue essentiellement des investissements de développement, qui ne sont pas des investissements dits de retournement ou de redressement. Elle n’investit pas dans les entreprises en difficulté, alors que cela pourrait leur permettre de repartir.

M. Arnaud Montebourg. Le CIR permet effectivement de soutenir la recherche et les brevets d’une entreprise. Il est envisageable de prendre une bonne fois pour toutes le contrôle d’ArcelorMittal, dans le cadre d’un projet européen, car tous les pays européens sont confrontés au même problème dans le domaine de l’acier. En l’absence de contrôle d’ArcelorMittal, l’entreprise bénéficie du CIR et en fait ce qu’elle souhaite. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons un très bon taux de maintien des laboratoires de recherche sur le territoire.

Les régions ne disposent pas de moyens importants pour investir dans les grandes entreprises. Ce genre de décision relève donc de l’État. Néanmoins, il serait possible d’imaginer que chaque département dispose de fonds d’investissement – comme il en existe dans certaines régions – qui permettent de renforcer les fonds propres de toutes les entreprises du territoire.

Une telle politique nationale pourrait être imaginée et négociée avec les régions et les départements. Encore une fois, j’estime que l’avenir de l’intervention publique passe par une présence au capital des entreprises, comme cela existe dans tous les grands pays industriels. Elle peut être temporaire, de court terme ou de long terme, mais il s’agit d’une méthode à mettre en place.

Enfin, le retournement est un art difficile et risqué. Sur dix dossiers, trois ne réussissent pas. C’est l’une des raisons pour lesquelles Bpifrance n’a jamais voulu être en première ligne dans ce domaine. Néanmoins, elle pourrait participer à des fonds dont c’est le métier et qui ne disposent pas d’argent en quantité suffisante pour se saisir des gros dossiers, ce qui permet aux étrangers de faire leur marché à la barre des tribunaux de commerce. Bpifrance doit donc participer à un tour de table. Elle ne sera pas seule, mais elle doit être présente.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Le 15 mai, ArcelorMittal a annoncé un engagement dans la décarbonation de ses sites industriels en France pour 1,2 milliard d’euros, en précisant travailler en étroite collaboration avec le Gouvernement. Lors de son audition par notre commission, Mme Constance MaréchalDereu, cheffe du service de l’industrie de la direction générale des entreprises, a annoncé que 850 millions d’euros seraient consacrés par l’État au soutien de cet investissement.

Mais quelle est notre garantie que l’entreprise ne poursuivra pas sa politique de plans sociaux ou de fermeture de sites ? De fait, ArcelorMittal n’a strictement aucun intérêt à maintenir ce site de production en France, puisque les sites français constitueront pour l’entreprise une forme de concurrence. N’est-il pas temps d’agir fermement, c’est-à-dire de remettre la France au centre de la production sidérurgique ?

M. Arnaud Montebourg. Rien n’empêche Mittal de partir une fois que l’État lui aura versé ce chèque de 850 millions d’euros. De fait, l’entreprise considère que la responsabilité de la décarbonation n’est pas la sienne, mais celle de l’État. Rien ne l’empêche de s’installer en Chine où elle ne sera pas soumise à l’obligation de décarbonation. L’entreprise raisonne à l’échelle planétaire et non pas à l’échelle de l’Europe, et encore moins de la France. Vous n’aurez rien de Mittal. Il est toujours possible de faire signer un accord à l’entreprise pour l’obliger à rendre l’argent si elle devait quitter la France, mais je rappelle qu’elle s’était engagée à dépolluer l’ancienne usine Arcelor à Laudun-l’Ardoise et qu’elle ne l’a pas fait. La facture est restée entre les mains du contribuable.

Mittal va continuer à nous mener par le bout du nez, pour paraphraser M. JeanClaude Marcourt, l’ancien ministre belge de l’industrie, et vous n’y pourrez rien. Selon moi, le moment est venu de régler cette affaire, avec les autres pays européens. Ces derniers tendront l’oreille, car ArcelorMittal est un cynique, bien connu des services de police gouvernementaux.

Mme Gabrielle Cathala (LFI-NFP). Je vous remercie pour vos différentes réponses et souhaite revenir sur l’implication de M. Emmanuel Macron dans ce dossier. Il a été secrétaire général adjoint de l’Élysée avant de vous remplacer, malheureusement, au ministère de l’économie. Il me semble léger que vous n’ayez eu avec lui qu’un seul coup de téléphone, quand on sait le rôle qu’il a tenu sous le quinquennat de M. Hollande lorsqu’il était à l’Élysée. Aviezvous échangé auparavant avec lui au sujet de la nationalisation ?

Ensuite, j’ai lu qu’entre 2013 et 2023, ArcelorMittal a perçu plus de 292 millions d’euros d’aides publiques. Vous souvenez-vous des montants qui avaient été versés en 2013 et en 2014, lorsque vous étiez ministre du redressement productif, puis de l’économie ? Vous souvenez-vous du coût qu’aurait représenté la nationalisation de Florange ?

Je m’étonne également de ce qui a pu se passer au Parlement à cette époque, puisque les socialistes disposaient d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale, mais aussi d’une majorité au Sénat. Vous nous indiquez que certains parlementaires socialistes vous soutenaient dans votre démarche. Dans ce cas, comment se fait-il qu’aucun parlementaire n’ait déposé une proposition de loi pour l’inscrire à l’ordre du jour, soit dans le cadre de la semaine réservée à l’Assemblée, soit dans le cadre d’une niche parlementaire ? Aujourd’hui, nous constatons que des députés socialistes qui étaient déjà en poste sous le quinquennat de M. Hollande seront cosignataires d’une proposition de loi pour placer sous tutelle les hauts fourneaux d’ArcelorMittal qui risquent de fermer. À l’époque, ces mêmes députés n’ont engagé aucune action de la sorte. Quelles étaient donc les discussions entre votre ministère et la majorité parlementaire ? Pourquoi une initiative parlementaire n’est-elle pas intervenue en faveur de la nationalisation ?

M. Arnaud Montebourg. M. Macron était initialement opposé à la nationalisation, puis j’ai mené le travail de conviction. Je précise que je parlais alors à l’employé du Président de la République ; je ne voulais pas connaître son opinion personnelle sur le dossier. Je la connaissais sur une autre affaire, celle de la cession d’Alstom à General Electric, à laquelle il était franchement favorable. Mais c’est bien M. François Hollande qui a décidé de vendre l’entreprise aux Américains. S’agissant de la nationalisation d’ArcelorMittal, l’arbitrage avait été favorable, mais le lendemain, la décision a été inversée. Pourtant, si les discussions avaient été lentes et difficiles, le dossier était prêt, il était mûr. Un consensus politique avait été construit, depuis le Président du Sénat jusqu’au président du groupe à l’Assemblée nationale et à un grand nombre de mes collègues au Gouvernement, dont M. Sapin.

Le groupe a décidé de déposer la proposition de loi Florange. Il a fait ce choix, qui n’était pas le mien. Les relations avec la majorité étaient des relations de contrôle, un peu à l’image de celles que vous exercez aujourd’hui. Elle nous contrôlait, parce qu’il fallait répondre à ses demandes, ce que nous faisions bien volontiers et amicalement. Mais je n’ai pas le souvenir que le président du groupe ait formulé l’idée d’aller à l’encontre de la décision du Président de la République et du Premier ministre. J’ai perdu mon arbitrage ministériel et, sous la Ve République, il n’existe pas de session de rattrapage au Parlement. Vous avez la réponse : elle est d’ordre institutionnel.

Mme Gabrielle Cathala (LFI-NFP). Pouvez-vous répondre à ma question sur les aides publiques perçues par ArcelorMittal en 2013 et 2014 ?

M. Arnaud Montebourg. Je répondrais volontiers à cette question, mais je n’ai pas le souvenir de ces montants. Je pourrais essayer de retrouver cette information. Des aides publiques ont certainement été accordées pour le centre de Maizières-lès-Metz. Elles venaient compenser en quelque sorte l’absence de nationalisation.

Le coût de la nationalisation était de 1 euro. Elle ne valait rien, puisque Mittal vendait et fermait le site.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur le ministre, je vous remercie. Vous pourrez adresser au rapporteur tout document ou toute information que vous jugeriez utile pour les travaux de notre commission.


39.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Le Grix de la Salle, président d’ArcelorMittal France, M. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination des ressources humaines, M. Stéphane Delpeyroux, directeur des affaires publiques, et Mme Audrey Gies, directrice fiscale (mardi 20 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Alain Le Grix de la Salle, président d’ArcelorMittal France, M. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination des ressources humaines, M. Stéphane Delpeyroux, directeur des affaires publiques, et Mme Audrey Gies, directrice fiscale ([39]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons M. Alain Le Grix de la Salle, président d’ArcelorMittal France, accompagné de M. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination des ressources humaines, M. Stéphane Delpeyroux, directeur des affaires publiques, et Mme Audrey Gies, directrice fiscale.

Comme je l’ai indiqué la semaine dernière à l’occasion de l’audition des organisations syndicales présentes chez ArcelorMittal, l’entreprise a récemment annoncé la suppression de 636 postes relevant de différents services, des lignes de production aux fonctions « support », répartis sur un peu moins de dix sites en France, parmi lesquels Dunkerque et Florange, les plus touchés.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Alain Le Grix de la Salle, M. Bertrand Chauvet, M. Stéphane Delpeyroux et Mme Audrey Gies prêtent serment.)

M. Alain Le Grix de la Salle, président d’ArcelorMittal France. Je vous remercie de cette occasion d’échanger avec vous au sujet des difficultés de l’industrie et de leurs conséquences sur nos effectifs. Mon intervention s’organisera autour des points suivants : la dégradation de la compétitivité de nos entreprises, l’évolution de nos personnels, la situation d’ArcelorMittal France Nord et le projet de réorganisation en cours. Enfin, je ferai quelques commentaires sur le rôle des pouvoirs publics. Nous avons par ailleurs préparé toutes les réponses aux questions posées avant cette réunion et nous vous les adresserons par la suite en y ajoutant, si nécessaire, des compléments en fonction de nos discussions.

Laissez-moi d’abord vous parler d’ArcelorMittal, un acteur industriel majeur dans notre pays. La France est et reste un pays clef pour le groupe. En effet, ArcelorMittal y compte 15 400 salariés, soit 25 % des effectifs européens. Nous avons une quarantaine de sites de production ou de transformation sur l’ensemble du territoire, mais également des centres de recherche et développement qui abritent 850 chercheurs, soit la moitié des effectifs du groupe dans ce domaine. Les trois quarts de notre production d’acier sont livrés hors de France, en Europe majoritairement. Malheureusement, du fait de la diminution de la demande, notre production est en baisse continue. Nous produisons à l’heure actuelle 30 % à 40 % de moins que ce que nos capacités permettent, soit 6,8 millions de tonnes en 2024 pour une capacité de production de 10 millions de tonnes.

En termes de débouchés, l’acier est pourtant partout autour de nous, qu’il s’agisse des voitures, des appareils ménagers, des bâtiments, des canettes, des navires construits à SaintNazaire, de notre industrie nucléaire ou de nos armements. Nous livrons en France et en Europe tous les secteurs d’activité.

En France, ArcelorMittal est un acteur important en termes d’investissements. Sur les cinq dernières années, nous y avons consacré environ 1,7 milliard d’euros. Ce chiffre ne prend pas en compte nos projets de décarbonation à venir. Cela représente une moyenne de 350 millions d’euros par an et 25 % des investissements européens du groupe. Nous sommes une entité mondiale : nous investissons et nous produisons au départ des marchés que nous souhaitons livrer. Les délocalisations dont il est question concernent des fonctions « support ». Elles s’inscrivent dans la continuité du modèle développé depuis plusieurs années en Europe de l’Est pour une partie de ces métiers. Ces transferts sont nécessaires à la compétitivité. Ils ne concernent en aucun cas les opérations industrielles.

À présent, je souhaite évoquer la dégradation de la compétitivité de nos entreprises. La demande d’acier en produits plats, sur la base d’un index 100 en 2007, a atteint en 2023 une valeur de 45 pour la France, de 70 pour l’Allemagne, de 80 pour l’Italie.

La demande d’acier en France en 2007 était de 9 millions de tonnes contre seulement 3,8 millions de tonnes en 2024. L’automobile et la construction représentent deux tiers de la demande. Les effets des importations sont notables. Le prix moyen en Europe du Nord d’une bobine à chaud, d’après l’index Platts, est passé de 750 euros par tonne début 2024 à 550 euros par tonne fin 2024. Cette baisse de prix de 25 % ne s’explique que par la pression et la destruction de notre marché, du fait des importations, qui ont quasiment doublé en part relative entre 2018 et 2024.

Nos grands sites industriels sont sur l’eau, à Dunkerque et à Fos-sur-Mer. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus compenser par l’exportation la baisse d’activité en France et en Europe. Même si nous disposons de quotas de CO2, ceux-ci ne couvrent pas la totalité de nos émissions. En conséquence, nous acquittons des droits. Il est devenu quasiment impossible pour nous d’exporter du fait de la structure de nos coûts et des surcapacités mondiales. Nous payons le carbone, ce qui n’est pas le cas des autres pays. Les règles ne sont pas homogènes.

Nos fonctions « support », c’est-à-dire les équipes « informatique », « finance », « ressources humaines » et « achats », représentent près de 7 000 personnes en Europe. Leur coût est passé de 700 millions d’euros en 2020 à 1 milliard d’euros en 2024 pour ArcelorMittal Europe. Il est normal que nous nous penchions sur ce sujet. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé le transfert d’une partie de ces fonctions vers l’Inde, comme de grands groupes l’ont déjà fait.

Les réorganisations industrielles – que ce soit dans la distribution fin 2024 à Reims et Denain ou à Dunkerque aujourd’hui – ont toutes les mêmes origines : la chute de la demande, aggravée par la pression des importations. Dans ce cadre, adapter nos organisations à nos marchés est une nécessité. Nous ne pouvons pas maintenir des capacités ou des outils ouverts alors que la demande n’est pas au rendez-vous. De fait, ne pas nous adapter reviendrait à reporter et amplifier un problème tout en perdant en compétitivité. À un moment où le groupe doit décider d’investissements majeurs dans la décarbonation en Europe, nous ne pouvons pas laisser nos unités en France se dégrader en termes de résultats.

Nos effectifs ont évolué en conséquence lors des dix dernières années. En 2014, ArcelorMittal comptait 17 200 salariés. Ils sont 15 400 en 2024, soit une baisse d’environ 10 %. Lorsque l’on extrait les variations de périmètre, la réduction réelle de nos effectifs est de 900 personnes, soit 5 %, quand le marché a reculé de plus de 50 % en France. Nos effectifs n’ont pas suivi la baisse du marché français car nous faisons partie d’un groupe. En Europe, nos sites sont tous optimisés grâce à une seule organisation transversale, une seule organisation informatique, un seul carnet commercial et des commandes clients gérées de manière centralisée et non pas par usine. Les commandes sont distribuées à toutes nos usines en fonction de critères spécifiques. Par conséquent, les sites français arrivent à compenser la baisse d’activité locale par des expéditions vers le continent, en raison de notre organisation européenne.

Pour Dunkerque et Fos-sur-Mer, 20 % à 25 % des expéditions s’effectuent en France. Plus de 60 % sont à destination de l’Europe, l’export international représentant le solde – 10 % à 15 %. Sur ces dix dernières années, en dehors de la fin 2024, nous avons mis en œuvre quatre plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) pour un total de 143 salariés : deux plans en 2016, dont un à Manois pour 45 salariés et un autre chez ArcelorMittal Construction pour 43 salariés ; un plan en 2017 à La Réunion pour 40 salariés et un autre en 2023 à Fresnoy-le-Grand pour 15 salariés. Je souhaite faire une remarque concernant l’arrêt des hauts fourneaux de Florange en 2012, qui a touché 629 salariés. Cette opération n’a pas donné lieu à un PSE car les salariés ont tous été repositionnés dans l’entreprise. Il en a été de même pour l’arrêt de la cokerie de Florange en 2020, qui a affecté 163 salariés.

À ces chiffres, il convient d’ajouter les PSE intervenus à la fin de l’année 2024 et au début de l’année 2025 chez ArcelorMittal Distribution Solutions – 28 salariés –, ArcelorMittal Centres de Services, avec notamment Reims et Denain – 131 salariés –, et ArcelorMittal Construction – 9 salariés –, soit un total de 169 salariés. Nous avons également connu, en 2024, sur notre site de Fos-sur-Mer, un arrêt durable d’un haut fourneau, encore une fois en raison du niveau d’activité : 140 salariés ont été concernés, mais aucun plan n’est intervenu grâce à des reclassements internes.

J’aimerais maintenant dresser l’état des lieux du projet annoncé à Dunkerque. Le 23 avril dernier, ArcelorMittal France Nord a informé les partenaires sociaux d’un projet de réorganisation qui entraînerait la suppression de 636 postes sur ses sept sites industriels. Ce projet comporte deux dimensions : une partie est liée à l’amélioration de la productivité sur les sites et une autre à des transferts de fonctions « support » en Inde, comme je l’ai évoqué précédemment. La situation d’ArcelorMittal France Nord se caractérise par trois données : un effectif stable, une baisse des volumes de production de 30 % et une augmentation des coûts de production de 32 %. ArcelorMittal France Nord a déjà mis en œuvre toutes les adaptations possibles à court terme, mais il faut maintenant envisager une réorganisation pour adapter l’activité au nouveau contexte du marché et assurer la compétitivité future. Les informations délivrées aux partenaires sociaux les 30 avril et 13 mai ont porté sur les conséquences détaillées par site et le projet d’accord quant aux mesures sociales d’accompagnement, qui fera l’objet d’une négociation. Les suppressions de postes et les licenciements, lorsqu’ils ont lieu, interviennent en dernier recours, lorsque tous les outils dont nous disposons ont été utilisés. Il s’agit toujours de décisions difficiles à prendre car elles frappent des collaborateurs et des familles.

Je conclurai mon intervention en évoquant le rôle des pouvoirs publics. Nous sommes en contact permanent avec les services de l’État à tous les niveaux. Nous sommes totalement transparents sur nos enjeux et difficultés ; nous recherchons toujours les solutions ensemble. Il est possible de considérer que les pouvoirs publics n’en font pas assez. Peut-on pour autant parler de défaillances ? De même, il est possible de critiquer les lourdeurs administratives ou le manque de simplification. Toutefois, les acteurs publics compétents, aux niveaux national, régional ou local, sont bien présents pour nous soutenir. Laissez-moi vous donner quelques exemples.

En 2023, les aides liées à l’activité partielle de longue durée (APLD) pour l’ensemble de notre périmètre français se sont élevées à 6 millions d’euros. Elles permettent de passer les creux d’activité en préservant l’emploi. Ces 6 millions d’euros sont à mettre en regard des 760 millions d’euros de masse salariale et des 432 millions d’euros de charges de personnel. Nos conventions d’APLD ont toujours été validées ou homologuées, selon qu’elles reposaient sur un accord ou une décision unilatérale. La direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) a exercé son contrôle sur le respect de la réduction maximale de l’horaire de travail, sur nos engagements en matière d’emploi et de formation, sur le diagnostic économique et les perspectives d’activité.

Au-delà des stricts aspects de validation ou d’homologation, et en prenant l’exemple récent des PSE à Reims et Denain, nous avons conduit plusieurs réunions avec la Dreets ou en préfecture. Les représentants de ces services participent effectivement aux réunions des commissions de suivi, avec nos partenaires sociaux, sur les possibilités de reprise de site ou le reclassement des salariés. Nos PSE ont donné lieu à des accords signés avec les partenaires sociaux. Tous ont été validés par la Dreets. Enfin, le plan acier européen, vital pour la pérennité de notre industrie en Europe et en France, n’aurait jamais vu le jour et ne pourrait pas se concrétiser sans l’engagement dont a fait preuve le Gouvernement français depuis des mois.

Le Groupe ArcelorMittal accorde une importance essentielle à la France. Je peux comprendre les inquiétudes liées au plan social annoncé à Dunkerque. Mais en confirmant notre intention d’y investir 1,2 milliard d’euros dans un premier four électrique afin de lancer la décarbonation de nos sites industriels, nous montrons que nous croyons en l’avenir et que nous sommes prêts à nous engager à long terme. Nous sommes confiants dans le fait que la Commission européenne mette prochainement en place des mécanismes efficaces de défense commerciale et d’ajustement carbone aux frontières, grâce au volontarisme du Gouvernement français.

Le sujet de la décarbonation nous projette dans l’avenir. Il diffère de celui de la réorganisation en cours. Comme je l’ai dit, adapter nos organisations à nos marchés constitue une nécessité. Si le groupe ne croyait pas en l’Europe ou en la France, s’il pensait délocaliser ses opérations industrielles, nous n’aurions pas lancé les investissements annoncés, c’est-à-dire 254 millions d’euros à Dunkerque et 53 millions d’euros à Fos-sur-Mer. Une nouvelle unité de production est attendue d’ici la fin de l’année à Mardyck, dont le coût s’élève à 500 millions d’euros. Ces dernières années, aucun autre investissement d’une telle ampleur n’a été réalisé en Europe, en dehors des investissements liés à la décarbonation.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué de manière claire la baisse de la demande dans certains pays de l’Union européenne. Vous avez également souligné que l’organisation de votre entreprise était établie à l’échelle continentale. Pouvez-vous nous fournir des éléments sur l’évolution de la demande à cette échelle, notamment en Slovénie ou en Pologne ? Certes, la demande baisse dans certains pays, mais elle pourrait augmenter ailleurs.

M. Alain Le Grix de la Salle. Lors des cinq dernières années, la demande de produits plats a diminué de 20 % en Europe. En 2007, cette demande était de 100 millions de tonnes ; en 2024, elle n’est plus que de 76 millions de tonnes. Le phénomène est structurel. Il frappe plus ou moins tous les pays. La France subit davantage les effets de la désindustrialisation que d’autres pays, comme l’Italie, mais le mouvement de contraction de la demande est général, permanent et régulier.

M. le président Denis Masséglia. Les chiffres que vous évoquez ne concernent que les produits plats. Il s’agit donc de profilés et de plaques.

M. Alain Le Grix de la Salle. Il s’agit essentiellement des bobines, qui sont déroulées en produits plats. Cela ne concerne pas les produits longs, comme les poutrelles ou le fil machine, essentiellement destinés à la construction. Les produits plats sont notamment utilisés pour l’emballage et les tôles fortes pour la construction des bateaux.

M. le président Denis Masséglia. Vous parlez donc d’un domaine spécifique. Il serait intéressant que nous connaissions l’ensemble de la demande d’acier, indépendamment de l’usage qui en est fait.

M. Alain Le Grix de la Salle. La baisse de 20 % de la demande concerne tous les produits. La tendance générale touche tous les segments de marché.

M. le président Denis Masséglia. Les chiffres que vous évoquez portent sur les cinq dernières années. Qu’en est-il sur une période plus longue, c’est-à-dire dix à vingt ans ?

M. Alain Le Grix de la Salle. La tendance est la même : la demande est en baisse structurelle, tous produits confondus.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez également rappelé votre investissement de 1,2 milliard d’euros. Pour les élus que nous sommes, l’annonce simultanée de cet investissement et d’une réduction de 636 postes pose question. Des salariés qui travaillent depuis des années dans votre entreprise perdront leur emploi. Pouvez-vous nous assurer que les efforts demandés et les baisses d’effectifs ne sont que ponctuels ? À la lumière des investissements concomitants à cette réduction d’effectifs, il est loisible de se demander si dans six mois, un an ou deux ans, les effectifs d’ArcelorMittal ne seront pas encore réduits.

M. Alain Le Grix de la Salle. L’investissement dans la décarbonation porte sur un plan de trois à quatre ans. Nous devons nous adapter à la réalité des marchés sur lesquels nous opérons. Ces phénomènes sont structurels, pas uniquement conjoncturels. Il est difficile de prévoir l’activité à venir et de déterminer l’évolution des grands secteurs que nous livrons, notamment l’automobile et le bâtiment. Pour préserver la compétitivité de nos sites, nous devons parfois prendre des décisions difficiles pour adapter nos outils industriels à la demande et aux marchés que nous livrons. Tout dépendra de la reprise de la demande en Europe et donc de la situation de nos entreprises, de la nécessité de conserver un tissu industriel compétitif.

Nous évoluons dans un environnement mondial très difficile. Les surcapacités sont astronomiques, de l’ordre de 550 à 600 millions de tonnes à l’échelle du globe. Ce phénomène est structurel et il n’est pas près de s’arrêter. En outre, plus de 150 millions de tonnes de capacités sont actuellement en construction en Asie du Sud-Est, dont 80 % d’origine chinoise.

M. le président Denis Masséglia. Je rappelle que vous êtes auditionné par une commission d’enquête. Vous avez prêté serment de dire la vérité et vous êtes dans l’obligation d’apporter des réponses à nos questions. À l’heure actuelle, des études, des réflexions ou des travaux sont-ils conduits à propos de réductions d’effectifs ou de fermetures de sites à l’échelle nationale ou européenne à long terme ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Actuellement, il n’existe pas de projet de fermeture de sites en France.

M. le président Denis Masséglia. Ma question est plus large et concerne l’ensemble d’ArcelorMittal. Avez-vous connaissance de travaux concernant l’évolution des effectifs et des structures à l’échelle française et européenne ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Il existe à l’échelle européenne des sites en difficulté et il est normal de se poser des questions. Mais je n’ai pas connaissance de dossiers en cours sur des fermetures de sites en Europe. Je précise que le périmètre de mes fonctions est limité à la France.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué des dispositifs qui entreront bientôt en vigueur, comme le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Aujourd’hui, il concerne uniquement des produits bruts, qui ne sont pas transformés. Dans le cas présent, il s’agit de tôles et non de voitures. Pensez-vous que le dispositif tel qu’il existe peut protéger la production européenne de matières premières ? Faudrait-il le faire évoluer afin qu’il ne concerne pas uniquement les matières premières, mais l’ensemble des produits transformés qui utilisent ces matières premières ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Nous demandons une évolution du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières afin qu’il intègre notamment les produits dits « aval ». L’usine en cours de construction à Mardyck fabriquera des tôles électriques pour l’automobile, soit un investissement de 500 millions d’euros. Actuellement, nous subissons une double peine. Il s’agit d’abord de l’impact des importations de tels produits, en provenance d’Asie du SudEst, qui provoquent une forte chute des prix de vente. Ensuite, nos clients souffrent également des importations de moteurs et de composants en provenance d’Asie du Sud-Est. Tout ceci fait chuter la demande. Nous demandons donc que ledit mécanisme ne se limite pas à nos produits, mais qu’il concerne aussi les éléments de la chaîne d’approvisionnement.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je souhaite en préambule évoquer le contexte de cette audition, qui me semble importante si j’en juge par la présence du rapporteur général du budget et de la présidente de la commission des affaires économiques. L’actualité est brûlante puisque des centaines de familles vivent dans l’angoisse.

Je pense à Philippe, 61 ans et trente-cinq ans d’ancienneté, conducteur de ligne à Mardyck, qui évoque « une gifle » quand il a entendu l’annonce de ce plan de licenciement. Je pense à Loïc, 42 ans, responsable de maintenance à Dunkerque, pour qui : « On nous parle de concertation, mais on nous impose un calendrier de mort industrielle. » Je pense à Catherine, 50 ans, cariste depuis vingt et un ans, qui témoigne : « J’ai tout donné à cette boîte, j’ai fait des heures, j’ai tenu pendant le covid et aujourd’hui, on nous jette comme des pièces usées. » Je pense à Hervé, 48 ans, technicien logistique. Je pense à Nadia, 39 ans, sous-traitante dans le nettoyage industriel, qui déclare : « Nous, on n’a pas de lettre officielle, juste l’angoisse. On est invisibles, mais on sera les premiers à tomber. » Nous parlons de 636 noms, visages ou métiers, mais aussi de territoires entiers qui dépendent de l’activité sidérurgique.

Cette audition est essentielle parce que nous touchons à la souveraineté industrielle de la France et à l’avenir d’une filière stratégique. Mais elle est également l’exemple de tout ce que nous étudions dans cette commission d’enquête et que nous cherchons à mettre en lumière. Les failles de la puissance publique face aux licenciements massifs, l’absence de conditionnalité des aides publiques, l’impuissance administrative à encadrer les restructurations, la défausse politique sur les multinationales et l’effacement des exigences démocratiques dans l’entreprise sont poussés à leur paroxysme. ArcelorMittal cristallise ces travers. Dès lors, notre devoir consiste à faire la lumière sur ce cas emblématique pour en tirer des leçons plus larges sur la nécessité d’un État stratège, protecteur et exigeant.

Cette audition concerne plusieurs sites industriels essentiels à la sidérurgie française : Dunkerque, Florange, Montataire et bien d’autres. Vous avez annoncé en 2024 des fermetures à Denain et à Reims ; un doute existe, compte tenu du sous-investissement, à Fos-sur-Mer. Je pense aussi à l’impact de vos décisions sur des milliers de sous-traitants, les tissus économiques locaux, les réseaux de chaleur, les ports, c’est-à-dire sur l’écosystème qui accompagne vos activités dans les territoires où elles sont implantées.

Nous auditionnons ArcelorMittal France, conscients que les décisions se prennent également ailleurs. Nous voulons vous interroger sur la captation massive d’aides publiques sans contrepartie, le mépris du dialogue social, l’externalisation des décisions vers des sièges étrangers et la mise en danger de bassins d’emplois entiers. Nous avons auditionné la semaine dernière les organisations syndicales. Elles ont indiqué alerter depuis des mois et des années, dénoncer une stratégie d’étouffement progressif des sites français par manque d’investissement, retard technique et contournements sociaux. En outre, nous échangeons dans un contexte où le Président de la République a écarté d’un revers de main à la télévision, la semaine dernière, toute perspective de nationalisation. Pourtant, plusieurs voix syndicales, politiques ou locales posent la question de la reprise publique, au moins provisoire, d’un outil industriel vital pour la Nation. J’y vois là une forme de haute trahison industrielle de la part du chef de l’État. À l’issue de cette audition, nous ne devrons pas exclure de préconiser nous-mêmes la nationalisation d’ArcelorMittal, comme nous l’avons évoqué précédemment avec l’ancien ministre du redressement productif.

Ma première question est simple. Votre venue intervient à la suite d’une longue série d’auditions de responsables industriels qui mettent en place des plans de licenciement mais qui, à chaque fois, reprennent le même refrain : les impôts sont trop élevés, le coût du travail est trop cher, les normes sont trop contraignantes. Toutefois, ils omettent de nous informer sur les dividendes qu’ils distribuent. S’agissant d’ArcelorMittal, les dividendes versés en 2024 ont atteint 1,34 milliard de dollars. Cette somme était-elle destinée à rassurer les actionnaires plutôt qu’à maintenir l’emploi ? Puisque vous connaissiez des difficultés pour l’exercice 2024, pourquoi avez-vous malgré tout choisi de verser des dividendes records alors que vous avez décidé cette même année la fermeture des sites de Denain et de Reims ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Nous faisons partie d’un groupe international dont les résultats sont dégagés au niveau mondial et non au niveau français. Sur les dix dernières années, la moyenne des dividendes s’établit à 226 millions d’euros par an. Il faut y ajouter les rachats d’actions. À l’exception des deux à trois dernières années, du fait des résultats constatés, la politique de dividendes du groupe est stable.

Mme Audrey Gies, directrice fiscale d’ArcelorMittal France. Nous rémunérons nos actionnaires, qui viennent aussi en soutien du groupe en cas de besoin : entre 2009 et 2020, ils ont procédé à des augmentations de capital à hauteur de 13 milliards de dollars. Par ailleurs, la rémunération des actionnaires intervient après les décisions relatives à l’investissement.

M. le rapporteur. Je constate cependant qu’en 2024, vous avez privilégié la rémunération des actionnaires au maintien de sites industriels, notamment à Reims ou à Denain.

M. Alain Le Grix de la Salle. Encore une fois, il faut s’adapter au marché sur lequel nous intervenons. Les huit sites de distribution en France étaient chargés à moins de 60 % dans un marché en baisse structurelle. Nous avons envisagé toutes les solutions possibles et nous avons finalement été contraints de prendre cette décision difficile à Reims et Denain. Si nous ne l’avions pas prise, nous aurions mis en danger l’ensemble des sites. Je suis conscient de l’impact social, de la dimension et du rôle d’ArcelorMittal dans ces régions, mais il est essentiel d’adapter nos outils pour rester compétitifs. Si tel n’est pas le cas, tout l’édifice s’écroule. La France n’est pas une zone en forte croissance. Quand les carnets de commandes chutent, des mesures s’imposent.

Il est toujours question des difficultés. On ne communique jamais sur les succès d’ArcelorMittal. En France, nos usines sont de plus en plus spécialisées grâce à notre recherche et développement. À Florange, nous produisons un acier ultra haut de gamme pour l’automobile. À Uckange, ArcelorMittal Tailored Blanks produit également des composants pour l’automobile. Ces sociétés se développent, y compris en termes d’effectifs. Tout n’est pas négatif. Mais je comprends les remarques qui opposent les dividendes aux licenciements.

M. le rapporteur. Vous avez indiqué que tous vos sites étaient « optimisés » en Europe. Or, les organisations syndicales alertent sur le sous-investissement, notamment à Florange et à Fos-sur-Mer. De sérieuses inquiétudes pèsent sur ces deux sites. Faites-vous réellement tout pour éviter leur fermeture ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Nous faisons toujours tout pour éviter d’en arriver à une telle décision. Soyez convaincus qu’il n’y a rien de pire pour un industriel que de fermer une usine. Notre rôle est de créer et développer nos unités et donc l’emploi. Le manque d’investissement en maintenance est réel, mais cela ne signifie pas que nous n’agissons pas. Pour investir en maintenance, encore faut-il dégager des résultats. Aujourd’hui, c’est notre appartenance à un groupe mondial qui nous permet d’agir en France et en Europe. La France reçoit à peu près 25 % des dépenses d’investissement du groupe. Lors des deux à trois dernières années, en Europe, ArcelorMittal a réinvesti plus de 80 % de son bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement. En règle générale, les sociétés le font à hauteur de 40 %.

Certains pourront toujours considérer que les investissements en maintenance sont insuffisants, mais il faut prendre en compte nos résultats qui ne permettent pas de continuer à les alimenter à des niveaux très élevés. Si nous n’appartenions pas à un groupe, nous ne pourrions pas engager 350 millions d’euros d’investissement chaque année en France. J’ai eu l’occasion d’expliquer récemment devant une autre commission que les investissements sur nos sites se répartissent entre des dépenses pour l’environnement – un sujet essentiel pour nous –, la maintenance, la croissance et le développement.

M. le rapporteur. Je reviens brièvement sur les alertes des organisations syndicales. Cette commission d’enquête s’intéresse évidemment à des cas particuliers qui font l’actualité, mais elle a également vocation à produire des recommandations d’ordre général. De quelle manière les alertes émises par les organisations syndicales sont-elles traitées ? Quelles réponses y apportez-vous ? Notre commission pourrait-elle recevoir par écrit les documents qui témoignent de l’analyse qu’ArcelorMittal effectue lorsque de telles alertes lui sont adressées ? Ces documents pourraient, le cas échéant, rassurer les organisations syndicales.

M. Alain Le Grix de la Salle. Nous avons traité ce point dans le questionnaire. Nous y ajouterons des exemples concrets pour documenter notre réponse.

M. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination des ressources humaines d’ArcelorMittal France. Si l’on prend l’exemple d’ArcelorMittal France, qui couvre Dunkerque et Florange, il existe de nombreuses occasions de partager le diagnostic et les réponses avec les partenaires sociaux, à travers les réunions de comités d’établissement ou du comité social et économique central, qui comprend en son sein une commission économique. En amont de la procédure qui s’ouvre actuellement sont intervenus un droit d’alerte et l’appel à un cabinet extérieur qui conseille les partenaires sociaux.

De fait, les alertes sont évidemment portées au travers de ces différentes instances et discutées avec la direction, ensuite chargée de prendre sa décision en fonction des priorités de l’entreprise et de ses moyens.

M. le rapporteur. Notre commission d’enquête s’intéresse aux pouvoirs publics et à leur rôle face aux plans de licenciements. À ce sujet, vous avez déclaré un peu plus tôt : « Les acteurs publics compétents, aux niveaux national, régional ou local, sont bien présents pour nous soutenir. » Ce sont des mots forts, que nous n’avons pas l’habitude d’entendre.

Le premier soutien des pouvoirs publics passe par les aides publiques aux entreprises. Pouvez-vous nous confirmer avoir reçu 298 millions d’euros en 2023 et approximativement 850 millions d’euros sur dix ans ? Pouvez-vous nous faire connaître d’éventuelles autres aides indirectes que vous auriez reçues et signaler de possibles aides des collectivités territoriales ? Enfin, pouvez-vous nous indiquer si ces aides publiques ont fait l’objet de contreparties ou au moins d’engagements en matière d’emploi et de développement de l’outil industriel ?

M. Alain Le Grix de la Salle. J’ai eu l’occasion, dans une audition récente, de communiquer tous les chiffres en toute transparence. Nous avons reçu 300 millions d’euros d’aides en 2023, dont 200 millions d’euros sur des sujets d’énergie liés à des règles européennes et applicables dans tous les États membres. Sur les 100 millions d’euros restants, 80 % sont liés au crédit d’impôt recherche et aux allègements de charges.

Quant aux aides à l’investissement, nous avons reçu, sur les cinq dernières années, un total de 75 millions d’euros. Cela représente 5 % des investissements d’ArcelorMittal en France. Les 850 millions d’euros dont il est question sont liés à la décarbonation du site de Dunkerque, un dossier spécifique sur lequel ArcelorMittal n’a pas touché le moindre euro. Les aides régionales sont liées au Fonds européen de développement régional, à hauteur de 6 millions d’euros en 2023.

M. le rapporteur. Sur le plan moral, ne vous sentez-vous pas redevable vis-à-vis de la puissance publique et des contribuables français qui vous ont permis de développer cet outil industriel ? Vous comprenez que ceux qui nous regardent sont soucieux de l’intérêt général et de la souveraineté industrielle de notre pays. Ils constatent que des centaines de milliers d’euros d’argent public ont été distribués à une entreprise qui a continué de verser des dividendes à ses actionnaires tout en annonçant la suppression de 636 emplois. Ne pensez-vous pas qu’un engagement moral vous lie à la puissance publique, qui vous oblige à tout faire pour maintenir ces 636 emplois ?

M. Alain Le Grix de la Salle. D’abord, s’il est question de 636 emplois, 380 personnes sont effectivement concernées par le plan social. Ensuite, nous sommes conscients de notre responsabilité sociétale. En 2023, nous avons acquitté 430 millions d’euros d’impôts et de charges patronales. Lors des dix dernières années, ArcelorMittal n’a pas complètement périclité en France malgré l’évolution de la demande : le marché français a baissé de 20 %, mais nos effectifs n’ont pas diminué d’autant. Encore une fois, nos sites sont de plus en plus performants parce qu’ils sont spécialisés pour rester compétitifs dans des marchés excessivement difficiles.

M. le rapporteur. Votre groupe est connu. Nous nous intéressons à l’influence qu’exerce la puissance publique, même quand elle ne cherche pas des contreparties aux aides qu’elle fournit. Depuis l’annonce des licenciements touchant plusieurs sites emblématiques de notre pays, avez-vous échangé avec le Président de la République ou le Premier ministre ? Si tel est le cas, à quelle date ? Vos interlocuteurs ont-ils cherché à vous dissuader ? Ont-ils évoqué avec vous des alternatives aux suppressions d’emplois ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Je n’ai pas eu de contact avec le Premier ministre. J’ai participé à une réunion avec le Président de la République et M. Mittal, à la mi-mars. Elle avait pour objet de remercier la France de son soutien auprès de la Commission européenne pour le fameux plan acier. Nous avons fait état de nos difficultés en France, notamment à Fos-sur-Mer. Il ne s’agit pas d’influence, mais d’échanges.

Comme je l’ai dit précédemment, nous travaillons en toute transparence avec le ministre de l’industrie, la direction générale des entreprises, au travers de relations et de contacts permanents.

M. le rapporteur. Si je comprends bien, vous avez donc eu un rendez-vous avec le Président de la République à la mi-mars. Les annonces du PSE datent du 23 avril. À la mi-mars, avez-vous évoqué ce plan ainsi que le nombre d’emplois et de sites concernés ? Si tel a été le cas, quelle a été la réaction du Président de la République ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Le sujet n’a pas été évoqué.

M. le rapporteur. Pourtant, ce plan devait bien être à l’étude.

M. Alain Le Grix de la Salle. Oui, mais la réunion portait sur la sidérurgie en Europe et l’absence de décision de la part de la Commission européenne. Il s’agissait donc d’insister auprès du Gouvernement pour qu’il s’efforce d’aligner les autres pays européens afin de convaincre la Commission de prendre une décision. Au cours de la réunion, nous avons évoqué d’autres sites qui posent problème en France, mais pas Dunkerque.

M. le rapporteur. Cette situation est saisissante. Alors que vous prépariez un plan de licenciements massif, vous ne l’avez pas mentionné au Président de la République. Celui-ci n’a-t-il pas manifesté son mécontentement lorsqu’il a ultérieurement appris la suppression de 636 emplois ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Je répète qu’à l’occasion de cet échange avec le Président de la République, il n’a pas été question de sujets opérationnels français, mais du rôle de la France auprès de la Commission européenne. Le cas de Dunkerque n’a pas été abordé.

M. le rapporteur. À partir de quelle date ce plan de licenciement a-t-il été étudié ? Quand a-t-il été décidé ? Quand en avez-vous informé le Gouvernement ? L’a-t-il appris par communiqué de presse ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Le plan est lié à la détérioration des résultats d’ArcelorMittal France Nord au quatrième trimestre 2024 et au premier trimestre 2025. Nous espérions initialement une amélioration au premier trimestre 2025, mais en réalité les résultats ont continué à se dégrader. Par conséquent, la direction générale a demandé à la direction de France Nord un plan pour corriger la situation. Ce travail a débuté au milieu du premier trimestre, fin février ou début mars. Je vous confirmerai les dates.

M. Charles de Courson (LIOT). Avec ma collègue présidente de la commission des affaires économiques, nous nous sommes intéressés à la convention que vous avez établie avec l’Agence de la transition écologique (Ademe) consacrée à l’immense investissement de 850 millions d’euros. Je confirme les propos du président : aucun euro n’a été voté. À la lecture des notes internes que nous avons obtenues, il semblerait que vous vous orientiez vers un autre calendrier pour la construction d’un four électrique. Dès lors, cette convention risque fort de tomber à l’eau, au profit peut-être d’une aide de l’État sous une autre forme.

Cette commission d’enquête a pour objet l’examen des éventuelles défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. Aussi, l’action du Gouvernement a-t-elle été assez forte et assez précoce compte tenu de la situation de la sidérurgie en France ? Vous êtes confrontés à un problème de négociation avec EDF sur votre approvisionnement électrique. Les négociations, qui n’ont toujours pas abouti, n’handicapentelles pas la compétitivité ?

Y a-t-il eu défaillance dans l’extrême lenteur de la mise en place des mécanismes d’ajustement carbone aux frontières ? On ne peut pas demander à l’industrie de se décarboner et mettre fin aux quotas gratuits de CO2 sans avoir simultanément instauré ce mécanisme. Les taux de pénétration des importations sont de l’ordre de 30 % – il me semble – et la profession demande à la Commission européenne de réduire de moitié ses quotas pour essayer de soulager la pression sur l’ensemble des sidérurgistes européens.

Enfin, vos concurrents déploient-ils également des plans de licenciement en masse ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Nous avons signé une lettre d’intention avec EDF au début de l’année 2024. À ce jour, les clauses du contrat sont à peu près finalisées. Nous avons bon espoir de conclure d’ici peu, sachant que le dispositif d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique arrive à échéance en fin d’année. Mais toutes les clauses ont été discutées ; on ne peut pas parler de défaillance de l’État dans ce domaine. J’ajoute que, dans notre discussion avec EDF, nous n’avons pas été confrontés à des sujets majeurs bloquants.

La mise en place du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est effectivement marquée par une lenteur évidente. Mais ce sujet est européen et non français. Comme j’ai eu l’occasion de le dire auparavant, la France et le ministre Marc Ferracci sont intervenus pour convaincre les autres pays européens d’agir auprès de la Commission européenne. Nous demandons par ailleurs le retour aux quotas d’origine, établis à 15 % en 2018. Nous ne sommes pas opposés aux importations, mais il faut en limiter les effets, particulièrement dans un marché en décroissance.

Thyssen a annoncé le licenciement de 11 000 personnes, soit 30 % de ses effectifs. En Europe, à l’exception de deux à trois sidérurgistes très spécialisés, tous les autres affichent des pertes et n’ont pas d’avenir. Le modèle d’ArcelorMittal en Europe et son adossement à un groupe mondial unique – seule entreprise intégrée depuis les mines jusqu’aux clients finaux et disposant d’une couverture géographique sur tous les continents – permettent de soutenir les entités lorsque l’activité souffre. Or, en Europe, la situation de la sidérurgie est dramatique.

M. Julien Gokel (SOC). Dévoilée jeudi dernier, votre annonce d’un investissement de 1,2 milliard d’euros pour la décarbonation du site de Dunkerque constitue un signal positif. Néanmoins, vous annoncez aujourd’hui la construction d’un seul four électrique quand le projet initial en comportait deux.

Je salue l’action conjointe des salariés, des organisations syndicales et de l’ensemble des élus et parlementaires qui ont formé une union sacrée en faveur de notre industrie. Sans leur mobilisation, cette annonce n’aurait peut-être pas eu lieu, en l’absence de dialogue social. Néanmoins, le compte n’y est pas. Si la décarbonation est primordiale à Dunkerque, vous ne nous rassurez pas à propos de vos intentions sur les suppressions de postes annoncées il y a un mois, sur l’ensemble des sites et plus particulièrement Dunkerque, non seulement sur les fonctions « support », mais aussi sur la maintenance et la production. Nous avons besoin de garanties sur la pérennité de tous les postes. Derrière chaque emploi, des familles, une stabilité économique et un savoir-faire stratégique doivent être préservés.

Pouvez-vous garantir que la transformation industrielle engagée à Dunkerque ne se traduira pas par des suppressions de postes ? Quelles sont vos perspectives en matière d’emploi à Dunkerque à l’horizon 2030 ? Quelles discussions allez-vous engager avec les représentants syndicaux sur l’emploi ? Quels sont les engagements concrets envisagés ?

J’en viens à un autre sujet de préoccupation : le transfert de fonctions « support » de l’Europe vers l’Inde que vous projetez, bien que jugé risqué et peu efficace par le cabinet de conseil que vous avez vous-même mandaté. Avez-vous revu votre position sur ce projet qui pourrait à la fois affaiblir la situation des salariés, la cohérence industrielle des territoires, mais aussi la compétitivité du groupe face à ses concurrents ?

L’annonce de votre investissement est intervenue dans le contexte plus large du plan d’action de la Commission européenne pour renforcer la compétitivité de l’industrie sidérurgique et métallurgique – le plan acier européen. Après la suspension du projet de décarbonation en novembre 2024, vous avez déclaré en janvier que votre décision d’investissement dépendait de ce plan acier. En mars, il a été dévoilé à la satisfaction de l’ensemble des sidérurgistes, dont ArcelorMittal. En avril, vous avez annoncé la suppression de 636 postes en France et, en mai, vous promettez un investissement d’environ 1,2 milliard d’euros à Dunkerque. Cette chronologie soulève des interrogations. Quels changements sont intervenus entre la fin du mois d’avril et le début du mois de mai ? Votre groupe conditionnetil toujours sa décision d’investissement à la concrétisation du plan acier européen ? Pouvons-nous espérer des engagements fermes dès le mois de septembre ? Plus largement, envisagezvous de produire encore de l’acier en France et en Europe ?

Enfin, je veux dire notre satisfaction malgré tout mesurée après l’annonce de cet investissement, mais également vous faire part de notre vigilance. Nous attendons des actes concrets et nous sommes en droit de considérer qu’un cas aussi stratégique que Dunkerque ne peut être laissé à la seule main du marché, sans le savoir-faire des travailleurs. Notre outil industriel et nos emplois ne peuvent être les variables d’ajustement de stratégies financières à courte vue, alors même que vous bénéficiez d’aides publiques conséquentes.

M. Alain Le Grix de la Salle. Le four électrique devrait être confirmé après l’été. Si tel est le cas, cela se traduira par des besoins en ressources à Dunkerque durant les phases de construction et de développement. À l’heure actuelle, nous n’envisageons pas d’impact majeur sur les effectifs de Dunkerque à l’horizon 2030. Le principal défi porte sur les compétences. L’usine dont il est question sera très fortement numérisée. Nous devrons faire évoluer une partie de nos salariés vers de nouveaux métiers. Sur un tel sujet, il convient de travailler ensemble, y compris avec les partenaires sociaux.

Le plan acier constitue une avancée. Mais nous ne connaissons pas les décisions qui doivent suivre. Nous avons bon espoir que la Commission européenne se prononce dans les mois à venir sur des sujets critiques comme la protection aux frontières ou le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Une fois le plan acier traduit en actes, nous serons en mesure de confirmer notre investissement, qui s’effectuera par étapes.

Mme Aurélie Trouvé (LFI-NFP). Monsieur Le Grix de la Salle, nous vous avons auditionné en commission des affaires économiques il y a quelques semaines. Nous constatons année après année une forte baisse des livraisons d’ArcelorMittal France : elles sont passées de 6,5 millions de tonnes à 3,5 millions de tonnes en cinq ans. Les cinq hauts fourneaux en France, à Fos-sur-Mer ou à Dunkerque par exemple, tournent à 50 % de leurs capacités depuis six mois. En parallèle, il y a des investissements importants dans d’autres pays. Par exemple, vous avez affecté 900 millions d’euros à l’électrification de sites aux États-Unis. Ces investissements interviennent également en Inde et en Europe : lorsque nous avons consulté des documents à Bercy en compagnie du rapporteur général du budget et du président de la commission des finances, nous avons appris qu’une commande pour un four électrique a été passée en Espagne. Nous redoutons que les investissements et la production s’intensifient ailleurs, au détriment de la France.

Si toute la décarbonation n’est pas effectuée d’ici fin 2029, nous allons avoir un problème. En 2030, il y aura une échéance majeure : la taxation du carbone. La production en France et en Europe ne sera donc plus rentable. Or, quatre ans sont nécessaires pour parvenir à une production complètement décarbonée. Dans ces conditions, les mois à venir seront cruciaux. En parallèle, vous supprimez 636 emplois, dont les deux tiers dans la production. Dès lors, nous sommes conduits à penser qu’une délocalisation qui ne dit pas son nom se prépare. D’ailleurs, vous aviez indiqué en commission des affaires économiques que des importations de brames indiennes étaient envoyées à Dunkerque pour y être laminées. Vous aviez à l’époque signalé qu’il s’agissait d’une expérimentation. Je crains qu’elle ne se transforme en une délocalisation.

Mes questions concernent les 15 000 salariés de l’ensemble des sites de France et la souveraineté française en matière de production d’acier. Cet aspect est tellement important qu’il a conduit d’autres pays à nationaliser cette production, au moins temporairement. Le contrat de décarbonation d’ArcelorMittal avec l’État et l’Ademe prend fin le 30 juin. Vous engagez-vous à signer un avenant pour rendre possible une décarbonation totale ?

Ensuite, l’investissement de 1,2 milliard d’euros concerne un seul four. Cela signifietil que vous abandonnez la décarbonation totale avec deux fours et une unité de réduction du fer ? En outre, si je comprends bien, cet investissement est conditionné à des annonces en matière de protection aux frontières européennes. Est-ce bien le cas ? Si néanmoins cette perspective d’investissement – sous conditions – dans un seul four, voire dans une décarbonation totale, est réelle, pourquoi envisager la suppression de 636 emplois ? Enfin, qu’en est-il de Fos-sur-Mer, où un haut fourneau sur deux n’est pas en production actuellement ?

M. Alain Le Grix de la Salle. S’agissant du contrat avec l’Ademe, nous avons un accord tacite pour un renouvellement à l’échéance, qui intègre la réduction du fer et les deux fours électriques. À l’heure actuelle, nous ne sommes pas en mesure de lancer la réduction du fer, qui n’a pas de justification économique en raison du coût du gaz. Nous avons donc demandé au Gouvernement de rééchelonner l’échéance du contrat pour la faire passer du 30 juin au 31 décembre.

L’annonce de l’investissement de 1,2 milliard d’euros traduit un optimisme plus marqué qu’il y a deux mois, dans la mesure où la Commission européenne évolue de manière positive sur le plan acier. Il est cependant exact que la décision reste conditionnée au fait que la Commission mette en place ce qui est prévu. Nous avons bon espoir que des décisions concrètes interviennent dans les mois à venir concernant le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et la limitation des importations. À ce moment-là, disposant de visibilité, nous pourrons clarifier nos projets d’investissement et nous communiquerons sur nos plans de décarbonation au niveau européen – cela concerna notamment Fos-sur-Mer et le deuxième four électrique à Dunkerque.

Nos projets en Europe ont tous été mis en suspens. L’investissement dans le four électrique espagnol que vous mentionnez concerne les produits longs et il avait déjà été lancé.

M. Stéphane Delpeyroux, directeur des affaires publiques d’ArcelorMittal France. L’intention d’investissement annoncée la semaine dernière avait pour objet d’indiquer que le premier four électrique dédié à la décarbonation serait bien implanté à Dunkerque.

Mme Aurélie Trouvé (LFI-NFP). Je précise que le contrat de 850 millions d’euros est conditionné à votre engagement sur deux fours électriques et la réduction du fer. Si tel n’est pas le cas, ces aides publiques ne seront pas accordées. Je redoute que vous abandonniez ce contrat, comme le laisse présager votre choix d’installer un seul four électrique. Encore une fois, le temps presse. Aussi, des engagements sur l’installation de l’unité de réduction du fer et du deuxième four électrique sont-ils envisageables d’ici la fin de l’année 2025 ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Compte tenu du contexte et du coût du gaz, ArcelorMittal ne sera pas en mesure de régler le problème de la réduction du fer d’ici la fin de l’année. Les décisions relatives au deuxième four électrique interviendront ultérieurement, lorsque nous préciserons le cadre européen de nos investissements en termes de décarbonation, une fois que la Commission européenne aura mis en place des mesures.

Mme Gabrielle Cathala (LFI-NFP). Des salariés d’ArcelorMittal nous écoutent certainement et ils sont angoissés par la situation. Nous leur apportons notre entier soutien. Je pense notamment à M. Gaëtan Lecocq, secrétaire général de la CGT sur le site de Dunkerque, et à ses camarades.

Entre 2013 et 2023, votre entreprise a reçu 392 millions d’euros de fonds publics, puis 300 millions d’euros en 2023, dont 195 millions d’euros d’aides consacrées à l’énergie. ArcelorMittal a reçu près de 850 millions d’euros d’aides de l’État pour son projet de décarbonation des deux hauts fourneaux, projet dont le montant total s’élève pour le moment à 1,8 milliard d’euros mais qui n’a toujours pas débuté. Parmi ces aides, 35 à 40 millions d’euros sont destinés à la recherche. Au-delà des subventions de l’État, vous recevez aussi un soutien des collectivités territoriales, notamment de la part de la région Hautsde-France, qui prévoit de verser, pour l’année 2025, près de 3,5 millions d’euros qui s’ajoutent aux 4,4 millions d’euros perçus en 2023. À l’échelle mondiale, votre groupe enregistre des bénéfices colossaux de 36 milliards d’euros depuis 2019. Vous vous illustrez par des versements de dividendes records. Entre 300 et 400 millions d’euros par an sont versés aux actionnaires.

Entreprise indispensable pour notre souveraineté puisqu’elle fabrique de l’acier et emploie des travailleurs dotés d’un savoir-faire unique, ArcelorMittal a perçu des centaines de millions d’euros d’argent public depuis 2013, est très rentable, engrange des profits conséquents et gave ses actionnaires de dividendes. Comment une telle entreprise peut-elle licencier 636 personnes cette année et envisager d’en licencier 15 000 d’ici 2030, puisque vous voulez en réalité quitter le continent européen ? Qu’avez-vous fait précisément de toutes ces aides publiques depuis 2013 ?

Cela n’est un secret pour personne : nous sommes favorables à la nationalisation d’ArcelorMittal et nous avons déposé une proposition de loi en ce sens à l’initiative de ma collègue Aurélie Trouvé. Ce sont les salariés qui produisent les richesses avant tout. Mais je remarque que, dans votre propos liminaire, vous n’avez eu aucun mot de compassion à leur égard. Comment dormir tranquille quand 636 personnes vont perdre leur emploi et quand 636 familles vivent avec la peur d’être plongées dans la précarité ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Comme je l’ai indiqué précédemment, il est extrêmement difficile de prendre une décision de restructuration. Au cours de ma carrière, j’ai géré ArcelorMittal Downstream Solutions. Je connais personnellement certains employés. Soyez assurés qu’une telle décision n’est prise qu’en dernier recours. Ne croyez pas que l’on dorme bien chaque nuit.

Nous appartenons à un groupe mondial qui réalise des bénéfices, ce qui n’est pas le cas en France. Nous avons envisagé toutes les solutions pour corriger la situation, mais nous avons été conduits à prendre cette décision lourde de conséquences. Nous nous levons tous les matins pour défendre notre industrie, nos usines et nos emplois. Cela n’est pas facile dans un contexte européen et français marqué par une baisse continue de la demande, mais nous y croyons. Nous sommes persuadés qu’il existe un futur pour la sidérurgie en Europe.

ArcelorMittal ne poursuit pas une stratégie de délocalisation. Nous développons nos bases industrielles sur les continents où nous voulons être présents pour servir les marchés que nous souhaitons servir. L’Europe étant un marché de 460 millions d’habitants, nous devons y disposer d’une base industrielle solide, notamment en France. Je rappelle que nos sites sont ultra spécialisés en termes de gammes de produits. Nous sommes là pour nous battre et développer nos entreprises. Mais je comprends les réactions que notre annonce suscite.

Les expéditions de brames sont exceptionnelles. Par exemple, il y a actuellement des expéditions du Brésil vers Dunkerque pour que ce site continue de tourner pendant la rénovation des hauts fourneaux. Comme j’ai eu l’occasion de le dire, les volumes de brames expédiés d’Inde à Dunkerque ont pour objet de tester et valider nos sites en Inde. J’ai signé ces commandes d’expédition, de deux fois 800 tonnes, lorsque j’étais en Inde.

M. Anthony Boulogne (RN). Cette commission d’enquête s’intéresse aux défaillances des pouvoirs publics face aux plans de licenciements. La première défaillance consiste peut-être à mal protéger le tissu économique national. Elle n’exonère en rien vos plans de licenciements brutaux alors même que l’entreprise fait des bénéfices massifs. Mes pensées vont naturellement aux milliers de salariés sacrifiés depuis vingt ans chez ArcelorMittal. Les aides publiques pourraient être investies dans la santé ou dans l’éducation. Mais l’État a choisi de vous les donner, vous rendant de fait comptable de vos actions devant nous. Nous parlons de l’argent des Français et d’un groupe qui déclare un bénéfice net de plus de 1 milliard d’euros.

L’Union européenne a été fondée sur le mythe du libre-échange, c’est-à-dire la circulation sans entrave des marchandises à travers le monde. Or, l’absence d’entrave en matière commerciale signifie l’exposition de l’industrie nationale à une concurrence internationale déloyale. Le secteur de l’acier est exemplaire à cet égard. Les surcapacités chinoises inondent un marché européen devenu en 2023 le principal importateur net au monde, avec 23 millions de tonnes. Du côté chinois, les exportations ont augmenté de 208 % entre 2020 et 2024, avec des prix cassés défiant toute concurrence. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la métallurgie européenne, et notamment ArcelorMittal, se trouve en grande difficulté. La multiplication des annonces de suppression de postes résulte d’un manque de vision à long terme, d’anticipation et parfois même de patriotisme.

J’aimerais connaître votre avis sur l’objectif fixé par la Commission européenne de réduire de 15 % les importations d’acier en provenance de l’étranger. Sera-t-il en mesure de protéger efficacement la métallurgie française ? Quelles actions, notamment douanières, préconisez-vous afin de protéger le marché de l’acier et les emplois en France contre la concurrence déloyale ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Vous avez parlé de milliers de salariés sacrifiés. Durant les dix dernières années, l’effectif d’ArcelorMittal n’a diminué que de 900 personnes en France alors que le marché baissait de 20 %. Même si la conjoncture reste compliquée, j’estime que le terme « sacrifiés » est un peu fort. De même, je ne partage pas votre impression d’un manque de vision à long terme. En tant que groupe, nous sommes au clair sur notre stratégie : le développement dans les pays en croissance, comme le Brésil et l’Inde, et la décarbonation en Europe. S’agissant du patriotisme, je suis fier d’ArcelorMittal en France, comme tous les collaborateurs, même si nous sommes confrontés à des difficultés. Nous avons investi dans une base industrielle très solide.

Vous avez évoqué l’objectif de la Commission européenne de réduire de 15 % les importations d’acier en provenance de l’étranger. Face au phénomène massif et durable de surcapacités mondiales, l’Europe doit se protéger. Cela vaut aussi bien pour la sidérurgie que pour tous les segments de marché. Il ne s’agit pas d’éliminer toutes les importations, mais de les limiter. À ce titre, le taux de 15 % nous semble pertinent.

M. François Ruffin (EcoS). Votre entretien avec M. Emmanuel Macron colore d’un ton particulier nos échanges de ce jour puisqu’en mars, vous n’avez pas prévenu avec franchise le Président de la République que vous annonceriez le mois suivant un plan de licenciement touchant 600 postes. De son côté, il a manifestement manqué de curiosité et n’a pas posé la question.

Le nord de la France souffre depuis des décennies de la désindustrialisation. Or, les voyants d’ArcelorMittal France sont au rouge puisque votre groupe accroît sa production en Inde et au Brésil, déménage des fonctions « support », investit aux États-Unis, quand la demande chute en Europe. La principale défaillance des autorités françaises et européennes réside dans la mauvaise protection de l’industrie au cours des dernières décennies. Les délégués syndicaux de Montataire, Florange, Fos-sur-Mer, Basse-Indre, Dunkerque ou Mardyck évoquent par ailleurs des carences en matière d’entretien. Ils mentionnent des poutres cassées, des cuves percées, parfois des toits ouverts ou des sols affaissés. Je souhaite profiter de cette commission d’enquête pour demander un audit des installations d’ArcelorMittal, de leur entretien et de leur maintenance.

Vous avez manifesté la semaine dernière l’intention d’investir 1,2 milliard d’euros. Il est loisible d’en douter. En mars 2021, vous annoncez un projet de réduction du fer et l’installation d’un four électrique à Dunkerque. En février 2022, vous modifiez le projet en ajoutant un four électrique à Fos-sur-Mer. En janvier 2024, le four électrique de Dunkerque est maintenu, mais pas celui de Fos-sur-Mer. Puis vous renoncez à tous les projets en novembre 2024, avant d’envisager en mai 2025 l’installation d’un four électrique à Dunkerque, mais sans réduction du fer. Or, l’engagement de l’État à vos côtés à hauteur de 850 millions d’euros implique l’installation de deux fours électriques et d’une unité de réduction du fer.

M. Alain Le Grix de la Salle. Notre environnement évolue. Nos entreprises doivent s’adapter aux surcapacités mondiales et aux décisions des États-Unis de limiter toutes les importations. Si nous n’avions pas mis en suspens nos plans de décarbonation ces deux dernières années, notre situation serait très difficile aujourd’hui. Nous sommes réactifs. Nous nous adaptons en permanence.

La première préoccupation d’ArcelorMittal porte sur la santé-sécurité. Je comprends vos préoccupations, mais des processus sont en place pour ne pas exposer nos salariés à des risques. Ce sujet est notre ligne de conduite, qui définit tous nos plans d’action.

M. François Ruffin (EcoS). Je pose la question de l’entretien et de la maintenance indépendamment de la sécurité, en pensant au maintien des capacités de production dans la durée, notamment dans le cas où, comme c’est notre souhait, l’État récupérerait l’outil de production. Les syndicats soulignent que, depuis que Mittal est à la tête d’Arcelor, l’outil de production se dégrade faute d’investissement.

Par ailleurs, qu’en est-il du projet à FossurMer ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Le groupe a décidé de mettre en suspens les projets de décarbonation en France, mais aussi en Allemagne, en Belgique et en Pologne. Nous communiquerons sur nos plans pour Fos-sur-Mer d’ici la fin de l’année, une fois que nous aurons une vision plus claire des choses. Ensuite, nous avons investi plus d’un milliard d’euros dans ArcelorMittal France lors des cinq dernières années. Je communiquerai plus de détails mais, de mémoire, plus de 30 % des investissements sont liés à la maintenance. Par ailleurs, l’enveloppe consacrée chaque année aux investissements dépend des résultats. Si nous n’étions pas adossés à un groupe mondial, nous ne pourrions pas consacrer 350 millions d’euros par an à l’investissement en France.

M. Julien Gokel (SOC). À Dunkerque, les salariés et les organisations syndicales m’indiquent que la suppression de postes dans la maintenance crée un sentiment d’abandon de l’outil de production. Vous dites que vous faites des investissements. Je l’entends. Mais il y a un delta entre ce qui est dit et ce que l’on constate. Pourquoi prenez-vous ces décisions de suppression de postes à Dunkerque ? Ensuite, vous avez évoqué la transformation des missions et des métiers en lien avec le projet de décarbonation. Ma question est simple : que faites-vous de celles et ceux qui sont concernés par les suppressions de postes ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Parmi les personnes concernées par le plan, 154 sont à Dunkerque. Des discussions sont en cours avec les partenaires sociaux pour identifier les volontaires pour des créations d’entreprise ou des projets personnels. La mobilité interne et la mobilité externe font l’objet de discussions. Des cellules de mobilité sont mises en place pour aider les salariés à retrouver un emploi. Comme cela a été le cas à Reims, l’entreprise va s’efforcer, avec les partenaires sociaux et les élus, de prévenir la création de problèmes sociaux.

M. Julien Gokel (SOC). Les élus du Dunkerquois demandent une table ronde pour clarifier des éléments. Vous êtes attendus.

M. Alain Le Grix de la Salle. J’ai échangé avec le maire de Dunkerque et avec nos clients. Nous sommes responsables et nous tenons à assumer cette responsabilité jusqu’au bout afin de limiter au maximum l’impact du plan pour les salariés.

M. Bertrand Chauvet. Le chiffre de 636 suppressions de postes a été révisé à la baisse au cours d’une réunion avec les instances représentatives du personnel, la semaine dernière ; il est passé à 610. Cela se traduit par 380 suppressions d’emplois. Nous sommes extrêmement attentifs à la qualité du plan qui sera négocié. Une réunion aura lieu le 2 juin. Il est difficile d’anticiper l’issue des négociations, mais nous les abordons avec la volonté d’aboutir à un accord avec les partenaires sociaux, comme cela a été le cas à Reims et à Denain.

M. le rapporteur. Cette commission d’enquête s’intéresse à la responsabilité des pouvoirs publics. Lorsque vous avez rencontré le Président de la République, le plan de licenciement était déjà anticipé. Puisque ce rendez-vous avait pour objet d’évoquer les difficultés que vous rencontrez, je n’imagine pas le chef de l’État ne pas demander si vous envisagez des suppressions d’emplois. Soit l’État s’est laissé tromper, soit il est complice des décisions que vous avez prises. Dans les deux cas, il s’agit d’une grave faute morale, démocratique et économique du Président de la République. Vous a-t-il demandé si vous envisagiez des suppressions de postes ? Quelles étaient les personnes qui l’accompagnaient lors de ce rendez-vous ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Comme je l’ai indiqué, cette réunion a eu lieu à la mimars, mais le plan a été décidé le 23 avril. En raison de la forte dégradation des résultats de la société, nous avons demandé durant le premier trimestre à nos équipes de Dunkerque de concevoir un plan pour rectifier la situation. Lorsque je suis allé à l’Élysée à la mi-mars, je n’avais pas connaissance d’un plan finalisé concernant Dunkerque.

M. le rapporteur. Le Président de la République et ceux qui l’accompagnaient ont-ils demandé si des suppressions d’emplois étaient envisagées ? Qui était présent à ce rendez-vous ?

M. Alain Le Grix de la Salle. Nous avons discuté de deux autres dossiers sur lesquels nous rencontrons des difficultés. Le dossier relatif à Dunkerque n’a pas été évoqué. Étaient présents à cette réunion le secrétaire général de l’Élysée, M. Alexis Kohler, et le conseiller économique du Président, M. Matthieu Landon.

M. le rapporteur. J’imagine que le Président de la République connaît le dossier de Dunkerque, d’autant que le maire de la ville a fait partie du Gouvernement. Il me paraît curieux que ni lui ni ses conseilleurs n’aient évoqué ce dossier.

Monsieur le président Masséglia, il me semblerait utile de convoquer M. Landon pour obtenir des explications. Encore une fois, soit l’État s’est laissé tromper et il est complice, soit l’État a été trompé et il est nul. Dans les deux cas, se pose un problème en termes d’efficacité de l’action des pouvoirs publics. Il est impensable de ne pas avoir eu de considération entre mimars et mi-mai pour les salariés de ces sites et les territoires concernés.

M. Alain Le Grix de la Salle. À cette époque, le sujet de Dunkerque n’avait pas le caractère critique qu’il a revêtu à partir du moment où ArcelorMittal a demandé à la direction d’ArcelorMittal France Nord de prendre des décisions.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur le rapporteur, le président de la commission des finances, M. Éric Coquerel, a eu la même idée que vous et sa demande a recueilli une fin de non-recevoir. Il existe une séparation des pouvoirs. Une commission parlementaire ne peut convoquer ni le Président de la République, ni ses collaborateurs directs. La Constitution m’interdit de répondre favorablement à votre requête.

M. le rapporteur. Il est toujours possible de l’inviter.

M. le président Denis Masséglia. Je sais que le Nouveau Front Populaire a pris l’habitude de vouloir auditionner des personnes alors même que la Constitution ne permet pas de le faire.

M. le rapporteur. Je tiens à votre disposition des exemples de commissions d’enquête devant lesquelles des conseillers du Président de la République ont témoigné. Il y a une différence entre le secrétaire général de l’Élysée et le conseiller économique du Président de la République. À tout le moins, puisque personne n’a quoi que ce soit à cacher, invitons ce conseiller à échanger informellement avec nous – le président et le rapporteur – pour faire la lumière sur l’impréparation de ce rendezvous de la mi-mars.

M. le président Denis Masséglia. Je suis très attaché, comme vous le savez, à la Constitution.

Madame, Messieurs, je vous remercie et vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis.


40.   Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie et des finances (mercredi 28 mai 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie et des finances ([40]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons M. Bruno Le Maire, qui a exercé les fonctions de ministre de l’économie et des finances de mai 2017 à septembre 2024, dans les gouvernements dirigés successivement par Édouard Philippe, Jean Castex, Élisabeth Borne et Gabriel Attal.

Au cours des semaines précédentes, la commission d’enquête a reçu des économistes, des juristes, des avocats, des représentants syndicaux, des dirigeants de sociétés, des élus locaux, des agents de l’État ainsi que trois anciens ministres. Lors de ces auditions, il a été question, entre autres, des réformes intervenues dans le champ du droit du travail depuis une dizaine d’années, en particulier de celles ayant amendé le cadre juridique du licenciement économique, de l’accompagnement des entreprises en difficulté, de la politique de l’offre, des aides publiques aux entreprises mais aussi, plus généralement, de l’évolution de la situation économique et du marché du travail depuis 2017.

Monsieur le ministre, vous avez joué un rôle central dans la mise en œuvre de la politique économique de la France depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République – je rappelle que vous avez fait baisser de près de 25 % le niveau du chômage, qui est passé de 9,4 % à un peu plus de 7 %. À ce titre, il a semblé à la fois nécessaire et pertinent que la commission vous entende.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Monsieur le ministre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bruno Le Maire prête serment.)

M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie et des finances. Je vous remercie de votre invitation, mais je ne vous cache pas un certain étonnement devant la nature de cette commission. Il me semble en effet qu’une enquête parlementaire a d’abord vocation à contrôler l’action du Gouvernement et non celle des entreprises. Je crains que cette extension du champ des enquêtes parlementaires ne produise plus de déception que de résultats. Cela ne fera que souligner un peu plus l’impuissance publique et le privilège de la parole sur la décision, car ce ne sont ni les gouvernements ni les parlementaires qui décident de la vie des entreprises, mais les entreprises elles-mêmes, dans le cadre défini par la loi. Le droit des licenciements est encadré par la loi et le juge veille à son respect.

Le nombre de licenciements est d’abord le produit de la conjoncture économique et des décisions de politique publique. Un licenciement est toujours un échec pour les entreprises et surtout une souffrance pour les salariés.

Prétendre que la puissance publique peut, d’un coup de baguette magique, contrecarrer les réalités économiques et imposer sa gestion des effectifs aux entreprises est un mensonge. Ce que peut et doit faire la puissance publique dans le domaine économique, ce pour quoi je me suis battu pendant sept ans comme ministre, ce sont trois choses.

Il s’agit tout d’abord de créer l’environnement le plus favorable possible à la création d’emplois. Monsieur le président, je vous remercie d’avoir rappelé que nous avons créé en sept ans plus de deux millions d’emplois en France et que nous nous sommes approchés du taux d’activité le plus élevé depuis soixante-quinze ans dans notre pays. Il faut veiller à créer un environnement favorable au développement des entreprises ainsi qu’à la production agricole et industrielle. Toutes les décisions que j’ai pu prendre en tant que ministre de l’économie et des finances sont allées dans ce sens. La loi Pacte, la loi de simplification, la baisse des impôts de production, pour laquelle je me suis battu bec et ongles pendant des années contre nombre de parlementaires et d’élus locaux, la stabilité fiscale ou encore le plan France 2030 ne visaient qu’une chose : promouvoir le développement des emplois, des usines et des entreprises sur le territoire français.

La deuxième responsabilité de la puissance publique est de protéger face aux crises. Nous avons été confrontés au cours de ces sept années à la crise la plus grave que la France ait connue depuis 1929. Nous avons déployé des dispositifs de protection massifs, qui m’ont été reprochés par la suite alors qu’ils étaient jugés insuffisants pendant la crise : c’est là tout le charme de la vie politique. Ces dispositifs sans équivalent dans notre histoire économique ont sauvé des centaines de milliers d’emplois, des dizaines de milliers de très petites, petites et moyennes entreprises (TPE-PME), de restaurateurs, d’hôteliers, de patrons de café, de travailleurs indépendants, d’artisans qui, sans cela, auraient mis la clé sous la porte. Ils ont protégé tout notre tissu industriel et un savoir-faire accumulé depuis des décennies.

J’inclus dans ces dispositifs les instruments de protection commerciale sans lesquels – il faut être lucide – nous risquons, dans les années à venir, de subir un déferlement de produits chinois à bas coût, qui tueront notre industrie, notamment automobile. C’est vrai pour un certain nombre de marchés européens comme ceux de l’acier, des véhicules électriques ou des éoliennes. Je me suis battu pour que nous instaurions des tarifs sur les véhicules électriques chinois et j’ai eu gain de cause, contre l’Allemagne et d’autres pays européens. Nous devons poursuivre dans cette voie pour un certain nombre de marchés industriels.

La troisième responsabilité de la puissance publique, qui se trouve légitimement au cœur des préoccupations de nos compatriotes, est d’améliorer la rémunération du travail. Le travail doit payer. En France, on doit réussir par le travail, par son travail, par sa rémunération. On doit améliorer sa vie par le travail, ce qui suppose que l’on garantisse une bonne rémunération de celui-ci. Cela nous a conduits à prendre plusieurs décisions que j’estime justes et nécessaires : la défiscalisation des heures supplémentaires, la simplification des dispositifs d’intéressement et de participation et la suppression des taxes s’y rapportant, l’augmentation de la prime d’activité. Sans doute faudra-t-il aller beaucoup plus loin, dans les années qui viennent, pour que le travail paie.

Cela étant, si l’État est garant de l’ordre public économique, il n’est pas le directeur des ressources humaines général des entreprises françaises.

Quelle est la situation en matière de licenciements et de faillites ? De nombreuses entreprises sont fragilisées par la conjoncture internationale : l’incertitude bloque les investissements, donc le développement des emplois, et conduit certaines d’entre elles à réduire la voilure. Nous n’y pouvons rien.

Dans les secteurs industriels, notamment dans l’industrie lourde, dans l’automobile, en particulier avec la sous-traitance de deuxième ou de troisième rang, la situation est préoccupante. Les commerces de proximité sont également touchés de plein fouet : je pense en particulier au secteur textile et à l’habillement, à des marques comme Camaïeu, Pimkie ou Kookaï, où des milliers d’emplois de proximité sont supprimés. Je suis convaincu que ce n’est pas en fixant de nouvelles législations que l’on pourra éviter les licenciements, mais en permettant au secteur de se développer dans les conditions les plus favorables possibles. Y interdire les licenciements ne réglera aucun des problèmes structurels et ne fera que vendre des illusions qui sèmeront ensuite chez nos compatriotes un sentiment de colère légitime.

Le véritable problème structurel auquel est confronté le secteur du textile et de l’habillement réside dans la concurrence de la fast-fashion, qui propose chaque jour des milliers de références nouvelles à des prix inférieurs à 1 ou 2 euros en calquant ses algorithmes sur les préférences des clients, créant ainsi une compétition inéquitable avec les entreprises françaises. Je me suis battu pour orienter la politique européenne afin de contrer les offensives des entreprises de la fast-fashion, notamment de Shein. Je considère qu’il faut aller encore beaucoup plus loin car sinon, nous risquons de nous retrouver dans la situation du pot de terre contre le pot de fer.

Il en va de même dans le secteur de l’acier. Notre responsabilité est là aussi de répondre à la crise structurelle et d’arrêter de faire croire à nos compatriotes que nous pourrons, grâce à des lois et des règles, empêcher, bloquer, interdire les licenciements : c’est du vent, du mensonge ! La réalité est qu’il y a des difficultés structurelles à régler, des protections à accorder, des développements économiques à favoriser, faute de quoi un certain nombre de secteurs connaîtront une hémorragie.

La crise structurelle de l’acier est liée à un seul facteur : les surcapacités chinoises. Il ne sert à rien de faire l’autruche, de nier cette réalité chiffrée, née de la nouvelle donne mondiale. La Turquie, l’Inde et surtout la Chine continuent à produire massivement de l’acier dans un contexte de diminution de nos besoins, due notamment au fait que certaines industries, en particulier l’industrie automobile, vendent moins bien. Les chiffres sont sans appel : les surcapacités mondiales en acier, qui étaient de 500 tonnes en 2019, atteignent actuellement 650 tonnes et dépasseront probablement 700 tonnes dans les années qui viennent. Il y a trop d’acier dans le monde et notre acier est trop cher.

Il faut traiter ce problème plutôt que d’essayer de régler de manière inadéquate des difficultés conjoncturelles, de tenter de bloquer tel ou tel licenciement, ici ou là. Si l’on ne règle pas le problème structurel, ce n’est pas 10, 100 ou 500 licenciements que nous subirons, mais des fermetures de secteurs industriels entiers. Mieux vaut regarder la réalité en face pour apporter les bonnes réponses.

Ces réponses sont au nombre de trois.

La première est de garantir la stabilité dans un monde instable. La préférence des investisseurs ira aux environnements stables et aux nations qui conservent les mêmes politiques économiques ou fiscales. Cela constitue notre atout stratégique numéro un. Face aux comportements erratiques de Donald Trump et de l’administration américaine, d’une part, et à l’offensive chinoise, d’autre part, l’Europe peut apparaître comme un havre de paix, de stabilité et de lisibilité. Nous devons jouer la carte du sang-froid, de la constance dans nos politiques économiques. De ce point de vue, la remise en cause de la baisse des impôts de production est une erreur, tout comme l’augmentation des taxes et des impôts sur les entreprises, car cela crée de l’instabilité. Seule la stabilité paiera et nous permettra de sauver nos emplois, notre développement économique et notre richesse.

La deuxième bonne réponse est de bousculer, fort et vite, la Commission européenne afin qu’elle revienne sur un certain nombre de dogmes contre lesquels je me suis battu, notamment à la fin des sept années durant lesquelles j’ai exercé les fonctions de ministre de l’économie et des finances. Il s’agit d’entrer dans le XXIe siècle en position de force et de mieux défendre nos intérêts économiques et financiers.

Il faut bousculer la Commission européenne sur la question de la protection du marché unique. Nous ne sauverons pas notre industrie sans protéger les marchés menacés par la concurrence déloyale de la Chine, parmi lesquels ceux de l’acier et du véhicule électrique. J’ai plaidé pour que des taxes soient appliquées aux véhicules électriques chinois, qui ont été subventionnés pendant dix ans. Or nous avons obtenu, pour la première fois, que ces véhicules soient soumis à des tarifs douaniers à hauteur de 37 %.

Par ailleurs, si l’on ne modifie pas le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), nous serons envahis par l’acier chinois à bas prix et nos usines fermeront.

Il faut que la Commission européenne frappe vite et fort pour protéger, d’une part, nos marchés émergents, comme celui du véhicule électrique, et, d’autre part, des marchés, tel celui de l’acier, qui se caractérisent, objectivement, par des surcapacités et un dumping chinois.

Il faut également bousculer la Commission européenne sur la question de la simplification des normes. Tout est beaucoup trop lent. Si nous voulons protéger nos marchés, nos emplois et éviter un certain nombre de faillites et de licenciements, nous devons simplifier les normes et les règles.

Il faut enfin apprendre à décider vite. L’Union européenne donne malheureusement trop souvent l’exemple d’une incapacité à prendre rapidement des décisions, au contraire de la Chine et des États-Unis, qui sont en mesure de faire des choix en quelques semaines.

La troisième série de bonnes réponses consiste évidemment à développer l’innovation et l’intelligence artificielle (IA) dans l’ensemble des secteurs économiques menacés par le développement de nos concurrents. Le textile et l’habillement en sont un excellent exemple. Si nous ne livrons pas le combat à armes égales en matière d’innovation, de données et de préférences des consommateurs, il y a fort à parier que nous serons les premières victimes de la compétition économique mondiale.

M. le président Denis Masséglia. Le MACF, qui entrera complètement en vigueur le 1er janvier 2026, offre une protection pour les matières premières – notamment l’acier – mais ne concernera pas les produits transformés. Vous avez affirmé qu’il fallait bousculer la Commission européenne. En l’occurrence, ne faudrait-il pas aller beaucoup plus loin et protéger non seulement la matière première mais aussi l’ensemble des produits transformés qui l’utilisent ? En effet, si nos entreprises, demain, achètent la matière première plus cher pour revendre leur production à l’export, elles seront confrontées à un problème de compétitivité.

M. Bruno Le Maire. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Il faut, comme vous le faites, poser le sujet au bon niveau. Les licenciements touchent des hommes et des femmes, qui perdent leur emploi et, partant, la capacité à entretenir correctement leur famille, à s’offrir des loisirs, etc. Ces situations créent de l’inquiétude sur l’ensemble du territoire. Notre responsabilité politique est de réfléchir au modèle économique le plus apte à nous protéger contre ces licenciements.

L’Union européenne a en la matière un rôle majeur à jouer. La parenthèse du libéralisme économique le plus radical et de la libre concurrence internationale est refermée. Il ne faut pas que l’Europe soit la dernière à appliquer les règles d’un jeu auquel plus personne ne joue, à commencer par les deux seuls autres grands pôles commerciaux de la planète, les États-Unis et la Chine. Soit nous prenons conscience de la situation et nous modifions très rapidement nos comportements de politique économique pour faire face à ces deux pôles, soit nous serons broyés.

Dans le cas du MACF, il faut évidemment aller jusqu’aux produits transformés, sinon nous serons perdants. Si l’on se contente de protéger l’acier, on fera subir à l’aval la double peine de prix plus élevés et d’une incapacité à exporter, ce qui entraînera, sur le continent européen, des licenciements par milliers, si ce n’est par dizaines de milliers. Dans le cadre de l’approche globale visant à protéger le marché unique contre la concurrence déloyale, le MACF doit être renforcé pour protéger l’aval.

J’irai même plus loin en affirmant que le MACF seul est insuffisant. Il faut instaurer d’urgence des quotas précisant le volume d’acier que nous sommes prêts à importer en Europe. Cela suppose de déterminer le seuil au-delà duquel les importations introduiraient une concurrence déloyale qui menacerait les sites de Dunkerque, de Fos-sur-Mer et l’ensemble des autres sites d’aciérie en Europe. C’est cela, la vraie réponse et c’est là que la bataille politique doit être livrée. Il faut exiger de la Commission européenne qu’elle définisse des mesures de contingentement strictes, massives, pour faire face à la concurrence déloyale de la Chine.

M. le président Denis Masséglia. L’Union européenne n’est-elle pas davantage un espace de normes qu’une zone de puissance économique ? Ne faudrait-il pas que l’Union déploie une vraie stratégie économique à l’échelle européenne et pas seulement une industrie normative ? Schématiquement, les États-Unis ont donné naissance aux géants du numérique, les Gafa, et l’Europe a créé le règlement général sur la protection des données (RGPD), le règlement sur les services numériques (DSA) et le règlement sur les marchés numériques (DMA).

M. Bruno Le Maire. L’Union européenne a fait un choix stratégique, que j’ai combattu pendant sept ans et que je continuerai à combattre comme simple citoyen ou, le cas échéant, comme responsable politique. Elle a fait le choix du consommateur et décidé d’ignorer les producteurs. On a eu droit à toujours plus de compétition entre les États membres, au détriment de nos industriels, de nos entreprises et de certaines filières. À titre d’exemple, on compte plus de trente-trois opérateurs de télécoms en Europe contre trois aux États-Unis. Résultat : ce sont les Américains qui investissent, notamment dans le numérique. Nous ne le pouvons pas, car il faut toujours que le prix soit le plus bas possible pour le consommateur. Au bout du compte, ce dernier perd tout : il bénéficie peut-être d’un prix plus bas au départ mais les entreprises des secteurs industriel, manufacturier et technologique lui proposent moins d’emplois, moins bien rémunérés et un niveau de formation moindre.

L’Union européenne doit opérer un tournant stratégique : elle doit devenir un continent de producteurs et cesser d’être un marché de consommateurs. Je me suis battu pour cela. En tant que ministre de l’économie, j’ai plaidé, pendant des années, pour que l’on remette en place une politique industrielle, qui était un mot tabou – ça ne devait pas exister, c’était la planification, cela renvoyait au modèle chinois ou soviétique. Nous avons pourtant réussi, avec mon homologue allemand Peter Altmaier, à qui je rends hommage, à remettre pour la première fois sur la table l’idée d’une politique industrielle européenne impliquant des choix de filières, la planification d’investissements et l’attribution d’avantages compétitifs à ces filières. Nous avons non seulement remis l’idée au goût du jour, par un manifeste en faveur de l’industrie européenne, mais nous en avons également tiré des conséquences pratiques en créant la première nouvelle filière industrielle : celle des batteries électriques. Cela fonctionne. L’Europe redevient un continent de producteurs. C’est une première victoire.

Une deuxième victoire a été obtenue lorsque nous avons décidé que nous pouvions, nous aussi, instaurer des tarifs douaniers pour nous protéger de la concurrence déloyale. Dans le cas des véhicules électriques, dont la production a été subventionnée pendant dix ans, à des niveaux considérables, par le parti communiste chinois, nous avons obtenu gain de cause et pu imposer des tarifs à hauteur de 37 %.

Il reste toutefois beaucoup de travail à accomplir. Il faut gagner la bataille relative à la politique de compétitivité et à la compétition à laquelle se livrent les États membres en vertu de la fameuse politique de concurrence. Sans champions européens, nous ne pourrons pas lutter contre les empires chinois et américain. Je regrette, par exemple, que nous ayons été défaits par la Commission européenne au sujet du projet de fusion entre Alstom et Siemens, qui nous aurait permis de créer un géant du rail européen capable de rivaliser avec la société chinoise CRRC. La politique de la concurrence doit nous permettre de fusionner des acteurs pour créer des champions industriels européens de classe mondiale. Or cela reste trop compliqué. Il faut arrêter de considérer l’Europe comme le marché de référence : le marché pertinent, c’est le monde. Cela protègera nos emplois, nos salariés et évitera les licenciements. Pour faire de l’Union européenne une grande puissance économique, c’est très simple : il faut qu’elle joue selon les mêmes règles que la Chine ou les États-Unis. Dans le cas contraire, elle sera reléguée en deuxième division et aura vocation à devenir un marché de consommateurs de produits fabriqués en dehors de ses frontières.

M. le président Denis Masséglia. Dans le cadre de vos fonctions ministérielles, vous avez lancé le plan France 2030, qui a été abondé à hauteur de 54 milliards d’euros pour accompagner le développement des nouvelles technologies. Cette somme représente un effort considérable pour les finances publiques mais reste d’une ampleur relative au regard des montants nécessaires au développement de l’innovation. Nous avons actuellement un débat sur les retraites. L’introduction d’une dose de capitalisation, qui pourrait potentiellement avoir lieu à l’avenir, estelle susceptible, selon vous, d’attirer en France des investissements substantiels émanant d’entités privées, semi-privées ou publiques ? À l’heure actuelle, l’industrie française finance de façon non négligeable le retraité américain. Sans doute serait-il préférable que les Français puissent bénéficier de la croissance réalisée en France.

M. Bruno Le Maire. Je crois beaucoup à l’épargne retraite. Il s’agit de permettre à chaque citoyen français de mettre de côté chaque année une somme à sa convenance, afin de constituer un capital pour sa retraite. Lorsque j’ai mis en place le plan d’épargne retraite (PER) et que nous avons fusionné les huit dispositifs existants, notre objectif était de voir l’ouverture de 3 millions de PER : il y en a eu 11 millions. Cela montre que si l’on offre la possibilité aux Français de mettre de l’argent de côté pour investir en vue de leur retraite, en complément de la solidarité, ils le font. Il faut juste que le dispositif soit simple, attractif et protecteur. Il faut foncer dans cette direction : c’est ce que demandent nos compatriotes. Ils souhaitent pouvoir épargner dans les meilleures conditions pour leurs vieux jours et pour leurs enfants.

Il est évident que le plan France 2030 ne suffira pas à financer l’innovation. La capitalisation peut être une solution. La deuxième solution, au sujet de laquelle j’espère des décisions de la Commission européenne avant la fin de l’année 2025, est l’union des marchés de capitaux. Pour jouer les premiers rôles au XXIe siècle, nous devons investir dans un certain nombre de secteurs, non pas à hauteur de 1 ou 2 milliards d’euros pour chacun d’entre eux, mais plutôt de 50 à 100 milliards d’euros par an. Si l’on réalise l’union des marchés de capitaux, une entreprise en développement pourra lever l’argent dont elle a besoin pour croître en Europe.

Dans le cas contraire, l’industrie demeurera aux États-Unis, comme c’est le cas depuis des décennies, alors que les intelligences sont en Europe. Celle-ci finance les universités, produit les meilleurs scientifiques, les meilleurs mathématiciens, les meilleurs biologistes, invente des vaccins – comme à celui à ARN messager –, est championne dans l’élaboration des algorithmes pour l’intelligence artificielle. Mais, quand il faut développer l’industrie et les emplois qui vont avec, elle va chercher de l’argent aux États-Unis, où l’on vend la petite entreprise que l’on a créée, laquelle se développera à Washington ou à Palo Alto au lieu de fructifier à Nantes, Marseille, Berlin ou Milan. L’échec de l’Europe réside dans son incapacité à industrialiser son intelligence.

En effet, il ne suffit pas d’être intelligent ; il faut être capable de transformer cette intelligence en produits, en emplois, en activités, en sites industriels, en valeur ajoutée, en prospérité et en richesses. Et nous n’y parviendrons pas si nous ne réalisons pas l’union des marchés de capitaux. Le terme peut paraître barbare, mais cela signifie qu’au lieu d’avoir vingtsept règles différentes en matière de faillite ou de levée de fonds pour investir dans son entreprise, on n’appliquerait plus qu’une seule règle. Qu’attendons-nous pour le faire ? Voilà sept ans que je me bats pour rendre cela possible, mais nous avons rencontré des obstacles, notamment de la part de petits pays. Ma proposition est pourtant simple : créons une union francoallemande des marchés de capitaux, qui servira de préfiguration à une union à vingt-sept. Mais, pour y parvenir, il faut que les ministres des finances français et allemand se mettent d’accord sur des règles communes d’ici à la fin de l’année 2025. C’est indispensable pour financer la recherche et le développement dans les filières que vous avez mentionnées.

Troisième élément stratégique : nous devons faire des choix. Ne faisons pas croire aux Français que nous allons faire revenir, en France ou en Europe, la production de biens manufacturés à très faible valeur ajoutée : c’est impossible car nous ne serons jamais compétitifs, en raison de nos coûts de production et de notre coût du travail. Il faut donc cibler quelques filières, parmi lesquelles on peut citer les batteries électriques, l’hydrogène, l’aéronautique, le spatial, et même les semi-conducteurs, pour lesquels nous pourrions obtenir 10 % des parts de marché mondiales d’ici à dix ans, maintenir ce niveau et accéder aux technologiques critiques des deux nanomètres qui seront présentes partout à l’avenir – dans les avions, les satellites, les téléphones portables, les ordinateurs, la domotique ou les véhicules automobiles.

Il faut opérer des choix, les financer, utiliser des fonds privés, notamment liés à l’épargne retraite. C’est ainsi que l’Europe sortira de l’ornière dans laquelle elle s’est mise toute seule en se développant à partir d’un modèle dépassé de compétition entre États membres, là où il faudrait de la solidarité, de division des moyens financiers, là où il faudrait les rassembler, et d’éparpillement dans toutes les directions, là où il faudrait faire des choix de filières très clairs.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué tout ce qui a été fait depuis 2017. À titre personnel, je regrette que nous ne soyons pas allés plus loin s’agissant de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) qui aurait dû être supprimée intégralement.

Vous avez affirmé qu’il faudrait sans doute aller beaucoup plus loin, dans les années qui viennent, pour que le travail paie : qu’entendez-vous par là ? Ne faudrait-il pas réfléchir, pour éviter les plans de licenciements, à un transfert de la fiscalité du travail vers la consommation ? En réduisant la fiscalité sur le travail, on augmenterait non seulement le pouvoir d’achat des salariés mais on réduirait également les coûts de production des entreprises. Faire peser davantage la fiscalité sur la consommation permettrait qu’une plus grande partie de nos concitoyens participent au financement d’un modèle social qui ne repose actuellement que sur ceux qui travaillent, lesquels supportent un poids trop important.

M. Bruno Le Maire. La situation en France est très simple : le travail ne paie plus, parce qu’il paie tout. Regardez l’écart entre le salaire brut et le salaire net : tout est dit ! J’avais essayé de simplifier la feuille de paie mais, lorsqu’on l’a réduite à une dizaine de lignes, il est apparu si clairement que le travail paie tout et qu’il ne reste pas grand-chose au salarié à la fin du mois que nous avons vite remballé la proposition. Cette dernière figure dans le projet de loi de simplification de la vie économique que votre assemblée examine en ce moment ; je ne saurais trop vous suggérer d’y revenir.

Sans élargir le débat au financement de la protection sociale, il est évident que, dans un pays dont la démographie ralentit, où la part des personnes âgées s’accroît et où les besoins sociaux sont de plus en plus lourds, notamment du fait des affections de longue durée (ALD), tout faire payer par ceux qui travaillent est une folie. Ce système créera une colère dans le pays – elle est déjà latente et peut exploser à tout moment.

Les chauffeurs de taxi manifestent actuellement. Je crois avoir été le premier à dire qu’il fallait modifier en profondeur le financement des transports médicaux. Cependant, je ne suis pas sûr qu’il faille chercher l’argent chez les petits. Un chauffeur de taxi travaille dix à onze heures par jour, six jours sur sept, pour un revenu mensuel de l’ordre de 4 000 euros, sur lequel il doit payer ses charges, son essence, son assurance et déduire l’amortissement de sa voiture. Au bout du compte, il va peut-être gagner entre 1 400 et 1 500 euros par mois. On peut donc comprendre la colère des taxis et l’angoisse de leurs familles.

Il faut impérativement réduire la dépense en matière de transport médical, mais il faut agir à la source, sur la prescription, sur les bons de transport signés de façon trop généreuse, sur les patients, qui doivent se responsabiliser. C’est comme cela, à mon sens, que l’on mène une bonne politique publique. Il convient d’identifier et de traiter les causes réelles des difficultés, et non d’imposer des sacrifices excessifs à ceux qui vivent déjà difficilement.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Monsieur le ministre, il était important de vous entendre car vous avez été responsable de la politique économique de notre pays pendant sept ans : nous ne pouvions pas clore nos travaux sans disposer de votre analyse.

Permettez-moi, pour commencer, une petite mise au point : vous avez mis en cause le bien-fondé de la commission d’enquête, issue d’un droit de tirage du groupe Écologiste et Social, en expliquant que nous n’avions pas vocation à régir l’action des entreprises. Or tel n’est pas l’objet de nos travaux. Cela étant, nous considérons que les entreprises ne sont pas dans une bulle, en dehors de la société, de l’intérêt général et de l’ordre économique. Il nous paraît donc important d’étudier leurs comportements, comme nous le faisons pour d’autres phénomènes sociaux, économiques, éducatifs, démocratiques ou autres. En l’occurrence, et nous vous ferons parvenir au besoin la proposition de résolution tendant à la création de cette commission, nous nous interrogeons sur le rôle des pouvoirs publics. La politique française d’aide publique aux entreprises, dont on sait qu’elle représente le plus gros poste de dépenses de la Nation, est-elle efficace, juste et morale ? Les réformes menées ces dernières années ou ces dernières décennies ont-elles pu faciliter et amplifier les plans de licenciements ? L’État – y compris dans son rôle d’actionnaire de grandes entreprises – et les gouvernements successifs ont-ils fait tout ce qu’ils pouvaient, d’un point de vue structurel, pour préserver les emplois ? Voilà les questions que nous soulevons.

La France subit actuellement une vague de plans sociaux – chez ArcelorMittal, Vencorex, Arkema, etc. – qui fait les gros titres de la presse quotidienne régionale et nationale, et interpelle nos concitoyens. Cette vague, qui a motivé la création de notre commission d’enquête, est décrite par les experts, les organisations syndicales et les personnes que nous avons auditionnées comme importante, pour le dire sobrement. Aviez-vous – vos services et vousmême – anticipé cette situation ? Rappelons que plusieurs centaines de plans sociaux sont à l’œuvre ou en préparation, qui concernent directement ou indirectement des centaines de milliers d’emplois.

M. Bruno Le Maire. Je ne remets pas en cause les droits du Parlement. Cependant, j’ai déjà été entendu par le Sénat sur l’aide publique aux entreprises ; je veux bien recommencer mais, à un moment donné, on se lasse de répéter toujours les mêmes choses.

Vous avez raison : la vague des plans sociaux est importante puisque le nombre de défaillances d’entreprises dépasse la moyenne habituelle, qui est de l’ordre de 50 000 par an. Cela fait partie de la vie économique mais, au-delà d’un certain seuil, cela pose un problème majeur dans certains territoires, dans des villes moyennes et des bassins d’emplois qui dépendent d’une activité ou d’une entreprise. Je l’ai déjà dit haut et fort : il faut tout faire pour sauver ArcelorMittal – même si je ne pense pas que la nationalisation soit la bonne réponse. C’est une question de souveraineté nationale et d’indépendance industrielle.

Ensuite, aurions-nous pu anticiper la dégradation de la conjoncture économique ? Je ne suis plus en fonction depuis plus d’un an et je n’ai plus les pleins pouvoirs d’un ministre de l’économie et des finances. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. L’élection de Donald Trump, la remise en cause du commerce mondial, les tarifs douaniers, l’incertitude complète, qui est le mot d’ordre de la réalité économique actuelle, font que toutes les entreprises réduisent la voilure. Je continue à rencontrer de nombreux chefs d’entreprise et patrons de PME de différentes filières qui me disent qu’ils ne savent pas où l’on va économiquement. C’est l’incertitude la plus totale. Leur sera-t-il encore possible d’exporter vers les États-Unis ? Quels seront les tarifs douaniers ? Le producteur de cognac, menacé, comme ses collègues du vignoble bordelais, de droits de douane qui augmenteraient ses tarifs de 50 % et l’empêcheraient d’exporter vers les États-Unis, ne prendra pas le risque d’embaucher. Lorsque l’industrie automobile ralentit très fortement, vous comprenez qu’une entreprise comme STMicroelectronics, dont la première part de marché est l’industrie automobile, soit amenée à réduire la voilure et à annoncer un plan de réduction des effectifs d’environ 1 000 personnes.

Certes, le rôle des politiques est d’anticiper, et c’est ce que nous faisons régulièrement. Cela étant, personne n’avait prévu, je pense, que le coup de massue que s’est pris l’économie mondiale à la suite de l’élection de Donald Trump serait aussi violent. L’impact sur l’économie réelle, les investissements, les emplois et la capacité à garder ses salariés se traduit dans les chiffres des plans de licenciements.

M. le rapporteur. Vous n’étiez effectivement plus ministre lorsque M. Trump a été élu Président des États-Unis, mais vous l’étiez encore lorsqu’il a annoncé sa candidature et énoncé plusieurs éléments de son programme qui avaient de quoi effrayer. L’hypothèse de sa victoire, selon la presse et les observateurs, était relativement élevée. A-t-elle été anticipée et analysée ou a-t-on un peu fermé les yeux sur ses intentions en matière économique et commerciale et fait preuve d’un manque d’anticipation ? Vous parlez d’un effet « coup de massue », mais M. Trump est parti en campagne longtemps à l’avance ; il y a eu des primaires puis, après son élection, une période de transition. Je conviens bien volontiers de son caractère imprévisible ; néanmoins, nous disposions d’éléments quant à ses orientations économiques – la presse internationale les a relayées noir sur blanc, rien n’était dissimulé. Or vous avez été longuement aux responsabilités – mais vous n’êtes bien sûr pas le seul concerné. La situation a-t-elle été anticipée, à l’échelle nationale et européenne ?

M. Bruno Le Maire. Je ne vois pas très bien ce que nous aurions pu faire contre la dinguerie qui consiste à imposer des tarifs douaniers de 100 %, 140 % ou 150 %. C’est très compliqué, pour un continent raisonnable, de réagir à la dinguerie de telles décisions. Que pouvions-nous faire lorsque M. Trump a révélé, ce fameux « jour de la libération », son tableau « lunaire » comportant les tarifs imposés aux différents États ?

Ce qui est à notre honneur, en revanche, c’est que, face à un échange commercial inéquitable, la France a été le seul pays en Europe à dire qu’il fallait se battre et se protéger en instituant des instruments nouveaux. À ce titre, nous avons bien anticipé la vague des véhicules électriques chinois. Je me suis rendu à Shenzhen pour rencontrer le patron de BYD et visiter les usines de ce groupe : j’ai vu à quel point l’industrie électrique chinoise était subventionnée. Une fois rentré en Europe, j’ai expliqué qu’il fallait imposer des barrières commerciales si nous ne voulions pas être submergés par des véhicules de qualité et bien moins chers. Il faut protéger le marché pour que des entreprises telles que Renault ou Stellantis, qui consentent des efforts importants pour rattraper leur retard, puissent se développer dans des conditions équitables. Il est donc tout à notre honneur d’avoir anticipé et incité à ce que l’on prenne des mesures en faveur de certaines filières, auxquelles d’autres pays étaient opposés.

Autre exemple : lorsque M. Biden a instauré l’Inflation Reduction Act, la France a été la seule à réagir en adoptant la loi relative à l’industrie verte, que j’ai défendue, laquelle permettait de contrebalancer les avantages fiscaux proposés par les Américains aux entreprises européennes acceptant de se délocaliser aux États-Unis. Nous leur avons demandé de rester en France et promis, en contrepartie, des crédits d’impôts.

M. le rapporteur. Vous affirmez que la situation était difficile à anticiper. Toutefois, avez-vous tiré les conclusions de la période post-covid ? Une partie des personnes que nous avons auditionnées ont expliqué que la situation économique était prévisible puisque de nombreuses entreprises et des secteurs en difficulté ont bénéficié d’aides qui n’ont fait que retarder l’aggravation de leurs difficultés. Pourquoi ne l’a-t-on pas mieux anticipé, puisque nous subissons désormais, à retardement, les effets sociaux et économiques de l’arrêt des aides liées à la pandémie ?

M. Bruno Le Maire. Nous avons anticipé un certain nombre de choses, en demandant, notamment, à certains secteurs de restructurer complètement leurs chaînes d’approvisionnement pour être plus indépendants et de tirer les conséquences de la crise sanitaire. Nous les avons alertés sur le fait que, dans un monde hostile, la Chine pourrait cesser de fournir les matériaux rares nécessaires à la construction automobile, la Russie son titane, nécessaire à la construction des avions, ou les États-Unis imposer des interdictions à l’exportation. Plusieurs secteurs l’ont fait, comme l’aéronautique et l’industrie automobile. Toutefois, c’est moins un problème d’anticipation que de délais : revoir ses chaînes d’approvisionnement ne se fait pas du jour au lendemain ; c’est très long et très difficile.

Ensuite, quelques secteurs spécifiques, tels que le textile et l’habillement – auxquels je suis très attaché en tant qu’ancien élu local à Évreux – ont perdu des milliers d’emplois, essentiellement féminins, à la suite de la fermeture de plusieurs entreprises. Je suis favorable à l’idée d’imposer une taxation à l’entrée sur les produits chinois de la fast-fashion, comme ceux de Shein. Nous n’arriverons pas à faire face à la concurrence chinoise sans instaurer des instruments de protection commerciale pour garantir des conditions équitables.

M. le rapporteur. Nous avons auditionné des représentants du secteur du prêt-à-porter qui nous ont fait part de leurs difficultés grandissantes. Permettez-moi de vous interroger sur un sujet qui peut paraître anecdotique, mais qui ne l’est pas tant que cela puisque nous nous intéressons aux pouvoirs publics et à leur exemplarité. Que pensez-vous du fait que l’un de vos anciens collègues, M. Castaner, ancien ministre de l’intérieur, soit devenu un agent de cette entreprise de déstabilisation du secteur français du prêt-à-porter et le relais d’une concurrence féroce menée à l’encontre d’un secteur économique essentiel, qui crée de nombreux emplois dans les territoires ?

M. Bruno Le Maire. Chacun est libre de ses choix. Nous nous sommes emparés de la question de Shein, il y a deux ou trois ans, avec des parlementaires qui n’étaient d’ailleurs pas forcément de ma famille politique. Nous avons cherché, avec la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), les moyens de bloquer l’entrée sur le territoire français et européen de ces produits à bas coûts, qui menacent l’industrie textile et du prêt-à-porter, ainsi que le commerce de l’habillement. Nous avons pris des mesures, mais je ne vous cacherai pas que c’est très difficile et je ne suis pas sûr que ces actions soient les plus opérationnelles. Je suis devenu très basique : lorsqu’il y a le feu au lac, il faut prendre des mesures drastiques et immédiates. C’est pourquoi je suis favorable à l’application de dispositifs de protection commerciale, sous forme de tarifs douaniers, dans certaines industries. En effet, tout autre dispositif trop subtil ou complexe ne nous permettra pas de résister à des empires économiques qui ne respectent pas les mêmes règles que nous.

Il existe une autre arme massive : celle de l’accès aux marchés publics. Pensez-vous qu’il viendrait à l’idée du Gouvernement chinois d’équiper ses parcs éoliens offshore avec des produits européens ? Pas une seconde ! Croyez-vous que les Américains auraient l’idée de s’équiper avec des batteries électriques produites en Europe ? Pas davantage ! Par conséquent, à nous de privilégier, dans les marchés publics, les produits européens. Cela existe dans un nombre très limité de domaines, tels que le ferroviaire, mais la mesure devrait s’appliquer à tous les secteurs industriels. C’est une vraie bataille à mener, qui permettrait de sauver des centaines de milliers d’emplois.

Pour cela, il faudrait conditionner l’octroi d’un marché européen à la présence d’un certain pourcentage de contenus européens – 30 %, 40 %, 50 % – dans les voitures, les trains, les avions ou les biens manufacturés. Voilà le changement idéologique vers lequel il faut tendre si nous voulons rester une grande puissance. Une grande puissance n’a pas peur de son ombre ni de la riposte chinoise ou américaine ; elle assume sa puissance. Notre puissance vient du fait que nous représentons 450 millions de consommateurs, qui sont les plus riches de la planète. Soit on fait du marché public un levier, soit on en fait un cheval de Troie mais, dans ce cas, nous ne sommes pas près de voir la fin des plans de licenciements.

M. le rapporteur. Vous avez formulé beaucoup de propositions qui nourriront, à n’en pas douter, nos réflexions. Toutefois, vous avez été ministre pendant sept ans, ce qui est très long – je vous félicite pour cette longévité, particulièrement rare en ce moment. Dans ces conditions, pourquoi n’avez-vous pas appliqué ces préconisations puisque, jusqu’en 2022 – soit pendant cinq ans –, vous disposiez d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale et que de 2022 à 2024, votre majorité relative était suffisamment confortable pour faire passer les budgets en recourant à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution sans faire courir au Gouvernement un risque de censure ? Pourquoi les propositions, pour ne pas dire les leçons, qu’en professeur d’économie, vous nous donnez aujourd’hui, n’ont-elles pas été appliquées ? Est-ce le fait du Président de la République, du Premier ministre ou du contexte ? J’aimerais comprendre, puisque nous nous interrogeons sur l’efficacité de l’action des pouvoirs publics, ce qui a coincé.

M. Bruno Le Maire. Dieu soit loué, on ne réussit pas tout, même en sept ans : il y a des choses qui fonctionnent et d’autres pas. Néanmoins, s’il y a bien un registre dans lequel nous pouvons être fiers, collectivement – ministre de l’économie et des finances, Gouvernement, Président de la République et oppositions –, c’est d’avoir pu agir au niveau européen. Lorsque la France se rassemble pour traiter une question, les résultats obtenus sont spectaculaires ; lorsqu’elle se divise, ils sont dramatiques. Nous nous sommes rassemblés sur plusieurs sujets, que j’ai défendus auprès de la Commission européenne, à Bruxelles, et sur lesquels nous avons obtenu une vraie transformation de l’idéologie européenne et réussi à mettre à bas plusieurs dogmes européens.

Le premier de ces dogmes concerne la politique commerciale : l’Europe n’a jamais imposé de tarifs douaniers, sauf en riposte, car elle considère que c’est une hérésie et que le commerce doit être totalement libre. Moi, je suis très fier d’avoir défendu cette hérésie et d’avoir eu gain de cause. Cette première victoire a permis de sauver nos industries automobiles, grâce aux droits de douane de 37 % imposés aux véhicules électriques chinois.

Le deuxième résultat, c’est le retour de la politique industrielle que nous avons conçue, préparée et mise en œuvre. Nous n’aurions pas pu y parvenir sans un consensus, y compris au sein des oppositions, sur le discours que j’ai tenu à Bruxelles devant Margrethe Vestager et l’ensemble de la Commission européenne quant à la nécessité d’engager une véritable politique industrielle. Je rends hommage, à cet égard, au commissaire européen Thierry Breton, qui l’a défendue, aux oppositions qui m’ont accompagné, ainsi qu’au Gouvernement allemand de Mme Merkel qui nous a soutenus alors que c’était contraire à la doxa allemande. Deuxième victoire, donc : le retour de la politique industrielle, engagée lorsque j’étais ministre de l’économie et des finances.

Enfin, troisième victoire : la possibilité d’accorder des subventions publiques aux industries. C’était impensable auparavant. Nous avons obtenu de pouvoir donner de l’argent public à des investisseurs étrangers qui investissaient dans les batteries électriques, les semiconducteurs, les éoliennes, les aimants, les terres rares ou d’autres éléments indispensables à la souveraineté industrielle européenne. Je vous garantis que, sans argent public, l’usine de batteries électriques ACC, dans le nord de la France, n’existerait pas. Sans l’action menée collectivement afin d’obtenir l’accord de l’Union européenne pour octroyer ces subventions publiques, il n’y aurait jamais eu de batteries électriques ni de nouvelle filière industrielle.

En sept ans, je n’ai donc pas fait que causer. Nous avons obtenu des décisions majeures qui réorientent la politique européenne. Bien sûr, il reste du chemin à faire. C’est tout le charme de la politique : vous partez et il reste du travail pour les autres. J’espère qu’ils prendront le relais et, surtout, que la politique économique française sera placée sous le signe de la constance et de la stabilité. Il faut obtenir gain de cause sur l’union des marchés de capitaux, sur le contenu européen dans les appels d’offres – c’est une question décisive de puissance et de protection de nos emplois – et sur le financement de l’innovation, afin de rester au niveau des meilleurs standards mondiaux.

M. le rapporteur. Nous sommes à la veille de la date anniversaire du 29 mai 2005 et du débat sur la Constitution européenne. En résumé, vous expliquez que vos réussites résultent d’idées inspirées par la gauche : la fin du dogme de la concurrence libre et non faussée, aveugle et sauvage ou encore le rôle de l’interventionnisme et de la subvention publique. Finalement, nous avons perdu vingt ans, entre 2005 et aujourd’hui, pour appliquer ces solutions dont nous avons vu, avec la crise sanitaire, qu’elles étaient indispensables.

M. Bruno Le Maire. Je ne vous surprendrai pas si je vous dis que, pour moi, la politique industrielle engagée est d’inspiration gaulliste. J’aurais pu évoquer également le nucléaire, puisque j’ai réussi à obtenir qu’il entre dans la taxonomie européenne, ce qui est aussi une grande victoire. La défense des intérêts économiques, la capacité à se poser en grande puissance, à faire de l’Europe un empire capable de riposter face à la Chine et aux États-Unis, pour moi, c’est gaulliste, même si, pour vous, c’est de gauche. Si nous pouvons rassembler nos forces dans la même direction, ce sera bien pour le pays.

M. le rapporteur. Nous n’avons évidemment pas la même interprétation. Je me réjouis néanmoins lorsque des idées que nous défendons sont saluées et plébiscitées. Vous avez évoqué à deux ou trois reprises la stabilité. Pensez-vous que les difficultés actuelles en matière d’emploi et l’instabilité que nous vivons sont le produit de la dissolution décidée par le Président de la République il y a un an ?

M. Bruno Le Maire. Il n’y a rien de pire que l’instabilité économique. Tout ce qui engendre de l’instabilité induit du désordre économique, qui se traduit lui-même par des difficultés pour les entreprises et des licenciements. Je pense, comme l’a souligné le président Masséglia, qu’il convient d’aller au bout de la suppression de la CVAE et qu’il faut alléger la fiscalité qui pèse sur nos entreprises et les empêche de se développer. La stabilité est la mère de tous les succès économiques.

M. le rapporteur. Revenons-en à la question des aides publiques aux entreprises, qui fait l’objet d’une commission d’enquête sénatoriale et qui nous intéresse puisque ces aides constituent un levier pour la puissance publique. La Cour des comptes, que nous avons auditionnée, nous alerte sur le fait que ces aides sont coûteuses et qu’elles ne sont ni plafonnées, ni conditionnées, ni contrôlées. Elles représentent un poste de dépenses substantiel pour l’État – même si personne, ici, ne suggère de ne plus aider financièrement nos entreprises. Toutefois, dans une période de difficultés budgétaires et au vu de la nécessité de garantir la bonne gestion des deniers publics, des réformes ne devraient-elles pas être engagées pour que ces aides soient plafonnées, conditionnées et mieux contrôlées ?

M. Bruno Le Maire. Chaque année, pendant sept ans, j’ai passé en revue toutes les aides aux entreprises. La direction générale du Trésor me présentait ses documents détaillant les centaines d’aides, dont certaines sont pour le moins baroques. Chacun monte sur son cocotier en disant que les entreprises sont trop aidées. Je reviens à ce que je disais sur les taxis : nous prenons le problème par le mauvais bout, c’est-à-dire par le petit bout de la lorgnette, alors que le vrai sujet, c’est le modèle économique et social français. La question est : qui paie quoi ?

Trois dispositifs concentrent la quasi-intégralité des sommes dédiées aux aides publiques aux entreprises : les compensations de charges, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et les taux de TVA exceptionnels, le crédit d’impôt recherche (CIR).

Plutôt que de penser que l’on arrivera à trouver de l’argent chez ceux que certains qualifient de « salauds » d’entrepreneurs, qui perçoivent de l’argent public, mieux vaut regarder la réalité en face. Toutes les aides aux entreprises sont le produit d’un choix de politique économique et sociale, d’un modèle. Pour ma part, j’estime que ce modèle est dépassé et qu’il faut le refonder. Voilà, à mes yeux, la bonne approche.

En revanche, je ne crois pas une seconde à une démarche comme celle que propose la Cour des comptes, qui consiste à tailler ici et là. Si vous procédez comme cela, les acteurs vous diront légitimement qu’ils ne sont pas d’accord. En Guadeloupe, les individus à qui vous refuserez telle aide pour investir dans l’hôtellerie ou dans une autre activité vous diront que c’est un scandale, que vous allez tuer le territoire. Les restaurateurs à qui vous annoncerez une augmentation du taux de TVA vous demanderont pourquoi ce sont eux plutôt que les autres qui paient. Lorsque vous diminuerez drastiquement le CIR, toutes les entreprises vous diront que vous n’aurez plus de laboratoires de recherche en France ; or si vous n’avez plus de laboratoires, vous n’aurez plus rien car ce sont eux qui créent de la valeur.

Durant les sept années que j’ai passées à Bercy, j’ai fait l’exercice à sept reprises : c’est une mauvaise approche, qui ne donnera rien. La bonne approche consiste à repenser les fondements du modèle économique et social français pour déterminer qui paie quoi, pour quel type de société. Je veux que tout le monde puisse participer au financement d’une société dans laquelle chacun a un emploi bien rémunéré, qualifié, avec des entreprises dont les conditions de développement sont les plus favorables possibles.

Les allégements de charges sont massifs ; toutefois, si vous les supprimez, ce ne seront pas quelques milliers mais des dizaines de milliers de licenciements que vous subirez. En effet, compte tenu du poids des charges, nous ne sommes pas compétitifs en matière de coût du travail.

On en revient donc à la question posée par le président Masséglia : comment financer autrement notre modèle social pour le rendre moins coûteux ? Que finance-t-on ? Que cesseton de financer ? Financer et soutenir ceux qui sont malades est un impératif humain, solidaire, démocratique. Personne ne choisit d’être atteint de la maladie d’Alzheimer, de souffrir d’une ALD, d’être malade du cancer. Personne ne choisit d’avoir un enfant malade. Ces personnes-là doivent être totalement protégées par la société française.

Toutefois, on peut payer une franchise de 1, 2 ou 3 euros sur sa boîte de médicaments. J’ai doublé le montant de la franchise sur les médicaments. On peut aller beaucoup plus loin s’agissant de ces petites dépenses. Les économies réalisées seraient considérables et permettraient d’alléger les charges.

Je me suis battu, hélas en vain, pour qu’on revienne sur les arrêts maladie de courte durée dont le nombre et le coût explosent, ce qui traduit l’existence d’abus. Responsabilisons les uns et les autres, instaurons des franchises, cela nous permettra de dégager de l’argent pour ceux qui en ont réellement besoin. L’argent public ne doit pas aller à celui qui tire au flanc pour bénéficier d’un jour de congé le vendredi, mais à celui qui est réellement malade et qui a besoin d’un traitement de la meilleure qualité possible. C’est ainsi que vous ferez de vraies économies et que vous pourrez réduire les aides aux entreprises. Cette approche globale est la bonne.

Le deuxième dispositif est la TVA. Il s’agit de déterminer si on veut être une nation de production ou de consommation. Le taux de TVA moyen en France est l’un des plus bas de l’ensemble des pays développés, ce qui n’empêche que l’on peut toujours hurler en disant que la TVA est l’impôt le plus injuste. Nous avons une préférence collective pour la consommation plutôt que pour la production.

Le troisième dispositif est le CIR, qui vise à compenser l’absence de plafonnement des charges attachées aux salaires des ingénieurs et des personnes titulaires d’un bac + 5 – en Allemagne, ce plafonnement existe. Le CIR contrebalance le coût du travail extraordinairement élevé des personnes très qualifiées qui travaillent dans les usines, dans les endroits où l’on crée de la valeur et dans le secteur de l’innovation. Si vous voulez revenir sur le CIR, il faut plafonner le montant des charges attachées aux salaires des personnes les plus qualifiées que l’on veut garder en France. Sinon, les cerveaux s’en iront parce qu’ils coûtent trop cher. C’est une véritable menace qui plane sur tous les pays européens.

Les aides aux entreprises sont un vrai sujet qu’il faut traiter avec tout le sérieux nécessaire. On aura beau dresser pour la vingtième fois la liste à la Prévert de toutes les aides, on ne parviendra pas à trouver de sources d’économies. En revanche, il conviendrait de définir un modèle économique et social plus juste, plus efficace, plus protecteur pour ceux qui en ont réellement besoin, tout en réduisant la gabegie causée par ceux qui abusent du système.

M. le rapporteur. Vous faites un parallèle très intéressant avec la question des aides sociales. Quand nous avons auditionné la Cour des comptes, nous lui avons demandé si les gouvernements successifs avaient géré avec autant de rigueur les deniers publics en matière d’aides publiques aux entreprises et en matière d’aides sociales : sa réponse a été négative.

Ainsi, un allocataire du revenu de solidarité active (RSA) sera contrôlé jusque dans sa vie privée : les cadeaux offerts par sa famille, par exemple, seront déduits des allocations qu’il percevra. L’Assemblée nationale a même voté le conditionnement de l’allocation des aides au travail forcé des bénéficiaires du RSA, remettant ainsi en cause le principe même des allocations de solidarité et de survie.

Trouvez-vous moralement juste que les aides publiques versées aux entreprises, notamment aux très grandes entreprises, ne soient pas gérées avec autant de rigueur ? Considérezvous qu’il soit moralement juste qu’une grande entreprise reçoive des millions d’euros d’argent public et que, dans le même temps, elle distribue des dividendes à ses actionnaires et licencie habilement l’équivalent de la population de territoires entiers ? Trouvezvous normal que le moindre euro dépensé pour des aides sociales en vue de l’accompagnement de personnes vulnérables ou en difficulté fasse l’objet d’une transparence absolue alors qu’une opacité totale règne en matière d’aides publiques versées aux entreprises ?

Vous avez dit que vous passiez en revue chaque année toutes les aides. À l’Assemblée nationale, nous serions ravis de faire la même chose pour connaître le détail des aides publiques aux entreprises. La réalité, c’est que nous n’arrivons pas à recueillir de données précises, entreprise par entreprise, notamment s’agissant des plus grandes, des plus emblématiques – il ne s’agit pas de contrôler les petites et moyennes entreprises. Même la Cour des comptes ne donne que des fourchettes.

Au vu des informations détaillées dont vous aviez connaissance, avez-vous joué un rôle d’alerte, avez-vous mis la pression sur certaines grandes entreprises bénéficiaires d’aides publiques qui ont supprimé des emplois tout en distribuant des dividendes pour un montant très élevé ?

M. Bruno Le Maire. La réponse est oui, puisque c’est le rôle du ministre de l’économie et des finances. Cela étant, je souhaite distinguer deux types d’aides publiques.

D’une part, il y a les aides publiques dont je viens de parler, celles que l’on contrôle chaque année et qui se classent en trois catégories : les compensations de charges, la TVA et le CIR. À ces aides s’ajoutent des myriades d’autres aides, dont le montant peut s’élever à quelques dizaines de millions d’euros.

D’autre part, il y a les aides occasionnelles versées sous conditions. Prenons l’exemple d’ArcelorMittal, qui a fait légitimement la une de la presse : 850 millions d’euros devaient lui être versés en contrepartie d’un investissement dans des fours électriques et la décarbonation du site. Si l’investissement n’est pas réalisé, l’aide n’est pas versée. C’est une question de justice et de bonne gestion des deniers publics.

Je suis totalement favorable à la transparence. En ce domaine, on peut améliorer les choses. J’irai encore plus loin : étant donné la gravité de la situation des finances publiques – et ce, malgré les efforts que j’ai consentis –, on doit créer les conditions d’une transparence totale. Je remercie la commission des finances d’avoir rappelé qu’aucun ministre des finances n’avait fait autant d’économies que moi : celles-ci ont représenté 30 milliards d’euros en 2024, soit un montant qui n’est pas si éloigné des 40 milliards d’euros d’économies que l’on cherche à trouver aujourd’hui.

Cette transparence passe par la transmission au Parlement, notamment à la commission des affaires économiques, de l’intégralité des chiffres relatifs aux aides versées, entreprise par entreprise – c’est souhaitable et nécessaire. Vous devriez également avoir à votre disposition les travaux de la Cour des comptes. Vu l’état de nos finances publiques et compte tenu de la nécessité de déterminer si les aides sont bien employées, la commission des affaires économiques, la Cour des comptes et le Gouvernement pourraient conduire un travail en commun, en s’appuyant sur des documents et des chiffres. Ce travail serait très profitable au débat public et nous permettrait de faire des économies sur la base d’un consensus.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Vous raisonnez en Européen tout en soutenant que votre raisonnement est gaulliste. En effet, vous souhaitez que les réponses aux appels d’offres soient européennes. C’est dans le cadre de ce système que, par exemple, l’armée française achète ses uniformes à une entreprise qui est, certes, européenne mais pas française. Or vous avez appelé l’attention de notre commission sur le fait que nous avons perdu énormément d’emplois dans le secteur de l’industrie textile.

Vous nous avez expliqué qu’en sept ans, vous avez réussi à mettre à bas trois dogmes européens : les tarifs douaniers, la relance de la politique industrielle – qui me semble plus théorique qu’autre chose – et le versement de subventions publiques aux industries.

Je n’ai rien entendu, dans votre discours, qui concerne directement la France, sauf lorsque vous avez abordé la question du modèle social. Je ne vois pas en quoi les décisions que vous avez prises lorsque vous étiez ministre – même s’agissant d’ArcelorMittal – ont limité les licenciements qui surviennent aujourd’hui. Par ailleurs, je perçois mal en quoi vos recommandations permettraient aux entreprises de bien fonctionner.

Vous ne vous êtes pas posé certaines questions. Vous avez dit que vous vous êtes battu contre l’Europe, mais pourquoi ne vous êtes-vous pas opposé à la surréglementation dans certains domaines, notamment dans l’agriculture ? La surréglementation conduit à augmenter le coût du travail dans une proportion qui ne se justifie pas du point de vue économique  c’est d’ailleurs pour cela qu’on achète en Europe et non en France, et donc qu’on ne produit plus en France. Ne pensez-vous pas que ce facteur soit à l’origine des grandes difficultés que nous rencontrons ?

M. Bruno Le Maire. Si, bien sûr, mais nous ne sommes pas restés inertes. Prenons l’exemple de l’industrie financière – les banques et les assurances : elle ne plaît pas à beaucoup de monde, mais elle représente des centaines de milliers d’emplois. Je me suis battu pour qu’on simplifie la directive dite « Solvabilité II » ainsi que les accords de Bâle III – autrement dit, les règles prudentielles européennes qui ont été définies au lendemain de la crise financière de 20082010. Elles étaient parmi les plus strictes au monde, si bien que les banques américaines nous prenaient des parts de marché.

Les règles prudentielles, aussi techniques qu’elles puissent paraître, ont des effets très concrets, y compris sur les licenciements. Pour se développer, une entreprise a besoin d’argent, lequel lui sera prêté par les banques, les assureurs, les institutions financières. Si les règles imposent de disposer de 3 euros de réserve financière – contre 2 euros aux États-Unis – pour investir 1 euro dans une PME, l’investissement n’aura pas lieu car l’immobilisation exigée est excessive. Les règles prudentielles permettent ou non de dégager de l’argent en faveur des PME. C’est la raison pour laquelle je me suis battu pour les simplifier.

Ensuite, les difficultés des PME sont liées aux incertitudes mondiales considérables qui conduisent à geler toutes les décisions d’investissement. Elles sont également à mettre en relation avec la compétitivité de notre modèle, pour laquelle je me suis battu pendant sept ans. Notre modèle social est trop coûteux et pèse à l’excès sur la production et le travail. Tant que nous ne l’aurons pas modifié, nous nous appauvrirons. Il faut donc trouver, comme on a su le faire en 1945, un autre moyen de financer un modèle social qui protège ceux qui en ont besoin, mais qui ne dépense pas autant pour ceux qui n’en ont pas besoin.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous : même si la réglementation a peut-être été allégée, les banques ne prêtent pas.

Vous avez dit que les défaillances d’entreprises étaient la conséquence de l’arrêt des mesures de soutien liées à la crise du covid19. Or, si les entreprises sont défaillantes aujourd’hui, c’est parce qu’elles l’étaient déjà avant la crise sanitaire : leur situation n’est donc pas due à l’instabilité économique ou politique liée à la Chine, aux guerres ou à Donald Trump.

Les normes européennes qui voient le jour en permanence entraînent des surcoûts pour les entreprises. Je pense notamment à la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, dite « CSRD », qui instaure une nouvelle comptabilité européenne. Les entreprises devront payer encore plus cher leurs experts-comptables afin que ceux-ci déterminent si elles sont assez vertueuses en matière écologique et si elles respectent le principe d’égalité.

M. Bruno Le Maire. S’agissant des normes européennes, j’ai déjà répondu qu’il était nécessaire de les simplifier de manière immédiate et massive.

Les entreprises qui étaient fragilisées avant la crise sanitaire et qui ne se sont pas adaptées, qui n’ont pas accompli les investissements nécessaires, qui ne se sont pas numérisées, ont été confrontées à des difficultés considérables à l’issue de la crise. C’est pourquoi il faut investir massivement et rapidement dans l’IA et les nouvelles technologies pour ne pas être dépassé demain et rester compétitif.

S’agissant du soutien que nous avons apporté, j’ai pris l’habitude, depuis un an, qu’on me reproche tout et son contraire. Tantôt, on me dit que nous avons dépensé beaucoup trop d’argent, tantôt, que nous n’avons pas dépensé assez, ce qui a mis en difficulté les entreprises les plus fragiles. Le choix que nous avons fait et dont je suis très fier, c’est d’avoir instauré le dispositif le plus protecteur et le plus juste possible, qui a ciblé d’abord les plus petits, à savoir les TPE-PME.

Ce dispositif a également certainement permis à certaines entreprises en difficulté de survivre alors que tel n’aurait pas été le cas en période normale : c’est pourquoi elles ont de nouveau été confrontées à des difficultés lorsque ce soutien a pris fin.

Il convenait de faire tout ce qui était nécessaire pour protéger les petits, les artisans, les commerçants, les TPE et les PME, au cours d’une période économique inédite depuis un siècle. Nous avons donc pris la bonne décision.

M. le président Denis Masséglia. Madame la députée, je m’étonne de vos propos au sujet des banques. À l’issue de la crise financière de 20082010, l’Europe a conclu les accords de Bâle III et les États-Unis ont adopté la loi Dodd-Frank qu’ils ont commencé à détricoter dès 2018 pour rendre leur système financier compétitif. Je partage le point de vue de M. le ministre. Le système financier américain s’est réformé pour être compétitif par rapport aux systèmes français et européen. Nous avons toujours intérêt à suivre les évolutions législatives de nos voisins américains, qui sont nos alliés et non nos amis, pour essayer de rester compétitifs.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Je considère simplement que les accords de Bâle II et Bâle III ne sont pas la réponse adaptée aux problèmes de l’emploi.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Monsieur le ministre, vous avez indiqué qu’au cours de chacune des sept années où vous étiez au ministère de l’économie, la direction du Trésor vous apportait la liste détaillée des aides publiques versées aux entreprises.

M. Bruno Le Maire. Pour être tout à fait exact, c’est moi qui demandais l’établissement de cette liste. Par conséquent, je la connais presque par cœur, comme une fable de La Fontaine.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Monsieur le rapporteur, monsieur le président, notre commission d’enquête pourrait-elle récupérer cette liste, qui est d’un accès difficile aux parlementaires ?

M. le président Denis Masséglia. Vous n’êtes pas membre de la commission des finances, mais sachez que les commissaires aux finances ont accès à l’ensemble de ces documents.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Nous en rediscuterons lors d’une réunion du bureau de la commission d’enquête. En tout cas, je suis content de savoir que cette liste existe.

Monsieur Le Maire, j’ai 24 ans ; depuis que j’ai 2 ans, vous êtes aux responsabilités, en tant que conseiller dans des cabinets ministériels, secrétaire d’État, puis ministre.

Vos critiques sur le monde actuel sont intéressantes mais j’ai l’impression qu’elles cherchent à faire oublier que, pendant longtemps, vous avez été un partisan de la mondialisation heureuse, du marché à tout prix, à tout va. Or je n’ai pas le sentiment que vous en ayez tiré de grands enseignements – ni de cela, ni du reste.

Je pourrais évoquer la privatisation des autoroutes de 2006, vendues 15 milliards d’euros à des entreprises privées. Le manque à gagner pour l’État a été estimé à 6,5 milliards d’euros, selon la commission d’enquête du Sénat sur le contrôle, la régulation et l’évolution des concessions autoroutières. Du reste, vous avez vous-même reconnu des erreurs dues au manque de garanties, tout en assurant en avoir tiré des leçons.

Or j’ai le sentiment que vous n’avez pas tiré ces leçons car, durant les sept ans où vous étiez au ministère de l’économie, 260 milliards d’euros d’aides publiques ont été versés aux entreprises, selon la Cour des comptes, auxquels s’ajoutent les exonérations de charges et d’impôts, qui ont surtout profité aux très grandes entreprises. Qu’a-t-on obtenu en contrepartie ? Vous avez commis avec les entreprises la même erreur qu’avec les autoroutes : vous avez signé un chèque en blanc ; on n’a rien récupéré en échange.

Au troisième trimestre de l’année 2024, le taux de marge des entreprises françaises excédait 32 %. Les entreprises du CAC 40 ont distribué 98 milliards d’euros à leurs actionnaires. Du côté des travailleurs, 200 000 emplois vont être supprimés et 304 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) sont en cours ; le nombre de demandeurs d’emploi a augmenté de 22 %. Reconnaissez-vous votre responsabilité dans la situation actuelle alors que vous défendez la mondialisation heureuse depuis que j’ai 2 ans ? Admettez-vous avoir reproduit, en tant que ministre de l’économie, la même erreur qu’avec les autoroutes – autrement dit, reconnaissez-vous avoir donné sans obtenir suffisamment de garanties, ce qui conduit, à la fin, à se faire arnaquer ?

M. Bruno Le Maire. Dans votre prime enfance, vous ne deviez pas suivre de près la politique française. Mais si vous aviez été doté de capacités surnaturelles – celles de lire la presse politique et de comprendre ce qui se passait –, vous auriez lu que Dominique de Villepin, dont j’étais le directeur de cabinet à Matignon, s’était opposé à un certain nombre d’investissements étrangers dans les technologies françaises pour les protéger contre la mondialisation heureuse à laquelle je n’ai jamais cru et dont je n’ai jamais été un défenseur.

M. Montebourg a développé les interdictions en matière d’investissement étranger en France (IEF), par un décret de 2014, mais je rappelle que c’est le Gouvernement de Dominique de Villepin qui a pris le premier décret sur les IEF pour lutter contre les excès de la mondialisation heureuse.

J’ai été nommé ministre de l’agriculture en 2009, année marquée par la crise du lait, qui a été l’une des plus terribles qu’ait connue l’agriculture française. En effet, elle a entraîné un effondrement de 30 % des revenus des producteurs de lait. Ceux-ci étaient tellement désespérés qu’ils épandaient leur lait dans les champs car ils préféraient le jeter plutôt que de le vendre à perte. Je suis alors allé rencontrer – l’entrevue fut assez peu sympathique – la commissaire européenne Mariann Fischer Boel. Je me suis opposé à la mondialisation heureuse, à l’agriculture mondialisée, à l’ouverture de toutes les frontières, à l’abandon des producteurs de lait. En ma qualité de ministre de l’agriculture, j’ai exigé que l’Union européenne débloque 600 millions d’euros pour soutenir les agriculteurs et qu’elle ferme les frontières à des productions bénéficiant d’un dumping agricole qui submergeaient les marchés européens. Et, croyez-moi, ce conflit fut assez dur.

J’ai ensuite proposé la relance de la politique industrielle, en tant que ministre de l’économie et des finances – et même avant, en tant que candidat à la primaire de la droite et du centre.

Dans Le nouvel empire. L’Europe du vingt et unième siècle, ouvrage rédigé dans la perspective des élections européennes de 2019, je réclamais un virage complet de la politique économique européenne pour tenir compte des excès de la mondialisation et du fait que personne ne respectait les règles du jeu.

Bien entendu, on commet des erreurs, mais, s’il y en a bien une que je n’ai jamais faite, c’est de penser que la mondialisation heureuse, la libre compétition de l’ensemble des nations était la solution pour la France et l’Europe. Je n’y ai jamais cru. Je suis gaulliste, je l’ai été, je le suis et je le resterai.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Vous pouvez être, à titre personnel, opposé à la mondialisation heureuse, mais c’est contradictoire avec les politiques menées au cours des dernières décennies, durant lesquelles vous étiez aux responsabilités, et la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Monsieur le ministre, s’agissant du transport sanitaire en taxi, vous avez expliqué qu’il fallait agir sur les patients, qui doivent se responsabiliser – autrement dit, si l’on comprend bien, qui ne doivent pas réclamer certaines prestations ou certains soins. Pour vous, c’est ainsi qu’on assure une bonne comptabilité publique. Or ce type de position nous mène dans le mur.

Les taxis sont principalement préoccupés par la nouvelle convention, le forfait unique réduisant leurs revenus de 30 %, alors même qu’ils subissent la concurrence de Uber, de Bolt, de Heetch, lesquels ne paient quasiment aucun impôt dans notre pays. L’État tape sur les taxis qui se retrouvent à travailler près de onze heures par jour, six jours sur sept, alors que leurs revenus ne suivent pas.

Dans le même temps, pour les entreprises comme Bolt, Uber ou Heetch, il n’y a pas de règles. Les Uber Files ont révélé le rôle joué par Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie. M. Macron s’est montré beaucoup trop sympathique avec ces entreprises. Aujourd’hui, ce sont les taxis qui le paient. Qu’avez-vous fait afin que des entreprises comme Uber, Heetch ou Bolt respectent les lois et paient des impôts dans notre pays ?

M. Bruno Le Maire. Pour le coup, vous n’avez plus d’excuse : vous aviez l’âge de suivre la vie politique nationale ! Quel est le seul ministre de l’économie et des finances qui a réussi à obtenir la taxation des géants du numérique ?

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Combien ?

M. Bruno Le Maire. Vous dites qu’ils ne paient pas d’impôts. Sans doute pourraientils en payer plus, mais s’il y a un combat que j’ai mené, c’est bien celui de la taxation des géants du numérique. Il ne vous aura d’ailleurs pas échappé, puisque vous suivez l’actualité, que M. Trump considère aujourd’hui que cette taxe pose un énorme problème et que les États-Unis doivent y riposter. Pendant cinq ans, j’ai participé à des réunions ainsi qu’à des négociations avec mon homologue américain et, aux côtés du Président de la République, avec le Président Trump directement. Je me suis insurgé contre une injustice fondamentale, sur laquelle je vous rejoins : parce qu’ils n’ont pas d’établissement stable en Europe, les géants du numérique n’y paient pas d’impôts. Aussi la France est-elle devenue le premier pays d’Europe à instaurer, à mon initiative, une taxe sur ces acteurs. Comme il était techniquement très compliqué, en l’absence d’établissement stable, de connaître le montant exact de leurs bénéfices, nous avons conçu un dispositif assez original et peu conforme aux canons de la fiscalité, qui repose sur la taxation du chiffre d’affaires. La recette fiscale ainsi perçue représente aujourd’hui environ 1 milliard d’euros.

S’agissant de la réforme des transports médicaux, le Gouvernement a raison de vouloir s’attaquer au problème majeur de la dérive inacceptable des comptes sociaux. Il n’est pas possible ni soutenable financièrement que tout le monde ait accès à un transport médical gratuit. Mais il faut traiter le problème à la racine en regardant d’abord du côté du prescripteur et du patient, au lieu de faire porter l’intégralité du coût de la réforme sur les taxis.

Je vous rejoins cependant sur un point : la concurrence avec les voitures de transport avec chauffeur (VTC) est inéquitable pour les taxis, qu’ils soient franchisés ou artisans indépendants. Il faut faire respecter les règles, telles que l’interdiction des démarchages sauvages à la sortie des gares et des aéroports, car l’injustice crée de la colère.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Pouvez-vous me dire combien Uber a payé d’impôts, en France, l’année dernière ?

M. Bruno Le Maire. N’étant plus ministre des finances, je n’ai plus accès à cette information, mais même si je l’étais encore, je serais tenu au secret fiscal et n’aurais donc pas le droit de vous communiquer le montant des impôts payés par les entreprises.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Selon certaines estimations, Uber aurait payé moins de 10 millions d’euros d’impôts alors que son chiffre d’affaires s’élève à plusieurs centaines de millions d’euros. Peut-être vous êtes-vous battu, mais vous n’avez pas obtenu le résultat escompté. Il s’est passé avec Uber la même chose qu’avec les autoroutes, les aides aux entreprises et les allègements de charges : vous avez donné sans cesse, sans exiger quelque garantie que ce soit, mais n’avez finalement obtenu aucun résultat.

M. Bruno Le Maire. Vous pouvez tout mélanger, mais cela fera une mauvaise soupe. Vous mettez dans le même pot les autoroutes, les aides aux entreprises et la fiscalité des géants du numérique… Cela n’a absolument rien à voir !

S’agissant de la fiscalité des géants du numérique, nous n’avons pas donné, nous avons pris. La France est le seul État d’Europe qui a eu le courage de prendre – car, croyez-moi, il faut un sacré courage pour affronter les géants du numérique et l’administration Trump, et leur dire les yeux dans les yeux que nous allons taxer les entreprises qui ne paient pas d’impôts chez nous.

M. le président Denis Masséglia. Il est vrai que la France a été active en la matière et qu’elle a été le premier pays européen à appliquer ce type de fiscalité. J’ai eu la chance d’être rapporteur pour avis du projet de loi portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, que vous défendiez à l’époque. Ce dispositif montre son efficacité, puisque, vous l’avez dit, près de 1 milliard d’euros de recettes fiscales entrent aujourd’hui dans les caisses de l’État.

M. le rapporteur. Vous avez dit tout à l’heure que l’un des problèmes de notre modèle est que « le travail paie tout ». Dès lors, pourquoi ne pas avoir accepté, pendant sept ans, que le capital paie un peu plus ? Les propositions n’ont pourtant pas manqué lors des débats budgétaires : la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) puis le Nouveau Front populaire (NFP) ont plaidé pour taxer davantage les dividendes et mettre à contribution les actionnaires. Cela permettrait de moins faire peser sur les travailleurs ainsi que sur les classes moyennes et populaires l’effort de financement de nos services publics et de notre protection sociale, ainsi que la résorption de nos déficits.

M. Bruno Le Maire. À chaque fois que se pose une question politique, j’essaie de prendre le point de départ qui me paraît le bon. En l’occurrence, le bon point de départ, à mes yeux, était de dépenser moins et non de taxer plus.

M. le rapporteur. Je ne relancerai pas ici les longs débats budgétaires que nous avons pu avoir, même s’ils ont été trop courts à notre goût, le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution intervenant de plus en plus rapidement.

Dans le cadre de nos travaux, nous nous sommes attachés à étudier des situations précises, concrètes, afin de ne pas rester dans l’analyse théorique, d’identifier les défaillances des pouvoirs publics et d’en tirer quelques enseignements.

J’aimerais donc vous interroger sur le cas de la société Lapeyre. Alors que vous étiez aux responsabilités, des organisations syndicales et des élus vous ont alerté sur la situation de la société – j’ai par exemple sous les yeux le texte d’une question au Gouvernement que notre collègue Bastien Lachaud avait posée en 2021. Qu’avez-vous fait, concrètement, de ces alertes ? Quel regard portez-vous sur les « fonds vautours » tels que Mutares, qui s’est « occupé », pour ainsi dire, de la société Lapeyre ? Quels dispositifs avez-vous mis en place ou suggéreriez-vous de mettre en place pour encadrer l’action de ces fonds et protéger des salariés, des entreprises ou des secteurs économiques de ces pratiques assez peu conformes à l’idée que nous nous faisons de l’ordre économique ?

M. Bruno Le Maire. Il reste certainement des choses à faire. Il faut bien distinguer deux types de fonds : d’une part, ceux qui repèrent une défaillance de gestion, dont l’intervention peut se révéler utile ; d’autre part, ceux que vous qualifiez de « vautours », dont l’activité mérite d’être encadrée par des dispositions, notamment législatives, prises par l’État en tant que garant de l’ordre public économique.

Je ne me souviens plus précisément de ce que nous avons fait à propos de la société Lapeyre, et je ne voudrais pas vous dire de bêtises. Je propose donc de vous répondre par écrit à ce sujet.

M. le président Denis Masséglia. Permettez-moi une petite réaction personnelle à vos propos sur la notion de puissance. Nous, responsables politiques, devons être conscients que la France est un grand pays, mais qu’elle est aussi toute petite au regard du combat auquel se livrent la Chine et les États-Unis. Notre puissance économique, c’est-à-dire notre capacité à peser dans le débat et à défendre nos intérêts, passe par la définition des modalités d’accès à notre marché. En réalité, la défense des entreprises françaises et des emplois français doit passer par la définition collective d’une puissance européenne, le marché européen étant le plus grand au monde. Si elles restent seules, nos entreprises se trouveront malheureusement confrontées à des concurrents dont la puissance économique dépassera la leur, et contre lesquels elles ne pourront pas lutter.

Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre présence et pour la précision de vos réponses. Vous pouvez encore adresser au rapporteur toutes les réponses que vous souhaiterez apporter à nos interrogations. Vous vous êtes notamment engagé à nous donner par écrit des éléments sur le dossier de la société Lapeyre.


41.   Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie (mercredi 4 juin 2025)

La commission d’enquête auditionne M. Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie ([41]).

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons M. Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie.

Au cours des semaines précédentes, la commission d’enquête a reçu des économistes, des juristes, des avocats, des représentants syndicaux, des dirigeants de société, des administrateurs judiciaires, des élus locaux, des agents de l’État ainsi que d’anciens ministres pour tenter de faire la lumière sur l’existence d’éventuelles défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans sociaux. Il s’agit aujourd’hui de notre quarante et unième et dernière audition.

La commission a convoqué les présidents ou les directeurs généraux de plusieurs sociétés dans lesquelles des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ont récemment vu le jour : Michelin, Crédit commercial de France, AGCO, Arkema, Vencorex, ArcelorMittal, Auchan, ou encore Casino.

Elle a aussi reçu les syndicats présents dans ces sociétés.

Elle a interrogé les premiers comme les seconds sur l’origine des difficultés rencontrées, le bien-fondé des décisions prises pour y remédier, ainsi que la nature et la qualité de l’accompagnement proposé par les pouvoirs publics, qu’il s’agisse des services des collectivités publiques ou des responsables politiques, avant, pendant et après la mise en œuvre des projets de licenciements collectifs.

Monsieur le ministre, au regard de l’objet de ses travaux et des principales interrogations suscitées par ses investigations, il a semblé nécessaire à la commission de vous recevoir.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Marc Ferracci prête serment.)

M. Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie. Je suis très heureux de l’occasion qui m’est donnée de m’exprimer devant vous dans le cadre de cette audition qui porte sur « les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements » si je reprends l’intitulé exact de la commission. Permettez-moi toutefois un propos liminaire.

Je salue la nuance que vous avez apportée en mentionnant d’« éventuelles » défaillances. En effet, à lire l’intitulé de la commission d’enquête, il m’avait semblé que la conclusion y figurait déjà. Or postuler l’existence de défaillances des pouvoirs publics, en particulier des services de l’État, c’est ignorer l’action des hommes et des femmes qui s’engagent sur le terrain pour sauver des emplois, lutter contre les licenciements et trouver des solutions industrielles. Je veux leur rendre hommage et ne laisserai pas ignorer, voire dégrader le travail des services de l’État, qui essaient de trouver des solutions réelles et efficaces, avec succès parfois, même si cela n’est pas toujours le cas, car il n’y a pas que des réussites.

Je pense aux équipes de Bercy, notamment au comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) et à la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire), ainsi que, sur le terrain, aux commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP) et aux directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets).

Vis-à-vis des hommes et des femmes qui donnent de leur personne pour l’intérêt général, en particulier pour sauver des emplois, il faut d’ores et déjà dire que ce travail a de la valeur. De ce point de vue, j’ai été un peu surpris par l’intitulé de la commission d’enquête, mais je suis heureux d’entendre la nuance que vous y apportez. J’aborde toutes les auditions parlementaires dans un état d’esprit de dialogue et de rigueur, et je suis certain qu’il en ira de même pour les échanges que nous allons avoir, qui seront marqués du sceau de l’impartialité et de la bonne foi.

Cela étant dit, de quoi parle-t-on ici ? Nous parlons d’abord d’hommes et de femmes, d’histoires humaines. Les licenciements, notamment industriels – même si votre commission d’enquête a un périmètre plus large, puisqu’il s’agit de tous les plans sociaux –, sont toujours des histoires douloureuses, difficiles pour les salariés, pour leur famille et pour les territoires concernés. Des gens souffrent, des territoires souffrent. Nul ne saurait le nier.

En tant que ministre chargé de l’industrie, je veux toutefois rappeler que l’industrie crée des emplois dans les territoires, des emplois valorisants, des emplois qui ont du sens. Nous avons besoin d’attirer les talents vers ces emplois. Nous avons donc besoin de débattre de l’industrie avec lucidité, en identifiant ce qui va mal, mais aussi en valorisant ce qui va bien.

L’industrie, ce sont 140 000 créations nettes d’emplois depuis 2017 et, en 2024, 60 000 postes qui restent à pourvoir. Il me semble essentiel de redorer collectivement le blason de l’industrie, plutôt que de chercher, parfois, à noircir le tableau. Je n’aurai de cesse de répéter que l’industrie est une fierté.

Ces points liminaires posés, je vais à présent essayer de vous exposer notre méthode et nos résultats, en vous présentant des éléments qui soient les plus factuels possible et qu’il vous reviendra d’apprécier.

Tout d’abord, le nombre de plans de sauvegarde de l’emploi augmente. Toutefois, dans la période récente, le nombre d’emplois concernés baisse. À ce jour, 20 000 ruptures de contrats sont envisagées dans le cadre des 286 PSE en cours, soit une baisse de 22 % par rapport à 2024. Ce nombre est d’ailleurs un maximum puisque des reclassements ou des réductions de périmètre des PSE grâce aux négociations peuvent avoir lieu. En outre, entre le premier trimestre 2024 et le premier trimestre 2025, le nombre d’inscriptions à France Travail pour licenciement économique a été stable.

Je voudrais surtout insister sur le fait que les plans de licenciements ont pour contrepartie, si je puis dire, des créations d’emplois et d’usines, des ouvertures de sites. Les comparaisons chiffrées avec les années antérieures montrent que les destructions et les créations d’emplois sont la réalité du fonctionnement du marché du travail.

Cela ne signifie bien sûr pas qu’il n’est pas possible d’agir, mais mon travail de ministre consiste, dans le même temps, à lutter contre les suppressions d’emplois et à favoriser les ouvertures de sites et les créations d’emploi. Ainsi, il s’agit de valoriser les réussites et les rebonds industriels et de mettre en avant ce qu’il est convenu d’appeler les belles histoires de l’industrie. Il est important d’avoir cela en tête pour ne pas aborder le sujet de manière partielle.

Voici, à ce propos, quelques éléments pour apprécier les dynamiques à l’œuvre. Le baromètre industriel de l’État dénombre, depuis 2022, 450 ouvertures ou extensions nettes de sites industriels – c’est-à-dire nettes des fermetures et des réductions de sites –, dont 89 pour l’année 2024. L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a par ailleurs dénombré 140 000 créations nettes d’emplois industriels depuis 2017, dont 10 000, seulement, en 2024. J’insiste sur le terme « seulement » car il faut être lucide. Le ralentissement de la réindustrialisation est réel. La perspective pour certaines filières est en effet plus sombre aujourd’hui, en particulier dans les secteurs de l’automobile, de l’acier et de la chimie, qui sont confrontés à des difficultés profondes, à un environnement international incertain et à des équilibres politiques nationaux plus fragiles, lesquels n’ont pas aidé à soutenir ces filières ces derniers mois.

Notre combat consiste à amplifier les politiques lancées, qui ont produit des résultats depuis 2017 comme le montrent les chiffres que j’ai cités, et à agir sur d’autres leviers pour relever ces défis. Je tiens néanmoins à souligner ce bilan d’étape car, s’il vous faut juger l’action des pouvoirs publics, celle-ci peut s’apprécier à l’aune de ses résultats depuis 2017 et même de ses résultats en 2024, puisqu’il y a plus d’usines et plus d’emplois industriels. Si cela est considéré comme une défaillance, c’est que nous ne donnons pas la même acception à ce terme.

L’action de mon ministère s’exerce à trois niveaux : au niveau de l’entreprise quand une difficulté est identifiée, au niveau national et au niveau européen.

À propos de l’action menée au niveau de l’entreprise, je vous donnerai quelques exemples, en commençant par un exemple qui me semble assez emblématique. Il y a trois semaines, je suis allé à Caudan, dans le Morbihan, à la rencontre des salariés de la Fonderie de Bretagne, reprise par l’entreprise Europlasma. Ce dossier est emblématique d’une méthode, fondée sur le travail collectif. L’État n’est évidemment pas seul à la manœuvre. Les représentants des salariés et les élus ont été parties prenantes dans la lutte pour trouver une solution industrielle. Ce cas est aussi emblématique car la Fonderie de Bretagne est un acteur de la chaîne de sous-traitance automobile. Or la filière est en pleine transformation. Comme d’autres sites industriels, celui-ci était menacé de fermeture.

De ce dossier, je tire finalement l’enseignement qu’il n’y a pas de fatalité. Lorsqu’il y a une mobilisation collective pour trouver des solutions industrielles, on peut obtenir des résultats. En l’occurrence, 260 emplois ont été sauvés. L’État a joué son rôle, dans ce dossier comme dans d’autres. Il a négocié avec la direction de l’entreprise et le repreneur jusqu’à trouver une solution industrielle. Il a également contribué financièrement à la solution de reprise au moyen du Fonds de développement économique et social. L’État a assumé ses responsabilités.

Il y a aussi une dimension politique à tout cela, même si nous abordons ces sujets de manière rigoureuse et technique. Avant que je ne me rende à Caudan, des dizaines de responsables politiques et syndicaux sont venus expliquer que l’État ne faisait rien pour la Fonderie de Bretagne, que l’État démissionnait. Pendant ce temps-là, mes équipes, de manière discrète, se battaient et essayaient de trouver des solutions industrielles lors de multiples réunions avec de nombreux acteurs. Dire que l’État ne fait rien, ne peut rien, ne sert à rien, c’est se situer complètement à côté de la réalité des dossiers que nous traitons avec mes équipes et avec l’ensemble des services du ministère de l’industrie et du ministère du travail. Aux différents acteurs qui m’ont demandé de venir sur place, j’ai toujours répondu que je viendrai quand j’aurai des solutions à annoncer et des résultats à saluer.

Chacun doit prendre la mesure de ce qui se joue dans ce genre de dossiers, à savoir des histoires humaines, l’anxiété des salariés, les difficultés d’un territoire. Cela ne devrait souffrir aucune instrumentalisation politique. J’ai regretté qu’un certain nombre de parlementaires venus sur place et qui m’ont interpellé n’aient eu aucun mot pour saluer la reprise de la Fonderie de Bretagne. Je pourrais citer le nom de M. Ruffin, mais il n’est pas le seul à n’avoir eu aucune réaction quand l’entreprise a été sauvée. Cela n’est pourtant pas le fruit du hasard.

Je souhaitais faire cette incise car, au-delà de la personne du ministre qui est là pour assumer des responsabilités, il y a des gens qui se battent et qui perçoivent très mal la critique en impuissance et en inaction de l’État, qui est profondément infondée. Si vous m’y invitez, je pourrai détailler l’action du Ciri, de la Dire et de tous les acteurs que j’ai mentionnés.

L’action menée entreprise par entreprise a conduit ces derniers mois et ces dernières années à de nombreuses victoires dont nous n’entendons pas suffisamment parler, car beaucoup d’acteurs préfèrent parler des problèmes plutôt que des solutions.

J’en citerai quelques-unes pour les sortir de l’oubli. Je citerai pour commencer les Aciéries Hachette et Driout, à Saint-Dizier, en Haute-Marne – une des plus belles fonderies d’Europe, que j’ai visitée au début du mois de mars –, où 274 emplois ont été préservés.

Je citerai aussi la société Ascometal, spécialisée dans les métaux spéciaux, reprise par l’industriel italien Marcegaglia, que j’ai visitée fin mars à Fos-sur-Mer, dans les Bouches‑du‑Rhône, où 323 emplois ont été sauvegardés.

Je citerai également l’entreprise Verney-Carron, à Saint-Étienne, dans la Loire, spécialisée dans la production de fusils. On disait qu’elle n’avait pas d’avenir. Avec mes équipes, nous avons pris le dossier en main et travaillé avec les élus et les industriels. Aujourd’hui, nous avons déjà deux offres crédibles et pertinentes pour une reprise. Ce sont 50 emplois qui sont en jeu.

Je citerai enfin – mais la liste n’est pas exhaustive – la société Arc, fleuron industriel dans la fabrication de verre, dans le Pas-de-Calais, qui représente le plus gros site verrier d’Europe, voire du monde. Je me suis rendu à Arques en janvier dernier, aux côtés du président Xavier Bertrand. L’État y a joué son rôle, là aussi, grâce à un accompagnement financier. Il s’agit de 4 000 emplois sauvés. En a-t-on parlé ? Cela a-t-il fait la une des médias ? Ai-je été interpellé dans le cadre des questions au Gouvernement sur le sujet ? Non. Vous me direz que c’est le jeu, mais je suis aussi là pour mentionner les résultats et les solutions trouvées, et saluer le travail de ceux qui œuvrent dans l’ombre. C’est l’un des messages que je voulais mettre en avant aujourd’hui.

Ces exemples montrent qu’il y a des entreprises en difficulté, des entreprises qui rebondissent, parfois des échecs et des accidents de parcours, mais qu’il est possible de gagner la partie en se battant. Les vraies belles histoires de l’industrie, ce sont précisément les parcours marqués par les difficultés surmontées. Pour y parvenir, il faut non seulement des compétences et de l’expertise – j’ai rendu hommage aux agents de l’État – mais aussi beaucoup de détermination. Je sais qu’un certain nombre de parlementaires n’en manquent pas. Même si je ne partage pas les convictions de tous ceux qui sont sur les bancs de l’Assemblée, ma porte est toujours ouverte à ceux qui viennent me voir pour s’informer de la manière dont sont traités les dossiers industriels et trouver des solutions à propos de ceux de leur circonscription. Avec détermination, nous pouvons faire de belles choses et continuer à réindustrialiser notre pays.

Je serai plus rapide sur l’action menée au niveau national, car je n’ai pas vocation à tracer ici la feuille de route de mon ministère. Simplement, nous avons besoin d’une action macroéconomique pour renforcer la compétitivité de nos entreprises. Il nous faut poursuivre et amplifier la politique qui a montré ses résultats depuis 2017. Dans ce cadre, plusieurs leviers gagneraient à être actionnés, notamment la simplification. Nous examinons à ce propos en ce moment le projet de loi de simplification de la vie économique. Il s’agit aussi – et je verse cela au débat en sachant que le sujet, politiquement sensible, ne manquera pas de faire réagir – de financer notre protection sociale au moyen d’autres ressources que celles pesant sur le travail. Il s’agit également d’avoir une énergie compétitive. Pour cela, nous avons notamment donné à EDF une feuille de route extrêmement claire sur la nécessité de soutenir les prix de l’électricité de manière compétitive pour nos industriels. Il s’agit enfin d’investir dans les filières et les compétences stratégiques pour notre avenir. L’État y a pris sa part, notamment avec le plan France 2030. Je serai heureux de revenir sur ces éléments de stratégie si vous le souhaitez.

Enfin, si nous parlons de plans sociaux dans le domaine industriel, c’est notamment parce que certaines filières sont en proie à des difficultés particulières. Celles de la chimie, de l’acier et de l’automobile, que j’ai déjà citées, ont toutes comme point commun de faire face à une concurrence qui est principalement asiatique, et souvent essentiellement chinoise, de plus en plus agressive et déloyale, car massivement subventionnée. Face à cette concurrence, nous devons agir à l’échelle européenne et protéger nos intérêts. Je défends cette idée depuis le premier jour où j’ai été nommé ministre de l’industrie. Nous devons sortir d’une forme de naïveté en matière de politique industrielle.

Je pense notamment à la sidérurgie. À ce sujet, conformément à la méthode qui est celle du Gouvernement et de mon ministère, j’ai réuni dès la fin février une conférence ministérielle avec nos partenaires européens à Bercy. Celle-ci a permis d’aboutir à des propositions ambitieuses pour l’acier européen, reprises dès le 19 mars par le commissaire Stéphane Séjourné dans le cadre d’un plan d’urgence pour l’acier européen qui trace les jalons d’une action devant nous permettre de protéger notre industrie sidérurgique et de soutenir nos industriels et leurs investissements.

Dans le cas spécifique d’ArcelorMittal, j’ai reçu le 29 avril à Bercy la direction du groupe dès les annonces de plans sociaux pour comprendre les déterminants de leurs décisions, exiger une clarification de leurs perspectives en matière d’investissement et collecter les éléments qui devaient être portés au niveau européen par la France afin d’alléger les contraintes sur la filière sidérurgique. Pour ArcelorMittal, ainsi que pour d’autres sidérurgistes, il s’agit très concrètement d’accélérer la mise en œuvre de la stratégie européenne pour l’acier. J’ai ensuite rendu compte le 5 mai auprès des élus locaux et des organisations syndicales de cette action. Le 15 mai, ArcelorMittal a confirmé son intention d’investir 1,2 milliard d’euros dans l’avenir du site de Dunkerque.

Cela illustre la complexité de ces dossiers, qui ne peuvent être résolus en un claquement de doigts ni en une seule réunion. Il faut en effet mobiliser et informer tous les acteurs et savoir mettre la pression sur certains, quand cela se révèle nécessaire. Je pense en particulier aux acteurs européens. Au fond, il s’agit d’avoir une approche coordonnée. C’est le fil conducteur de notre stratégie industrielle.

Ce combat à mener au niveau européen pour protéger nos intérêts, nous le menons pour l’acier, la chimie et l’automobile, et nous gagnons des batailles. Des propositions inconcevables en Europe il y a encore quelques mois, qui étaient en contradiction profonde avec la doctrine de la Commission européenne, sont désormais sur la table et reprises par cette dernière. Je pense en particulier au principe de préférence européenne, qui donnera de l’oxygène à nos entreprises menacées d’asphyxie par le dumping chinois et par les droits de douane américains.

Je suis le premier à reconnaître que tout n’est pas simple et n’avance pas assez vite, que ce soit à l’échelon européen ou parfois au niveau français, mais l’Europe avance et c’est à nous, Gouvernement et élus, d’accélérer le mouvement. L’industrie européenne vit en effet un moment assez historique, comparable sans exagération à mon avis à la crise financière de 2008, et qui se traduit dans nos territoires par des restructurations. Le rapport de M. Draghi avait d’ailleurs identifié ces éléments avant même que ne surviennent les difficultés liées aux droits de douane.

Pour conclure, je dirai que, face à ce qui est présenté comme la multiplication des plans de licenciements, il faut d’abord rappeler les faits. La réalité, ces dernières années, est que l’on a connu un accroissement du nombre d’usines et d’emplois industriels. Je ne parlerai que de l’industrie, même si tout ne s’y résume pas. En outre, la situation est certes plus difficile qu’il y a quelques mois et quelques années, mais il ne faut pas être myope pour autant et ne regarder que le versant négatif, c’est-à-dire les destructions d’emploi. Il faut aussi voir les réussites, les entreprises sauvées, celles qui investissent et celles qui innovent.

La réindustrialisation est un objectif absolument essentiel, même si cela relève presque du registre du poncif que de le dire. Quand le combat pour la réindustrialisation n’est pas couronné de succès, comme nous en avons eu l’illustration entre 1980 et 2017, la désindustrialisation lacère nos territoires et affaiblit notre Nation. Il doit y avoir à mon sens un consensus politique, transpartisan, sur l’objectif de réindustrialisation, si ce n’est sur les moyens d’y parvenir. Depuis 2017, la situation a changé et la tendance s’est inversée. Si la défaillance des pouvoirs publics est d’avoir accru de 140 000 unités l’emploi industriel depuis 2017, nous avons un débat politique à avoir sur la finalité même de notre action. Elle me semble devoir être guidée par la volonté de réindustrialiser.

Je terminerai mon propos en précisant que dans beaucoup de dossiers, j’ai été interpellé en tant que ministre par des appels souvent caricaturaux à des nationalisations systématiques d’entreprises et de sites industriels et à des propositions comme des moratoires sur les licenciements.

Je vous ai rappelé les principes de notre action et pourrai par la suite entrer davantage dans le détail, mais je tiens à souligner que, face à la complexité des choses, il n’existe pas de solution simple. Laisser penser, en particulier à ceux qui sont sur le terrain, dans l’anxiété, qu’on peut apporter aux problèmes économiques de leur filière et de leur entreprise, des solutions simples qui résoudraient tous les problèmes, ce n’est ni regarder la réalité en face ni dire la vérité.

Il y aura toujours des voix pour transformer en argument politicien des difficultés industrielles. Sans vouloir polémiquer, l’intitulé de la commission illustre un peu à mon sens cette démarche, même si les auditions ont probablement permis de mettre sur la table des arguments beaucoup plus étayés et documentés. Toutefois, n’instrumentalisons pas ces problèmes et ne limitons pas nos arguments à des incantations. Certaines voix restent mutiques après avoir été extrêmement fortes pour dénoncer lorsque des redressements d’entreprises sont réussis, lorsqu’on ouvre des entreprises, lorsqu’on crée des emplois. Je le dis et je continuerai à le dire : ces voix ne respectent pas les salariés, en leur laissant faussement penser qu’on peut régler des problèmes complexes au moyen de solutions simplistes, parfois absurdes.

Je veux croire que nos débats auront bien plus de substance que cela, mais je tenais à contextualiser nos échanges, car il y a dans notre pays encore des progrès à faire dans la manière de traiter ces problèmes. Je suis certain que nos échanges permettront d’établir des propositions utiles pour l’action, pour l’emploi, pour nos territoires et surtout pour les salariés concernés.

M. le président Denis Masséglia. Je voudrais revenir sur l’expression « instrumentalisation politique », que vous avez employée. Sans vouloir faire d’un cas particulier une généralité, j’ai été confronté il y a quelques mois, en ma qualité de député, à l’annonce de la fermeture du site de Michelin dans ma circonscription, à Cholet. Michelin a permis à ce territoire de devenir la terre industrielle qu’on connaît aujourd’hui. C’est donc un profond traumatisme pour les habitants, quels qu’ils soient, car nous avons toutes et tous un oncle, un cousin, un frère ou une sœur qui a travaillé dans cette belle entreprise.

Les difficultés de Michelin étaient connues. Lorsqu’on travaillait sur ces questions, j’étais le seul député présent. Quand la fermeture du site a été annoncée, beaucoup de députés sont venus faire du tourisme. J’ai même eu l’impression que certains découvraient l’emplacement de Cholet sur la carte de France. Maintenant qu’il faut à nouveau travailler, tous mes collègues députés qui étaient venus créer du désordre sont partis. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, je tiens à remercier et à féliciter les syndicats qui ne se sont pas ralliés à la volonté de créer du désordre, encouragée par ces élus, et qui ont œuvré à trouver des solutions.

Lors de vos échanges avec des entreprises qui veulent s’installer ou se développer en France, constatez-vous que la volonté de quelques personnes de se livrer à de l’instrumentalisation politique et de créer du désordre, lorsqu’il existe des difficultés sur nos territoires, peut conduire à l’arrêt de dossiers pourtant bien avancés ?

M. le ministre. Nous partageons le diagnostic. Je ne souhaite pas polémiquer mais essayer de trouver des solutions et de faire en sorte que les élus qui s’impliquent le fassent sur la base de bonnes questions. La leçon que j’ai retirée du traitement des dossiers est que les investisseurs potentiellement porteurs d’une solution de reprise industrielle ne goûtent que très peu l’agitation et l’exposition médiatique autour d’une entreprise. Ils n’apprécient que très peu ce que j’ai qualifié d’« instrumentalisation politique ».

Évidemment, les situations ne durent pas et les personnes qui élèvent parfois fortement la voix le font beaucoup moins dès lors qu’une solution a été trouvée ou qu’une phase de travail commence, afin de reclasser les salariés ou de revitaliser un site. Il n’empêche que cela peut engendrer des dégâts.

Sans entrer dans le détail de dossiers qui demandent une certaine confidentialité, précisément pour éviter de dissuader des investisseurs qui seraient intéressés, les discussions que nous avons, mes équipes et moi-même, montrent que l’agitation n’est jamais un bon ingrédient pour parvenir à des solutions industrielles. Cela peut dissuader certains investisseurs.

Je ne parle même pas de certaines initiatives qui viseraient à la création de commissions d’enquête sur des entreprises qui nourrissent le projet de reprendre des sites ou des entreprises industrielles. Je ne juge pas, et le principe de la séparation des pouvoirs fait que je serai extrêmement prudent, mais, pour répondre à la question que vous me posez, je dirais que cela crée un contexte qui peut effectivement amener certains à hésiter.

M. le président Denis Masséglia. Il a été évoqué la possibilité de transférer certaines charges, par un dispositif que certains appellent « TVA sociale », afin d’éviter de faire peser l’intégralité de notre modèle social sur les personnes qui travaillent et de le financer en partie par la consommation. Un tel outil serait-il de nature à réduire le nombre de PSE ? Dans la mesure où les importations participeraient davantage au financement du modèle social, la compétitivité des entreprises situées sur le territoire national pourrait se trouver renforcée.

M. le ministre. D’abord, le débat sur le financement de la protection sociale ne se résume pas à la TVA sociale, c’est-à-dire au fait d’en faire peser une partie sur la consommation. Des propositions alternatives existent dans le débat public. Des économistes comme MM. Antoine Bozio et Étienne Wasmer préconisaient par exemple de financer la protection sociale en mettant plus de poids sur l’impôt foncier.

Ensuite, le coût du travail ne résume pas à lui seul la question de la compétitivité. Comme je l’ai dit, les coûts de l’énergie, la simplification, l’investissement, le soutien à l’innovation en sont des déterminants tout aussi essentiels et je ne me livrerai pas à une hiérarchisation.

Il n’en reste pas moins que nous avons un système dans lequel le coût du travail est élevé, notamment du fait des prélèvements, ce qui conduit d’ailleurs à de lourdes dépenses publiques sous forme d’exonérations de charges sociales. En 2023, dans cette même salle, j’ai eu l’occasion de présenter un rapport que j’avais coécrit avec M. Jérôme Guedj sur les exonérations de charges sociales, qui coûtent aujourd’hui environ 80 milliards d’euros au budget de l’État au titre de la compensation à la sécurité sociale.

À l’heure où nous sommes confrontés à des enjeux de finances publiques, un autre mode de financement de la protection sociale pourrait aussi permettre d’aborder la compensation de ce coût du travail élevé de façon plus vertueuse, c’est-à-dire en faisant des économies, sans pénaliser l’emploi ni le financement de nos services publics et de nos prestations sociales, car il ne s’agit pas de limiter les ressources.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez longuement abordé le sujet de l’Europe. Or le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) est en train d’être mis en place ; il ne porte actuellement que sur les matières premières. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait aller beaucoup plus loin en incluant les produits transformés au dispositif, afin d’éviter le principe de la double peine ? En effet, les entreprises françaises et européennes qui achètent les matières premières soumises au MACF ne peuvent pas exporter ensuite les produits transformés car ces derniers ne sont plus compétitifs. En outre, ces produits ne sont pas concurrentiels par rapport aux produits venant notamment de Chine, qui ne sont pas soumis au MACF.

M. le ministre. Non seulement je le pense, mais je le dis, l’ai écrit et l’ai défendu à Bruxelles. La proposition consistant à étendre le MACF aux produits transformés, plutôt que de l’appliquer aux seuls produits bruts comme l’acier, a été reprise dans le plan, que j’évoquais précédemment, qui a été présenté le 19 mars par la Commission européenne.

C’est une illustration de notre méthode, qui consiste à identifier les problèmes, à essayer d’apporter techniquement des solutions, à les défendre ensuite au niveau européen et à créer les conditions politiques pour que ces solutions soient reprises dans les faits. Nous sommes à présent dans la phase où il faut traduire d’un point de vue législatif les annonces politiques du 19 mars. Nous serons très vigilants quant au travail de la Commission européenne à ce sujet.

Au-delà du sujet du secteur aval, c’est-à-dire des produits transformés, d’autres modifications du MACF sont à introduire. Sans cela, le dispositif n’atteindra en effet pas son but : permettre à nos industriels de lutter à armes égales contre leurs concurrents chinois et indiens, qui produisent de manière très carbonée leur acier, leur ciment et leurs produits chimiques.

Il faut notamment lutter contre ce que l’on appelle le « resource shuffling », autrement dit l’orientation par certains pays comme la Chine de leur production décarbonée vers l’Europe, tout en conservant une production très carbonée par ailleurs. Les propositions que nous défendons auprès de la Commission européenne consistent à traiter l’ensemble de la production chinoise sous un même régime en appliquant des valeurs par défaut de MACF pour chaque pays, plutôt qu’en appliquant le MACF usine par usine. Nous essayons de faire en sorte que cela soit repris de manière très explicite par la Commission, car c’est un enjeu essentiel de compétitivité et de maintien de l’emploi.

Lors de mes échanges avec la direction France et Europe d’ArcelorMittal, il est en effet apparu que la demande pour continuer à investir, notamment dans la décarbonation, était une révision du MACF, selon les lignes que je viens d’indiquer et à un horizon proche, c’est‑à‑dire avant l’entrée en vigueur effective du dispositif le 1er janvier 2026.

M. le président Denis Masséglia. En un sens, la mise en place d’un PSE est toujours un échec de l’entreprise, qui n’a pas suffisamment anticipé certaines transformations économiques ou sociétales. Lors des échanges que nous avons eus, de nombreux syndicats et salariés ont souligné l’importance d’être impliqués bien plus en amont dans les discussions et décisions prises par l’entreprise et de renforcer le dialogue social en son sein. Pensez-vous qu’il serait judicieux de proposer une meilleure représentation des salariés dans les organes de direction, voire dans les conseils d’administration ?

M. le ministre. Je partage votre diagnostic car, sur le terrain, quand je suis allé à Cholet, les syndicats m’ont dit la même chose qu’à vous probablement, à savoir que le niveau d’information et d’anticipation de l’entreprise était insuffisant, sans parler même des modalités de l’information, qui n’étaient pas dignes. J’ai aussi entendu ce type de message à la Fonderie de Bretagne et dans différentes entreprises en difficulté. Nous avons aujourd’hui des progrès à faire sur la qualité du dialogue social et le niveau d’information que nous donnons aux salariés.

Je pense en outre que l’information de nature économique, qui doit normalement être transmise au comité social et économique, doit également passer par d’autres canaux. Pour ma part – et je m’exprime ici à titre personnel, sans donner la vision du Gouvernement, d’autant que le sujet est hors de mon portefeuille ministériel –, je suis partisan depuis de longues années d’une meilleure représentation des salariés dans les conseils d’administration, notamment pour résoudre ces problèmes d’anticipation face aux difficultés économiques.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Monsieur le ministre, je me permets non pas une mise au point, mais une petite réponse, car j’ai eu le sentiment de vivre les choses à l’envers, c’est-à-dire que nous étions, nous, convoqués devant une commission d’enquête par le ministre qui pointait du doigt l’action des parlementaires sur le terrain. Si j’avais un peu d’humour, je dirais que le jour où l’on fera une commission d’enquête sur la revanche du macronisme, nous vous proposerons sans doute d’intervenir parmi les premiers.

Il faudra que vous étayiez votre propos, car vous lancez une accusation un peu gratuite en disant que, parce que des parlementaires vont aux côtés de salariés, souvent à leur invitation, et aux côtés d’organisations syndicales avec lesquelles ils travaillent – je ne connais pas un seul collègue, notamment parmi ceux que vous avez cités, qui aille sur un piquet de grève défendre une usine sans avoir travaillé son dossier avant et sans avoir échangé au préalable avec les organisations syndicales –, des emplois sont supprimés en France. Dire cela, c’est un peu grossier de la part de celui qui est en charge de l’industrie dans ce pays.

M. le ministre. J’ai dit cela ?

M. le rapporteur. Vous dites que l’agitation peut avoir certains effets et évoquez certains dossiers…

À propos de la Fonderie de Bretagne, je veux rendre hommage à notre collègue Damien Girard, qui s’est battu depuis le premier jour. Nous sommes plusieurs à nous être rendus sur place et à avoir suivi ce dossier avec lui. Il s’est battu sérieusement, parfois en haussant le ton, car malheureusement c’est souvent la seule chose que comprend ce Gouvernement.

Vous venez polémiquer ici avec nous, vous êtes dans votre droit – le jeu politique est ainsi fait. Je vous ai trouvé d’ailleurs assez sur la défensive. Je vais vous parler ensuite de cas très concrets, sans esprit polémique pour avoir des réponses factuelles à des questions que nous nous posons sur des situations précises. C’est ainsi que nous avons travaillé dans cette commission d’enquête depuis le début, et j’espère que nous continuerons ainsi.

Vous remettez en cause l’intitulé de la commission d’enquête, créée à l’initiative de mon groupe : je vais donc le défendre. Quand nous parlons de défaillances, nous ne visons pas, comme vous voulez le faire croire, des femmes et des hommes qui travaillent dans les administrations et les agences, sur le terrain. Nous préconiserons au contraire qu’on renforce leurs moyens et leurs prérogatives, et qu’on les accompagne mieux dans leurs missions.

C’est de vos défaillances dont nous parlons, de celles de M. Macron, qui est responsable de la politique économique de notre pays depuis 2014. Nous n’avons aucun a priori, même si – cela ne vous surprendra pas – nous pensons que vous ne faites pas bien votre travail. Nous arrivons au terme d’un grand nombre d’auditions qui ont démontré, de mon point de vue, des défaillances de votre part, vous et le Gouvernement auquel vous appartenez.

Il s’agit de défaillances en matière d’aides publiques et de laxisme dans l’utilisation de l’argent public, qui coule à flots sur les grandes entreprises sans contrôle ni contrepartie ni plafonnement, comme l’indique la Cour des comptes, dont vous conviendrez qu’elle n’est pas particulièrement une officine du Nouveau Front populaire.

Il s’agit de vos défaillances concernant les politiques menées et les réformes successives, dont des experts, des juristes nous disent qu’elles ont facilité les licenciements et non favorisé les embauches.

Il s’agit aussi de défaillances liées à votre dogmatisme. Vous parliez des nationalisations temporaires, mais contrairement à ce que vous avez dit, nous n’arrivons pas à chaque fois avec une proposition de nationalisation temporaire. Nous parlerons tout à l’heure, avec des collègues de l’Isère, de Vencorex. Une proposition de reprise sous forme de coopérative avait été formulée pour cette entreprise, que vous n’avez pas suffisamment soutenue, de l’aveu même des élus locaux et des représentants syndicaux sur place. Vous faites preuve de dogmatisme sur l’outil coopératif, dont beaucoup d’auditions montrent qu’il n’est pas suffisamment soutenu par la puissance publique, et sur les nationalisations temporaires, qui pourraient parfois être nécessaires.

Il s’agit enfin de défaillances du fait de votre attentisme sur différents sujets. Là aussi, cela a été étayé par différentes auditions.

J’en viens au cas d’ArcelorMittal. J’aimerais que l’on ne verse pas dans la polémique politicienne – je m’y efforcerai, pour ma part – et que l’on ne considère pas que l’opposition ne devrait peut-être pas exister, qu’un « 49.3 » pourrait s’appliquer devant les piquets de grève afin que personne n’aille défendre les salariés. Nous continuerons à les défendre, et vous continuerez à défendre votre politique : c’est ainsi, et c’est très bien.

Nous avons auditionné la direction d’ArcelorMittal France, qui nous a fait part sous serment d’un rendez-vous avec M. Mittal lui-même, le Président de la République et son conseiller économique, en avril, quelques semaines à peine avant l’annonce des 636 licenciements chez ArcelorMittal. La direction affirme, là encore sous serment, que la question des licenciements n’a pas été évoquée avec le Président de la République. Cette déclaration vous paraît-elle crédible au regard de votre connaissance de ce genre de dossiers ?

M. le ministre. Je ne rebondirai pas sur vos propos, mais souhaite revenir simplement sur un sujet qui me tient à cœur. Les gens qui travaillent sur le terrain, dans les services de l’État, ressentent une certaine émotion lorsqu’ils entendent que, quoi qu’on en pense, il y aurait des défaillances. Ce n’est pas une vue de l’esprit, mais bien ce qui nous est remonté. J’entends bien que ce ne soit pas votre but et je ne vous fais pas grief d’avoir voulu susciter cette émotion, mais elle est réelle et je voulais vous en faire part.

Puisqu’il faut aussi saluer les belles actions, comme vous l’avez fait pour M. Damien Girard, je dirai, à propos de la Fonderie de Bretagne, que, s’il y a un parlementaire qui mérite vraiment de voir son action saluée, c’est le président de la commission de la défense nationale et des forces armées, M. Jean-Michel Jacques, qui est à l’origine de la solution industrielle qui a été trouvée, en lien avec l’industrie de défense.

À propos d’ArcelorMittal, je n’ai malheureusement pas d’information à apporter au sujet d’une réunion à laquelle je n’ai pas assisté et qui concerne le Président de la République, alors que tout ce qui concerne la présidence de la République doit faire l’objet d’une césure très claire d’avec le Parlement, conformément à notre Constitution. Je suis désolé que ce soit la première réponse que je vous fasse. J’espère avoir des réponses plus précises à apporter à d’autres de vos questions.

M. le rapporteur. Ma question n’était pas, à ce stade, de vous demander quelles informations vous aviez, mais de vous faire réagir aux propos de la direction d’ArcelorMittal selon lesquels elle n’aurait pas informé de ses intentions en matière d’emploi le Président de la République, lequel n’aurait pas posé de question à ce sujet. D’un point de vue théorique, trouvez-vous crédible que le patron mondial d’une grande entreprise passe un moment, sans doute une heure et demie, voire plus, avec le Président de la République, et que ce dernier ne cherche pas à savoir si l’entreprise s’apprête à créer, maintenir ou supprimer des emplois ?

M. le ministre. Encore une fois, au moment de cette réunion, dont je ne connais pas la date exacte, je ne sais pas dire si ArcelorMittal avait pris sa décision, ni si l’entreprise était en capacité d’en informer le Président de la République, ni si les informations qu’elle lui aurait transmises étaient solides et robustes. C’est en cela que je dis que je n’avais pas d’informations, pas simplement sur ce qui s’est dit lors de cette réunion, mais aussi sur le contexte et sur le niveau de précision, de clarté des projets d’ArcelorMittal à ce moment-là.

M. le rapporteur. Je ne suis qu’un modeste parlementaire mais, dans ce genre de réunions auxquelles je n’ai jamais participé, quand un ministre de l’industrie ou le Président de la République reçoit un grand groupe industriel, ne lui demande-t-on pas quelles sont ses intentions en matière d’emploi ? En outre, vous semblez estimer qu’il est possible que, deux ou trois semaines avant l’annonce de la suppression de 636 emplois, un groupe ne soit pas au clair sur ce qu’il va annoncer et que les décisions soient prises au dernier moment. Est-ce ainsi que cela se passe ?

M. le ministre. Non, cela ne se passe pas ainsi, mais il y a un écart entre les dates et les décisions peuvent prendre du temps à être mûries.

Ce que je sais – ayant eu moi-même des échanges avec la direction d’ArcelorMittal, comme je vous le disais dans mon propos liminaire –, c’est que, dans ce genre de réunions, nous abordons des sujets comme la conjoncture du marché de l’acier, les difficultés que celle‑ci engendre, ainsi que les perspectives de moyen et de long terme de l’entreprise, qui doivent selon moi s’appuyer sur une stratégie de décarbonation et des investissements correspondants. Même si je ne peux pas en avoir la certitude, puisque je n’ai pas assisté à la réunion, je pense que les sujets abordés, qui sont suffisamment denses pour nourrir toute une réunion, ont nécessairement tourné autour de la situation du marché de l’acier, ainsi que du contexte des droits de douane, qui pénalisent nos industries – aujourd’hui même, l’administration américaine a augmenté ces droits à hauteur de 50 % pour l’acier et l’aluminium. La conjoncture, les investissements sont des sujets de discussion. Comment les participants ont-ils décidé d’orienter la discussion lors de cette réunion ? À mon avis, avec les sujets que je vous ai indiqués, il y avait déjà suffisamment à discuter.

M. le rapporteur. En tant que député, quand je discute avec un chef d’entreprise – j’en ai rencontré beaucoup ces trois dernières années – et que l’on aborde la conjoncture, on évoque souvent les conséquences de celle-ci. Cela dit, passons, j’entends votre esquive, ou du moins votre absence d’éléments concrets à nous apporter et ne vous en fais pas le reproche.

Avez-vous eu, avant le rendez-vous à l’Élysée, des discussions avec la direction d’ArcelorMittal qui auraient pu vous laisser penser, d’une manière ou d’une autre, que cette annonce de 636 suppressions de postes se préparait ?

M. le ministre. Nous avons des discussions constantes, non seulement avec ArcelorMittal mais, plus largement, avec toutes les filières industrielles, notamment avec la sidérurgie. Je n’avais pas eu de discussion indiquant, avant l’annonce officielle, la perspective de ces 636 suppressions d’emplois.

Comme je vous l’ai dit, dans les deux ou trois jours suivant l’annonce, j’ai organisé une rencontre avec les directions France et Europe d’ArcelorMittal. Ma préoccupation était non seulement de comprendre les déterminants de cette décision mais aussi et surtout les projets d’ArcelorMittal pour les mois et années à venir, les plans envisagés concernant l’accompagnement des salariés et leur reclassement, ainsi que le périmètre de la restructuration. Il était essentiel pour moi de savoir comment on maintenait l’activité en France. Notre préoccupation – celle du Parlement, du Gouvernement et des élus locaux – doit en effet être de garantir que l’on continue à produire de l’acier en France, en particulier dans ce que l’on appelle le cluster de Dunkerque.

Pour cela, la réponse, encore une fois, est très claire : la meilleure garantie pour maintenir l’activité en France est d’investir. Or quelles sont les conditions pour un tel investissement ? Une protection commerciale, une révision du MACF et un soutien à la décarbonation. Ce soutien est sur la table, même si, au moment où nous parlons, l’État n’a versé aucun euro au titre du projet de décarbonation d’ArcelorMittal, tout simplement parce que les investissements n’ont pas été réalisés.

M. le rapporteur. Nous, contribuables, Gouvernement, puissance publique, distribuons à ArcelorMittal des aides publiques, dont je ne discute pas le bien-fondé – c’est un autre débat et nous ne sommes pas opposés aux aides publiques aux entreprises –, pour un montant de 850 millions d’euros. Malgré cela, la direction ne passe pas un coup de téléphone au ministre de l’industrie quelques jours avant l’annonce de la suppression de 636 emplois ?

J’essaie de comprendre la chronologie. L’annonce des licenciements a eu lieu le 23 avril, le rendez-vous à l’Élysée à la mi-mars. Dans vos échanges, que vous dites fréquents et réguliers, ne vous a-t-on indiqué à aucun moment que cela pouvait arriver ? Cela vous paraît‑il logique et normal de ne pas être plus impliqué, compte tenu à la fois de ce que représente l’industrie sidérurgique dans notre pays, du symbole politique qu’elle constitue aussi dans le débat public et de son importance sociale, territoriale, industrielle ?

M. le ministre. En ce qui concerne les aides publiques, je souhaite être très clair et redire mon propos. Sur les 850 millions d’euros qui devaient être versés au titre du projet de décarbonation, pas 1 euro n’a été payé par l’État, car les investissements, au moment où nous parlons, n’ont pas été engagés. Il y a toujours une contrepartie au versement d’aides publiques.

Par ailleurs, les difficultés que rencontrent les industriels transparaissent dans les discussions que nous avons. J’ai été lucide à ce sujet dans mon propos liminaire. Nous ne sommes pas naïfs. Nous savons bien qu’il y a un risque de restructuration quand des industriels font part de leurs difficultés, quand ils disent à un ministre que le marché de l’acier est complètement surcapacitaire, notamment du fait de la production d’acier chinois, qui représente plusieurs fois la demande mondiale. Les messages sont ainsi transmis, de manière implicite, sans passer nécessairement par une annonce chiffrée. Comme vous l’avez dit, cette annonce a eu lieu le 23 avril.

M. le rapporteur. Aviez-vous donc implicitement un doute, une interrogation, une crainte, à propos du fait qu’une telle annonce intervienne dans les semaines précédant le 23 avril ?

M. le ministre. Du fait de ma fonction de ministre, j’ai perpétuellement des craintes, surtout pour les filières en difficulté.

Je vous ai exposé les difficultés des filières sidérurgique, chimique et automobile. Je sais donc que, demain, nous aurons peut-être des annonces d’un équipementier automobile qui ferme, d’un chimiste qui présente un plan de restructuration ou d’un sidérurgiste en difficulté. C’est la réalité de ces filières.

Mon métier – mon boulot, si je puis dire – est de m’attaquer aux raisons profondes qui conduisent ces filières à se trouver en difficulté. Je ne vais pas refaire l’inventaire à la Prévert des leviers sur lesquels on peut agir et que j’ai déjà énoncés. Je me réveille chaque matin et je m’endors chaque soir avec la préoccupation de ce que vont devenir les emplois industriels dans notre pays. Cette préoccupation constante est d’ailleurs aussi celle des élus pour leurs territoires et de mes équipes. Quand je dis que l’on se bat tous les jours, cela suppose qu’on soit en permanence dans la crainte de ce qui peut arriver ; la crainte ne doit pas paralyser, mais inciter à l’action.

M. le rapporteur. Vous craigniez donc des licenciements, notamment chez ArcelorMittal, en mars et en avril, avant l’annonce du 23 avril. Quels leviers activez-vous alors ? Quelles démarches entreprenez-vous auprès de la direction du groupe pour essayer d’envisager une solution alternative ? Avez-vous demandé à vos services une note, un travail préparatoire pour identifier le contenu possible d’une annonce d’ArcelorMittal et essayer de mettre en œuvre une autre solution ? Utilisez-vous certains leviers de pression ?

M. le ministre. La première étape consiste à identifier les raisons qui génèrent de la crainte, notamment la situation surcapacitaire du marché de l’acier, qui conduit certains sites sidérurgiques en France et en Europe à produire à 60 % ou 70 % de leurs capacités. L’acier chinois est en effet massivement subventionné et entre en Europe en quantité trop importante. Il n’est pas suffisamment taxé, dans la mesure où le MACF, qu’il faudrait par ailleurs réviser rapidement comme nous l’avons vu précédemment, n’est pas déjà entré en vigueur.

Après ce diagnostic, il faut trouver des solutions techniques, à l’échelon européen et à l’échelon français. J’en ai esquissé quelques-unes : les valeurs pays par défaut pour le MACF, des clauses de sauvegarde plus puissantes, à savoir des quotas d’importation sur l’acier chinois pour le dire plus clairement, une aide à la décarbonation… Nous défendons l’idée d’une telle aide et sommes prêts à la recalibrer en fonction des investissements envisagés par ArcelorMittal.

Une troisième étape, qui se joue au niveau européen, est celle de l’initiative politique pour faire bouger les lignes. Je vous ai décrit dans mon propos liminaire cette initiative politique. J’ai organisé en février le sommet sur l’acier à Bercy. J’ai par ailleurs mis en place une alliance des pays européens pour l’industrie lourde, qui regroupe à la fois l’acier et la chimie. Celle-ci s’est réunie pour la première fois à Bruxelles il y a quelques semaines. Son but est d’émettre des propositions et de peser sur les choix faits par la Commission européenne et le Conseil européen, afin de protéger nos industries.

Enfin, la quatrième étape, dans laquelle nous sommes à présent, est de s’assurer que tout cela se concrétise, que les conditions réglementaires, budgétaires, économiques évoluent effectivement. Nous continuons à être vigilants et à nous battre à ce sujet, notamment vis-à-vis des institutions européennes.

M. le rapporteur. Vous évoquez différents leviers d’action, si bien que j’ai du mal à comprendre pourquoi vous avez fait preuve d’un certain défaitisme, lundi 2 juin, sur France Info, lorsque vous avez déclaré que, nécessairement, il y aurait des suppressions de postes chez ArcelorMittal. N’est-ce pas là une marque de renoncement à une possible confrontation avec ArcelorMittal et à la mise en œuvre des solutions que vous évoquez ?

M. le ministre. On peut, d’un côté, avoir pour démarche systématique de se battre, et de l’autre, faire preuve d’un semblant de lucidité sur la situation. Quand je vous dis que des sites sidérurgiques en France et en Europe tournent à 60 % ou 70 % de leurs capacités, cela doit amener à considérer en toute lucidité que des restructurations sont possibles et parfois inévitables. L’ampleur de ces restructurations, en revanche, n’est pas acquise. Nous discutons d’ailleurs avec ArcelorMittal du périmètre de la restructuration.

En tant que ministre de l’industrie, lorsque j’apprends que ThyssenKrupp, en Allemagne, ferme des sites et annonce non pas 636 mais 11 000 suppressions d’emploi, je ne peux qu’apprécier avec lucidité la menace existentielle qui pèse sur la filière sidérurgique en Europe. Dans ce contexte, il est effectivement plus qu’à craindre qu’il y ait des restructurations. C’est quelque chose qu’il faut encadrer, accompagner et, surtout, surmonter en donnant des perspectives aux entreprises.

C’est pourquoi j’ai porté mon combat sur le soutien à l’investissement dans la décarbonation et sur la création des conditions rendant possible un tel investissement à l’échelon européen et français. Ce combat a d’ailleurs porté ses fruits puisqu’ArcelorMittal a annoncé des projets d’investissement à Dunkerque.

M. le rapporteur. Je reviens sur le rendez-vous entre M. Mittal et le Président de la République, car nous essayons de comprendre si les représentants des Français en font assez pour préserver l’emploi industriel, notamment dans des situations comme celle qui frappe les 636 salariés d’ArcelorMittal et leurs familles, lesquelles émeuvent l’ensemble de nos compatriotes, au-delà des enjeux économiques et stratégiques.

Étant donné le rendez-vous de la mi-mars à l’Élysée et l’annonce des 636 licenciements le 23 avril, soit le Président de la République a été informé de ces licenciements et en serait complice pour n’en avoir rien dit, pour n’avoir rien fait à ce sujet, pour ne pas avoir informé les salariés concernés, soit il n’a pas voulu savoir. En effet, je n’arrive pas à croire qu’il n’ait pas cherché à savoir si les emplois seraient maintenus. Si tel était le cas, cela relèverait de l’amateurisme ou de l’incompétence. Dans les deux cas, c’est une forme de trahison du mandat reçu par le Président de la République.

Je veux donc vraiment savoir si vous avez été informé, en amont, de la réunion à l’Élysée, ne serait-ce que pour avoir une note de vos services ou de vous-même, permettant au Président de la République de préparer sérieusement ce rendez-vous avec M. Mittal – dont on sait qu’il a des relations parfois difficiles avec certains chefs d’État ou de gouvernement.

En outre, après cette réunion, à laquelle a assisté le conseiller économique du Président de la République, avez-vous été tenu au courant de la réunion pour en tirer d’éventuelles conséquences, vous qui êtes un proche de M. Emmanuel Macron ? Je n’imagine pas que le ministre de l’industrie, qui se trouve appartenir à la même famille politique que le Président de la République, n’ait pas reçu ensuite une feuille de route ou au moins des indications de la part de ce dernier pour bien faire son travail de ministre.

M. le ministre. Vous avez parfaitement raison. C’est ce qu’il s’est produit. Ce qui a été évoqué, ça n’est pas du conditionnel. La conjoncture, les difficultés européennes, la nécessité d’activer les leviers de la politique commerciale et du MACF : tout cela a été plus que probablement évoqué, mais je n’y étais pas – je me permets de vous le redire. Je ne vais donc pas faire de politique-fiction.

Ce qui est certain, c’est qu’avant même la réunion, nous étions mobilisés. Mes services sont en lien constant avec ceux de l’Élysée, comme il est de rigueur, pour fournir des éléments d’information, des notes. Cela se fait de manière systématique. Il s’agit de notes sur la conjoncture, la situation de l’acier, l’état des négociations européennes en matière de sidérurgie… Le dialogue est constant, mais je vous redis que je n’étais pas à cette réunion. Je ne peux donc pas dire quelles questions ont été posées ni quelles réponses ont été apportées.

Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’à travers mes propres échanges avec la direction Europe d’ArcelorMittal, j’ai identifié très explicitement les raisons des difficultés menant à la restructuration et les leviers qui peuvent nous laisser envisager un avenir pour le site de Dunkerque, à savoir l’investissement dans la décarbonation.

Au-delà de cela, je laisse à votre commission le soin de tirer tous les enseignements des auditions que vous avez menées.

M. le rapporteur. Nous avons bien compris que vous n’étiez pas à la réunion à l’Élysée, que vous n’y avez pas été invité, mais vous nous dites, si je comprends bien, que vous n’avez à aucun moment été informé, avant ou après, des échanges entre le chef de l’État et la direction d’ArcelorMittal, ni disposé d’aucun élément à ce sujet vous aidant à faire votre travail. Est-ce le cas ? J’ai l’impression que vous changez un peu de lecture des choses. Vous évoquez des documents de travail préparatoires à cette réunion ou à d’autres. Nous serions ravis que vous puissiez nous les fournir, pour ce qui ne relève pas de la confidentialité.

M. le ministre. J’ai évoqué le dialogue constant qui existe entre les services des ministères, ceux du Premier ministre et ceux du Président de la République, sur tous les sujets de fond, en particulier sur la sidérurgie. Les services ministériels alimentent en notes de manière continue et à la demande leurs supérieurs hiérarchiques que sont le Premier ministre et le Président de la République. Cela a toujours été ainsi.

Il est possible de reposer la question sous d’autres formulations, mais si je comprends vos questions, j’en comprends moins bien la finalité. Que le Président de la République discute avec des chefs d’entreprise sur leurs perspectives d’investissement en France est dans l’ordre des choses depuis que le Président occupe son poste. La promotion de l’attractivité française, qui lui tient beaucoup à cœur, s’est notamment incarnée dans Choose France.

À propos de la réunion, n’y ayant pas assisté, je ne me livrerai à aucune spéculation sur les échanges qui y ont eu lieu.

Pour le reste, j’estime que les échanges que nous avons eus collectivement et que j’ai eus moi-même avec ArcelorMittal ont permis d’agir. C’est cela, le plus important.

Lors de mes échanges avec les représentants d’ArcelorMittal, le 5 mai, j’ai en effet constaté que ces derniers sont conscients que l’enjeu majeur est l’investissement dans la décarbonation. Les salariés aussi sont tout à fait conscients du fait que la meilleure garantie de la pérennité des sites passe par l’investissement.

Cela ne veut pas dire qu’ils ne se préoccupent pas des 636 suppressions de postes. À ce propos, je veux souligner qu’il ne s’agit pas de 636 mais de 385 licenciements, même si ce sont 385 licenciements de trop.

Si ArcelorMittal investit, comme il s’y est désormais engagé, cela signifie qu’il croit en la production d’acier en France. C’est cela que je veux retenir, et j’ai toutes les raisons de penser, mais sans aucune certitude encore une fois, que cela a été le sujet des échanges avec le Président de la République.

M. le président Denis Masséglia. Monsieur le rapporteur, vous avez posé à plusieurs reprises, sous différentes formulations, une même question. Dans cette commission, chacun doit certes pouvoir s’exprimer. Permettez-moi néanmoins de m’interroger sur le lien direct de votre question avec l’objet de la commission. J’ai eu l’impression – c’est une analyse personnelle – d’une volonté de votre part de chercher un sujet relativement annexe à l’objet de nos travaux. Ce cas de figure ne s’était pas présenté lors des quarante auditions précédentes.

M. le rapporteur. Nous avons auditionné la direction d’ArcelorMittal, à qui nous avons simplement demandé quelles étaient ses relations avec les pouvoirs publics. Elle nous a dit d’elle-même – je n’avais pas d’informations à ce sujet – qu’elle était allée voir le Président de la République.

Nous nous faisons l’écho des propos des salariés et des élus du territoire, qui s’étonnent de savoir que le Président de la République a reçu la direction d’ArcelorMittal quelques jours avant son annonce de 636 suppressions de postes, sans que le sujet ne soit évoqué. Je voulais savoir si le ministre de l’industrie avait eu cette information afin de mieux comprendre la situation.

En effet, nous cherchons à comprendre les mécanismes permettant à la puissance publique de prendre des initiatives pour construire des solutions alternatives, tout en étant lucides quant à la difficulté de la chose. Nous sommes nous-mêmes dépossédés de beaucoup de leviers, mais nous essayons de comprendre.

Je ne vous permets donc pas de mettre en cause l’intérêt des questions posées, ni pour les travaux que nous menons, ni pour les salariés d’ArcelorMittal qui ont le droit de savoir si l’annonce brutale qu’ils ont reçue par voie de presse était connue des représentants de la Nation.

M. le président Denis Masséglia. Je m’interrogeais uniquement sur le fait que la plupart de vos questions portaient sur cette thématique.

M. Charles Fournier (EcoS). Monsieur le ministre, j’ai été surpris par la manière dont vous avez abordé cette commission d’enquête. Je vous ai aussi trouvé assez sur la défensive. Nous savons bien sûr que des gens agissent, mais vous n’êtes pas le seul. Il n’y a pas que les services de l’État.

D’une certaine manière, vous avez laissé entendre que les parlementaires ne seraient là que pour instrumentaliser les problèmes. Je le prends assez mal, car ce n’est absolument pas ce que je fais. Comme vous le savez, je travaille sur les questions industrielles depuis longtemps et je vous ai sollicité sur plusieurs dossiers. J’attends d’ailleurs certaines réponses. À titre d’exemple, je ne sais pas ce qu’est devenu le dossier de la Chapelle Darblay depuis nos derniers échanges. Des questions ont d’ailleurs été posées au Président de la République.

Je regrette que vous ayez imprimé ce ton à la discussion car nous pouvons nous mettre d’accord sur le fait qu’il faut réindustrialiser le pays. À ce sujet, il n’y a aucun doute sur le fait que certains essaient de le faire, mais la question est celle de l’efficacité. Êtes-vous doté des outils pour y parvenir ? C’est peut-être à ce propos qu’il existe des désaccords profonds.

L’une de vos réactions a notamment suscité une interrogation de ma part. Juste après l’annonce par STMicroelectronics de 1 000 suppressions d’emplois, il y a un mois, vous avez dit – par voie de tweet – que vous alliez accompagner la stratégie du groupe. Cela a été très mal pris par les salariés. Dans vos interventions, il y a parfois le sentiment d’une bienveillance à l’égard des salariés, mais en même temps d’une impuissance, que j’interroge.

J’aimerais à ce propos évoquer plusieurs situations et avoir votre regard sur de nouveaux outils d’intervention dont pourrait se doter l’État.

J’ai déposé une proposition de loi à la suite de l’annonce d’ArcelorMittal. Vous avez caricaturé les choses en disant que tout le monde souhaitait la nationalisation. Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de lire cette proposition de loi, mais ce n’est pas ce que je mets en avant. À la manière de ce qu’ont fait les Anglais et les Italiens, je propose une mise sous gestion publique temporaire, avec la création d’un fonds souverain, pour disposer de temps pour prendre les bonnes décisions. Dans le cas de Vencorex, les salariés avaient par exemple un projet de reprise, qu’il n’a pas été possible de mettre en œuvre, notamment en raison du manque de temps. On pourrait citer de nombreux cas dans lesquels des solutions alternatives pourraient être creusées. Je suis pour un État stratège, capable d’intervenir et de laisser du temps pour prendre les bonnes décisions, que ce soit par une intervention ponctuelle ou par la nationalisation, même si ce n’est pas systématiquement la bonne voie. Je voudrais avoir votre avis sur cette proposition de loi. Ce qu’ont fait les Anglais avec British Steel vous paraît‑il pertinent ?

En outre, vous avez évoqué le fait que les salariés puissent être davantage représentés dans les conseils d’administration. Je partage cette idée et suis aussi à l’initiative d’une proposition de loi sur le sujet. Je mets peut-être la barre un peu haut, mais je propose que les conseils d’administration des entreprises de plus de 250 salariés soient composés pour moitié de salariés. Cela serait mieux-disant que la réglementation allemande et que la loi Pacte, laquelle est franchement insuffisante dans la mesure où elle prévoit la présence d’un salarié au conseil d’administration, voire de deux salariés au-delà de huit administrateurs.

Enfin, ne serait-il pas temps de se doter d’une loi de programmation en matière industrielle au service d’une vraie planification, qui ne soit pas dotée simplement d’ambitions floues mais de vrais moyens pour accompagner les filières ? Cela permettrait à l’État de jouer véritablement un rôle de stratège. Aujourd’hui, j’ai l’impression que vous faites ce que vous pouvez, mais que cela n’est pas efficace.

M. le ministre. Je vous remercie pour vos contributions et vos engagements. Même si nous ne partageons pas toujours les solutions envisagées, je préfère toujours avoir des interlocuteurs qui formulent des propositions.

Je savais que je susciterais de l’émotion en revenant sur l’intitulé de la commission, mais je ne pouvais pas ne pas évoquer l’émotion des personnes qui travaillent dans les services publics. Que vous soyez convaincu de la qualité de leur travail et que cela ait été dit ici me suffit. Je n’y reviendrai pas, mais je me devais de le dire.

Je n’ai jamais dit que tous les parlementaires faisaient de l’instrumentalisation politique. Certains en font.

À propos de STMicroelectronics, j’ai un doute et nous allons vérifier cela avec mon équipe. De mémoire, ma seule expression publique sur le sujet fut un message de soutien à la gouvernance de l’entreprise, qui est très particulière. En effet, STMicroelectronics est une entreprise franco-italienne dans laquelle il peut y avoir certaines tensions en matière de gouvernance. Cela n’avait aucunement vocation à porter un jugement sur les décisions annoncées.

Je n’ai aucune opposition de principe à la nationalisation. Lorsque ce Gouvernement ou le précédent annonce la nationalisation d’Alcatel Submarine Networks ou lorsque nous nationalisons EDF à 100 %, je soutiens pleinement ces décisions. Pour ce qui est d’EDF, qui est dans mon portefeuille, cela permet notamment de lui donner une feuille de route, dont j’ai parlé dans mon propos liminaire, qui s’inscrit dans la stratégie industrielle du pays, à savoir fournir de l’électricité aux industriels de manière compétitive.

Hier, nous avons aussi annoncé que nous nationalisions Atos. L’État rachète en effet ses activités stratégiques, en particulier celles de supercalculateur. Je n’ai donc pas d’opposition de principe à ce sujet. La question est de savoir quand la nationalisation a du sens. La notion de nationalisation temporaire n’a par ailleurs pas d’existence juridique.

La question de la nationalisation se pose légitimement dans trois cas : en présence d’une question d’indépendance nationale et de souveraineté, lorsqu’un risque systémique associé à la chute d’un acteur pèse sur l’ensemble d’une filière et lorsqu’il n’existe aucune solution industrielle.

Dans le cas d’ArcelorMittal, ces conditions ne sont pas remplies, car nous considérons qu’il existe une solution industrielle à même de garantir l’activité et les emplois sur le site, à savoir les investissements dans la décarbonation. British Steel n’était pas du tout dans la même situation. L’actionnaire chinois s’apprêtait à mettre l’entreprise en faillite, ce qui n’est absolument pas le cas d’ArcelorMittal, qui se propose d’investir sur ses sites.

La mise sous tutelle que vous proposez – dont j’avais pris connaissance avec attention – ne me semble ainsi pas transposable à la situation d’ArcelorMittal, parce qu’il existe des solutions industrielles et parce que la situation économique de l’entreprise n’est pas la même. ArcelorMittal a certes des sites en France qui ne sont pas aussi rentables que dans d’autres pays, mais, globalement, sa situation lui permet d’investir. Je pense donc que la nationalisation n’est pas la bonne solution.

En outre, je ne suis pas de ceux qui pensent que l’État est nécessairement un meilleur gestionnaire. Les nationalisations doivent être assorties de perspectives permettant de résoudre les problèmes de fond.

Je vous ai dit mon soutien de principe à une meilleure représentation des salariés dans les conseils d’administration. Dans une vie académique antérieure, je me suis beaucoup intéressé aux liens qui existent en Allemagne entre la présence des salariés dans les conseils d’administration et la performance des entreprises. Des études empiriques montrent qu’il existe des effets de seuil. Il faut faire en sorte que l’information transmise aux salariés pour anticiper les difficultés des entreprises soit suffisante pour leur permettre d’avoir du poids. Toutefois, cela peut avoir des effets contreproductifs au-delà de certains seuils. C’est le souvenir, assez lointain, que j’ai de ces études. Sur le principe, je pense donc que nous devons aller plus loin que le cadre existant, sans aller peut-être aussi loin que ce que vous proposez.

Enfin, la planification peut être entendue de différentes manières, et je sais que vous n’avez pas en tête une version qui se rapprocherait du Gosplan. À partir du moment où il ne s’agit pas d’une planification impérative, je souhaite insister sur le fait que la structuration des filières existe en France. Je l’anime, autant que je le puis, en tant que président du Conseil national de l’industrie, en accompagnant notamment la signature des contrats stratégiques de filière. Récemment, quelques-uns ont été signés, notamment à propos du numérique de confiance. Cela donne des perspectives et des objectifs, sans relever d’une planification impérative, qui ne correspond absolument pas, de mon point de vue, au contexte et aux besoins d’une économie de marché.

L’autre élément qui se rapproche d’un outil de planification concerne les investissements consentis par l’État pour des filières industrielles verticales précises et sur un horizon temporel très long. Je pense au plan France 2030, dont les 54 milliards d’euros ne peuvent être balayés d’un revers de la main, qui repose sur une stratégie industrielle, qu’il est certes possible de contester. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de répondre de cette stratégie au Parlement. Le fait est que la démarche existe. On ne peut pas dire que l’État ne fait rien dans une perspective de long terme.

M. Guillaume Kasbarian (EPR). Je m’étonne également de certaines questions que nous avons entendues. Monsieur le ministre, vous avez répondu de manière très factuelle : lorsqu’on vous interroge sur la réunion, vous répondez que vous n’y étiez pas. La question est ensuite posée quarante fois sous des formulations différentes pour essayer de remonter plus haut et tenter de mettre en difficulté le Président de la République. Tout cela est une démonstration éclatante du fait qu’il y a actuellement une instrumentalisation des commissions d’enquête au Parlement. J’ai été président et rapporteur de commissions d’enquête et, pendant huit ans, j’ai vu cela.

Le phénomène est même croissant. Les commissions d’enquête sont de plus en plus utilisées pour avancer des points politiques et ressentir une sorte de petite jouissance liée au fait de jouer au procureur. Or nous ne sommes ni des magistrats ni des procureurs. En tant que parlementaire, je trouve qu’il y a une dérive politique, un dysfonctionnement lié à l’instrumentalisation politique des commissions d’enquête – que vous dénonciez vous-même, hier, au sujet d’une demande liée à un droit de tirage.

Cela étant, les commissions d’enquête permettent d’avancer des propositions ; on en voit poindre certaines, par exemple, qui visent à restreindre la capacité à ajuster les effectifs et à revoir la masse salariale. Quel est votre avis sur ces propositions, qu’il s’agisse de l’interdiction des licenciements, des moratoires sur les licenciements ou des nationalisations ? A-t-on des exemples de pays où ce type d’instruments aurait été utilisé et aurait fonctionné ? L’interdiction de licencier a-t-elle déjà conduit par magie à l’absence de tout licenciement ? Il y a tout lieu de penser que la présente commission fera ce type de propositions.

Je voudrais vous remercier d’être venu à Chartres il y a quinze jours, non pour éteindre un incendie, mais pour inaugurer une ligne de production. Vous avez souvent le rôle assez ingrat de parler des sujets douloureux, mais on souligne assez peu les créations d’emplois industriels. Pourtant, comme vous l’avez dit, on recrée de l’emploi industriel dans notre pays, notamment grâce à notre politique économique. À Chartres, Novo Nordisk investit 2 milliards d’euros, avec des centaines d’emplois à la clé. Les médias en parlent peu et la commission d’enquête ne l’a pas évoqué.

Ces créations d’emploi ne résultent pas d’outils coercitifs ou collectivistes – tels que l’interdiction des licenciements et les nationalisations – inspirés par une vision administrée de l’économie : elles sont le fruit de l’attractivité et de la compétitivité économiques. Si l’on veut lutter contre les licenciements, la question est de savoir comment redonner de la compétitivité aux entreprises et aux investisseurs pour qu’ils aient envie d’investir et de créer des emplois sur le territoire.

Sur ce sujet, on a fait beaucoup de choses pendant huit ans, mais ma question porte sur l’avenir. Quels sont, selon vous, les domaines dans lesquels nous pouvons faire mieux pour rester dans la course de la compétitivité vis-à-vis de nos voisins européens et éviter, à la racine, les plans de licenciements ? Faut-il agir sur le coût du travail, les cotisations, la fiscalité… ?

M. le ministre. J’ai commencé à esquisser quelques pistes, en disant qu’il fallait se poser la question du coût du travail et du financement de la protection sociale en particulier, sans forcément privilégier une piste plutôt qu’une autre. Le sujet de la TVA sociale occupe beaucoup le débat, mais il existe d’autres options et il ne faut peut-être pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Sans faire aucune annonce, j’exprime ici simplement l’état des discussions, nourries notamment par le travail de chercheurs qui préconisent d’autres approches. Cela étant, basculer une partie du financement de la protection sociale vers d’autres assiettes aurait bien sûr des effets sur l’emploi en général, et sur l’emploi industriel en particulier.

S’agissant de l’attractivité, les impôts de production sont, du fait de leur ampleur, une spécificité française. Même s’ils ont baissé de l’ordre de 20 milliards d’euros depuis 2021, ils restent plus élevés que dans la plupart des pays. Ils sont même de deux à trois, voire quatre fois supérieurs à ceux de certains de nos partenaires. Or ils sont très pénalisants car ils s’appliquent indifféremment aux entreprises, y compris à celles qui sont en difficulté.

Je serai très clair au sujet de l’interdiction des licenciements ou du moratoire sur ceux‑ci. La France a renoncé au milieu des années 1980 à l’autorisation administrative de licencier. Nous avons d’ores et déjà constaté les effets que pouvait avoir une excessive rigidité en matière de licenciement – et nous en avons payé le prix. Or interdire ou appliquer un moratoire est une contrainte bien supérieure à l’autorisation administrative de licencier. Un moratoire a été introduit en France, mais c’était dans des circonstances particulières, à savoir pendant la crise sanitaire, afin d’éviter des effets irréversibles sur notre tissu économique et industriel. Chacun conviendra que la situation actuelle diffère de celle de 2020.

Une multitude d’études économiques, fondées sur des données réelles et l’analyse du marché du travail d’un grand nombre de pays, montrent que le fait d’accroître les contraintes en matière de licenciement – sans même aller vers les options radicales que sont l’interdiction ou le moratoire – a des effets négatifs sur les créations d’emploi. Je me suis livré dans le passé à des revues de la littérature sur le sujet, que je n’ai plus sous la main, mais que je vous mettrai volontiers à disposition si vous le souhaitez. Le sujet est ainsi bien documenté et les observations sont identiques, quel que soit le cadre institutionnel. Ce n’est pas spécifique à la France, à l’Italie ou à l’Allemagne. Interdire les licenciements, c’est s’assurer que les entreprises déjà en difficulté vont mourir et que celles qui licencient pour augmenter leur profitabilité – car cela existe et je ne suis pas là pour le nier – arrêteront d’investir et de s’installer en France. Cette conviction n’est pas dogmatique, mais documentée par un grand nombre d’études académiques sur la protection de l’emploi. Je pense donc que l’interdiction et le moratoire sur les licenciements ne sont pas de bonnes solutions.

En outre, mes interrogations à propos du moratoire sont similaires à celles que j’ai exprimées au sujet de la nationalisation temporaire. Je vois bien comment et quand on commence un moratoire, mais pas tellement sur la base de quels critères on l’arrête. Je serais heureux que celles et ceux qui le proposent mettent sur la table, de manière très documentée, des critères économiquement rationnels permettant, d’une part, de décider de son introduction et, d’autre part, de sa suspension. Cela conduirait, à mon avis, à une réflexion d’une complexité redoutable.

M. le rapporteur. Si M. Kasbarian était venu à l’une des quarante auditions que nous avons menées, peut-être saurait-il que personne, absolument personne, n’a suggéré l’interdiction des licenciements.

Nous avons évoqué dans cette commission la difficulté à apprécier la véracité du caractère économique des licenciements, l’abus du motif économique en la matière et les stratégies de contournement.

Plutôt que de caricaturer les positions et de nous dire que nous allons revenir au contrôle administratif des licenciements – et peut-être, bientôt, que nous sommes des Soviétiques –, pouvez-vous nous dire comment on pourrait mieux contrôler le motif économique du licenciement, lequel est apprécié trop tardivement et est objectivement détourné de son objet dans un certain nombre de situations ?

M. le ministre. Pardonnez-moi, mais j’ai répondu à la question de M. Kasbarian, qui a évoqué l’interdiction des licenciements et les moratoires sur ceux-ci. J’ai fait référence à l’autorisation administrative de licencier et vous avez rebondi là-dessus.

L’appréciation du motif du licenciement économique est un sujet très profond, qui ne relève pas de mon portefeuille ministériel. Même si j’ai quelques convictions et peut-être quelques connaissances à ce sujet, c’est une question de droit du travail.

Cela dit, le sujet mérite une réflexion collective et je suis très heureux que votre commission puisse y contribuer, si elle s’appuie sur des constats bien documentés, des faits et des comparaisons internationales.

M. Anthony Boulogne (RN). La perte de la souveraineté industrielle de la France est une réalité que personne ne peut nier. Selon l’Insee, 900 000 emplois industriels ont été détruits en vingt ans, soit un cinquième des effectifs du secteur. Derrière ces chiffres, il y a une réalité humaine, des ouvriers qui se retrouvent au chômage et des familles plongées dans l’angoisse du lendemain.

La filière automobile est un exemple édifiant. Dans ma circonscription, en Meurthe‑et‑Moselle, la Sovab, c’est-à-dire l’usine Renault qui fabrique les utilitaires Master, a décidé en mars la fin de 700 contrats d’intérimaires. Nous avons déjà évoqué ce dossier avec votre cabinet. Une épée de Damoclès pèse sur la tête des 1 900 salariés du site, qui est le premier employeur privé du département. Les difficultés de la Sovab se répercutent sur l’ensemble du territoire.

Pour décrire la situation, je reprendrai volontiers – une fois n’est pas coutume – les mots du commissaire européen en charge de l’industrie, M. Stéphane Séjourné, qui indiquait récemment que la filière automobile était « en danger de mort ». Le constat est juste, mais mériterait d’être complété, car si elle est en danger de mort, c’est en raison d’un étranglement réglementaire.

Dans une interview récente donnée au Figaro, le patron de Renault, M. Luca de Meo, alertait sur le fait que la centaine de réglementations européennes qui s’appliqueront d’ici à 2030 vont renchérir le prix des voitures de 40 %. La folie normative de Bruxelles menace la survie même de notre tissu industriel. À qui profite le crime ? Aux concurrents étrangers, qui ne sont soumis à aucune de ces réglementations et qui ont un accès libre au marché européen.

Nous enquêtons sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. La première des défaillances, à mes yeux, est de continuer à étrangler nos industriels qui produisent de la valeur et créent de l’emploi.

À ce titre, quelles actions comptez-vous entreprendre afin de freiner ce délire normatif ? Plus spécifiquement, quelle est la position officielle du Gouvernement français sur la révision des directives européennes CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) et CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence), symboles de cette surréglementation qui tue notre économie ?

M. le ministre. La désindustrialisation des dernières décennies est un fait qui n’a échappé à personne, mais je me permets de redire que l’évolution de l’emploi industriel, qui était orientée à la baisse, s’est inversée depuis 2017 : 140 000 emplois ont en effet été créés depuis lors. Est-ce pour autant suffisant, voire satisfaisant ? Non. Nous devons pouvoir aller plus loin en la matière.

Je partage aussi votre constat à propos de la filière automobile, qui est, comme je l’ai dit, en difficulté. C’est vrai, en particulier, pour ce qui concerne les équipementiers. Les réponses à ce sujet sont multiples. Je vais en esquisser quelques-unes qui ont déjà fait l’objet d’annonces et d’autres sur lesquelles nous travaillons actuellement, notamment avec la Commission européenne.

Je me trouvais, il y a quelques semaines, à Douai, aux côtés du commissaire Stéphane Séjourné. Les annonces faites à cette occasion ont repris certaines propositions portées par la France relatives à un plan d’urgence pour l’automobile européenne, notamment l’introduction de mécanismes de soutien à la demande.

En effet, il existe des contraintes réglementaires, notamment pour l’électrification des véhicules, mais les constructeurs et les équipementiers nous disent qu’ils ne souhaitent pas remettre en question l’horizon du passage aux véhicules électriques en 2035. J’ai beaucoup discuté avec M. de Meo et M. Elkann en particulier. Même s’ils n’étaient pas forcément d’accord avec la réglementation au début, ils ont investi massivement dans l’électrification de leur gamme. Les investissements sont derrière eux et ils sont à présent confrontés à un déficit de demande.

Les annonces relatives aux dispositifs de soutien à la demande reprennent certaines initiatives inscrites dans la loi de finances pour 2025, notamment celle consistant à électrifier les flottes professionnelles. Un véhicule sur deux vendu en France est en effet acheté par une flotte professionnelle, alors que seulement 10 % des véhicules sont électriques. Il existe ainsi une marge de progression considérable pour soutenir le marché et donner du travail à toute la chaîne de valeur, notamment aux équipementiers. Nous avons pris cette initiative et nous essayons de la décliner au niveau européen.

D’autres annonces concernent les assouplissements réglementaires. J’ai signé avec mes collègues Agnès Pannier-Runacher et Benjamin Haddad une tribune demandant que les amendes dues par les constructeurs au titre de la réglementation Cafe (Corporate Average Fuel Economy), relative aux émissions de CO2, ne soient pas acquittées en 2025. Cela aurait conduit un constructeur comme Renault à payer 1 milliard d’euros d’amendes et à prendre des décisions sur les quantités produites aux effets potentiellement délétères, comme le fait de mettre moins de véhicules thermiques sur le marché pour émettre, en moyenne, moins de CO2 par véhicule. Nous avons demandé et obtenu de la Commission que ces amendes soient lissées sur trois ans, comme cela a été annoncé par M. Séjourné. C’était une demande de la filière.

Les sujets réglementaires ne se limitent pas à la question des émissions de CO2. Vous faites référence à une interview que nous avons lue avec attention. Certaines contraintes réglementaires s’appliquent indifféremment, quels que soient la taille et le poids des véhicules. Or le marché de l’automobile en France et en Italie se distingue de celui de l’Allemagne par le fait que les véhicules plus petits, plus légers, se vendent mieux. Cela signifie qu’appliquer des réglementations aussi strictes pour des berlines que pour la R5 ou d’autres modèles de ce type limite la compétitivité de nos constructeurs sur ces marchés spécifiques. Pour élaborer une réponse commune sur ce sujet, j’ai engagé un dialogue avec mes homologues allemand et italien. Ce matin même, j’ai évoqué le sujet avec Mme Katherina Reiche.

Nous avons transposé la directive CSRD, mais il a été décidé au niveau européen d’en reporter la mise en œuvre et de ne l’appliquer qu’aux entreprises d’une certaine taille.

Par ailleurs, le Président de la République a affirmé très clairement, lors du sommet Choose France, que la directive CS3D, que nous n’avons pas encore transposée, devait être réexaminée, qu’il fallait en rediscuter au niveau européen – je ne me souviens plus de ses termes exacts, mais c’était l’idée.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Cela nous aurait intéressés de connaître votre stratégie globale en matière de réindustrialisation, car vous agissez ici et là, mais de manière impressionniste, par petites touches.

Nous souhaitons vous interroger précisément sur la situation de Vencorex et d’Arkema.

Sur le site de Vencorex, où nous regrettons que vous ne vous soyez pas rendu, la production est liée à des enjeux stratégiques, particulièrement en matière de défense et de nucléaire. Pouvez-vous nous garantir qu’un fournisseur de sel, réunissant les qualités nécessaires et validé, si je puis dire, par le délégué général pour l’armement, a été identifié ? Plus généralement, que pensez-vous des enjeux de souveraineté dans les secteurs de l’armement et du nucléaire ? Ne craignez-vous pas que la France se dépossède petit à petit de ses moyens en la matière ?

Les représentants des salariés nous ont souvent affirmé que vous entreteniez un lien étroit avec le président-directeur général (PDG) de Vencorex, qui est de surcroît actionnaire de l’entreprise, et que vous adhériez à sa vision de l’avenir de celle-ci. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Pouvez-vous nous dire enfin, sans détour et de manière fort directe, pourquoi, au-delà du propos général que vous avez tenu sur ce sujet, vous n’avez pas creusé la question de la nationalisation de Vencorex ? Pourquoi avez-vous considéré qu’il ne valait pas la peine de prendre en considération le travail des députés, en particulier celui de Mme Cyrielle Chatelain ? Pourquoi n’avez-vous pas non plus davantage accompagné les salariés dans leur projet de société coopérative d’intérêt collectif (Scic) ?

Nous osons dire pas « davantage accompagné », car, comme vous le savez, les salariés n’ont pas pu avoir accès aux données de la data room dans des délais raisonnables. C’est une source d’iniquité entre les porteurs de projet qui pénalise les salariés. Vous pouvez pourtant mesurer l’effort majeur que leur a demandé l’élaboration du projet de Scic. Quelques jours de plus auraient suffi, selon nous, pour qu’ils puissent le parfaire. Vous nous direz certainement que c’était entre les mains du tribunal, mais nous croyons à l’action publique et nous considérons avec les salariés que, s’agissant de votre soutien, le compte n’y est pas.

M. Christophe Ferrari, président de la métropole de Grenoble et maire du Pont‑de‑Claix, qui s’est mobilisé de manière exemplaire dans cette affaire, nous a indiqué que vous n’aviez pas écrit au tribunal pour expliquer que 1 euro d’argent privé mobilisé entraînerait la mobilisation de 1 euro d’argent public. Si vous aviez accompli cette démarche, qui aurait permis de donner plus de poids aux propos que vous avez vraisemblablement tenus, comme en a témoigné M. Ferrari, il est évident que cela aurait donné un coup de main majeur au projet. Je pense en l’occurrence au projet avec le partenaire industriel indien et le groupement de banques, identifiés par les salariés. Vous pourrez nous dire que le projet n’était pas suffisamment solide, mais si telle était votre réponse, cela signifierait que vous connaissez bien le projet et que vous allez pouvoir objectiver toutes les raisons pour lesquelles vous avez refusé d’entrer dans la logique de la nationalisation et – vraisemblablement – de soutenir le projet de reprise.

Enfin, se pose la question de la dépollution. La nationalisation aurait apparemment coûté 300 millions d’euros, ce qui n’est pas tant à l’échelle du budget national et au vu des enjeux. Ce qui est certain désormais, c’est qu’il va falloir trouver des centaines de millions d’euros, voire des milliards, pour dépolluer la plateforme. N’imaginez pas un seul instant que ce seront les collectivités territoriales qui pourront se mobiliser sur le sujet. Elles n’en ont pas les moyens et ce n’est pas à elles de le faire.

M. le ministre. Je me suis déjà exprimé devant la commission des affaires économiques sur ma stratégie globale et j’y reviendrai bientôt lors d’une autre audition devant elle. Je pense que vous avez surtout besoin de réponses spécifiques sur Vencorex.

Je pense avoir été clair sur le sujet de la souveraineté nationale dans mes propos publics, y compris devant la représentation nationale. C’est un vrai sujet, qu’il ne faut pas esquiver.

Tous les services de l’État, notamment ceux des ministères de l’industrie et des armées, ont œuvré avec les entreprises concernées en aval, en particulier Framatome et ArianeGroup, afin que des solutions pour l’approvisionnement en sel et en chlore soient sécurisées. J’insiste sur ce point, car beaucoup de choses ont été dites à ce sujet. Or je n’aurais évidemment pas pris les mêmes décisions si nous n’avions pas eu, avec mon collègue Sébastien Lecornu et ses services, des éléments d’assurance de la direction générale de l’armement et des entreprises concernées en matière d’approvisionnement.

S’agissant de l’approvisionnement en sel pour la défense, le ministère des armées a indiqué que des travaux étaient en cours pour choisir une source française alternative, plusieurs pistes ayant déjà été identifiées. Entre-temps, les stocks doivent permettre de poursuivre l’activité pendant une longue durée.

S’agissant de l’approvisionnement en chlore, il convient d’abord de rappeler que la production française de dichlore s’élève à environ 1 200 kilotonnes par an. Elle repose sur six producteurs répartis sur huit sites de production, sur tout le territoire national – exclusion faite de Vencorex et de « Jarrie sud ». La production de dichlore de Vencorex, qui représentait 8,5 % de la production de dichlore, était destinée majoritairement à Vencorex elle-même pour la production d’isocyanates, sans lien donc, pour une grande partie, avec le nucléaire civil. Pour le nucléaire civil, et donc Framatome, une source alternative de chlore français a été sécurisée.

Ainsi, les enjeux de souveraineté ont fait l’objet d’une analyse très minutieuse et attentive de l’ensemble des services de l’État et des solutions sécurisées d’approvisionnement ont été trouvées.

Vous m’interrogez par ailleurs sur mes liens avec la direction de Vencorex, mais je ne suis pas sûr d’avoir bien compris la question.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Du point de vue des salariés, vous avez souvent soutenu les solutions proposées par le PDG, mais vous n’avez pas porté un regard aussi attentif aux propositions des parlementaires, en particulier à celle de Mme Chatelain, qui portait sur la nationalisation, ni à celle des salariés, avec leur projet de Scic.

M. le ministre. Les sujets de la nationalisation et de la Scic n’ont pas été portés par la direction de Vencorex.

Je n’ai jamais eu d’échange, à aucun moment, avec la direction de Vencorex. Je ne me souviens même plus du nom du PDG de Vencorex, qui est un actionnaire thaïlandais. Je n’ai jamais eu de contact direct avec lui ; je ne lui ai jamais parlé. C’est pourquoi je suis un peu surpris par votre question et par la manière dont les salariés ont interprété les positions des uns et des autres. Il faut savoir de qui on parle précisément. Est-ce de l’actionnaire thaïlandais ?

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Non, du directeur.

M. le ministre. J’ai échangé avec le directeur de Vencorex en visioconférence, dans le cadre d’une réunion collective avec la direction opérationnelle de l’entreprise. Les solutions évoquées – la nationalisation et la Scic – l’ont été en creux ; je me suis positionné par rapport à elles. La décision de Vencorex de fermer le site nous a été annoncée et même imposée : l’État n’a pas eu son mot à dire sur cette décision prise par une entreprise privée.

Nous avons creusé, pour reprendre votre terme, l’option de la nationalisation. Cette question nous a occupés pendant une heure et demie, si ce n’est deux heures, lors de la visioconférence que j’ai tenue avec Mme Chatelain, les élus du territoire et les représentants des salariés.

J’ai dit, à cette occasion, que la doctrine, en matière de nationalisation, était de ne pas l’exclure quand il existait des problèmes de souveraineté sans solution industrielle. Comme je viens de l’indiquer, nous avons dans le cas présent des solutions industrielles à proposer en matière d’approvisionnement. Le risque pour la chaîne de valeur a été – du point de vue de l’État, du ministère des armées – considéré comme étant neutralisé.

J’ai aussi appelé l’attention sur le fait que le coût de la nationalisation avait été chiffré par une expertise indépendante à 300 millions d’euros, un montant réparti sur plusieurs années, afin de compenser les pertes estimées selon les hypothèses de marché qui avaient cours à ce moment-là. Toutefois, les hypothèses de marché se sont dégradées depuis l’expertise ; autrement dit, les prix de vente des produits de Vencorex auraient dû être revus à la baisse. Le montant de 300 millions d’euros était probablement inférieur au coût réel.

Par ailleurs, comme je l’ai dit, la nationalisation doit donner des perspectives, c’est‑à‑dire régler les problèmes de fond de l’entreprise. Dans le cas de Vencorex, il s’agit en particulier d’agir face à la concurrence surcapacitaire venant d’autres pays, notamment à travers la protection commerciale. Dans le cadre du dialogue stratégique mené au niveau européen concernant le secteur de la chimie, la position de la France consiste à défendre la protection et le soutien à un certain nombre de molécules jugées essentielles aux chaînes de valeur.

Nationaliser sans tenir compte ni de l’existence de solutions industrielles, ni des coûts en jeu, ni des solutions à apporter aux problèmes de fond, cela n’est pas une option opportune. Voilà ce que j’ai eu l’occasion de dire sur la nationalisation et que je vous redis clairement.

J’ai bien entendu que la nationalisation qui était proposée était assortie du qualificatif « temporaire », mais je réitère le propos que j’ai tenu au sujet des licenciements. Quels sont les critères du temporaire ? Alors que personne ne s’est présenté pour reprendre la totalité des activités de Vencorex en dix mois de conciliation puis de redressement judiciaire, comment pourrait-on imaginer que la nationalisation ne soit que temporaire ? Comment imaginer que ce qui ne s’est pas produit en dix mois pourrait se réaliser dans les prochaines années ? J’ai posé cette question aux parties prenantes, sans avoir de réponse à ce sujet. Il faut une stratégie. La mienne consiste à agir sur les causes profondes des difficultés.

Vous dites que l’accès à la data room aurait été refusé aux salariés. Dans le cadre d’une procédure collective, ce n’est pas le Gouvernement qui en décide, mais l’administrateur judiciaire. Je me permets par ailleurs d’appeler votre attention sur le fait que l’investisseur indien qui s’est manifesté en soutien du projet de Scic n’a jamais demandé à inspecter la data room au cours des dix mois de procédure amiable, puis collective. Cela devrait faire réfléchir sur la nature du projet proposé.

En outre, ce dernier ne recevait pas le soutien de tous les représentants des salariés. Je vous invite à ce titre à lire le jugement du tribunal de commerce de Lyon, qui fait part des propos de certains représentants des salariés ayant du mal à croire au projet de reprise. Je me suis fait communiquer la rédaction du jugement : c’est écrit noir sur blanc.

Je ne laisserai pas dire que l’État n’a pas soutenu le projet.

Nous l’avons soutenu, d’abord, à travers la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire) – à laquelle j’ai donné des consignes très claires – en mettant en relation les salariés porteurs du projet avec les investisseurs potentiels, notamment ceux qui s’étaient renseignés sur la reprise de la totalité des activités du site. Cela pourra vous être confirmé. Cette relation a été accompagnée par nos services, à ma demande.

En outre, j’ai dit publiquement que si un tour de table avec un ou plusieurs actionnaires permettait, sur la base d’une contribution de 1 euro d’argent non étatique pour 1 euro d’argent étatique, d’arriver au montant de 300 millions d’euros, l’État mettrait la moitié de la somme. Tout au long des discussions, nous avons examiné les sommes susceptibles de faire l’objet d’une mise de jeu de la part de l’ensemble des acteurs, notamment de la part de l’acteur indien. Il fallait trouver 150 millions d’euros d’argent privé. À aucun moment, nous n’avons eu l’information selon laquelle l’investisseur potentiel, dont je répète qu’il n’est jamais entré dans la data room, était susceptible de mettre une telle somme. Cela a conduit à la décision du tribunal de commerce.

Comme vous l’avez dit très justement, il s’agit d’une décision du tribunal. Si j’avais passé des messages au procureur de la République dans cette affaire, comme certains ont pu en avoir l’idée, j’aurais été complètement à côté de mon rôle. Nous avons un principe de séparation des pouvoirs. Je le dis, car j’ai vu circuler des informations selon lesquelles il aurait fallu que l’État se mobilise pour donner la possibilité de trouver un délai supplémentaire, alors que cette question relève de la responsabilité du tribunal. Ce n’est pas mon rôle de ministre d’intervenir dans des décisions individuelles de justice. J’aurais commis une faute extrêmement grave si cela avait été le cas. Le levier consistant à intercéder, qui a été évoqué indirectement, relève d’une approche absolument contraire au principe constitutionnel de séparation des pouvoirs.

Ce dossier est sans doute l’un des plus complexes que j’ai eus à connaître en tant que ministre, compte tenu de ses implications industrielles. Cela explique probablement que beaucoup de choses aient été dites sans être toujours bien documentées. Toutefois, je veux redire que l’État a fait ce qui était en son pouvoir pour assurer la souveraineté du pays et accompagner les salariés. Ces derniers ont bénéficié d’une indemnité supralégale de 40 000 euros. Je ne dis pas que cela rachète une vie professionnelle, mais, dans un dossier comme celui-là, c’est une indemnité élevée. J’assume aussi d’avoir donné des impulsions pour que les salariés soient traités dignement, comme je le fais dans tous les dossiers, par exemple dans le cas de Michelin à Cholet. Derrière ces dossiers, je sais qu’il y a des histoires familiales très douloureuses. Nous devons aux salariés de les accompagner, y compris dans leur reclassement. Cela fait partie de l’action des services déconcentrés de l’État.

Mme Cyrielle Chatelain (EcoS). Vous avez partagé avec nous l’émotion qu’a suscitée la commission d’enquête au sein de vos services. Je veux vous dire que le rapporteur Benjamin Lucas-Lundy a été à l’initiative de la création de cette commission d’enquête avec le soutien du groupe Écologiste et Social parce que, tous les jours, nous vivons le sentiment de colère, d’abandon, de tristesse, d’angoisse des habitants de Jarrie, de Pont-de-Claix, de la Matheysine, de Grenoble, qui ont perdu leur emploi après dix mois de bataille judiciaire et qui ont l’impression de se retrouver désormais sans solution. À défaut d’avoir pu sauver leurs emplois, nous pensions que nous leur devions au moins des éléments de réponse.

Aujourd’hui, le stock de sel, dont vous avez parlé, est bien visible, à l’air libre, sur la plateforme de Jarrie. Du fait de l’absence de protection, l’eau de pluie s’infiltre dans les sols. La solution des camions de chlore se traduira par un défilé continuel de camions au sein de notre agglomération de plus de 400 000 habitants. Alors que nous avions une solution sécurisée, nous exposons à présent les habitants de l’agglomération grenobloise à plus de risques.

Je souhaite aborder cinq sujets.

Le premier concerne le fait que vous n’ayez eu qu’un seul échange avec le directeur de site et aucun avec les actionnaires. J’ai été assez étonnée d’apprendre cela, étant donné que vous avez pris vos fonctions le 21 septembre 2024 et que le sujet est complexe, comme vous l’avez rappelé. Il concerne un grand nombre d’emplois et des enjeux à la fois industriels et de défense. Pouvez-vous confirmer que vous n’avez eu qu’un échange avec le directeur de site ? Pendant la période amiable qui s’est terminée en septembre, les syndicats ont eu l’impression que le Gouvernement avait été notoirement absent.

Nous avons auditionné la direction d’Arkema. Celle-ci nous a dit que différents scénarios étaient envisagés pour faire face aux difficultés rencontrées par Vencorex, notamment pour la reprise de la filière sel-chlore, c’est-à-dire à la fois la mine de sel, le saumoduc et tout ce qui permet ensuite la purification. La direction nous a aussi dit que les réunions avec l’État avaient été nombreuses et a précisé : « Nous avons étudié avec l’État l’hypothèse d’une aide à l’investissement ». Confirmez-vous qu’il y a eu des échanges nombreux avec Arkema pour étudier des scénarios avec vous ou avec des membres de votre administration ? Si tel est le cas, pourquoi ces derniers n’ont-ils jamais été partagés avec les collectivités territoriales ? En outre, quels étaient les montants évoqués en matière d’aide à l’investissement pour la reprise de la filière sel-chlore et pourquoi ces derniers n’ont-ils jamais été partagés ni avec la métropole de Grenoble ni avec la région Auvergne-Rhône-Alpes, lesquelles détiennent pourtant toutes deux des compétences en matière économique ? Enfin, quelles ont été les raisons du refus de l’accompagnement de ces scénarios, si refus il y a eu ?

La troisième question concerne les emplois. Lors d’un échange, vous nous aviez dit que 400 emplois seraient créés par Framatome dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, dont 250 au sein de l’agglomération grenobloise. Quelques jours après, le maire de Jarrie a rencontré le directeur du site de Framatome à Jarrie, qui lui a annoncé qu’il était envisagé de créer 50 emplois. Vous comprendrez que cette différence de 200 emplois est considérable pour l’agglomération grenobloise. Confirmez-vous que 200 autres emplois y seront rapidement créés ?

Vous nous avez dit avoir transmis des messages pour que les salariés soient traités dignement. Je n’en doute pas, mais mon devoir est de vous dire que ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, on force les salariés à recandidater sur leur poste. Quand ils posent des questions, on leur répond : « de toute façon, vous êtes 400 sur le carreau ; prenez ce qu’on vous propose ou on trouvera quelqu’un d’autre ». Le respect semble peu présent.

Le quatrième sujet concerne le rôle d’actionnaire de l’État. Bpifrance participe en effet au capital d’Arkema. Lorsqu’on discute des plans de licenciements, quelle position adopte‑t‑elle en tant que représentant de l’État et actionnaire ?

Enfin, rien n’oblige aujourd’hui Vencorex à dépolluer le site. D’ailleurs, l’entreprise n’en a pas les moyens et les ateliers sont désormais vides. L’argent dont dispose Vencorex vise seulement à la mise en sécurité. Nous avions pourtant lancé une alerte, très en amont, sur la question de la dépollution, et notamment sur ses coûts. Vous nous aviez dit que la dépollution ne serait pas nécessaire si d’autres activités du même type s’installaient sur le territoire. À ce jour, 120 hectares sont très pollués ; nous ne sommes pas rassurés quant au niveau de sécurité sur le site. Avez-vous lancé des démarches auprès d’entreprises pour qu’elles interviennent sur le site ? Quelles sont les démarches prévues dans les semaines à venir pour garantir à la fois la sécurité et l’installation de nouvelles activités économiques sur place ?

M. le ministre. Je vous confirme n’avoir jamais échangé avec l’actionnaire de Vencorex. Les premiers échanges que j’ai eus ont été avec les représentants des salariés qui s’étaient rendus à Bercy. Cet échange a été assez court, car la majeure partie des discussions a eu lieu avec mon directeur adjoint de cabinet. Je suis venu à la fin de la réunion, afin d’avoir le ressenti des salariés et de commencer à poser des jalons pour la suite. J’ai ensuite eu plusieurs visioconférences avec l’ensemble des parties prenantes, ce dont vous pouvez témoigner puisque vous y avez également participé. Il m’a par ailleurs été reproché de ne pas être venu sur le site. Je le comprends, mais je peux l’expliquer. J’ai toujours dit que je viendrais quand je serai en mesure de donner des perspectives au site et au territoire, de dessiner une première esquisse, selon une méthode coopérative, avec l’ensemble des acteurs. Je viendrai dans un futur que j’espère le plus proche possible. Pour l’instant, comme j’ai l’habitude de le faire, je laisse nos services déconcentrés, en particulier la préfète, travailler. Des réunions ont lieu régulièrement autour de l’avenir du site et de sa dépollution. Cela étant, mon implication dans ce dossier a été forte depuis le premier jour. Les échanges que j’ai mentionnés en témoignent, sans compter tous ceux que j’ai aussi pu avoir avec les parlementaires.

Au sujet d’Arkema, des échanges ont évidemment eu lieu et ont toujours lieu à propos de solutions industrielles sur la plateforme. Ces échanges n’ont pas été conclusifs parce que les scénarios envisagés n’ont pas été jugés viables par l’entreprise elle-même. Le dialogue entre les services de l’État et l’entreprise n’a ainsi pas débouché sur une conclusion qui, d’un point de vue technique et économique, permettait d’envisager la suite.

En ce qui concerne les emplois de Framatome, je recueillerai davantage d’informations et vous transmettrai, si vous le voulez bien, une réponse écrite détaillée. Il ne m’appartient pas aujourd’hui de prendre des engagements sur le nombre d’emplois et de reclassements, d’autant que la question des reclassements ne relève pas de mon périmètre ministériel mais de celui du ministère du travail. L’engagement que je prends toujours est de mobiliser les services de l’État et les entreprises industrielles dans lesquelles l’État joue un rôle, comme Framatome, pour trouver et déployer des solutions, notamment en matière de reclassement. Je prends totalement en compte la colère, l’angoisse, le désespoir, parfois, des salariés. Comme je l’ai dit, il est clair qu’une indemnité légale ou supralégale ne remplace pas un emploi. Le fait que les salariés se voient proposer des solutions qui ne sont pas satisfaisantes doit nous amener, collectivement, à trouver des solutions encore plus exigeantes.

Enfin, nos services, et en particulier la préfète, suivent la question de la dépollution du site de manière continue. Ce n’est pas un sujet entre Vencorex et PTT Global Chemical (PTTGC). La pollution du site est largement antérieure. Elle relève de la responsabilité de Rhodia, qui était sur le site auparavant, et de PTTGC. C’est à ce titre que les responsabilités doivent être établies et que des solutions de financement, le cas échéant, doivent être trouvées. Les obligations en matière de dépollution relèvent du droit de la responsabilité et du droit de l’environnement. La responsabilité doit être assumée par l’ancien occupant du site, en tout cas par l’entreprise sous l’empire de laquelle la pollution a eu lieu, ce qui nécessite une analyse très fine.

Sur ce dossier particulièrement complexe, pour lequel des solutions simples n’existent pas, nous avons cherché, en toute bonne foi, différentes solutions industrielles. Qu’il s’agisse de la Dire ou des services préfectoraux, les services de l’État se sont mobilisés de manière exemplaire. Cela ne signifie pas que nous ayons toujours trouvé des solutions, mais je veux rendre hommage à tous ceux qui se sont mobilisés. J’inclus bien sûr ici les élus, même si nous avons eu des échanges parfois rugueux avec certains d’entre eux. Je rends aussi hommage aux députés qui se sont mobilisés. Sur ce dossier éminemment complexe, l’enjeu est aujourd’hui de redynamiser la plateforme pour y maintenir sa vocation industrielle. L’État y prendra sa part.

Mme Cyrielle Chatelain (EcoS). À propos des échanges avec Akerma, il a été dit devant cette commission que l’hypothèse d’une aide à l’investissement avait été étudiée avec l’État. Je vous redemande le montant de cette aide. Cela a en effet pu être déterminant dans l’évaluation de la viabilité du scénario par l’entreprise.

Je note par ailleurs votre prudence à propos des 250 emplois au niveau de l’agglomération grenobloise, potentiellement parce que vous êtes sous serment. Dans ce cas, pourquoi avez-vous fait cette promesse aux salariés quand vous les avez rencontrés ?

Enfin, nous connaissons le droit sur la dépollution, mais si nous attendons que Rhodia dépollue le site, nous savons que cela ne sera jamais fait. Comme il nous a par ailleurs été dit que la dépollution n’était un problème qu’en l’absence de nouvelles activités, je suis très heureuse d’entendre vos propos sur la redynamisation de la plateforme ; nous sommes confiants dans le fait que l’on pourra faire venir de nouvelles activités. Quelles sont les actions concrètes envisagées dans les semaines à venir pour la redynamisation et pour trouver des activités qui accepteraient de s’installer sur un site aussi pollué ?

M. le ministre. S’agissant de l’aide à l’investissement, je n’ai pas le montant en tête, mais je prends l’engagement de vous transmettre une réponse écrite sur le sujet.

S’agissant des salariés, je ne fais jamais de promesse en la matière. Ce que je promets, c’est que l’État se mobilise et fait tout son possible. Promettre à des salariés un reclassement, c’est s’engager sur la situation du marché du travail et sur des aspects que l’on ne maîtrise pas. Je ne m’engage pas sur des choses que je ne maîtrise pas. Je ne sais pas à quels termes vous faites référence, mais je fais attention à mes propos et je ne cherche pas à créer des attentes que je ne suis pas en capacité de satisfaire en tant que ministre. S’agissant de la notion de promesse, je serais curieux de savoir dans quel…

Mme Cyrielle Chatelain (EcoS). Il y a de nombreux témoins !

M. le ministre. Ai-je promis ? Je le dis : mon engagement, c’est que les services de l’État se mobilisent pour le reclassement des salariés, jusqu’au dernier.

Mme Cyrielle Chatelain (EcoS). Mais il ment !

M. le président Denis Masséglia. Madame la présidente, si vous jugez que les propos du ministre ne sont pas satisfaisants, libre à vous de saisir l’ensemble des entités compétentes pour faire valoir vos droits.

Mme Cyrielle Chatelain (EcoS). J’y réfléchirai.

M. le ministre. Vous me demandez ce qui était envisagé vis-à-vis d’Arkema. Je vous ai répondu sur l’aide à l’investissement. Ce qui était en jeu, au titre des options envisagées, c’était la reprise par Arkema de l’activité de production de sel de Vencorex. Il est ressorti des échanges avec Arkema que les conditions de marché et le modèle économique de cette activité ne lui permettaient pas d’envisager cette reprise. Je crois avoir répondu à l’ensemble de vos questions.

Mme Élisa Martin (LFI-NFP). Non, pas à la dernière !

Mme Cyrielle Chatelain (EcoS). S’agissant de la redynamisation de la plateforme, qu’est-ce qui est susceptible de se passer, concrètement, dans les semaines et les mois à venir, selon vous ?

M. le président Denis Masséglia. Nous avons eu un long débat. M. le ministre a répondu à vos questions.

Monsieur le ministre, je vous remercie et je vous invite à répondre par écrit au questionnaire qui vous a été transmis. Je vous propose de répondre également par écrit aux questions que le rapporteur et les députés vous ont posées pendant l’audition.


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